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Païis,— liaison Quantin, 7, ruo Saint-BetiDit,
REVUE
DES
DEUX MONDES
LIX* ANNÉE. — TROISIÈME PERIODE
TOME QUATEE-YINGT-QUATOEZIÈIE
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'DNIVERSITJÎ, 15
1889
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6-f
L'ILLUSION DE FLORESTAN
DEUXIEME PAKTIE (1)
V.
C'était le dernier dîner et la dernière soirée de la marquise de
Fossanges avant son départ pour la campagne. Et les invitations
avaient été combinées en conséquence ; c'est-à-dire que le clan des
dîneurs avait été recruté surtout parmi les personnes d'âge et
d'importance, sensibles aux agrémens d'une bonne table, et à qui
la maîtresse de la maison avait à cœur de laisser une impression
flatteuse, tandis que, pour la réception du soir, on avait fait appel
au ban et à l'arrièrc-ban des relations jeunes et turbulentes. Roberte
voulait une soirée gaie après un dîner recueilli, — ce qui était
d'une bonne hygiène et d'un zèle entendu.
Florestan n'assistait donc pas au dîner. Mais Mabel y avait sa
place, comme à toutes les agapes et à toutes les fêtes, sans excep-
tion, du petit hôtel de la rue Jean-Goujon. Son amie ne pouvait se
passer d'elle, — chose toute simple, si l'on considère que la baronne
Gueyrard avait un genre de beauté très décoratif et nullement en-
combrant, vu qu'elle n'était ni coquette, ni bavarde, ni médisante,
ni jalouse. — C'était, d'ailleurs, la seule jeune femme ([ui fût au
nombre des conviés.
Pendant le repas, qui fut sérieux, ainsi qu'il con^ient à une
(1) Voyez 1.1 lievur du l."« juin.
6 REVUE DES DEUX MONDES.
st'anco (!»• <;astrononii(' cxpérimontale, on caii«;a modrrémcnt. La
maniuisf |)araissait avoir al)(li'iu('' en faveur de son mari, qui, di-
sert et ph'iii d'à-propos, excellait à ces a])erçus politi(iues destinés
à ponctuer les dillérens services dun festin bien ordonné. La tâche
de W. de Kossjuigcs n'avait, au res^te, rien de très ajdu : tous les
convives »'t;iient orli-anish^s. coinnie lui-njènie et coiiiiiio tous les
lioinincs cliannans.
A llieiuv du cifraro et des caquets, Roberte, en un coin de son
^M-and salon à demi déjieuplé, se trouva seule un moment avec son
annc Mabcl.
— Savez-vous, darliiig, dit la marquise en souriant sans dt'pit,
qn(> vous êtes éblouissante, ce soir? Vous allez nvéteindre toutes
nie*< in\il(''es!
— bah ! vous serez là, Roberte, pour m'aidor à éclairer vos sa-
lons.
Il v avait moins de caressante aménité, sans doute, dans la i(''-
pli(|ne de lAniTrlaisc quil n'y en avait eu dans la gentille apo-
strophe de son amie. Mais, en fait, les deux jeunes femmes étaient
resi»Iendissantes, très en beauté toutes deux : Tune, grande et
blanche, svelte et lactée dans ses dentelles noires; l'autre, petite
et rose, potelée et vermeille en son tulle couleur de ciel.
— Qu'avez-vous fait aujourd'hui, reprit Mabel, pour être si
fraîche, ce soir, et avoir si bonne mine?
— Tantôt, je n'ai rien fait, si c'est ne rien faire que de s'ap-
prêter à recevoir. Ce matin, j'ai fait un tour au Bois avec M. de
Fossanges, pour fêter son rétablissement. Son genou est défmitive-
ment remboîté.
— Oh! mais, c'est fort édifiant, cette promenade conjugale!
— Hé ! x ous n'y pensez ])as. ma chèic ! . . Quand je monte à che-
\alavec mon man, nous sommes toujours plus de deux. Ses amis,
qui sont surtout les miens, nous accompagnent. Ahisi, ce matin, il
y avait Francœuvres, Strandford, Nox^mcourt, Tiessé, Yalencin...
je ne sais qui encore. 11 y en a^ait même trop. J'ai renvoyé les
hommes mariés, Tressé et Valencin, ne voulant pas qu'on pût
m'accuser de les détourner de leurs femmes, qui se détournent
bieîi assez d'eux. >lais j'ai dû tolérer les autres... parmi lesquels
j'allais oublier de mentionner mon gentil cousin La Garderie, qui,
d«'cidénient. moiUe à cheval comme un ange... A propos, vous sa-
vez, je ne l'appelle plus Florestan, même pour rire; je l'appelle
Hngues : je trouve que ça lui va mieux.
— C'est bien intime, à ce qu'il me semble, ce procédé!
Cela vous choque, ma chère puritaine?
Rien ne me cho(|ue plus, mon amie, depuis que je vis dans
Notre monde.
L ILLL'SIO.N DE FLURESÏAX.
Attrape, mon inonde! fit M'"® de ï^ossanges avec un geste
ganun.
— Mais, sôiicuscnient, Roberte, je crois qui; vous auriez tort
(le traiter ce jeune homme, qui airive de sa province, comme vous
traitez les imijéciles de votre escorte oïdinaire, qui sont plus bètes
que lui, certes ! mais qui, eux du moins, ne sont ni jeunes ni naïfs,
étant Parisiens.
— Pourquoi me dites-rons cela, ma chère?.. Est-ce par intérêt
pour moi, ou par intérêt pour lui?
— Lim et l'autre... C'est une vieille querelle entre nous, vous
ne rignorez pas; je voudjais vous voir moins évaporée d'aspect,
vous sachant bonne et partiiitement honnête au fond. Et, pour ce
qui est de ce garçon, je crois qu'il vaut mieux que le mauvais rôle
de galantin grotesffuc dont vous affublez vos admirateurs.
La marquise regarda son amie avec surprise.
— Ahçà! Mabel...
Elle n'acheva pas, mais elle avait été comprise. Car la baronne
Gue^rard, imperceptiblement rougissante, se hâta de lui dire :
— M. de La Garderie est tout à fait un étranger pour moi, et je
vous en parle, croyez-le, sans aucune arrière-pensée, à un point
de vue très désintéressé., , ou avec le seul souci de lui épargner
un ridicule ou une déception et de vous épargner, à vous, une lé-
gèreté qui pourrait devenir une mauvaise action.
— Si je vous comprends bien, vous craignez que ce jouvenceau
ne s'éprenne follement de ma personne?., et que je ne le laisse
mourir... dinanition? En vérité, vous me flattez, Mabel, à tous
égards !
Visiblement piquée, M""^ de Fossanges faisait mine de s'éloi-
gner. Mais la baronne la retint avec un geste amical et un peu
confus.
— Je vous supplie, Roberte, lui dit-elle, de ne pas prendre en
mauvaise paît ce que je vous ai dit.
— Soit. Mais à une condition, ma chère, c'est que vous m'avoue-
rez que vous avez jeté votre dévolu sur F lorestan de La Garderie et
que vous défendez votre bien.
— Mon bien!.. Vous êtes folle, Roberte! Je connais à peine ce
jeune honnne.
— 11 vous connaît assez pour avoir pu vous témoigner toute
sa satisfaction de vous connaître... Si cela est, dites-le. 11 n'y a pas
de mal... Et, an besoin, je saurai vous aider.
Sous le regard malicieux et protecteur de la marquise, Mabel
baissa ses grands yeux doux et inclina même un peu la tête.
Mais elle se redressa bientôt, avec un léger frémissement d'oi'gueil
f>^reRsé.
8 REVUE DES DEHX MONDES.
Cvs\ mit' folie, vous dis-jc, répliqua-l-olle. M. de La dar-
di'iu' n'a lien l'ail (lui urautorise à penser qu'il s'occupe de ma per-
sonne... Kt j'aime à croire que vous me savez assez digne pour ne
pas mt^me songer à lui, quand je reconnais qu'il ne songe point à
moi.
\K)^^, (hirlinq, conclut Roberte, vous m'excuserez de ne pas
le consigner encore à la porte de ma maison, si vous n'êtes pas
d'oies et déjà résolue à lui ouvrir la vôtre.
Sur ces mots, prononcés avec une intonation de voix assez équi-
TOfpie, la marquise de Fossanges rejoignit ses invitées, qui, toutes
plus ou moins vénérables, devisaient posément dans la serre, loin
des fenêtres ouvertes et à l'abri des courans d'air.
Bientôt les honnnes revim'ent du fumoir ; puis, les premiers
invites du soir airi\èivnt, et, insensiblement, une animation bour-
donnante succéda, dans les deux salons et dans la serre, à la tor-
peur des digestions trop lentes.
C'était une avalanche d'élégances. Les jeunes couples se pres-
saient, se saluaient, éciiangeaient des poignées de main et de brèves
exclamations. Les fleurs des boutonnières s'efTeuillaient au contact
des éj)aules nues; les diamans brillaient parmi les habits noirs,
connue des étoiles à travers les nuages. Il y a\ait trop de monde,
— ce qui est inévitable quand on veut qu'il y en ait assez. —
Personne, au surplus, ne se plaignait. C'était la fm, la dernière
n'union ; on allait se disperser : on pouvait bien s'étoulTer un
peu.
D'ailleurs, peu d'intrus : pas d'étrangers, sauf quelques Anglais
aeclimatc's, connue Strandford, et un Russe, indispensable pour
représenter et persomiifier X'iillitince;-^^?, d'artistes, hormis d'illus-
tres amateurs et le portraitiste attitré des femmes du monde, qui,
à ce métier, était de^enu presque homme du monde lui-même, et
cessait petit à petit d'être artiste; pas d'écrivains non plus, si ce
n'est un journaliste, — pour la publicité, — ou plutôt le directeur
d'un journal ayant la vogue des salons, qui payait en « échos mon-
dains, » quand il ne les faisait pas payer, les invitations qu'il qué-
mandait. — M'"'^ de Fossanges ne donnait guère dans le snobisme
artistifiue et littéraire. Elle avait observé, disait-elle, que l'art et la
littérature ne gagnent rien à aller dans le monde et que le monde
ne gagne rien à les recevoir, u Le talent, ajoutait-elle, n'est pas
contagieux, ni la bonne éducation non plus. D'ailleurs, ces gens-
là, quand ils sortent de leur spécialité, sont encore plus bêtes que
nous quand nous ^oulons y entrer... On ne s'imagine pas à quel
point un lionnue de talent, de génie même, peut être stupide...
pendant les entr'actes de l'inspiration... Et non-seulement les pein-
tres ou les imisiciens, ce (jui va sans contradiction, mais les écri-
l'illusion de fi.okestax. 9
vains. Ils ont certaines facultés que nous n'avons pas, mkiîs ces
facultés ne sont d'aucun usage parmi nous... si ce n'est à leur bé-
néfice. A les fréqnonlor, nous ne pouvons donc que perdre nos
illusions sur leur compte, tout en leur fournissant des modèles où
nous aurons soin de ne pas nous reconnaître, mais où l'on nous re-
connaîtra tout de même... ce qui sera justice. Aussi, chacun chez
soi, c'est encore ce qu'il y a de mieux. » Et c'était sage. D'autant
plus sage que cela ne l'empêchait pas de voir s'étaler, en belle
place, dans deux ou trois journaux du matin, le compte rendu de
toutes ses réceptions; son directeur de journal traitait ra(Taire,au
plus juste prix, avec ses confrères. Mais, avec lui-même, c'était
un peu plus cher : il fallait le recevoir.
Pour l'instant, on pailait de courses, de g arden partie?., de laxvn
tennis et d'autres balivernes; on s'entretenait de la villégiature
prochaine et des derniers bals de la saison ; on se communiquait
les petites nouvelles : les deuils, les mariages, les récentes acqui-
sitions de chevaux, les derniers ou les futurs scandales. Et l'on ne
songeait point à danser. Il n'y avait même pas de tziganes, ni
aucune piomcsse ou menace de monologue ou de saynète. Et ce
monde se sutïîsait à lui-même et ne s'ennuyait point, ce qui prouve
que l'unique talent des maîtres de maison, comme des politiques,
consiste à « grouper les intérêts. » Rassemblez des gens qui se con-
naissent, qui mènent la même vie ; ils ne s'ennuieront jamais, même
si la vie qu'ils mènent les ennuie : il leur suffira de se la raconter
pour la trouver intéressante. La conversation est alors un miroir
grossissant et à faces multiples, qui donne l'illusion de la gran-
deur et de la variété. Et puis, lorsqu'il y a, dans un salon, des
femmes décolletées, encore en âge d'être courtisées, des hommes
de bonne volonté et une certaine licence, personne n'a rien à ré-
clamer : les hommes ont les épaules des femmes ; les femmes ont
les regards des hommes. — C'est tout ce qu'il faut, car c'est, avec
le besoin de bavarder, tout ce qui motive les assemblées mon-
daines.
Florestan, dont les relations n'étaient pas encore des plus nom-
breuses parmi cette petite foule d'élite, ou soi-disant telle, se consolait
avec les épaules de M'"® de Fossanges, laquelle, soit par malice, soit
par devoir, était venue le relancer dans son coin. — Alerte et gaie,
le teint animé, le verbe haut, la gorge découverte, la marquise eût
émoustillé un mort ou un chartreux. C'est dire que Florestan n'avait
pas envie de dormir. Elle avait surtout une manière de se planter
de biais contre son interlocuteur, en se penchant pour lui parler
sous l'éventail, et en faisant glisser ou rouler sa prunelle eiUro ses
cils pour le regarder de coté ou de bas en haut, (jui était à damner
40 REVUE Di:t= PEUX MONDES.
un onniit' lU- |)r()rc>si()ii, cl qui, <mi tout cas, ])rocuiait au a icoiiite
ini sininilier fiissou.
1.1' jj'uuc linunue so rappelait ce que lui avait dit son oncle
U' Uardouin de certaines femmes, dans la catégorie desquelles il
;r\aii imperliuemmeni, mais non sans titre ou sans excuse, rangé
oettc daumable et danuiautc marquisette.
— Oh! mais, dites donc, je vous gâte!
— - C'est vrai, et je no m'y attendais guère après la semonce de
l'autre jour.
Ne ré^ cillez pas ma sévéïité qui dort!
— Vous ré\ cillez bien mon audace...
- Mors, je m'eiupressc de la rendormir... en vous quittant.
Prestement, la marquise passa devant lui, lui frôlant la main de
son hrasnu. et le laissa en plan, dans l'encoignure où il avait main-
tenant tout à fait l'air d'être en pénitence.
«i C'est hizaric, ])cnsait-il en la suivant du regard à travers le re-
luoiisdes gron])es (in'elle disloquait au passage, on dirait une autre
femme encore, évidemment, ce n'est pas la même que celle à (|ui j'ai
eu afl'aire lors de la première entrevue, ni la jnême que celle qui
m'a i-abroué naguère, sans férocité, mais non sans conviction.
Quchpie chose lui a passé par la tête : un remords ou une lubie.
Klle me déroute absolument... Sans compter que je ne suis pas
grand clerc... Le diable, c'est (|u"elle change de ramage sans
changer de j)lumage; de sorte qu'elle m'empaume de mieux en
mieux. La peste!.. Mais non... Vive l'amour, au contraire!.. Tiens,
tiens!.. »
Ses yeux venaient de rencontrer ceux de M'"® Gueyrard, qui, de-
l)out à l'autre extrémité du salon et appuyée au chambranle d'une
Itorte, causait distraitement avec M. de Fossanges, fort empressé,
mais en vain. Va le regard de Mabel était si mélancoHque et si
tendre que Klorestan, qui, ])our jeune qu'il fût, n'avait rien d'un
sot, comprit sur-le-champ qu'il ne tenait qu'à lui de trouver en la
jiersonne de la belle Anglaise mieux ou plus qu'une amie, et que,
en tout cas, il aurait du mal à en faire une conndente. 11 connais-
Siiit maintenant la nature de la sympathie qu'il avait inspirée là
pncore. — C'était très flatteur, mais un peu embaiTassant. Et il
eût assez aime qu'on lui accordât quelque répit.
Mais M-*^^ (le l'ossanges avait rejoint son amie et racolé en clie-
min M. Le llardunin. Kt, après un bref conciliabule, elle dépêchait
ce dernier vers Klorestan.
— Vencx, mon clier; la nicU-quise veut vous parler.
A peine, en elTet, le jeune homme fut-il assez près du groupe
pour qu'on pût l'associer à ce qui s'y disait :
l'illusion dl flori:stan. H
— Je profite, déelani Robcrte, do laj)ivseiic'e de M. de Fossanges
à mes côtés, pour l'aire mes invitations d'été... Ainsi, vous, Mahel,
vous Aieudrez au (^liamparl (juand \ous \oudrez. Quant à vous. Le
llardouiu, vous i)rolitere/., naturellemeul, des courses de l)i«'ppe
pour nous rendre visite, cl vous amènerez votre ne\eu. Est-ce en-
tendu?
M. de Fossanges, en mari bien stylé, api)uya l'invitation. Les
deux hommes à qm elle était adressée saluèrent, remercièrent, puis,
la marquise s'étant envolée vers le fond de la serre oii l'on avait
divsse le bull'et, s'apprêtèrent tous deux à s'en aller. Mais Mabel
exécuta un mou\ementqui la jnit sur le chemin de Florestan.
— J'aurai donc, monsieur de La Garderie, le plaisii' de vous
rencontrer cet été, chez Roberte?
— Certainement, madame. Et c'est une raison de plus que j'au-
rai, moi, d'être reconnaissant à .M'"® de Fossanges.
— Très bien. Mais... vous savez que je suis une donneuse
d'avis
9
— Mon instinct, répondit galammenl le jeune honniie, me ser-
vait donc bien, lorsqu'il me suggérait le désir d'être de vos amis...
— Eh bien! si ce désir est toujours le vôtre, j'y accède déliniti-
vement.
— Alors, répliqua Florestan avec une satisfaction joyeuse, vite!
un nouveau conseil.
-— Le voici. Quand vous parlez à une personne qui vous plaît,
tâchez de laisser échapper moins de contenteujeni par vos yeux...
surtout (juand cette personne est une femme mariée.
— Rail ! lit innocemment le vicomte. Vous croyez avoir remar-
qué?..
— Par''aitement. Vous avez le regard trop... jeune.
Florestan jeta un coup d'œil autour de lui. Il y avait un peu
moins de monde dans le grand salon, et il n'y avait presque plus
personne dans le petit : c'était le tour de la serre d'être envahie. Jl
parut hésiter un instant; puis, axant désigné du geste un canapé
vide, dans le lointain, près de la porte du premier salon :
— Oserai-je vous demander, madame mon amie, une toute pe-
tite audience pour inaugm-er entre nous les rapports de confiance?
Mabel lit un signe d'acquiescement et suivit le jeune honnne.
— Là! nnn-mura celui-ci en s'asseyant à côté de la baronne, je
suis bien ])rès du comble de mes vœux.
— Je n'aurais pas cru que ce comble... fût moi!
— Si, vous et votre amitié... Ecoutez-moi donc. Je ne me donne
pas pour un roué. Je sais très bien que je suis jeune, et cela ne
me fâche ([u'à moitié. Seulement, je sais aussi ([ue ma jeunesse
12 REVUE DES DEUX MONDES.
priii mr jouer jjIun il"iiii mauvais tour. Et je ul' voudrais èlre ni ri-
(liculf ni (intrecuidaut, ni dupe ni indiscret.
— Kt c'i'sl pour cola (juc vousincz besoin d'une amitié de
trmmo?
.Iiistenient.
Oh ! j'ai bien compris, allez !
— C'est un j)laisir qin' d'avoir aiïaire à vous.
— Mais, à de certains égards, une amitié d'homme vous eût
mieux convenu... ou une amitié de vieille femme.
— Homme ou vieille femme, c'est tout un pour moi! Et la vé-
rin-, (juand elle sort d'une vilaine bouche, n'a plus de prix à mes
yeu\.
— Ce sont là des sentimens d'artiste, et dignes de l'antiquité
ou, au moins, du siècle dernier! s'écria Mabel en riant. Seulement,
reprit-elle plus sérieuse, il y aura pour vous un inconvénient à
m'avoir choisie : c'est que je ne pourrai pas tout entendre. Je n'ai
que vingt-quatre ans, en effet; de plus, je suis protestante... et
niénie un peu prude.
— Diable!.. L'un ne va pas sans l'autre, d'ailleurs. Mais, outre
que je suis bien élevé, ce qui assure la sauvegarde de vos
oreilles, vous aurez l'attrait d'une conversion à perpétrer. C'est
bien (pielque chose, si je ne me trompe, pour une protestante. Un
peu (le prosélytisme ne vous fait pas peur, hein?
— Ma foi! non. Et, s'il faut être franche, je n'aurais pas accepté
de devenir votre amie, si vous aviez été moins mécréant. C'est ce
mélange de scepticisme et de vraie jeunesse, d'indépendance et
de... galanterie qui fait que je me suis piquée au jeu. 11 doit y
avoir de l'étoile.
— Ne ménagez pas les coups de ciseaux. Taillez en plein drap.
— J'ai connnencé, en vous avertissant que vous n'êtes pas tou-
jours prudent, ni même absolument convenable.
— Bon. Je profiterai de l'avertissement; mais, et c'est à cela que
j'en voulais venir, n'avez-vous point quelque autre conseil encore
il me donner, qui me marque plus particulièrement l'intérêt que
vous voulez bien me porter?.. Je m'explique. Dans ce que vous
venez de me dire, il n'y a rien qui concerne vraiment mon avenir,
mou utilité... il n'y a rien de grave enfin. C'est un peu comme le :
« Tenez-vous droite, mademoiselle! » ([u'on lance aux jeunes fdles
(pii ont grandi trop vite. Je voudrais quelque chose de plus sub-
stantiel en tant qu'avis... Je voudrais que vous me dissiez, par
exemple, que j'.mrais raison de me marier, ou que j'aurais tort de
songer à le faire.
Vous auriez tort.
l'illusion de FLORKSTAN. 13
— \li ! dii Florestaii aNcc curiosité. Alors, je ne suis pas digne?
— Précis('ineul.
— Et... désirez-vous que je le devienne?
— Pourquoi voulez-vous que je le désire ? demanda Mabcl avec
une iiulillérence aUcctée.
— Dame! parce que ce serait un beau couronnement de conver-
sion, à ce qu'il me paraît.
— C'est assez juste, ce que vous dites là... Mais il l'uni procéder
avec ordre et méthode, et commencer par le commencement. Or,
le commencement, c'est de ne pas nourrir de coupables projets...
qui pourraient devenir, d'ailleurs, une source de graves ou de ri-
dicules mécomptes.
— Développez un peu, je vous prie...
— Reportez-vous à ce que je vous disais tout récemment chez
moi, se contenta de répondre Mabel en se levant.
— C'est que, fit le jeune homme en l'imitant, vous parliez à
mots couverts... Si nous mettions, maintenant que nous soiumes
amis, si nous mettions un peu les points sur les i?
Il y avait un sensible mouvement de reflux vers l'issue des appar-
temens, près de laquelle se tenaient les deux causeurs. C'était la
retraite qni commençait. Et la maîtresse de la maison accompagnait,
de temps à autre, presque jusqu'à la porte, quelque personnage de
marque ayant renoncé au bénéfice de la sortie à l'anglaise. De
sorte qu'elle passait et repassait assez souvent dans le voisinage
du couple isolé.
La retraite, au reste, ne ressemblait point à une déroute ; tout
le monde se reth*ait en bon ordre, à l'heure convenable, et chacun
s'en allait enchanté de sa soirée. Et le secret de cet universel con-
tentement, c'est que, si l'on n'avait rien donné aux invités, on ne
leur avait rien promis.
— Vous voulez que je précise ? — dit la baronne, en regardant
involontairement son amie, qui se trouvait, à ce moment-là, non
loin d'elle. — Eh bien ! mon cher monsieur de La Garderie, vons
êtes en train de nous passionner pour une femme délicieuse, ado-
rable, troublante, capiteuse, digne de tous les adjectifs anciens et
modernes, mais qui, elle, ne se passionnera jamais et vous ber-
nera le plus agréablement du monde... A votre service! Et bon-
soir!
« Voilà une amie, se dit Florestan, qui me donne et jue donnera
peut-être encore de bons conseils. Mais je doute que ce soient des
conseils tout à fait désintéressés. »
— Çà, ma chère Mabel, que disiez-vous de moi à M. de La Gar-
derie? Car c'est de moi que \ous parliez.
14 lîtVUE DliS DEUX MONDES.
— Je lui disais, mu cliôriL', que tout le uioude vous aime et
qu'il aillait bien tort de faire comme tout le monde.
Singulier sujet de comersation ! fit la marquise évidemment
contrariée.
M. lis il me répondait, reprit la ciiarmante et peu véridique
Xiifj^laisi-, que, vous sadiant à eiaindiv, il ne vous crai^niait j)as...
(lelui-là, >ove/-vous, ma chère Roberte, ne prendra jamais place
dans voire tronj»eau. Je m'étais trompée sur sou compte. C'est un
indépendant et lui scepti(|ue. sous son aii* de grande jeunesse. 11 a
beaucoup d'expérience pour son àçs-e.
— J5ah! je n'aurais pas cru... Eh bieni ma chère. ^ou.s jjiquez au
vil' ma curiosité. Moi, j'étais persuadée, au coniraire, quecepuuxre
fjarçon n'avait pas de défense et qu'il deviendrait, un jour on
l'antre, la proie d'une passion bète.
— Au fait, il vous donnera peut-être raison tout de même... si
per.sonne ne l'aide, — murmura indistinctement la baronne Guey-
rard, en serrant la main de la marquise de Fossanges pour prendre
congé d'elle.
\l.
.loignant presque la lisière de la forêt d'Arqués et ayant une
belle échappée de vue sur la vallée, le domaine du Champart,
quoique dune contenance médiocre, est une des propriétés les
plus eu\iées, sinon une des plus importantes, de cette région
dieppoise (|ue le voisinage d'une station d'été dont la première
vogue remonte à qut,'l(|ne deux cents ans, — sans parler de la quasi-
pro.\iiuiié de Paris, — a rendue dès longtemps privilégiée entre
toutes.
C'est là que le vicomte de La Garderie, à l'approche de l'époque-
des courses de Dieppe, vint rejoindre son oncle Le llardouin, qui
\'\ avait précédé, ainsi que la baronne Gueyrard, le comte et la
comtesse de Valencin, M. Straiidford et quelques autres invités
de moindi-e importance, auxquels la marquise de Fossanges oiïi'ait
une hos|)iialite annuelle.
Ancienne ferme modèle, successivement dépouillée de ses plus
belles cultures, le Champart s'est anobli, à mesure qu'il se ré-
trécissait. Car, après a^oir été élevée à la dignité d'habitation
bourgeoise, cette ferme a liiii par devenir château, oti du moins
partie intégrante d'une chatellenie toute moderne. C'est-à-dire
qu une jiariie des con.structions primitives ayant été abattue, on a
utili.se le reste pour en faire des communs sans pareils, où toutes
sortes d animaux, mais surtout des chevaux et des chiens en
l" ILLUSION DE FLORESTAN. 15
irrand nonilHV, vivent à l'aise et som])tnousonient logés, en com-
l)a_ffnio d'un non moins nombirnx dotnesticfue. — Quant au château
lui-nit^ine, il est tout flambant neuf, nn peu exigu peut-(^tre pour
de si vastes dépendances, mais fort gracieux et entouré d'un pare,
ou plutôt d'un jardin anglais, qui n'a rpie le tort de ressembler à un
square.
On V vit de cette vie uniforme et fashionable de tons les châte-
lains qui se respectent et respectent leiirs hôtes : on monte à che-
val ; on se promène en voiture ; on va, de temps en temps, luncher
tiu loin ; on joue quekpiefuis la comédie ; on danse par-ci par-là ;
on pèche, tant bien que mal, dans les cours d'eau voisins, en at-
tendant la chasse. Bref, on s'amuse ou l'on s'ennuie très régle-
mentairement. Mais la marquise s'arrange ponr qu'on s'amuse
le plus souvent possible. Ce n'est pas sa faute si les divertisse-
mens excentriques ne sont pas à la portée ni au goût de tout le
monde; et, d'ailleui-s, il n'est pas prouvé encore qu'il soit beau-
coup plus amusant de marcher sur la tète que sur les pieds. Tou-
tefois, son génie inventif et sa recherche de l'extrême modernité
l'ont conduite à introniser au Champart le sport vélocipédicpie ,
expression dernière des aspirations locomotives et gymnastiqties
d'une génération inquiète. — Telle est la seule innovation à signa-
ler dans le noble train-train de cette oisiveté pseudo-champètre.
A l'heure présente, — midi ^ient de sonner, — on est à table
dej)uis quelques minutes. Et le diapason de la causerie s'élève par
■degrés. Du vaste luiU, tenant lieu de vestibule, qui précède la
salle à manger et sépare le billard du grand salon, on pourrait
•entendre, par les portes larges ou\ertes, la majeure partie des
propos plus ou moins animés qui défraient la conversation des
convives. — ^I. Le Ilardouin s'entretient avec M. de Fossansres des
chances contestables du capricieux champion de la France dans un
grand handicap international qui a été ajouté, par ses soins, au
programme de l'une des trois journées de courses. Florestan de la
Garderie s'efforce d'avoir de l'esprit pour deux, étant à côté de
\luie (j(. Valencin, qui n'en a guère. Enfin, tandis que la marquise
s'occupe du fretin de ses hôtes, et que M. Strandford flirte, en un
très passable français, avec sa voisine et compatriote la baroime
^iucyrard, le comte de Valencin expose, e.r profesao, à un député
de la droite, en déplacement sur la côte normande, les conditions
d'une bonne restauration monarchique.
— Bref, conclut-il, ma formule gouvernementale est bien simple :
le maxinuim de liberté à l'honnne privé, le mininnnn au citoyen.
Tout est là... Ne pas ennuyer les gens, ne pas les gêner au nom
do ceci ou de cela, sous prétexte de religion, de morale ou de sta-
tistique ; mais ne jamais permettre qu'ils taqm'nent le gouverne-
-16 RE\UE DES DEUX MO>DES.
iiKiit. La liborié politiciuc est un iiistriiincnt de fortune aux mains
de (lurlqnes-uns ; la liberté tout court est un bien nécessaire à
tout le monde... No vous y trompez pas, c'est pour cette dernière
(ju'on l>ataillc et qu'on meurt; ce n'est pas pour l'autre, dont on
se... mi>que parfaitement. On ne songera plus jamais à renverser
un "•ouvernement qui vous laissera libres d'aller et de venir, de
travailltr et de vous amuser, de prier et de blasphémer... Ou bien
ceux qui y sonj;eront, en dehors des agitateurs intéressés, ce se-
ront des socialistes convaincus. Parce que, vo\ez-vous, contraire-
ment à un mot célèbre, qui n'est qu'une célèbre bctise, il n'y a
|)as de question politique : il n'y a qu'une question sociale. Cela,
j»ar exemple, c'est plus délicat. Mais, avant que la majorité de-
vienne socialiste... Enfin, commençons toujours par appliquer n)a
fonmile : la liberté à tout le monde, l'autorité au gouvernement...
— C'est déjà moins clair, — murmui'a M™^ de Fossanges, que
toute cette politique divertissait médiocrement.
— Kt les femmes, dites, père, auront-elles le droit d'aller en
vélocipède?
L'auteur de cette revendication timidement exprunée était une
brunettc de treize ou quatorze ans, tille de l'homme poUtique in
pnrtibus qui venait de formuler la vérhable recelte du bonheur pu-
blic.
— Mais, mademoiselle Marianne, dit en riant M. de Fossanges,
il me siMuble (jue ce droit ne vous est pas sérieusement dénié.
N'cnfourcliez-vous pas chaque jour, ici même, ce que l'abbé Delille
n'eût pas manqué d'appeler un coursier d'acier,., connue l'ont fait,
au reste, (picNjucs fabricans, amis de la réclame httéraire?
- Ici, lit M"Me Valencin avec une moue chagrine, oui... Encore
ne faut-il pas sortir de la propriété.
— Alors, vous voudriez vous promener, par les chemins et par
les rues, juchée sur un vélocipède, et dans ce costume de vivan-
dière ou de chasseuse, sans lequel votre genre déquiiation serait
in)praticable?
— Pour([uoi pas? Si vous croyez que c'est drôle de tom-ner en
rond dans une cour ou dans un jardin!... Enfin, ça \aut mieux
que rien.
— Au ft\it , dit M"** de Fossanges, le temps aujourd'hui est à
souhait : ni |»luie ni grand soleil. Nous pourrons prencU'e notre
liçon tout à riu'ure.
— Mais le professeur de g\ nniastique qui nous perfectionne est
rt'tenu à Dieppe !
- M. de La Garderie sera notre monitem*. lia des disposhions
remarquables.
- De \agui's aptitudes, tout au plus! fit modestement Florcstau.
l'illusion de florestan. 17
En réalité, le jeune homme ôtait déjà d'une jolie force, ayant
compris tout le parti qu'on peut tirer du vélocipède pour lïiirc la
cour à une femme qui débute dans la carrière, — ce qui était le
cas de la marquise,
M. de Valencin et M. de Fossanges, férus tous deux de cette
manie de politique en chambre, si chère aux hommes du monde
qui mûrissent, revim-ent à leurs moutons, c'est-à-dire aux élec-
teurs. Ils furent cause que la marquise abrégea le déjeuner. — Celle-ci
ne pouvait soulïrir que son mari politiquàt, peut-être parce qu'il
s'en tirait assez bien. Quant à M. de Valencin, qui lui avait fait et
lui faisait encore une cour intermittente, il trouvait grâce devant
elle : elle disait que, connue M. Le IIardouin,ce n'était que la moitié
d'un sot. u Mais. s"enq)ressait-elle d'ajouter, sa fennne le complète.»
Deux heures plus tard, les vélocipédistes, au nombre de trois
seulement : M""^ de Fossanges, M"^ de Valencin et Florestan de La
Garderie, étaient réunis dans la grande cour des connnuns, — la
cour de l'ancienne ferme, — dont toute la partie centrale avait été
bitumée pour servir de manège ad hoc. W^^ de Valencin et M""* Guey-
raril ne tardèrent pas à les y rejoindre.
M"^ Marianne, avec sa brune chevelure ondulée qui flottait sur
ses épaules, et que couronnait un béret blanc, son costume de
velours prune de monsieur à jupe de cantinière, était tout uni-
ment ravissante. La marquise, elle, moins jeune et dans une tenue
similaii-e, n'avait peut-être pas tant à se louer de ce demi-traves-
tissement; mais, avant trente ans, une jolie femme qui n'a janiais
été mère ne perd pas grand'chose à jouer au garçon. Et puis, les
molletières ou les bas à cotes lui sont généralement comptés comme
cii'constances atténuantes.
— Ça ne vous tente pas, madame ? demanda La Garderie à la
baronne Gueyrard.
11 s'apprêtait à mettre en selle, sur une charmante bicyclette
nickelée, qui étincelait au soleil, Tintrépide Marianne de Valencin.
— Si... quand je vois mademoiselle. Je ne sais rien de plus gra-
cieux qu'une jeune fille montée sur une de ces élégantes et com-
plaisantes bêtes de fer, qui vous bercent et vous obéissent, sans
jamais résister à la main qui les dirige.
— Dites donc, dites donc, Mabel, voilà qui n'est guère aimable
pour moi!
— Vous, Roberte, vous avez l'âge de M"" Marianne... J'aurais
dit la même chose à propos de vous si la question de M. de La
Garderie fût venue à propos de vous.
— Hum!... Mais, baste! dès l'instant qu'il n'y a pas de témoins
du sexe masculin... Car vous remarquerez que je les proscris...
TOME xcir. — 1889. -
Is RP,Vi;i; l)LS DEUX MO.NDLS.
De fail, il n'v avait pas d'aiilre liomnio ])résonl quo Floroslan.
-- ÏA nioiisiciir? lit Mabc^l en le desiiiiiaiil avec un soiinre pas-
sablement (•au.-slMine.
C'i'st ini prolesseni-. Vous savez bien que les professeurs n'oDl
pas (le sexe.
Mais, remarquez, ma cli<'re. qu'il n'y aurait aucun mal à tolé-
rer une assistance masculine. Vos costumes sont des ])lus conve-
nables : ce sont tout simplement des costumes de chasse... Ce
serait même pins (''(piilable; car vous créez au profit de M. de La
(iarderie un pri\ iléiiv... exorbitant.
— Non, uon, c'est très bien comme cela et tout à fait juste. J'ai
préveim ces messieurs ; je leur ai mis le marche à la luain. Pour
assister aux leçons, leur ai-je dit. il faut en prcnth'e sa part... Ils
n'ont pas \oulu; tant pis pour eux!... Ce que j'en fais, d'ailleurs,
c'est pour encourager le sport vélocipédiquc et l'acclimater chez
nous. Jiii cela encore, nous retardons sur l'Auiileterre... Allons,
AÎronite. mettez-moi à cheval et piochons les courbes. C'est la
Lîrandf diiïiculte, cela. Et pourtant, Marianne tourne presque sur
jdace ; elle pivote, Dieu me pardonne! Comment fait-elle? Voyez...
— Elle ne se penche pas; le corps doit être immobile... Ce serait
(In m(»ins l'idéal... au point de vue de l'art.
— Comment! Mais c'est vous qui m'avez dit de me pencher!
— Eh bien! nuu'mura le jeune honnne, j'ai été traître à nies
devoirs... Je vous ai dit qu'il fallait se pencher à l'intérieur du
cer.-le, parce que, quand je vous aide à tourner, je suis forcément
à l'intérieur du cercle. Compienez-vous?
— Dieu! c'est assez clair... Mais abominablement perfide aussi!
— Ne suis-je pas là pour amortir la chute?
— Pour l'amortir et pour la provoquer, bon apôtre?
— Je vous assure que je ne jouais pas sur les mots... Et pour-
tant, lloberte, je serais si heureux de vous sentu" vous appuyer sur
moi avec pins de confiance et d'abandon!
— Jus(pi'à ce fpje j'en perde l'équilibre, n'est-ce pas?
M"" de Valencin, voyant sa fille manœuM'er en tous sens sur
l'aire bitumée, avec une hardiesse imperturbable, s'était éloignée
en comjiagnie de Mabel, (pii ne paraissait pas prendre un plaisii*
imnjodény aux évolutions grjicieuses des bicyclettes. — Florestan,
reste il pied, continuait d'aider à M""" de Fossana-es
— bi vous vous confiiez à moi plus franchement, cousine, nous
irions plus vite.
Mais jusqu'où?
Le jeune homme arrêta la bicyclette, qu'il soutenait loujouirs d'une
main.
— Mettez j)ied à terre, dit-il après avoir constaté qu'il était seul
L ILLUSION ni: FLORESTAN. 19
avec la marquiso ot la politc Maiiaimo. J'ai des explications techni-
ques il vous donner.
— Techniques, je veux bien... Mais pas d'autres!
D'un bras hai'di et vigoureux il entoura la taille de M""* de Fos-
sanijes, (p:i se sentit enlevée de la selle, puis doucement pos«M'
siu- le sol. Le jeune lionune alors alla appuyer le vélocipède contre
un arbre et revint vers son élève. [\ûs :
— J'ai des choses très sérieuses à vous dire.
11 avait pris, en ell'et, une mine assez grave.
— Pardon! Et la leçon? demanda Roberte.
— Laissons, pour un instant, je vous en prie, ce jeu d'enfant.
Et veuillez m'écouter.
— Et cette petite qui nous regarde ou pourrait nous regarder?
— Elle croit que nous dissertons sur ce qui l'absorbe et l'amuse
tant en ce moment.
— Non, non, prenez vous-même cette bicyclette et faites-moi une
démonstration par rexenq)le.
Ahiis Klorestan ne bougeait pas, comme hésitant.
— Lh bien?
— Eh bien! lit-il avec une résolution soudaine, je tiens avons
dii'c que vous en usez mal et cruellement avec moi... Depuis quel-
ques jours que je suis ici, il n'est sorte d'encouragemens que vous
ne m'ayez prodigués : regards, sourires, propos, tout est pour me
donner la fièvre ou pour m'y replonger. Et, dès que je veux abor-
der. . .
— Précisément, il ne faut rien aborder du tout.
— Ah!... Mais alors, que comptez-vous faire de moi? Un imbé-
cile ou un malheureux?
— \ ous ne me donnez pas beaucoup de choix ni à vous-même,
mm'mura Rubertc d'un air un peu contraint.
— Comprenez-moi, je vous en suppUe... Vous êtes blasée sur
les passions que vous inspirez autour de vous... De méchantes
gens ou de bonnes amies prétendent même que c'est votre pa-s.se-
teuqjs favori d'en inspirer. Je n'en crois rien... Mais, en tout cas,
je veux que vous sachiez, Roberte, que vous êtes aimée, cette
fois, par un honnne, très jeune encore, à la vérité, mais par un
homme et non par un fantoche, par un pantin plus ou mohis bien
habille, dont on tire les ficelles pour s'en amuser et qu'on rejette
dans la boîte aux marionnettes quand il ne vous fait plus rire... Et
j'ose vous demander avec douceur, avec prière, avec angoi.sse,
mais avec fermeté aussi, de ne point hésiter à me rendre malheu-
reux sur l'heure, plutôt que d'avoir à me rendre imbécile par la
suite.
20 RKVUK DES DKUX MONDES.
Il \ avaii. dans ce qu'il disait, miic force de conviction, unie à
un ciianne juvénile et entraînant, qui i»anit impressionner favora-
bli-nient la marquise. Car, an lien de rabrouer son interlocuteur
pour la confiante audace dont il faisait preuve, elle le regarda avec
une bienveillance évidente et linit par lui dire, sur le ton d'ironie
câline qu'elle savait prendre dans l'occasion :
Alors, c'est nue sonunation? Rendez-vous tout de suite ou
laiss»v.-moi m'en aller...
— Je ne me permettrais pas ce gcuro d'ultimatum, interrompit
Florestan. Kt je ne vous demande pas de vous rendre, mais de
m'écouter, ce (jui est un peu diil'érent.
— Dans la forme... Mais, si je vous écoute, il faudra toujours me
rendre... à vos raisons, ou vous rembarrer, ce qui nous sera désa-
gréable à tous les deux. Souiïrez donc, mon cher ami, que je con-
tinue d'être fidèle à mes principes, ce qui est ma manière d'être
lidèle à mon mari. Or, le plus essentiel de mes principes, c'est de
ne donner d'encouragement à personne.
— Jlltes-vous sûre de ne m'en avoir donné aucun, ces jours der-
niers?
— rarfaitenicnl sûre... en ce qui concerne le sens de mes pa-
roles. Quant au reste, je ne saurais être rendue responsable de
toutes les interprétations...
— Mais enfin, interrompit encore Florestan, à quelle interpréta-
tion faut-il que je m'arrête?
— Oli! bien simi)l(' : j'éprouve un grand plaisir à vous voir...
Voulez-vous davantage? Je vous aime autant que je puis aimer.
Mais je n'ai pas d'illusions sur l'amour : j'ai aimé mon mari. Et
vous savez ce qu'il m'en est resté... Voici donc ce que je puis vous
oflVir. Vous me plaisez infiniment, et je serai votre amie... Oh! je
sais ce que vous allez dire : quand l'amitié d'une femme n'est pas
un leurre ou une banalité, c'est une pierre d'attente... Je serai votre
amie, non une amie banale ou hypocrite, mais une amie dévouée,
aiienlive à vous plaire, à vous divertir... Cela tant que vous vou-
drez... Autre chose, fût-ce en paroles, jamais!.. Ah! ah! voilà qui
vous surpreiiil un jx'u, pas vrai? Votre siège était fait... Je suis
sûre , d'ailleurs, qu'on vous avait aidé à le faire. On vous aura
dit : « C'est une coquette endiablée, qui fait sécher les hommes sur
pied, qui leur promet un régal complet et leur distribue des gim-
blettes ou des croquignoles... Eh bien! non, pas même cela.
Rien! El je préviens mon monde. Est-ce d'une coquette? Ne serait-
ce pas plutôt d'une boime camarade... si je n'avais le léger tra-
vers de me motjuer de tous ces becs enfarinés, auxquels je n'ai
pas fourni la farine?
l.'ll.LLSION DE FLORESTAN. 21
— Et VOUS voulez que je m'expose à vos moqueries?
— 11 ne tient qu'à vous de les éviter... Et puis...
Elle s'arrêta, se mordit la lèvre comme pour punir sa bouche
d'avoir ajouté quelque chose à la partie substantielle de sa profes-
sion de loi, et, les yeux baissés, ou h peu près :
— Je ne me sens pas capable de me mofjucr jamais de vous...
Me moquer de vous, ce serait un peu me railler moi-même, car
vous m'avez, ou peu s'en faut, induite en sentimentalité... Et, main-
tenant, allez-vous-en, si je vous fais peur.
Elle avait relevé la tête et souriait fort joliment. Son sourire sem-
blait un défi tranquille et doux. Florestan la contempla pendant
quelques secondes, radieuse et amicale, presque rassurante,
dans sa grâce garçonnière, qui était comme une face nouvelle de
sa beauté, et qu'elle devait, en partie, sans doute, à son costume
presque masculin. — On ne saurait guère faire fi de la camarade-
rie, lorsqu'elle s'offre à vous sous de telles espèces, avec des jam-
bières qui déguisent mal un mollet rond très peu musclé, et avec
une jupe courte que dépasse à peine un bout de culotte.
— Je resterai donc, dit enfin le jeune homme, mais vous ne
vous fàclierez pas si j'oublie quelquefois...
— Madame, madame, ces messieurs trichent! Ils sont là, embus-
qués à l'angle des écuries. Voyez!
C'était M"® Marianne qui jetait ce cri d'alarme en décrivant, à
toute vitesse, un orbe irréprochable autour des deux causeurs.
— Tiens, tiens! c'est, ma foi, vrai!
On apercevait, en efiet, au coin d'un mur, les moustaches de
M. Le Harduuin et les favoris de M. Strandford. Et bientôt les deux
honmies débuchèrent en riant, suivis de M™* Guevrard et de M. de
Fossanges. — La curiosité de quelques gens de service avait, au
reste, précédé la leur, car des tètes apparaissaient, encadrées rà
et là dans les lucarnes en œil-de-bœuf ou surmontant les demi-
portes des bâtimens de l'ancienne ferme.
— Je parierais que c'est Mabel qui les a amenés ! dit la marquise
en désignant les nouveaux venus.
— 11 est de fait que la baronne ne paraît pas à moitié choquée do
votre nouvelle invention.
— Bah! si vous croyez, candide jeune homme...
Elle regarda le vicomte dans les yeux, sans se préoccuper autre-
ment des survenans. Et :
— Avouez, lui dit-elle entre haut et bas, qu'elle vous a parlé de
moi en termes... decourageans?
— Vous la calomniez... Cependant...
— Bon. Je vous dis qu'elle est jalouse... Mais n'en prenez pas
22 REVUE DES DEUX MONDES.
trop (le lii'i'U". .Mon Mina Mul)(.'l est \eu\e,.. à ruarier, par coiise-
(pifiii. Kl vous passez j)oiii' un jeune lionmie fort agréablement
renie, tandis qu'elle...
En a\ant dit assez pour ce qu'elle voulait faire entendre, elle se
retourna \ers les arrivans et laissa le m-onite de La Garderie aux
j)risesavec inie petite révolte de son aniuur-propre. Eh quoi! cette
delii-ieuse M'dbel n'avait été si bienveillante à son endroit (jue par
c^^ard pour ses soixante mille livres de rente! Voilà qui était bien
humiliant l't demandait à être conlirme.
— Dites donc, mon bon! cria M. Le Ilardouin à son neveu. Si
c'est en cela (jue consiste la pratique du vélocipède, je m'y met-
trais bien encore, à mon âge... (|uoiquc cette espèce de cheval à
iuecani(jue ne me paraisse pas valoh* tout le bruit qu'on mène au-
tour de lui... Mais, dès l'instant qu'on n'a pas besoin de monter
dessus...
Tandis que l'iorestan essuyait ainsi quelques épigranimes justi-
liées par les circonstances, le marquis et la marquise de Fossanges
dialoguaient brièvement ensemble.
— Cette surprise n'est pas trop de mon goût, vous savez!
— Ma chère, je ne pouvais simitlcr l'indillérence, votre amie
M""* Gueynu-d étant venue me dire que vous vous livriez, en cotn—
pagnie de M. de La Garderie, à des exercices dangereux... Ce sent
ses propres paroles.
— Ah!... En tout cas, vous n'êtes pas jaloux, je pense?
— Non, ma chère. Il y a longtemps que je ne le suis plus, que
j'ai renoncé à l'être.
Le marquis secouait la tète avec un sourire triste et soumis..
C'était évidenunent un résigné.
— Mais, reprit-il, accordez-moi le droit d'être jaloux, au moins,
de votre renommée... oh! de votre renommée de femme de goîit...
.\t tendez la chasse pour vous vêtir de ce costume, et laissez les jou-
joux... aux enfans.
M'"" de Fossanges pâlit de dépit sous cette atteinte imprévue de
la férule maritale, dont elle ne paraissait pas même soupçonner
l'existence.
— <'/est à Mabcl que je dois cela, pensa-t-ellc. Je le lui revau-
drai. Mais, en attendant, il convient que je lui demande une petite
explication.
El, s'éiant dirigée vers son amie:
— .Mabel, ma chérie, venez donc avec moi dans ma chambre.
Vous me tiendrez compagnie pendant (pic je changerai de cos-
tume. El nous bavarderons tout à l'aise.
l'illusion de florestan. 23
VII.
L'appartomont de M""" de Fossanfff's ('tait plono:p dans une demi-
obscuritfc'. lîn y rontranl. la marquise lit relmer les stores. Puis,
<juand sa femme de cliambre lui eut donné ou préparé tout ce cpui
lui était nécessaire pour un complet changement d(.' toilette, elle
la congédia.
Alors, au lieu de s'habiller, elle s'assit sur sa chaise longue et y
attira la baronne.
— Pourquoi ne m'avoir pas dit avec franchise et simplicité, lui
denianda-t-elle, que je vous désobligeais en permettant au vicomte
de tourner autour de moi?.. Vous savez bien que je vous suis très
attachée, et que je n'aurais rien ménagé pour vous satisfaire.
— Vous revenez à cette idée ?
— Dame ! puisqu'elle ne vous a pas quittée.
— Je vous répète que M. de La Garderie n'est rien pour moi.
— Alors, comment se fait-il que vous vous intéressiez tant à ses
manèges ?
— Je m'intéresse à vous, à votre conduite...
— Mille grâces I xMais, nous autres catholiques, nous avons des
confesseurs pour cette besogne... Et nos confesseurs ont le mérite,
<à la dilïérence de nos amies, de ne jamais rien raconter à nos
maris.
— Je me défendais contre le vôtre, qui, désœuvré, parce que
vous avez fait de son emploi une sinécure, m'accable de pré-
venances.
— Et vous ne aous défendiez pas un peu contre moi?.. Ilum,
hum !
En parlant, Piobeite s'était levée. Elle se dévêtit lentement ; et,
avant de passer un peignoir, elle parut prendre plaisir à convaincre,
bon gré mal gi'é, son amie de la radieuse jeunesse de son coi-ps.
— Voyons, reprit-elle, un peu de franchise, Mabel !
Elle se rassit auprès de la baronne et lui prit les mains. La tendre
prolestante ne put résister à ces avances réitérées d'une personne
dans l'intimité de laquelle elle avait accoutumé de vi\Te.
— Eh bien ! oui, murmura-t-elle en laissant aller sa tête sur
l'épaule de la marquise. Oui, j'aime ce jeune homme, et je soufifre
à la pensée que, sans l'excuse d'une passion ni de rien qui y res-
semble,tous encom-agczla sympathie coupable qu'il vous a vouée...
et avouée.
— Pardon, ])ardon, chère belle, — répondit Piobert<\ en passant
son bras autour de la taille de son amie, — je n'encourage rien.
•2/i REVUK DES DEUX MONDES.
Vous savez que ce n'est pas ma manière. Si je suis coquette, je le
suis avec mudcrnité : je ne me mets pas en frais d'invites ni de
nu<,Miardises; je me laisse voir, miiis, conune dans les musées, on
est prié de ne pas toucher... Oui, je sais bien, je m'amuse des re-
'^livds friands et des soupirs perdus... Mais, que voulez-vous que
je fasse? Et (pii donc en est mort?.. Maintenant, j'avais bien quel-
que i,''oût, je le confesse, pour ce garçon,., ce qui, rassurez-vous,
ne m'aurait pas menée très loin... Mais vous l'aimez; c'est un mari
tout trou\é: prenez-le.
— Vous en parlez à votre aise ! lit Mabel en riant malgré elle.
On dirait (jue je possède ou que vous allez me céder un talisman
pour métamorphoser le cœur de M. de La Garderie. C'est vous qu'il
aime.
-^ Oui ; mais, comme il n'aura rien de moi, il se retournera de
votre cùt(', si vous êtes là,., puisqu'il vous a déjà témoigné beau-
coup d'amitié. L'amitié d'un homme pour une femme de votre âge
et de votre tournure, Mabel, c'est l'œuf de son amour, quand ce
n'en est pas le tombeau. 11 n'y a qu'à la couver.
— Mais ce n'est qu'à moitié flatteur, cette perspective ! Et ce
mariage, à supposer qu'il devienne possible...
— Bah, bah ! ma chèi'e. Le goût du mariage ne vient aux hommes
qu'avec le dégoût de tout le reste ; il faut en prendre votre parti...
pour la seconde fois.
— Oh ! la première fois, c'était presque une nécessité. L'impré^
voyance de mon père et l'égoïsme de mon frère m'avaient réduite
à la portion congrue, à la gêne. En Angleterre, les lois ne ressem-
blent pas aux vôtres.
— Eh bien ! maintenant, n'êtes-vous pas encore dans une situa-
tion analogue ?
— Ah! non. Mon oncle, le frère de mon père, qui est devenu
veuf et n'a pas denfans, m'a donné de la main à la main, quand il
a su les revers financiers de mon mari, vingt-chiq mille h\res ster-
ling et m'en a assuré autant par testament.
— Ail ! je ne savais pas... Je vous demande pardon. J'avais cru
comprendre que vous étiez à la discrétion de votre famille.
M""* de Fossanges se sentait un peu gênée à l'idée de ce qu'elle
avait dit à Florestan sur la demi-pauvreté présumée de la veuve du
baron Gueyrard. — Ces questions daigent sont volontiers passées
sous silence dans le milieu social de la marquise, à moins d'un in-
térêt personnel à les agiter ou d'une démangeaison de commérage^
— ce qui explifpie son ignorance.
\yant (pielquc chose à se faire pardonner, et qu'elle ne pouvait
avouer, Hoberte redoubla de bonne grâce afl'ectueuse.
l'illusion dk florkstan. 25
— Enfin, dii-clle, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous
livrer ((uelque jour, pieds et poings lies, réj)oux de votre choix.
— Surtout, ne lui parlez pas de moi ! N'allez pas lui dire...
— Soyez tranquille. Ce serait, eu eflet, un bien mauvais moyen,
quant à présent.
— Mais, alors?..
— Alors,., alors, il n'y a qu'un parti à prendre : le laisser mu-
gueter auprès de moi et user sa flamme...
— htes-vous sûre de ne jamais vous y briiler ?
— Ah î oui, par exemple ! déclara la marquise avec un petit rire
orgueilleux qui lui allait à ravir.
— 11 me semble que ce jeu doit être teniblement dangereux !
— Il vous semble ainsi parce que vous aimez, pauvre chère !
Mais rendez-vous compte, je vous prie, mon amie, que ma vertu
est surtout faite du mépris de l'amour... et d'un mépris raisonné,
qui repose sur une expérience complète et décisive... C'est pour
cela qu'elle est si solide, ma vertu, et que personne ne l'a sérieuse-
ment entamée, ni ne l'entamera jamais.
Elle eut un geste fier et mutin, et embrassa Mabel.
— Mais qu'allez-vous penser de moi? lui demanda celle-ci avec
confusion. Je dois vous paraître bien peu digne... Accepter...
— Oh! la dignité, ma chère, est un grand luxe en amour; c'est
même la ruine dans la plupart des cas. Il faut opter entre ceci et
cela... Votre choix est fait, n'est-ce pas?
— J'avoue, murmura Mabel rougissante et les yeux humides,
que cette inclination, si vive, si imprévue, si nouvelle à tous égards,
est devenue tout l'intérêt de ma \ie... Songez que c'est mon pre-
mier roman et que je ne suis pas encore assez vieille, à vingt-cinq
ans, pour avoir renoncé sincèrement au romanesque... Pardonnez-
moi !
— De tout mon cœur. Et je ne vous sacrifie pas grand'chose,
car je n'ai jamais eu d'intentions criminelles, je vous le répète.
— C'est bien ce qui m"a donné le courage de l'aveu.
— Et c'est ce qui diminue le mérite de...
— De votre aumône, vous pouvez le dire hardiment... Mais je
vous aime assez pour accepter de vous mon bonheur... ou même
une atténuation de mes peines.
— Pauvre jalouse !.. Voyons, s'il continue de voleter autour de
moi, sous vos yeux, vous allez souiïrir... Tout bien réfléchi, ne
vaudrait-il pas mieux le congédier?
— Mais alors, je ne le verrais plus !
— Ah! décidément, vous êtes bien prise, ma chérie. Et que
c'est bien là le cri de l'amour!
26 BEVUE DES DEUX MONDES.
— HriiKirqiiez, d'ailleurs, quo, sil s'en va de la sorte, il est perdu
pour moi.
— Cestvrai; ma première idée était donc meilleure... Tenez,
voici ce qu'il ùnn faire : le décourajLi^er tout doucement et lui pré-
parer des consolations. Les consolations vous regardent; quant au
décomairenient. nous pouvons y travailler toutes deux. Tcàchez do
lui persuader que vou.s êtes son amie et que vous n'êtes que cela.
Noircissez-moi, mais avec prudence... et vraisemblance surtout.
— C'est ce que j'ai déjà essayé de faire, dit Mabel naïvement.
— Je m'en doutais bien... Seulement, il y faut du tact. Gardez-
vous de moiitrcT le bout de l'oreille. Dites-lui... Tenez, dites-lui
sinqîlemeiu ([u'une femme qui aime finit toujours j)ar se donner et
se doujie même assez vite. Or, comme je ne lui ferai jamais cadeau
de ma personne...
Ce fut sur ces bases que les deux femmes signèrent leur traité de
paix et d'alliance. — M°'* de Fossanges avait été aussi parfaitement
sincère que son amie, qui, l'ayant vue sortir toujours intacte de
toutes les escarmouches et traverser sans dommage appréciable les
plus scabreuses échauffourées, n'avait aucune raison de la croire,
contre son diie, vulnérable celte fois, et en péril.
C'était, d'ailleurs, une femme d'une franchise étrange que la
marquise, — bien plus franche que son regard, lequel accomplis-
sait machinalement, avec la régularité d'une fonction organique,
toutes sortes de petits ra^ âges alentour. — Le dernier mot du moder-
nisme en fait de coquetterie, cette mai'quisel Fière ou plutôt con-
tente de sa beauté, elle aimait l'encens et les honmiages de toute
quaUté, sans jamais avoir l'air d'y attacher la moindre importance.
C'était comme une divinité moqueuse qui raillait ses dévots et ses
prêtres. Elle prenait les offrandes ; et, au lieu de promettre, en
échange, sa condescendance ou sa partialité, elle disait aux fidèles :
u ties-vous bêtes de croire en moi et de m'apporter tout ça ! »
Eh bien ! cela ne décourageait personne ; on ne l'en trouvait que
plus j)iquantc et plus désirable. En outre, on étah dispensé, avec
elle, de ces galanteries surannées, de tout ce fatras sentimental qui
répugne de plus en plus à la hâte et à la rondeur pratiques des
générations nouveUes ; on échouait, mais sans s'être mis en dépense
de mensonges et de spiritualités. — Voulez-vous? — Quoi? —
Vou.s savez bien. — Certes, non! je ne veux pas. — Tant pis!..
Enfin, ce sera peut-être pour plus tard. Vous me ferez signe, si
vous vous lavisez. — Et l'on attendait, toujours en vain.
Telle f]uelle, la marquise de Fossanges a\ait une originalité qui
domiait du prix à ses rebuflades; on se les (Hsputait. Et l'on pouvait
la croire sur parole, lorscpi'cllc affirmait n'avoir jamais encouragé
l'illusion de florestan. 27
personne explicitonicnl. .Mais ollc avail besoin do cotlo atmospln^-rc
lie désirs : c'était sa vanité, son oro:neil, d'y vivre, incuinbusiible
ot immaculée. Aussi bien les femmes, même les plus irréprocha-
bles, n'aiment-elles gur-re le monde que pour jirouver à leurs amis,
à leur mari et à elles-mêmes qu'elles sont plus fortes que le danger.
Faute de quoi, personne ne sauiait qu'e^lles sont irré])rocliables,
•€'t alors que leur servirait-il de l'être?
Elle avait donc pu. en toute sincéril(''. s'eufraprer à désespérer
l'iorestan. quoiqu'elle le trouvât à son goût. Au sui-plus, son amour-
propre n'avait rien à redouter de la couibinaison bienveillante que
lui avait suggérée son amitié pour Mabel ou sa condescendance :
■c'était la desserte de sa table qu'elle abandonnait à la baronne.
Quant à cette dernière, elle était trop éprise pour user plus long-
temps de fierté. Et n'eùt-elle du gagner au pacte que de voir, à
la fin. son ingrat désabusé, elle y eût encore souscrit des deux
mains.
Mais il lui fallait ruser pour s'insinuer de nouveau dans la con-
fiance, sinon dans la sympathie du jeune homme. — C'est à quoi
-elle résolut de s'employer pendant toute la durée de leur commun
.séjour au Chamj)art.
Les soirées étaient un peu longues parfois, comme il anive quand
on se voit trop pour avoir quelque chose à s'apprendre, et qu'on
ne se connaît pas assez pour aAoir le droit do ne se rien dire. Les
comédies et les charades demandent un public; la musique de-
mande du talent. Mais les promenades ne demandent ffuun but.
Et ce but, Dieppe et son casino le fournissaient. On allait donc à
Diei)pe, le soir, deux ou trois fois par semaine. Un break emmenait
tout le monde, à moins que le ciel ne fût menaçant, auquel cas
les invités de M°^®de Fossanges étaient répartis entre deux voitures,
tandis que la châtelaine, avec une personne élue et désignée par
elle au moment du départ, s'en allait dans son duc, qu'elle aimait
il conduire par tous les temps.
Le surlendemain du jour où les deux amies s'étaient expliquées,
•on arrêta, pour le soir, un déplacement en masse. Le casino de
Dieppe était l'objectif; un bal donne- en l'honneur des courses était
le prétexte. — La veille, avait eu lieu la première journée de sport
hippique. Les hôtes du Champarl y avaient payé tribut, et large-
ment, en pariant fort cher sur des favoris imbattables, qui avaient
tous succombé, — (pielques-uns avec une bonne grâce qui ressem-
blait à de la complaisance envers leurs concurrens.
Os messieurs, plus ou moins désargentés, étaient, par suite,
d'assez méchante humeur et combinaient de nouveaux paris, pour
M se refaire. )) La marquise, les trouvant ennuyeux, profita de ce
que le temps était gris pour les mettre en tas dans une voilure
28 REVUE DES DEUX MO^DES.
l'erinée; seiiloniciit, comme ils n'y tonaicni pas tous, elle prit avec
elle, dans son duc, outre son amie Mabcl, M. de La Garderie. De
sorte ([ue le pn\iK''y:ié vicomte s'assit entre les deux seules femmes
qui fussent de la j)artie, — les deux seules aussi dont le commerce
lui lut a;^r('ablc et dont le contact pût lui sembler doux.
Roberte prétendait doimer ainsi à M"'® Gueyrard une preuve de
sa loyauté et de son ferme piopos de s'acquitter scruj)ulcusement
de son obligation. — Klle lui procura, tout au moins, un prétexte
pour renouer amitié avec le jeune bomme.
Il n'y avait pas eu de brouille ; mais la gêne toute naturelle de
la l);u-onne se compliquant de la juste défiance de Florestan, leurs
relations amicales étaient d'une tiédeur voisine de la frigidité.
Pendant le trajet, cette menace de congélation fut conjurée,
grâce à la marquise, qui mena la causerie avec le même entrain
que ses chevaux. Et, avant d'entrer au casino, comme on faisait
un tour sur la terrasse, elle s'arrangea pour remettre et laisser
Mabel au bras du vicomte, tandis qu'elle allait, disait-elle, ré-
veiller tous .s^.s hommes, que la déveine et la méditation avaient
plongés dans une torpeur inquiétante. — Aussitôt, M'"^ Gueyrard
ouvrit la sape :
— Vous m'avez dit une fois que, près de moi, vous étiez au
comble de vos vœux. C'était un madrigal inutile, puisque votre
ambition ne visait rien au-delà de mon amitié... Mais, tout à l'heure,
par exemple, je gage que la phrase eût été de circonstance. L'amitié
d'un côté, l'amour de l'autre : vous étiez vraiment bien encadré...
Et, comme de raison, c'était l'amour qui vous conduisait.
La Garderie lança un coup d'œil oblique à sa compagne, un
coup d'œil où un reste de méfiance se mêlait à un légitime étonne-
ment. Quoi donc? La pudique protestante énamourée, non con-
tente de lui j)arler de son amitié, le ramenait sur le terrain des
confidences adultères, dont elle avait paru d'abord vouloir lui in-
terdire l'accès!
— Gomment! c'est vous qui parlez!.. Et la pruderie? Et le pro-
testantisme?.. Seriez-vous convertie?
— Non. Mais je commence à croire qu'il est avec le ciel des
accommodeiuens. Quand je vous vois si épris d'une fenmie impec-
cable, je me demande s'il ne vaut pas mieux vous admirer et vous
|)laindre que de vous réprouver... Monsieur mon ami, vous n'êtes
pas si coupable qu'on pourrait être tenté de le croire, car vous de-
vez savoir i>n'sontcment à quoi vous en tenir sur le néant de vos
premières cs[)éranoes. Vous aurez bientôt droit aux palmes du mar-
tyre; pour un mécréant, ce sera une décoration originale!
Et Mabel se mit à rire, d'un rire perlé qui ne trahissait pas
r»'ll()ri.
l'illusion de florkstan. 29
— Vous parlez encore avec un peu d'accent, lui dit le vicomte
légèrement vexé. Mais vous riez bien à la française. Et vous vous
moquez des gens avec une clarté!
11 s'arrêta et arrêta sa compagne au milieu des chaises vides de
la véranda. Derrière eux, le casino, très éclairé, se remplissait.
Devant eux, c'était la solitude, puis la mer murmurante et téné-
breuse sous un ciel opaque.
— Qu'est-ce qui vous autorise à tourner en ridicule un senti-
ment qui peut être sincère, vous en conviendrez, mais dont l'exis-
tence même ne saurait être certaine à vos yeux?.. Car, enfin, il n'y
a pas eu de confidences expresses.
— C'est tout comme, allez!.. Mais vous vous méprenez quand
\ ous croyez que je me moque de vous pour le plaisir de m'en mo-
quer. Je prends au sérieux mon titre et ma fonction d'amie... Seu-
lement, il y a ceci de particulier dans notre cas que je suis l'amie
des deux parties en cause.
— En êtes-vous bien sûre?
— Que serais-je donc, s'il vous plaît ?
La réponse était embarrassante. Florestan la remplaça par une
nouvelle question :
— De sorte que vous êtes obligée de vous réjouir de mes mal-
heurs, parce qu'ils sont à la gloire de votre amie Roberte?
— Précisément... Mais cela ne me dispense pas de plaindre mon
ami Florestan.
— Alors, votre avis est que je suis un sot?
— Un entêté, simplement. Mais vous reviendrez de votre entête-
ment.
— Quand cela ?
— Quand vous aurez reconnu que vous n'êtes pas aimé.
— Et comment le reconnaîtrai-je ?
— A l'obstination des refus... A quoi les honmies reconnaissent-
ils l'amour des femmes?
— Dame! il y a des témoignages positifs.
— Eh bien ! concluez vous-même. Vous n'avez pas reçu de témoi-
gnages positifs, n'est-ce pas? Et vous n'en recevrez aucun. Com-
ment, dès lors, pouvez-vous vous croire aimé,., aimé d'amour?..
Allons, allons! monsieur mon ami, vous avez manqué de respect,
mentalement, à Roberte ; mais vous n'irez pas plus loin. Et il est
temps de vous éveiller de ce songe... inconvenant.
— Dansez-vous? — demanda le vicomte avec une certaine brus-
querie, en indiquant du geste les vitres lumineuses, mais ternies
par la buée, derrière lesquelles s'ébattaient déjà de nombreux cou-
ples de valseurs.
30 REm: DES deux mondes.
Et il cntraîiiîi la baronne.
Dans la i^i'anilo salle, on s'écrasait, mais entre gens de con-
naissance. Tout Paris était là, avec ses annexes étrangères. Le
petit Krancœ livres taisait danser M""" de Tossanges, tandis que le
grand Nuvanconrt se contentait de les sui\Te du regard, comme
attendant son tour. M. Strandl'ord se partageait entre la France et
l'Angleterre.
Florestan s'acquitta en silence de sa besogne de valseur, puis
conduisit sa danseuse près de la marquise. Celle-ci remarqua tout
de suite l'air absorbé du jeune liomnie.
— Qu'avez-vous donc? lui dcmanda-t-elle.
— .le désirerais vous dire un mot.
— Dites. Tout bas ou tout haut?
— Tout bas.
— Alors, conmic ceci. Allez.
Klle se tourna sur sa chaise et ofïrit au vicomte l'abri de son
éventail.
— Vous avez dû parler de moi à la baronne.
— Peut-être. Qu'est-ce que cela vous fait?
— Tout me porte à croire que vous n'avez pas, sur un si beau
sujet, chômé de gorges chaudes...
— Ah çà! mais, c'est une maladie que vous avez de croire
qu'on est perpétuellement occupé à se moquer de vous!
— Cette idée m'est très pénible, parce que je vous aime le plus
sérieusement du monde.
— Mais je vous ai déjà trancpiillisé !
- Pas assez... xM"''" Gueyrard m'afail à ce propos, et tout à l'heure
même, une observation fort juste... C'est que l'indifférence d'une
femme ressort suffisamment de sa vertu, et qu'on ne saurait s'illu-
sionner lûngtemj)s sur les sentimens qu'on lui inspire quand elle
n'a même pas fait mine de vous céder.
— Je ne peux pourtant pas faire cette mine-là dans l'unique
dessein de sauvegarder votre amour-propre!.. Vous n'auriez qu'à
la prendre au s('rieux !
— C'est égal, vous auriez pu m'honorer d'un simulacre de dé-
faite... en me permettant devons dii*e ce que je ressens, au heu
de m'arréter net...
— Oh ! pas si net que cela !
— Et de me retirer jusqu'à l'espoir de me faire jamais en-
tendre... Dans ces conditions-là, quelle excuse aurais-je, à mes
propres yeux, do prolonger chez vous mon séjour?.. Je quitterai le
Champart dès demain.
Mais non, mais non... Ne prenez donc pas ces choses-là au
l'illusion de florestan. 31
trafique, croyez-moi. Nous avez une figure d'apprenti suicidé qui
ne vous va pas du tout. L'amour est toujours une bêtise, mais ce
peut être une bêtise du genre gai. Kt alors, on l'excuse...
Au vrai, lo jeune homme avait une mine sinistre. — A peu près
convaincu, désormais, que la marquise s'anmsait d'une passion
qui, selon lui, méritait un meilleur sort, Florestan était francho-
ijient désespéré. Sans tabler, de faron positi\e, sur une félicité pro-
chaine et absolue, il s'était cm, un moment, plus près du but : il
avait entrevu des complaisances, des ab-andons partiels, qui l'eus-
sent acheminé vers la terre promise par des voies praticables et
peut-être par des étapes fleuries. L'important, pour lui, c'était d'être
aimé, et il avait bien eu, dernièrement, l'impression qu'on l'aimait
ou qu'on allait l'aimer. 11 ne pouvait, sans grimace, retomber de si
haut en pleine dérision.
Amis et courtisans se pressaient en foule autour de M™" de Fos-
sangcs. La Garderie en profita pour se lever, disant :
— Je vous ferai demain mes adieux.
— Bon, bon, vous n'êtes pas parti! lui répliqua Roberte sou-
riante. Et, en attendant, vous savez que je vous remmène? Nous
nous en u'ons comme nous sommes venus.
Elle dansa deux ou trois fois encore. Puis, la cohue lui étant
devenue insupportable, elle ne tarda pas à rallier son monde au-
tour d'elle pour le départ.
— Où ddnc est Le Hardoiiin? demanda-t-elle à son mari.
— 11 m'a prié de l'excuser, ma chère, répondit le marquis en
riant. Il passera la nuit à Dieppe, à cause des courses de de-
main... .le crois, du moins, que c'est à cause de cela.
Juste au même instant, la marquise aperçut son hôte, en confé-
rence, sous la véranda, avec une des célébrités les plus courues
des concerts-promenades de Paris, — où elle n'avait jamais ligm-é
que comme promeneuse.
— Eh bien ! fit-elle, je m'en étais toujours doutée, que ce pon-
tife d'hi[)podrorae avait des goûts de jockey... Venez vite, monsieur
de La Garderie, pour ne pas voir votre oncle. Ou bien alors, jetez,
en passant, votre manteau sur... les nudités de son péché.
De fait, la dame en question avait mis, ce soir-là, toute chair
dehors, et ne paraissait songer ni à se couvrir ni à frissonner, mal-
gré la fraîcheur du heu. Quant à son interlocuteur, il tournait le
dos à la porte et ne croyait pas, d'aUleurs, que l'heure fût venue
pour personne de quitter le casino.
— Mais, fit observer M. de Fossanges à sa femme, il y aura de
la place maintenant dans notre voiture d'hommes. Allez-vous-en
seule avec la baroime ; vous serez plus à l'aise.
32 REVUE DES DEUX MONDES.
— Du tout, du tout, riposta la marquise avec impatience. Nous
avons besoin d'un cavalier.
— Clian^'cz-en, au moins... Ce sera plus juste, étant donné qu'il
V a eu des réclamations. Strandt'ord...
Non, non, c'est bien comme cela.
Sous la sécheresse de cette réponse, une certaine surprise se mani-
festait, alliéeau mécontentement. DequoisemêlaitM. deFossanges,
à présent? Allait-il s'ingérer de choisir les compagnons de sa femme?
Le temps était de plus en plus maussade; il bruinait même un
peu. La capote du duc avait été relevée. A cause du tablier, Flo-
restan ne pouvait l'oprendre sa place sur le strapontin avancé, qui
clail connue une rallonge partielle de la banquette et qui lui avait
servi de siège à l'aller; il dut s'asseoir au beau milieu des cous-
sins mêmes de la voiture, sauf à gêner le cocher, — non content
de le chillonner. — Mais le cocher était habile et ne s'embarrassait
pas pour si peu.
Il fut même plutôt étonné^ ce cocher, de n'avoir pas davantage
à se défendre contre une pression envahissante, contre de sour-
noises maïKi'Uvres d'eiupiétemcnt, que la double protection de la
nuii épaisse et du tablier tendu aurait pu rendre faciles, sinon
légitimes. — Enfoui sous les jupes, surchauffé par les contacts,
grisé par des parfums exquis avec lesquels se mélangeaient bizar-
rement des senteurs de cuir et de carrosserie, Florestan sut néan-
moins rester assez calme pour déjouer toutes les malices de femmes
qu'il supposait être à l'affût de sa candeur amoureuse.
Mabrl descendit la première et se hâta de gravir le perron sous
le parapluie dont on l'abritait.
— Vous n'allez pas aux courses demain? — demanda Florestan
sans quitter la voiture, tandis que M™^ de Fossanges se débarras-
sait de ses rênes et de son fouet, tout en donnant des ordres.
— Non. Vous avez entendu.
— (Je sera donc une occasion de vous dire adieu.
— Comme vous voudrez... Puisque vous y tenez!
Vin.
— Ma chère amie, — disait Roberte à Mabel dans la matinée qui
suivit ce retour nocturne et légèrement lugubre, — je crains que
vous ne vous soyez un peu trop dépêchée de mettre à profit mon
conseil et de faire sentir au vicomte toute la vanité de ses espé-
rances. 11 est persuadé que nous nous raillons de lui à qui mieux
mieux... Naturellement, ra n'est pasde son goût, et il veut s'en aller.
Ne le laissez partir, au moins, que dûment navré!
l'illusion de florestan. 33
— Aurai-je le temps de le désillusionner à fond, s'il nous quitte
ce soir ou demain, comme il m'en a menacée?
— En tout cas, vous aurez le champ libre aujourd'hui dimanche.
Je vais au temple, à Dieppe.
— Mais, moi, je vais à la messe.
— Je l'espère bien! 11 ne manquerait plus que de vous voir ma-
térialiste !
— Oh!.. Entre nous, si les grosses négations du matérialisme
m'effarouchent un peu et me paraissent quelquefois bien brutales
et même assez sottes, la vague, banale et fade poésie du spiritua-
lisme, qui n'est généralement pas exempte d'un certain air un
peu... bébéte, ne laisse pas que de me tourner sur le cœur. Béte,
bébète, en métaphysique, on ne peut pas sortir de là, voyez-vous...
Sur ce, allons, vous au prêche, moi à la messe... Seulement, je
n'irai pas aux vêpres, tandis que vous, vous aurez encore une
séance de dévotion dans la journée, un office?
— Oui.
Sauf M. de La Garderie, aucun homme ne déjeunait au château.
Et M. de La Garderie ne se distingua pas, ce matin-là, par l'entrain
et le brio de sa conversation.
Après le repas, M""® de Fossanges s'étant débarrassée de M""® de
Valencin, femme mûre et frivole, mais surtout assommante, en la
fi\isant conduire aux courses avec sa fille, Florcstan ne tarda guère
à se trouver tête à tête avec sa jolie hôtesse.
— Que diriez-vous, lui demanda celle-ci, d'une promenade à
pied? D'ailleurs, tous les chevaux sont dehors, ou peu s'en faut.
— A vos ordres, madame, répondit cérémonieusement Flo-
restan.
Armée d'une canne-ombrelle, dont la soie vovantc atth-ait les rc-
gards admiratifs des canqiagnards endimanchés, la marquise de
Fossanges se dirigea vers la forêt, côte à côte avec le vicomte de
La Garderie, mais sans prendre le bras que le jeune homme lui
avait offert.
Le temps était redevenu beau. Et l'on eût dit que la petite pluie
de la veille n'avait eu d'autre objet que de raviver la verdure, un
peu ternie par deux ou trois mois de soleil.
Les deux promeneurs s'engagèrent sous bois, en un endroit où
la mousse était courte et invitait à marcher plutôt qu'à s'asseoir.
Ils allèrent assez loin, M""^ de Fossanges s'amusant beaucoup de
ce vagabondage à travers la forêt, s'extasiant devant les arbres et
les fougères, fauchant les têtes pourprées et insolentes des digi-
tales, cueillant les fleurettes sauvages, et proclamant que la carros-
serie a fait un tort innuense à la nature : d'abord, i)arce que les
TOME xav. — 1889. 3
Zk REMJE DES DEUX MONDES.
voitiiivs (jiil engendré les "randes roules; ensuite, parce qu'il faut
rtri' à j>it'(l pour ai)erccvoir, dans l'herbe ou la mousse, les vio-
lettes et les marguerites, ou les fraises qui s'y cachent.
— C'est égal, nous avons assez marché. Asseyons-nous. Où?.,
Ah! ce billot abandonné'...
ils l'iaient parvenus à une clairière où les tniccs d'un récent
campement de bùclicrons étaient ])artout visibles. Par une allée
déclive, ils pouvaient gagner, en quelques enjambées, une route
bien comme, qui, après avoir quelque temps serpenté dans la forêt,
dé'bouche au-dessus de la vallée d'Arqués et oITrc aux touristes un
point de vue recommandé. — Aucun danger de se perdre, par
conséquent.
Lorsque Roberte eut pris place sur le tronc d'arbre mal équarri
dont il lui plaisait de ftdre un siège, Florestan s'assit à ses i)ieds,
sur le sol même, où la mousse, très épaisse en ce lieu, semblait
capitonner la terre.
— Vous ne cherchez pas un autre pouf, dans le même genre?
C'est très confortable, vous savez.
■ — Non. Je préfère cette posture plus humble... C'est celle que
j'avais rêvé de prendre auprès devons; je l'aurai prise au moins une
fois en ma vie.
Il avait décidément perdu tout enjouement et parlait av^ec une
gravité bien faite pour déconcerter sa rieuse et mahgne interlocu-
trice.
— Oli ! ohl voilà qui est trop sentimental pour moi!.. Voulez-
vous que je vous dise, petit cousin? votre air conquérant, retour
de Poitiers, vous allait mieux. Et, si vous m'avez plu, c'est par là.
— lîattu et bafoué, je ne peux cependant pas avoir des airs vain-
cpieurs. J'ai la mine qui convient à mon état... Ça vous paraît tout
naturel de m'éconduire : un de plus, parbleu! la belle affaire!
Mais vous ne prenez pas garde que celui-là vous aime depuis l'en-
fance ; que votre amour, idéalement caressé, a été l'unique légende
qui :ùt bercé ses songes; que, vous ayant poursuivie si longtemps,
il ne saurait vous perdre, après avoir cru vous atteindre, sans
éprouver un grand déchirement de cœur... et qu'il ne saurait enfm
être plus gai qu'il ne l'est.
Sa voix était sourde et en disait beaucoup plus long encore que ses
paroles sur la sincérité de son désespoir. Cette voix jeune et sévère,
d'une ardeur éteinte, voilée d'une mélancolie vraie, étonnait Ro-
berte et la décontenançait. Admirablement armée pour le marivau-
dage, — surtout pour le mari\ audage moderne, — elle se sentait
toute dépaysée sur le terrain nouveau où l'on prétendait l'attirer
bon gre mal gré. Impossible de se fâcher. Plus impossible encore
l'illusion de florestan. 35
(le riposter à cette plainte douce et fière par des gamineries, même
spiriliielles. Experte à dépister les galans, elle ne savait comment
repondre à la passion, dès là surtout que la passion ne lui appa-
raissait plus sous la livrée du ridicule, ici, pas d'outrance, pas de
lyrisme, pas de contorsions, pas de grimaces : rcxpressiom très
simple d'une tendresse poétique et la discrète lamentation d'une
àme déçue.
— Vous allez me soutenir, — dit-elle en abandonnant tout h
coup, non ses formules ironiques, mais son ironie même, cette
ironie caressante qui est peut-être la meilleure défense de certaines
femmes, — vous voudriez me faire croire que vous m'aimiez avant
de me connaître? Var quel prodige, s'il vous plaît? Je veux 1©
savoir.
— Je vais vous le dire. Et c'est précisément ce que je tenais à
vous révéler, c'est ce que je vous reprochais de n'avoir pas voulu
entendre. Dès l'instant que vous savez que je vous aime, il est juste
que vous sachiez depuis quand, comment et pourquoi je vous
aime... J'étais un enfant lorsque je vous ai vue pour la première
fois, mais j'allais devenir un jeune homme. Vous avez donc été
forcément pour moi le symbole de l'amour, de cet amour vague et
déjà tyranniquc qui tourmente le cœur et les sens de tout adoles-
cent. Vous avez passé dans mes premiers rêves, occupé mes pre-
mières insomnies; votre image indécise a constamment traversé
mon existence d'enfant... Sans le savoir, vous avez marqué votre
empreinte sur toutes mes pensées, sur tous mes projets d'alors.
Vous ne me connaissiez pas, je vous connaissais à peine, et déjà je
vous appartenais. C'est pour vous rejoindre que je suis venu à
Paris, pour vous mériter que je me suis fait Parisien... Enfin, vous
avez toujours été le pôle vers lequel s'est tournée mon àme, même
à l'époque où vos traits entrevus se brouillaient dans ma mémoire.
Vous avez donc été la superstition de ma jeunesse avant d'être la
grande déception de ma vie... Est-il bien étonnant, dès lors, que,
du jour où il m'a été donné de vous connaître véritablement, toute
ma tendresse et tout mon espoir se soient attachés à vous?.. J'ai
vingt-cinq ans, je suis riche, j'ai des parchemins et des diplômes...
Où sont mes maîtresses? où mes plaisirs? où mon ambition?.. Ma
nouvelle existence n'a eu d'attraits pour moi que parce qu'elle me
phuait et devait me retenir dans votre orbite. Rien ne me touche
ni ne m'intéresse d'où vous êtes absente. Amour, désirs, orgueil,
vous avez tout résumé pour moi, tout absorbé. J'ai vécu pour atti-
rer votre regard ; vous m'a^•ez regard(' : j'ai cru que vos yeux ne
se détourneraient plus des miens. C'était absurde et fou; mais je
ne peux pas me consoler de m'être trompé, et j'aime mieux ne
30 BEVUE DES DEUX MONDES.
plus voir vos yeux que de les voir se fixer ailleurs ou même errer
iiHlrliiiinicut, comme on prétend que c'est leur habitude ou leur
Ibnclion... l*ei)sez-vous qu'il y ait là matière à plaisanterie?
— Mais... vous ne m'avez pas parlé tout d'abord ce langage!
Pouvais-jc?..
-- J'ai tâché de me mettre à votre diapason... Et, d'ailleurs, si
vous m'aviez aimé, j'aurais su m'y maintenir, non-seulement pour
vous plaire, mais pour conserver à ma passion une allure légère
qui la i)ùt sauver du tragique en même temps que du ridicule.
— Mais, singulier enfant que vous êtes! vous saviez bien que
j'étais mariée et que rien ne vous autorisait à me supposer ca-
pable...
— Oh ! je n'ai jamais réfléchi à cela.
— C'est fâcheux, dit M™® de Fossanges après un temps.
— J'ai toujours cru, naïvement, à la toute-puissance de l'amour
et à sa légitimité.
— Et aussi à son éternité, peut-être?
— Oui... Ou, du moins, quand il commence avec la jeunesse,
je crois qu'il peut bien durer tout autant qu'elle... Et j'ai le droit
de le croire. Qu'en pensez-vous?
— Eh bien! voulez-vous que je vous dise, mon cher Florestan,
ou mon cher Hugues, ce que l'on doit faire quand on a cette façon
suj)erbe et juvénile de comprendre l'amour? On doit se marier.
— Je serai peut-être de votre avis, un jour... s vous divorcez.
Le mariage ne m'arrêterait pas.
— Je ne di\orcerai point. En fait d'excès ou de sévices, je ne
pourrais alléguer que des excès de prévenances. Et, si je divorçais
jamais, ce ne serait pas pour me remarier. (Ihangcr de mari, c'est
changer de médecin : ça ne guérit pas... Mais, se marier pour la
première fois, cela peut réussir. Essayez.
— Avec qui? Avec M™® Gueyrard?.. Tenez, je la déteste, cette
charmante Anglaise, décidément ! Je suis sûr qu'elle vous détourne
de moi, comme elle voudrait me détourner de vous... J'aurai plaisir
à lui faire mes adieux, à celle-là!
— Alors, c'est décidé, vous partez?
— Certes... à moins que... Ah! tenez, Roberte, aimez-moi! Vous
ne savez pas ce que c'est que l'amour!
— Mais si, mais si, je vous assure.
— Non ! s'écria Florestan avec une conviction véhémente.
— Prétentieux !
Elle lui avait abandonné ses mains et, souriante, semblait dis-
traite ou un peu grisée. Elle regardait autour d'elle, sans doute
pour cchappcr au regard ardent et trouble du jeune homme. Mais
l'illusion de FLORESTA^f. 37
elle ne faisait pas un mouvement qui indiquât la moindre intention
de retraite ou de défense. — 11 s'opérait on ne sait quel travail dans
cette petite tète blonde et poudrée, si mutine et d'une complication
si perverse!
— Ah! Roberte, si vous saviez comme j'ai faim et soif de vous!
Agenouillé devant elle, et rassasié de ses mains, il couvrait
maintenant de baisers sa jupe et son corsage. Elle souriait toujours.
Enfin, il se haussa jusqu'à sa bouche, qu'elle lui livra comme elle
lui avait livré ses mains, comme elle linit par lui livrer toute sa
personne...
Ils rentrèrent tard: lui, tout rayonnant ; elle, muette et glacée.
— Eh bien? demanda timidement Mabel à son amie, quand elle
fut seule avec elle.
— Eh bien! nous avons fait un grand pas... qui l'empêchera
peut-être de s'éloigner, tout en le rapprochant de vous... Enfin,
tout arrive, même ce qu'on attendait le moins. Bonne nuit! je dors
debout.
A la vérité, elle parlait comme en rêve.
IX.
Que s'était-il passé, au juste, dans la tête, dans le cœur et dans
les sens de M™® de Fossanges, pour qu'elle se laissât ainsi vaincre
sans combat, elle qui avait victorieusement résisté à maint et maint
assaut? Il y avait bien eu un peu de perversité dans son cas, et
la satisfaction de trahir son amie, de manquer à sa mission, avait
bien été pour quelque chose dans sa défaillance. ^lais il y avait
eu aussi surprise , désemparement , disette de moyens de dé-
fense et d'argumens. On l'avait attaquée du seul côté qui ne fût pas
fortifié. Jamais elle ne s'était vue, même imaginairement, aux prises
avec un amour jeune et convaincu. Toujours elle avait eu afl'aire à
des dépravations, ou à des curiosités, ou à des vanités. Cette pas-
sion si franche, toute du cœur et des sens, comment y eût-elle ré-
sisté avec sa tète seule? Il eût fallu ne pas être troublée le moins du
monde. Et elle l'avait été, un peu. La poésie, la nouveauté de l'oc-
casion, l'herbe tendre, ou plutôt la mousse... Par-dessus tout, il y
avait eu fascination, fascination par l'idée fixe de ce jeune homme
qui, ayant décrété, six ans trop tôt, qu'il ainierait Roberte de Gueil,
marquise de Fossanges, et en de^ iondrait l'amant, avait su ne renoncer
ni à son amour ni au prix de sa constance ou de son entêtement.
— Si les lionnnes comiaissaicnt mieux le prestige, la force magiié-
lique do la persévérance, ils auraient soin d'assigner toujours à
leurs premiers transj)orts une origine lointaine.
Mais une pareille femme ne saurait se résigner à sa défaite. Elle
38 RKVCE DES DEUX MONDES.
en soiiiïre lout île suite el ne larde pas à vouloir la réparer. Sculc-
njonl, il lui laui, quand même, paraître laccepter pendant queUiue
loiiips, sous peine de se rendre odieuse à ses propres yeux et d'être
pour elle-même un sujet d'elTroi et de scandale.
M"*" de Fossanges sut garder son sourire, ce sourire distrait et
cliai-mt- qui avait été tout son consentement. Florestan s'y trompa.
U se crut aimé tout de bon, et à jamais. Aussi se donna-t-il sans
n'scrve à cet amour tant espéré. 11 y apporta la fougue et 1 ardeur
profonde de sa foi singulière ; sa vie apj)artint à M"*^^ de Fossanges,
connue il pensait que la vie de M™*" de Fossanges lui appartenait.
11 ne douta de rien. 11 fut heureux.
Cej)cndant, on l'obligeait à être très ménager de son bonheur.
Fn huit jours, il n'obtint pas un quart d'heure de tête-à-tête. Enfin,
comme le moment de la séparation approchait, — la marquise
s'apprêtant à quitter le Champart pour une autre propriété, où
son mari devait aller, cette année-là, faire l'ouverture de lâchasse,
et tous les invités ayant, au surplus, annoncé déjà leur très pro-
chain départ, — il y eut entre les nouveaux amans une conférence
intime, à Dieppe, dans un appartement loué pour la circonstance.
Cela suffit pour renforcer l'éclat de Tindiscrète auréole de joie
dont le visage de Florestan était comme illuminé depuis le bien-
heureux épisode de la forêt. Et il n'en fallut pas davantage pour
remettre en défiance l'amoureuse et jalouse Mabel, qui. d'ailleurs,
avait observé chez son amie Robcrte quelques symptômes équi-
voques.
— Vous avez une mine bien réjouie, monsieur mon ami!.. Igno-
rez-vous que le premier devoir de l'amitié consiste à partager ses
joies, comme ses chagrins, avec les personnes que l'on sait prêtes
à s'y associer?
('/'était un commencement de soirée d'une sérénité parfoitc. Sous
un ciel })àli, les arbres du parc épandaient leur ombre jusqu'aux
contours nets des pelouses, baignées de lumière blonde ])ar une
lune discrète. Des bruits de voix, s'envolant par les fenêtres ou-
vertes de la façade du château, troublaient seuls le silence recueilli
des futaies environnantes. Mabel et Florestan se trouvaient assis
cote à côte sur un banc de jardin, devant im massif de lauriers.
Au loin, les communs dormaient déjà, comme gagnés par le som-
meil el la paix de la tbrèt, dont on devinait derrière eux les pro-
fondeurs tranquilles.
— Vous n'êtes guère communicalif ! reprit M""" Gueyrard.
De fait, le jeune homme avait été surpris en plein rêve par la
jolie Anglaise, qui était venue prendre place à côté de lui sans que
le fronfi-ou léger, presque imperceptible, de cette marche de fcnnne
eîit donni' l'éveil au son":eur.
l/iLLUSION DE Fr.ORF.STAX. 39
— Si VOUS aviez accueilli, dit-il eulin, mes premiers é[»ancliciueris
avec moins de rigorisme; et si vous n'aviez pas remplacé ensuite le
rigorisme par le persiflîige, je me serais peut-être enhardi ou ap-
pi'ivoisé (hnanlage... D'abord trop imposante, puis trop agressive
ou trop mo({ueuse, vous avez découragé mes velléilcs d'e\|)ansion.
Du reste, que [)oiu"rais-je bien vous confier? Seriez-vous d'hu-
meur à entendre le récit de mes frasques de jeune homme?
— Cela m'amuserait infiniment... Mais vous vous vantez, mon-
sieur Hugues... Vous appelle-t-on toujours ainsi?
— Je ne sais trop ce que vous voulez dire...
— Ne faites donc pas le discret! Quant à vos prétendues fras-
ques, je vous répète que vous vous vantez,., à moins que vous ne
péchiez par excès de modestie.
— Daignez m'expliquer ces reproches, un peu subtils pour mon
provincial intellect.
— Je veux dire que vous n'êtes pas dans une situation d'esprit
et de cœur à faire des folies de jeune homme. Il vous faut tout ou
rien : le crime ou la sagesse.
— Je vous assure que... Où diable voulez-vous en venir?
Il tâchait de distinguer l'expression du regard de la jeune femme
et se penchait vers elle. Mais, à mesure qu'il s'inclinait de son côté,
elle détournait la tète, jouant avec un bouquet de roses jaunes, qu'elle
avait détaché de son corsage. Tout à coup, ayant respiré ses roses
avec force, elle se leva et pria son compagnon de lui offrir le bras.
— Tenez, monsieur de La Garderie, lui dit-elle en l'entrahiant
sous les arbres les plus proches, je veux vous détromper. L'in-
térêt que je vous porte est fort réel, tout amical, mais très, très
sincère... Mon Dieu, je ne nie pas que je n'aie éprouvé d'abord
quelque embarras à vous entretenir d'une intrigue que je jugeais
et que je juge encore peu convenable... Mais il y a une considéra-
tion qui, pour moi, prime toutes les autres : le besoin de vous
épargner une su[)rême mésaventure...
— (Jui serait?..
— De compromettre gravement, irrémédiablement, une femme
qui ne vous aime pas.
— S'il s'agit d'une femme qui ne m'aime pas, comment pour-
rais-je la coujpromettre de façon si complète?
— Supposez que cette femiue ait un mari débonnaire, mais clair-
voyant, ou qui se croie tel; supposez que ce mari l'épie sans en
avoir l'air, et qu'il finisse par admettre, sur la foi des apparences,
que les choses vont plus loin qu'il ne faudrait pour son honneur...
Eii bien! coin[)renez-vous?
— Pas du tout, dit Klorestan en dégageant son bras et en s'ar-
rê tant au milieu de l'allée sombre.
40 REVUE DES DEUX MONDES.
— J insiste, alors... \ous no comprcnoz pas que, si, par vos assi-
duités aujnés d'une fennue frivole, qu'elles anuiseni sans la con-
vaincre ou sans l'entraîner, vous donnez à penser que celte femme,
(pii ne vous aime pas, est votre complice... tranchons le mot :
\otrc maîtresse, vous commettez ainsi une action doublement blâ-
mable, j)uisque vous n'avez pas l'excuse d'une passion partagée?
Vous ne comprenez pas cela?.. Si, je suis sûre que vous le com-
prenez on ne peut mieux. Mais voilà! vous vous entêtez à vous
croire aimé, et vous allez de l'avant, espérant tout... Eli bien! c'est
ce qui m'autorise à \.ous crier : Gare !
I/endroit était trop obscur pour que les deux interlocuteurs
pussent songer à se dévisager dans l'ombre; mais la voix de Mabel
tremblait assez pour révéler le trouble de la jeune femme.
— Permettez-moi de vous demander si vous avez une raison
nouvelle de me donner cet avertissement?
— Cela doit être.
— Bien. Mais je ne ^ois, en fait de motifs sérieux et nou\eaux,
que ceci : ou une confidence vous ayant récemment fourni la
preuve de ce que vous \ ous êtes efforcée déjà, avec une obligeance
infinie, de me persuader, à savoir que mon aiTeclion se fourvoie ;
ou la révélation d'une jalousie maritale en éveil et qui menacerait
la sécurité de... d'une personne... Enfin, de la femme dont il s'agit.
Lequel des deux?
11 n'y eut pas de réponse.
• — Voyons ! fit le jeune homme avec insistance et en prenant les
mains de Mabel, soyez franche. Voulez-vous simplement me dé-
tourner... cédant à je ne sais quel mobile... Voulez-vous shnple-
ment me détourner de Roberte, ou craignez-vous pour elle quelque
danger ?
— Mais... l'un et l'autre, peut-être.
— Ainsi, M. de l-'ossanges?..
— M. de Fossanges s'aperçoit que vous tournez beaucoup autour
de sa femme.
— I5ah! suis-je le seul?
— Actuellement, oui,., ou à peu près.
— Et c'est un jaloux, M. de Fossanges?.. Allons donc!
— On peut, sans être précisément jaloux, ne pas vouloir être...
nigaud.
— Ah! vous savez qu'il ne ^eut pas...
— Je sais notamment, et, si vous étiez moins absorbé, vous le
sauriez comme moi, je sais qu'il a manifesté une espèce de mé-
contentement à propos de cette excentricité nouvelle qui a trans-
formé sa femme en vélocipédiste, avec vous poui- professeur, pro-
fesseur en second, suppléant d'un maître de gymnastique!.. Et je
l'illusion ni: florestan. 41
sais aussi que, l'autre soir, il n'avait pas l'air beaucoup plus satis-
fait, lorsqu'il a coiistatt' que vous aviez votre place retenue, aller
et retour, dans la voiture de Roberle.
• — Enlin, vous ne savez que cela?
— Je pourrais donc savoir autre chose?.. Allons! monsieur de
La Garderie, vous voyez bien que vous manquez, non-seulement
de confiance envers moi, mais de prudence à l'égard de tous...
Vous leiiez mieux de me dire, sans ambages, que votre intimité
avec Ri>berte progresse chaque jour, et que, vous croyant fondé à
espérer beaucoup, vous n'hésitez pas à risquer quelque chose.
— Je ne ^ous dirai rien de pareil, attendu que ce serait manquer
de véracité autant que de délicatesse... Maisje puis bien vousavouer
que votre acharnement à doucher ma passion ne me paraît pas de
fort bon aloi... Et je puis bien ajouter que je suis libre d'aimer
avec entêtement, pour\ u que ce soit aussi avec désintéressement,
qui bon me semble. Le désintéressement excuse tout, madame...
Voulez- vous rentrer?
— Merci, répondit sèchement Mabcl, je rentrerai seule.
Tandis que le jeune homme, après un salut correct et froid,
s'éloignait dans la direction du château, M""*" Gueyrard murmurait,
en mordillant ses roses :
— L'ingrat! L'impertinent!.. Qu'a-t-il voulu dire avec ce désin-
téressement?.. Oh! mais, je saurai où ils en sont... Il y a quelque
chose qu'on me cache et dont je ne veux pas être la dupe... Bah!
que mhnporte? Il ne m'aimera jamais; et cela seul, au fond, m'in-
téresse. Car je l'aime, hélas! d'autant plus qu'il me fuit davantage...
C'est de tradition... Mais que c'est stupide et lâche!..
D'un geste colère, elle jeta ses roses, auxquelles il lui semblait
trouver une saveur amère, — ce qui était explicable, vu que, de-
puis un moment, elle y déposait une rosée de larmes. — Mais elle
eut bientôt à se remettre de son trouble et à dresser l'oreille. Un
pas d'homme faisait crier le sable de l'allée.
— Quoi I seule dans ce noir! Que faites-vous là?
— M. de Fossanges ! D'où venez-vous ?
— Je reviens d'une tournée d'inspection. Imaginez-vous qu'il y
a des palefreniers qui voisinent, le soir, avec des femmes de cham-
bre, sur les confins du parc et des communs. On m'avait signalé
le fait, et je tenais à m'en assurer.
— Qu'est-ce que cela peut bien vous faire ?
— tiomment ! ce que cela peut me faire !.. Où l'amour va-t-il se
nicher, je vous le demande !
— Dame! il se niche où il peut. Et, j)ioscrit chez les maîtres, il
faut bien qu'il se réfugie chez les domestiques.
— A l'oflice, soit ! Mais dans mon parc !..
42 REVUE DES DEUX MONDES,
— IJalil laissez donc... Et puis, ça poite bonheur à une maison.
— Ui! vous croyez?..
— Oïl ranirnie.
— Au lait, je serais lente de l'admettre, puisque je vous rencontre
seule, h cette heure amoureuse, en un encb-oit plein d'ombre...
— Ouest-ce <pii vous i)rend?
d'était plutôt M. de Kossanges (pii prenait quelque chose, car il
venait de s'emparer du bras de la baronne et la poussait douce-
ment vers le banc qu'elle avait occupé naguère, de compte à demi
avec Klorcstan. Après «ne résistance de pure forme, la jeune femme
céda à rinqnilsion caressante et s'assit, ou plutôt repiit j)lace sur
le banc, où le marquis parut se disposer tout de suite à la serrer
d'assez près. — Pour que l'honnèîe et prude Mabel se prêtât à un
tel manège, il fallait qu'elle eût sou idée.
— Vous êtes inouïs, dit-elle, messieurs les Français, et à tout
âge !.. J'avais l'occasion de le dire, récemment, à un jeune honnne...
à M. de La Garderie, je crois...
Klle suspendit sa petite mercuriale, juste le temps de percevoir
un léger mouvement de recul involontaire, qui, à ce nom de La
Garderie, vint contredire aux premières manœuvres de M. de Fos-
saiiges, lesquelles n'avaient vraiment en rien pennis d'augurer une
si prompte retraite.
— Oui, repril-elle, c'était M. de La Gardeiie. Enfin, peu im-
porte !.. Aujourd'hui, c'est à vous qu'il faut le dire... ou le redire,
car il ne me semble pas que ce soit la première fois... Je vous de-
manderai donc s'il n'est pas ridicule de se croire obligé de courtiser
toutes les femmes, même celles qu'on n'a p.as l'illusion d'aimer...
— Permettez, interrompit Fossanges, permettez!.. Un homme a
toujours l'illusion d'aimer; il l'a à volonté... Octroyez-moi la per-
mission de vous expliquer ça.
— Je voiLs permets, en paroles, tout ce que vous voudrez...
Alors, vous avez l'illusion de m'aimer, moi ?
— C'est-à-dire que ce n'est déjà plus de l'illusion.
— Bon ! Mais il vous faudra m'avouer, dès lors, que vous avez
plus ou moins peiné pour en venir là. Vous avez dû chercher d'abord
rillusion, puis le moyen de la transformer en réalité. Que d'cITorts,
et quel régime pour votre pauvre crem' !
— Vous ne me croyez pas?
— Si fait... presque. Mais j'y vois une preirve de plus que vous
ne cédez point à votre .inclination naturelle.
— Qu'est-ce donc que mon inclination naturelle, selon vous?
~ C'est votre fenmie.
— Oh!
— Niez donc !
l'illusion de florestan. 43
— Penh! c'est de riiistoirc ancienne.
— Grâce à elle. Mais, s'il n'avail dépendu (jue de vous...
— Kniin, adnietloiis-le pour ne pas éterniser ce. que les parle-
mentaires appellent un débat stérile... Qu'y l'aire? C'est le passé,
ça... Quant au présent, je le tiens.
Mabel comprit, à l'accentuation de la mimique, comme au crea-
ccitdo de la voix, qu'il était temps de frapper le grand coup. Kllc
se dégagea et dit avec sérieux :
— De sorte que vous n'avez, pour l'instant, d'autre désir, d'autre
souci que de mettre à mal ina vertu?.. Et celle de Roberte, qu'est-ce
que vous en ftiites ?
— OIi ! celle-là se défend bien sans moi.
— Voilà de la confiance, au moins !
— Certes ! Et je défie qui que ce soit de se faire aimer de ma
femme.
— Parce que vous n'y avez pas i-éussi? Tout l'homme est là.
— Combien d'autres, après moi, y ont échoué!.. Vous re-
marquerez, du reste, que c'est encore moi qui ai le mieux
réussi. Car, pendant assez longtemps, notre ménage a très bien
marché.
— Oui, mais il ne bat plus que d'une aile,., la vôtre.
— Il est vrai qiie Iloberte est devenue par trop indépendante,
par trop moderne... ou plutôt par trop femme de l'avenir. .Mais il
faut faire la part de la pose dans tout cela. Les fenmies posent tou-
jours, ^ous le savez bien,., dans notre miUeu, du moins, où elles
sont toujours en représentation, toujours en scène. Il n'y en a pas
une qui soit naturelle. La femme naturelle donne le sein à ses en-
fans.. v au lieu de l'exliiber à ses amis... et à beaucoup d'inconnus.
Que voulez-vous que j'y fasse?
— Et vous n'avez rien fait, vous ne ferez jamais rien pour ravoir
votre femme, que vous aimez?.. Encore une fois, ne lo niez pas!
Je sais à quoi m'en tenir.
Le marquis de Fossanges ne songeait plus du tout à prendre la
taille de son interlocutrice; et c'était, en vérité, un singulier ga-
lant, bien incohérent et bien distrait, que celui-là !
— Vous vous trompez, murmura-t-il, je ne l'aime plus... J'en ai
vu le fond : c'est vide.
— Vous ne lahuez plus? Mais voyez donc comme vous êtes ému,
•troublé...
— Je ne l'aime plus,., mais je la pleure peut-être encore.
— Pourquoi n'avez-vous pas essayé de la disputer à la mode, au
chic, à la pose, à la coquetterie, à toutes les niaiseries liguées contre
vous ?
tili BEVUE DES DEUX MONDES.
— Pciit-(^trc, répondit avec liiiinilité M. de Fossanges, parce
que j'étais moi-même l'allié de ces niaiseries ou d'autres niaiseries
équivalentes... Ce qui nous manque, à nous autres, maris mon-
dains, pour dominer nos fenuues, c'est une supériorité évidente
ou apparente. L'homme de labeur est bien réellement le nicàle de
l'association, car c'est Ini qui gagne le pain de toute la maisonnée ;
l'homme sérieux qui ne fait rien déguise au moins son inutilité sous
des dehors imposans, dont sa femme n'est presque jamais en état
d'apprécier le peu d'épaisseur ou le peu de consistance... Mais,
nous, qu'est-ce que nous sommes? Nous vivons comme nos femmes,
jusqu'au jour où nous leur donnons le droit de vivre comme des
hommes. Comme elles, nous dansons, nous tournons ; comme elles,
nous nous promenons, nous bavardons, nous nous occupons de
notre toilette... Pourquoi nous respecteraient-elles ? Pourquoi nous
écouteraient-elles? Où prendre le point d'appui indispensable pour
s'attaquer à de vieilles habitudes et à des conventions passées en
force de loi?.. N'ai-je pas lu quelque part que, dès le milieu du
siècle dernier, on pouvait intituler le Préjugé à la mode une comé-
die dont l'objet était de railler cette forme du respect humain qui
cnq)èche les ménages élégans d'être des ménages unis?.. Si vous
saviez que de fois il m'est arrivé d'entrer chez Roberte pour la ser-
monner, pour lui demander de vivre un peu plus pour moi et pour
elle-même, un peu moins pour ses amis et pour le monde, dont
elle se moque si bien, d'ailleurs !.. Ah! oui ! Mais les mots, mais les
idées, où les prendre pour faire brèche dans ces habitudes et ces
aberrations invétérées, ou dans les inventions nouvelles du chic et
de la mode? Innovations ou routine, tout m'apparaissait comme
.également insurmontable et invincible, tant j'étais mal armé,
— Et vous avez déserté ?
— .Non pas, puisque je suis encore à mon poste ; mais j'ai renoncé
.à vaincre.
— Sans vous résigner à votre défaite ?
— Si, je m'y suis résigné... Au surplus, la résignation m'a été
rendue presque facile... disons : moins douloureuse, par la certi-
tude (jue mon hisuccès ne se tournerait jamais en désastre.
— Et pourtant, vous tremblez encore un peu quand une excen-
tricité nouvelle... Ainsi, l'autre jour...
— L'autre jour, interrompit M. de Fossanges, vous vous êtes fait
un malin plaisir de chercher à m'émouvoir en me signalant le dan-
ger,., le prétendu danger de la gymnastique à deux. Mais je suis
blasé sur ces émotions-là.
— Ce qui ne vous a pas empêché de vous rendre incontinent sur
les lieux !.. Eh bien ! mon cher monsieur de Fossanges, ce jom' là,
l'illusion de florlstax. hft
vous aviez raison. Et il serait à souhaiter que vous eussiez plus sou-
vent de ces petits regains de méfiance.
— C'est un bon avis que vous entendez me donner là? ou bien
n'est-ce qu'une ironie '?
— C'est un bon avis. Depuis quelque temps, j'en tiens boutique;
j'en fournis à tout le monde.
— A Robertc aussi?
— Certainement.
— A (jui encore ?
— A M. de La Garderie, par exemple...
— Bah ! — fit le marquis, en se levant comme involontairement
«t en s'éloignant du siège rustique où il avait succédé à Florestan.
— A lui plus qu'à tout autre, reprit M""® Gueyrard sans bron-
cher.
— Dans son intérêt?
— Oui... Mais surtout dans celui de Roberte et dans le vôtre.
En disant ces mots, elle se leva à son tour ; et, se mettant à mar-
cher vers le château, elle ajouta :
— Car, mon cher marcjuis, vous avez sujet d'être inquiet. Et je
parierais volontiers que, tandis que vous étiez sur ce banc, machi-
nalement occupé à mettre le siège devant ma personne, on repre-
nait là-bas le blocus de ce qu'il vous reste de joies conjugales...
Voulez-vous venir vous en assurer?
— Pourquoi pas? — fit le marquis avec une insouciance qui
devait être de pure aftcclation, à en juger par l'altération du timbre
de sa voix.
— Donnez-moi donc votre bras jusqu'au château, dit .Mabel.
Après quelques pas, elle reprit sur un ton très amical et très
doux :
— Mais je désire que nous nous comprenions bien. 11 n'y a rien
■de grave, jusqu'à présent. Par conséquent, une alarme trop vive
ne serait pas plus justifiée qu'un éclat.
— Bon, bon! vous savez de reste que je ne suis point un homme
violent.
— Je vous préviens, parce que...
Elle s'était interrompue avec un embarras aisément perceptible.
— Au fait, — dit M. de Fossanges, en s'arrêtant au bord de
l'allée circulaire dans laquelle ils allaient s'engager pour regagner
le château, — pourquoi me prévenez-vous?
Il scrutait curieusement du regard la physionomie de sa com-
pagne; et le clair de lune, en cet endroit découvert, lui facilitait la
besogne.
— Pourquoi?.. Eh bien! je vais vous le dire. Ce sera plus loyal.
46 REVUE DES DEUX MONDES.
Je l'ai déjà dit à votre femme, mais vous avez le droit de le savoir
aussi. Car, faute de cela, vous seriez autorisé à ne voir en moi
qu'une amie félonne ou une assez méchante commère. Mon amour-
])ropre perdrait donc h ma dissimulation plus qu'il n'y gagnerait...
J'aime M. de La (iarderie.
Le procédé était crâne, et l'attitude de Mabel bien d'accord avec
cette hardiesse que l'on n'eût pas attendue d'elle. M. de Fossanges
la regarda un moment avec autant de surprise que d'admiration.
Droite et fière, le regard franc, l'allure digne et décidée, elle était
belle et charmante, ({uoique un peu pâle, sous l'opaline clarté qui
mollement coulait du ciel.
— Allons! lit-il en soupirant et en reprenant sa marche. C'est
un heureux gaillard que ce La Garderie... Mais vous n'êtes pas
aimée? Car, si vous l'étiez...
— Vous n'auriez, vous, rien à craindre, c'est clair. De sorte
que ce qui fait mon malheur fait aussi ou menace de faire le vôtre.
Et c'est bien pour cela qu'une alUance entre nous .m'a paru tout
indiquée. Ai-je eu tort d'y songer? Jetons-en donc les bases...
Voici, pour ma part, comment je comprends les choses. Mon rôle
est fini à dater de cet instant, puisque je ne pourrais plus agir ni
parler sans compromettre irrémédiablement et mes intérêts et ma
dignité. A vous d'entrer en scène. Mais, encore une fois, du calme,
de la modération! Assurez-vous bien par vos yeux des progrès
inquiétans d'une intimité suspecte et coupez-y court sans prendre
à partie le... le complice de votre femme. Quel mot bête, du reste!
— Ah! je suis bien de votre avis. Et je me demande, de la meil-
leure foi du monde, pourquoi j'en voudrais à ce garçon... C'est sa
fonction de jeune homme, après tout, de faire le galant auprès des
coquettes. Chacun pour soi. Garde-toi, je me garde.
— Oui ; mais il n'est pas marié, lui, d'où il suit que la partie
n'est pas égale. Et puis, ce n'est pas très délicat, je pense, de
mettre à profit l'hospitalité du mari pour...
— Mais il n'est pas mon hôte! Il est celui de ma femme. C'est
elle qui l'a invité... Les maris connue nous, ce sont des présidens
de république : on leur soumet les décrets pour qu'ils les signent.
— C'est triste ; car enfin, ils vont parfois jusqu'à... jusqu'à signer
ainsi la progéniture d'autrui.
On eût dit que, dupe du ton de badinage forcé qu'avait repris
M. de Fossanges^ la jeune femme craignait qu'il ne fût pas suffi-
samment jaloux et .inquiet. Après avoir voulu s'assurer de ses dis-
positions pacifiques, elle paraissait désireuse de le pousser jusqu'à
la limite d'irritation et d'anxiété en-deçà de laquelle on peut pré-
férer encore le repos ou l'inertie aux résolutions énergiques.
I
l'illusion de FLORF.STAX. /l7
Us étaient arrivés, toujours causant, jusqu'aux: abords du châ-
teau. Devant eux, par les fenêtres lai-j^es ouvertes, le grand salua
vide projetait au dehors les clartés ruses de ses lampes encapu-
chonnées. A droite, on entendait le choc des billes d'ivoire et le
rire dt's joueurs dans le billard ; à gauche, des voix de l'eiunies
dans le petit salon liiisant suite au grand. Tout à coup, les éclats
d'une gaîté de plus en plus bruyante attirèrent les femmes vers le
billard. M. de Fossanges et M""® Gueyrard les virent traverser une
à une le grand salon, puis la salle à manger faiblement éclairée, où
leurs ombres se profilèrent sur la muraille, en fde indienne.
— Allons voir ce qu'il y a, dit Fossanges, qui voulut attirer sa
compagne du côté des fenêtres de la salle de billard.
— Non, lit Mabel en retenant M. de Fossanges. Voyons plutôt par
là ; ce sera beaucoup plus intéressant, je crois.
Ayant constaté qu'il manquait une silhuuette au défdé des om-
bres de femmes et une voix au concert des rires mâles, elle ne
pouvait que bien orienter sa curiosité en regardant les fenêtres du
petit salon. Et elle cntrania le mari de Roberte vers la gauche.
Parvenus au pied du nun-, ils jetèrent un coup d'œil dans la pe-
tite pièce. Ils ne virent personne d'abord. Mais Mabel, s'étant accou-
dée à l'entablement de l'une des fenêtres, fit bientôt signe au mar-
quis de s'approcher avec précaution. Dans un angle, assis tous
deux sur un siège d'encoignure, Florestan et la marquise devisaient
mystérieusement. Les portes, comme les fenêtres, étaient ouvertes ;
l'entretien ne pouvait donc avoir un caractère bien criminel. D'ail-
leurs, une minute auparavant, toute la partie féminine de la gar-
nison du château se trouvait réunie dans ce salon.
Néanmoins, M. de Fossanges se retira avec une vivacité doulou-
reuse de son poste d'observation, dès qu'il eut examiné avec
quelque attention ce qui se passait dans la pénombre de l'encoi-
gnure. Il avait Ml le coude de sa femme, qu'une manche courte
mettait libéralement à nu, reposant sur la main de M. de La Gar-
derie, laquelle main était comme un support où s'appuyait ce bras
d'un modelé divin, — mais un support animé.
Le reste était sans signification précise. Florestan parlait; Ro-
berte écoutait, simplement, avec son vague sourire, aussi distrait,
mais moins charmé qu'en plein air. Peut-être même que, si le
marquis avait cru devoir, à l'exemple de M"*^ Gueyrard, prolonger
son examen, il eût, en constatant l'animation croissante de Flores-
tan et les regards de plus en plus déprécatifs du jeune honune,
ainsi que les résistances impatientées de i\obcrte, conjecture que
son sort définitif .se débattait encore, à cette heure, ce qui n'eût
pas laissé de le réconforter. Or, il paraissait avoir besoin de cette
illusion bienfaisante.
48 REVUE DES DEUX MONDES.
Lorsque Mabcl se retourna, en elTel, lo pauvre mari mâchonnait
sa moustache, les mains nerveusement enlbncées dans ses poches,
1(> Iront penché, l'oeil à terre, ayant enfin toute la mine de son em-
ploi. La haroime eut peur, et, serrant autour d'elle, avec un invo-
lontaire fiisson, la mante légère qu'elle a^ait jetée sur ses épaules
avant de sortir, elle vint fi lui, rapide, mais sans faire entendre le
moindre bruit de pas.
Ah çà! fit-elle, vous n'allez pas tardivement dramatiser...
Rassurez-vous, madame, dit M. de Fossanges en interrom-
pant d'un air sérieux. On n'a jamais joué que des comédies chez
moi, des comédies de salon : le drame n'est pas dans nos cordes.
A quoi il ajouta, après un tenîps et avec un assez amer sourire :
Il y a pourtant quelque chose à faire. Et vous me reproche-
riez, je pense, d'en rester là.
Puisque vous allez partir, je ne vois pas... Plus tard, il vous
sera bien facile...
— Oh ! non, pas plus tard : tout de suite.
— Mais alors... une querelle?
— Nullement. Une liquidation.
— Une liquidation?
— Oui. Je veux dire que je vais, ce soir même, demander des
comptes à ma fenune et lui rendre les miens. Après quoi, nous
nous dirons adieu, sans autre forme de procès, et ce sera pour la vie.
— Pour la \ie!.. Mais vous n'y pensez pas! A propos d'un com-
merce galant, ni pire, ni plus complet que maint autre précédem-
ment toléré...
— Oh ! pardon ! beaucoup plus complet.
— Comment! vous allez jusqu'à croire... Mais je a'OUS certifie
(pie vous vous trompez! Je suis parfaitement au courant, et...
— Si je n'y suis pas, je vais m'y mettre, dit froidement M. de
Fossanges en saluant et en se dirigeant vers le perron.
Connue il pénétrait dans le petit salon, le dialogue des amans
s'achevait. Il n'en surprit rien. Une minute auparavant, il eût, en
prêtant l'oreille, entendu ceci :
— Je ne puis consentir à vous quitter, pour trois mois peut-
être, sans vous avoir revue librement... Allons! Demain?.. Je vous
en prie!
— Mais, après-demain, vous partirez?
— Soit! Marché conclu.
— Si vous y tenez.
\hiis le marquis, lui, vraisemblablement, ne tenait à rien entendre
ou surprendre, car il eut soin de faire tout le bruit possible pour
s'annoncer, toussant, heurtant une porte, marchant d'un pas pe-
sant et sonore.
l'illusion ni: fi,ori:sta\. ^9
Quand il enira, on était prêt à le iccevoir : Hobcrtc, imniobih; k
sa place ; Florestan, un gvnon sur le canapé-borne qui occupait le
milieu de la pièce, et élevaiil la voix pour raconter une anecdote
rien moins qu'inédite.
— Ma chère, dit M. de Fossanges sans regarder Florestan, je
suis forcé de partir dès demain pour Taillcvcni. J'irai vous parler
chez \ ons, tout à l'iieuie, quand nos hôtes seront couchés.
Kt il tourna les talons.
— Qu'est-ce que cela ^eut dire? murmura Roberte. Ce départ,
cet entretien...
— Vous êtes inquiète ?
— Non. Mais je n'irai pas à Dieppe demain.
— Mais, si votre mari s'en va...
— Raison de plus.
Fn ce moment, arrivait Mabel, plus contrainte et gênée que cu-
rieuse.
— Rien de nouveau ici? demanda-t-elle avec un accent d'indif-
férence vraiment méritoire. J'arrive du lin fond du parc.
— Rien du tout, lui répondit brusquement son amie en se levant
pour lui tourner le dos tout aussitôt.
Florestan demeurait seul avec Mabel, face à face. Il lui dit :
— C'est à vous qu'il faut demander ce qu'il y a de nouveau,
madame... Vous devez le savoir, en toutou en partie. Car...
— Trêve d'épigrammes entre nous! interrompit la baronne
Gueyrard d'un ton ému et grave. Ce qu'il y a de nouveau, c'est
que vous avez de très récens motifs de veiller, d'être sur vos
gardes... de vous défier de vous-même et de vos gestes. Gela vau-
dra infiniment mieux, pour vous et pour Roberte, que de vous dé-
fier d(; moi.
— L'un n'empêche pas l'autre, riposta Florestan avec une incli-
nation de tête assez impertinente.
Et, à son tour, il s'en alla, laissant Mabel partagée entre l'anxiété,
la colère et la satisfaction, — la satisfaction d'une vengeance pro-
chaine et imprévue, dont elle sentait à peine le remords et que,
d'ailleuis, elle ne pouvait croire bien terrible, parce qu'elle ne
croyait pas à la chute complète de son amie.
Hlnry Rabusson.
{La dernière partie au prochain n'.j
TOME xav. — 1889.
ETUDES
D'HISTOIRE RELIGIEUSE
LE TRAITÉ DU MANTEAU DE TERTULLIEN.
Ou trouve, dans les œuvres de Tertullien, un petit traité intitulé :
de Pallio (du Manteau), qui doit sa célébrité à la peine qu'on
éprouve pour le comprendre. Les commentateurs, qui sont attirés
vers l'obscurité, comme d'autres vers la lumière, s'en sont fort
occupés ; ils ont fait de grands efforts pour l'éclaircir, et n'y sont
arrivés qu'en partie. Un de ces commentaires surtout, celui de
Saumaise, est resté dans la mémoire des savans : c'est une œuvre
remarquable, et qui fait grand honneur à l'érudition française du
xvii* siècle. 11 s'en faut pourtant que Saumaise ait dissipé tous les
nuages; s'il a mieux expliqué le détail des mots et des phrases, le
sens de l'œuvre entière reste toujours assez incertain. On a tant de
(lilîiculté à s'en rendre compte que Malebranche, dans sa Recherche
de la vcn'tc, n'y voit qu'un amas d'images incohérentes, et qu'il
regarde Tertullien comme le type de ces auteurs brillans et vides
« qui ont le pouvoir de persuader sans raisons, en étourdissant et
en éblouissant l'esprit, et uniquement par cette puissance trom-
peuse que les imaginations exercent les unes sur les autres. »
Je voudrais reprendre à mon tour ce petit problème et chercher
s'il est possible de savoir ce que Tertullien voulait faire quand il
ETUDES d'histoiri; remgiedse. 51
composa son traite du Manliuin. C'est une question (\\ù semble
d'aboid assez peu imj)ortante, et de nature à plaLie plutôt aux eru-
dits qu'aux gens du monde. J'aurais fort hésité à l'aborder de\aiil
eux, rraiiïnant de les eiuuiycr, si elle n'ollrait l'occasion du tou-
cher à qiiel(|ues pohils inleressans de riiisloire des picmicis temps
du cluisLiauisme.
1.
Pour comprendi-e l'ouvrage, il faut d'abord avoir une idée de
l'auteur. L'honuiie est, du reste, fort curieux à étudier, et assez
facile à connaitre. C'est une figure si originale et d'un relief si puis-
sant qu'il est aise d'en esquisser les contours.
De sa biographie nous savons peu de chose : il était de Carthage
et Nivait à l'époque de Sei)tinie Sévère. Ses premieis ouvrages
datent de la (in du ii*" siècle et l'on suppose qu'il a prolongé sa
vie jusqu'au milieu du siècle suivant, il n'était pas chrétien de
naissance, et rappelle plus d'une lois le temps où il attaquait et
raillait la nouvelle doctrine qu'il ne connaissait pas encore. On voit,
à la façon dont il en parle, qu'il devait être alors pour elle un en-
nemi fougueux; mais quand il l'eut embrassée, il en devhit aussi-
tôt le plus passionné défenseur.
C'était en toute chose une nature de feu. D'ordinaire, on attriljue
la violence de son tempérament au pays d'où il tirait son origine,
et l'explication paraît d'abord assez plausible. Cependant il faut
ne pas oublier que l'Afrique a donné à l'église des docteurs qui
ne ressemblent guère à Tertullieii. Pour n'en citer qu'un, l'evèque
de Carthage, saint Cyprien, fut un politique habile, qui sut se tirer
adioitcment de conjonctures délicates et ne poussa rien à l'ex-
trême. Il n'hésita pas à se dérobej' aux bourreaux, dans une pre-
mière persécution, i)arce qu'il jugeait utile de vivre, et s'ollïit à la
mort, dans la seconde, parce qu'il voulait donner aux fidèles un
grand exemple. Cet honmie sage^ qui n'agissait jamais qu'avec
reflexion et mesure, était pourtant un Africain comme Tertullien,
ce qui montre que l'inlluence des milieux n'est ])as aussi sou\ e-
raine qu'on le dit, et que le même i)ays peut produire à la même
époque des oppoilunistes et des intransigeans.
En réalité, Jes gens de ce tcm])éranient ne sont tout à fait rares
nulle part, même dans l'église, et nous CJi avons vu de nos jours
qui, sans être nés en Afrique, apportaient des humeurs teriibles à
la défense d'une religion de pai\. Le premier tiait de leur carac-
tère, c'est qu'ils sont raides, eutiefs, absolus, qu'ils regardent toute
concession conmie une faiblesse, qu'au lieu d'éviter les difficultés
62 . REVUE DES DEUX MONDES.
ils les font iiaîtro, qu'ils exigent qu'on accepte aveuglément leurs
■opinions et (pi'en même temps ils travaillent à les rendre de moins
eu moins acceptables, ([u'ils semblent fiers de heurter le sentiment
public, (ju'ils prennent volontiers des poses d'athlètes et vont en
guerre à tout propos, qu'ils possèdent le talent de l'insulte, et
l'exercent de préférence aux dépens de lem'S meilleurs amis.
Ces violens ont en général de grands avantages sur les modérés.
Nou-seuicment ils plaisent aux violens comme eux, par l'affinité de
leurs caractères; mais ils ne déplaisent pas non plus aux timides,
sur qui la décision et la force exercent un grand empire, et qui
sont très portés à admirer chez les autres des qualités dont ils
•ne se sentent pas eux-mêmes capables. Celui-ci avait de plus un
très beau génie; il possédait une grande vigueur de dialectique,
de vastes connaissances, une façon de s'exprimer frappante et per-
sonnelle. L'église, lorsqu'elle eut fait sa conquête, dut être très
lière de lui ; elle avait eu jusque-là fort peu d'hommes de lettres,
ce qui semblait donner raison à ses ennemis quand ils se moquaient
de l'ignorance des chrétiens et prétendaient que les plus savans
d'entre eux n'étaient bons qu'à discuter avec de pauvres gens ou
de vieilles femmes. Les ouvrages de Tertullien réfutaient ces rail-
leries : l'église avait enfin un défenseur qu'elle pouvait opposer à
tous les beaux esprits de l'école. L'apologie qu'il publia de la reli-
gion chrétienne, et qui fut un de ses premiers livres, était de na-
ture à causer une vive admiration dans la communauté et quelque
surprise en dehors d'elle. Aucune œuvre de ce genre et de cette
importance n'avait encore paru en latin (1). Et ce n'était pas seu-
lement la langue qui était nouvelle; la défense du christianisme y
était présentée d'une façon originale et tout à fait appropriée à l'es-
prit de ceux pour qui le livre était écrit. Les apologistes grecs, si
uous en jugeons par saint Justin, se servaient d'ordinaire d'argu-
mens généraux et })hilosophiques ; ils invoquaient en faveur des
chrétiens la raison, le bon sens, l'humanité. Ils s'adressaient à
(I) Contrairement à l'opinion d'Ébert et de M. Renan, je crois Minucius Félix pos-
térieur à Tertullien. Récemment, M. Massebieau, dans un article très intéressant de
la Revue de l'histoire des religions (t. xv, mai 1887), me paraît avoir opposé d'excel-
lens argumens à ceux de M. Ébert, qui, jusqu'ici, ont paru faire autorité. La ques-
tion me semble surtout vidée par la découverte qu'on a faite à Constantine, l'ancienne
Cirtha, d'inscriptions qui concernent Natalis, l'un des interlocuteurs de VOctavius et
qui sont postérieures au règne de Septime Sévère. A ce propos, je ferai remarquer
que Minucius Félix, aussi bien que Natalis, était né en Afrique, et qu'on a récemment
trouvé à Carthage et à Tebessa des inscriptions qui relatent ce nom. Ainsi, les pre-
aniers chrétiens qui aient écrit en latin, aussi bien à Rome qu'à Carthage, étaient
Africains de naissance. Ne serait-ce pas (ju'à Rome, comme dans les grandes villes
envahies par les Oriijniaux, le christianisme persista longtemps à parler grec, tandis
qu'en Afrique, dès le premier jour, il s'exprima en latin?
ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 53
l'homme plus ({u'au Romain. C'est le Romain surtout que Terlullien
veut convaincre; il lui parle en juriste et en politique. Il essaie de
lui prouver que tout est injuste dans les proct'dures qu'on applique
aux chrétiens. Il soutient que la torture, qui a été imaj^inée pour
découvrir la vérité, ne doit pas servir à leur faire dire un mensonge.
Il montre qu'on va chercher, pour les perdre, des lois hors d'usage,
et demande hardiment qu'on porte enfin la cognée dans cette forêt
de vieux [)lébiscites et de sénatus-consultes démodes, qui, si on
ne les abroge une bonne fois, peuvent fournir des armes à toutes
les haines et autoriser toutes les iniquités. A cette façon de raison-
ner on reconnaît l'homme d'alïaires, accoutumé aux discussions
juridiques et qui a dû fréquenter le tribunal du préteur. Voilà ce
qu'il y avait de nouveau dans V Apologie de TertuUien. C'est par
ces qualités qu'elle frappa non-seulement les Romains, ])our qui
elle était faite, mais aussi les Grecs, qui d'ordinaire n'admiraient
qu'eux-mêmes et qui pourtant s'empressèrent de la traduire dans
leur langue. Ainsi la chrétienté entière l'adopta, et elle devint la
défense commune de toute l'église menacée. C'était un grand ser-
vice que TertuUien rendait à ses frères; mais nous allons voir que
par ses exagérations et ses violences il les a plus compromis encore
qu'il ne les avait servis.
La société chrétienne traversait à ce moment une crise difficile.
On n'était plus à l'époque où la petite congrégation, presque uni-
quement composée de gens du peuple ou d'étrangers, pouvait
s'isoler du reste du monde, où les fidèles se réunissaient paisible-
ment, aux jours de fête, dans quelques oratoires ignorés, et, le
reste du temps, vaquaient à leurs occupations obscures, dans leurs
boutiques et leurs ateliers, sans se faire remarquer de personne.
Peu à peu, à ces gens peu connus et dont on ne savait pas le nom
s'étaient joints des personnages de quelque importance, des bom-
geois, de riches alî'ranchis, comme ce Calixte, un futur pape, qui
avait commencé par être banquier, et même, à ce qu'on dit, par
emporter l'argent de ses actionnaires, des professeurs, des officiers,
des magistrats, et, sous Marc-Aurèle, des sénateurs. Ce succès ré-
jouissait beaucoup TertuUien qui disait aux païens, d'un air de
triomphe : « Nous remplissons les villes, les châteaux, les îles, les
municipes, les bourgades, les camps même, les tribus, les décu-
ries, le i)alais du prince, le sénat, le forum : nous ne vous laissons
que vos temples.» Mais cette diffusion rapide, dont le christianisme
était si fier, allait lui créer de grands embarras. L'ancienne reli-
gion, pendant une domination de tant de siècles, avait trouvé le
moyen de se mêler à tout. La famille et l'état reposaient sur elle. Il
n'y avait pas d'acte de la vie publique et intérieure qui ne fût ac-
5'i REVUE DES DEUX MONDES.
c-ompa^né de prii-res et de saci'iliccs. Le magistrat municipal, le
Ibiicliouiiairo de roiiiiàre, le soldat et rollicier ne pouvaient se dis-
penser sons ancun prétexte de prendre part à des cérémonies qui
se ci'lebrjiicnt pour l'état cl le prince. A la vérité, c'étaient ordi-
.naiienieiil de pures formalités qui n'engageaient guère la conscience.
La religion oHicielle ne consistait qu'en pratiques extérieures au\-
(jnelles la plupart des gens attachaient si peu de signification qu'ils
ne comprenaient pas qu'on eût quelque scrupule à les accomplir.
u Pourquoi, disait-on aux clu-étiens, ne pas consentii- à brûler un
peu d'encens et à munnurer quelques prières devant la statue de
Jupiter? » et, s'ils s'y refusaient, les plus doux, les plus démens
de leurs ennemis, comme Pline le Jeune, perdaient patience et les
traitaient d'orgueilleux, d'entêtés, dont l'obstination méritait tous
les supplices. Que fallait-il donc faire? devait-on, en se faisant chré-
tien, ((uitter le rang qu'on occupait dans le monde, s'éloigner de
la carrière qu'on avait jusque-là siuvie, cesser d'être décurion ou
dnumvir dans sa ville natale, tribun ou centurion dans l'armée, pro-
curateur de (lésai-, administrateur ou fonctionnaire? et même, si
Ion ne pouvait pas échapper autrement à la contagion de l'idolâtrie,
était-on forcé de renoncer à toutes les habitudes de la vie intime,
aux réunions de la famille ou de l'amitié, et de se condamner à une
sorte de retraite ou de sécession dans l'intérieur de la maison?
Ces questions préoccupaient douloureusement la société chi-étienne,
d'autant plus qu'elles n'étaient pas résolues par tous les docteurs
de la juènje manière. Les plus doux étaient portes à rassurer les
âmes troublées et se prêtaient volontiers à des accommodemens
qui permettaient aux fidèles de garder leur foi sans abandonner
leur position ; mais il y en avait aussi de rigom'cux, à qui les moin-
dres compromis paraissaient des crimes.
Je n'ai pas besoin de dire de quel côté se trouvait Tertullien.
Personne ne sera surpris qu'avec le caractère qu'on lui connaît il
fût au j)remier rang de ceux qui ne voulaient pas entendre parler
de concessions. Nous avons un traité de lui contre l'idolâtrie [De
Idololalriu)^ qui est bien connu et qu'on a souvent cité et ana-
lysé, mais auquel il faut toujours revenir quand on veut avoir une
idée de la situation des chrétiens et des embarras cruels auxquels
ils étaient alors livrés. 11 y traite à sa manière quelques-unes des
questions que les fidèles posaient avec anxiété aux docteurs de
l'église. 11 conmience par celles qui semblent les plus faciles à ré-
^ioudre. Et d'abord il se demande si un chrétien peut fabriquer des
idoles; assurément non, puisqu'il sert ainsi la cause d'une reUgion
ennenne. On a beau dire qu'on les fabrique, mais qu'il ne les adore
pus : « Tu les adores, répond Tertullien, puisque c'est grâce à toi
ÉTLDKS n'uisToini; religieusk. 55
qu'elles peuvent rtre adoives. Tu ne te contentes j)u.s de leur uiri-ir le
sani,' d'une béte, tu le sacrifies toi-niènie en leur honneur; tu leur
immoles ton grnie; tu leur verses tes sueurs en libation. Au lieu
d'encens, tu leur fais hommage de ton art. Tu es plus qu'un j)rètre
pour elles, puisque c'est par toi quelles ont des preHres; c'est ton
talent qui en fait des dieux. » Rien d'abord ne semble plus naturel
que celte défense; mais, quand on regarde de près, on voit qu'elle
va plus loin qu'il ne paraît, cl que, si on la pousse à l'extrême, elle
peut avoir les plus graves résultats. Dcjjuis si longtemps que ré-
gnait l'idolâtrie, l'Olympe semblait être devenu le pays naturel des
imaginations. Les scènes de la mythologie alimentaient la peinture
connue la poésie; les statues des dieux et des déesses, en marbre,
en bronze, en terre cuite, remplissaient les maisons aussi bien que
les temples. Défendre aux sculi)leurs et aux peintres de les repro-
duire était tarir la source de leurs inspirations ordinaires et pros-
crire les arts. L'église semblait avoir reculé devant celle conséquence
rigoureuse. Dans la peinture décorative, où les représentations ont
moins d'importance, elle permettait qu'il se glissât quelques figures
qui V lussent en droite ligne de la vieille mythologie. Siu* les voûtes
mêmes des catacombes, dans les lieux les plus saints, on trouve
parfois des génies ailés, portant des flambeaux et des couronnes, à
cùlé des graves Orantes ou de Jonas sous son arbre. >ousne voyons
pas que les artistes qui peignaient ces images profanes soient,
dans la communauté chrétienne, plus mal notés que les autres, et
Teriullien nous dit même qu'il y eut de ces faiseurs d'idoles qu'on
éleva aux honneurs ecclésiastiques. Une pareille faiblesse l'indigne ;
et, loin de tremper dans ces complaisances, il se plaît à jeter une
sorte de défi à cette société où le goût des arts était resté si vif.
Pendant qu'elle cherche à faire ses dieux les plus beaux possibles,
il éprouve une joie insolente à soutenir que Jésus-Christ était laid.
11 n'est ])as éloigné de vouloir qu'on s'en tienne aux prescriptions
du DenlÎTonome qui défend absolument qu'on reproduise la figure
des hommes et des animaux; si les artistes réclament, il se moque
d'eux et entreprend de leur prouver qu'ils ne sont pas tant à plaindre.
Ne peuvent-ils pas employer leur talent à d'autres usages? Celui
qui travaille le bois. « au lieu de faire sortir le dieu Mars d'un til-
leul, » en tirera des armoires et des collres; ceux qui travaillent les
métaux feront des plats et des marmites. Ils ne risquent pas au
moins de manquer d'ou^rage : on a plus souvent besoin dans le
monde de marmites que de dieux. — Ces plaisanteries nous font
bien connaître que l'intérêt des arts était le moindre de ses
soucis.
Après avoir ainsi condamné les fabricans d'idoles, Teriullien
56 REVUE DES DEUX MONDES.
s'occupe (le ceux qui les ornenl cl les décorent ; puis, de tous les
métiers qui ont quelque rapport avec ridolàtrie, des architectes qui
bâtissent ou réparent les tenq)les, des marchands d'encens, de \ïc-
tiines ou dv Heurs. Pendant qu'il est en train, il voudrait bien
étendre sa séNcrité au connnerce tout entier. Comment le commerce
peut-il convenir à un serviteur de Dieu, puisqu'il repose sur l'avi-
dité et la convoitise? Tout négociant désire devenir riche ; et, le
moven «lu'il prend d'ordinaire pour y arriver plus tôt, c'est de
tronq)er et de mentir. 11 y a au moins certaines professions dont
un chrétien doit à tout prix s'abstenir; par exemple, il ne sera pas
diseur de bonne aventure, ou astrologue : celui qui essaie de lire
l'avenir dans les astres traite les astres comme des dieux, ce qui
est un crime. 11 ne sera pas hmista, ou maître des gladiateurs. Le
limis/i/ enseigne à ces malheureux à se tuer avec grâce, et le Sei-
gneur a dit : « Tu ne tueras point. » 11 ne sera pas non plus maître
d'école ou professeur de belles-lettres : il serait forcé de faire
e\|)liqucr aux enfans des livres pleins de fables, de leur enseigner
l'histuire, les attributs et les généalogies des dieux. D'exclusion en
exclusion, il en arrive à se demander s'il peut être permis à un
chrétien d'entrer dans les fonctions publiques. C'était une question
grave, et nous voyons qu'elle était fort discutée autour de Tertul-
lien. Pour lui, la réponse n'est pas douteuse : « Si l'on admet, dit-il,
qu'on puisse être magistrat sans faire des sacrifices ou en ordonner,
sans oflrir des victimes, sans s'occuper des temples ou désigner
des gens qui s'en occupent, sans donner des jeux et y présider,
sans juger de la fortune ou de la vie des citoyens, sans les con-
damner à la prison et à la torture, alors on pourra décider qu'il est
permis à un chrétien d'être magistrat. » Les jeux surtout lui cau-
sent une aversion profonde. Ils étaient devenus la plus grande pas-
sion du monde antique. Le plaisir que les Romains y prenaient était
si vif que sans le théâtre et le cirque ils ne comprenaient plus
l'existence. Il ne leur semblait pas possible qu'un homme pût y
renoncer de son plein gré ; aussi étaient-ils tout à fait surpris de
voir que les chrétiens s'abstenaient ordinairement d'y paraître. Ils
n'étaient pas éloignés de croire que c'était pour eux une manière
de se préparer au martyre, et supposaient qu'ils se privaient de
ce qui Aiisait le charme de la vie pour avoir moins de peine à la
quitter. Tcrtullieu est sans pitié pour tous ceux qui assistent aux
spectacles ; il regarde ce crime comme le plus grand de tous et le
pkis indigne de pardon. Le théâtre lui semble la maison du diable,
et il raconte qu'un malin esprit s'étanl un jour emparé d'un chré-
tien qui s'était trouvé par hasard à des jeux publics, comme l'exor-
ciste demandait au démon de quel droit il se permettait d'entrer
ÉTUDES n'iIlSTOlRi; IM.LIGll-USK. 57
dans le corps d'un scrvitour de Dieu, l'autre n'pondit : « Je l'ai
rencontn'' chez moi. » On ])eut donc dii'i' (jue la conclusion de Tcr-
luIliiMi est qu'il faut se leiiir loin des j)laisirs, des honneurs, des
alVaires, c'est-à-dire de tout ce qui semblait aux Romains de ce
temps mériter la peine de vivre.
II.
Au premier abord cette rigueur ne nous surprend guère : il y a
toujours eu deux courans opposés dans l'église ; aux docteurs
sévères, qui veulent qu'on se sépare tout à ûiit du monde, s'op-
posent les moralistes plus indulgens qui cherchent une manière
honnête de s'accommoder avec lui ; les jansénistes et les jésuites
sont de tous les temps. Au milieu du m* siècle, pendant la per-
sécution de Dèce, le poète Commodien, qui était de l'école de Ter-
tullien, se plaint amèrement de ces ecclésiastiques faciles qui, par
bonté d'âme, par intérêt ou par peur, dissimulent aux fidèles la
vérité, cherchent à leur rendre tout aisé, tout uni, et ne leur disent
jamais que ce qu'il leur fera plaisir d'entendre; il va même jus-
qu'à les accuser à deux reprises de recevoir de petits présens pour
se taire. Non seulement ces casuistes indulgens devaient être assez
nombreux, mais il est probable que leur inlluence l'emportait sur
celle de leurs adversaires, puisqu'en réalité il y avait chez les chré-
tiens des négocians, des banquiers, des artistes, des professeurs,
des magistrats, ce qui prouve bien que les anathèmes de Tertul-
lien ne parvenaient pas à prévaloir contre les nécessités de la vie.
Naturellement, il en était fort irrité, et, comme l'opposition ne fai-
sait que l'exaspérer, on comprend que, dans sa colère, il ait sou-
vent passé toutes les bornes. Du reste, ces exagérations sont
naturelles à tous ceux qui entreprennent de réformer les mœurs
publiques ; ils enflent la voix pour se faire mieux entendre et de-
mandent beaucoup afin d'obtenir quelque chose. Mais il faut avouer
qu'ici la sévérité poussée jusqu'cà ces limites présentait de grands
dangers et que les esprits sages n'avaient pas tort de s'en plaindre.
Elle avait d'abord l'inconvénient de porter le trouble dans les
consciences chrétiennes. Les sacrifices que le christianisme exi-
geait de ceux qui embrassaient ses doctrines étaient graves; il est
clair qu'ils ne devaient pas s'y résigner sans douleur. Quand on
leur demandait de rompre avec de vieilles habitudes et de respec-
tables traditions de famille, de quitter des occupations qui leur
étaient chères et profitables ou des dignités qu'ils regardaient
comme l'honneur de leur maison, on comprend que leur âme fût
déchirée de regrets. Cette épreuve pénible, dont tous ne sortaient
58 REVUE DES DEUX MONDES.
pas aisriiiciil victorieux, Terlullicn a le tort do la rendre plus pé-
nible encore par l'excès de ses exigences et la dureté avec laquelle
il traite ceux qui se permettent d'hésiter. Ces raalheureiLx fouil-
laient les livres saints pour y trouver quelque texte qui favorisât
leur résistance. La nécessité les rendait ingénieux, subtils, habiles
à interpréter dans leur intérêt les mots et les phrases de l'Ecriture.
Mais ils avai(Mit alVaire à un maître dialecticien qui n'était jamais à
court, ([ni ()|)posait à leurs textes des textes contraires et les foudroyait
sans cesse d'argumens nouveaux. Quand, pour s'excuser de prendre
quelque part aux plaisirs de la foule, ils s'appuyaient sur cette pa-
role de l'apôtre : (( lléjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent et
pleurez avec ceux qui pleurent, » il leur rappelait qu'un autre
apôtre a dit : « le siècle se réjouira, mais vous, vous pleurerez. »
Aux asti'ologues qui se défendent par l'exemple des mages dont le
Christ a bien voulu accepter les presens, ce qui prouve qu'il ne
leur était i)as contraire, Tertullien se contente de dire que sans
doute les mages ont été bien reçus au berceau du Christ, mais
qu'en les avertissant de revenir par une autre route, Dieu voulait
évidemment leur donner l'ordre d'abandonner leur méchant mé-
tier. Les fonctionnaires publics, pour se faire pardonner, rap-
pellent que Daniel et Joseph ont été ministres d'un roi : a Daniel
et Josepli, réplique Tertullien, étaient esclaves, et par conséquent
forcés d'accepter les foncdons dont on les chargeait. Vous autres,
vous pourrie/, les refuser, puisque vous êtes libres, et vous les de-
mandez! » Si par malheur, dans cette lutte de citations et de sub-
tilités, ces pauvres gens, harcelés par leur redoutable adversaire,
se permettent de dh-e, ce qui nous semble bien naturel : « Mais
comment a ivrons-nous? » il ne se contient plus : « Que dites-vous :
« Je serai pauvre? » le Seigneur n'a-t-il pas dit : Bienheureux les
pauvres? « Je n'aurai pas de quoi manger. » — N'est-il pas écrit
qu'on ne doit pas s'inquiéter du vivre et desAètemens?-- « J'avais
pourtant quelque fortune. » — Il faut vendre tout ce qu'on a et le
donner aux pauvres. — « Mais nos fds et nos petits-enfans, que
deviendront-ils? » — Quiconque met la main à la charrue et re-
garde en arrière est un mauvais ouvrier. — « Je jouissais pourtant
dans le monde d'un certain rang. » — On ne peut pas servii* deux
maîtres. — Si tu veux être le disciple du Seigneur, prends ta croix
et suis le Seigneur. Parens, femme, enlans, il t'ordonne de tout
quitter pour lui. Quand Jacques et Jean furent emmenés par Jésus-
Christ et qu'ils laissèrent là leur père et leur barque, lorsque Ma-
thieu se leva de son comptoir de percepteur et trouva même qu'il
était trop long de prendre le temps d'ensevelir son père, aucun
d'eux a-t-il repondu à Jésus qui les appelait : « Je n'aurai pas de
!• TLDES n mSTOIRi: RF.r.KMEUSE. 59
quoi vivre? n C'est de ce ton qu'il réfute leurs ar^umcns; il
n'éprouve aucune pilié pour leurs inquiétudes et leur trouble, et
semble nièiuo irioniplicr du déses})()ir ou il les jette.
Et remarquons qu'il ne s'agissait pas seulement dune gi-andc
bataille, qu'on li\rail une fois en sa vie, pour savoir s'il fallait ou
non quitter la profession qu'on avait exercée jusque-là; le combat
recommençait sans cesse. Tous \os jours des questions nouvelles
se posaient pour des minuties, et TertuUion, en sa qualité de mo
raliste iiUrailable, n'est pas moins exij^eant pour les petites choses
que pour les grandes. Sur toutes les matières, il pousse le scru-
pule jusqu'à des ralïinemens incroyables. 11 peut arriver à un chré-
tien d'être invité par des j)arens, des amis, des voisins, à des
fiançailles, à une noce, aux fêtes qui se célèbrent dans les familles,
quand le fds de la maison, huit jours après sa naissance, reçoit le
nom qui doit le désigner, ou, à dix-huit ans, ])rend la robe virile ;
dans ces cérémonies, il y a des prières, des sacrifices : est-il per-
mis au chrétien d'y paraître ; et, s'il y assiste, quelle attitude doit-il
garder? Quand il rencontre un païen sur son chemin, il ne peut
refuser de causer avec lui. Avec quel soin, s'il lui parle, ne doit-il
pas veiller sur ses paroles! Quels raffmemens de scrupules, pour
ne pas dire un mol qui puisse compromettre sa foi ! Par exemple,
il est entendu qu'un chrétien ne doit pas prononcer le nom des
dieux : c'est un sacrilège. Mais que fera-t-on, quand ce nom dé-
signe une rue ou une place publique? Sera-t-il défendu de dire
qu'un tel denieurc dans la rue d'isis ou sur le quai de Neptune ?
Pour cette Ibis, Tertullien cède, car les plus rigoureux ne vont
jamais jusqu'au bout de leur intransigeance. Mais bientôt il re-
prend toute sa sévérité. Un jour qu'un fidèle se disputait avec un
païen, l'autre lui dit : « Que Jupiter t'emporte! » — « Qu'il t'em-
porte plutôt toi-même! » répond le chrétien, sans penser à mal.
Aussitôt Tertullien entre en fureur. Parler ainsi, n'est-ce pas re-
connaître la divinité de Jupiter et renoncer au Christ? Et voilà
comment un mot qui échappe dans la chaleur d'une discussion
peut devenir un ciime. Avec cette nécessité de se surveiller sans
cesse et les périls que la foi court à chaque instant, Tertullien a
bien raison de comparer la \'\o à un n oyage sur mer entre des
écueils et des bas-fonds.
Un autre danger de ce rigorisme extravagant, c'est qu'il risquait
de brouiller tout à fait la communauté chn'ti(^nne avec l'aulorilé
publique, qui était déjà bien mal disposée pour elle. \u fond, pour-
tant, Tertullien n'était pas un ennemi de l'autorité. Comme tous les
esprits de sa trempe, il avait du goût j)our les gouverncmens forts.
L'opposition philosophique et libérale, qui ne se manifestait d'or-
(50 REVUE DES DEUX MONDES.
tliiiairo que par des l)Oiis mots, avait le don de l'irriter, et il parle
lén-èrement de cette société élégante et amollie qui n'était rebelle
qu'on i)aroles, ainon armif^, s/tltnn lingiui sempcr rebeller eslis.
\u contraire, il prêche partout l'obéissance aux pouvoirs établis et
se montre plein de respect pour le prince, qui lui semble une sorte
de lientenant de Dieu, n Deo aecninti/s. Mais ce respect n'a rien de
servile. S'il honore l'empereur, il refuse énergiquement de l'ado-
rer. 11 lui lait sa part, une très large part, dans les choses humaines;
mais il n'entend pas lui accorder tout : « Si tout est à César, dit-il,
que restera-t-il pour Dieu? » Or César est accoutumé à tout "prendre,
et il est probable que ces réserves, quelque raisonnables qu'elles
nous paraissent, ne seront pas de son goût. Il trouvera, du reste,
dans les oi)inions soutenues par TertuUien, d'autres motifs de se
fâcher. \ous avons vu ce que TertuUien pense des jeux publics et
avec quelle rigueur il défend aux chrétiens d'y assister. Ces jeux
étaient piesque toujours donnés en l'honneur du prince ; ils rappe-
laient ou l'anniversaire de sa naissance, ou son avènement au trône,
ou quelque événement heureux qui lui était arrivé ; en refusant de
s'y associer, on devait paraître indifférent ou contraire à son bon-
heur et à sa gloire. Quand une lettre couronnée de lauriers appor-
tait à Rome l'annonce d'une victoire, c'était l'usage, chez les
bons citoyens, d'illuminer leur porte et de l'entourer d'une
guirlande de fleurs. Rien ne paraît d'abord plus innocent, et nous
savons que les chrétiens étaient fort empressés à rendre à l'empe-
reur un hommage qui ne leur semblait pas contraire à leur reli-
gion. Mais tel n'est pas le sentiment de TertuUien. Il se souvient
que, dans la maison antique, la porte est un endroit sacré, et que
Yarron lui attribue trois dieux, qui sont spécialement chargés
de la protéger. N'est-il pas à craindre qu'en y plaçant des fleurs
et des lumières on n'ait l'air d'honorer les idoles? Il faut donc qu'au
milieu de l'allégresse commune les portes des chrétiens seules res-
tent sombres et nues. Les voilà ouvertement désignés à la mé-
fiance de l'empereur et à la colère du peuple. A plus forte raison
leur doit-il être défendu de se mêler, pendant les jours de fête, aux
explosions de la joie populaire. TertuUien, pour les en détourner,
se ]>lalt à leur en faire des tableaux peu flattes ; il leur montre com-
bien elles sont bruyantes, désordonnées, grossières : « La belle
affaire d'allumer des feux devant sa porte, de dresser des tables
dans les carrefours, de dîner sur les places, de changer Rome en
cabaret, de ré])andre du vin le long des chemins, de courir en
troupe jiour s'injurier, pour se battre et commettre toute sorte de
desordres! La joie publique ne peut-elle se manifester que par le
déshonneur juiblic? » Les chi-étiens resteront donc chez eux, quand
ÉTUDES D'flTSTOIlir nKI.IGIF.USF.. 61
tout le monde ost dans les rues ; ils seront sérieux, graves, au mi-
lieu de rallép'essc genéral(\ el l'on ne manquera pas de dire qu'ils
s'arni;::eiit du bonheur conunun, ([uc ce sont di's mecontens, des
factieux, des rebelles, et qu'(m a bien eu raison de les a|)j)cler
« des ennemis du geiu'e humain! » Ainsi vont s'accréditer dans
la foule les accusations calomnieuses dont ils ont été tant de fois
victimes ; mais c'est un danger qui touche peu TertuUicn. Au con-
traire, il ne lui déplaît pas d'être calomnié; il s'en réjouit, il en
triomphe, il se parc de ces reproches qu'on adresse à ses doc-
trines comme d'un hommage qu'on est forcé de leur rendre : « 0
calomnie, dit-il, sœur du maityre, qui prouves et attestes que je
suis chrétien, ce que tu dis contre moi est à ma louange! » 11 est
dans la nature de cet esprit fougueux d'aimer à contredire et à
choquer ses adversaires. 11 travaille de ses mains à creuser le fossé
profond qui sépare l'église de l'empire; il les montre autant qu'il
peut inconciliables et irréconciliables. Il s'en prend de préférence
au\ plus vieilles opinions, aux maximes les plus respectées. Dans
une société qui honore avant tout le mariage, qui a longtemps^
regardé les lois Julieimes et les peines rigoureuses prononcées
contre les célibataires comme la sauvegarde de l'état, il condamne
sans pitié les secondes noces et ne 'permet les premières que de
fort mauvaise grâce. S'il a peine à pardonner à ceux qui ont une
femme, il félicite ouvertement ceux qui n'ont pas d'enfans : u 11 y
a des serviteurs de Dieu, dit-il, auxcpels il semble que des cnfans
soient nécessaires, comme s'ils n'avaient pas assez de veiller à leur
propre salut. Pourquoi le Seigneur a-t-il dit : « Malheur au sein qui
a conçu et aux mamelles qui ont nourri? » C'est qu'au jour du juge-
ment les enfans seront un grand embarras ; » et il lui semble que
ceux qui n'en ont pas seront bien plus t(')t prêts à répondre à la
trompette de l'ange. Que devaient dire, en entendant ces étranges
paroles, des gens accoutumés à accal)ler les célLl)ataires de repro-
ches, à regarder comme un malheur et une honte de ne pas laisser
d'héritier de leur nom et de mourir les derniers de leur famille? Ils
n'étaient guère moins choqués de la ûiçon dont TertuUicn s'ex-
prime au sujet des fonctionnaires publics. Un Romain regardait
comme une obligation sacrée de servir l'état ; il croyait lui devoir
toute sa vie et toutes ses forces, et l'on admirait beaucoup le vieux
Caton d'avoir dit « que le bon citoyen est comptable à la répu-
blique de ses loisirs comme de ses travaux. » Chez un peuple qui
a toujours alTiché le respect superstitieux des anciennes maximes,
même quand il ne les pratiquait plus, (juc devait-on penser d'une
doctrine où l'on faisait naître des scrupules aux gens d'être magis-
trats, fonctionnaires et soldats, et où l'un des chefs de la secte pou-
<52 REVUE DES DEUX MONDES.
vait Ocrirc ces mots sans hésiter : a 11 n'y a rien qui nous soit plus
étrantrcr que les alliiires publiques, nohis nulla res magh nlicna
qiuim publica. » Il faut avouer que de semblables aveux, qu'un
iîomain ne pouvait entendre sans colère, justifient la haine que les
emi)ereurs avaient vouée au christianisme, et que, jusqu'à un cer-
tain point, ils expliquent la persécution.
(]e n'était pas assez de la provoquer par d'imprudentes paroles ;
(piand elle était venue, il semble que TertulUen prenait à tâche de
la rendre plus lourde et plus générale. Une persécution était tou-
jours pour la société chrétienne une épreuve redoutable. Il s'agis-
sait de risquer sa fortune, sa liberté, sa vie, et ce sont des sacrifices
auxquels on ne se résigne pas volontiers. L'église l'avait bien com-
pris; aussi n'exigoait-elle pas de tout le monde le même héroïsme
dont elle savait bien que tous n'étaient pas capables. D'abord elle
défendait sous les peines les plus sévères de courir au-devant du
danger et de l'attirer sur soi par des bravades inutiles. En s'expo-
sant soi-même, on exposait les autres ; et, d'ailleurs, était-on sûr
de pouvoir triompher des supplices ? Loin de faire un devoir de les
braver, elle conseillait de s'y soustraire quand on ne se sentait pas
la force de les vaincre. Beaucoup fuyaient et se cachaient, et parmi
ceux qui se dérobaient ainsi à la mort, il y avait des prêtres et des
évêques. (Quelquefois les gens riches parvenaient à force d'argent
à désarmer la police : celui qui paie pour échapper aux poursuites
n'est pas un héros sans doute ; il ne livre pas sa vie, mais il sacrifie
sa fortune, ce qui est bien quelque chose, et l'église ne le condam-
nait pas. (Quelquefois même on le comblait d'éloges quand il pou-
vait donner assez pour sauver tous ses frères, quand il obtenait par
ses libéralités qu'on ne tiendrait pas compte de l'édit du prince
et que la conuuunauté ne serait pas inquiétée. Ce n'est pas
l'opinion de Tertulhen : il regarde toutes les précautions qu'on
prend pour échapper au péril comme des faiblesses coupables. Pour
lui, celui qui fuit est un lâche, celui qui dissimule un renégat. Il est
honteux de devoir laide à la complaisance de ses ennemis, et l'argent
qu'un homme donne sous le manteau (sub tmiica et mm) pour se
sauver le déshonore. En résumé, les persécutions lui paraissent
plus à souhaiter qu'à fuir ; elles rendent les fidèles meilleurs pen-
dant fpi'ils les prévoient et s'y préparent; elles leur ouvrent le
ciel quand ils y succombent. Dans tous les cas, elles viennent de
Dieu, et c'est un crime de s'opposer aux décrets de la Providence.
Tels sont les principes de Tertulhen ; on voit combien les ména-
gcmens lui déplaisent, et qu'en toute occasion, dans les circon-
stances les plus graves comme les plus futiles, il est toujours
pour les solutions les plus rigoureuses. Cette humeur violente
ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 63
l'amoiiait fataloinont à rompre avec la société do son temps; il en
répudie les principes, les fjoùts, les habitudes; il fait un (le\oir au
chrétien de s'éloigner d'elle, il emploie toute sa dialectique à lui
prouver qu'elle n'a pas de place pour lui et qu'il n'y peut vivre
sans manquer à sa foi. Tel est l'esjirit qui anime ses ouvrages les
plus imporlans, par exemple son traité de l'Idolâtrie et celui dea
Spectdclc)^. J'ai cru devoir le faire bien connaître par des ana-
lyses et des citations, alin qu'il fût plus facile de saisir et d'appré-
cier la différence qui sépare ces livres de celui f[ue j'ai entrepris
d'examiner dans cette élude.
111.
Voici ce qui lui donna l'occasion d'écrire le traité du Mantem(.
Tertullien, qui jouissait du droit de cité romaine, comme tous
les habitans de la colonie de Cartha^e, et portait la toge, la quitta
un beau jour pour se vêtir du pullitmi, c'est-à-dire de l'habit grec.
Il a longuement insisté, dans son ouvrage, et avec des détails mi-
nutieux, qui font la joie et le tourment des antiquaires, sur les
différences qu'il y avait entre ces deux sortes de vétemens. La toge
consistait en une grande pièce de laine ronde, avec une ouverture
au milieu, pour passer la tête; elle enfermait le corps tout entier
et pendait également de tous les côtés. Le p<illi/rm était, au con-
traire, un morceau d'étoile carré cju'on posait sur les deux épaules,
en le serrant autour du cou par une agrafe, et dont les bords infé-
rieurs formaient des pointes d'inégale longueur. C'était un man-
teau léger, susceptible d'être drapé de diverses manières, et qui a
rendu de grands services à la sculpture antique (1). La toge était
moins élégante et surtout moins commode ; cependant on n'y re-
nonçait guère, malgré ses inconvéniens : elle était l'insigne du
citoyen romain, et l'on se résignait à étouffer sous cette lourde
cha})e pour convaincre ceux qu'on rencontrait qu'on appartenait à
la ffcns logiita et qu'on avait droit au respect de tous.
Pourquoi Tertullien renonra-t-il tout d'un coup à la porter?
Quelle raison pouvait-il avoir de changer ses anciennes habitudes,
de quitter un vêtement dont on tirait vanité et qui était celui des
maîUes du monde, pour prendre l'habit des vaincus? C'est ici que
les inceititudes commencent. On en a donné diverses explications
dont il me paraît dillicilc d'être satisfah. L'opinion la plus ancienne
et qui a été longtemps la plus accréditée, c'est que le palUuni était
(1) On iicul voii-, au Musée du Louvre, un Lel cxcmjilc de l'emploi dn palliitm dans
la statue qu'on appelle la Pallas de Vellelri.
6Ù REVUE DES DEUX MONDES.
le ^^temcnt parliciilicr des chrétiens et que Tcrtullien l'adopta
quand il se convertit. Mais Saumaise a montré que, lorsque ïer-
tullien écri\it son traité du Manleati, il y avait longtemps qu'il
n'était i)lus païen, qu'il avait déjà professé publiquement le chris-
tianisme et publié des ouvrages où il en prenait la défense. Pour-
quoi donc aurait-il tant tardé à se couvrir du même habit que ses
frères, ou, s'il en était velu depuis qu'il était chrétien, i)ourquoi
ne s'en serait-on pas étonné plus tôt? J ajoute qu'aucun auteur an-
cien ne nous dit que les chrétiens eussent un costume particulier,
et (|uil n'est guère vraiseiublable qu'une religion proscrite ait
commis l'imprudence de se désigner ainsi ouvertement à ses enne-
mis. Elle aurah, en le faisant, singulièrement simplifié l'œuvre des
magistrats et de la police. Pour découvrir les chrétiens pendant les
persécutions, on n'aurait plus eu besoin d'espions et de délateurs,
puis(|u'ils avaient la complaisance de se livrer eux-mêmes. A cette
hypothèse, (pie Saumaise a victorieusement combattue, il en sub-
stitue une autre qui me paraît soulever aussi beaucoup d'objec-
tions. Après avoir montré que le pallmm n'était pas le costume
des chrétiens ordinaires, il suppose que ce devait être celui des
prêtres. 11 s'appuie, pour le démontrer, sur une expression du
traité de Tertullien, qui lui paraît dire que le pallùim est un orne-
ment sacerdotal, st/cerdos sugge^tus. Mais, outre que le texte est
douteux et le sens obscur, on peut y voir simplement une allusion
au costume des prêtres d'Esculape, qui en étaient revêtus. Chez les
chrétiens, les prêtres n'avaient pas plus de raison que les simples
hdêles de se faire connaître aux ennemis de leur culte; au con-
traire, comme on leur en voulait plus qu'aux autres, et que, pen-
dant les persécutions, ils étaient les plus menacés, ils devaient
aussi se cacher avec plus de soin. Je remarque d'ailleurs que Ter-
tullien, qui en elfet fut prêtre, — nous le savons par saint Jérôme, —
ne paraît pas tenir beaucoup à cette qualité. Il en parle d'ordinaire
d'une façon assez peu respectueuse, et il lui plaît même une fois
de se mettre parmi les laïques pour affirmer que les laïques, à leur
façon, sont des prêtres aussi : nonne et laici sacerdotes siimiis? Ce
ne sont pas là les sentimens d'un homme disposé à se parer du
sacerdoce, à l'étaler avec complaisance aux yeux des indifïcrens et
des inlidrles jusqu'à courir le risque d'exposer, pour s'en faire hon-
neur, sa liberté ou sa vie. Enfin on peut dire que, si le palliimi
était le vêtement ordinaire des prêtres, les gens de Carthage, où il
se trouvait beaucoup de chrétiens, auraient été plus accoutumés à
le voir, et que Tertullien, quand il s'en revêtit, n'aurait pas causé
tant de surprise. L'étonnement qu'on éprouva semble bien montrer
qu'on était en présence d'une nouveauté. Remarquons qu'il ne dé-
I
ÉTUDES d'iIISTOIHK RF.LIGIEUSE. 65
fend jamais que lui-même, ce qui peut faire croire qu'il n'avait pas
de compliccs.il est donc naturel de penser ([u'en prenant le /^^///«'t/m
il ne suivait pas une coutume, mais qu'il prétendait donner un
exemple.
Connue il n'a dit nulle part d'une manière forriiellc les motifs qui
l'ont décidé à celte innovation, nous sonmies réduits à les conjec-
turer. De toutes les conjectures, voici celle qui me paraît la plus
naturelle. Je suppose qu'en se distinguant des autres ])ar le cos-
tume, il s'engageait à se séparer d'eux par sa conduite. C'était une
sorte de profession publique qu'il entendait faire d'une vie plus
grave et moins dissipée. 11 n'y avait pas de moines encore, et ils
n'ont commencé que bien plus tard; mais les besoins d'où la vie
monastique est sortie ont toujours existé dans l'église. De tout temps,
il y a eu chez elle des chrétiens épris de perfection, et qui trouvaient
que les exigences du monde, la dissipation des affaires, le charme
amollissant delà fiunille, ne permettaient pas de pratiquer à la lettre
et dans leur rigueur les préceptes du Christ. Quand ils relisaient le
début des Arfcn des (ipôtrca, et re\ oyaient le tableau de ces premières
années bénies « où tous vivaient ensemble, ne possédant rien en
propre et n'ayant qu'un cœur et qu'une âme, » ils ne pouvaient
s'cmpécher d'être saisis d'une grande confusion, et cherchaient à
revenir de quelque manière vers ce paradis où les ramenaient tous
leurs rêves. Ils s'imposaient alors des règles sévères et se faisaient
autant que possible une existence à part; on les appelait, chez les
Grecs, des //.sa'V<7S et, dans les pays occidentaux, des cotilincns (1).
N'est-ce pas quelque chose de semblable que TertuUien a voulu
faire, quand il a revêtu le pallium ? Il n'a pas prévu sans doute le
grand mouvement qui, un siècle plus tard, poussa les fidèles
vers les solitudes de l'Egypte; il semble même qu'il ait voulu le
condamner d'avance. En répondant à ceux qui accusaient les chré-
tiens d'être des gens inutiles, il leur disait dans son Apologie:
« Nous ne sommes pas, comme les brachmanes et les gymnoso-
phistcs, des habitans des forêts, des exilés de la vie, neque enim
bnichmanœ aul Indoriim gyumosophislœ sinnus, silcicolœ et exsides
vilŒ. » C'est d'une autre façon, en restant au milieu du monde
et en vivant autrement ([ue lui, qu'il prétendait inaugurer son
existence nouvelle. Mais, s'il blâmait les gymnosophistes, qui allaient
chercher la j)erfection dans le désert, il ne se rehisait pas pour-
tant à imiter d'autres sectes philosophiques. C'était l'usage, chez
(1) Il est question de ces coiilincns {qui se voluiU continentiuin nomine nuncupari)
daus une loi do Valentinicn T'. (Code théodosicn, xvi, 20.) Celaient ovidcinmcnt les
prédécesseurs des moines dans l'Occident.
TOME xa\. — 1889. 5
QQ REVUE DES DEUX MONDES.
les Grecs, que ceux, ({uï faisaient profession de mener une conduite
i)lus ri'gulière, qui ne se contentaient pas d'étudier les préceptes
do la pliiloso|»liie et qui Aoulaient les pratiquer, prenaient un cos-
tume particulier. On disait d"eux, comme on Ta dit plus tard des
moines : (^ H a pris l'habit, ves/em miiUu-it. » A douze ans, Marc-
Aurèlei)rit l'habit de j)hilosophe, ce qui surprit beaucoup chez un
héritier de l'empire; d'autant plus qu'en se couvrant du p/illiinn.
il se mit à vivre d'une fa(;on plus austère et à coucher sur la dure.
A l'éjjoque où nous sommes, l'habit philosophique n'était pas tou-
jours bien porté. 11 ne manquait pas de mendians et d'aventuriers
(pli couraient le monde vêtus d'un pallia?)! usé : c'était un moyen
commode de s'acquérir à peu de frais le respect et la subsistance.
L'un d'eux se présenta un jour devant Hérode-Atlicus, demandant
l'aumône avec insolence, au nom de la philosopliie : « Je vois bien
une barbe et un manteau, répondit Hérode; je ne vois pas un phi-
losophe. )) Tertullien n'ignore pas les reproches qu'on peut faire
au ptillinm ; il sait qu'il a couvert des gens qui ne méritaient pas
de le porter, mais il espère lui rendre toute sa digmté en le faisant
chrétien. Voilà donc quel est son projet : il accommode un usage
païen au christianisme, il prend l'habil, comme Maic-Aurèle; il
veut être, dans l'église, ce qu'est un philosophe sérieiLv et prati-
quant dans la société profane, un Épictète, qui, au lieu des vertus
stoïciennes, suit les préceptes de l'Évangile; en un mot, c'est une
sorte de moine, avant les moines (1).
Dans les beaux temps de la république, on considérait comme un
crime pour un Romain de se vêtir d'un costmïie étranger. Scipion
avait soulevé l'hidignation publique, pour s'être montré dans les
rues de Syracuse avec des sandales et une robe de Grec. Plus tard,
à une ei)oque où les mœurs étaient pourtant fort altérées, Cicéron
lut obligé de défendre un malheureux banquier de ses amis, Rabi-
rius Postumus, qui. a\ant commis l'imprudence de prêter trop
d'argent au roi d'JÎgxpte, pour rentrer dans ses fonds et se payer
'de ses mains, s'était laissé faire son ministrc des finances. Il lui
avait bien fallu ju-cndre le costume de l'emploi, puisqu'il en rem-
(1) L'usage de prendre le pallium, quand on faisait profession d"un christianisme
plus austère, parait avoir été fréquent en Orient. Saumaise a réuni les exemples dOn-
p^'nejd'Eusobo, deSocrate,qui le prouvent. Aussi la vie ascétique fut-elle appelée chez
les Grecs çO/^ffo^fo; 6.0;. Il est, du reste, à remarquer que Saumaise, après avoir sou-
tenu que le pallium était le vêtement des prêtres chrétiens, paraît incliner, vers la
fin de son ouvra.L'o, à l'opinion que nous croyons la plus vraie. Voici comment il s'ex-
prime : Ace eniin uiiines chiisliaiii, ut antea observavimus, pallium philosopliicuin
sume'janl, sed soli ascetce, et qui, inter christianos, exactioris discipUnœ et strictioius
pruposiit riyore censeri volebant. Voilà, je crois, la vérité. Le pallium fut bien, comme
If dit M. de Kossi. uit si'jno di crisliano ascetismo. {lioma sott. crist.. n, 3't9.)
i;tl;i)i;s n iiisroiin. in:Li<;ii:i;si:. <)7
plissait les fonctions, et ses ennemis pivtcndaicnl qu'on s'iiabillaiit
comme un (îrec, il avait cessi' d't^tre Romain. Mais depuis loni^tcmps
on était devenu moins rigoureux, et l'on se permettait de faire
beaucoup d'inlidi'lités à la loge. (]*était un \ètemeMt majestueux,
mais fort incommode. « 11 n'y en a pas, dit Terlullien, (ju'on soit
plus heureux de quitter. C'est bien le cas de dire qu'on le porte:
on n'en est pas couvert, mais chargé. » Aussi s'en servait-on le
moins pos'^ible. Juvénal prétend qu'il y avait des muiiicipes. eu
Italie, où personne ne la mettait que pour se faire enterrer décem-
ment, ncrno tor/tmi $nynil nisi Dior/i/ifs. \ Rome, les malheureux
cliens, oblig'^s de revêtir l'habit de cérémonie pour aller, le matin,
saluer le patron et chercher la sportule, regardaient cette nécessite
comme un supplice (t). A plus forte raison devait-elle paraître
gênante dans les pays chauds, comme en Afrique. II est donc vrai-
semblable qu'à Carthage les gens qui tenaient à être à leur aise,
et ne voulaient pas étoufler, se contentaient le plus souvent de la
tunique, et ne prenaient l'habit officiel que dans les grandes occa-
sions. Cependant Tertullien nous dit que, lorsqu'il osa y renoncer
et mettre le manteau grec, on aflecta de paraître indigné. Cette
indignation ne devait pas être fort sincère, et, quoiqu'elle se cou-
\ rît de prétextes très honorables, au fond, elle s'explique par des
motifs peu élevés. Tn homme comme Tertullien, si célèl)rc et si
violent, devait avoir beaucoup de jaloux et d'ennemis. Il était rude
à ceux qiii ne partageaient pas ses opinions, aussi saisirent-ils avec
empressement l'occasion qu'il leur oflrait de se venger. Kllc était
d'autant plus favorable qu'ils avaient l'air, en attaquant un adver-
saire qui ne les avait pas ménagés, de défendre les tradiiions an-
ciennes et l'honneur national. Quand ils le voyaient fièrement passer,
dans les rues de Carthage, avec son accoutrement nouveau, ils
semblaient transportés de colère, ils levaient les bras au ciel, en
disant : « Il a quitté la toge pour le pallium, a iogd <id ptilUmn I »
Dans un petit ouvrage qu'il a écrit sur la patience, Tertullien com-
mence par avouer que c'est la moindre de ses a ertus. Il n'était pas
d'humeur à supporter les injures et ne se laissa pas attarpier sans
se défendre. A ces gens qui, pour lui nuire, leiguaient d'être de;^.
patriotes indignés, à ces prétendus partisans des vieux usages et
des antifjues costumes, il repondit par son traité du Manlcint.
L'analyse, si l'on avait le loisir de la faire, en serait facile;
Tertullien } a (idèlement suivi la méthode em|)loyée de son temps
(I) Ajoutons que, lorsqu'on prenait la to<îe, leUquottp voulait qu'on quittât la s;in-
dale, chaui^suro si rommodo dans les pays rl)au(ls, pour onfcrmpr ses pieds dans des
>;f>uliers. ce qui par,»!» '• TorfuHinn nn commrnroinent de prison.
68 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les ôcolos de rhétonquc, où 11 avait fait son éducation :
il dcv('loj)|)0 rrgulièreiiient son sujet au moyen des idées gént'-
rales. C'est Cicéron qui a^ait mis ce procédé en usage chez les
Romains. Il le trouvait utile pour donner à ses discours les qua-
lités qu'oii aj)préciait le plus autour (\c lui, et vers lesquelles
le portait son goût naturel, l'amijlenr, Télévation, la majesté.
De là vint, dans ses ouvrages, celte copia dicciuU qui, parmi
SCS contemporains, fit sa gloire. Après lui, les rhéteurs héritè-
rent du procédé, qui leur nMidit de très grands services. Ils
aAaient pris la mauvaise habitnde de i\dre plaider à leurs élèves le
pour et le contre; ils aimaient à traiter devant eux les sujets les
plus extraordinaires, les moins raisoimables, choisissant ceux-là
de pr(>férence parce qu'ils étaient les plus difficiles et qu'ils met-
taient leur esprit dans tout son jour; quand les panégyriques de-
vinrent une sorte d'institution d'état, et que ce fut un devoir pour
les rhéteurs de prononcer tous les ans l'éloge du prince ou de quel-
ques grands personnages, ils durent se tenir prêts à célébrer des
gens qui ne le méritaient guère, à leur découvrir à tout prix des qua-
lités, et à tout tourner chez eux en éloge. 11 leur fiillut donc se faire
une provision d'argumens de toute sorte, qui leur permît de plai-
der toutes les causes, de louer tous les princes avec une appa-
rence de sincérité, et de n'être jamais piis au dépourvu. Les idées
générales les aidèrent à se tirer d'aifaire. Gomme on en trouve
toujours qui s'opposent l'une à l'autre sans avoir l'air de se con-
tredire, et qui, dans les sens les plus contraires, sont également
justes, elles leur permirent de soutenir, avec une parfaite convic-
tion, les opinions les plus opposées. S'il leur fallait célébrer un
parvenu, ils déclaraient que le plus grand mérite d'un homme con-
siste à ne devoir sa fortune qu'à lui-même, ce qui est rigoureuse-
ment vrai. Si leur héros était de grande maison, ils soutenaient
qu'il n'y a rien de plus glorieux qu'un grand nom bien porté, ce
(pii n'est pas faux non plus. S'il avait usé du pouvoir avec douceur,
c'était l'occasion d'aiïirmer r[n'il n'y a pas de plus belle vertu
que la clémence; s'il s'était montré rigoureux, on établissait docte-
ment que l'énergie est la première qualité d'un chef d'état. C'est
ainsi que les idées générales ont des réponses à tout et qu'avec
elles un orateur est sur de ne jamais rester court.
Elles ont fourni à Tertullien son principal argument dans le
traité du Manleau. « Pourquoi, dit-il à ses adversaires, me repro-
chez-vous d'avoir changé d'habit? tout ne change-t-il pas dans le
monde? » Voilà un beau sujet d'amplification; il n'est pas tout
à fait nouveau, mais il est riche, et si Tertullien avait voulu tout
dire, il aurait pu nous donner toute une encyclopédie. Il se borne
\
ETUDKS I) iiisToiiti: iu;ligii:usi;. 6u
à choisir, dans celte masse de faits que lui fonniisseiif ses immenses
lectures, ceux qui se prrtaieiil le iiiicnv à rtrc exprimes (rime ma-
nière pi(inanle. 11 montre que la nature clian<,n' coniimicllemciii
d'aspect, qu'elle n'est pas la même le jour que la nuit, l'ctc que
l'hiver, pendant rora<^e ou ])endanl U: calme Autrefois les mers
ont couvert les montaornes et elles y ont laissé des coquillages qui
attestent leur séjour ; les volcans bouleversent les terres, les con-
tinens deviennent des îles, les îles se perdent au fond des mers.
Les l)èt(>s aussi sont sujettes à mille variations et nous les vovons
prendre des formes et des couleurs dillcrenles sous nos yeux ; à ce
propos, Tertullicn ne parle pas seulement du paon et du caméléon,
((iii lui donnent l'occasion de descriptions brillantes, mais de la
vipère qui, à ce qu'on croyait, change de sexe, mâle pendant une
saison, femelle ensuite; du serpent « qui, en entrant dans son trou,
sort de sa peau et quitte ses années ax'ec ses écailles (1). » Et l'homme,
que de fois, depuis qu'il a commencé à se couvrir d'un vêtement
de feuilles, n'a-t-il })as changé la matière ou la forme de ses habits!
(>omme il s'est tour à tour vêtu de lin, de laine, de soie, au sujet
de ces divers tissus, de leur nature, de leur préparation, de la ma-
nière dont on les a découverts et employés, l'érudition de Tertul-
lien se donne carrière. C'est un luxe fatigant de souvenirs, d'al-
lusions, d'anecdotes, tirés de la mythologie, de l'histoire, de la
science naturelle, j'entends la science comme on la comprenait
alors, celle de Pline l'Ancien, que notre auteur reproduit avec une
confiance imperturbable, et qu'il pare de toutes les lleiu-s de sa
rhétorique. 11 y mêle une foule de réflexions morales sur le costume
des hommes et celui des femmes, sans oublier les gens comme
Achille, qui ont porté les vêtemens des deux sexes, ou comme
Onq)haIe, qui eut un jour la fantaisie de se couvrir de la peau du
lion de Némée, ce qui donne un prétexte à Tertullien pour s'indi-
gner au nom de tous les monstres (|u'iïercule a vaincus et dont la
dépouille a été profanée par un caprice de courtisane.
IV.
Il me semble que cette analyse d'une partie de l'ouvrage de
Tertullien suffit pour donner une idée du reste. Elle montre de
quelle façon il raisonne. Ses argumens, il faut bien l'avouer, ne
sont pas irréprochables, et Malebranche. qui se pique d'être un
(i) Toute cc(tc ani])li(lcation interminable parait ftre un lieu-rommun dVcole. On
la retrouve dévelopiii'o de la mi^mo manière dans le discours qu'Ovido prèle à Pytha-
eore à la fin de ses Métamorphoses.
70 ' REVUE DES DEUX MONDES.
lionimo très sensé, ne peut s'empêcher d'en éprouver une violente
oolère. Eh quoi! dit-il, Tertullien soutient que, parce qu'autrefois
les Carthaginois ont porté le manteau ot qu'ils l'ont quitté pour la
robo, il a le droit de quitter la robe pour rcA enir au manteau !
« Mais ost-il permis présentement de prendre la toque et la fraise,
il cause que nos pères s'en sont seiTis? Et les femmes peuvent-
elles porter des vertugadins et des chaperons, si ce n'est au car-
naval, lorsqu'elles veulent se déguiser en masques?» Il nous fait
des descriptions pompeuses et magnifiques des changemens qui
arrivent dans le monde, et prétend en concliu'e que, puisque tout se
renou\elle et que rien ne reste le même, il peut bien se permettre
de changer d'habit. « Peut-on de sang-froid et de sens rassis tirer
des conclusions pareilles? et pourrait-on les Yoir tirer sans en rire,
si cet auteur n'étourdissait et ne troublait l'esprit de ceux qui le
lisent. )) Malebranche a tout à fait raison. Il est sûr que Tertullien
n'a rien prouvé du tout; mais il n'en a pas moins atteint son but,
car il ne voulait rien prouver. Lorsqu'il traite un sujet sérieux, qu'il
a quelque erreur à réfuter, quelque vérité à établir, il s'y prend
autrement ; est-il besoin de rappeler que l'auteur de Y Apologie et
du traité de lu Presrn'pfion sait être, quand il veut, un raison-
neur puissant, un dialecticien vigoureux? S'il ne l'a pas été ici,
c'est qu'il ne voulait pas l'être. Il ne prétendait pas livrer une ba-
taille véritable, mais un combat à armes émoussées, comme ceux
où s'exerçaient les gladiateurs avant les luttes sans merci. On l'at-
taquait sans conviction, il s'est défendu sans sérieux. On avait pris
la première occasion pour le taquiner; il s'est servi de la réponse
comme d'un prétexte pour s'amuser à faire briller son esprit.
On achèvera de se convaincre qu'il n'a pas eu d'autre dessein, si
l'on observe de quelle manière l'ouvrage est écrit. Tertullien est
partout un écrivain obscur, précieux, plein d'expressions vio-
lentes et singulières qu'on ne saisit pas toujours du premier coup ;
mais ici la recherche et l'obscurité passent toutes les limites. C'est
une série d'énigmes que l'auteur paraît proposer au public. Quand
on commence à lire le traité du Manteiiu, il semble qu'on en-
treprend un voyage dans les ténèbres. Il est vrai qu'au bout de
quelque temps il arrive à ceux qui le lisent comme aux gens qui
prennent l'habitude de deviner les rébus : les yeux se font à cette
pénombre ; on commence à s'y reconnaître ; on devient familier avec
ces procédés de stylequi sont presque partout semblables ; on se sait
gré de la difficulté vaincue et l'on finit même par y prendre quelque
plaisir. 11 me semble qu'à ces caractères, il est facile de deviner
pour qui le traité de Tertullien est écrit. Quoiqu'il s'y trouve des
mots et des tours populaires, on peut être certain que l'ouvrage
ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 71
n'a pas été fait pour le peuple. En général, ce n'est pas de la foule
que TertuUien est occupé. Un homme comme lui, naturellement
porté aux subtilités et aux exagérations, prompt à sortir de ces
grandes voies de modération et de bon sens que suixent si volon-
tiers les génies bien équilibrés, comme saint Augustin ou Bossuet.
devait se plaire dans les petits comités et les cercles restreints;
mais jamais il n'a plus évidemment travaillé pour une société
étroite et fermée. C'est au petit monde des gens d'étude et d'école
que le traité du Manteau s'adresse : eux seuls étaient capables de
le comprendre; c'est pour leur plaire qu'il se sert de cette langue
pénible, qu'il entasse tant d'allusions historiques et mythologicpie^,
qu'il cherche partout des façons de parler nouvelles et inatten-
dues, — que par exemple il dit : regarder avec les yeux d'Homère,
komericis oeulis »pectare, pour : regarder sans v^oir, — ou, qu'afin de
mieiLX peindre la régularité des plis formés par le manteau qua-
drangulaire, il \ w^^(A\eqaadrata justifia , — q\\.(\\\ç , faisant allusion
à l'arbre qui porte la laine et à certains crustacés dont on peut
tirer une matière qid sert à fabricpier des tissus, il prétend « que
nous semons et que nous péchons nos habits. » Tout, à peu près,
est écrit de cette façon. €e style ne lui appartient pas en propre :
on parlait ainsi autour de lui dans les sociétés de lettrés. 11 n'en est
pas non plus le créateur, puisque nous en savons les origines. Elles
remontent à cette école brillante ou brillantée de Sénèque, qui vou-
lait mettre de l'esprit partout et ne parler qu'en figures. A ces raf-
finemens, un éci'ivain d'Afrique, Apulée, a trouvé moyen d'ajouter
encore. C'est chez lui qu'on rencontre en abondance ces petites
phrases hachées qui se répondent ou s'opposent l'une à l'autre, deux
à deux ou trois à trois, avec des rimes ou des assonances. TertuUien
est leur successeur, leur élève, et souvent il surpasse ses maîtres ;
mais, dans le traité du Manteau, il s'est surpassé lui-même. La
manière, la recherche, le travail, y sont pousses au point qu'il est
impossible d'y voir autre chose qu'une gageure et qu'un jeu d'es-
prit.
Et c'est là précisément ce qui nous étonne. TertuUien ne nous
fait pas l'effet d'un homme qui s'amuse à ces enfantillages laborieux.
Comme à distance nous sommes portés à simplifier les caractères,
et à ne plus voir chez les gens de talent que leur qualité maîtresse,
nous nous le figm*ons toujours sérieux, et uniquement préoccupé
des intérêts de sa foi. Aussi le traité du Manteau est-il pour nous
une très grande surprise; et notre surprise augmente encore si
nous laissons de côté la façon dont il est écrit pour pénétrer jus-
qu'au fond et examiner les idées. 11 s'en trouve beaucoup que nous
ne sommes pas accoutumés à rencontrer chez lui. Je ne parle pas
7?, REVUE DES DEUX MONDES.
dos allusions mythologiques et de tous ces souvenirs de la fable,
qui sont rappelés non-seulement sans colère, mais avec une cer-
taine complaisance : c'est peu de chose quand on songe au respect
dont la i)hilosophie y est entourée. Il n'a pas l'habitude ailleurs de
lui être lavorable ; les philosophes sont pour lui des « marchands
de sagesse et d'éloquence, mpienliœ et facnndiœ caupones, » il ap-
pelle Athènes pour tout éloge a une ville bavarde, » et se moque
cruellement de « ce misérable Aristote, » l'inventeur d'une science
merveilleuse qui donne le moyen de mettre en crédit le mensonge
et de ruiner la vérité. Ici il s'exprime d'un autre ton. On peut dire
qu'il s'y est mis sons la protection mémo de la philosophie. Si le
pdlliinn lui semble honorable à porter, c'est qu'il a couvert des sages,
et que ces sages ont rendu les plus grands services à l'humanité.
Nous voilà bien loin de ces uipîentiœ et facnndiœ caupones qu'il
raillait tout à l'heure! A la fin de son livre, il prête au pallium la pa-
role, et, dans une prosopopée éloquente (il n'y a pas de bon discours
d'école sans prosopopée), il lui faiténumérer les nobles causes qu'il
a défendues et les grands coupables qu'il a poursuivis. L'occasion
est bonne pour une de ces débauches d'érudition auxquelles Ter-
tulHen se complaît. Il ne manque pas d'en profiter et nous remet
sous les yeux les noms des prodigues et des débauchés de l'ancien
temps, depuis celui qui donna tant d'argent d'une table en bois de
citronnier incrusté, ou cet autre qui paya un poisson six mille ses-
terces, ou ce fils de l'acteur ./Esopus, qui faisait dissoudre des perles
dans les plats qu'on lui servait, pour que son repas lui coûtât plus
cher, jusqu'à ce Yedius Pollio, un affranchi d'Auguste, qui jetait
ses vieux esclaves dans ses viviers, pensant que la chair de ses mu-
rènes en serait plus exquise. C'est la gloire du palliion d'avoir flétri
tous ces excès par la voix de ceux qui en étaient vêtus. Mais son
effet est plus grand encore; il n'a pas besoin de parler pour in-
struire : « même quand je me tais, retenu par une sorte de pudeur
naturelle (car le philosophe ne tient pas toujours à bien discouru-,
il lui suffit de bien vivre) (1), rien qu'en me montrant, je parle. Le
seul aspect d'un sage sert de leçon. Les mauvaises mœurs ne sup-
portent pas la vue du pullhim. » On avouera qu'il est difficile de
pousser pluslohi l'éloge. Il faut pourtant qu'à la fin Tertullien rende
honmfiagc à sa foi. L'équivoque ne peut pas se prolonger jusqu'au
(I) Remarquons que Tertullien supprime ici d'un trait de plume le reproche que
les chrétiens adressaient ordinairement aux anciens sages de ne pas mettre leurs
actions d'arcord avec leurs principes, et la facile antithèse qu'ils ne manquaient pas
d'établir à ce propos entre le christianisme el la philosophie. Non eloquiinur m^gna
scd vivimus, disait I\linucius Félix, Tertullien semble dire ici la môme chose de la
philosophie païenne.
ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 73
bout. 11 faut qu'il dise nettement à ceux qu'il entretient de philo-
sophie, depuis le début de son ouvrage, qu'il n'est pas un philo-
sophe, mais un chrétien. Il le fait au moment de prendre congé de
ses lecteurs, et seulement en quelques mots. Après s'être félicité
d'avoir associé le pallium à une école de sagesse divine, il ajoute :
« Réjouis-toi, Manteau, et triomphe. Te voilà relevé jusqu'à une
philosophie meilleure, depuis que tu couvres un chrétien. » Ainsi
le christianisme n'est « qu'une philosophie meilleure, » c'est-à-dire
un dernier progrès accompli dans l'humanité, après beaucoup
d'autres, la conclusion et le couronnement d'un long travail, qui
avait commencé longtemps avant lui et dont il a profité. C'est ainsi
que parlent beaucoup de savans d'aujourd'hui qui cherchent dans
la sagesse antique les origines de la doctrine de Jésus. Tertullien
nous dit qu'on le faisait déjà de son temps. Des chrétiens, des apo-
logistes de la religion nouvelle travaillaient à la rapprocher des
opinions des anciens philosophes ; ils étaient heureux de faire voir
ce qu'elle a de commun avec eux, et triomphaient quand ils croyaient
avoir montré qu'elle n'avait rien dit de bien nouveau et qui fût de na-
ture à causer beaucoup de surprise {iiiltil nos mit novtim (tut porten-
tositm sHScepùse). Cette méthode était suspecte à Tertullien, qui en
voyait les dangers. 11 déclare, dans son traité de la Prescription,
qu'il n'a aucun goût pour ce christianisme philosophique. Ailleurs
il dit plus nettement encore qu'il ne peut rien y avoir de commun
entre Athènes et Jérusalem, entre l'académie et l'église. Voilà sa
pensée véritable, et je m'imagine qu'il ne pardonnerait pas à celui
qui s'est permis, un jour, d'écrire que le christianisme n'est qu'une
philosopliie meilleure, si ce n'était lui-même !
Si grande que soit la contradiction, elle s'expliquerait facilement
si l'on pouvait croire, comme beaucoup l'ont pensé, que ce traité
est un des premiers qu'il ait composés, et qu'il remonte à l'époque
où il n'était encore qu'à moitié converti. Beaucoup de saints per-
sonnages ont passé par la philosophie avant d'arriver au christia-
nisme, et dans la nouveauté de leur foi ils ont quelque temps gardé
la trace de leurs anciennes opinions. La lettre de saint Cyprien à
Donat ressemble par momens à un traité de Sénèque plus qu'à un
ouvrage chrétien. Les dialogues que saint Augustin a écrits dans sa
retraite, avant de recevoir le baptême, sont des œuvres purement
philosophiques où le nom du Christ n'est jamais prononcé. Nous sa-
vons que Tertullien avait traversé une crise semblable, et l'on avait
de lui un ouvrage qu'il avait composé à cette époque contre les in-
convéniens du mariage. Saint Jérôme, qui le trouvait fort amusant,
le faisait lire aux jeunes filles qu'il poussait vers la vie monastique.
Mais le traité du Manteau est bien postérieur. Les événemens
7i RKVUE DES DEUX MONDES.
hisiloriqucs uuxqut'ls rauteiir fait allusion nous pemietlenl d'en sa-
voir la dale précise ; il est de l'an âu8 ou 200, c'est-à-dire de la
■lin du rèinie de Seplinae SéA^èro. TeiMullien avait alors écrit ses plus
beaux ou^Taj^es, expliqué et défendu sa foi, livré ses plus vigou-
reusos batailles contre les païens et les bérétiquies. Non seulement
il était chrélien depuis longtemps, mais le cliristianisme orthodoxe
ne sulfisa t ])lus à cet esprit emporlé. Il accusait l'éoliso de fai-
\)lesse, parce qu'elle était sage et modéi'ée ; il lui reprochait de mé-
iïiager la société et le pouvoir, parce qu'elle refusait de les braver
follement et de s'en faire des ennemis hTéconciliables, il l'avait
en iin quittée pour une secte plus rigide. Et c'est àce moment -même,
entre deux ouvrages inspirés par le plus sévère niontanisme, .que
nous le voyous se retourner vers ce monde dont il s'était séparé
a\ec éclat. A,pa'ès l'avoir tant de fois accîil)lé de ses insultes, il lui
fait des avances, il flatte ses goîits, il s'empreint de ses idées, il
oopio sa façon d'eciwe, eide sa reitiuite, où on le ci'oit occupé des
plus gi'aves problèmes, il lui adresse un Matc brillant et futile, un
ouvrage de rhéteur, où lil se met l'esprit à la torture pour mériter
de lui plaiie.
Qu'en doit-on concliu"e? Qu'au fond, il était moins détaché du
monde qu'il ne le prétend, et qu'entre eux il restait encore un lien,
un seul peut-èti"e, qu'il n'avait pu briser. Il parle assez légère-
ment quelque part des gens qui, dans les temps nouveaux, s'ob-
stinent à conserver le souvenir et la curiosité de la vieille litté-
rature; il est de ceux-là plus qu'il ne paraît le croire. Il a subi,
dans sa jeunesse, le charme des lettres : c'est un jnal dont il n'a
jamais pu se guérir. ^Nous plaisantons volontiers de la vieille rhé-
torique, avec ses argumens puérils, ses fleurs fanées, son pathé-
tique de convention, ses ampliiications éternelles. Il faut bien croire
qu'elle avait des agrémens auxquels nous ne sommes plus sensi-
bles, puisque personne alors ne lui échappait et qu'une lois qu'elle
avait ensorcelé la jeunesse, on lui appartenait jusqu'au dernier jour.
TertuUien était au nombre de ces disciples fidèles. Il n'y a pas un
seul de ses ouvrages, j'entends lesiplus sérieux, les plus profonds,
où la rhétorique ne trouve moyen de s'insinuer, et il ne faut qu'un
prétexte pour qu'elle de^ienne tout à fait maîtresse. Si, par exemple,
le sujet l'amène à pai'ler du monde et siu-tout des femmes, aussitôt
le plaisir de bien dire le reprend. 11 attaque lem-s défauts, l'incerti-
tude de leur humem-, la futihté de leurs goûts et sui-tout la passion
qu'elles éprouvent pour la parure. Le voilà qui nous déci'it les orne-
mens dont elles aiment à se couvrir, « et ces pierres précieuses qui
servent à faire des colliers, et ces cercles d'or dans lesquels on s'en-
lermc le bras, et ces couleurs d'un rouge de feu où l'on plonge la
ETUDES DUrSTomE RELIGIEUSE. /a
laiiie, et cette poudre noire dont on se colore le tour des yeux pour
leur donner un éclat plus provocant.» Le saint homme a fait grande
attention à tous ces colifichets qu'il blâme, et il déploie en les dé-
peignant toutes les finesses de son esprit, toutes les grâces de son
langage. Il faut donc en prendi'e son pai'ti : cette âme n'était pas
tout d'une pièce, comme elle voulait le paraître; elle cachait au
fond d'elle-même une faiblesse secrète qui. plus d'une fois, l'a do-
minée. Dans cet âpre génie, dans ce penseur vigoureux, qui sem-
blait tout à fait détaché des choses du monde et uniquement occupé
des intérêts du ciel, il y avait un honmie de lettres incorrigible, qui
ne demandait qu'une occasion pour s'échapper. C'est l'homme de
lettres qui a écrit le traité du Manleau.
Quant à l'occasion qu'il eut de l'écrire, nous ne la connaissons
pas; mais il me semble qu'il n'est pas trop téméraire de l'imagine^r.
Souvenons-nous que TertuUien vivait alors à Carthage, et qu'il n'y
avait pas de pays où l'on se piquât plus de littérature : <( Ici, disaii
Apulée, tout le monde connaît l'éloquence : les enfans l'apprennent,
les hommes la pratiquent, les vieillards l'enseignent; » et il montre
tout uiL peuple d'amateurs de beau langage, au théâtre, se pressant
à ses conférences, et occupé à examiner chaque métaphore, à peser
et à mesurer touS' les motS'. Dans- cette \dlle lettrée, TertuUien avait
dû obtenu' des succès oratoù'es, et le souvenu" lui en était resté cher,
quoiqu'il s'eiforçàt de l'oublier. Ce hvre contre le m;u*iage, dont
saint Jérôme nous dit ci qu'il était tout rempli de lieux-commmis,
en style de rliétem', » avait sans doute beaucoup réussi auprès de
ces afiâmés de rhétorique. Je me figure qu'ils avaient mohis goûté
les beaux ouvrages que Tertulhen a écrits après sa conversion, où
l'on trouve des pensées graves et des spéculations profondes, mais
aussi moins de rhétorique et de lieux-communs, il leur semblait
donc que TertuUien avait faibli, et ils en faisaient retomber la faute
sur le christianisme. On pensait généralement que c'était une doc-
trme contraire aux gens d'esprit, et Rutihus la compare à Circé,
qui changeait les hommes en bêtes. Il est donc vraisemblable qu'on
aiïectait de plaindre ce pauvre Tertulhen, qid avait subi la loi com-
mune, et qu'on insinuait qu'il ne serait plus capable d'écrh-e les
beaux ouvrages d'autrefois. Sous ces reproches, sa vanité d'homme
de lettres se cabra et bondit. Il consentait de bonne grâce à renon-
cer à tout : « Je n'ai plus souci, disait-il, ni du forum, ni du Champ
de Mars, ni de la cmie ; je ne m'attache à aucmie fonction publique.
On ne me voit pas escalader la tribune ou assiéger le tribunal du
l>réteur. Je n'essaie plus de faire vi<jlence à l'eqiuté; jet ne hurle
plus pour une cause douteuse. Je ne suis ni juge, ni soldat, ni maître
de rien. J'ai fait retraite loin du peuple, setesni de populu. » Mais
76 REVUE DES DEUX MONDES.
il tenait toujours à sa réputation de bel esprit et souflrait de la voir
contestée. Le scandale qu'il donna en quittant la toge pour le pdl-
liinn avant ranimé les médisances, il lui fut impossible de se con-
tenir. Il voulut, en répondant ti ses détracteurs, prouver qu'il n'avait
rien perdu, qu'il était parlaiienient en vie et qu'on annonçait sa déca-
dence trop vite. Pour les combattre, il reprit ses anciennes armes et
s'cflorça de leur montrer qu'il savait toujours s'en servir. Il rede-
vint, pour un moment, le rhéteur et même le philosophe d'autre-
fois. Il lâcha la bride aux métaphores ; il mit toute son érudition
en mouvement; il se fit plus maniéré, plus subtil, plus raffiné qu'il
n'avait jamais été : il tint à se dépasser lui-même. Le résultat de
ce beau travail fut le traité du Manteau.
V.
Ce traité n'est donc en lui-même qu'un jeu d'esprit, une curio-
sité littéraire, et mériterait à peine de nous arrêter un moment, si
l'on n'en pouvait tirer quelques conséquences générales, qui me
paraissent importantes. Tertullien n'est pas le seul, chez les auteurs
chrétiens, qui ait fait des concessions fort singulières à la rhéto-
rique et au bel esprit. On les remarque un peu plus chez lui, parce
qu'il semble qu'avec son tempérament et ses opinions il y devait
plus échapper que les autres ; mais les autres n'en sont pas exempts.
Arnobe et Lactance, pour n'en citer que quelques-uns, étaient des
rhéteurs célèbres, et Ton s'en aperçoit bien en les lisant; saint
Ambroise, dans ses plus beaux ouvrages, imite Cicéron et quelque-
fois même le copie sans en éprouver aucun scrupule. Saint Jérôme
y met plus de façons ; il se reproche, comme un crime, le goût qu'il
ressent pour le beau langage, et n'arrive pas à s'en corriger.
Ce got!it, dont les écrits des pères portent à chaque instant la
marque, s'explique fort aisément : il leur venait de la manière dont
ils avaient été tous élevés. C'est pour nous une grande surprise de
voir que le christianisme, qui aspirait à changer le monde, qui vou-
lait prendre l'homme entier, s'imposer à son esprit comme à son
cœur, ne soit pas parvenu à créer un enseignement nouveau pour
la jeunesse. A vrai dire, il parait ne s'en être pas même occupé.
N'a-t-il pas vu l'intérêt qu'il y avait pour lui à refaire l'éducation
pul)li([ue et à y mettre un esprit qui fût en rapport avec sa doc-
trine, ou a-t-il pensé qu'il ne pourrait pas y réussir? Je l'ignore ; ce
qui est sûr, c'est qu'il ne l'a pas essayé. Quand il eut fait ses pre-
mières conquêtes dans le peuple, et qu'il s'attaqua aux classes
élevées, il trouva chez elles un système d'enseignement qui s'y
ETUDES D HISTOIRE RELIGIEUSE. //
était acclimaté depuis des siècles et jouissait parmi les lettrés d'une
grande faveur. Il parut le subir de bonne grâce. Ce système pour-
tant lui était contraire; la "sieille religion y avait mis profon-
dément son empreinte. Les jeunes gens y étaient nourris dans
l'étude et l'admiration de ces beaux poèmes tout pleins des fables
de la mvthûlogie, qui les avaient mises en crédit à l'origine, et qui,
par le charme du récit, leur conservaient encore quelque autorité.
On pouvait donc dire, sans rien exagérer, que les professeurs
étaient alors, encore plus que les prêtres, les défenseurs de l'an-
cien culte. Aussi avons-nous vu que Tertullienne voulait pas qu'un
chrétien fût jamais professeur. Il semble qu'il aurait dû, pour res-
ter fidèle à lui-même, ne pas lui permettre non plus d'être élève.
L'enseignement qu'un maître ne peut pas donner sans crime, com-
ment un élève pourrait-il le recevoii- sans danger? Si ces noms de
dieux et de déesses souillent la bouche qui les prononce, est-il
possible qu'ils ne blessent pas l'oreille qui les entend? mais ici,
contre son ordinaire, Tertullien n'ose pas pousser son opinion jus-
qu'au bout. 11 s'arrête au milieu du chemin et n'hésite pas à se
démentu". Il souftre chez l'élève ce qu'il a interdit au professeur; il
ne lui parait pas possible qu'on empêche un jeune homme d'aller
à l'école, et la raison qu'il en donne mérite d'être rapportée : «Com-
ment, dit-il, se formerait-il sans cela à la sagesse humaine? com-
ment apprendrait-il à diriger ses pensées et ses actions, la littéra-
ture étant un instrument indispensable pour l'homme, pendant
toute sa vie? » Tertullien, on le voit, n'imaginait pas qu'mi jeune
homme pût se passer d'apprendre les lettres humaines, ni qu'on
pût les enseigner autrement qu'on le faisait de son temps ; aussi se
résignait-il à l'envoyer dans des écoles qu'il n'aimait guère. Les
autres docteurs de l'Église, même quand ils protestent contre
cette nécessité, comme saint Augustin, et qu'ils en signalent le pé-
ril, n'osent pas proposer de s'y soustraire ; et voilà comment il s'est
fait que l'ancienne éducation de la jeunesse, celle de Cicéron et de
Quintilien, a duré autant que l'empire. La lecture d'Ennodius, un
écrivain du vi*^ siècle, nous donne à ce sujet des renseignemens
très curieux. Nous y voyons qu'au moment où les barbares étaient
maîtres de l'Italie, pendant que Théodoric régnait à Ravenne, les
écoles étaient ouvertes comme autrefois ; les grammairiens, les
rhéteurs y faisaient les mêmes leçons, les élèves y traitaient les
mêmes matières, rien n'y était changé, et au miUeu d'une société
devenue toute chrédenne, l'enseignement restait tout païen. Parmi
les sujets de déclamation que le maître donnait aux élèves,
je trouve celui-ci, qui remontait sans doute à plusieurs siècles :
« on accusera un homme qui s'est permis de porter une image de
78 REVUJi DES DEUX MOXDES.
Miîiorve dans \m mauvais lieu ; » et le bon évêque de Pavie ne pa-
rai! pas s'apercevoir que ce sujet ne convient guère à des écoliers
et à des chrétiens.
Je n'ai i)as besoin df dire quelles pouvaient être les consé-
quences d(! cette éducation, jusqu'à quelle profondeur les lettres
et les sciences profanes pénétraient dans ces âmes jeunes, et comme
il était difficile plus tard de les en arracher. L'étude que nous ve-
nons de faire en est la démonstration vivante. Quand un homme
connue TertuUien, aussi déterminé, aussi rigoureux dans ses
croyances, aussi jaloux de la pureté de sa foi. qui faisait un devoir
au\ fidèles de se séparer tout à fait de la société païenne, s'est
laissé dominer par les souvenirs de l'école et le souci des vieilles
lettres au point d'écrire le traité du Manteini, que ne devaient pas
faire les autres! Aucun d'eux, on peut l'afîirm(^r, ne s'est tout à
fait soustrait aux impressions de sa jeunesse; tous ont apporté au
christianisme une âme pleine de l'admiration des écrivains anciens,
(jui avait commencé à vivre avec eux et s'était tout imprégnée de
leurs idées. INon-seulement quand ils se mettent à écrire pour expo-
ser ou défendre leur loi, ils le iont d'après les méthodes qu'ils ont
apprises, ils reproduisent, sans le vouloir, les modèles qu'on a mis
de\ant leurs veux, en sorte aue la littérature nouvelle se trouve
jetée dans le moule antique, mais ils introduisent dans leur nou-
Aelle doctrine beaucoup d'idées et d'opinions qui leur viennent de
leur fréffuentation des anciens auteurs. 11 y en a, connue Au-
sone, qui, bien r[ne ctn'éliens dans leur ^ie privée, se croient auto-
i'is('s à être entièrement païens quand ils font des vers, pour res-
sembler davantage à ces grands poètes dont ils suivent pieusement
la tiMce. Le plus giaiid nombre essaie d'accommoder les deux
enseignemens qu'ils ont reçus, celui de l'école et celui de l'église;
ils mêlent ensemble comme ils peuvent Virgile et la Bible, Platon
et saint Paul. F-e mélange s'est fait de diverses façons et dans des
proportions dilVérentes ; mais, quel que soit l'élément qui domine,
aucun ne sup})rime tout à fait l'autre. L'antiquité classique, même
(îhez les plus sévères, reste honorée, vivante ; elle a sa place à coté
des livres saints ; avec eux et sous leur protection, elle a traversé
le moyen âge, et c'est ainsi qu'une religion, qui devait détruire les
lettres anciennes, en réalité les a sauvées.
Gastox BoissiER.
LA
JEUNESSE DE RICHELIEU
(i585-161i)
V.
ORIGINES ET EDUCATION.
LA FAMILLE.
Si haut que l'on puisse remonter dans l'histoire de la famille des
Du Plessis, on la trouve installée sur les bords de la Creuse, aux
confins de la Breune et du Poitou, dans une propriété entourée
de palissades, — un plessis, — qui dépendait de la paroisse de
Néon, à quelques lieues du Blanc.
Durant de longs siècles, les Du Plessis furent peu de chose : ar-
(1) Je n'ai pu citer ici en note les diverses soui-ces auxquelles j'ai emprunté les
élémens de ce travail. Je me réserve de les faire connaître plus tard en détail. Qu'il
me suffise de mentionner V Histoire du Poitou, de Thibaudeau; l'Histoire généa-
locjiqué de la maison Du Plessis-Riclielieu , par André Duchesne: les additions aux
Mémoires de Castelnau, par Le Laboureur; l'Histoire du cardinal-duc de Richelieu,
par Aubery ; le si précieux recueil des Lettres, instructions diplomatiques et papiers
d'État du cardinal de Richelieu, publié par M. dAvenel; du même auteur, une excel-
leuie notice ::ur la Jeunesse de Riclie'ieu ; !e Cardinal de Rithelicu, par ?,L Tuarlineau
80 REVUE DES DEUX MONDES.
chcrs, écuycrs, au service tantôt des rois de France, tantôt des
rois d'Angleterre, paysans, chasseurs, quelquefois pis.
La blanche aînée resta, jusqu'au xvii® siècle, dans le manoir pa-
ternel. Mais à la fin du xiv'' siècle, un certain Sauvage du Plessis
donna naissance à une branche cadette qui émigra vers la Tou-
raine. Ce Sauvage était un habile homme ; il sut augmenter son
maigre héritage et maria son fils avec une fille de la noble famillo
des Clérembault. Ceux-ci possédaient le château de Richelieu. C'est
ainsi que les Du Plessis, branche cadette, quittèrent la misérable
jîrenne et s'installèrent dans un pays plus riche, à la frontière de
la Tourainc et du Poitou. Ils prirent le nom de la belle propriété
que les Clérembault avaient aménagée sur les bords du Mable.
Les Du Plessis de Richelieu durent beaucoup au bonheur de
leurs alliances. Les Clérembault les avaient tirés de l'obscurité ;
bientôt, un mariage avec les Le Roy, autre famille considérable de la
Touraine, les rapprocha de la cour. Sous le règne de Louis XI, ils
y occupaient les fonctions modestes d'écuyers de la reine, et de
maîtres d'hôtel des princes de la famille royale.
Après les Le Roy, ce furent les Rochechouart. En 15Zi2, un Louis
du Plessis épousa Françoise de Rochechouart, fille un peu mûre
et sèche, paraît-il, mais qui lui apporta en dot, outre quelque
12,000 livres, l'orgueil du grand nom qu'elle portait. Louis du
Plessis et Françoise de Rochechouart eurent cinq enfans, dont
François du Plessis, père du cardinal de Richeheu.
Louis du Plessis mourut jeune. Son fils aîné fut assassiné ou
tué en duel par un seigneur voisin. Le cadet, François du Plessis,
vengea ce meurtre; mais il dut quitter la France pour échapper
aux poursuites. Il voyagea, parcourut l'Angleterre, l'Allemagne,
se trouva en Pologne au moment où le futur Henri III y régnait. Il
sut s'approcher du prince, se faire distinguer, aimer. Quand
Henri III quitta la Pologne pour venir en France succéder à
(i" volume, seul paru); un précieux petit ouvrage de l'abbé de Pure que personne
n'a cité jusqu'ici : Vita emimntissimi cardinalis A.-J. Richelii, par A.-M.-D.-P..
Paris, 1G50, in-S" ; les publications de M. de La Fontenelle de Vaudoré, notamment
\c Journal de Michel le Riche, et VHistoire des évéques de Luçon ; le Véritable père
Joseph, par l'abbé Richard; les études de M. Fagniez sur le père Joseph, celles
de M. de lioislisle, etc. — Voilà pour les travaux imprimés. 11 faudrait ajouter les
grandes collections de documens manuscrits de Paris et de la province. J'ai fait des
recherches à Paris, dans les Archives nationales, dans les Archives du ministère
dos affaires étrangères, qui réserveront longtemps encore de nouvelles surprises aux
chercheurs, à la Bibliothèque nationale, à la Bibliothèque de l'Arsenal, au fonds
Godefroy (Bibliothèque de l'Institut). J'ai également visité les archives de l'Indre et
de la Vienne et j'y ai trouvé plus d'un renseignement inédit. J'ai consulté le fonds de
dom Fonteneau, à la Bibliothèque de Poitiers, les archives de la ville de Richelieu et
celles du village de Braye. Enfin, j'ai trouvé quelques renseignemens inédits chez
M. Poirier à Faye-la-Vineuse.
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. SI
Charles IX, François du Plessis raccompagna. C'est ici que com-
mence véritablement la carrière politique des Richelieu.
A peine rentré en France, Henri III nomma François du Plessis
prévôt de son hôtel, puis grand-prévôt de France, en 1578. Il
n'avait pas trente ans. Nous avons de nombreuses traces de l'ac-
tivité avec laquelle il remplit ses fonctions. Henri III lui confia plus
d'une mission importante et secrète. Il lui donna la plus haute
marque de sa faveur en le faisant chevalier de l'ordre du Saint-
Espril, dans le chapitre tenu le 1" janvier 1585.
L'information sur la vie et les mœurs du nouveau chevalier est
parvenue jusqu'à nous. Ceux qui furent appelés à déposer attes-
tent que François de Richelieu est noble de bonne souche ; ils le
dépeignent comme « un bon catholique, » — « un seigneur ré-
véré et aimé de ses subjets et de tous autres pour le bon traite-
ment et soulagement qu'il leur donne. » Il était peu instruit, a peu
enrichi de lettres.» Mais on louait son a clair et prompt esprit,» son
« beau et fertile naturel. » Il se plaisait dans la conversation des
hommes lettrés et tâchait de réparer ainsi les lacunes d'une édu-
cation trop écourtée. Un sobriquet de cour nous ouvre une lumière
sur son caractère : on l'appelait Tristan l'IIermîte. En lui don-
nant ce surnom, on visait assurément ses fonctions de grand-
prévôt, la faveur dont il jouissait auprès du roi ; mais aussi un
côté particulièrement grave et sombre de son humeur.
Assuré de l'amitié d'un roi qui péchait plutôt par excès de bien-
veillance pour ses favoris, François du Plessis mérita sa fortune
par une activité et un dévoùment sans bornes. Il était près du
roi à la Journée des Rarricades, et on dit qu'il protégea la retraite
hors de Paris. 11 ne prit point part à l'assassinat des Guises ; mais
ce jour même, il arrêta, dans la salle des États, le président de
Neuilly et les autres membres du Tiers, dont le roi crut devoir
s'assurer.
En avril 1589, on le voit à Poitiers s'efTorçant, avec le sieur de
La Roche-Chémerault, de maintenir cette ville dans le devoir. Les
esprits échauffés contre les « Henrions » échappaient à toute dis-
cipline. Richelieu, après d'inutiles efïbrts, fut obligé de quitter Poi-
tiers, dans des conditions assez piteuses. Il rejoignit Henri III et ne
le quitta plus jusqu'au jour où ce prince mourut sous le poignard
de Jacques Clément.
Le capitaine des gardes du roi, grand-prévôt de l'hôtel et du
royaume, joua, comme on le pense, un rôle important dans cette
journée du l^' août 1589. Il arrêta Jacques Clément et fit, une heure
après l'assassinat, une information qui, contenant les dépositions
TOME xciy. — 1889. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
des témoins oculaires, noas est restée comme le témoignage le plus
précis et le plus complet sur les diverses phases de cet événement.
A la mort du roi Henri III, la situation des seigneurs catholiques
qui raccompagnaient était difficile. Le sort de la nouvelle dy-
nastie dépendait de la résolution qu'ils allaient prendre : leur
adliésion à l'héritier légitime, quoique protestant, devait entraî-
ner le concours de la majeure partie de la nation ; leur abstention
eût assuré le succès de la Ligue et probablement préparé le che-
min de la famille de Guise. Malgré le passé gumird et catholique
de sa famille, Richelieu fut de ceux qui se déclarèrent pour le
Béarnais. Son attitude est mentionnée expressément par les écri-
vains conlemporains. Elle n'allait pas d'ailleurs sans profit pour lui.
Henri IV maintint le grand-prévôt dans les fonctions qu'il occu-
pait. Il lui confia également des missions importantes et en fit le
compagnon de ses luttes journalières, pour la conquête du royaume.
François de Richelieu combattit à Arques et à Ivry, assista aux
sièges de Vendôme, du Mans et de Falaise. ïl suivit encore le roi
au grand siège de Paris. Il était à Gonesse, dans le camp royal,
lorsqu'une fièvre violente, suite des fatigues d'une vie si remplie,
le saisit et l'enleva le 10 juillet 1590, à l'âge de quarante-deux ans.
Tous ceux qui l'avaient connu plaignirent sa mort. Henri IV
garda de lui un souvenir ému. S'il eût vécu, il eût occupé, auprès
du roi définitivement reconnu et obéi, un emploi digne de ses mé-
rites et des services qu'il avait rendus.
On peut dire du père de Richeheu qu'il fut comme une première
empreinte, conforme aux circonstances et aux nécessités du temps,
de ce que son fils devait être bientôt. Sa vie fut active, dévouée,
vigoureuse. Cette noble race, à peine arrachée à l'engourdisse-
ment de sa province, s'essayait, par une série d'efforts successifs
et toujours plus heureux, au grand service que, dans sa prochaine
génération, elle allait rendre à la royauté et à la France.
François de Richelieu s'était marié jeune. On n'a pas la date
exacte de l'union. Mais un écrivain érudit,M.Martineau, a retrouvé,
sur les registres de l'église Sahit-Sé vérin, à Paris, l'acte de fian-
çailles, daté du 21 août 1566 et ainsi libellé : « Le 21 août 1566
furent fiancés noble homme François du Plessis, gentilhomme or-
dinaire de la chambre du roi et seigneur de Richeheu et de La
ycrvohère,et damoiselle Suzanne de la Porte, dame De Farinvil-
liers et De Valencourt. »
Le fiancé avait dix-huit ans et la future quinze ans, étant née le
13 février 1551. Elle était fille du sieur François^ de la Porte, avo-
cat au parlement de Paris.
LA JEU.NESSE DE RICHELIEU. 83
Les généalogistes se sont elTorcés de reconstituer les titres de
noblesse de cette famille des La Porte. La vérité est qu'elle appar-
tenait à la bourgeoisie, à cette bonne bourgeoisie de province et
dé Paris que l'honneur, le mérite, la fortune, les prétentions, rap-
prochaient de la petite noblesse jusqu'à l'y rattacher par de fré-
quentes unions.
Les La Porte étaient originaires de Parihenay ; ils étaient donc
de la même province que les Du Plessis-Richelieu. C'est ce cfui
explique le mariage. 11 n'en dut pas moins être considéré comme
une mésalliance dans une famille qui, au degré précédent, s'était
unie avec les Rochechouart. On peut supposer qu'à l'époque des
liançailles l'ainé des fds de Françoise de Rochechouart n'était pas
mort, et que François de Richelieu n'était encore qu'un cadet.
11 faut ajouter que. vers le milieu du xvi^ siècle, les Richelieu,
malgré les services qu'ils a> aient rendus aux rois, étaient toml)és
dans une sorte de rnis'Te. Peut-être esperait-on rétablir les alfaires
par l'héritage de l'avocat. Sur ce point encore, on fut déçu ; car
Suzanne de la Porte ne re;;ut d'autres biens que ceux qui lui appar-
tenaient du chef de sa mère, Claude Buchart, morte en 1556.
François de la Porte, père de Suzanne, et grand-père maternel
du cardinal de Richeheu, n'était pas un homme ordinaire. 11 était
des plus distingués parmi ses collègues. Il fut le bâtonnier de
leur ordre. Loysel, dans son J)iiilof/iie des Avocats, le cite, au
premier rang, près des Christophe de Thou, des Guillaume Bou-
cherai, des Charles du Moulin; il parle de sa u conliance et har-
diesse, » de son érudition technique ; il rappelle avec éloge la ré-
ponse ^dgoureuse qu'il fit au président De Thou, alore que celui-ci
interrompant un avocat qui plaidait : « Vous avez tort, reprit La
Porte, de vous en prendre à un homme qui en sait plus que ^ ous-
mème n'en saurez jamais. »
François de la Porte fut un des avocats qui parlèrent dans le
fameux procès de Cabrière et Merindol. Il s'acquit une grande
réputation, etDreux du Radier n'est que l'écho des témoignages con-
temporains, quand il s'exprÙTie ainsi à son sujet : « Il brilla à Paris
dans la profession d'avocat, par tous les talens qui font le grand
homme. Le public auquel il s'était consacré n'admirait pas moins
son désintéressement et son affabilité que ses lumières. Si la vanité
peut p;iraître excusable, personne n'eut plus d'excuses que Fran-
çois de la Porte. »
La vanité parait avoir été, en effet, le défaut du brillant avocat.
Nous verrons, par la suite, que ses descendans n'en laissèrent pas
tomber l'héritage.
Cette vanité fut peut-être satisfaite par le mariage de sa fille
avec un descendant de la famille des Du Plessis-Richelieu, et i)ar
8i REVUE DES DEUX MONDES.
la carrière inespérée du grand-prévôt de France. Mais ces succès
même devaient faire sentir plus cruellement à l'orgueilleuse mère
de François le regret de la mésalliance, et Suzanne de la Porte,
jeune, pauvre, effacée, obligée de vivre sous la rude tutelle de sa
belle-mère, ne fut pas heureuse.
De cette union assez mal assortie, nuciuirent cinq enfans : trois
iils et deux filles. A la mort de François du Plessis-Richelieu, le
lOjuin 1590, l'aîné de ces enfans, Henri du Plessis, avait environ dix
ans; le second, Alphonse du Plessis, avait six ans; le troisième,
Armand-Jean, avait cinq ans ; la plus âgée des deux filles, Fran-
çoise, avait douze ans, et la cadette, Nicole, en avait trois ou
quatre.
Ainsi, la jeune veuve de quarante ans dut s'arracher aux espé-
rances que la carrière si brillamment commencée de son mari
avait pu faire naître en elle pour s'en aller, au fond d'une province
éloignée, sous l'œil d'une belle-mère âgée et fière, dans le silence
« de la vieille maison de pierres, couverte d'ardoises, » dont parle
Tallemant des Réaux, se consacrer à la lourde lâche de la restau-
ration de sa fortune et de l'éducation de ses enfans.
Le savant Le Laboureur raconte qu'au moment où François du
Plessis, grand-prévôt de France, mourut, il était si pauvre qu'il
fallut engager son collier de l'ordre pour subvenir aux frais de ses
funérailles. Tous les contemporains qui ont su quelque chose de
la famille des Richeheu constatent cette détresse. Mais presque
tous aussi s'accordent à dire que, par sa prudence et son habileté,
la fille de l'avocat de La Porte parvint à rassembler et à restaurer
les débris d'une fortune que le malheur des temps et la mort pré-
maturée de son mari avaient détruite.
La mère de Richelieu paraît avoir été une femme discrète, sage,
modeste, toute préoccupée de la santé, de l'éducation, de l'avenir
de ses enfans. Nous avons quelques lettres d'elle. On n'y trouve
guère qu'une grande sollicitude pour tout ce qui touche aux siens.
Elles sont teintes de mélancolie, écrites avec plus de naturel que
d'orthographe.
Un poète contemporain compare M"*^ de Richeheu à « la co-
lombe. » Il ne loue ni sa beauté, ni son esprit, ni son charme;
mais seulement « sa fidélité conjugale » :
D'un vœu plein d'tiumanité
Je donne la tourterelle,
Je donne la colombelle,
Portraits de fidélité,
A une dame loyale
Qui, de la foi conjugale
Tout l'honneur a mérité.
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 85
Simple et douce comme une colombe, telle aurait été la mère
de ce terrible cardinal. La petite bourgeoise qu'elle était devait se
trouver bien gênée dans cette maison de Piichelieu que les préten-
tions emplissaient, plus encore que les titres et les services.
Pourtant ces qualités modestes ne restèrent pas sans emploi.
Elle avait pris, dans l'air de Tétude, une teinture des affaires que
la nécessité accrut et développa. Si les poètes parlent fort peu
d'elle, les notaires la connaissent et ont souvent écrit son nom. Elle
avait ce que nous appelons aujourd'hui le sens pratique. Richelieu
pensait probablement à sa mère lorsqu'il écrivait quelque temps
après l'avoir perdue : « La science d'une femme doit consister en
modestie et retenue. Celles doivent être dites les plus habiles qui
ont le plus de jugement. Je n'en ai jamais vu de fort lettrée qui
n'ait tiré beaucoup d'imperfection de sa grande connoissance. »
Cette qualité du jugement, — rare chez toutes les femmes, un
peu moins rare peut-être chez nos Françaises, — appartenait à la
fdle des La Porte et des Bochart. Sa fortune et celle de ses en-
fans furent remises peu à peu, par elle, en meilleur état.
A ce point de vue, la situation de la veuve du grand-prévôt était
vraiment pénible. Non cfiie les apparences de la richesse lui man-
quassent. On peut énumérer plusieurs propriétés qui lui appar-
tenaient, ou bien à ses enfans : Richeheu, La Vervolière, Le Chil-
lou, Chàteauneuf, Coussav-lès-Bois, Le Petit-Puv, etc. Mais ces
propiietés, pouj- la plupart couvertes de constructions et closes de
mm-ailles, étaient beaucoup plus pour l'apparat que pour l'utilité
et le rapport. Dans ces temps de troubles, leur garde et leur en-
tretien imposaient de lourdes charges. Elles rapportaient peu. Le
paysan pillé, traqué, abandonnait les champs. Si une maigre mois-
son mûrissait, c'était l'ennemi qui la récoltait.
En outre, des dettes considérables écrasaient une fortune déjà
si obérée. Le grand-prévôt avait voulu faire figure à la cour ; puis
il avait essayé de se sauver par des spéculations malheureuses.
Sa mort soudaine avait anéanti les espérances et n'avait plus laissé
que la cruelle réalité de la ruine.
Heureusement Henri IV n'était pas resté dans l'ignorance ni dans
l'insouciance de cette situation cruelle. Certaines mentions rele-
vées sur les registres de comptes nous permettent d'affirmer
qu'il venait en aide à la veuve de son fidèle serviteur. En 1593, il
lui fait attribuer 20,000 livres; en 159/i, il lui confère la nomina-
tion à une abbaye dont la récompense valut 15,000 livres. Dès 1608,
le fils aîné, Henri du Plessis, est inscrit sur l'état des pensions pour
une somme de 3,000 livres.
Mais le plus puissant secours vint de la jouissance des revenus
86 ■ REVUE DES DEUX MONDES.
de l'é\èclié de Luron qu'on laissa entre les mains de Suzanne de
la Porte. Klle le lit administrer par le chapelain de son château, et
put tirer de cette source, ainsi que du produit de quelques abbayes
de])endant du diocèse, les moyens d'élever ses enfans.
11 iaut essayer maintenant de se représenter la vie que menait,
à la lin du xvi® siècle, au fond d'une province désolée, la famille
(pie dominait l'altière figure de Françoise de Rochechouart, et sur
laquelle s'uiciinait la g-racieuse et touchante ligure de Suzanne de
la i^orte.
On habitait généralement le château de Richelieu.
Au milieu d'une plaine grasse, fertile, laissant la vue s'étendre
au loin sur un horizon plat, les eaux du Mable, allluent de la Veude,.
déterminaient un îlot carre d'environ cent mètres de côté. Au mi-
lieu de cet ilôt, s'élevait le manoir de Richelieu. La terre et sei-
gneurie de ce nom avaient appartenu originairement aux Mausson^
ancienne famille du voisinage. En 1201, un Mausson avait obtenu,
de l'abbé de Saint-Gyprien de Poitiers, la permission de construire
une chapelle dans la paroisse de Braye, à l'endroit appelé Diceii
Locita. On trouve cette chapelle mentionnée plusieurs fois sous le
nom de liiclteloc, Hikeloc, puis liicJielieu. Les Mausson, de très
bonne heure, avaient trouvé ce séjour agréable et y avaient fait con-
struire un château. Or une fille des Mausson, Gilette, avait épousé,
dans les premières années du xv* siècle, Jean Clérembault, et lui
avait transporté la propriété de ce domaine. Jean et Gilette, sa
femme, eurent pour fils Louis et pour fille Perrine, qui épousa
Geoilroy du IMessis. Louis Clérembault, héritier de son père et de
sa mère, reçut Richelieu dans le partage ; mais comme il n'eut pas
d'enfant, il le laissa par testament à son neveu, François du Plessis,
sieur de La Vervolière. Ainsi des Mausson aux Clérembault, et
des Clérembault aux Du Plessis, le domaine de RicheHeu était venu
aux ancêtres du cardinal.
Mais les Clérembault l'avaient singulièrement transformé. Jean
Clérembault avait obtenu, en 1^29, l'autorisation de bâtir un
château auprès de l'antique chapelle, et de le fortifier. On était
en pleine guerre de Cent ans. Tout le pays se hérissait de forte-
resses. Les architectes munirent Richelieu aussi fortement que le
permettait la disposition des lieux. Ce furent eux qui dérivèrent
les eaux du Mable et qui aménagèrent les belles douves qui mar-
quent encore l'emplacement de l'ancien manoir.
Construit dans le style du temps et en vue de pourvoir aux né-
cessites de la défense, il formait un ensemble assez imposant. Huit
grosses tours à toit en poivrières trempaient leurs pieds robustes
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 87
dans le fossé. Quatre corps de bàtimens se coupant en quadrilatère
reliaient les tours et formaient une belle masse de pierres; au
milieu, dominant le tout, la lanterne aiguë du donjon.
Les hauts toits en ardoises, les màcliicoulis,les créneaux, les che-
mins de ronde, les galeries de l'étage supérieur, donnaient quelque
légèreté à cette construction massive. Alors que la partie inférieure
restait encore épaisse et âpre, le premier étage, plus ajouré, s'ou-
■\Tait dans les inquiètes et charmantes hardiesses do la première
renaissance française.
Le motil principal du châte^iu, en dehors des quatre grosses tours
gardant l'entrée, était le corps de bâtiment donnant sur le jardin.
11 était composé de deux grandes et belles salles séparées par un
pa\illon massif et terminées l'une et l'autre à leur extrémité par un
payillon d'angle moins important. L'un de ces pavillons renfermait
la chapelle. C'est dans l'une des grandes salles, celle du nord, que
se tenait habituellement la famille. Non loin de la chapelle, on
montrait la chambre où, selon la tradition, était né le futur car-
dinal.
Les souvenirs que lui avait laissés l'enfance passée dans ce vieux
castel étaient bien vifs et bien émouvans pour lui ; quand, par-
venu au comble de la puissance et de la richesse, il eut résolu de
faire construire, dans son pays même, un château digne de lui, il
ne voulut rien changer ni à l'emplacement ni à la disposition géné-
rale de l'édifice. Il imposa à son arcMtecte, Jacques Le Mercier, un
plan qui respectait, le plus possible, la forme intérieure de l'an-
cienne demeure. On dut, sur sa volonté expresse, conserver no-
tamment la chapelle, la grande salle et la chambre qu'habitait sa
mère. Ses contemporains lui reprochèrent même d'avoir gâté la
belle ordonnance du plan de Le Mercier ; le sentiment qu'ils con-
sidéraient comme un trait de vanité n'était, en somme, qu'un sou-
venir touchant.
C'est donc dans cette rude demeure qui, construite à une époque
de guerres, retrouvait tout son usage à la fin du xvi'^ siècle, c'est
dans ce vieux château que s'écoulèrent les années d'enfance d'Ar-
mand du Plessis.
Dès cette époque, le domaine de Richelieu présentait un luxe
réel; c'était celui des jardins et des plantations. Le pays est
fertile et naturellement fleuri. Un beau jardin à la française, où
les eaux du Mable étaient aménagées en bassins et en jets d'eau,
séparait la maison d'habitation des communs. Plus loin, des bois
assez bien plantés montaient vers les collines et s'étendaient jus-
qu'à Mausson, jusqu'à LJraye.
Braye était la paroisse du château de Richelieu. Le vieux clocher
de pierre du modeste village émergeait du bois à quelque cent mè-
88 REVUE DES DEUX MONDES.
très derriùre le château. Il est resté aujourd'hui tel que le vit
l'enfauce du futur cardiual. Le curé de Brave était le chapelain de
Suzanne de La Porte; il venait à pied, au château, célébrer l'office.
Dans la crvpte de son église reposaient les corps des Clérembault
et des J\ichclieu, depuis qu'ils étaient venus s'établir en Tou-
raine.
A mi-côte de la colline, montant vers Faye-la- Vineuse, se trou-
vait Mausson, château plus ancien que Richelieu, mieux situé sur
une motte assez forte. Les Du Plessis, après une longue lutte, avaient
fini par l'emporter sur les Mausson. Ils avaient acquis le domaine
de leurs anciens rivaux; leur rancune persistante allait bientôt le
démolir et ne laisser que quelques ruines insignifiantes d'un châ-
teau qui, pendant longtemps, av^ait balancé leur fortune.
Au pied de Richelieu même passait la route de Chinon à Châ-
tellerault, seule voie de communication le rattachant au reste du
monde. Suivant le cours de la Veude, puis du Mable, elle venait
de Champigny, ce fameux et fastueux Ghampigny qui appartenait
aux Montpensier et dont la proximité écrasante fut pour les Riche-
lieu un objet de déférence, puis d'envie, jusqu'au jour où le fils
de la petite famille vassale acheta le grand palais princier, le rasa,
comme on avait fait de Mausson, et fit servir les pierres à la con-
struction d'un autre château plus riche encore.
Au sud, la route de Ghàtellerault se dirigeait vers le village ou
plutôt la villette de Faye-la- Vineuse. Richelieu dépendait de la châ-
tellenie de ce lieu. Faye était le véritable centre d'approv'isionne-
ment de la région. Grimpée fort johment sur le haut des collines
crayeuses qui dominent de loin Richeheu, elle offrait encore aux
regards son enceinte fortifiée, l'ensemble pittoresque de ses toits
serrés les uns contre les autres, et ses trois clochers pointus.
Du château de Richelieu, en face vers le couchant, on apercevait
la fumée des chaumières de l'humble village de Pouant, et peut-
être, dans les temps clairs, distinguait-on, du haut de la lanterne,
le donjon de Loudun, profilant sa masse robuste et carrée, à une
distance d'envdron six heues.
Chinon, l'Ile-Bouchard, Ghavigny, Ghampigny-sur-Veude, Fon-
tevrault, au nord; Loudun, Thouars, Montcontour, Mazeuil, à
l'ouest; Mirebeau, Lencloître, Ghàtellerault, au sud; la Guerche,
la Haye-Descartes, Sainte-Maure, sur la route de Paris, à l'est; telles
étaient les principales villes et les plus importans châteaux du voi-
sinage, ceux dont les noms durent frapper pour la première fois
les oreilles des enfans de Suzanne de La Porte.
Il fallait s'éloigner davantage pour atteindre Poitiers et Tours,
les deux capitales qui se disputaient la souveraineté de cette région
intermédiaire. L'évèque résidait à Poitiers; mais les impôts se
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 89
pavaient à Tours. On disait à Braye en manière de proverbe :
« Nous sommes du bon Dieu de Poitiers et du diable d'Angers. »
D'ailleurs les voyages devaient peu tenter la dame de Richelieu.
C'est à peine si elle sortait de chez elle pour aller dans sa propre
famille, à Parthenay, à laMeilleraye où, au dire d'un contemporain,
elle eût trouvé a bonne compagnie. » Les chemins n'étaient pas
sûrs, et pour bien des raisons, on n'avait pas le cœur au divertis-
sement. Durant toute cette fin du xvi^ siècle, les malheurs publics
s'ajoutaient aux malheurs privés et les aggravaient.
Il y avait trente ans, pour le moins, que cette région n'avait pas
respiré. Restée catholique, mais prise dans le triangle protestant
de La Rochelle, Chàtellerault, Saumur, elle était le continuel lieu
de passage et de rencontre des troupes des deux partis. Tous les
genres d'horreurs, suites d'une guerre civile, où chaque village,
chaque famille avait dû se prononcer, pesaient sur elle.
Les personnes âgées pouvaient raconter aux nouveaux venus les
premiers progrès des hérétiques, les prédications secrètes de Cal-
vin dans les grottes de Croutelles, les premiers psaumes, les pre-
miers massacres. Puis, c'étaient les grands sièges de Poitiers, en
1562 et en 1569, où deux capitaines du nom de Richelieu s'étaient
distingués par leurs exploits et par leur cruauté ; puis les diverses
fortunes du château de Lusignan, sur les ruines récentes duquel
planait encore le souvenir de la fée Melusine ; puis les grandes ba-
tailles de Jarnac et de Montcontour, dont la canonnade, entendue
de loin, retentissait dans les cœurs.
Au lendemain de Montcontour, l'amiral de Coligny était venu
campera Faye-la-Vineuse. Ses troupes y avaient commis les plus
effrovables excès. Ces souvenirs tragiques hantent encore aujour-
d'hui la mémoire des habitans. Un champ voisin de Faye s'appelle
la Plaine des »wr(s et l'on dit que c'est en souvenir d'un combat
d'arrière-garde qui fut livré à cet endroit même. Les troupes de
Coligny y auraient été vaincues par les troupes royales, et les fuyards
massacrés par les paysans exaspérés.
Jusqu'à la fin du siècle, la contrée soufïi'e tout ce que ce genre
de guerres réserve de douleurs aux gens « du plat pays. » C'est un
perpétuel mouvement de troupes, de pionniers, de voituriers, de
marchands d'armée; ce sont les levées promptes des hommes
d'armes, les courts séjours des maris et des pères, les continuelles
alertes, la guerre et l'embuscade de bourg à bourg, de château à
château, de maison à maison.
« En ce temps-là, écrit un contemporain sous l'année 157i,
n'étoit question que de briganderie, de manière que personne
n'osoit se mettre en chemin. » Deux ans après : a En ce temps-là.
90 REVUE DES DEUX MONDES.
écrit-il encore, l'on disoit que les communes de Gascogne, d'Age-
nois, de Quercy el du pays de Périgord s'étoient élevées et pris
les armes et avoient pour devise : a Nous sommes las! » Nous
sotnmes It/s, c'est le cri qui sort de toutes les poitrines. En 1575,
les gens de Poitiers jetaient leuis plaintes vers le roi : « Les hu-
guenots n'ont cessé de ])iller et ravager notre province du Poitou
trop voisine, hélas ! de leur retraite. Pour les soldats cpi viennent
à notre défense, entre l'ami et l'ennemi, aux déportemens de l'un
et de l'autre, nous ne connoissons point de différence. »
En effet, les soldats réguliers, mal payés, se débandaient et, par
troupes de quarante ou cinquante, allaient par le pays, escaladant
les châteaux mal gardés, forçant les villages et les fermes, pillant,
violant, tuant.
En 1585, l'année de la naissance de Richelieu, le peuple des
environs de Poitiers quitte les campagnes et se réfugie dans les
villes, emportant tout ce qu'il peut, pour échapper aux passages des
gens de guerre, « et les gentilshommes mêmes quittaient leurs
maisons. » En 1586, les horreui-s de la peste se joignent à celles
de la guerre et les habitans de ces contrées, de deux maux, forcés
de choisir le moindre, sortent des villes pour habiter les campagnes
« malgré le grand nombre des brigands de ce temps. »
L'avènement de Henri IV ne change rien aux choses. Après avoir
hésité quelque temps, Poitiers s'était jeté dans la Ligue. Les pro-
testans devenus royalistes rôdent sans cesse autour de cette ville,
essayant de la surprendre. On se bat à Saint-Sa\in, à Chamigny,
à La Piocheposay, à la Guerche, à Mirebeau. En 1591, Poitiers est
assiégé une fois encore. Enfin, en 159A, la ville rentre dans le
devoir et se rend au roi.
Mais ce n'est pas fini encore. Les ligueurs du Poitou appellent à
leur secours les gens de l'Anjou et de la Bretagne, qui obéissent
au duc de Mercœur; Italiens, Espagnols, Albanais, aventurière de
toutes races et de tous pays, forment le gros de ces renforts. On
peut penser ce qu'ils font endurer à des contrées qui, quel que soit
leur parti, sont toujours pour eux pays conquis.
« Le duc de Mercœur, faisant sa demeure à Nantes, étoit enfin
demeuré chef du parti ligueur, et particulièrement en Bretagne,
Anjou et Poitou... Son parti prenoit, comme il pouvoit, maisons,
châteaux, et si il y avoit des fossés seulement autom-, ledit sieur
de Mercœur y mettoit garnison ; par le moyen desquels il levoit des-
tailles au plus loin qu'il se pouvoit étendre, faisoit contribuer de
tous côtés, et lesdites garnisons voloient et pilloient partout. » En
1597, l'hôtel de ville de Loudun délibère encore « sur les moyens
de résister aux ravages, pilleries et exactions de la garnison qui est
dans la ville de Alirebeau. » Il ne fallut pas moins que la constitu-
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 91
lion d'une sorte de gendarmerie volontaire, eni'ôlée, sur l'ordre du
roi, parmi les nobles de la province, pour venir à bout des cou-
reurs, des handeurs, selon le mot du temps, que la Ligue, même
désorganisée, avait laissés derrière elle.
Ces traits suffisent pour donner l'impression du genre de vie que
l'on menait, entre 1585 et 1595, dans la province où était situé le
■château de Richelieu. On peut imaginer l'isolement, les terreurs
muettes des femmes et desenfans, les appréhensions des voisinages
ennemis, les familiers mêmes et les domestiques suspects, les
ponts levés à la moindre alerte, les longues nuits sans sommeil,
ou les réveils en sursaut avec des bruits d'attaque au pied des
murs, ou des lueurs d'incendie sur l'horizon.
Il faut joindre à tant de causes de tristesse, les difficultés do-
mestiques, le souvenu- des grandeurs passées, les espérances dé-
çues, l'inquiétude de l'avenir et jusqu'au mirage d'on ne savait
quel retour de fortune qui viendrait, un jour, de là-bas, de Paris,
•de ces rois qu'on avait servis si fidèlement et qui, peut-être,
n'avaient pas pour toujours oublié.
M'^^de HicheUeu avait retrouvé, dans le château de son mari, sa
l^elle-mère, Françoise de Rochechouart, qui ne mourut qu'après
1595. On peut supposer que ce contact continuel avec une femme
•d'un âge, d'un rang et d'un caractère tout différens du sien, fut
plutôt penilile pour Suzanne de La Porte. Richelieu lui-même, dans
une lettre écrite au moment de la mort de sa mère, dit « qu'elle
avait éprouvé en ce monde nombre de traverses, d'afflictions et
■d'amertumes. » Ce dernier mot parait bien s'appliquer à des diffi-
cultés domestiques.
Une autre femme wait également à Richelieu, c'était Françoise
-du Plessis, dame de Marconnay, veuve de messire Pierre Frétart,
chevalier de Saulve et Primery, belle-sœur de M""" de Richeheu.
Elle était la compagne habituelle des enfans et se rendait populaire
parmi les gens da pays. Elle laissa toute sa fortune au lils aîné de
M'^^ de Richelieu, Henri du Plessis.
On recevait fréquemment au château la visite de quelques parens.
Tout d'abord, le grand-oncle des enfans, Jacques du Plessis, évêque
■de Luçon à partir de 158i, mort seulement en lôi^<2, et qui avait
•été le tuteur du père de Richelieu. 11 aidait Suzanne de La Porte
dans la gestion de la fortune.
Elle paraît s'être confiée surtout à son propre frère, Amador
lie La Porte, homme de haut mérite, vif d'esprit et de caractère,
appelé à jouer plus tard un rôle important près de son neveu, qu'il
iivait su deviner.
C'est encore dans sa famille propre que AP® de Richelieu ren-
contre un autre conseiller et confident, M. Dupont de Saint-Ronnet.
92 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est à lui fiirc'lle raconte ses inquiétudes sur la santé de ses en-
fans, qu'elle parle tendrement de son aine « qui s'est démis une
épaule en tombant du cheval ; » de son pauvre chartreux « qu'elle
espéroit voir; mais Dieu en a disposé autrement; » de son malade
enfin (c'est le futur cardinal) « toujours tourmenté de ses fièvres »
et desquelles elle souhaite si vivement pour lui a une heureuse
délivrance, w
Enlin un ami intime de François de La Porte, l'avocat Denys
nouthillier, restait à Paris, le fidèle correspondant et le défenseur
utile de la fille de son collègue. Aussi loin que l'on remonte dans
la vie du cardinal, on rencontre le nom des Bouthillier.
Les actes de la paroisse de Braye nous ont conservé quelque
trace de la présence des seigneurs de Richelieu dans le pays. Ils
tenaient fréquemment sur les fonts baptismaux les enfans de
leurs paysans. Ce n'est pas sans émotion que l'on feuillette aujour-
d'hui ces papiers jaunis par le temps, où les fils de M™^ de Ri-
chelieu ont, il y a trois cents ans, écrit, d'une plume incertaine, leurs
premières signatures.
A partir de 1592, apparaissent ces actes de baptême. Les noms
des divers membres de la famille se rencontrent assez fréquem-
ment en 1592 et 1593. Ils disparaissent de 1593 à 1595, comme
si, dans cette période, M™^ de Richelieu et les siens s'étaient
absentés ; puis le nom de Henri du Plessis, celiù de la tante Fran-
çoise, de la petite sœur Nicole, se retrouvent. On voit même men-
tionnée une Rose du Plessis dont c'est la seule trace relevée jus-
qu'ici. De 1596 à 1600, pas une seule mention des garçons. Ils
sont à Paris où ils font leurs études. Le 21 juin 1600, Henri du
Plessis est parrain du fils d'un des domestiques, Jacques du Gar-
roy; sa mère et sa sœur Nicole sont les marraines. Nous retrou-
vons les signatures de Nicole et de la tante de Marconnay jusqu'en
février 1611, où le registre mentionne la mort de cette dernière,
qui fut inhumée à Saulve. Le nom d'Armand-Jean du Plessis, le
futur cardinal, ne figure pas une seule fois sur ces actes.
M°'^ de Richelieu y est nommée une fois encore ; c'est pour la
mention de sa mort: « Le 14^ de novembre 1616, environ sur les
dix heures du matin, est allée de vie à trépas noble dame Suzanne
de La Porte, dame de Richelieu. — Le 8® dudit mois et an de dé-
cembre de 1616 a été faite l'obsèque de défunte noble dame Su-
zanne de La Porte, dame de Richelieu. »
Cependant, les enfans ont grandi. Henri du Plessis, l'aîné, s'est
marié avec Marguerite Guiot des Charmeaux. Ils ont un enfant. Les
registres de Rraye parlent encore : « Le Ox^ octobre 1618 est né
François-Louis du Plessis, fils de Henri du Plessis, seigneur de
Richelieu et de dame Marguerite Guiot, lequel a été baptisé par
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 9
o
moi, curé de Brave, le 21" du dit mois audit an, et fut nommé en
la chapelle de Richelieu, par pauvres orphelins, qui sont Louis
Fouré et Jehanne Thomas, assistés de dix autres pauvres et lui don-
nèrent le nom de François-Louis. »
Mais la mère meurt, en donnant le jour à cet enfant. « Le 15^ jour
d'octobre trépassa dame Marguerite Guiot, dame de Richelieu, la-
quelle a été administrée des saints-sacremens et assistée par moi,
curé, et le 19« dudit mois et an fut porté le corps en l'église de
Brave en laquelle fut fait service et assisté tant à la conduite dudit
corps que ser^^ce M. le Prieur, messire Vincent, ^L le curé de Sa-
blon, M. le vicaire de Chantraut et Jean Angeleaume, sacristain. »
L'enfant suit bientôt la mère : <( Le 8^ décembre 1618, le corps de
défunt Louis du Plessis, ci-dessus nommé, a été porté du châtel de
Richelieu en l'église de Brave... » Enfin le père ne tarde pas à re-
joindre, dans le caveau de la famille, sa mère, sa femme et son fils.
Il fut tué en duel, comme nous le verrons par la suite : u Le "22®
juillet 1619, a été faite Tobsrque du corps de défunt messire Henri
du Plessis, en son vivant seigneur de Richelieu, Mausson, Primery,
Le Chillou, La Vervolière. »
C'est la dernière mention concernant les enfans de M™" de Riche-
lieu. Les autres se sont éparpillés sur la surface de la France et ont
suivi la fortune de leur frère le plus illustre. Les ossemens de la
famille ont reposé dans l'église de Brave jusqu'à la Révolution fran-
çaise. A cette époque, les caveaux furent ouATrts, violés, les cen-
dres jetées au vent. Il ne reste plus, aujourd'hui, un seul souvenir,
une inscription. Tout récemment, le caveau a été visité parle curé
de la paroisse, assisté de deux médecins. On n'a rien trouvé qu'un
ossement d'enfant.
II. — LA XAISSAXCE, l'eNFAXCE, LES ÉTUDES.
Armand-Jean du Plessis, dernier enfant mâle de François du
Plessis et de Suzanne de La Porte, était né à Paris, le 9 septembre
1585.
Plusieurs écrivains du xvii® siècle ont affirmé qu'il était né à
Richelieu. Quelques années seulement après sa mort, on montrait
dans le château de Richelieu reconstruit <( la chambre où son illustre
mère accoucha heureusement de cet illustre fils. » Cela suffit pour
que les auteurs poitevins aient revendiqué comme un titre d'hon-
neur le fait matériel de la naissance de leur compatriote parmi eux.
Il faut s'incliner cependant devant le témoignage d'autres con-
temporains mieux informés et surtout devant l'affirmation de Ri-
chelieu lui-même. André Duchesne, qui écrit du vivant du cardinal
de Richelieu et qui dresse, sous les yeux du ministre, la généa-
OA REVUE DES DEUX MONDES.
logie des Du Plcssis, André Duchesne, dont on connaît rexactitudc
et qui avait entre les mains tous les papiers de la famille, dit
(( qu'il naquit à Paris, ville capitale du royaume. » Aubery, auquel
M""' d'Aiguillon, nièce du cardinal, confia le soin de composer im-
médiatement après la mort du cardinal une histoire de sa vie el
de son ministère, Aubery dit « qu'il naquit et mourut dans un même
hôtel. » Le géographe Baudrand affirme et répète (( qu'il naquit à
Paris, rue de Jouy, où est à présent l'hôtel d'Aumont. » Un des
adversaires les plus ardens de Pdcheheu, Mathieu de Mourgues,
dit, quelques mois après la mort du grand ministre : « Ihest mort
à Paris, où il était né cinquante-sept ans et trois mois auparavant.»
Va\ 1627, dans un pamphlet rédigé sous ses yeux, en réponse aux
attaques de ses ennemis, Pdchelieu fait écrire : « Sachez donc qu'il
naquit l'an 1585, non pas du côté de Tours, comme s'est imaginé
ce conteur qui ne dit rien que ce qu'il ne sait, mais dans Paris
même. » Pùchelieu encore, dans une lettre écrite en 1633, dit en
propres termes : « Si je n'étais Parisien, vous pourriez trouver
étrange que je sollicitasse les affaires de Messieurs de Paris ; mais
ma naissance m'ayant rendu tel, il m'est impossible de ne pas suivre
l'inclination que j'ai de servir une ville ou Je suis né. »
Enfin, un écrivain qui, jusqu'ici, n'a pas été cité, mais dont le
témoignage est précieux, parce qu'il fut un des familiers de la mai-
son de Piichelieu, l'abbé Michel de Pure, écrit (( qu'il naquit à Paris,
environ le mois de septembre 1585; » il ajoute « que l'accouche-
ment fut pénible, qu'il faillit coûter la vie à la mère, que l'existence
de l'enfant lui-même resta longtemps incertaine, et que, lorsque le
baptême eut lieu à l'église Saint- Eustache, huit mois après la nais-
sance, on ne lit aucune fête, le péril qu'avaient couru l'enfant et
la mère portant plutôt au deuil qu'à la joie. »
Ces témoignages concordans, et notamment ces deux dernières
affirmations si positives, l'emportent évidemment sur la tradition
qui rattache la naissance au château de Richeheu, Le passage de
l'abbé de Pure donne la solution du problème qui ayait jusqu'ici
préoccupé les biographes, à savoir les causes du retard apporté au
baptême. On croyait les rencontrer dans le temps nécessaire pour
accomplir le voyage du Poitou à Paris. Nous savons maintenant
qu'elles tenaient uniquement à la santé de la mère et de l'enfant,
ainsi qu'à l'absence du père, qui, au témoignage du même abbé, ne
se trouvait pas alors à Paris. Le texte de l'acte de baptême a été
retrouvé. Le voici tel qu'il a été conservé en original pendant trois
siècles sur les registres de la paroisse Saint-Eustache.
(( — 1586, le V® jour de may.
« — Fut baptizé Armand Jehan, filz de mesire Françoys Duplicis.
signeurde Richelieu, chevahcrdes ordres du rov,conseillieren son
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 95
conseil detast, pruTOstdeson ostel et grand preuvost de Franche, et
de dame Susane de la Porte, sa femme, demeurant en la rue du Bou-
loy et Icdict enfans fust né le neuvième jour de septembre 1585 :
Les parains mesire Aniiand Gontauld deBiron, chevalier des ordres
daroy,conseilIieren son conseill detast, capitaigne de cent hommes
d'arme de ces ordonanses et maréchal de France, et mesire Jehan
Daumon, aussi maréchal de Franche, chevalier des ordres du Roy,
conseilher en son conseill detast, capitaine de 1 cent hommes
d'arme desdict ordonance. La mareine, dame Françoise de Roche-
chouart, dame de Richelieu, mère dudict Richelieu, »
Il résulte de ce document que le père et l:i mère de Richelieu
donnaient, à cette époque, comme indication de leur domicile à
Paris, la rue du Bouloy. C'est probablement là que Richelieu vit le
jour. La proximité de la rue du Bouloy et du futur palais-cardinal
explique le rapprochement d'Aubery : « né et mort dans un même
hôtel. » Le fait que le maréchal d'Aumont fut l'un de ses parrains
se rapporte à ce que dit Baudrand. Il résulte enfin de ce même acte
que la marraine de Richelieu fut sa grand-mère, Françoise de
Rochechouart. Il Adlut lui laisser le temps de venir du Poitou.
La présence de la famille de Richelieu à Paris, vers l'époque de
la naissance, n'a rien qui puisse étonner. Les fonctions du grand-
prévôt l'appelaient à résider, le plus souvent, auprès du roi. En
outre,, dans cette année 1585, il faisait les démarches pour l'en-
quête qui devait précéder sa réception dans l'ordre du Saint-
Esprit. M"^^ de Richelieu paraît avoir rempli aussi quelque charge
à la cour. On ne peut accepter que sous ces réserves le témoi-
gnage d'un contemporain disant a qu'ils faisaient leur résidence
habituelle à Richelieu. »
Quoi qu'il en soit, la mort du grand-prévôt ramena, comme nous
l'avons dit, M™^ de Richelieu dans le Poitou. C'est là rpie l'enfant
passa ses premières années.
Il avait cinq ans quand son père mourut, en 1590. Sa santé fut
toujours délicate. Cependant il fut mis de bonne heure à l'étude.
Son premier maître fut un prieur de l'abbaye Saint-Florent de Sau-
mur qui s'appelait Hardy Guillot. Il était bon, grand donneur
d'aumônes et son nom devait rester en vénération auprès des
frères du couvent.
Mais les élémens d'une instruction quelque peu étendue man-
(juaient dans ce château isolé. Dès que l'enfant eut grandi et que
les temps furent devenus moins sombres, son oncle, Amador de La
Porte, offrit à M""® de Richelieu « qu'il avoit fort assisté dans sa
yiduité » de se charger de lui. Il l'amena à Paris et le fit entrer au
collège de Navarre, où il l'entretint.
96 REVUE DES DEUX MONDES.
C'était dans ce collège que le père et les oncles de Richelieu
avaient fait leurs études. 11 passait pour l'une des meilleures parmi
ces antiques maisons d'éducation qui se pressaient sur la mon-
tagne Sainte-Geneviève. Le duc d'Anjou, plus tard Henri III, Henri
de lîourbon, plus tard Henri IV, y avaient quelque temps figuré
parmi les écoliers.
A l'époque où le jeune Armand du Plessis y entrait à son tour,
c'est-à-dire vers 159/i, ce collège était bien déchu de son antique
splendeur. Les longs désordres de la ligue avaient suspendu la vie
(il' l'Université parisienne. Les collèges avaient dû renvoyer leurs
élèves. Durant les deux sièges , leurs grands LâtÛTiens vides
s'étaient remplis de vagabonds, de soldats, de paysans fuyant les
campagnes. « Vous n'oyez plus aux classes ce clabaudement latin
des régens qui obtondoient les oreilles de tout le monde. Au lieu
de ce jargon, vous y oyez à toute heure du jour l'harmonie argen-
tine et la vraie idiome des vaches et veaux de lait ou le doux ros-
signolement des ânes et des truies qui nous servent de cloches. »
La plupart des professeurs s'étaient enfuis, et les histoh'cs spé-
ciales citent avec grands éloges ceux d'entre eux qui, par amour
du devoir ou par attachement à la prébende, étaient restés à leur
poste. Les cours ne furent repris dans les collèges qu'après 159Zi.
Mais les suites funestes d'une si longue interruption ne disparurent
que bien lentement.
Ainsi les premières impressions d'Armand du Plessis, en arri-
vant à Paris, ne différèrent pas de celles que son enfance avait
reçues dans sa province : partout le spectacle de la ruine, de la
misère, de la désolation, conséquences du désordre public et de
l'indiscipline sociale.
Entré à Navarre, il poursuivit ses études selon les programmes
et les méthodes alors en usage. On ne le destinait nullement à
l'église. Sa première éducation fut purement laïque. Ébauchée au
collège, elle devait se terminer à l'Académie.
Les cours ordinaires se divisaient en trois parties : la gram-
maire, les arU^ la philosophie. Pour un gentilhomme, il n'était
guère question que des deux premières facultés. Il fallait, en effet,
le pousser pour que l'Académie le reçût encore jeune et souple et
le rendit de bonne heure à une carrière généralement très hâtive.
Les exercices de la grammaire duraient deux ou trois ans. Outre
le catéchisme et les exercices religieux, les enfans apprenaient le
rudiment., c'est-à-dire les règles de la langue latine. Même dans le
cours ordinaire de la vie, les écohers étaient tenus de parler latin.
Les élèves s'élevaient ensuite à l'explication des auteurs, en com-
mençant par les Épifres familières de Cicéron, les Comédies de
Térence, les Églogues de Virgile. En quatrième, on abordait les
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 97
Discoîirs de Gicéron, quelques Sati'reii d'Horace et de Juvénal ; puis
les Tusculanes, les Traités de critique de l'orateur romain et de
Quintilien. A partir de la quatrième, on commençait à joindre à
l'étude du latin quelques principes de la langue grecque que Ramus
et les Ronsardisans avaient mise à la mode.
La grande méthode d'instruction, en dehors de la lecture et de
l'explication des auteurs, c'était le développement littéraire, que
l'on qualifiait chria ou sent eut ia.
On empruntait les sujets de ces développemens aux livres émi-
nemment classiques du rhéteur Aphtonius ; par exemple, il fallait
prouver par principes et par points « que les racines de la science
sont amères, mais que ses fruits sont doux, » — ou bien il fallait
déclamer (( contre la tyrannie.» Le discours latin était également très
en usage, et, dès cette époque, les écoliers mettaient en prose ou
en vers (( les paroles d'Hécube après la prise de Troie, » — « les
plaintes de >^iobé sur la mort de ses enfans. »
Les cahiers de notes, de tours de phrase, de sentences litté-
raires ou philosophiques, étaient en grand usage ; des collèges, ils
avaient gagné la littérature, le barreau, la chaire, et les avaient
cruellement infestés.
Un jeune gentilhomme pouvait en rester là, et c'était déjà beau-
coup s'il accomplissait le cycle complet de ces études littéraires.
Bien peu abordaient la philosophie , qui les retenait deux ans en-
core. La philosophie, c'était, à proprement parler, la logique et les
sciences, ou plutôt c'était la lecture et le commentaire des œuvres
d'Aristote; les catégories d'abord, puis les analytiques, les Topi-
ques, VÉthique ; enfin, dans la seconde année, la physique et la mé-
taphysique, qui se complétaient par les notions de la sphère et quel-
ques livres d'Euclide. Les « philosophes » s'habituaient à parler
en public. x\ de certaines époques de l'année, ils se disaient prêts
à disputer contre tout venant.
Cette éducation était forte, étroite, toute de méthode et de
rigueur. Elle se pliait peu à l'enfant, mais le pliait. Il est à croire
que la rigidité même du système le rendait d'une application diffi-
cile et rare. Il réservait toute sa rudesse pour les vaillans fils du
peuple venus à pied du fond de leur province, afin d'entendre, sur
la paille de la rue du Fouarre, les lectures des professeurs célèbres.
Mais il se montrait moins sévère pour l'essaim des jeunes gentils-
hommes qui venaient le matin au collège en externes, déjà vêtus
de dentelles et de plumes, les bottes molles, et, derrière, le pré-
cepteur domestique avec les livres et le carton.
On a conservé quelque trace du passage de Richelieu au collège
de Navarre, et l'historien de ce collège dit qu'il y avait fait ^agram-
TOME xciv. — 1889. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
maire et sa philosophie, en souYcnir de quoi il y fonda, en 1638,
une chaire de controverse théologique. Le même écrivain rapporte
qu'en 1597, sous le troisième rectorat de Jean Yon, le jeune Armand
du Plessis, en costume d'enf;int de chœur, accompagna ce même
Yon qui conduisait la procession des membres de TUnivei^sité au
tombeau de saint Denis. Ce souvenir, paraît-il, resta gravé dans
la mémoire du futur cardinal. Quand, par la suite, l'Université
envoyait une délégation auprès de lui, on y joignait toujours le
vénérable Yon. C'était, dit de Launay, un homme de conduite hon-
nête, de maintien sérieux, de tenue soignée ; il eût fait bonne figure
dans un sénat, mais il préféra le repos et la lecture de Cicéron, dont
il faisait ses délices. Richelieu le voyait avec plaisir, le recevait avec
bonne grâce et lui rappelait le souvenir de la cérémonie à laquelle
ils avaient pris part. 11 ajoutait en souriant qu'il ne voyait pas en-
trer son ancien maître sans éprouver encore un sentiment de res-
pect et de crainte, — preuve, ajoute judicieusement l'écrivain, —
que la discipline sévissait au collège de Navarre.
Cette discipline ne fut pas toujours supportée d'une âme égale
par le jeune Du Plessis. Il était vif, bouillant, impatient du joug. On
tirait tout de lui par les louanges et les récompenses. Mais on em-
ployait en vain les menaces et la crainte. L'iiistorien de son en-
fance. Miche} de Pure, trouve des traits qu'il faudrait citer dans leur
latin pour dépeindre la promptitude de cet esprit, la violence, la
colère de ses ambitions et de son émulation enfantine : « Il avait
une soif de la louange et une crainte du blâme qui suffisaient pour
le tenir en haleine. 11 avala comme d'un trait toutes ses études de
grammaire et bientôt il brilla d'un éclat subit. Ce que les autres
enfons font en enfant, lui, il le fit avec méthode ; il était conscient
de tout ce qu'il disait et faisait. Si on l'interrogeait, il savait, avant
de répondre et par des questions embarrassantes, prévenir les
questions suivantes. Et l'on ne peut dire enfin les admirables dons
d'un esprit vraiment beau qui apparaissaient et jaillissaient sans
cesse en étincelles éblouissantes. »
Devenu plus grand, ce caractère ^■if, indomptable, se déploya
dans Texutérance de la jeunesse. Il était grand, maigre, beau, la
figure fine, les yeux aigus. Une flanmie brillait en lui. On le sentait
propre à tout, mais, quelque carrière qu'il embrassât, apte aux
grandes choses. — « Son audace, dit encore le biographe, était
supérieure à ses forces, mais non à son génie. » Il se montrait
tenace, et dans les luttes du collège, il ne savait ni pardonner ni
oublier.
Ce tempérament le portait vers les choses de la guerre. Quand
les études touchèrent à leur fin, Suzanne de La Porte rassembla un
conseil de famille pour se décharger du poids de la responsabilité
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 99
qui pesait sur elle. Il lut décidé que le jeune Ai'mand se destinerait
aux armes. Il prit donc le nom de marquis de Chillou, ceignit l'épée
et se lit insci'ire à l'Académie: « Les mai-ques d'une générosité sin-
gulière brillaient déjà sur son visage. »
Des mains du bon Yon, Armand du Plessis passa donc dans celles
de M. de Pluvinel.
Antoine de Pluvinel, gentilhomme dauphinois, était le fondateur
d'un genre d'établissement qui répondait parfaitement aux néces-
sités du temps et qui eut une très grande vogue dans tout le cours
du XVII*' siècle : Y AcucUmie. Prenant les écoliers à la sortie du col-
lège, M. de Pluvinel avait pour idéal d'en faire des hommes et sur-
tout des soldats.
Il avait tout ce qu'il fallait pour réussir dans ce genre d'entre-
prises. Cavalier de grand mérite et de haute tenue, il avait acquis
à^a cour et dans les camps une longue expérience; son assurance,
quelque peu gasconne, ajoutait au prestige du mérite et de l'âge.
Il avait beaucoup voyagé, vu le monde, les cours, s'était inspiré des
exemples des maîtres italiens, avait visité la Hollande, cette autre
école des gens de guerre. Comme le père de Richelieu , il avait
accompagné Henri III en Allemagne, en Pologne ©t avait rempli,
près de ce prince, les fonctions de premier écuyer. Henri IV devait
lui confier bientôt le soin de l'éducation physique de Louis XIII.
Antoine de Pluvinel et le ce manège » où s'exerçaient ses élèves
vivent pour nous dans les admirables gravures de Crispian de Pas.
Tout l'art de l'homme du monde, du cavalier et du courtisan est
renfermé dans ces doctes et gracieuses leçons. Ce qu'on apprenait
à l'Académie, ce n'était pas seulement les exercices du corps, l'édu-
cation du cheval, le majiège, l'escriane, la bague, la quintaine;
c'était la tenue, l'aptitude physique et intellectuelle , la prompti-
tude de l'esprit et du corps, l'élégance, la bi-avoure et l'honneur.
Le fidèle serviteur de Henri III et de Henri IV enseignait à la jeu-
nesse qui se pressait autour de lui l'usage du monde, la façon de
se présenter, de saluer, de s'expliquer d'un geste ou d'un sourire.
Sa faconde méridionale abondait en traits instructifs, en belles
reparties, en beaux exemples. Les jeunes gens les recueillaient de
sa bouche, dans de jolies attitudes de page, le sourire aux lèvres,
le poing sur la hanche.
Pluvinel aimait à citer ces excellons points des histoires qui
ornent l'esprit et rehaussent le cœur. Il désignait aux jeunes gens
les gentilshommes qu'ils devaient prendre pour modèles : les Bel-
legarde, les d'Épernon, les Bassompierre. Il soulignait leurs mérites
d'un mot, ou, d'un sourire, leurs défauts. Il avait un avis sur la
100 REVUE DES DEUX MONDES.
hauteur du chapeau, la frisure des plumes, la longueur du man-
teau, l'empesé des fraises et du collet.
Le marquis de Chillou prit un grand plaisir à ces exercices. Fils
de soldat, cadet, destiné par sa naissance, par son peu de fortune,
à devenir un de ces « gens de main » qu'il désigne lui-même
comme l'honneur et l'élite de la noblesse française, il embrassait,
avec l'ardeur qu'il mettait en toutes choses, des exercices et des
études qui devaient faire de lui un homme.
Toute sa vie, il conserva le pli que celte éducation lui donna. 11
aima toujours les choses de la guerre. Une estampe de Gallot le
représente devant La Rochelle , à cheval , la robe relevée , les
jambes bottées, l'épée à la main. Les contemporains se moquaient
de cet accoutrement. Il en paraissait, lui, tout au contraire,
fort satisfait. Il n'eut jamais rien du séminariste. Sous le prêtre,
on retrouve toujours en lui le soldat.
Un enchaînement de circonstances qui marque bien le caractère
du temps changea soudain, et du tout au tout, la carrière d'Ar-
mand-Jean du Plessis. Dès l'année 158/i, et peut-être quelque
temps auparavant, Henri III, voulant gratifier le grand-prévôt, lui
avait accordé la disposition de l'évêché de Luçon. L'argent man-
quait dans les caisses de la royauté ; elle avait trouvé ce moyen de
battre monnaie et de récompenser ses serviteurs. Pour les abbayes
et les bénéfices réguliers, cette façon d'agir était tout à fait entrée
dans les mœurs; pour les bénéfices séculiers, et surtout pour les
évêchés, la chose était plus rare et avait véritablement un carac-
tère scandaleux, simoniaque.
Le grand-prévôt, et, après sa mort, sa veuve, n'en jouissaient
pas moins des revenus consistoriaux de Luçon, par l'intermédiaire
d'administrateurs qui portaient le titre et touchaient les revenus.
Pendant près de cinquante ans, l'évêché se transmit ainsi, au gré
de la famille.
Le premier de ces évêques confidentiaires fut René de Salla,
puis vint Jacques du Plessis de Richelieu, qui, quoiqu'il eût pris
les ordres, ne fut qu'un prête-nom et ne résida jamais. Un certain
François Yver, curé de Braye, d'une famille très dévouée aux Du
Plessis, reçut le titre d'évêque de Luçon, en l'année 1592. Dès cette
époque, on disait que l'un des fils de M™'' de Richelieu serait effec-
tivement évêque et qu'Yver administrait seulement pour le temps
où ces « messieurs étaient aux universités. »
Cependant les chanoines de Luçon supportaient très mal de tels
procédés. A la rigueur, ils se seraient passés d'évêque. Mais l'ad-
ministrateur, qui prélevait les rentes avec une exactitude ponc-
LA JEUNESSE DE RICHELIEU.
101
tuelle, refusait de faire aucun des sacrifices qui incombaient à sa
charge. On plaida.
Se sentant un peu pressée, M'"'' de Richelieu fit entendre que
le premier de ses cadets, Alphonse, allait hâter ses études. On
prit même, dès lors, la précaution de le faire nommer par le roi.
A partir de 1595, n'ayant encore que douze ans, il recevait par-
fois le titre d'évêque.
Mais cet Alphonse, honnête homme, très dévot et bizarre, ne
voulut pas se prêter longtemps à de pareils arrangemens. Fut-ce
excès de scrupule, ou quelque autre motif? Le jour venu, il refusa
tout net de coiffer la mitre. Il se fit moine et alla s'enfermer à la
Grande-Chartreuse.
Ce coup de tête rompait toutes les mesures de M""^ deRicheheu.
L'évêché allait-il lui échapper? Heureusement, elle avait un troi-
sième fils. Celui-ci avait l'intelligence vive, prompte, prête à tout.
Ce n'était pas un rêveur. Sa mauvaise santé pouvait lui être un
grand obstacle dans cette carrière des armes où il' prétendait en-
trer. Tout bien pesé, cet autre cadet prit la soutane, pour sauver
l'évêché.
Ceci se passe aux environs de l'année 1602. Armand du Plessis
avait dix-sept ans. Il quitte l'Académie et se remet à l'étude. Il
avait déjà lait une philosophie à Navarre. Il en fit une autre à ce
même collège, ou peut-être au collège de Lisieux. Puis il aborda
la théologie. Son maître en cette science fut Jacques Hennequin,
homme docte qui enseignait au collège de Calvi. Dès 1603, Armand
du Plessis suivait ses leçons.
Mais la promptitude de son esprit se lassa vite des lentes mé-
thodes usitées dans l'enseignement. Il délaissa les cours publics
et se livra, chez lui, à des études personnelles qu'il poursuivit avec
une application extraordinaire. C'est à cette époque que Richelieu
eut pour maître de controverse l'Anglais Richard Smith, un des
esprits les plus libres parmi les théologiens du temps.
Richelieu, soit de son propre mouvement, soit par l'impulsion
qu'il recevait de ce maître particulier, embrassait alors, avec une
passion fougueuse, les doctrines des «philosophes.» Il voulut mani-
fester ses sentimens à ce sujet et demanda aux maîtres de la mai-
son de Sorbonne l'autorisation d'ouvrir une dispute publique dans
leurs bâtimens. Les sorboniens, inquiets, rejetèrent sa demande,
et la raison du refus, dit l'écrivain qui nous rapporte ces faits,
était la même que celle de la demande : à savoir que cela ne s'était
jamais fait. Richelieu ne se tint pas pour battu. Il s'adressa à ses
anciens maîtres du collège de Navarre, et il livra là son combat
philosophique, sous la présidence d'un certain personnage du nom
d'Itain, qui n'était ni docteur ni même bachelier et qui se contenta
102 REVUE DES DEUX MONDES.
d'accorder sa présence muette aux exploits irréguliers de l'abbé de
Richelieu. Cela se passe en 160/i.
A cette éjîoquc de la vie de Richelieu se rapporte une autre
anecdote qui, en elle-même, est peu de chose; mais il ne faut
perdre aucun ti'ait de la jeunesse des grands hommes. Laissons
donc parler l'écrivain contemporain :
(( M. le cardinal, étudiant en philosophie, occupoit un corps de
logis en son particulier qui avoit une entrée dans le jardin du collège
de Saint-Jean-de-Latran, dont le jardinier étoit de Chinon et nommé
Rabelais. Quarante ans après. Son Éminence, rappelant dans sa mé-
moire ce temps-là, tesmoigna à Desbournais (son valet de chambre)
qu'il auroit joie de sçavoir ce que ce jardinier étoit devenu et ses
deux filles, et lui donna ordre de se transporter le lendemain à ce
collège et, s'ils étoient encore en vie, de les lui amener avec toute
leur famille, ce que Desbournais ayant exécuté ponctuellement, lui
présenta, à l'issue de son dîner, le bonhomme Rabelais, accom-
pagné de ses deux filles et de leurs enfans, lequel, se jetant
tous à genoux, lui demandoit pardon, protestant n'avoir jamais
mal parlé de Son Éminence qui, riant de son ingénuité, lui com-
manda de se relever et lui dit : « IN'ayez point de peur, bonhomme,
me reconnaissez-vous bien? — Helas! bon seigneur, répondit
Rabelais, nous ne vous avons jamais vu. — Vous souvenez-vous
bien d'un jeune écolier, repartit M. le cardinal, qui avoit pour pré-
cepteur M. Mulot et pour valet de chambre Desboui-nais,.. de votre
pays, et un laquais à livrées rouges. — Oui déa, Monseigneur, ré-
pondit Rabelais. Ils ont bien croqué de mes poires et de mes
pêches, sans m'en dire mot. — C'est moi, mon bonhomme, je
veux vous payer vos fruits. Desbournais, qu'on lui donne cent pis-
toles, et à chacune de ses filles deux cents. Ps'ètes-vous pas satis-
faits de moi?.. » L'on peut juger de leur joie... »
L'étudiant avait, comme on le voit, un certain train de maison :
habitation à part, précepteur, valet de chambre, laquais. Il se sen-
tait déjà de l'évéque ; et, si les fruits du bonhomme Rabelais souf-
fraient du voisinage, si ses filles même étaient approchées d'un peu
près, c'était, en somme, beaucoup d'honneur.
Cependant, les études de théologie furent menées rondement.
Outre le caractère de l'homme, qui n'avait rien de languissant, le
temps pressait. Vers 1603, le sieur Yver, agissant au nom de
M™° de Richelieu, avait été condamné, par arrêt du parlement, à
donner un tiers du revenu de l'evèchè pour réparer l'église cathé-
drale et les bâti mens du palais é])iscopal. Pour gagner du temps,
M™^ de Richelieu avait demandé à transiger. Deux chanoines de
Luçon s'étaient rendus à Paris ; des arbitres avaient été nommés,
et les Richelieu avaient dû s'engager à faire toutes les répa-
LA JEUNESSE DE RICHELIEU, 103
rations réclamées depuis si longtemps. Cet engagement absor-
bait les principaux revenus de l'évêché. La situation du sieur Yver,
évèque non consacré de Luçon, devenait insoutenable. Dès oc-
tobre 160 '4, on faisait figurer dans les actes rendus au nom de
l'évêché un N... de Richelieu, laissant le nom en blanc, hésitant
encore entre Alphonse et Armand.
Il fallait en finh*. Vers la fin de 1606, sans attendre l'obtention
de ses grades, et cinq ans avant d'avoir atteint l'âge canonique,
l'abbé de Richelieu fut désigné évêque de Luçon. En même temps,
le roi Henri IV, qui continuait à protéger la famille du grand-pré-
vôt, solhcitait du pape la dispense nécessaire pour la consécration
du jeune évêque.
Richelieu avait dès lors, près du roi, un protecteur déA'oué et
influent. C'était son propre h'ère, Henri du Plessis. Cet aîné, dont
nous avons à peine prononcé le nom jusqu'ici, mérite de nous
arrêter un instant. Nous ignorons la date de sa naissance ; mais on
peut croh'e qu'il était de cinq à six ans plus âgé que son frère.
C'était un jeune homme de mérite, vif, brillant, amiable, d'un
cœur tendre et prompt, d'un esprit ouvert et défié. Dès qu'il fut en
âge de paraître à la cour, il vint à Paris et, en partie par la faveur
de son nom, en partie par la complaisance de ses services, sut s'at-
tirer l'amitié du roi. Nous avons vu que, de bonne heure, il s'était
fait inscrire sur la liste des pensionnaires, libéralité d'autant plus
remarquable de la part de Henri IV, que ce prince ne passait pas
pour prodigue. Malgré ses modiques ressources, Henri de Riche-
lieu s'était mêlé à tout ce qu'il y avait de galant à la cour. Il était
l'un des dix-sept seigneurs qui donnaient le ton et réglaient la mode.
Actif, insinuant et brave, il était digne, en tous pomts, du nom
qu'il portait. Les mémoires contemporains le montrent mêlé aux
intrigues de la cour. Dès 1605, il portait ombrage au puissant
favori du roi, Rosny. Il servait d'intermédiaire dans une négocia-
tion où les jésuites étaient vivement intéressés. Le père Cotton
l'utilisait.
Il s'appuyait lui-même sur son beau-frère, Dupont de Courlay.
Celui-ci, de beaucoup plus âgé que lui, d'abord gentilhomme de la
chambre, puis capitaine des gardes du roi, combattant d'Arqués et
d'Ivry, peut-être huguenot converti, était un homme actif et d'am-
bitions très inquiètes, malgré « sa noblesse douteuse. » Il avait
épousé, le 23 août 1603, Françoise du Plessis, sœur de Henri et
d'Annand.
Ils formaient tous ensemble une petite cabale dévouée à la reine
Marie de Médicis. « Bons joueurs de luth, » comlisans élégans et
souples, ils avaient leur entrée dans les cabinets et se servaient
104 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une espèce de faveur occulte qui devait porter ses fruits sous la
régence.
Henri de Richelieu aida toujours, et de la meilleure grâce du
monde, à la fortune de son cadet, l'abbé de Richelieu.
Les lettres par lesquelles le roi Henri IV recommande à son am-
bassadeur près du pape l'aflaire de l'évéché de Luçon sont hono-
rables pour l'un et l'autre frère.
« Monsieur d'Halincourt, dit le roi, j'ai naguère nommé à notre
saint-père le pape M. Armand-Jehan du Plessis, diacre du diocèse
de Paris, frère du sieur de Richelieu, pour être pourvu de l'évéché
de Luçon, en Poitou, par la démission et résignation qu'en a faite
à son profit M. François Hyver, dernier titulaire d'icelui; et parce
que ledit du Plessis, qui est déjà dans les ordres, n'a encore du
tout atteint l'âge requis par les saints décrets et constitutions cano-
niques pour tenir ledit évêché, et que je suis assuré que son mé-
rite et suffisance peuvent aisément suppléer à ce défaut, je vous
écris cette lettre afin que vous fassiez instance de ma part à Sa
Sainteté, avec mon cousin le cardinal de Joyeuse, à qui j'en écris
de telle sorte que cette grâce ne lui soit refusée, parce qu'il est du
tout capable de servir en l'Église de Dieu et que je sais qu'il ne
donne pas peu d'espérance d'y être grandement utile. »
Quoiqu'il y ait lieu de faire, dans ces sortes de documens, la
part de la formule courante, les éloges donnés par le roi à l'évêque
qu'il venait de nommer ont un caractère particulièrement flatteur.
Déjà, évidemment, il avait distingué le jeune abbé dont l'empres-
sement cherchait à s'approcher du roi et à gagner ses bonnes grâces.
Pendant que l'ambassadeur mettait en train, à Rome, l'affaire
de la dispense, à Paris^, l'abbé de Richelieu brûlait les étapes de sa
carrière théologique. En juin ou juillet 1606, il obtenait son pre-
mier brevet d'études ; en août de la même année, il demandait et
obtenait la dispense du temps requis pour accomplir, en son en-
tier, le premier cours. Le texte de cette demande nous est parvenu.
Les termes flatteurs que contient la réponse méritent d'être cités :
« Extrait des actes de la sacrée Faculté de Paris, année 1606. —
iMûffiafrr Armandus du Plessis de Richelieu designafus episcopus
Luciona/sis supplicavif ut secus dispensuretur de tempore requi-
sito in slalutis ante qiiam recipiatur ad primum cursuni. Dispen-
satum est ex illo et receptus est ad primmn^ habita ratione di-
gnitatis doctrinœ et capacitatis illius. » Richelieu passe bientôt un
nouvel examen, et, tout à coup, impatient des lenteurs de la chan-
cellerie pontificale, il se décide à aller faire lui-même ses propres
affaires et part pour Rome.
M. d'Halincourt fit au jeune prélat désigné un excellent accueil;
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 105
il l'introduisit à la cour pontificale et le présenta au pape, qui était
alors Paul V.
Le court séjour que Richelieu fit à Rome exerça sur [le reste de
sa carrière une très réelle influence. Il vit, à l'âge où les impres-
sions sont vives et durables, cette ville qui était à la fois la capitale
du monde catholique et le centre du monde civilisé. Son œil per-
çant put distinguer le fort et le faible de cette cour, de ces congré-
gations, de ces cercles qui passaient pour les retraites de la poli-
tique la plus haute et la plus raffinée. Il vit de près ce que, de loin,
on appelle les grandes choses.
Il s'insinua dans la faveur de plusieurs cardinaux, les Ror-
ghèse, les Givry, les Joyeuse. La tenue de la cour romaine, où
les longues ambitions se couvrent si longtemps du manteau de
l'humilité et du désintéressement, le frappa. C'est à partir de cette
époque qu'il commença à contenir ce que sa nature avait de natu-
rellement impétueux et qu'il soumit toute son attitude extérieure à
la discipline de ses ambitions.
Il étudia les langues qu'on parlait à Rome, l'italien et l'espa-
gnol. Cette dernière surtout était préférée par tout le monde ga-
lant. Il s'y consacra jusqu'à dédaigner l'usage du français. Il
rechercha aussi les occasions de se faù-e remarquer dans les dis-
cussions littéraires et théologiques. Il y brillait par l'étendue de sa
science, la sûreté de sa mémoire, la vivacité de son esprit, la mo-
destie de son maintien. Le pape Paul V, dont l'abord était plutôt
sévère, s'intéressa au jeune prélat. Il eut avec lui de longues et
graves conversations. Il alla jusqu'à lui confier les inquiétudes que
la conduite de Henri IV inspirait au saint-siège.
« Ce prince, à peine arraché aux erreurs de l'hérésie, disait le
pape, s'abandonne à toutes les tentations des sens et se livre à
tous les plaish-s. Ne pouvons-nous pas craindi-e justement qu'une
pareille conduite ne l'éloigné de la voie droite et ne le rejette vers
ses anciennes erreurs? » Richelieu, après avoir laissé passer le flot
des plaintes du saint-père, reprenait doucement la défense de son
roi, et il le faisait en termes si heureux et si éloquens que Paul V
terminait l'entretien par cette plaisanterie pontificale : ci Henrkus
Magnas armandus Annando (Henri le Grand armé par Armand). »
Une autre fois, un des prédicateurs de la cour ayant prononcé
un long sermon devant un nombreux auditoire, Richelieu le récita,
d'un bout à l'autre, à la sortie de l'église. Le fait fut rapporté au
pape qui, quelques jours après, demanda encore à Richelieu de
répéter le sermon. Il réussit et, pour mettre le comble à l'admira-
tion que ce trait avait excité, le lendemain, il fit un autre sermon
de son cru, sur le même sujet, et cela, dit son historien, uavec une
telle abondance d'idées et de citations, avec une telle splendeur
106 REVCE DES DEUX MONDES.
de l'àme, un tel clioix des sentimens et des paroles^ que Ton criait
au miracle. »
La faveur dont Richelieu paraissait jouir auprès du saint -père
lui valut des ennemis. 11 fut accusé d'avoir écrit contre un cardi-
nal espagnol, sur un ton de louange feinte qui, au fond, voilait
la plus mordante ironie. Il dut se défendre, mais il le fit avec bon-
lieur et, bien loin de le considérer comme ayant insulté le collège
des cardinaux, on pensa plutôt qu'il « était digne d'en faire par-
tie. » Après s'être rendu compte par lui-même des mérites de Ri-
chelieu, le souverain pontife se décida enfin à lui accorder la dis-
pense qu'il était venu solliciter. Les panégyristes de Richelieu disent
même que Paul V se serait exprimé en ces termes flatteurs :
/Eqiium eut ut qui supra œtatem supis iiifru œtalem ordineris. —
« 11 est juste que l'homme qui montre une sagesse au-dessus de
son âge soit ordonné avant l'âge. )> Mais les adversaires du même
cardinal racontent, au contraii'e, que Richelieu se serait trouvé
daiis la nécessité d'exliiber un faux acte de baptême, et qu'une fois
les bulles obtenues, il s'en serait confessé au pape lui-même. Ce-
lui-ci aurait pris la chose du bon côté, mais en ajoutant seulement
que ce jeune homme « serait un grand fourbe. »
Il faut prendre ces anecdotes pour ce qu'elles valent. Ce qui est
certain, c'est que Richelieu fut sacré à Rome, à l'occasion des
fêtes de Pâques^ le 17 avril 1607, par le cardinal de Givry. 11 n'avait
pas vingt-deux ans.
Aussitôt, Richelieu revint à Paris. Les études théologiques étaient
restées en suspens. Etant homme à ne pas laisser languii* la for-
tune, il ne négligeait rien de ce qui pouvait la fixer. 11 se remit
au travail avec une nouvelle ardeur.
La hâte de ses ambitions l'emporta bientôt sur la force des hsières
dont la tradition scolastique embarrassait ce genre d'études. Au
mois d'août 1607, il sollicita la faveur de soutenir le premier acte
de théologie. Le 29 octobre de la même année, devant un audi-
toire nombreux, étonné de cette exceptionnelle circonstance d'un
évêque sur les bancs des écoles, il soutint un examen « en manière
de résompte » sur une chaire basse, sans président, la tête cou-
verte, en considération de son titre épiscopal.
On dit qu'il avait inscrit comme épigi'aphe à ses thèses ces pa-
roles orgueilleuses de l'Écriture : Quh erit similis mihi?Oï] dit
aussi que la force de son argumentation provoqua l'admiration des
vieux théologiens et qu'elle souleva dans l'auditoire « un applau-
dissement universel. »
Deux jours après l'examen, l'évêque de Luçon sollicitait l'hon-
neur de figurer parmi les membres du collège de la Sorbonne ; par
une dernière faveur, et une dernière dérogation aux usages, le
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 107
corps des sorbonistes, en considération de sa dignité, s'ouvrit ini-
médiatement pour lui; le 31 octobre, ail était adniis dans l'hospi-
talité de la maison. »
Ainsi, menant de front à la fois toutes les études et toutes les
amljitions, le jeune prélat justifie les unes par les autres. En moins
de trois ans, sa nouvelle carrière est ti'acée, occupée, déblayée.
Bientôt, sa jemiesse elle-même ne lui sera pas un obstacle, et il
n'en rencontrera plus d'autre que la trop claire supériorité de son
génie.
L'année 1608, qui termine pom' Richelieu cette période labo-
rieuse, le trouve malade, dévoré des fièvres qui seront, toute sa
vie, le prix de son immense dépense d'activité et d'énergie. Cepen-
dant à Paris, où il demeure un an encore, il ne perd pas son
temps. Il prêche, et se place déjà au rang des orateurs écoutés ;
il: fréquente la cour, et s'empresse auprès d'un roi qui l'aime, et
qui l'appelle familièrement son èvêqiie.
Il étend ses relations dans le clergé, s'attache particulièrement
à la haute et influente personnalité du cardinal du Perron, et se
met, en quelque sorte, dans son ombre.
Il fréquente aussi à la ville, y renoue les anciennes relations, en
crée de nouvelles. On pom'rait croh-e qu'il va devenir un de ces
prélats de corn* que les mœm-s du temps tolèrent, et qui, parmi les
intrigues et les complaisances, cherchent le chemin des faveurs
et des hauts emplois. Il a déjà des misées politiques. On le sait, on
le sent. Paris et la présence du roi sont le heu des grâces, des
solhcitations, des hasards imprévus qui distinguent un houmie et
le mettent soudain sur le pinacle.
Tous les désirs et toutes les combinaisons roulent à la fois dans
cette jeune tête. Enfin, il se décide. Mais tout au contrah'e de ce
qu'on eût pensé, il prend sur lui-même de quitter Paris, la cour,
les premières espérances et les premiers succès. Il part et va
s'enfûuk' au fond de la province, dans son évêché de Luçon. On
pouvait craindre un prélat de cour et d'intiigues : Richeheu dé-
route tous les pronostics en se déclarant évêque ïiérÏQux et résident .
Après avoh' mis ordre à ses affaii-es, fait de nombreuses visites
d'adieux, s'être bien assuré, par des promesses de correspondance
réciproque, qu'il ne serait pas trop ouJjlié ; après s'être recom-
mandé à tout ce qui pouvait lui être utile, depuis le roi jusqu'aux
smiples commis de la poste, notre évêque emprunte à son ami,
M. de Moussy, un carrosse th'é par quati'e chevaux, «t malgré
l'épuisement d'une longue maladie et d'une lente convalescence,
malgré les rigueurs de la saison, il se met en route pom- le Poitou.
A travers les difficultés d'un voyage d'iiiver à cette époque, i'I
108 REVUE DES DEUX MONDES.
arrive dans son évèché vers la ini-décembie 1608. Avant d'y pé-
nétrer, il s'arrête à Fontenay-lc-Comte, Adlle assez importante du
voisinage. Les liabitans en étaient un peu glorieux et se piquaient
de belles-lettres. Ils vinrent au-devant de l'évéque. Celui-ci les
liarangua courtement, mais poliment. Il se félicite d'avoir son évè-
ché proche d'une ville « qui était renommée pour avoir donné une
infinité de beaux esprits à la France. » Il veut bien rechercher leur
amitié, « toutes les sciences, comme disent les anciens, se tenant
par la main, » et il se met de bon cœur à leur service si l'occasion
se présente de leur être utile.
Les délégués du chapitre de Luçon étaient venus au-devant de
leur évêque jusqu'à Fontenay. Avec ces messieurs, la situation était
particulièrement déUcate. Depuis si longtemps que le chapitre
se plaignait de la famille de Richelieu, surtout depuis qu'un procès
était engagé, il y avait eu bien des aigreurs de part et d'autre.
L'évéque indiqua les choses d'un mot, voulut bien fau'e allusion à
sa trop longue absence, et parut accepter sa part des torts.
Mais le lendemain, quand il fut tout à fait sur son terrain, à Lu-
çon même, il le prit d'un peu plus haut, et s'il voulut bien convier
les chanoines à ne faire avec lui qu'un seul cœur et qu'une seule
âme [cor wium et anima mia) pour le bon exemple et le bien du
diocèse, il ne manqua pas de faire sentir ce qu'il y avait de géné-
reux, de sa part, dans une pareille condescendance. Il accordait
l'amnistie, « l'amnistie d'oubliance, » comme il disait ; mais il rap-
pelait à ceux qui lui avaient été si « fort contraires » combien ils
avaient manqué à l'homme que « Dieu avait rendu leur chef. »
Le peuple eut aussi sa petite part de l'éloquence épiscopale, et
même les protestans ne furent pas oubliés; il y en avait un assez
grand nombre à Luçon. Richelieu leur promit sa bienveillance et
les assura que « tout en étant désuni de croyance, on pouvait être
uni d'affection. »
En somme, c'était un fort bon début, digne, grave et conciliant.
Le 21 décembre 1608, jour de la fête de saint Jacques, lorsque le
nouvel et jeune évêque célébra pontificalement la messe d'inaugu-
ration dans sa cathédrale depuis si longtemps abandonnée, il dut
y avoir chez tous les assistans un mouvement de joie, et l'évéque,
en particulier, dut ressentir pleinement la satisfaction d'avoir su
faire si à propos et si élégamment son devoir.
Cette satisfaction, l'histoire la partage. Il est bon, en effet, de
voir un homme que tant de raisons diverses portaient vers les
hautes ambitions, qui les avait toutes, mais qui réfléchissait aux
meilleurs et aux plus sohdes moyens de les satisfaire, de voir cet
homme reconnaître, de lui-même, que le parti le plus honorable et
le plus digne est, en même temps, le plus avantageux et le plus
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 109
prompt. Ce coude, ce crochet vers la province, fut certainement
lonouement médité ; il est particulièrement significatif dans les dé-
buts du jeune prélat que tant de raisoivs diverses et l'exemple de
nombre de ses collègues eussent pu retenii- à Paris.
Parmi les motifs qui déterminèrent Richelieu, le plus fort vient
assurément d'une sorte d'honnête calcul. 11 se sentait, bien jeune
encore, exposé à tous les hasards d'un terrain mouvant et dange-
reux. De fortune, de situation, et d'aspect maigre; sans poids, sans
famille, sans argent : jouer sa vie dans de telles conditions, c'était
avoir toutes les chances contraires. Son intelligence, le peu qu'il
avait d'expérience, ce flair que l'honnne politique emploie d'abord
à s'assurer des moyens de parvenir, ne pouvaient guère lui servir,
au point où il en était, qu'à lui signaler les dangers d'une trop
grande précipitation.
L'éloignement de Paris convenait à sa pauvreté, le titre d'évêque
à sa dignité, l'administration d'un diocèse à sou activité; la pra-
tique des vertus au désir de se signaler, et au besoin de la
louange. S'emparer de ce qu'il avait à faire pour prouver ce qu'il
savait faire, c'était l'inspiration naturelle d'un génie fait d'énergie
et de modération. Il faut tout gagner dans la vie, même le temps.
D'ailleurs, la province a du bon. Elle donne de l'assiette, crée
les relations fortes et sûres, apprend à connaître le détail étroit et
précis des intérêts humains, rapproche de la réalité. Tenir à quelque
chose a été, de tout temps, une grande force. C'en était une au temps
de Richelieu, au lendemain de ces guerres de la Ligue pendant
lesquelles chaque région, chaque district avait eu sa vie propre,
son action indépendante.
Un homme que l'encombrement de la cour étouffait devait se
sentir bien plus à l'aise dans son pays. On savait, du moins, là, qui
il était, d'où il venait, ce qu'il valait. On jalousait peut-être un peu
sa trop écrasante supériorité. Mais ce sentiment lui-même était un
hommage rendu à son mérite par la curiosité perspicace de la pro-
vince.
Le plan de Richelieu était clair ; gagner quelques années, com-
pléter ses études, acquérir un bon renom dhomme de devoir et
d'administrateur capable, se désigner à l'estime de ses concitoyens
et attendre les occasions, prêt à les saisir toutes, mais sans se pré-
cipiter sur aucune, 11 a quitté Paris avec l'espoir de retour. Il y
reviendra plus âgé, plus expérimenté, plus connu, mieux apprécié.
Il le quitte écolier encore ; il y rentrera homme fait, avec l'autorité
et la confiance en soi-même qu'inspire le sentiment du devoir ac-
compU.
Gabriel Haxotaux.
thaïs
CONTE PHILOSOPHIQUE
LE LOTUS.
En ce temps-là, le désert était peuplé d'anachorètes. Sur les
deux rives du Nil, d'innombrables cabanes, bâties de branchages
et d'arg-ile par la main des solitaires, étaient semées, à quelque
distance les unes des autres, de façon que ceux qui les habitaient
pouvaient Ti\Te isolés et pourtant s'entr'aider au besoin. Des
églises, surmontées du signe de la croix, s'élevaient de loin en
loin au-dessus des cabanes, et Tes moines s'y rendaient dans
les jours de fête pour assister à la célébration des mystères et
participer aux sacremens. Il y avait aussi, tout au bord du fleuve,
des maisons où les cénobites, renfermés chacun dans une étroite
cellule, ne se réunissaient qu'afm de mieux goûter la solitude.
Anaciiorètes et cénobites vivaient dans l'abstinence, ne prenant
de nourriture qu'après le coucher du soleil, mangeant, pour tout
repas, leur pain avec un peu de sel et d'hysope. Quelques-uns,
s'enfonçant dans les sables, faisaient leur asile d'une caverne ou
d'un toinbcau et menaient une vie encore plus singulière.
Tous gardaient la continence, portaient le cilice et la cuculle,
THAÏS. 111
dormaient sur la terre nue après de longues veilles, priaient, clian-
taieat des psaumes, et, pour tout dire, accomplissaient chaque jour
les chefs-d'œuvre de la pénitence. En considération du péché ori-
ginel, ils refusaient à leur corps, non-seulement les plaisirs et les
contentemens, mais les soins mêmes qui passent pour indispen-
sables selon les idées du siècle. Ils estimaient que les maladies de
nos membres assainissent nos âmes et que la chair ne saurait rece-
voir de plus glorieuses parures que les ulcères et les plaies. Ainsi
s'accomplissait la parole des prophètes qui avaient dit : « Le dé-
sert se couvrira de fleurs. »
Des anges semblables à de jeunes hommes venaient, un bâton à
la main, comme des voyageurs, visiter les ermitages, tandis que
des démons, ayant pris des figures d'Kthiopiens ou d'aj.iimaux,
erraient autour des solitaires, afin de les induire en tentation.
Quand les moines allaient le matin remplii- leur cruche à la fon-
taine, ils voyaient des pas de Satyres et de Centaures imprimés
dans le sable. Considérée sous son aspect véritable et spirituel, la
Thébaïde était un champ de bataille où se livraient à toute heure,
et spécialement la nuit, les merveilleux combats du ciel et de l'enfer.
Les ascètes, furieusement assaillis par des légions de damnés,
se défendaient, avec l'aide de Dieu et des anges, au moyen du
jeûne, de la pénitence et des macérations. Parfois, l'aiguillon des
désirs charnels les déchirait si cruellement qu'ils en hurlaient de
douleur et que leurs lamentations répondaient, sous le ciel plein
d'étoiles, aux miaulcmens des hyènes alïamées. C'est alors que les
démons se présentaient à eux sous des formes ravissantes. Car, si
les démons sont laids en réaUté, ils se revêtent parfois d'une
beauté apparente qui empêche de discerner leur nature intime.
Les ascètes de la Thébaïde virent avec épouvante, dans leur cel-
lule, des images du plaisir, inconnues même aux voluptueux du
siècle. Mais, comme le signe de la croix était sur eux, ils ne suc-
combaient pas à la tentation, et les esprits immondes, reprenant
leur véritable figure, s'éloignaient dès l'aurore, pleins de honte et
de rage.
Les anciens du désert étendaient leur puissance sur les pé-
cheurs et sur les impies. Leur bonté était parfois terrible. Ils
tenaient des apôtres le pouvoir de punir les offenses faites au vrai
Dieu, et rien ne pouvait sauver ceux qu'ils avaient condamnés.
L'on contait avec épouvante, dans les villes et jusque dans le
peuple d'Alexandrie, que la terre s'entrouvrait pour engloutir les
médians qu'ils frappaient de leur bâton. Aussi étaient-ils très
redoutés des gens de mauvaise vie et particulièrement des mimes,
des baladins, des prêtres mariés et des courtisanes.
112 REVUE DES DEUX MONDES.
Telle était la \citu de ces religieux, qu'elle soumettait à son
pouvoir jusqu'aux bêtes féroces. Lorsqu'un solitaire était près de
mourir, un lion lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le
saint homme, connaissant par là que Dieu l'appelait à lui, s'en
allait baiser la joue à tous ses frères. Puis, il se couchait avec aJlé-
gresse, pour s'endormir dans le Seigneur.
Or, depuis qu'Antoine, âgé de plus de cent ans, s'était retiré
sur le mont Colzin avec ses disciples bien-aimés, Macaire et Aiua-
thas, il n'y avait pas dans toute la Thébaïde de moine plus abon-
dant en œuvres que Paphnuce, abbé d'Antinoé. A vrai dire, Kphrem
et Sérapion commandaient à un plus grand nombre de moines et
excellaient dans la conduite spmluelle et temporelle de leurs mo-
nastères. Mais Paphnuce observait les jeûnes les plus rigoureux et
demeurait parfois trois jours entiers sans prendre de nourriture. Il
portait un cilice d'un poil très rude, se flagellait matin et soir, et se
tenait souvent prosterné le front contre terre.
Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche
la sienne, imitaient ses austérités. Il les aimait chèrement en Jésus-
Clu-ist et les exhortait sans cesse à la pénitence. On distinguait
parmi eux le diacre Flavien, qui avait la connaissance des Écri-
tures et parlait avec adresse. Mais le plus admirable des disci-
ples de Paphnuce était un jeune paysan nommé Paul et surnommé
le Simi)le à cause de son extrême naïveté. Les hommes raillaient
sa candeur, mais Dieu le favorisait en lui envoyant des visions et
en lui accordant le don de prophétie.
Paphnuce sanctifiait ses heures par l'enseignement de ses dis-
ciples et les pratiques de l'ascétisme. Souvent aussi il méditait sur
les livres sacrés pour y trouver des allégories. C'est pourquoi, jeune
encore d'âge, il abondait en mérites. Les diables, qui livrent de si
rudes assauts aux bons anachorètes, n'osaient s'approcher de lui.
La nuit, au clah- de lune, sept petits chacals se tenaient devant sa
cellule, assis sur leur derrière, immobiles, silencieux, dressant
Toreille. Et l'on croit que c'était sept démons qu'il retenait sur son
seuil par la vertu de sa sainteté.
Paphnuce était né à Alexandrie de parens nobles, qui l'avaient
liiit instruire dans les lettres profanes. Il avait même été séduit par
les mensonges des poètes, et tels étaient, en sa première jeunesse,
l'erreur de son esprit et le dérèglement de sa pensée, qu'il croyait
que la race humaine avait été noyée par les eaux du déluge au
temps de Deucalion et qu'il disputait avec ses condisciples sur la
nature, les attributs et l'existence même de Dieu. Il vivait alors
dans la dissipation, à la manière des gentils. Et c'est un temps-
qu'il ne se rappelait qu'avec honte et pour sa confusion.
THAÏS. 113
— Durant ces jours, avait-il coutume de dire à ses frères, je
bouillais dans la chaudière des fausses délices.
Il entendait par là qu'il mangeait des viandes habilement apprê-
tées et qu'il fréquentait les bains publics. En effet, il avait mené
jusqu'à sa \ingtième année cette vie du siècle, qu'il conviendrait
mieux d'appeler mort que vie. Mais, ayant reçu les leçons du prêtre
Macrin, il devint un homme nouveau. La vérité le pénétra tout
entier, et il avait coutume de dire qu'elle était entrée en lui comme
une épée. 11 embrassa la foi du Calvaire et il adora Jésus crucifié.
Après son baptême, il resta un an encore parmi les gentils, dans
le siècle où le retenaient les liens de l'habitude. Mais un jour,
étant entré dans une église, il entendit un diacre qui lisait ce ver-
set de l'Écriture : « Si tu veux être parfait, va, et vends tout ce que
tu as et donnes-en l'argent aux pauvres. » Aussitôt, il vendit ses
biens, en distribua le prix en aumônes, et embrassa la vie monas-
tique.
Depuis dix ans qu'il s'était retiré loin des hommes, il ne bouillait
plus dans la chaudière des délices charnelles; mais il macérait pro-
fitablement dans les baumes de la pénitence. Or un jour que, rap-
pelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu'il avait vécu loin
de Dieu, il examinait ses fautes une à une pour en concevoir exac-
tement la diftbrmitè, il lui souvint d'avoir vu jadis, au théâtre
d'Alexandrie, une comédienne d'une grande beauté, nommée
Thaïs. Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas
de s'y Uvrer à des danses dont les mouvemens, réglés avec trop
d'habileté, rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou
bien elle simulait quelqu'une de ces actions honteuses que les
fables des païens prêtent à Vénus, à Léda ou à Pasiphaé. Elle em-
brasait ainsi tous les spectateurs du feu de la luxure; et, quand
de beaux jeunes hommes ou de riches vieillards venaient, pleins
d'amour, suspendre des fleurs au seuil de sa maison, elle leur fai-
sait accueil et se livrait à eux. En sorte qu'en perdant son àme,
elle perdait un très grand nombre d'autres âmes. Peu s'en était
fallu qu'elle eût induit Paphnuce lui-même au péché de la chair.
Elle avait allumé le désir dans ses veines et il s'était une fois appro-
ché de la maison de Thaïs. Mais il avait été arrêté au seuil de la
courtisane par la timidité naturelle à l'extrême jeunesse (il avait
alors quinze ans) et par la peur de se voir repoussé faute d'argent,
car ses parens veillaient à ce qu'il ne pïit faire de grandes dé-
penses. Dieu, dans sa miséricorde, avait pris ces deux moyens
pour le sauver d'un grand crime. Mais Paphnuce ne lui en avait
eu d'abord aucune reconnaissance, parce qu'en ce temps-là il savait
mal discerner ses propres intérêts et qu'il convoitait les faux biens.
TOME xciv. — 1889. 8
ll'j REVUE DES DEUX MONDES.
Donc, agenouillé dans sa celiule , devant le simulacre de ce bois
salutaire où fut suspendue comme dans une balance la rançon du
monde, Paplmuce se prit à songer à Thaïs, parce que Thaïs était
son péché et il médita longtemps, selon les règles de l'ascétisme,
sur la laideur épouvantable des délices charnelles dont cette femme
lui avait inspiré le goût aux joiu'S de trouble et d'ignorance. Après
quelques heures de méditation, l'image de Thaïs lui apparut avec
une extrême netteté. Il la revit telle qu'il l'avait vue lors de la ten-
tation, belle selon la chair. Elle se montra d'abord comme une Léda,
mollement couchée sur un lit d'hyacinthe, la tête renversée, les
yeux humides et pleins d'éclairs, les narines frémissantes, la bouche
entr'ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux ruis-
seaux. A cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait :
— Je te prends à témoin, mon Dieu, que je considère la laideur
de mon péché !
Cependant l'image changeait insensiblement d'expression. Les
lèvres de Thaïs révélaient peu à peu, en s'abaissant aux deux coins
de la bouche, une mystérieuse souffrance. Ses yeux agrandis étaient
pleins de larmes et de lueurs ; de sa poitrine, gonflée de soupirs,
montait une haleine semblable aux premiers souffles de l'orage.
A cette vue, Paphnuce se sentit troublé jusqu'au fond de l'âme.
S'étant prosterné, il lit cette prière :
— Toi qui as mis la pitié dans nos cœurs , comme la rosée du
matin sur les prairies. Dieu juste et miséricordieux, sois béni!
Louange, louange à toi! Écarte de ton serviteur cette fausse ten-
dresse qui mène à la concupiscence et fais-moi la grâce de ne jamais
aimer qu'en toi les créatures, car elles passent et tu demeures. Si
je m'intéresse à cette femme, c'est parce qu'elle est ton ouvrage.
Les anges eux-mêmes se penchent vers elle avec sollicitude. N'est-
elle pas, ô Seigneur, le souffle de ta bouche? Il ne faut pas qu'elle
continue à pécher avec tant de citoyens et d'étrangers. Une grande
pitié s'est élevée pour elle dans mon cœur. Ses crimes sont abomi-
nables et la seule pensée m'en donne un tel h'isson que je sens se
hérisser d'effroi tous les poils de ma chair. Mais plus elle est cou-
pable et plus je dois la plaindre. Je pleure en songeant que les
diables la tourmenteront durant l'éternité.
Gomme il méditait de la sorte, il vit un petit chacal assis à ses
pieds. Il en éprouva une grande surprise, car la porte de sa cellule
était fermée depuis le matin. L'animal semblait lu-e dans la pensée
de l'abbé et il remuait la queue comme un chien. Paphnuce se
signa : la bête s'évanouit. Connaissant alors que, pour la première
lois, le diable s'était glissé dans sa chambre, il lit une courte
prière ; puis il songea de nouveau à Thaïs :
THAÏS. 115
— Avec l'aide de Dieu, se dil-il, il faut que je la sauve !
Et il s'endormit.
Le lendemain matin, ayant fait sa prière, il se rendit auprès du
saint homme Palémon, qui menait à quelque distance la vie ana-
choretique. Il le trouva qui, paisible et riant, bêchait la terre selon
sa coutume. Palémon était un vieillard ; il cultivait un petit jardin :
les bêtes sauvages venaient lui lécher les mains, et les diables ne
le tourmentaient pas.
— Dieu soit loué! mon frère Paj^bnuce! dit-il, appuyé sur sa
bêche.
— Dieu soit loué ! réi>0ndit Paphnuce. Et que la paix soit avec
mon frère 1
— La paix soit semblablement avec toi! frère Paphnuce, reprit
le moine Palemou, et il essuya avec sa manche la sueur de son
front.
— Frère Palémon, nos discours doivent avoir pour unique objet la
louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui
s'assemblent en son nom. C'est pourquoi je ^dens t'entretenir d'un
dessein que j'ai formé en vue de glorifier le Seigneur.
— Puisse donc le Seigneur bénir ton dessein, Paphnuce, comme
il a béni mes laitues ! Il répand tous les matins sa grâce avec sa
rosée sur mon jardin et sa bonté m'incite à le glorifier dans les con-
combres et les citrouilles qu'il me donne. Prions-le qu'il nous garde
en sa paix ! Car rien n'est plus à craindre que les mouvemens désor-
donnés qui troublent les cœurs. Quand ces mouvemens nous agi-
tent, nous sommes semblables à des hommes ivres, et nous mar-
chons, tirés de droite et de gauche, sans cesse près de tomber
ignominieusement. Parfois ces transports nous plongent dans une
joie déréglée, et celui qui s'y abandonne fait retentir dans l'air souillé
le rire épais des brutes. Cette joie lamentable entraîne le pécheur
dans toutes sortes de désordres. Mais parfois aussi ces troubles de
l'âme et des sens nous jettent dans une tristesse impie, plus funeste
mille fois que la joie. Frère Paphnuce, je ne suis qu'un malheu-
rmix pécheur; mais j'ai éprouvé dans ma longue vie que le céno-
bite n'a pas de pire ennemi que la tristesse. J'entends par là cette
mélancolie tenace qui enveloppe l'àme comme une brume et lui
cache la lumière de Dieu. Pden n'est plus contraire au salut, et le
plus grand triomphe du diable est de répandre une acre et noire
humeur dans le cœiu" d'un religieux. S'il ne nous envoyait que des
tentations joyeuses, il ne serait pas de moitié si redoutable. Hélas!
il excelle à nous désoler. jS'a-t-il pas montré à notre père Antoine
un enfant noir d'une telle beauté que sa vue tirait des larmes? Mais,
avec l'aide de Dieu, notre père Antoine évita les pièges du démon^
116 REVUE DES DEUX MONDES.
Je l'ai connu du temps qu'il vivait parmi nous : il s'égayait avec ses
disciples, et jamais il ne tomba dans la mélancolie. Mais n'es-tu pas
venu, mon frère, m'entretenir d'un dessein formé dans ton esprit?
Tu me lavoriseras en m'en faisant part, si toutefois ce dessein a
pour objet la gloire de Dieu.
— Frère Palémon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur.
Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumières et le
péché n'a jamais obscurci la clarté de ton intelligence.
— Frère Paphnuce, je ne suis pas digne de délier la courroie
de tes sandales et mes iniquités sont innombrables comme les sables
du désert. Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l'aide de mon
expérience.
— Je te confierai donc, frère Palémon, que je suis pénétré de
douleur à la pensée qu'il y a dans Alexandrie une courtisane nom-
mée Thaïs qui vit dans le péché et demeure pour le peuple un objet
de scandale.
— Frère Paphnuce, c'est là en effet une abomination dont il con-
vient de s'affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-là parmi
les gentils. As-tu imaginé un remède applicable à ce grand mal?
— Frère Palémon, j'irai trouver cette femme dans Alexandrie, et,
avec le secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein ; ne
l'approuves-tu pas, mon frère?
— Frère Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pécheur. Mais
notre père Antoine avait coutume de dire : (( En quelque lieu que
tu sois, ne te hâte pas d'en sortir pour aller ailleurs. »
— Frère Palémon, découvres-tu quelque chose de mauvais dans
l'entreprise que j'ai conçue?
— Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupçonner les intentions
<le mon frère ! Mais notre père Antoine disait encore : « Les pois-
sons qui sont tirés en un lieu sec y trouvent la mort : pareillement
il advient que les moines qui s'en vont hors de leurs cellules et se
mêlent aux gens du siècle s'écartent des bons propos. »
Ayant ainsi parlé, le vieillard Palémon enfonça du pied dans la
terre le tranchant de sa bêche et se mit à creuser le sol avec ar-
deur autour d'un figuier chargé de fruits. Tandis qu'il bêchait, une
antilope, ayant iranchi, dans un bruit de feuillage, la haie qui fer-
mait le jardin, s'arrêta, surprise, inquiète, le jarret frémissant,
puis s'approcha en deux bonds du vieillard et coula sa fine tête dans
le sein de son ami.
— Dieu soit loué dans la gazelle du désert ! dit Palémon.
Et, s'en étant allé dans sa cabane, suivi de la bête légère, il
rapporta du pain noir que l'antilope mangeait dans le creux de sa
main.
THAÏS. 117
Paphimce ne doniiit pas de toute la iiuil et il eut avant l'aube une
vision. Thaïs lui apparut encore. Son visage n'exprimait pas les vo-
luptés coupables et elle n'était point vêtue, selon son habitude, de
tissus diaphanes. Un suaire l'enveloppait tout entière et lui cachait
même une partie du visage, en sorte que l'abbé ne voyait que deux
yeux qui répandaient des larmes blanches et lourdes.
A cette vue, il se mit lui-même à pleurer et, pensant que cette
vision lui venait de Dieu, il n'hésita plus. 11 se leva, saisit un
bâton noueux, image de la foi chrétienne, sortit de sa cellule, dont
il ferma soigneusement la porte afin que les animaux qui vivent
sur le sable et les oiseaux de l'air ne pussent venir souiller le
livre des Écritures qu'il conservait au chevet de son lit, appela
le diacre Flavien pour lui confier le gouvernement des vingt-trois
disciples ; puis, vêtu seulement d'un long cilice, prit sa route
vers le Nil, avec le dessein de suivre à pied la rive libyque
jusqu'à la ville fondé par le Macédonien. Il marchait depuis l'aube,
sur le sable, méprisant la fatigue, la faim, la soif; le soleil était
déjà bas à l'horizon, quand il vit le fleuve effrayant, qui roulait
ses eaux sanglantes entre des rochers d'or et de feu. Il longea la
berge, demandant son pain au>: portes des cabanes isolées, pour
l'amour de Dieu, et recevant l'injure, les refus, les menaces avec
allégresse. Il ne redoutait ni les brigands ni les bêtes féroces, mais
il prenait grand soin de se détourner des villes et des villages qui
se trouvaient siu* sa route. Il craignait de rencontrer des enfans
jouant aux osselets devant la maison de leur père, ou de voir, au
bord des citernes, des femmes en chemise bleue poser leur cruche
et sourire. Tout est péril au solitaire ; c'est parfois un danger pour
lui de lire dans l'Écriture que le divin maître allait de ville en
ville et soupait avec ses disciples. Les vertus que les anachorètes
brodent soigneusement sur le tissu de la foi sont aussi fragiles que
magnifiques : un souffle du siècle peut en ternir les agréables cou-
leurs. C'est poiu^quoi Paphnuce évitait d'entrer dans les villes,
craignant que son cœur ne s'amollît à la vue des hommes.
Après six jours de marche, il parvint en un lieu nommé Silsilé.
Le fleuve y coule dans une étroite vallée que borde une double
chaîne de montagnes de granit. C'est là que les Égyptiens, au temps
où ils adoraient les démons, taillaient leurs idoles. Paphnuce y vit
une énorme tête de Sphinx, encore engagée dans la roche. Crai-
gnant qu'elle ne fût animée de quelque vertu diabolique, il fit le
signe de la croix et prononça le nom de Jésus ; aussitôt une chauve-
somis s'échappa d'une des oreilles de la bête et Paphnuce connut
qu'il avait chassé le mauvais esprit qui était en cette figure de-
puis plusieurs siècles. Son zèle s'en accrut et, ayant ramassé
118 REVUE DES DEUX MONDES.
une grosse piei-re, il la jeta à la face de l'idole. Alors, le visage
mystérieux du Sphinx exprima une si profonde tristesse, que
Paphnuce eu fut ému. En vérité, l'expression de doideur surhu-
maine dont cettelace de pierre était empreinte aurait touche l'honnue
le plus insensible. C'est pourquoi Paphnuce dit au Spliinx:
— 0 ]]ète,à l'exemple des Satyres et des Centaui-es que Wt dans
le désert notre père i\.ntome, confesse la divuiité du Christ Jésus,
et je te bénirai au nom du Père, du Fils et de l'Esprit.
Il dit, une iueur rose sortit des yeux du Sphinx; les lourdes
paupières de la béte tressaillirent ei les lèATes de granit articulè-
rent péniblement, comme un écho de la voix de l'honune, le saint
nom de Jesus-(Jhi'ist. C'est pourquoi Paphnuce, étendant la main
droite, bénit le SpMnx de SUsilé.
Cela fait, il poursuivit son chemin, et, la vallée s'étant élargie, il
vit les ruines d'une ville immense. Les temples, restés debout,
étaient portes pai" des idoles qui servaient de colomies et, avec la
permission de Dieu, des têtes de femmes aux cornes de vache
attachaient sur Paphnuce tm long regard qui le faisait pâlir. Il mai-
cha amsi dix-sept jours, mâchant poui" toute nourritme quelques
herbes crues et dormant la nuit dans les palais écroulés, parmi
les chats sauvages et les rats de Pliaraon, auxquels venaient se
mêler des femmes dont le buste se terminait en poisson squa-
meux. 31ais Paphnuce savait que ces femmes venaient de l'enfer et
il les chassait en faisant le signe de la crois..
Le dix-huitième jour, ayant découvert, loin de tout village, un
misérable hutte de feuilles de pahnier, à demi ensevelie sous le
sable qu'apporte le vent du désert, il s'en approcha, avec l'espoii*
que cette cabane était habitée par quelque pieux anachorète. Gomme
il n'y avait point de porte, il aperçut à l'intérieur une cruche, un
tas d'oignons et un lit de feuilles sèches.
— Voilà, se dit-U, le mobilier d'un ascète. Communément les
ermites s'éloignent peu de leur cabane. Je lie manquerai pas de
rencontrer bientôt celui-ci. Je veux lui donner le baiser de paix, à
l'exemple du saint sohtah'e Antoine qui, s'etant rendu auprès de
l'ermite Paul, l'embrassa par trois fois. îNous notLs entretiendrons
des choses éternelles, et peut-être Notre-Seigneur nous enverra-t-il
pai* un corbeau mi pain que mon hôte m'invitera honnêtement à
rompre.
Tandis qu'il se parlait ainsi à lui-même, il toui"nait autour de la
hutte, cherchant s'il ne découvrh-ait personne. Il n'avait pas fait
cent pas, qu'il aperçut un homme assis, les jambes croisées, sur la
berge du Ml. Cet honnne était nu; sa chevelm-e, comme sa barbe,
entièrement blanche, et son corps plus rouge que la brique. Paph-
THAÏS. 119
nuce ne douta point que ce ne fût l'ermite. Il le salua par les pa-
roles que les moines ont coutume déchanger quand ils se ren-
contrent :
— Que la paix soit avec toi, mon frère ! Puisses-tu goûter un
joiu- le doux rafraîchissement du Paradis !
L'homme ne répondit point. Il demeurait mimobile et semblait
ne pas entendre. Papbnuce simagina que ce silence était causé par
un de ces ravissemens dont les saints sont coutmniers. Il se mit à
genoux, les mains jointes, à côté de l'inconnu et resta ainsi en
prières jusqu'au coucher du soleil. A ce moment, voyant que son
compagnon n'avait pas bougé, il lui dit :
— Mon père, si tu es sorti de Textase où je t"ai vu plongé, doinie-
moi ta bénédiction en Notre-Seigneur Jésus-Christ.
L'autre lui répondit sans tom'uer la tète :
• — Étranger, je ne sais ce que tu veux dire et ne connais point
ce Seigneur Jésus-Christ.
— Quoi! s'écria Papbnuce. Les prophètes l'ont annoncé; des
létrions de martvrs ont confessé son nom. César lui-même l'a
adoré, et tantôt encore j'ai fait proclamer sa gloire par lespliinx de
Silsilé. Est-il possible que tu ne le connaisses pas ?
— Mon ami, répondit l'autre, cela est possible. Ce serait même
ceilain, s'il y avait quelque certitude au monde.
Papbnuce était surpiis et contristé de l'incroyable ignorance de
cet lîfemme.
— Si tu ne connais Jésus-Christ, lui dit-il, tes œu^Tes ne te ser-
viront de rien et tune gagneras pas la vie étemelle.
Le vieillard répliqua :
— Il est vain d'agir ou de s'abstenir ; il est indifférent de "\avre
ou de mourh".
— Eh ! quoi ! demanda Papbnuce, tu ne désires pas vivTe dans
l'éternité? Mais, dis-moi, n'habites-tu pas une cabane dans ce dé-
sert à la façon des anachorètes ?
— Il paraît.
— .\e vis-tu pas nu et dénué de tout?
— 11 semble.
— Ne te nomTis-tu pas de racines et ne pratiques-tu pas la chas-
teté ?
— Il est possible.
— N'as-tu pas renoncé à toutes les van'ités de ce monde?
— J'ai renoncé, en effet, aux choses vaines qui font communé-
ment le souci des hommes.
— Ainsi, tu es comme moi pauvre, chaste et solitaire. Et tu ne
l'es pas comme moi pom* l'amour de Dieu et en vue de la félicité
120 REVUE DES DEUX MONDES.
céleste ! C'est ce que je ne puis comprendre. Pourquoi es-tu ver-
tueux, si tu ne crois point en Jésus-Christ? Pourquoi te prives-tu
des biens de ce monde, si tu n'espères pas gagner les biens éter-
nels?
— Étranger, je ne me prive d'aucun bien, et je me flatte d'avoir
trouvé une manière de vivre assez satisfaisante, bien qu'à parler
exactement, il n'y ait ni bonne ni mauvaise vie. Rien n'est en soi
honnête ni honteux, juste ni injuste, agréable ni pénible, bon ni
mauvais. C'est l'opinion qui donne les qualités aux choses, comme
le sel donne la saveur aux mets.
— Ainsi donc, selon toi, il n'y a pas de certitude. Tu nies la vé-
rité que les idolâtres eux-mêmes ont cherchée. Tu te couches dans
ton ignorance, comme un chien fatigué qui dort dans la boue.
— Étranger, il est également inutile d'injurier les chiens et les
philosophes. Nous ignorons ce que sont les chiens et ce que nous
sommes. Nous ne savons rien,
— 0 vieillard, appartiens-tu donc à la secte ridicule des scep-
tiques? Es-tu donc de ces misérables fous qui nient également le
mouvement et le repos et qui ne savent point distinguer la lumière
du soleil d'avec les ombres de la nuit?
— Mon ami, je suis sceptique en effet et d'une secte qui me pa-
raît louable, tandis que tu la juges ridicule. Car les mêmes choses
ont diverses apparences. Les pyramides de Memphis semblent, au
lever de l'aurore, des cônes de lumière rose. Elles apparaissent,
au coucher du soleil, sur le ciel embrasé, comme de noirs triangles.
Mais qui pénétrera leur intime substance? Tu me reproches de nier
les apparences quand précisément les apparences sont les seules
réahtés que je reconnaisse. Mon ami, tu m'entends bien mal. Au
reste, il est indifférent d'être entendu d'une manière ou d'une autre.
— Encore une fois, pourquoi vis-tu de dattes et d'oignons dans
le désert? Pourquoi endures-tu de grands maux? J'en supporte
d'aussi grands et je pratique comme toi l'abstinence dans la soli-
tude. Mais c'est afin de plaire à Dieu et de mériter la béatitude
sempiternelle. Et c'est là une fin raisonnable, car il est sage de
souffrir en vue d'un grand bien. Il est insensé, au contraire, de
s'exposer volontairement à d'inutiles fatigues et à de vaines souf-
frances. Si je ne croyais pas, — pardonne ce blasphème, ô Lumière
incréée, — si je ne croyais pas à la vérité de ce que Dieu nous a
enseigné par la voix des prophètes, par l'exemple de son fils, par
les actes des apôtres, par l'autorité des conciles et par le témoi-
gnage des martyrs, si je ne savais pas que les souffrances du corps
sont nécessaires à la santé de l'âme, si j'étais comme toi plongé
dans l'ignorance des sacrés mystères, je retournerais tout de suite
THAÏS. 121
dans le siècle, je m'efïorcerais d'acquérir des richesses pour vivre
dans la mollesse comme les heureux de ce monde, et je dirais aux
voluptés : « Venez, mes filles; venez, mes servantes, venez toutes
me verser vos vins, vos philtres et vos parfums. » Mais toi, vieillard
insensé, tu te prives de tous les avantages; tu perds sans attendre
aucun gain ; tu donnes sans espoir de retour et tu imites ridicule-
ment les travaux admirables de nos anachorètes, comme un singe
effronté pense, en barbouillant un mur, copier le tableau d'un
peintre ingénieux. 0 le plus stupide des hommes, quelles sont donc
tes raisons?
Paphnuce parlait ainsi avec une grande "violence. Mais le vieillard
demeurait paisible.
— Mon ami, répondit-il doucement, que t'importent les raisons
d'un chien endormi dans la fange et d'un singe malfaisant?
Paphnuce n'avait jamais en vue que la gloire de Dieu. Sa colère
étant tombée, il s'excusa avec une noble humilité :
— Pardonne-moi, dit-il, ô vieillard, ô mon frère, si le zèle de la
vérité m'a emporté au-delà des justes bornes. Dieu m'est témoin
que c'est ton erreur et non ta personne que je haïssais. Je souffre
de te voir dans les ténèbres, car je t'aime en Jésus-Christ et le soin
■de ton salut occupe mon cœur. Parle, donne-moi te^ raisons : je
brûle de les connaître afin de les réfuter.
Le vieillard répondit avec quiétude :
— Je suis également disposé à parler et à me taire. Je te don-
nerai donc mes raisons, sans te demander les tiennes en échange,
€ar tu ne m'intéresses en aucune manière. Je n'ai souci ni de ton
bonheur ni de ton infortune, et il m'est indifférent que tu penses
d'une façon ou d'une autre. Et comment t'aimerais-je ou te haïrais-je?
L'aversion et la sympathie sont également indignes du sage.
Mais, puisque tu m'interroges, sache donc que je me nomme
Timoclès et que je suis né à Cos, de parens enrichis dans le négoce.
Mon père armait des navires. Son intelligence ressemblait beaucoup
à celle d'Alexandre, qu'on a surnommé le Grand. Pourtant elle était
moins épaisse. Bref, c'était une pauvre nature d'homme. J'avais
deux frères qui suivaient comme lui la profession d'armateur. Moi,
je professais la sagesse. Or mon frère aîné fut contraint par notre
père d'épouser une femme carienne nommée Timaessa, qui lui dé-
plaisait si fort, qu'il ne put vivre à son côté sans tomber dans une
noire mélancolie. Cependant Timaessa inspirait à notre frère cadet
un amour criminel, et cette passion se changea bientôt en manie
furieuse. La Carienne les tenait tous deux en égale aversion. Mais
elle aimait un joueur de flûte et le recevait la nuit dans sa chambre.
Un matin il y laissa la couronne qu'il portait d'ordinaire dans les
122 REVUE DES DEUX MONDES.
festins. Mes deux frères, ayant trouvé cette couronne, jurèrent de
tuer le joueur de flûte et, dès le lendemain, ils le firent périr sous
le fouet, nmlgré ses larmes et ses prières. Ma belle-sœur en éprou^ a
un désespoir qui lui fit perdre la raison, et ces trois misérables,
devenus semblables à des bêtes, promenaient leur démence sur les
rivages de Cos, hurlant comme des loups, l'écume aux lèvres, le
regard attaché à la terre, parmi les huées des enfans qui leur je-
taient des coquilles. Ils moururent, et mon père les ensevelit de ses
mains. Peu de temps après, son estomac refusa toute nourriture et
il expira de faim, assez riche pour acheter toutes les viandes et
tous les fruits des marchés de l'Asie. Il était désespéré de me laisser
sa fortune. Je l'employai à voyager. Je visitai l'Italie, la Grèce et
l'Afrique sans rencontrer personne de sage ni dheureux. J'étudiai
la philosophie à Athènes et à Alexandrie et je fus étourdi du bruit
des disputes. Enfin, m'étant promené jusque dans l'Inde, je vis
au bord du Gange un homme nu qui demeurait là immobile, les
jambes croisées, depuis trente ans. Des hanes couraient autour de
son corps desséché et les oiseaux nichaient dans ses cheveux. 11
vivait pourtant. Je me rappelai, à sa vue, Timaessa, le joueur de
Qûte, mes deux frères et mon père, et je compris que cet Indien
était sage. « Les hommes, me dis-je, souffrent parce qu'ils sont
privés de ce qu'ils croient être un bien, ou que, le possédant, ils
craignent de le perdre, ou parce qu'ils endurent ce qu'ils croient
être un mal. Supprimez toute croyance de ce genre, et tous les
maux disparaissent. » C'est pourquoi je résolus de ne jamais tenir
aucune chose pour avantageuse, de professer l'entier détachement
des biens de ce monde et de ^ivre dans la solitude et dans l'immo-
bilité, à l'exemple de l'Indien.
Paphnuce avait écouté attentivement le discours du vieil-
lard :
— Tmioclès de Cos, répondit-il, je confesse que tout, dans tes
propos, n'est pas dépoun-u de sens. Il est sage, en effet, de mé-
priser les biens de ce monde. Mais il serait insensé de mépriser pa-
reillement les biens éternels et de s'exposer à la colère de Dieu. Je
déplore ton ignorance, Timoclès, et je vais t'instruire dans la vérité,
afin que, connaissant qu'il existe un Dieu en trois h}"postases, tu
obéisses à ce Dieu, comme un enfant à son père.
Mais Timoclès l'interrompant :
— Garde-toi, étranger, de m'exposer tes doctrines et ne pense
pas me contraindre à partager ton sentiment. Toute dispute est
stérile. Mon opinion est de n'avoir pas d'opinion. Je vis exempt de
trouble à la condition de vivi*e sans préférences. Poursuis ton che-
min, et ne tente pas de me tirer de la bienheureuse apatliie où je
THAÏS. 123
suis plongé, comme dans un bain délicieux, après les rudes travaux
de mes jours.
Paphnuce était profondément instruit dans les choses de la foi.
Par la connaissance qu'il avait des cœurs, il comprit que la grâce
de Dieu n'était pas sur le vieillard Timoclès et que le jour du salut
n'était point encore venu pour cette âme acharnée à sa perte. Il ne
répondit rien, de peur que l'édification tom^nàt en scandale. Car il
arrive parfois qu'en disputant contre les infidèles, on les induit de
nouveau en péché, loin de les convertir. C'est pourquoi ceux qui
possèdent la vérité doivent la répandre avec prudence.
— Adieu, donc! dit-il, malheureux Timoclès.
Et, poussant un grand soupir, il reprit dans la nuit son pieux
voyage.
Au matin, il vit des ibis immobiles sur une patte, au bord de
l'eau qui reflétait leur cou pâle et rose. Les saules étendaient au
loin sur la berge leur doux feuillage gris ; des grues volaient en
triangle dans le ciel clair, et l'on entendait parmi les roseaux le cri
des hérons invisibles. Le fleuve roulait à perte de vue ses larges
eaux vertes où des voiles glissaient comme des ailes d'oiseau, où,
çà et là, au bord, se mirait une maison blanche, et sur lesquelles
flottaient au loin des vapeurs légères, tandis que des îles, lourdes
de palmes, de fleurs et de fruits, laissaient s'échapper de leurs om-
bres des nuées bruyantes de canards, d'oies, de flamants et de
sarcelles. A gauche, la grasse vallée étendait jusqu'au désert ses
champs et ses vergers qui fi-issonnaient dans la joie ; le soleil dorait
les épis, et la fécondité de la terre s'exhalait en poussières odo-
rantes. A cette vue, Paphnuce, tombant à genoux, s'écria :
— Béni soit le Seigneur qui a favorisé mon voyage ! Toi qui ré-
pands ta rosée sur les figuiers de l'Arsinoïtide, mon Dieu, fais des-
cendre ta grâce dans l'âme de cette Thaïs, que tu n'as pas formée
avec moins d'amour que les fleurs des champs et les arbres des
jardins. Puisse-t-elle fleurir par mes soins, comme un rosier bal-
samique dans ta Jérusalem céleste !
Et chaque fois qu'il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau,
il songeait à Thaïs. C'est ainsi que, longeant le bras gauche du
fleuve à travers des contrées fertiles et populeuses, il atteignit en
peu de journées cette Alexandiie, que les Grecs ont surnommée la
belle et la dorée. Le jour était levé depuis une heure, quand il dé-
couvrit du haut d'une colline la ville spacieuse dont les toits étin-
celaient dans une vapeiu* rose. 11 s'arrêta et, croisant les bras sur
sa poitrine :
— Voilà donc, se dit-il, le séjour déUcieux où je suis né dans le
péché, l'air brillant où j'ai respiré des parfums empoisonnés, la
12Ù REVUE DES DEUX MONDES.
mer voluptueuse où j'écoutais chanter les Sirènes! Voilà mon ber-
ceau selon la chair, voilà ma patrie selon le siècle ! Berceau fleuri,
patrie illustre, au jugement des hommes ! Il est naturel à tes en-
fans, Alexandrie, de te chérir comme une mère, et je fus engendré
dans ton sein magnifiquement paré. Mais l'ascète méprise la na-
ture, le mystique dédaigne les apparences, le chrétien regarde sa
patrie humaine comme un lieu d'exil, le moine échappe à la terre.
J'ai détourné mon cœur de ton amour, Alexandrie. Je te hais ! Je
te hais pour ta richesse, pour ta science, pour ta douceur et pour
ta beauté. Sois maudit, temple des démons ! couche impudique des
gentils, chaire empestée des Ariens, sois maudite!
Et toi, fils ailé du Ciel, qui conduisis le saint ermite Antoine,
notre père, quand, venu du fond du désert, il pénétra dans cette
citadelle de l'idolâtrie pour affermir la foi des confesseurs et la
constance des martyrs, bel ange du Seigneur, invisible enfant,
premier souffle de Dieu, vole devant moi et parfume du battement
de tes ailes l'air corrompu que je vais respirer parmi les princes
ténébreux du siècle!
Il dit et reprit sa route. Il passa sous la porte du Soleil, et
traversa la ville d'un pas rapide. Après dix années d'absence,
il en reconnaissait chaque pierre, et chaque pierre était une
pierre de scandale, qui lui rappelait un péché. C'est pourquoi il
frappait rudement de ses pieds nus les dalles des larges chaussées
et il se réjouissait d'y marquer la trace sanglante de ses talons dé-
chirés. Laissant à sa gauche les magnifiques portiques du temple
de Sérapis, il s'engagea dans une voie bordée de riches de-
meures, qui semblaient assoupies parmi les parfums. Là les pins,
les érables, les térébinthes élevaient leur tête au-dessus des cor-
niches rouges et des acrotères d'or. On voyait, par les portes
entr'ouvertes, des statues d'airain dans des vestilDules de marbre
et des jets d'eau au miUeu du feuillage. Aucun bruit ne troublait
la paix de ces belles retraites ; on entendait seulement le son loin-
tain d'une flûte. Le moine s'arrêta devant une maison assez petite,
mais de nobles proportions, et soutenue par des colonnes gra-
cieuses comme des jeunes filles. Elle était ornée des bustes en
bronze des plus illustres philosophes de la Grèce.
Il y reconnut Socrate, Platon, Aristote, Épicure et Zenon. Et, la
niain sur le marteau de la porte, il attendit en songeant :
— C'est en vain que le métal glorifie ces faux sages ; leurs
mensonges sont confondus ; leurs âmes sont plongées dans
l'enfer, et le fameux Platon lui-même, qui remplit la teiTe du
bruit de son éloquence, ne dispute désormais qu'avec les dia-
bles.
THAÏS. 125-
Un esclave vint ouvrir la porte et, trouvant un homme pieds
nus sur la mosaïque du seuil, il lui dit durement :
— Va mendier ailleurs, moine ridicule, et n'attends pas que je
te chasse à coups de bâton.
— Mon frère, répondit l'abbé d'Antinoé, je ne te demande rien,
sinon que tu me conduises à Nicias, ton maître.
L'esclave répliqua avec plus de colère :
— Mon maître ne reçoit pas des chiens comme toi.
— Mon fils, reprit Paphnuce, fais, s'il te plaît, ce que je te de-
mande et dis à ton maître que je désire le voir.
— Hors d'ici, vil mendiant ! s'écria le portier furieux.
Et il leva son bâton sur le saint homme qui, mettant ses bras en
croix contre sa poitrine, reçut sans s'émouvoir le coup en plein vi-
sage, puis répéta doucement :
— Fais ce que j'ai demandé, mon fils, je te prie.
Alors, le portier tout tremblant murmura :
— Quel est cet homme qui ne craint point la souffrance ?
Et il courut avertir son maître.
Nicias sortait du bain. De belles esclaves promenaient les stri-
giles sur son corps. C'était un homme gracieux et souriant. Une
expression de douce ironie était répandue sur son visage. A la vue
du moine, il se leva et s'avança les bras ouverts :
— C'est toi, s'écria-t-il, Paphnuce, mon condisciple, mon ami,
mon frère ! Oh! je te reconnais, bien qu'à vrai dire tu te sois rendu
plus semblable cà une bête qu'à un homme. Embrasse-moi. Te
souvient-il du temps où nous étudiions ensemble la grammaire, la
rhétorique et la philosophie? On te trouvait déjà l'humeur sombre
et sauvage, mais je t'aimais pour ta parfaite sincérité. Nous disions
que tu voyais l'univers avec les yeux farouches d'un cheval, et
qu'il n'était pas surprenant que tu fusses ombrageux. Tu manquais
un peu d'atticisme, mais ta libéralité n'avait pas de bornes. Tu ne
tenais ni à ton argent ni à ta vie. Et il y avait en toi un génie bi-
zarre, un esprit étrange, qui m'intéressait infiniment. Sois le
bienvenu, mon cher Paphnuce, après dix ans d'absence. Tu as
quitté le désert; tu renonces aux superstitions chrétiennes, et tu
renais à l'ancienne vie. Je marquerai ce jour d'un caillou blanc.
— Crobyle et Myrtale,ajouta-t-il en se tournant vers les femmes,,
parfumez les pieds, les mains et la barbe de mon cher hôte.
Déjà elles apportaient en souriant l'aiguière, les fioles et le mi-
roir de métal. Mais Paphnuce, d'un geste impérieux, les arrêta et
tint les yeux baissés pour ne les plus voir ; car elles étaient nues.
Cependant Nicias lui présentait des coussins, lui offrait des mets et
des breuvages divers, que Paphnuce refusait avec mépris.
126 REVUE DES DEUX MONDES.
— Nicias, dit-il, je n'ai point renié ce que tu appelles fausse-
ment la superstition chrétienne, et qui est la yérité des vérités. Au
commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu, et le Verbe
était Dieu. Tout a été fait par lui et rien de ce qui a été fait n'a
été fait sans lui. En lui était la vie, et la vie était la lumière des
hommes.
— Cher PaphnucG, répondit Nicias, qui venait de revêtir une tu-
nique parfumée, penses-tu m'étonner en récitant des paroles assem-
blées sans art et qui ne sont qu'un vain murmure? As-tu oublié
que je suis moi-même quelque peu philosophe? Et penses-tu me
contenter avec quelques lambeaux arrachés par des hommes igno-
rans à la pourpre d'Amélius, quand Amélius, Porphyre et Plotin,
dans toute leur gloire, ne me contentent pas? Les systèmes con-
struits par les sages ne sont que des contes imaginés pour amuser
l'éternelle enfance des hommes. 11 faut s'en divertir comme des
contes de l'Ane, du Cuvier, de la Matrone d'Éphèse ou de toute autre
fable milésienne.
Et, prenant son hôte par le bras, il l'entraîna dans une salle où
des milliers de papyrus étaient roulés dans des corbeilles.
— Voici ma bibliothèque, dit-il; elle contient une faible partie
des systèmes que les philosophes ont construits pour expli(p:ier le
monde. Le Sérapéum lui-même, dans sa richesse, ne les renferme
pas tous. Hélas! ce ne sont que des rêves de malades.
Il força son hôte à prendre place dans une chaise d'ivoire et
s'assit lui-même. Paphnuce promena sur les livres de la biblio-
thèque un regard sombre et dit :
— Il faut les brûler tous.
— 0 doux hôte, ce serait dommage! répondit Nicias. Car les
rêves des malades sont parlois amusans. D'ailleurs, s'il fallait
détruire tous les rêves et toutes les visions des hommes, la terre
perdrait ses formes et ses couleurs, et nous nous endormirions tous
dans une morne stupidité.
Paphnuce poursuivait sa pensée :
— Il est certain que les doctrines des païens ne sont que de
vains mensonges. Mais Dieu, qui est la vérité, s'est révélé aux
hommes par des miracles. Et il s'est fait chair et il a habité parmi
nous.
Nicias répondit :
— Tu parles excellemment, chère tête de Paphnuce, quand lu
dis qu'il s'est fait chair. Un Dieu qui pense, qui parle, qui agit,
([ui se promène dans la nature comme l'antique Ulysse sur la mer
glauque, est tout à fait un homme. Gomment peux-tu croire à ce
nouN eau Jupiter, quand les marmots d'Athènes, au temps de Pé-
THAÏS. 127
riclès, ne croyaient déjà plus à rancien?.. Mais laissons cela. Tu
n'es pas venu, je pense, pour disputer sur les trois In^ostases.
Que puis-je faire pour toi, cher condisciple?
— Une chose tout à fait bonne, répondit l'abbé d'Antinoé. Me
prêter une tunicpie parfumée, semblable h celle que tu viens de
revêtir. Ajoute à cette tunique, par grâce, des sandales dorées et
une fiole d'huile, pour oindre ma barbe et mes cheveux. 11 convient
aussi que tu me donnes une bourse de mille drachmes. Voilà, ô
Nicias, ce que j'étais venu te demander, pour l'amour de Dieu et
en souvenir de notre ancienne amitié,
Nicias fit apporter par Crobyle et Myrtale sa plus riche tunique ;
elle était brodée, dans le style asiatique, de fleurs et d'animaux.
Les deux femmes la tenaient ouA^erte et elles en faisaient jouer
habilement les vives couleurs, en attendant que Paphnuce retirât
le cilice dont il était couvert jusqu'aux pieds. Mais le moine ayant
déclaré qu'on lui arracherait plutôt la chair que ce vêtement, elles
passèrent la tunique par-dessus. Comme ces deux femmes étaient
belles, elles ne craignaient pas les hommes, bien qu'elles fussent
esclaves. Elles se mirent à rire de la mine étrange qu'avait le
moine ainsi paré. Crobyle l'appelait son cher satrape en lui pré-
sentant le miroir, et Myrtale lui tirait la barbe. Mais Paphnuce
priait le Seigneur et ne les voyait pas. Ayant chaussé les sandales
dorées et attaché la bourse à sa ceinture, il dit à Nicias, qui le re-
gardait d'un oeil égayé :
— 0 Nicias, il ne faut pas que les choses que tu vois soient un
scandale pour tes yeux. Sache bien que je ferai un pieux emploi
de celte tunique, de cette bourse et de ces sandales.
— Très cher, répondit Nicias, je ne soupçonne point le mal,
car je crois les hommes également incapables de mal faire et de
bien faire. Le bien et le mal n'existent que dans l'opinion. Le sage
n'a, pour raisons d'agir, que la coutume et l'usage. Je me con-
forme aux préjugés qui régnent à Alexandrie. C'est pourquoi je
passe pour un honnête homme. Va, ami, et réjouis-toi.
Mais Paphnuce songea qu'il convenait d'avertir son hôte de son
dessein :
— Tu connais, lui dit-il, cette Thaïs qui joue dans les jeux du
théâtre?
— Elle est l^elle, répontht Nicias, et il fut un temps où elle
m'était chère. J'ai vendu pour elle un moulin et deux champs de
blé et j'ai composé en son honneur trois livres de détestables élé-
gies. Certes la beauté est ce qu'il y a de plus puissant au monde,
et, si nous étions faits pour la posséder toujours, nous nous sou-
cierions aussi peu que possible du démiurge, du logos, des éons
128 REVUE DES DEUX MONDES.
et de toutes les autres rêveries des philosophes. Mais j'admire,
bon Paphnuce, que tu viennes du fond de la Thébaïde me parler
de Thaïs.
Ayant dit, il soupira doucement. Et Paphnuce le contemplait
avec horreur, ne concevant pas qu'un homme pût avouer si tran-
quillement un tel péché. Il s'attendait à voir la terre s'ouvrir et
\icias s'abîmer dans les flammes. Mais le sol resta lerme, et
l'Alexandrin silencieux, le front dans la main,' souriait tristement
aux images de sa jeunesse envolée. Le moine, s'étant levé, reprit
d'une voix grave :
— Sache donc, Nicias, qu'avec l'aide de Dieu j'arracherai cette
Thaïs aux immondes amours de la terre et la donnerai pour
épouse à Jésus-Christ. Si l'Esprit saint ne m'abandonne. Thaïs
quittera aujourd'hui cette ^ille pour entrer dans un monastère.
— Crains d'offenser Vénus, répondit Nicias ; c'est une puissante
déesse. Elle sera irritée contre toi si tu lui ravis sa plus illustre
servante.
— Dieu me protégera, dit Paphnuce. Puisse-t-il éclairer ton
cœm', ô Nicias, et te tirer de l'abîme où tu es plongé !
Et il sortit. Mais Nicias l'avait sui\i. Le rejoignant au seuil,
il lui posa la main sur l'épaule et lui répéta dans le creux de
l'oreille :
— Crains d'offenser Vénus; sa vengeance est terrible.
Paphnuce, dédaigneux des paroles légères, sortit sans détourner
la tête. Les propos de Nicias ne lui inspiraient que du mépris ;
mais ce qu'il ne pouvait souffrir, c'est l'idée que son ami d'au-
trefois avait reçu les caresses de Thaïs. Il lui semblait que pécher
avec cette femme, c'était pécher plus détestablement qu'avec toute
autre. Il y trouvait une malice singulière, et Nicias lui était désor-
mais en exécration. Il avait toujours haï l'impureté, mais certes
les images de ce vice ne lui avaient jamais paru à ce point abomi-
nables ; jamais il n'avait partagé d'un tel cœur la colère de Jésus
et la tristesse des anges.
Il n'en éprouvait que plus d'ardeur à tirer Thaïs du milieu des
gentils, et il lui tardait de voir la comédienne afin de la sauver.
Mais il lui iallait attendre, pour pénétrer chez cette femme, que la
grande chaleur du jour fût tombée. Or la matinée s'achevait à
peine et Paphnuce allait par les voies populeuses. Il avait résolu
de ne prendi-e aucune nourriture en cette journée, afin d'être moins
indigne des grâces qu'il demandait au ciel. A la grande tris-
tesse de son àme, il n'osait entrer dans aucune des églises de la
ville, parce qu'il les savait profanées par les ariens, qui y avaient
renversé la table du Seigneur.
THAÏS. 129
Il marchait donc à raventiirc, tantôt tenant ses regards fixés à
terre par humilité, tantôt levant les yeux vers le ciel, comme en
extase. Après avoir erré quelque temps, il se trou^'a sur un des
quais de la ville. Le port artificiel abritait devant lui d'innombra-
bles navires aux sombres carènes, tandis que souriait au large,
dans l'azur et l'argent, la mer perfide. Une galère, qui portait une
Néréide à sa proue, venait de lever l'ancre. Les rameurs frappaient
l'onde en chantant; déjà, la blanche fille des eaux, couverte de
perles humides, ne laissait plus voir au moine qu'un fuyant profil.
Elle franchit, conduite par son pilote, l'étroit passage ouvert sur le
bassin d'Eunostos et gagna la haute mer, laissant dernière elle un
sillage fleuri.
— Et moi aussi, songea Paphnuce, j'ai désiré jadis m'embarquer
en chantant sur l'océan du luonde. Mais bientôt j'ai connu ma
folie, et la Néréide ne m'a point emporté.
Tandis qu'il rêvait do la sorte, il se sentit poussé et entraîné par
une foule d'hommes qui couraient tous dans le même sens. Comme
il avait perdu l'habitude de marcher dans les villes, il était ballotté
d'un passant à un autre, ainsi qu'une masse inerte ; et, s'étant
embarrassé dans les plis de sa tunique, il pensa tomber plusieurs
fois. Désireux de savoir où allaient tous ces hommes, il demanda
à l'un d'eux la cause de cet empressement.
— Étranger, ne sais-tu pas, lui répondit celui-ci, que les jeux
vont commencer et que Thaïs paraîtra sur la scène? Tous ces ci-
toyens vont au théâtre, et j'y vais comme eux. Te plairait-il de m'y
accompagner ?
Découvrant tout à coup qu'il était convenable à son dessein de
voir Thaïs dans les jeux, Paphnuce suivit l'étranger. Déjà le théâtre
dressait devant eux son portique orné de masques éclatans et sa
vaste muraille ronde, peuplée d'innombrables statues. En sui-
vant la foule, ils s'engagèrent dans un étroit corridor au bout du-
quel s'étendait famphithéâtre éblouissant de lumière. Ils prirent
leur place sur un des rangs do gradins qui descendaient en escalier
vers la scène, ^ide encore d'acteurs, mais décorée magnifique-
ment. La vue n'en était point cachée par un rideau, et l'on y voyait
un tertre semblable à ceux que les anciens peuples dédiaient aux
ombres des héros. Ce tertre s'élevait au milieu d'un camp. Des
faisceaux de lances étaient formés devant les tentes, et des bou-
cliers d'or pendaient à des mâts, parmi des rameaux de laurier et
des coui'onnes de chêne. Là, tout était silence et sommeil. Mais
un bourdonnement, semblable au bruit que font les abeilles dans
la ruche, emplissait l'hémicycle chargé de spectateurs. Tous les
TOME xciv. — 1889. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
visages, rougis par les reflets du voile de pourpre qui les couvrait
de ses lents frissons, se tournaio^nt, avec une expression d'attente
curieuse, vers ce grand espace silencieux, rempli par un tombeau
et des tentes. Les femmes riaient en mangeant des citrons, et les
familiers des jeux s'interpellaient gaîment d'un gradin à l'autre.
Paphnuco priait au dedans de lui-même et se gardait dos paroles
vaines, mais son voisin commença à se plaindre du déclin du
théâtre.
— Autrefois, dit-il, d'habiles acteurs déclamaient sous le masque
les vers d'Euripide et de Ménandrc. Maintenant, on ne récite plus
les drames, on les mime, et des divins spectacles dont Bacchus
s'honora dans Athènes, nous n'avons gardé que ce qu'un barbare,
un Scythe même peut comprendre : l'attitude et le geste. Le mas-
que, dont l'embouchure armée de lames de métal enflait le son des
voix, le cothurne qui élevait les personnages à la taille des dieux,
la majesté tragique et le chant des beaux vers, tout cela s'en est
allé. Des mimes, des ballerines, le visage nu, remplacent Paulus
et Roscius. Qu'eussent dit les Athéniens de Périclès s'ils avaient vu
ime femme se montrer sur la scène ? Il est indécent qu'une femme
paraisse en pubUc. Nous sommes bien dégénérés pour le souffrir.
Aussi vrai que je me nomme Dorion, la femme est l'ennemie de
l'homme et la honte de la terre.
i — Tu parles sagement, répondit Paphnuce, la femme est notre
pire ennemie. Elle donne le plaisir, et c'est en cela qu'elle est
redoutable.
— Par les dieux immobiles, s'écria Dorion, la femme apporte
aux hommes, non le plaisir, mais la tristesse, le trouble et les noirs
soucis ! L'amour est la cause de nos maux les plus cuisans. Écoute,
étranger : Je suis allé, dans ma jeunesse, à Trézène, en Argo-
ide, et j'y ai vu un myrte d'une grosseur prodigieuse, dont les
feuilles étaient couvertes d'innombrables piqiîres. Or, voici ce
que rapportent les Trézéniens au sujet de ce myrte : la reine
Phèdre, du temps qu'elle aimait Hippolyte, demeurait tout le jour
languissamment couchée sous ce même arbre qu'on voit encore
aujourd'hui. Dans son ennui mortel, ayant tiré l'épingle d'or qui
retenait ses blonds cheveux, elle en perçait les feuilles de l'arbuste
aux baies odorantes. Toutes les feuilles furent ainsi criblées de
piqûres. Après avoir perdu l'innocent qu'elle poursuivait d'un
amour incestueux, Phèdre, tu le sais, mourut misérablement.
Elle s'enferma dans sa chambre nuptiale et se pendit par sa cein-
ture à une cheville d'ivoire. Les dieux voulurent que le myrte,
témoin d'une si cruelle misère, continuât à porter sur ses feuilles
nouvelles des piqûres d'aiguille. J'ai cucilU une de ces feuilles;
THAÏS. 131
je l'ai placée au chevet de mon lit, afin d'être sans cesse averti
par sa vue de ne point m'abandonner aux fureurs de l'amour,
et pour me confirmer dans la doctrine du divin Épicure, mon
maître, qui enseigne que le désir est redoutable. Mais, à propre-
ment parler, l'amour est une maladie de foie et l'on n'est jamais
sur de ne pas tomber malade.
Paphnuce demanda :
— Dorion, quels sont tes plaisirs?
Dorion répondit tristement :
— Je n'ai qu'un seul plaisir, et je conviens qu'il n'est pas vif :
c'est la méditation. Avec un mauvais estomac, il n'en faut pas
chercher d'autres.
Prenant avantage de ces dernières paroles, Paphnuce entreprit
d'initier l'épicurien aux joies spirituelles que procure la contem-
plation de Dieu.
11 commença :
— Entends la vérité, Dorion, et rerois la lumière.
Connue il s'écriait de la sorte, il vit de toutes parts des têtes
€t des bras tournés vers lui, qui lui ordonnaient de se taire. Un
grand silence s'était fait dans le théâtre, et bientôt éclatèrent les
sons d'une musique héroïque.
Les jeux commençaient. On voyait des soldats sortir des tentes
et se préparer au départ, quand, par un prodige effrayant, une
nuée couvrit le sommet du tertre funéraire. Puis, cette nuée s'étant
dissipée, l'ombre d'Achille apparut, couverte d'une armure d'or.
Étendant le bras vers les guerriers, elle semblait leur dire : « Quoi!
vous partez, enfans de Danaos ; vous retournez dans la patrie que
je ne verrai plus et vous laissez mon tombeau sans offrandes. »
Déjà les principaux chefs des Grecs se pi'essaient au pied du tertre.
Acauas, fils de Thésée, le vieux Nestor, Agamemnon, portant le
sceptre et les bandelettes, contemplaient le prodige. Le jeune fils
d'Achille, PyiThus, était prosterné dans la poussière. Ulysse, recon-
naissable au bonnet d'où s'échappait sa chevelure bouclée, mon-
trait, par ses gestes, qu'il approuvait l'ombre du héros. Il dispu-
tait avec Agamemnon et l'on devinait leurs paroles :
— Achille, disait le roi d'Ithaque, est digne d'être honoré parmi
nous, lui qui mourut glorieusement pour la Hellas. Il demande
que la fille de Priam, la vierge Polyxène, soit immolée sur sa
tombe. Danaens, contentez les mânes du héros, et que le filsVde
Pelée se réjouisse dans le Hadès.
Mais le roi des rois répondait :
— Epargnons les vierges troiennes que nous avons arrachées
aux autels. Assez de maux ont fondu sur la race illustre de Priam.
i^2 REVUE DES DEUX MONDES.
11 parlait ainsi parce qu'il partageait la couche de la sœur de
Polyxène. et le sage Ulysse lui reprochait de préférer le lit de Gas-
sandn» à la lance d'Achille.
Tous les Grecs l'approuvèrent avec un grand bruit d'armes en-
tre-choquées. La mort de Polyxène fut résolue, et l'ombre apaisée
d'Achille s'évanouit. La musique, tantôt furieuse et tantôt plain-
tive, suivait la pensée des personnages. L'assistance éclata en ap-
plaudissemens.
Paphnuce, qui rapportait tout à la vérité divine, murmura :
— On voit par cette fable combien les adorateurs des faux dieux
étaient cruels.
— Toutes les religions enfantent des crimes, lui répondit l'épi-
curien. Par bonheur, un Grec, divinement sage, vint alTrancliir les
hommes des vaines terreurs de l'inconnu...
Cependant Hécube, ses blancs cheveux épars, sa robe en lam-
beaux, sortait de la tente où elle était captive. Ce fut un long soupir
quand on vit paraître cette parfaite image du malheur. Hécube,
avertie par un songe prophétique, gémissait sur sa fille et sur elle-
même. Ulysse était déjà près d'elle et lui demandait Polyxène. La
vieille mère s'arrachait les cheveux, se déchirait les joues avec les
ongles et baisait les mains de cet homme cruel qui, gardant son
impitoyable douceur, semblait dire :
— Sois sage, Hécube, et cède à la nécessité. H y a aussi dans
nos maisons des vieilles mères qui pleurent leurs enfans endormis
à jamais sous les pins de l'Ida.
Et Cassandre, reine autrefois de la florissante Asie, maintenant
esclave, souillait de poussière sa tête infortunée.
Mais voici que, soulevant la toile de la tente, se montra la vierge
Polyxène. Un frémissement unanime agita les spectateurs. Ils
avaient reconnu Thaïs. Paphnuce la revit, celle-là qu'il venait
chercher. De son bras blanc, elle retenait au-dessus de sa tête la
lourde tenture. Immobile, semblable à une belle statue, mais pro-
menant autour d'elle le paisible regard de ses yeux de violette,
douce et fière, elle donnait à tous le frisson tragique de la beauté.
Un murmure de louanges s'éleva, et Paphnuce, l'âme agitée, conte-
nant son cœur avec ses mains, soupira :
— Pourquoi donc, ô mon Dieu, donnes-tu ce pouvoir à une de
tes créatures?
Horion, plus paisible, disait :
— Certes, les atomes qui s'associent momentanément pour com-
poser cette femme présentent une combinaison agréable à l'œil. Ce
n'est qu'un jeu de la nature, et ces atomes ne savent ce qu'ils
font. Ils se sépareront un jour avec la même indifférence qu'ils se
THAÏS. 13
<>
sont unis. Où sont maintenant les atomes qui formèrent Laïs ou
Cléopàtre? Je n'en disconviens pas : les femmes sont quelquefois
belles. Mais elles sont soumises à de fâcheuses disgrâces et à des
incommodités dégoûtantes. C'est à quoi songent les esprits médi-
tatifs, tandis que le vulgaire des hommes n'y fait point attention.
Et les femmes inspirent l'amour, bien qu'il soit déraisonnable
de les aimer.
Ainsi le philosophe et l'ascète contemplaient Thaïs et suivaient
leur pensée. Ils n'avaient vu ni l'un ni l'autre Hécube, tournée vers
sa fille, lui dire par ses gestes :
— Essaie de fléchir le cruel Ulysse ! Fais parler tes larmes, ta
beauté, ta jeunesse !
Thaïs, ou plutôt Polyxène elle-même, laissa retomber la toile de
la tente. Elle fit un pas, et tous les cœurs furent domptés. Et
quand, d'une démarche noble et légère, elle s'avança vers Ulysse,
le rythme de ses mouvemens, qu'accompagnait le son des flûtes,
faisait songer à tout un ordre de choses heureuses, et il semblait
qu'elle fût le centre divin des harmonies du monde. On ne voyait
plus qu'elle, et tout le reste était perdu dans son rayonnement.
Pourtant l'action continuait.
Le prudent fils de Laërte détournait la tête et cachait sa main
sous son manteau, afin d'éviter les regards, les baisers de la sup-
pliante. La vierge lui fit signe de ne plus craindre. Ses regards
tranquilles disaient :
— Ulysse, je te sui\Tai pour obéir à la nécessité, et parce que je
veux mourir. Fille de Priam et sœur d'Hector, ma couche, autre-
fois jugée digne des rois, ne recevra pas un maître étranger. Je
renonce librement à la lumière du jour.
Hécube, inerte dans la poussière, se releva soudain et s'attacha
à sa fille d'une étreinte désespérée. Polyxène dénoua avec une
douceur résolue les vieux bras qui la liaient. On croyait l'entendre :
— Mère, ne t'expose pas aux outrages du maître. jN'attends pas
que, t'arrachant à moi, il ne te traîne indignement. Plutôt, mère
bien-aimée, tends-moi cette main ridée et approche tes joues
creuses de mes lèvres.
La douleur était belle sur le visage de Thaïs ; la foule se montrait
reconnaissante à cette femme de revêtir ainsi d'une grâce surhu-
maine les formes et les travaux de la vie, et Paphnuce, lui par-
donnant sa splendeur présente en vue de son humiUté prochaine,
se glorifiait par avance de la sainte qu'il allait donner au ciel.
Le spectacle touchait au dénoûment. Hécube tomba comme
morte, et Polyxène, conduite par Ulysse, s'avança vers le tombeau,
qu'entourait l'élite des guerriers. Elle gravit, au bruit des chants
134 REVUE DES DEUX MONDES.
de deuil, le tertre iunéraire, au sommet duquel le fils d'Achille
faisait, dans une coupe d'or, des libations aux mânes du héros. Quand
les sacrificateurs levèrent les bras pour la saisir, elle fit signe
qu'elle voulait mourir libre, comme il convenait à la fille de tant
de rois. Puis, déchirant sa tunique, elle montra la place de son
cœur. Pyrrhus y plongea son glaive en détournant la tête, et, par
un habile artifice, le sang jaillit à flots de la poitrine éblouissante
de la vierge, qui, la tête renversée et les yeux nageant dans l'hor-
reur de la mort, tomba avec décence. Tandis que les guerriers
voilaient la victime et la couvraient de lis et d'anémones, des cris
d'efïroi et des sanglots déchiraient l'air, et Paphnuce, soulevé sur
son banc, prophétisait d'une voix retentissante :
— Gentils, vils adorateurs des démons! Et vous, ariens, plus
infâmes que les idolâtres, instruisez-vous ! Ce que vous venez de
voir est une image et un symbole. Cette fable renferme un sens
mystique, et bientôt la femme que vous voyez là sera immolée,
hostie bienheureuse, au Dieu ressuscité !
Déjà la foule s'écoulait en flots sombres dans les vomitoires.
L'abbé d'Antinoé, échappant à Dorion surpris, gagna la sortie en
prophétisant encore.
Une heure après, il frappait à la porte de Thaïs. La comédienne
habitait alors, dans le riche quartier de Racotis, près du tombeau
d'Alexandre, une maison entourée de jardins ombreux, dans les-
quels s'élevaient des rochers artificiels et coulait un ruisseau bordé
de peupliers. Une vieille esclav^e noire, chargée d'anneaux, vint lui
ouvrir la porte et lui demanda ce qu'il voulait.
— Je veux voir Thaïs, répondit-il. Dieu m'est témoin que je ne
suis venu ici que pour la voir.
Gomme il portait une riche tunique et qu'il parlait impérieuse-
ment, l'esclave le laissa entrer.
— Tu trouveras Thaïs, dit-elle, dans la grotte des Nymphes.
Anatole France.
(L X deuxième partie au prochain n°.)
L'ACADÉMIE DES BEALX-ADTS
DEPUIS
LA FOrsDATTO?^ DE L'INSTITUT
I.
ORIGINES.
L'Académie des Beaux- Arts forme depuis près d'un siècle une
des classes de l'Institut de France ; mais pendant les premières
années qui suivirent la fondation, en 1795, de ce grand corps, elle
n'eut encore ni son caractère bien défini, ni sa fonction toute spé-
ciale. Composée en partie des débris de l'ancienne Académie
française et des débris de l'ancienne Académie royale de peinture
et de sculpture, supprimées l'une et l'autre par la Convention deux
ans auparavant, — en partie d'élémens empruntés au monde des
lettres, de l'érudition, du théâtre même, la troisième classe de
l'Institut primitif, celle que l'on avait intitulée dusse de la littéra-
lure et des beaux-arts, comprenait à la fois des poètes et des archéo-
logues, des grammairiens et des artistes, des humanistes et des
acteurs. Aux termes mêmes de la loi constitutive de l'Institut, elle
était appelée, concurremment avec les deux autres classes, « à
13(5 REVUE DES DEUX MONDES.
riorfectionner les sciences et les arts » et « à suivre les travaux
scientifiques ayant pour objet l'utilité et la gloire de la république. »
Connue ces deux classes aussi, elle devait se recruter au moyen
d'élections faites par l'Institut tout entier; participer à la rédaction
du rapport annuellement adressé « aux rcprésentans de la nation
pour leur rendre compte des progrès accomplis dans les sciences,
les lettres et les arts; » concourir à toutes les publications, à tous
les travaux dont l'Institut était chargé : par conséquent, s'absorber
dans la vie commune, dans l'unité rigoureuse du corps auquel elle
appartenait.
Ce fut à partir de 1803 seulement que, tout en restant indisso-
lublement unie à l'ensemble constitué dès le début, elle commença
d'avoir son rôle distinct et sa vie propre, de former une réunion
d'artistes sans confusion ni partage avec les hommes de lettres et
les savans; en un mot, de redevenir à peu près, — sauf le nombre
limité des membres appelés à la composer et la place faite parmi
ceux-ci aux architectes et aux musiciens, — ce qu'avait été, dans
les deux siècles précédens, l'Académie royale de peinture et de
sculpture. Pour marquer cette analogie ou pour faire ressortir ces
ditïerences, il convient d'indiquer en quelques mots les origines et
le rôle de la Compagnie que l'Académie des Beaux-Arts devait rem-
placer, et par là de rattacher l'histoire de celle-ci aux souvenirs de
sa devancière.
On sait dans quelles circonstances et en vue de quelles réformes
l'ancienne Académie royale avait été établie, au temps de la mino-
rité de Louis XIV. Nous nous contenterons de rappeler que, jus-
qu'à cette époque, c'est-à-dire jusqu'à l'année IGhS, rien n'avait
encore sensiblement modifié les lois qui régissaient les artistes et
les conditions en vertu desquelles ils se trouvaient, comme au
temps des Valois, partagés en trois classes. La première, sous le
nom de maîtrise, comprenait les maUres-jiircs^ simples artisans
pour la plupart, — doreurs, marbriers, peintres d'enseignes ou de
bàtimens, — auxquels les lettres-patentes successives des rois
avaient conféré le droit de monopole sur l'art aussi bien que sur le
métier, en même temps qu'elles imposaient à quiconque aspirait à
être reçu maître, par conséquent à exercer librement la profession
de peintre ou de sculpteur, l'obligation d'un apprentissage dont la
durée était fixée, sous la disclphne d'un des membres de la com-
munauté : après quoi l'aspirant devait encore, pendant quatre an-
nées consécutives, « servir et travailler, » sous cette même disci-
pline, en qualité de « compagnon. »
La seconde classe, dite des brei-etr/ùm ou des privilcffirs:, se
composait des artistes qui portaient le titre de peintres ou de
l'académie des beaux- arts. 137
sculpteurs du roi, de la reine ou des princes, et dont quelques-
uns pouvaient, comme tels, obtenir de la faveur royale l'exemption
partielle ou totale de certains impôts. Par leur situation même
d'officiers de la maison du roi, les brevetaires ne se trouvaient pas
assujettis aux règlemens de la maîtrise : aussi, la jalousie de
celle-ci, depuis le règne de Charles VI jusqu'à la fin du règne de
Louis XIII, ne cessa-t-elle guère de les poursuivre et de chercher
par tous les moyens à entraver leur indépendance relative. Enfin,
c'est à la troisième classe qu'appartenaient tous ceux qui ne
s'étaient encore ni affiliés à la maîtrise, ni assez distingués pour
mériter d'être attachés à la maison du roi.
Nous avons dit que la guerre avait été déclarée de bonne heure
par les maîtres-jurés aux brevetaires et que, de tout temps, ceux-ci
avaient eu fort à faire pour résister aux prétentions ou aux tenta-
tives usurpatrices de leurs prétendus rivaux. Malgré les procès
fréquemment intentés, malgré les arrêts de la justice prévôtale et
des autres pouvoirs judiciaires, malgré le Châtelet et le Parlement,
les choses pom'tant étaient restées à peu près dans le même état
que par le passé et les parties en présence aussi peu en mesure de
Jaire prévaloir leur cause ou d'exercer leurs droits respectifs ; mais
le moment vint où il fallut bien sortir des équivoques et trouver
dans une organisation nouvelle des arts en France un remède à
des abus et à des querelles qui menaçaient de se perpétuer.
Ce fut la maîtrise elle-même qui, par l'audace croissante de ses
exigences, fournit à ses adversaires l'occasion cpi'ils cherchaient de
couper court à ses entreprises et d'annuler une fois pour toutes
son autorité. Le 16 janvier 1619, elle présenta au roi en son con-
seil une requête en trente-quatre articles tendant à l'extension
presque illimitée de ses prérogatives. Outre les prescriptions, dé-
fenses et prohibitions des anciens statuts, qu'elle rappelait en y
ajoutant des mesures de détail plus rigoureuses encore, outre l'in-
terdiction, par exemple, a à toute personne, de quelque condition
qu'elle fût, de fah-e venir aucun tableau des Flandres ou d'ail-
leurs, » et de vendre, en ville ou dans sa maison, un objet quel-
conque peint ou sculpté, à moins d'y avoir été expressément auto-
risé par un maître, — la pièce contenait, à l'adresse directe des
brevetaires, la mise en demeure pour eux ce de ne point ouvrù*
boutique ; » attendu qu'obligés par leur charge même de suivre en
tous lieux le roi ou les princes de qui ils tenaient leurs brevets,
ils ne pouvaient avoir, comme les maîtres, une résidence fixe à
Paris.
Quelque exorbitantes qu'elles fussent, les prétentions des maîtres-
jurés choquèrent si peu les magistrats appelés à donner préalable-
138 REVUE DES DEUX MONDES.
ment leur avis et les membres du conseil eux-mêmes, que, con-
formément à leurs conclusions, le roi signa un édit pleinement
approbatif. A la vérité, il n'avait pas fallu moins de trois ans pour
que la maîtrise arrivât à remporter cette victoire sur les elïorts que
lui opposaient les représenta ns de tous les intérêts lésés ou mena-
cés, depuis les artistes proprement dits jusqu'aux marchands d'ob-
jets où la peinture et la sculpture n'entraient qu'à titre d'élémens
accessoires ; mais enfin le roi s'était prononcé. Pour achever d'avoir
gain de cause, il ne restait plus aux maîtres qu'à obtenir l'entéri-
nement de la décision royale : c'est ce à quoi ils travaillèrent avec
un redoublement d'ardeur. Seulement, les difficultés furent plus
grandes celte fois et les délais bien autrement longs qu'ils ne
l'avaient été pour la première partie de l'afïaire, puisque le Parle-
ment hésita pendant dix-sept ans avant de rendi-e l'arrêt (1039)
par lequel il ratifiait définitivement les mesures délibérées en
conseil.
Ne semblait-il pas dès lors que la maîtrise n'eût plus rien à
ambitionner et que, désormais en possession d'une autorité ab-
solue sur tous ceux qui, de près ou de loin, se rattachaient au
monde des arts, elle ne dut songer qu'à exploiter les énormes pri-
vilèges qu'on venait de lui concéder? Elle n'en jugea pas ainsi
cependant. Enivrée jusqu'à l'afïolement pai* un succès qui,, pour
avoir été longtemps attendu, n'en était pas moins décisif, elle ne
tarda pas à reprendre l'ofiensive en présentant une seconde requête
par laquelle elle prétendait réduù-e à quatre ou à sk au plus le
nombre, illimité jusque-là, des peintres du roi et de la reine ; sup-
primer complètement les titres et les offices de peintres des
princes ; enfin faire défense aux brevetaires, sous peine de confis-
cation et d'amende, de travailler pour les particuliers, pour les
églises même, «lorsqu'ils ne seraient pas employés aux ouvrages
pour le service de Lem'S Majestés. «
Pour le coup, c'en était ti"op. Les privilégiés et les artistes indé-
pendans, qui auparavant n'avaient guère marché d'intelligence
dans leurs tentatives de résistance aux envalùssemens de la maîtrise,
s'unirent cette fois, soulevés par une indignation unanime contre
la tyrannie de leurs oppresseurs. D'un commun accord, ils prirent
pour chef celui d'entre eux qui, par la haute situation à laquelle
il était parvenu déjà, par son titre de peintre de la reine-régente
et par son crédit auprès du chancelier Séguier, enfin et surtout par
la trempe de son esprit aussi entreprenant que délié, pouvait le
mieux diriger le mouvement et le faire aboutir : ce chef était
Charles Le Brun.
Ainsi investi de la confiance de ses confrères, Le Brun se mit à
l'acal>e.mie des beaux-arts. 139
l'œuvre avec toute l'activité qu'on devait attendre de sa jeunesse
(il n'était alors âgé que de vingt-huit ans), et en même temps
avec la prudence qu'aurait pu avoii" en pareil cas un homme vieilli
dans la pratique des affaires. Tout d'abord il avait compris que,
malgré sa précoce renommée, malgré l'estime où la cour le tenait,
lui et son talent, il n'avait pas une force suffisante pour entamer
ouvertement la lutte ou pour la poursuivre en son nom, et que le
mieux était de conduire la campagne sous l'autorité apparente de
quelque haut personnage auquel il inspirerait pour ainsi dire ses
propres desseins en faisant mine de réclamer ses avis. Le Brun alla
donc trouver un conseiller d'état qu'il avait connu à Rome, M. de
Charmois, homme influent, grand ami des arts d'ailleurs, et que
ses souvenirs d'Italie semblaient prédisposer mieux qu'un autre
au rôle qu'il s'agissait de lui attribuer. M. de Charmois en effet
avait eu pendant son séjour à iiome des relations assez fréquentes
avec les membres de l'académie de Saint-Luc, il connaissait bien
l'organisation de cette compagnie : il y avait tout lieu de croh*e
que la proposition de travailler à établir en France une association
analogue ne laisserait pas de lui som'h-e, surtout si cette proposi-
tion était faite de telle sorte qu'elle ressemblât moins à une sug-
gestion formelle qu'à un appel sans arrière-pensée aux lumières et
à l'expérience de celui à qui on l'adi^esserait.
M. de Charmois, comme avait pressenti son habile interlocu-
teur, prit feu dès les premiers mots pour les réformes projetées.
Quelques entrevues ménagées par Le Brun avec les principaux des
académiciens futurs achevèrent, les jours suivans, d'échauffer son
zèle : si bien qu'il se mit sans désemparer à rédiger un long mé-
moire, moitié réquisitoire, moitié supplique, dans lequel tous les
griefs des artistes, privilégiés ou non, contre la maîtrise, étaient
soigneusement exposés, tous les avantages à retuer d'une organi-
sation nouvelle mise en regard des abus présens. La pièce se ter-
minait par la demande exphcite de l'approbation royale pour l'éta-
blissement d'une académie de peinture et de sculpture absolument
indépendante de la communauté des maîtres ou, suivant les termes
employés pai* le porte-parole officiel de Le Brun et de ses amis,
«séquestré pour jamais de ce corps mécanique. »
Lue par M. de Charmois lui-même dans la séance du conseil te-
nue le 20 janvier IQliS, la requête y reçut le meilleur accueil, par-
ticuhèrement de la part de la reine-régente que les prétentions de
la maîtrise en ce qid concernait les peintres de la cour avaient
personnellement olïensée. Lorsque, quelques jours plus tard, il
s'agit d'obtenu' l'expédition de l'arrêt du conseil et, comme mesure
confirmative, la promulgation des lettres-patentes signées par le
l/lO REVUE DES DEUX MONDES.
roi le secrétaire d'état La Vrillière et le chancelier Séguier ne
montrèrent ni moins de bonne volonté, ni moins d'empressement.
Bref malgré les cabales du dernier moment et les eftorts déses-
oérés de la maîtrise, tout était conclu dès le l*^' février I6/18, tout
trouvait prêt pour la mise en pratique. Les fondateurs de l'Aca-
démie s'assemblaient pour procéder à l'élection des douze « an-
ciens » qui devaient, aux termes des statuts, administrer la com-
pagnie et diriger l'école, chacun pendant un mois, et pour choisir
les quatorze académiciens «primitifs», en attendant que ces vingt-
six membres de la compagnie naissante où l'on comptait déjà des
peintres comme LeSueur et Philippe de Champaigne, des sculpteurs
comme Sarrasin et Van Obstal, s'adjoignissent peu à peu des con-
frères chargés à leur tour de pourvoir dans l'avenir au recrute-
ment de l'académie, à mesure que les années se succéderaient et
que de nouveaux talens viendraient à se produire.
Nous n'avons pas ici à suivre dans ses diverses phases l'histoire
de l'Académie royale de peinture et de sculpture ; nous n'avons pas
à rappeler les luttes que les académiciens durent soutenir contre ce
qui restait de la maîtrise, représentée par la communauté devenue
elle-même à un certain moment l'Académie de Saint-Luc et par son
chef, l'ambitieux et agressif Pierre Mignard, ^ jusqu'au jour où
la nomination de celui-ci {Il mars 1690) aux fonctions de directeur
de l'Académie royale après la mort de Le Brun vint mettre fm aux
querelles, sinon aux intrigues, et assurer, au dehors comme au
dedans, la prééminence de l'Académie sur sa prétendue rivale. En-
core moins conviendrait-il d'insister sur les modifications, toutes de
détail d'ailleurs, qui, sous le règne de Louis XV ou sous le règne
de Louis XVI, furent apportées à l'organisation primitive : il nous
suffira de résumer les lois générales ou les usages qui régissaient
l'ancienne Académie pour marquer la disparité originelle et, jus-
qu'à un certain point, le contraste entre ces conditions mêmes et
celles qui devaient être faites, un siècle et demi plus tard, à la
troisième classe de l'Institut.
Aux termes de l'acte officiel qui en autorisait la fondation, VA.c-à-
démie royale de peinture et de sculpture pouvait recevoir un nombre
de membres illimité : « Sa Majesté, est-il dit dans les lettres-pa-
tentes de I6/18, a ordonné et ordonne que tous peintres et sculp-
teurs, tant Français qu'étrangers, comme aussi ceux qui ont été
reçus maîtres et se sont volontairement départis ou se voudront
à l'avenir séquestrer dudit corps de métier, seront admis à ladite
Académie sans aucuns frais, s'ils en sont jugés capables par les
plus anciens d'icelle. » Les choses se passèrent conformément à ces
prescriptions jusqu'à la fm du xviii® siècle, c'est-à-dire que l'Aca-
l'académie des beaux-arts. 141
demie fut composée de membres élus les uns par les autres et,
une fois élus, inamovibles, également égaux par le titre qu'ils por-
taient aussi bien que par les privilèges qui leur étaient attribués,
en un mot, strictement confrères, à la hiérarchie près des fonctions
que plusieurs d'entre eux étaient appelés à remplir dans le sein
même de la compagnie (J). Toutefois, même avant les dernières
années du règne de Louis XIV, on jugea bon d'adjoindre aux aca-
démiciens titulaires des académiciens stagiaires en quelque sorte,
qui, sous la dénomination « d'agréés, » et après l'acceptation d'u,n
ouvrage de peinture ou de sculpture présenté par eux et dit a mor-
ceau d'agrément, » étaient compris, au moins pro\'isoirement, dans
le personnel de la compagnie. Ils n'avaient pas le droit d'assister
aux séances qu'elle tenait, mais ils jouissaient, comme les académi-
ciens eux-mêmes, du privilège d'exposer leurs œuvres au Salon (2),
en attendant qu'ils confirmassent les preuves déjà faites parla pré-
sentation, dans un délai de trois années, d'un second « morceau, »
dit « de réception » : après quoi ils appartenaient définhivement à
l'Académie et pouvaient, le cas échéant, être appelés à y remplir
les fonctions d'officiers de tel ou tel grade.
L'ancienne Académie royale ouvrait donc libéralement ses portes
à tous les artistes notables, quels que fussent le genre de leurs
talens, leur nationalité, leur âge, leur sexe même, puisque les
femmes n'étaient pas exclues (3). Elle accueillait ceux qui venaient
(1) Ces « officiers » de l'Académie étaient au nombre de trente-huit : un directeur,
un cliancelier, quatre recteurs, deux adjoints à recteur, douze professeurs de peinture
et de sculpture, six adjoints à professeur, un professeur de géométrie et de perspec-
tive, un professeur d'anatomie, huit conseillers, un trésorier et un secrétaire.
(2) Les académiciens, tant titulaires qu'agréés, demeurèrent seuls en possession de
ce privilège depuis la première exposition faite sous Louis XIV (1073), dans la cour du
Palais-Royal, jusqu'à l'avant-dernière de celles qui eurent lieu au Louvre sous le règne
de Louis XVI (1789). L'exposition suivante, celle de 1791, qui précéda de deux ans
la suppression définitive de l'Académie royale, fut, par ordre de l'Assemblée natio-
nale, ouverte « à tous les artistes français ou étrangers, membres ou non de l'Acadé-
mie de peinture et de sculpture. » Avant cette époque, les peintres qui n'avaient pas
reçu encore la consécration académique en étaient réduits à exposer leurs tableaux
depuis six heures du matin jusqu'à midi, « les jours de la grande et de la petite Fête-
Dieu, à la place Dauphine et sur le Pont-Neuf. » Les œuvres dont se composait ce
salon en plein air étaient accrochées le long des tentures au pied desquelles devait
passer la procession du saint-sacrement. 11 va sans dire que cette exposition, qui por-
tait le nom d'Exposition de la Jeunesse, était subordonnée à l'état de l'atmosphère au
moment où elle devait avoir lieu. En cas de pluie le jour de la Fête-Dieu, elle était
reculée de huit jours : s'il pleuvait encore le jour de l'Octave, on la remettait à l'an-
née suivante. Toutefois, en dehors des « Salons » du Louvre et de l'exposition de la
place Lhiuphine, il y eut à Paris, de 1751 à 1774, sept expositions organisées pour son
propre compte et dans un local particulier par l'ancienne maîtrise devenue Académie
de Saint-Luc.
(3) Le nombre des femmes qui, depuis Catherine Girardon jusqu'à M'"' Vigée-Le-
lh-1 REVUE DES DEUX MONDES.
de se signaler par de brillans débuts, aussi bien que les peintres
ou les sculpteurs plus avancés déjà dans la carrière; en un mot.
elle ne tenait éloignés d'elle ni un talent de quelque valeur, ni un
homme dont les tendances, si peu « académiques » qu'elles parus-
sent, méritaient au fond d'être prises en considération (1). De là,
sinon l'unité, au moins l'intérêt continu que présente la série des
membres qui se succédèrent dans le sein de la compagnie depuis
Le Brun et Le Sueur jusqu'à A\ atteau et depuis ^Vatteau jusqu'à
David. L'histoire de l'Académie royale de peinture et de sculptm'e
est, en réalité, l'histoire même de l'art français dans la période qui
commence avec la seconde moitié du xvn" siècle et que clôt l'époque
de la révolution. Sauf Lantara et deux ou trois autres peut-être, on
ne trouverait pas à citer, même parmi les puelu minorai de la pein-
ture ou de la sculpture au xvii® et au xyiii*^ siècle, d'artistes dignes
de ce nom que l'Académie ait oublié ou refusé de s'attacher. Enfm,
à côté des peintres, des sculpteurs ou des graveurs de profession,
des places étaient réservées dans la compagnie à des historiens de
l'art comme Félibien et Bellori, à des archéologues comme Gaylus
61 Choiseul-Gouffier, à des connaissem'S comme Mariette, à des-
amaleurs de haut rang comme le prince de La Tour d'Auvergne,
le duc de Rohan-Chabot et le maréchal de Ségur, à tous ceiLx que
recommandaient leurs lumières spéciales ou les services rendus
par eux à la cause de l'art et aux artistes. Sous le titre d'abord
de a conseillers honoraires, » plus tard (à partir de 1747), sous
celui « d'honorah'es-amateurs, » ces membres laïques, en quelque
sorte, de la congrégation académique, s'associaient à ses travaux,
intervenaient utilement dans le règlement de ses affaires exté-
rieures et tenaient à honneur de se dire les confrères d'hommes
que le talent rapprochait d'eux, comme eux-mêmes trouvaient, à
les fréquenter, le profit, suivant les cas, d'un surcroît d'instruc-
tion personnelle ou de conseils bons à suivre dans l'exercice de
leurs fonctions (2).
biun, firent partie de l'Académie royale, s'élève à treize, dont cinq furent élues avant
la lin du règne de Louis \1V et huit entre les années 17-iO et 1783.
(1) Le seul obstacle lé;?al à l'admission d"uu candidat éuit la dissidence de celui-ci
au point de vue de la loi religieuse. Quiconque aspirait au titre d'académicien devait
jnofeaser la i-elii:ion catholique. Encore arriva-t-il plus d'une l'ois, dans le cours du
XV 111"^ siècle, que la prohibition lut levée en laveur de certains artistes étrangers, les
peintres de portrait Lundberg et llosliu entre autres, dont les noms figurent sur les
registres de l'Académie avec cette mention : « Reçus sur Tordre du roi, quoique pro-
le^tans. h
(2) OuiTe une quarantaine d'érudits ou de curieux appartenant tant à la bourgeoisie
<]irau monde de la coui-, la liste des conseillers honoraires et des honoraires-amateurs
aUuns depuis le rèi;ue de Louis ^i^ jusqu'à l'époque de la rié\oluliou compieud plu-
l'ax^adémie des beaux-arts. ihi
D'où vient pourtant que les griefs articulés contre une institu-
tion aussi libérale en principe et en fait, on dirait presque aussi
domocratique puisqu'elle ollrait une sanction à tous les efl'orts,
une récompense aux talens de toutes les origines, — d'où vient
que les accusations dont elle se trouva être l'objet, vers la fin du
xviu® siècle, portèrent sur sa prétendue intolérance et sur ce qu'on
appelait son autorité despotique? Passe encore si les agresseurs
s'étaient rencontrés parmi ceux que la médiocrité de leurs talens
devait tout naturellement tenii- à distance de ce corps d'élite. On
comprendrait que, désespérant d'y entrer jamais, ils eussent, dans
l'intérêt de leur vanité, jugé bon de travailler aie détruiie; mais
les premières dénonciations, et, bientôt, les plus violentes attaques
ne partirent pas de ce côté. Ce fut dans le sein de l'Académie elle-
même que se recrutèrent d'abord les insurgés. Dès l'année 1789,
presque au lendemain de la prise de la Bastille, douze académiciens
ou agréés s'unissaient à David pour préparer le renversement d'une
autre lorteresse, de celle-là même dont ils avaient la garde et que,
en attendant le moment de la livrer, ils signalaient, sous le nom
de « bastille académique, ;> à l'indignation et aux vengeances des
amis de la liberté. Dans un mémoire revêtu de la signature de ces
treize rebelles, la question était ainsi posée : « Tolérera-t-on plus
longtemps qu'un tribunal autocratique et permanent reçoive, place,
juge des hommes, des artistes éminens? .N'est-il pas urgent, au
contraire, d'affranchir ceux-ci d'une « subordination sans exemple? »
Pden de mieux, en conséquence, pom* satisfaire au vœu des au-
teurs dumémou-e, que de décréter purement et simplement la sup-
pression de ce tribunal tyrannique ; c'était là ce que voulaient sans
arrière-pensée , au moins pour le moment, les ennemis les plus
intraitables de l'Académie; mais, même parmi les signataires de
l'acte d'accusation dressé contre elle, il s'en trouvait plusieurs dont
les visées étaient différentes. Ils entendaient bien ne pas laisser se
prolonger l'état actuel des choses ; mais, comme certains hommes
pohtiques d'alors, ils songeaient déjà à enrayer le mouvement une
fois miprimé et se seraient volontiers accommodes d'une réforme
là où d'autres, plus huprudens ou plus haineux, se proposaient
ouvertement d'accomplh' une révolution. Aussi, avec le concours
sieurs architectes qui n'auraient pu entrer comme tels à l'Académie de peinture et
de sculpture, puisque leur art n'y était pas représenté, et que l'Académie dont ils
faisaient partie, l'Académie d'architectui-e proprement dite, avait son caractère spécial
et son existence distincte. C'est ainsi qu'au nombre des « Louoraires » de l'Académie
de peinture on voit figurer quelques-uns des premiers architectes du roi ou des con-
troleurs-g-énéraux des bâtimens, Perrault, Mansarl, DcSjjodets, les deux De Cotte,
Gabriel, Soufflot, etc.
U/i REVUE DES DEUX MONDES,
de quelques nouveaux adhérens, ne tardèrent-ils pas à rédiger,
sous le titre d'Adresse et projet de statuts et règlemens jjour l' Aca-
démie centrale de peinture, sculpture, gravure et architecture, une
pétition à l'assemblée nationale dans laquelle ils indiquaient certaines
modifications à apporter aux lois et aux usages académiques, sans
exiger pour cela qu'il fût fait table rase des traditions et du régime
anciennement établis. La substitution de la dénomination « d'Aca-
démie centrale » à celle « d'Académie royale » officiellement em-
ployée jusqu'alors, — l'adjonction aux membres dont la compagnie
se composait des membres de l'Académie d'arcliitecture qui depuis
l'année 1671 formait une corporation isolée, la faculté pour les
agréés d'assister aux séances et de prendi'e part aux discussions,
— enfin l'augmentation du nombre des professeurs et des com-s à
l'école ouverte au Louvre et dont l'Académie avait la direction, —
telles étaient les innovations principales soumises par les réclamans
à l'examen de l'assemblée nationale.
Cependant, après avoir, au début des hostilités, affecté de ne
pas s'émouvoir, la majorité de l'Académie commençait à sentir
qu'il ne lui suffirait plus, pour décourager ses agresseurs, de gar-
der cette attitude impassible. Elle avait bien pu, lors de la pre-
mière levée de boucliers, refuser dédaigneusement le combat et
arguer, en faveur d'une résistance tranquille et muette, du petit
nombre de ceux-là mêmes qui prétendaient lui déclarer la guerre ;
elle avait bien pu, pour toute réponse au mémoire présenté par
treize séditieux, — sur plus de cent membres dont se composait
alors la compagnie, — mentionner sans commentaire sur le regis-
tre des procès-verbaux, à la date du 5 septembre 1789, la com-
munication de ce mémoire qu'elle se contentait de qualifier de
({ libelle; » mais ce n'était plus assez maintenant du silence ou du
dédain. Les accusations une fois rendues publiques et les démar-
ches pour l'accomplissement d'une réforme une fois entamées au-
près du pouvoh* législatif, il ftillait bien essayer ouvertement d'ar-
rêter les unes et de prouver l'injustice des autres. C'est ce à quoi
l'Académie se résolut en chargeant Renou, récemment élu secré-
taii-e, de réfuter un à un les argumens produits contre elle.
Publié sous le titre d^ Esprit des statuts et règlemens de l'Acadc-
mie royale de peinture et de sculpture, pour servir de réponse auj-
détracteurs de son régime, l'écrit de Renou, bien loin d'apaiser la
querelle, ne fit au contraire que l'envenimer. Le langage, il est vrai,
un peu plus hautain parfois que de raison, des membres de la com-
pagnie mise en cause, — leur parti-pris de se refuser à la moindre
modification des anciens statuts, — le défi, assez imprudemment
jeté par eux à la jeunesse de se passer de leurs encouragemens, —
l'académie des beaux-arts. 145
tout devait avoir et eut en efïet pour résultat d'exciter encore le zèle
révolutionnaire des adversaires de la veille et de rapprocher de
ceux-ci bon nombre d'esprits jusqu'alors désintéressés ou hésitans.
L'impression produite au dehors finit par se communiquer à l'in-
térieur de l'Académie elle-même, si bien que, malgré les efforts
de Vien, recteur à ce moment, pour amener une conciliation, l'Aca-
démie se trouva partagée presque par moitié en deux camps : ce-
lui des réformateurs radicaux, auxquels s'étaient joints les parti-
sans d'une réforme modérée, et celui des « entêtés, » comme on
les appelait, c'est-à-dire d'hommes vieillis dans l'exercice de leurs
prérogatives et qui, convaincus de leur bon droit, ne voulaient en-
tendre à aucun arrangement ni se résigner à aucun sacrifice. x\insi
affaiblie par la division, Tx^cadémie n'offrait déjà plus qu'une proie
facile aux ennemis qui avaient projeté de s'en saisir; elle n'était
plus qu'un édifice miné près de s'écrouler au premier choc, et dont
un rude coup porté par l'assemblée nationale elle-même venait
d'ailleurs débranler encore les fondemens.
La décision législative en vertu de laquelle l'exposition de 1791
devait, contrairement aux anciens usages, s'ouvrir « à tous les ar-
tistes français et étrangers, )) entraînait en effet pour les académi-
ciens la ruine d'un de leurs principaux privilèges, et de plus elle
semblait être le préambule d'une série de mesures destinées à leur
arracher le peu qui leur restait d'influence sur les artistes ou de
crédit auprès du public. Ce lut dès lors, parmi les prétendus ven-
geurs de la liberté, si longtemps opprimée suivant eux, à qui tra-
vaillerait avec le plus d'ardeur à précipiter ce résultat final ; ce fut
à qui, pour échapper désormais au joug académique, se rangerait
avec le plus d'empressement sous le pouvoir dictatorial de David
et applaudirait avec le plus de frénésie à tous les réquisitokes
formulés par un homme qui n'en voulait tant à l'Académie que
parce qu'il entendait bien être une académie à lui seul.
Le rôle de David est véritablement odieux dans toute la période
comprise entre le moment où il a commencé de prêcher la révolte
contre la compagnie dont il avait, peu d'années auparavant (1783),
sollicité et obtenu les suffrages, et celui où, à force de dénoncia-
tions et d'invectives, il a réussi à en faire décréter la suppression.
Artiste supérieur par le talent, mais, au point de vue du ca-
ractère, un des moins honorables assurément, le peintre des
iloraces, tant que dure cette période révolutionnaire, ne recule
devant aucun moyen coupable, devant aucun outrage en actes ou
en paroles, pour satisfaù-e ses rancunes personnelles et pour assu-
rer sa domination. Lnjour, à un appel presque suppliant que lui
TOME xciv. — 1880. 10
IhQ REVUE DES DEUX MONDES.
ont adressé ses confrères, il répond par ce laconique billet : « Je
fus autrefois de l'Académie, » bien qu'en fait il lui appartienne en-
core et que laniuiosité seule, non une démission formelle, l'en ait
jusque-là séparé. Un autre jour, il dicte et fait déposer par les
artistes « indépendans, » qu'il tient en réalité sous sa dépendance,
une pétition à l'assemblée nationale déclarant sans plus de façons
que l'Académie « ne peut subsister avec la liberté. » Enfin quand
David en est venu à siéger lui-même parmi les législateurs, quand
son titre de député de Paris lui a permis de passer de la théorie à
l'action et des menaces à l'attaque dii-ecte, la tribune de la conven-
tion retentit par sa voix d'accusations furieuses contre les per-
sonnes ou de lamentations emphatiques sur l'état présent des choses.
Tantôt il emprunte les procédés de discussion et le langage de son
« ami » Marat pour a montrer dans toute sa turpitude l'esprit de
l'animal qu'on nomme académicien, » tantôt il le prend sur le ton
élégiaque pour « intéresser la sensibihté » de ses collègues à la
cause des victimes de l'iicadémie. Il leur raconte la triste aventure
et la fin d'un jeune sculpteur « dont l'amom* avait guidé la main »
lorsqu'il travaillait à son dernier ouvrage, et que, malgré cela,
l'Académie avait refusé d'admettre au nombre de ses agréés. De
là un mariage manqué et, comme conséquence, le suicide du jeune
artiste, les parens de celle qu'il aimait ayant mis pour condition
expresse à leur consentement le succès qu'il n'avait pu obtenir, et
lui, de son côté, ne s'étant pas senti la force de survivre à la perte
de ses tendres espérances. Rien de plus apitoyant sans doute, mais
suivait-il de là, d'une part, que l'Académie eût mal jugé, et de
l'autre que sa fonction générale et son organisation fussent mau-
vaises? Quoi qu'il en soit, l'exemple choisi par David pour résu-
mer les méfaits de ses confrères acheva, parait-il, de convaincre
la convention, pui-^que ce fut dans la séance où on le lui avait
cité (8 août 1793) qu'elle décréta la suppression de l'Académie de
peinture et, du même coup, celle de toutes les autres Académies.
11 était naturel au surplus qu'un même sort fût fait aux di-
verses Académies, également suspectes depuis quelque temps
déjà, mamtenant reconnues coupables, et coupables au même
titre, non seulement parce que David les avait signalées en bloc
comme c( le dernier refuge de toutes les aristocraties, » mais parce
que chacune d'elles avait trouvé, soit comme l'Académie de pein-
ture, dans ses propres rangs, soit au dehors parmi les hommes
politiques, des dénonciateurs pour révéler ses prétendus attentats
contre la liberté et pour en réclamer le châtiment. xS 'était-ce pas
en effet un membre de l'Académie française, Chamfort, qui, dans
une brochure acrimonieuse, avait le premier persiflé publique-
l'académie des beaux- arts. 1/i7
ment et voué aux vengeances de lesprit démocratique ce corps ser-
Ailedont «l'extinction, disait-il, ne serait que la conséquence néces-
saire du décret qui a détaché les esclaves enchaînés dans Paris à la
statue de Louis XIV. » Et tandis que, dans le même pamphlet,
Chamfort poursuivait des mêmes insultes l'Académie des Inscrip-
tions et Belles-Lettres, incapable suivant lui de rien de plus que
d'apprendre au public en quoi consistait « la batterie de cuisine
de Marc-Antoine, » à l'Assemblée nationale Mirabeau lui-même se
préparait, quand la mort le surprit, à dénoncer publiquement l'Aca-
démie française comme « une école de servilité et de mensonge. »
Le discrédit dans lequel les différentes Académies étaient tombées,
les défiances tout au moins qu'elles inspiraient étaient telles et les
décourageaient elles-mêmes à ce point que, longtemps avant l'acte
législatif qui de^ ait les anéantir, elles paraissaient presque avoir
cessé de vivre ou n'avoir plus en réalité d'autre ambition que celle
de se faire oublier. L'Académie liançaise en particulier se sentait
si bien atteinte ou plutôt si bien condamnée déjà, qu'elle n'osait
même pas pounoir au remplacement des six membres qu'elle avait
perdus de 1789 à 1792 (1). Encore le moment ne tarda-t-il pas
à venir où ce qui avait été de sa part une mesure spontanée de
précaution se changea en prohibition officielle. Par un décret en
date du 13 novembre 1792, la Convention défendit à toutes les
Académies de nommer aux places vacantes dans leur sein, et si, au
mois de mai de l'année suivante, l'interdiction fut levée au profit
de l'Académie des sciences, celle-ci ne jouit pas longtemps de cette
laveur exceptionnelle, puisque, trois mois plus tard, elle était, comme
les autres Académies, supprimée.
En frappant ainsi de mort les anciennes Académies et, avec elles,
— pour employer les termes mêmes du décret voté dans la séance
du 8 août 1793, — « toutes les sociétés Ihtéraires patentées ou do-
tées par la nation», la Convention nationale exprimait, il est vrai,
l'intention, non pas de les ressusciter un jour, mais de les rem-
placer par une « Société destinée à l'avancement des sciences et
des arts )),ei elle chargeait (article 3) « son comité d'instruction
pubhque de lui présenter incessamment un plan d'organisation
de cette société. »
Y avait-il là toutefois rien de plus qu'une vague promesse, qu'un
engagement d'autant moins sérieux au fond qu'il était plus équi-
voque dans les termes ? Que serait cette « société )) et, jusqu'à ce
(1) Les six membres de l'Académie française auxquels, à cette époque, il ne fut pas
donné de successeurs, étaient : Tabbé de Radonvilliers et le duc de Dura*, morts en
17895 Guibert, en 1790; Ruihière, en 1791 ; Séguier et Chabanon, en 1792.
lAS REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle fût éiablie, comment les choses se passeraient-elles? A l'ori-
gine, ceux mêmes qui s'étaient montrés les plus violens avaient du
moins l'ail acie de prévoyance. Avant l'arrêt rendu par la Conven-
tion contre les diverses Académies, le projet de substituer à celles-
ci une institution unique avait été, avec l'assentiment de Mirabeau,
soumis à une autre assemblée et soutenu à plusieurs reprises
par Talleyrand et par Condorcet ; mais la diflerence était grande
entre les mesures proposées alors et celles qui venaient d'être
édictées. Les orateurs de la Constituante et de l'Assemblée légis-
lative n'entendaient supprimer les Académies qu'à la condition
d'installer immédiatement à leur place un corps nouveau ayant
ses attributions définies ; les auteurs du décret soumis au vote de
la Convention et adopté par elle renversaient tout au contraire,
sans rien reconstruire. Au lieu d'une décision arrêtée et immédia-
tement applicable, ils se contentaient de formuler un vœu pour la
réalisation duquel ils s'en remettaient à l'avenir. C'était implicitement
consacrer le désordre ou, tout au moins, prendre avec une singulière
résignation son parti des événemens fâcheux qui pourraient se pro-
duire et qui se produisirent en effet dans le domaine des lettres et
des arts, jusqu'au jour où la fondation de l'Institut vint couper
court aux fantaisies de l'esprit de destruction à outrance.
En attendant, les artistes, y compris même quelques-uns de ceux
qui avaient appartenu à l'ancienne Académie de peinture, essayaient
de se grouper dans une association semi-officielle et de réparer,
s'il était possible, l'échec qui avait suivi un premier essai d'or-
ganisation. Dès l'année 1790, en eflet, à l'instigation de David et
avec le concours d'autres académiciens dissidens, une société s'était
formée sous le titre de « commune des arts. » Elle avait appelé à
elle tous les peintres et tous les sculpteurs non privilégiés, dans
l'espoir sinon de contre-balancer auprès du pubUc l'influence de la
corporation académique, au moins de détourner à son profit quel-
que chose du crédit dont celle-ci jouissait depuis plus d'un siècle.
Or les espérances de Da^id et des siens avaient, à ce moment, été
déçues. L'opinion publique, quoiqu'à demi détachée déjà de l'aca-
démie, était restée indifférente aux entreprises du parti contraire ;
l'assemblée nationale, occupée d'autres soins, n'avait accueilli
qu'avec une bienveillance un peu distraite les adresses présentées
au nom de la nouvelle société et, plus tard, tout en reconnaissant
par un décret l'existence légale de la commune des arts, la Con-
vention elle-même n'avait pas paru disposée à se mêler fort acti-
vement de ses affaues. Enfin, entre les associés si bien unis au
début contre l'ennemi commun, certaines difficultés s'étaient éle-
vées qui les avaient^ partagés en deux groupes : d'un côté, les
l'académie des beadx-arts. I!i9
« avancés » ou « les patriotes, » de l'autre, les « rétrogrades, »
c'est-à-dire, suivant l'explication donnée par un journal du temps,
« ces hommes qui se blottissaient dans les angles obscurs de la
salle de réunion, cabalaicnt sourdement et avaient fait de la com-
mune une nouvelle académie. » En vain, les prétendus conspira-
teurs s'étaient-ils soumis de bonne grâce aux exigences des « avan-
cés; » en vain, sur l'injonction de ceux-ci, s'étaient-ils empressés
de livrer les brevets accordés jadis par les gouvernemens et les
princes étrangers, « pour que ces parchemins, monumens de l'aris-
tocratie, fussent détruits ; » ils en avaient été pom- leurs frais de
conversion ou de désintéressement extérieur. Aux yeux de David
et des réformateurs de son espèce, le passé pesait sur eux d'un
poids trop lom-d pour leur permettre de marcher résolument dans
les voies qu'on appelait alors celles de la liberté et qui ne tendaient
en réalité qu'à l'abdication de tous entre les mains d'un seul.
L'œuvre était donc à recommencer. Puisque la commune des arts
n'avait abouti qu'à l'anarchie, il fallait bien renoncer à continuer
une expérience désormais condamnée pour tenter quelque expé-
rience nouvelle. C'est ce qui eut lieu dans des conditions plus libé-
rales en apparence, au fond avec des arrière-pensées tout aussi
contraires à l'indépendance individuelle et au hbre exercice des droits
acquis ou des facultés de chacun.
Transformée en Sociùlé populaire et républicaine des arls, la
commune, en effet, ne fit guère que changer de titre. L'esprit de
tolérance et de vraie confraternité n'inspira pas plus les organisa-
teurs de la nouvelle société qu'il n'avait régné entre les membres
de l'ancienne, 11 y eut même progrès dans le sens de la désunion,
la nécessité s'étant fait sentir, pour sauvegarder à l'avenir les inté-
rêts de l'art et des artistes, d'un u creuset epuratoire dont le feu
sans cesse entretenu écarterait les faux patriotes. » Aussi lorsque
la députation de la Société populaire et républicaine des arts fut
admise pour la première fois à la barre de la Convention (28 ni-
vôse 1793), celui qui portait la parole en son nom, le citoyen Bien-
aimé, architecte, ne manqua-t-il pas, dès les premiers mots de son
discours, de célébrer comme il convenait les bienfaits de ce pro-
cédé d'élimination : « La Société populaire et républicaine des arts
composée d'hommes libres, dit-il, ne reçoit maintenant dans son
sein que des citoyens d'un patriotisme épuré. » Et pour que le pro-
grès ainsi obtenu pût se confirmer et s'étendre encore, il ajoutait
cet appel direct au zèle et à la persévérance des « courageux mon-
tagnards » de l'assemblée : a Vous avez détruit tous les ridicules
monumens qu'éleva le sot orgueil de la tyrannie... Mais, pour que
les efforts des sciences et des arts ne soient pas étouffés, il est
encore un monstre que vous devez abattre : c'est l'intrigue... Que
150 REVUE DES DEUX MO.NDES.
son souille empoisonné ne vienne pas troubler l'air pur de la lODerté ;
songez que dans les arts elle trouve un champ plus facile à par-
courir. » Réflexion, soit dit en passant, peu flatteuse pour les ar-
tistes, au point de vue de leurs habitudes morales et de la fermeté
de leur caractère, mais que l'orateur ne se permettait qu'en comp-
tant bien sur l'heureux changement qu'allait produire, là comme
ailleurs, l'intervention de ceux qui représentaient à ses yeux l'élite
de la Convention. « Oui, montagne sainte et vénérée, s'écriait-il en
term'nant, c'est de ta cime que doivent émaner les bienfaits des-
tinés à faire le bonheur éternel de la république. La république les
versera sur l'Europe, et l'Europe convertira l'univers ! »
Le jour où le délégué de la Société populaire et républicaine des
arts débitait à la barre de la Convention cette pièce d'éloquence,
David occupait le fauteuil de président; c'était à lui que revenait
la tâche de réponih-e à la harangue. Il répliqua sur le même ton, se
servit presque des mêmes termes pour affirmer que, grâce à la
nouvelle société, les arts allaient a reprendi'e toute leur dignité ;
qu'ils ne se prostitueraient plus, comme autrefois, à retracer les
actions d'un tyran ambitieux, etc. » Quant aux inquiétudes sur les
querelles intestines ou sur les menées à venir, David en faisait
d'avance bonne justice et rassurait celui qui les avait exprimées,
par ces simples mots : « Vous craignez l'intrigue, dites-vous ; son
règne a fini avec la royauté; elle a émigré. Le talent seul est resté,
et les représentans du peuple iront le chercher partout où il sera. »
Comment douter encore après cela, conmient ne pas se fier à de
pareilles promesses? Le difficile seulement était d'attendre sans
trop d'impatience le moment où elles se réaliseraient, car, en at-
tendant, il fallait vivre et trouver dans le présent des occasions de
travail. Or, quelque mouvement qu'elle se donnât pour établir son
influence, ce n'était pas la société populaire et républicaine qui
pouvait les procurer. On y discourait fort, mais tout se bornait à
ces luttes de parole ; ou bien on rédigeait adi'esses sm* adresses à
la Convention, tantôt pour lui « présenter quelques jeunes artistes,
victimes » à Rome ou à Florence « du fanatisme et de la rage des
ultramontains et revenus, à travers mille dangers, au sein de leur
pati'ie, » — tantôt pour lui proposer de faire en sorte que les ou-
vrages des pemtres émigrés, que « ces ouvrages de leurs mains
scélérates auxquelles ils avaient dû les faveurs du despotisme n'ir-
ritent plus les regards des républicains, et que tout ce qui peut
retracer des traîtres à la patrie soit offert en holocauste aux mânes
des patriotes (1) ; )> mais, en dehors de la satisfaction dormée à un
{[) Pétilion de la Société populah'e et républicaine des arts appuyant la dénoncia-
tion lue à la séa)ice du 29 nivôse pai- le citoyen M'icar, de la conduite des artistes
l'académie des bkaux-arts. 151
làclie sentiment d'envie ou à un besoin inepte de vengeance, quel
bénéfice personnel pouvaient retirer d'une pareille mesure ceux-là
mêmes qui la réclamaient? En quoi leur situation actuelle s'en se-
rait-elle améliorée? Les sources d'activité étaient taries partout
pour les artistes ; tout leur manquait, les fonctions régulières aussi
bien que les tâches accidentelles. Pour les membres de l'ancienne
Académie, rien n'existait plus des ressources qu'ils trouvaient autre-
fois dans k-urs emplois de professeurs ou de professeurs-adjoints
à l'école établie au Louvre; et, d'un autre côté, l'état des finances
publiques ne permettait guère d'engager des dépenses ayant pour
objet l'acquisition de sculptures ou de peintures, fussent-elles sor-
ties du ciseau ou du pinceau des républicains les plus avérés. Sauf
quelques concours ouverts par ordre du comité de salut public
pour des projets de monumens à élever au Peuple sur le pont
Neuf, à la ISdlure sur la place de la Bastille, à la Liberté sur la
place de la Révolution, sauf d'autres projets fournis par David pour
des cérémonies ou des fêtes populaires, — comme cette fête, par
exemple, en l'honneur des soldats rebelles du régiment de Châ-
tcauvieux que les vers d'André Ghénier ont voués à une immortelle
infamie, et la fête dite de l'Etre Suprême qui précéda de si peu la
chute de Robespierre, — les travaux commandés par l'État aux
artistes à jjartir de 1792 (1) se réduisirent à peu près à néant. Rien
restés en Italie. Cette pièce, où la sottise de^ intentions est égale à la brutalité des
ternies, se terminait ainsi : « Législateurs, nous vous demandons à être autorisés à
arracher des salles de la ci-devant Académie de peinture les portraits de quelques scé-
lérats, ainsi que plusieurs tableaux, productions de leur génie corrompu. Nous les
traînerons au pied de la statue de la liberté, et, en présence de nos concitoyens, nous
les livrerons aux flammes... Nous demandons aussi que les noms de ces traîtres soient
envoyés à tous les départemens, afin que leurs crimes y soient connus et qu'ils ne
puissent jamais y trouver que le châtiment de leurs forfaits. » — Les « traîtres » dont
il s'agit ici étaient, entre autres « vih saiellites du satrape d'Angivilliors, ce monstre
de turpitude qui a fait plus de mal aux arts que dix siècles de barbarie, » Doyen,
l'auteur du beau tableau, la Peste des Ardens, conservé dans l'église de Saint-Roch, à
Paris, — « l'infâme Ménageot, ci-devant directeur de l'Académie de France, à Rome, »
— jjnic Vig^e-Lebrun, occupée à « conspirer à Naples avec la digne sœur de l'ignoble
Marie-Autoinette, » — enfin, Fabre de Montpellier, « dont toute la famille est émi-
grée, 1 écrivait naïvement le rédacteur de ce factum, Pierre-É tienne Le Sueur,
peintre paysagiste, bien oublié aujourd'hui.
(I) Au mois de mai de cette année, une somme de 90,000 livres, votée par l'As-
semblée législative « pour être employée en encouragemens aux artistes, » fut ré-
partie entre vingt-six peintres, sculpteurs, architectes et graveurs dont les ouvrages
avaieat,flguré au Salon de 1791. Dans les deux années qui suivirent, on ne trouverait
guère à citer d'autres récompenses importantes décernées aux artistes que les prix
obtenus par quelques-uns d'entre eux en 1794, à la suite d'une exposition d'œuvres re-
présentant des scènes de la Révolution, h Dix- Août de Gérard, entre autres, et une
Scène vendéenne, par Vincent.
152 REVUE DES DEUX MONDES.
de plus explicable sans doiUe, mais aussi rien de moins propre à
justifier les efforts assez récemment tentés par quelques historiens
pour réhabiliter au point de vue de l'art la période révolutionnaire,
même à ses plus horribles momcns.
Non, quoi qu'on en ait dit, quelques informations nouvelles
qu'aient prétendu nous donner à ce sujet des écrivains aussi con-
vaincus que M. Jules Renouvier (1), aussi prompts à l'enthousiasme
que M. Eugène Despois (2), l'époque comprise entre le renverse-
ment de l'Académie de peinture et la fondation de l'Institut de
France a été dans notre pays, pour l'art comme pour les lettres,
une époque de perturbation pure et de violences stériles. Qu'y a-t-il
dans les rares œuvres des peintres ou des sculpteurs alors à leurs
débuts qui se ressente de l'élan héroïque imprimé ailleurs au génie
de la nation? A l'heure des formidables luttes si glorieusement sou-
tenues aux frontières par des soldats et des généraux improvisés,
où trouver, dans le domaine de l'art, l'équivalent de cette renais-
sance spontanée, de ces efforts, de ces succès? Sans parler des
innombrables monumens du passé détruits par des mains stupides
ou systématiquement sacrilèges, quels faits à l'honneur de notre
ccole signalent les années qui se succèdent et les recommandent
aux respects de la postérité ? Tristes années où les talens qui
s'étaient à une autre époque produits avec le plus d'éclat s'avilis-
sent ou tout au moins se compromettent dans des travaux indignes
d'eux ; où le peintre des Iloraces et de la Mort de Socrate descend
au rôle de panégyriste de Munit ; oix d'anciens sculpteurs du roi
et un graveur délicat comme Saint-Aubin fabricjuent au jour le
jour, celui-ci des vignettes appropriées aux mœurs et à l'esthé-
tique des sans-culottes, ceux-là des bustes de Bridus pour les clubs
ou des figures pour les autels de la déesse inventée par Chaumette;
où Grétry enfin s'associe à Sylvain Maréchal pour outrager eflron-
tément sur la scène la religion et la morale, et de cette même plume
({ui naguère écrivait nidiard-Cœur-de-Lion, écrit maintenant la
musique, heureusement bien médiocre, d'ignobles pantalonnades
telles que le Congres des rois et la Fête de la Ihrison !
Cependant, à côté de la Société populaire et républicaine des
arts, sorte de club sans attributions bien précises, sans autre pou-
voir effectif que celui de propager les idées révolutionnaires par
des procédés de rhétorique jacobine ou par des menaces aux in-
différens, deux autres sociétés ou plutôt deux institutions fonc-
tionnaient, ayant chacune un caractère officiel et une autorité admi-
(1) Histoire de l'art pendant la Révolution, Paris, 1863.
(2) Le Vandalisme révolutionnaire, Paris, 1808,
l'académik des beaux-arts. 153
nistrative absolue. David, qui en avait provoqué la création, s'était,
bien entendu, chargé d'en désigner les membres, et les choix faits
par lui avaient paru si heureux à la Convention nationale qu'elle
s'était empressée de les ratifier sans discussion. L'une était le
Conservatoire du Muséum, appelé à statuer sur toutes les ques-
tions relatives à l'organisation de cet établissement. En 1791,
l'assemblée constituante, qui d'ailleurs ne faisait en cela que
réaliser un projet conçu déjà dès l'année J775 par le dernier
surintendant du roi, le comte d'Angiviller (1), l'assemblée consti-
tuante avait décrété que les tableaux du roi, disséminés dans les
palais, seraient réunis au Louvre pour y former un (f muséum, )>
où Ton déposerait aussi les objets d'art provenant de l'aliénation
des biens ecclésiastiques. Plus tard, au mois de juillet 1793, la
Convention avait, sur la proposition de Sergent, voté une somme
de 100,000 livres pour l'acquisition de tableaux et de statues
dignes de prendre place dans cette collection de chefs-d'œuvre.
Malheureusement, aux yeux de David du moins, les hommes aux-
quels la direction du Muséum avait été originairement confiée se
montraient incapables de remplir leur mission. Dans deux rapports
adressés coup sur coup à la Convention, il les dénonce comme des
« inhabiles et des intrigans ; » il propose de les remplacer par
d'anciennes « victimes de l'orgueil académique, » et, après avoir
énuméré les réformes qu'exige le régime actuel du Muséum pro-
prement dit, David profite de l'occasion pour demander que les
logemens dans les entresols du Louvtc, accordés suivant un vieil
usage aux artistes, deviennent la possession exclusive de ceux
d'entre eux que recommande « leur patriotisme prononcé, » au
lieu d'être, comme aujourd'hui, détenus par « les ^lles créatures et
les anciens valets de Roland et de ses dignes amis. »
On le voit, le temps est loin déjà où les haines se concen-
traient uniquement sur les artistes représentant l'ancien ré-
gime. Elles poursuivent maintenant ceux-là mêmes qui s'étaient
dès le début empressés de rompre avec les traditions monarchi-
ques, mais qui n'avaient été et ne voulaient être que des révolu-
tionnaires mitigés, des girondins à leur manière. C'est à ces hommes
(( d'un patriotisme sans couleur, » comme il le dit de Vincent, l'un
de ses lieutenans les plus actifs pourtant dans ses premières cam-
pagnes contre l'Académie, que David en veut surtout lorsqu'il en-
treprend de substituer un conservatoire de sa façon à la commis-
sion du Muséum préalablement établie. Aussi, sauf Fragonard, que
la nature assurément peu austère de son talent et ses antécédens,
(1) Voyez d'Argenville, Voyage pittoresque de Paris, édiiion de 1788, p. 58, et les
très curieux renseignemens fournis par M. Courajod dans son ouvrage intitulé :
Alexandre Lenoir, t. i, introduction, p. 27 et siiiv.
154 REVUE DES DEUX MONDES.
fort étrangers aux mœurs républicaines, ne semblaient nullement
destiner à figurer en pareille compagnie (1), les artistes choisis par
David pour composer le nouveau conservatoire n'ont-ils guère pour
la plupart d'autre titre que leur intraitable civisme. Les noms par
exemple, justement oubliés aujourd'hui, des peintres Bonvoisin
et Picault, du sculpteur Dupasquier, de l'antiquaire Varon, ne sau-
raient être remis en lumière que comme des témoignages de l'es-
prit de parti qui prévalait alors.
Veut-on une autre preuve, et plus significative encore? On la
trouvera dans les considérations présentées et dans les désigna-
tions de personnes faites par ce même David pour la formation, en
regard de la commission du muséum, d'une seconde commission,
dite Jury national des arts, ayant pour office de juger les concours
à la suite desquels des récompenses nationales pourraient être
décernées. Le concours pour les prix de Rome était un de ceux-là.
En dépit de son origine monarchique, il avait été maintenu, sauf
pour ceux qui auraient à en apprécier les résultats, à ne rien con-
tinuer sur ce point des principes ou des coutumes de l'ancienne
Académie royale et, comme les y invitait un jour leur président,
Dufourny, à tenir moins de compte dans l'examen d'un ouvrage
« de la perfection pratique de l'art que de la manière de rendre un
sujet en homme libre, en véritable républicain, » David apparem-
ment partageait cet avis, ou plutôt il proclamait plus résolument
encore l'insuffisance, en matière de jugement, de l'expérience per-
sonnelle et des connaissances spéciales ; puisqu'en présentant à la
convention son projet- d'institution d'un jury et la liste des membres
qui devaient le composer, il commentait le tout en ces termes :
« Votre comité a pensé qu'à cette époque où les arts doivent se
régénérer comme les mœurs, abandonner aux artistes seuls le ju-
gement des productions du génie, ce serait les laisser dans l'or-
nière de la routine, où ils se sont traînés devant le despotisme
qu'ils encensaient. C'est aux âmes fortes qui ont le sentiment du
vrai, du grand, à donner une impulsion nouvelle aux arts en les
ramenant aux principes du vrai beau. Ainsi l'homme doué d'un
sens exquis sans culture, le philosophe, le poète, le savant, dans
les différentes parties qui constituent l'art de juger l'artiste, élève
de la nature, sont les juges les plus capables de représenter le
(1) Les rapports d'amitié qui existaient de longue date entre David et Fragonard'
■expliqueraient seuls la faveur accordée en cette occa«ion par le peintre des Horaces
au peintre de la Fontaine d'amour, du Sacrifice de la Rose, des Heureux hasards de
l'escatpolelte et de tant d'autres scènes du même genre. Une lettre de David, écrite
en 1806 et publiée par MM. de Concourt {l'Art au XVI II" siècle, t. ii), prouve, d'ail-
leurs, la persévérance de celte affection de David pour Fragonard et pour la famille
de celui-ci.
l'académie des beaux-arts. 155
goût et les lumières d'un peuple entier, lorsqu'il s'a^^it de décerner
en son nom à des artistes républicains les palmes de la gloire. »
Quelles étaient donc ces « âmes fortes » que David appelait à ré-
primer les entraînemens des esprits faibles et à corriger les eiTeurs
des gens du métier? Quels philosophes associait-il dans le jury des
arts au jeune Gérard et à Prudhon, à Julien ou à Chaudet, à quelques
antres peintres ou sculpteurs encore d'un talent déjà éprouvé, pour
les «ramener aux principes du vrai beau, » par l'élévation de leurs
senlimens et de leurs doctrines? C'étaient, — pour ne citer que
ceux-là, — le substitut du procureur de la commune, l'abominable
Hébert, Fleuriot, substitut de l'accusateur public, Ronsin, com-
mandant-général de l'armée révolutionnaire, Pache, Dorat-Cubières,
le mathématicien Hassenfratz et, — entre autres représentans
de la classe des illettrés « doués d'un sens exquis, » — un cordon-
nier du nom de Hazard.
On devine ce que pouvaient être, entre les membres d'un tribu-
nal ainsi composé, les discussions sur les mérites relatifs des œu-
vres en cause et à quels étranges aperçus sur l'art en général ces
oeuvres devaient servir de prétextes. Les comptes-rendus des
séances fournissent du reste à ce sujet des renseignemens d'une
singulière précision. S'agit-il par exemple de juger le concours
pour le grand prix de peinture ? Un des jurés, Hassenfratz, com-
mence par déclarer que, à son avis, « tous les objets de peinture
peuvent être faits avec la règle et le compas », et que « les
peintres ne mériteront ce nom que quand ils rendront l'expression
par ces procédés mathématiques; » un autre s'inquiète avant tout
de savoir si les concurrens sont « réquisitionnaires ou enrôlés, s'ils
supportent les fatigues de la guerre depuis six mois ou depuis dix-
huit mois; » un autre enfin, le substitut de l'accusateur public,
Fleuriot, n'hésite pas à confesser que, « quand il voit un tableau,
son âme n'éprouve rien. » Et, le jour oii il est appelé à se pronon-
cer sur les résultats du concours de sculpture, le même Fleuriot ne
se sent pas plus touché qu'il ne l'est ordinairement, suivant son propre
aveu, en face des productions de la peinture : « Les bas-reliefs que
nous avons sous les yeux, s'écrie-t-il, ne sont pas imprégnés du
génie que fomentent les grands principes de la révolution... Et
d'ailleurs, ajoute-t-il, aux applaudissemens d'Hébert et de plusieurs
autres de ses collègues, qu'est-ce que des hommes qui s'occupent
da sculpture pendant que leurs frères versent leur sang pour la
patrie? » Vienne la séance où l'on aura à statuer sur les projets
présentés au concours d'architecture : le président les réprouvera
tous, parce que tous plus ou moins accusent chez ceux qui les ont
faits le goût suranné du luxe, et que désormais « il faut que les
monumens soient simples comme la vertu. »
156 REVUE DES DEUX MONDES.
On ne finirait pas si l'on se condamnait à rapporter ici toutes les
résolutions ineptes ou cruelles prises dans les assemblées qui se
succèdent, à l'époque révolutionnaire, depuis la Commune des arts
et la Société républicaine jusqu'au Jury des arts, lequel d'ailleurs
ne tarda pas à échanger son titre contre celui de Club révolution-
naire des arts. Il était temps, grandement temps, qu'une digue
fûl imposée à ce débordement dp. colères aveugles et de sottises.
En décrétant l'établissement de l'Institut de France, la Con-
vention nationale renoua dans une certaine mesure la chaîne
interrompue de nos traditions. Elle s'inspirait des exemples du
passé pour restaurer, dans le triple domaine des sciences, des
lettres et des arts, le crédit des plus expérimentés et les privilèges
des plus dignes. Après les tristes épreuves qui venaient d'être faites
d'un régime institué en haine des anciennes académies, elle em-
pruntait à ces académies mêmes, à ces compagnies qu'elle avait
naguère condamnées, quelque chose de leurs conditions essen-
tielles et de l'organisation particulière à chacune d'elles ; mais ce
qui lui appartenait en propre, ce qu'il y avait d'entièrement nou-
veau dans la conception de son œuvre, c'était l'idée, la grande et
belle idée de réunir en un seul faisceau des forces qui jusqu'alors
s'étaient exercées séparément, de les employer au même titre, de
les diriger vers le même but, et par là de montrer que toutes les
productions de l'esprit humain se tiennent, comme tous les pro-
grès qui en résultent ou tous les succès qu'elles procurent sont
solidaires les uns des autres. Voilà ce qui donne à l'acte législatif
du 25 octobre 1795 sa signification caractéristique et sa haute ori-
ginalité.
Le décret que la Convention nationale rendait ainsi à son grand
honneur la veille même du jour où elle allait se dissoudre, cette
(( première charte de l'Institut, » suivant l'expression de M. Rossi (1),
ne faisait au reste que réaliser un vœu exprimé, nous l'avons dit,
par la Convention elle-même, lors de la suppression des Académies
et que, antérieurement à cette époque, Mirabeau et Talleyrand (en
1790), Condorcet (en 1792), n'avaient pas laissé pour leur propre
compte de mêler à leurs attaques contre les corps savans ou litté-
raires anciennement établis. Le mérite de la loi édictée à la suite
du rapport présenté par Daunou (2) était de résumer dans des
(l) Discours prononce dans la séance publique annuelle de l'Académie des sciences
morales et politiques, le 27 juin 18i0.
('2) De tous les hommes qui coopérèrent à la fondation de l'Institut, Daunou a plus de
titres qu'aucun autre à la reconnaissance jiour ses services et au respect pour son
caractère. C'est lui qui, dans le comité d'instruction publique, concourut avec le plus
de zèle aux travaux préparatoires ou les dirigea avec le plus d'autorité; c'est lui qui,
le plan général une fois adopté par ses collègues du comité, lui donna sa forme pra-
tique et le fit décréter par la Convention.
l'académie des beaux-arts. 157
termes précis des aspirations jusqu'alors plus ou moins vagues,
de faire passer dans la pratique ce qui était demeuré à l'état de
promesse incertaine ou de simple projet. Reste à savoir si l'Institut,
tel qu'il fut originairement organisé, satisfaisait de tous points aux
besoins auxquels on entendait pourvoir et si, à force de tout réduire
au principe de l'unité, de tout subordonner à des conditions de so-
lidarité et de fonction commune, on n'arrivait pas en réalité à exa-
gérer la logique et par là à restreindre d'autant l'étendue des
moyens d'action.
On ne saurait trop le redire, la réunion dans un corps unique des
principaux représentans des lettres, des sciences et des arts était, au
point de vue théorique, une innovation aussi heureuse qu'elle se trou-
vait dans la pratique bien justifiée par les nécessités de l'heure pré-
sente et par les désastres qu'il s'agissait de réparer. Après tant de
bouleversemens et de ruines, il y avait à la fois une expiation des mé-
faits récemment commis et un hommage éclatant aux droits et à la
dio-nité des savans et des artistes dans l'établissement de cet Insti-
tut où les talens de tous les genres devaient être rapprochés les uns
des autres, et, en raison de l'uniformité même du titre qui les récom-
pensait, également recommandés à l'estime publique. Tout ne se
jDornait pas, d'ailleurs, à ces privilèges honorifiques. L'Institut
n'était pas seulement une sorte de Panthéon ouvert à des vivans
d'élite pour qu'ils s'y reposassent dans leur gloire ; c'était aussi et
surtout, — les articles de la loi organique et du règlement primitif
en font foi, — un atelier où des ouvriers particulièrement habiles
devaient, <( par des recherches non interrompues, par la pubUca-
tion des découvertes, par la correspondance avec les sociétés sa-
vantes et étrangères, » travailler à la diffusion des lumières,
prendre l'initiative de tous les progrès ou seconder tous les efforts
(( ayant pour objet l'utilité générale et la gloire de la république (I ). »
Piien de mieux : mais fallait-il pour cela, dans les affaires intérieures
de la communauté, faire intervenir au même titre, appliquer à la
même tâche, investir des mêmes droits, des hommes que leurs
occupations spéciales et leur compétence limitée rendaient forcé-
ment impropres à trancher des questions d'ordres très différens ou
à apprécier avec une égale sûreté de jugement tous les genres de
mérite? Convenait-il, par exemple, que, comme le prescrivait l'ar-
ticle 10, les nominations aux places vacantes dans chaque classe
fussent faites, non par les membres de la classe même, mais par
l'Institut tout entier, en sorte que dans un scrutin ouvert pour
l'élection d'un mathématicien ou d'un artiste les voix de ceux qui
n'étaient ni artistes ni mathématiciens pesaient du même poids et
(I) Loi du 3 brumaire an iv (25 octobre 1795), titre iv, art. i'"".
158 REVUE DES DEUX MONDES.
influaient sur le résultat avec la même autorité légale que les voix
des juges les mieux informés par leurs études personnelles et par
les travaux de toute leur vie? N'était-ce pas aussi, de la part du
législateur, pousser bien loin le souci de la concentration que de
laire concourir toutes les classes indistinctement aux travaux, quels
qu'ils fussent, dont l'Institut était chargé et d'exiger du corps lui-
même un rapport annuel collectif, au lieu de demander à chaque
classe un rapport sur ses travaux particuliers? Enfin l'égalité numé-
rique des membres résidans et des associés non-résidans , c'est-
à-dire la répartition dans des proportions identiques des deux cent
quatre-vingt-huit places créées par la Convention entre les savans,
les littérateurs, les artistes fixés à Paris et ceux qui habitaient la
province, ne correspondait assurément ni aux situations respec-
tives des personnes, ni à l'importance relative des travaux accom-
plis. A Paris, où de tout temps les plus grands talens ont été natu-
rellement attirés , il était facile de trouver cent quarante-quatre
hommes dignes de siéger dans les diverses classes de l'Institut ;
mais pouvait-on, dans les villes des départemens, recruter les cent
quarante-quatre autres sans abaisser forcément le niveau des con-
ditions exigées et des mérites dont les candidats devaient avoir fait
preuve? Pour ne citer que cet exemple, la section, dans la troi-
sième classe, de musique et de déclamation se composait régle-
mentairement de six membres résidans et de six associés non-rési-
dans; afin d'arriver à compléter le nombre de ceux-ci, il fallut bien
se résigner aux choix les plus humbles et donner pour confrères
à des maîtres universellement célèbres, tels que Méhul et Grétry, des
musiciens à peu près ignorés en dehors des localités où ils exer-
çaient leur art tant bien que mal.
On ne tarda pas, il est vrai, à reconnaître ce cpie quelques-unes
des théories ou des prescriptions primitives avaient au fond de
trop absolu et, dans l'application, d'au moms difficile. Sept années
n'avaient pas achevé dé s'écouler que déjà une réforme considérable
était introduite dans l'organisation décrétée vers la fin de 1705 ;
mais jusqu'au jour où s'opéra ce changement (23 janvier 1803), le
caractère d'unité rigoureuse cpie la Convention avait voulu imprimer
à son œuvre fut maintenu dans son intégrité. En essayant de racon-
ter l'histoire de l'Académie des Beaux-Arts durant cette période, —
ou plutôt de ce qui devait être un jour l'Académie des Beaux-Arts, —
nous ne pourrons donc isoler complètement cette histoire des faits
qui concernent l'Institut tout entier, puisque les nominations aux
places vacantes dans chaque classe, les rapports à adresser au gou-
vernement sur les travaux en cours d'exécution ou sur les travaux
accomplis, les séances mêmes ou l'on rendait compte de quelque
importante découverte faite au dehors, — tout alors était commun
l'académie des iîeaux-arts. 159
à l'ensemble de l'Institut, tout engageait au mémo degré la res-
ponsabilité de ses membres, quels qu'ils fussent.
Les choses, dans la pratique, ont progressivement changé depuis
cette époque ; mais la doctrine en vertu de laquelle l'Institut était
fondé, il y a près d'un siècle, n'a pas cessé d'être respectée dans
ce qu'elle avait d'essentiellement juste et de profitable à la dignité
de tous. Si les diverses classes jouissent maintenant d'une indé-
pendance relative qu'on avait refusé de leur attribuer au début,
elles n'en restent pas moins unies entre elles par des liens qui, pour
n'être plus génans comme autrefois, ne se sont pas, tant s'en faut,
relâchés outre mesure. Une commission centrale administrative
composée de membres délégués par chacune des cinq Académies
pour régler les affaires ou pour préparer les mesures d'un intérêt
général, — des séances trimestrielles dans lesquelles ces cinq
Académies examinent en commun des questions à l'ordre du jour
ou entendent la lecture de récens travaux, — la présidence an-
nuelle de rinsthut déférée au président de chaque classe, à tour de
rôle, — certains prix périodiquement décernés, sur la proposition
de l'Académie compétente, par l'Institut tout entier, — d'auti'es
traditions restées en \dgueur, d'autres coutumes encore, prouvent
assez qu'aucune scission sérieuse ne s'est produite, qu'aucune
transformation imprudente n'est venue compromettre, encore moins
démentir la grande et généreuse pensée dont l'institution même
est issue.
A quoi bon insister du reste et renouveler, au risque de l'affai-
blir, une démonstration fahe ailleurs dans les termes les plus con-
cluans ? Pour mettre en relief les différences entre les conditions
qui régissent aujourd'hui l'Institut et celles qui lui avaient été
imposées à l'origine, le plus sûr comme le plus court sera de rap-
peler ici les paroles par lesquelles un juge excellent caractérisait
naguère les deux situations. « L'Institut actuel, a dit M. Jules
Simon (1), est comme une république fédérative où chaque état
gai-de son autonomie, sauf quelques réserves d'intérêt général.
L'Institut de l'an iv était une république une et indivisible qui
s'efforçait d'astreindre un géomètre et un musicien aux mêmes
préoccupations et aux mêmes labeurs : assujettissement également
insupportable à l'un et à l'autre, et qu'on ne pouvait tenter sérieu-
sement de mettre en pratique que dans un moment de nivellement
universel et d'intrépidité à toute épreuve. »
Hexri Del aborde.
(1) Une Académie sous le Directoire.
UN
ROYAUME DISPARU
I. Burmah past and présent, par le lieutenant-général Albert Fitche. — II. Burmah
after thc conquest, par Grattan Geary, esq. — III. Our Bunnese ivars, par le co-
lonel W.-F. Laurie. — IV. Royal colonial InsMule, 16 novembre 1885. — V. In-
dian section of thc Society of arts, 2'2 janvier 1886.
Il est encore en Asie des régions peu connues, mal décrites, et
dans le nombre figure ce qui fut le grand royaume des Birmans.
Au dire d'un groupe assez restreint de savans, la Birmanie aurait
été ce mystérieux pays d'Opliir que mentionne l'Ecriture, la terre
lointaine où les serviteui's du grand roi Salomon, embarqués sur
les vaisseaux d'Hiram, roi de Tyr, allaient charger l'or et les pierres
précieuses destinés au revêtement du temple de Jérusalem. Y re--
crutaient-ils aussi, pour les plaisirs d'un maître moins célèbre par
sa sagesse que par le chiffre scandaleux de ses femmes, les belles
aimées du Bengale, venues jusque sur les rives de l'Iraouaddy
pour s'y faire acheter? Les géographes et les historiens de la
Bible, si précis sur divers sujets, sont obscurs sur bien d'autres;
la situation exacte d'Ophir est de ce nombre et reste encore à
établir.
Ce qui est hors de doute, c'est que, de nos jours, les Anglais
ont fait de la Birmanie, sans souci des droits de son souverain,
sans respect pour le descendant d'une vieille race, une des pro-
vinces de leur vaste empire de l'Inde. Le roi des Birmans s'est vu
soudainement détenu sans combattre, puis en qualité de prison-
nier de guerre, transporté, lui, ses femmes et quelques amis fidèles,
à plusieurs centaines de lieues de sa capitale. Comme il croyait
UN ROYAUME DISPARU. 161
qu'il allait périr, et qu'on l'a trancjuillisé en lui disant qu'il au-
rait la vie sauve s'il ne cherchait pas à s'évader, l'infortuné a
accepté sa nouvelle situation avec une placidité tout à fait orien-
tale. Il a de plus une certitude qui le satisfait, celle qu'on ne le
laissera pas mourir de faim, car il est largement pensionné par ses
geôliers, comme le sont ou l'ont été les souverains de Lahore, de
Delhi, du Zoulouland et bien d'autres. Rois en exil aussi, dont le
plus grand crime a été de posséder des mines d'or, de l'ivoire en
abondance, des forêts de bois incorruptible, et de vivre à une
époque où les peuples d'Occident, trop à l'étroit dans leurs an-
ciennes limites, ont résolu d'enlever aux peuples d'Orient les terres
que ceux-ci ne fertilisent pas, les richesses de toute sorte que leur
apathie laisse sans emploi.
Cela s'appelle diffusion des lumières, marche de la civilisation
dans le monde. Il faut, en effet, ces belles définitions, afin d'endormir
les scrupules qui s'éveillent dans la conscience des apôtres mo-
dernes quand ils voient se mêler à leur propagande d'odieux inté-
rêts et l'application de cette maxime barbare : la force prime le
droit. Et cependant, ainsi que le disait ces jours-ci M. Rousse,
comment mieux définir le travail de « ces hommes de notre siècle
reculant pas à pas les frontières qui les séparent, et, d'un bout
à l'autre de la terre, mêlant ensemble les habitans de la petite
planète où la main du Créateur les a jetés? » N'est-ce pas du
progrès que l'œuvre de l'affranchissement des opprimés, la pro-
pagation des découvertes scientifiques qui endorment la dou-
leur, et l'instruction morale d'âmes étrangères jusqu'ici à tout
idéal ?
Par une de ces coïncidences dont il serait puéril de démontrer
l'opportunité voulue, c'est au moment même où la France était
priée par des ambassadeurs birmans de signer un traité de
commerce et de paix avec leur pays que l'Angleterre fut soudaine-
ment prise d'un de ces accès de philanthropie dont je parlais à
l'instant, et d'une subite tendresse pour les sujets de Thibô, roi
de Rirmanie. Elle accusait leur souverain de cruauté; pour les
soumettre à un régime plus doux, elle en fit tout simplement, par
décret, des sujets de son empire de l'Inde. 11 serait également
oiseux de démontrer comment, avec plus d'habileté et de discré-
tion, nous occuperions dans ce riche pays des Rirmans la place
qu'y occupe l'Angleterre. Aussi bien on paraît s'éloigner de plus
en plus, chez nous, des idées d'extension coloniale caressées,
après 1871, par Gambetta, idées dont il est fait un si grand crime
à ceux de ses amis qui ont cherché à les mettre en pratique. On
TDME xav. — 1889. li
162 REVUE DES DEUX MONDES.
proposerait à ces ennemis de toute espôce d'extensions de rendre
Alger au dey et à ses éciimeurs de mer, les Antilles aux Caraïbes
qui mangeaient leurs prisonniers, la Nouvelle-Calédonie aux Ca-
naques qui mangent encore les leurs, et le Tonkin aux pirates
qui décapitèrent Francis Garnier et Henri Rivière, qu'ils y souscri-
raient, tellement les haines politiques, l'intolérance religieuse,
étouffent en eux l'intérêt du pa} s.
Non ragîonam di lor, ma guarda e passa.
Je me bornerai donc, tout en suivant rapidement la marche des
Anglais vers leur nouvelle conquête, à décrire un peuple et un
pays peu visités, à raconter avec quelle légèreté de scrupules
le descendant de l'un des plus vieux empires de l'Asie a pu, mal-
gré ses droits, être dépossédé de sa couronne et d'un territoire
qu'il tenait d'ancêti'es dont le passé n'avait pas été sans gloire ni
grandeur.
Les Birmans se figurent l'univers bien autrement que nous ne nous
l'imaginons. D'après eux, au centre du monde, émerge d'une mer
immense un mont mystérieux, le mont Mérou, sorte d'ile flottante-
sur laquelle sont six sièges occupés par des dévas. Ces dévas
sont des êtres purs qui, à la suite d'incessantes méditations, n'ont
plus rien d'humain. Bien au-dessus d'eux, dans l'éther, Brahma,
le Parfait, est assis ; son état est celui d'une perpétuelle contem-
plation dans le divin. Au-dessous de lui sont les enfers, huit d'une
grande étendue, et encore d'autres, en nombre infini, de moindre
dimension. Tout autour du mont s'étend le vaste océan, dont sept
rangées de collines avec sept mers interposées, forment le rivage.
Entre les montagnes et les rives, il y a quatre îles : l'ile du sud,
de l'est, de l'ouest et du nord. Ce sont celles qu'habitent les Bir-
mans, les Chinois, les Cochinchinois et les Indiens. Il y a encore
cinq cents îlots que peuplent les Européens. Finalement, c'est
l'Inde arrosée par le Gange qui est le centre de l'univers. Les Cé-
lestes ont aussi la même prétention pour leur empire. Ne plaçons-
nous pas à Paris le cerveau du monde? D'énormes présomptions
fleurissent sous toutes les latitudes. Bouddha ayant pris naissance
à Test de la terre, c'est l'est qui est la région bénie. On appelle
encore « région de premier ordre » celle que gouvernaient les
UN ROYAUME DISPARU. 163
arbitres de la vie, les grands seigneurs de la justice, les maîtres
des chefs porteurs d'ombrelles, ce qui veut dire tout simplement
les rois de Birmanie, quand il y en avait encore. Le Birman passe
invariablement par trois épreuves durant sa vie : une maladie de
variole, un fort tatouage et un séjour plus ou moins long dans un
monastère. 11 ne doit pas entrer dans un couvent en qualité d'éco-
lier seulement, — car les couvens sont les seules écoles du pays, —
mais il doit y venir comme membre du clergé. Alors, il rase sa
tète et porte la robe jaune des brahmines pendant un temps qui
varie d'un jour à quatre mois. 11 doit, pendant cette période, ob-
server les règles de la loi religieuse, qui sont le renoncement aux
choses de ce monde et l'obligation de mendier de porte en porte
avec une besace sur l'échiné. S'il s"y refusait, il serait considéré
comme se mettant en dehors de l'humanité et au niveau de la
brute. Tout le mal qu'il pourrait faire s'ajouterait à la somme de
ses imperfections naturelles, et,, lorsque l'heure de la transmigra-
tion des âmes sonnerait pour lui, aucune de ses bonnes actions ne
lui serait comptée.
Le renoncement aux richesses est une des vertus les plus hono-
rées en Birmanie, et les femmes s'agenouillent lorsqu'un moine
mendiant et loqueteux se trouve sur leur passage. Si grande est
cette vénération qu'on se sert d'un langage spécial et dont on
n'userait même pas pour le souverain, lorsqu'on s'entretient des
actions les plus simples, les plus naturelles d'un brahmine, telles
que celles de manger, boire, dormir. La personne du grand-
prètre est tellement sacrée qu'aucune loi civile ne peut l'atteindre.
Quand il meurt, son corps est embaumé, doré comme une statue,
l^lacé dans un riche cercueil et déposé en terre consacrée.
Il n'est donc pas de peuple plus pieux que les Birmans. Est-ce
parce qu'ils ont reçu une forte éducation religieuse et fait partie
des ordi-es sacrés ? On peut répondre qu'en Europe quelques-uns des
plus ardens ennemis de la papauté et de la foi ont été des moines
ou des écrivains élevés par des prêtres. Un brahmine ne peut tuer
un être vivant, fût-ce un animal nuisible. Ce respect de la créature-
animée est d'ailleurs si profond, que des mères birmanes laissent
fuir sans les écraser des serpens ou des scorpions qui ont mordu
ou piqué mortellement leurs enfans. Les jours de prière sont mieux
observés que ne l'est le dimanche en Angleterre, ce qui n'est cer-
lainoment pas peu dire. Ces « jours de devoir, » comme on les
appelle, attirent aux parvis des pagodes une foule hnmense, et
l'on ne peut visiter un de ces temples sans y trouver quelques dé-
vots récitant leurs prières. Le nombre des lieux saints est consi-
dérable; il n'est pas un village qui n'ait le sien; pas une colline
i6ll REVUE DES DEUX MONDES.
escarpée, rocheuse ou couverte de jungles, au sommet de
laquelle ne brille la pyramide blanche ou dorée qui doit préser-
ver le pays et ses alentours des goules et des génies malfaisans,
rappeler au passant le Dieu tout-puissant, le divulgateur de la
loi divine. Les bords de l'iraouaddy, des montagnes du nord où
est sa source, jusqu'à son embouchure, au sud, sont couverts de
ces pieuses constructions. A Pégou, l'ancienne capitale, leur nombre
s'élevait, s'il faut en croire la tradition, à près d'un millier. C'est,
ainsi que l'a dit M. de Maupassant en parlant des blanches
koubbas ou tombeaux de marabouts que l'on trouve partout en
Algérie et en Tunisie, « comme une graine divine jetée à poignée
sur le monde par les semeurs de la foi. » La raison de ce nombre
prodigieux de monumens est facile à comprendre lorsqu'on sait
qu'un Birman qui fait édifier une pagode est considéré de son
vivant comme un saint, et qu'à sa mort, son âme sera affranchie
des épreuves de la transmigration. Selon Krishna, l'une des incar-
nations de Yislmou, il en sera de même « pour les hommes d'in-
teUigence qui se livreront à la méditation ; ils échapperont au lien
des générations et iront au séjour du salut. » Marco Polo affirmait
déjà de son temps que, si le bouddhisme avait été l'œuvre de
Dieu, il eût été la meilleure des religions.
Il est certain que le peuple birman a des vertus qui le rendent
sympathique aux Européens. Il est surtout charitable : si un Birman
possède une grande fortune, il l'emploie souvent à venir en aide
à .ses amis malheureux. D'autres fois, ayant fait édifier une pagode
dont la construction l'a ruiné, il se retire dans une communauté, y
vit pauvre, sans regret de son aisance perdue. On entend répéter
souvent, en Birmanie, que la meilleure des prières est celle qui
consiste à aimer tout être vivant, qu'il soit petit ou grand. Cette
aimable façon de prier est poussée à l'extrême. C'est ainsi qu'on
s'abstiendra d'y boire du lait pour ne pas en priver le petit veau ou la
génisse que la vache nourrit. Un spectacle assez ordinaire est celui
de voir une femme allaitant à la fois son enfant et un agneau qui a
perdu sa mère. Qui lui affirmera que l'agneau qu'elle élève n'est pas
la demeure temporaire de l'âme d'un être aimé, celle d'un frère
ou d'une sœur morts et en voie de transmigration ? De là ce respect
pour ce qui a une àme, un tabernacle de vie. Le roi Mendoùme-
men, un vrai sage, père du dernier souverain, pouvait affir-
mer qu'il n'avait jamais donné un ordre d'exécution. C'était vrai;
mais il disait à son premier ministre : « Un tel est-il encore de ce
monde? » Et lorsque le premier ministre répondait : « Non!» le
sage Mendoûme-men souriait, sachant dès lors qu'une tête humaine
avait été tranchée.
UN ROYAUME DISPARU. 165
De ce qui précède, il ne faudrait pas conclure que la vertu seule
fleurisse en Birmanie. Beaucoup d'hommes s'adonnent au vice de
l'opium et puisent dans les rêves qu'il procure des sensations avi-
lissantes. Les femmes, grâce aux lois qui les protègent, font, de
leur côté, un trafic du mariage. Elles épousent des Chinois riches
qu'elles abandonnent dès que ceux-ci ont dépensé pour leur plaire
jusqu'à leur dernière roupie. C'est de bonne guerre ; les Célestes,
ainsi que les Juifs d'Algérie et de Tunisie, sont les parasites des
régions sur lesquelles ils s'abattent comme une nuée de sauterelles
voraces. Les ministres et leurs subalternes n'ont aussi jamais passé
pour être incorruptibles. Les hommes ne sont pas parfaits, et ici,
comme ailleurs, ils l'ont prouvé. Ils ont, du moins, un mérite, et
qu'on ne peut leur enlever, c'est celui d'avoir été les seuls artisans
de leurs œuvres. Ainsi qu'en Chine, les emplois ne sont pas héré-
ditaires ; ils sont acquis au concours et à la suite d'examens sérieux;
des hommes d'une basse extraction, même des coulies, ont pu de-
venir ministres d'état. Comme le disait à la Société des arts de Lon-
dres M. J. -George Scott, « au temps où la Birmanie avait encore des
despotes, il était plus facile à un indigène intelligent de choir que de
s'élever. » Les hauts fonctionnaires songeaient beaucoup plus à se
préserver de la torture et de la mort qu'à s'occuper des afïaire s
publiques. Leur situation et leur vie ne dépendaient pas des lois,
mais des caprices d'un souverain qui, lui aussi, dépendait de son
entourage.
Les employés à la cour et les favoris n'ayant pas de traitemens,
on leur donnait le gouvernement d'une province. Comme les gou-
verneurs aimaient bien mieux rester dans la capitale que d'aller
au loin, ils avaient des délégués qui, tout à la fois juges, adminis-
trateurs, chefs militaires et percepteurs, pressuraient les contri-
buables jusqu'à ce qu'ils eussent rendu ce qu'on voulait d'eux. Et
quels étaient ces favoris bombardés gouverneurs ? Les filles d'hon-
neur de l'une des reines, les cornacs d'un éléphant blanc, ou tout
simplement les porteurs du royal crachoir, office qui n'est pas une
sinécure avec des princes qui mâchent le bétel. C'était pour ces
favoris de cour que le Birman laborieux, — oiseau rare, — prenait
de la peine et travaillait. Il en arrivait presque toujours à se dire "
qu'il valait bien mieux ne rien faire et passer sa vie à fumer d'inter-
minables cigarettes à l'ombre des bananiers. Dans un pays où le
mépris des richesses est une vertu et tenu en honneur, rien n'est
plus aisé que de se contenter de peu. Et, de fait, il n'y a pas de
pauvres dans cette région fortunée, et ceux que l'on voit mendier
dans les villes et les campagnes ont parfois de grandes fortunes.
Les Anglais appellent les Birmans les Irlandais de l'est, parce que le
166 REVUE DES DEUX MOKDES.
Birman est toujours conteni, prêt à rire, à jouer, toujours disposé
connue l'Irlandais à se faire casser la tête, pourvu que lui-même eu
casse une autre ou quelque chose. Ce qu'il y a de bien remarquable
en eux, c'est la parfaite égalité des classes : on n'y a pas plus de
déférence pour le riche que pour le pauvre, le titré que le \ilain,
Thomme en place que le vagabond. Le mot égalité leur étant in-
connu, ils sont égalitaires sans le savoir, comme M. .Jourdain était
prosateur. Je dois dire que c'est un précepte de Bouddha gravé
dans leur cœur, et non peint en noir aux frontons des palais et des
égUses, qui les fait se considérer comme égaux.
En 1855, la population des trois provinces birmanes annexées à;
l'empire de l'Inde, Pégou, Arakan et Tenasserim, n'était que de
1,500,000 individus ; en 1881, elle s'élevait à 3,750,000. Rangoun,
qui, en 1855, ne possédait que 2,000 habitans, en compte aujour-
d'hui 150,000. Selon le colonel Yule. la haute Birmanie, à la même
époque, avait seulement 3,600,000 âmes; elle en possède mainte-
nant 7 millions. C'est donc pour le pays entier près de 11 millions.
Les Anglais comptent bien que les Shans, les Kakhyens et les
Singpos, tribus indépendantes qui fuyaient la tyrannie des rois
birmans, émigreront sur le territoire annexé et leur fourniront les
laboureurs dont le pays a le plus grand besoin, \insi que je le disais,
le Birman s'adonne bien par momens au travail ; mais cela dure
peu ; très enclin au dolce far niente, il arrange son existence de
façon à paresser le plus possible. On compte aussi que les Chinois,
qui par centaines de mille émigrent en Amérique, aux Sandwich,
aux Philippines, à Siam et dans les îles du détroit de la Sonde,
afflueront un jour en Birmanie. Ils y trouveront la religion qu'ils
pratiquent et un climat qui leur convient. Ils s'y enrichiront sans
aucun doute, mais ce sera la ruine des indigènes, et peut-être
l'appauvrissement du pays. Parasites de la terre où ils se montrent,
ils ne la fécondent même pas de leurs ossemens, car les richesses
qu'ils y amassent suivent en Chine le cercueil du mort.
La liberté dont les femmes birmanes jouissent dans leur pays
n'est égalée nulle part. Le mariage est entièrement civil ; il suffit
qu'il soit dénoncé de vive voix aux parens et aux amis pour être
définitif. Il en est de même, du reste, de la séparation : on se désu-
nit sans plus de formalité que l'on ne s'est joint. La dot de la femme
est entièrement dévolue aux enfans, et, à défaut, à ses parens en
cas de mort. S'il y a divorce, elle reprend sa dot, en y ajoutant ce
que personnellement elle a gagné ou acquis par héritage. Il n'est
pas en Europe d'être humain dont les intérêts soient mieux proté-
gés. Fille, elle se marie à son gré et lorsque cela lui fait plaisir ;
mariée, elle quitte son époux dès que celui-ci la néglige ou la
UN ROYAUME DISPARU, 167
maltraite. Pour divorcer, il ne lui faut faire qu'un simple exposé
de ses griefs devant les anciens du village. Ce n'est pas dans ce pays
que M. Naquet passerait pour subversif et prodigieusement avancé.
Ce sont les femmes birmanes qui procèdent aux ventes des récoltes ;
et les Anglais, qui leur achètent du riz, prétendent qu'elles sont
plus au courant des marchés que leurs courtiers. Ce sont elles en-
core qui dirigent l'exploitation des fermes, et leurs époux n'y pren-
nent qu'une part très secondaire. En pohtique, leur rôle est moins
brillant, car elles y apportent trop de passion et de haine. Le roi,
que les Anglais ont si lestement détrôné, n"a dû sa chute qu'aux
épouvantables tueries conseillées par sa mère et l'une de ses favo-
rites.
II.
L'empire des Birmans, divisé en haute et basse Birmanie, est d'une
étendue de 230,000 kilomètres carrés, étendue trois fois aussi grande
que celle de la Grande-Bretagne, l'Ecosse et l'Irlande réunies.
Comme sa division l'indique, il comprend des régions absolument
distinctes par leur climat et leur composition géologique. La plus
importante, la plus riche en produits du sol, est celle baignée par
riraouaddy ; deux autres, plus stériles, sont formées de vallées où
coulent sur des fonds de sable ou se brisent sur des rochers qui
en rendent la navigation presque impossible, les eaux du Mékong
et du Salouèn. Le tout est parfaitement encadré par des montagnes
couyertes de belles et sombres forêts \ierges, lesquelles, à leur
tour, sont divisées en deux provinces portant les noms d'Arakan et
de Tenasserim. Le Mékong traverse une partie des états des Shans,
dont quelques-uns sont ti-ibutaires de la Birmanie ; il arrose une
magnifique plaine qui pour être fertile n'a besoin que d'une popu-
lation qui lui fait depuis longtemps défaut. On sait qu'il se jette
à la mer non loin de Saigon. Le Salouèn écoule ses eaux, torren-
tueuses de sa source à son embouchure, dans le golfe de Martabail,
presque toujours enserré entre de hautes montagnes sur les-
quelles un arbre de grande valeur, le teck, se développe avec une
profusion nulle part égalée. Comme pour le Mékong, la navigation
du Salouèn est presque impossible, en raison des nombreux rapides
qui interrompent son cours. L'iraouaddy, un grand et magnifique
fleuve dont la source, comme celle du Nil, est restée longtemps
inconnue, arrose de vastes plaines que partout il fertilise. Après
avoir reçu deux affluens, le Sittang et le Kyendwin, l'iraouaddy
forme à son embouchure, située à la pointe du golfe de Bengale,
168 RE\TJE DES DEUX MONDES.
un immense delta qui, de même que celui du Nil, est destiné
un jour à féconder de grandes rizières. Le fleuve est navigable, jus-
qu'à 900 milles de son embouchure, pour des bateaux à vapeur
d'un faible tonnage ; et les montagnes qui bordent ses rives, sur
la plus grande partie de son cours, sont également riches en arbres
de haute futaie et en minerais.
Autrefois, le climat de la Birmanie était réputé très malsain ;
depuis qu'il a été mieux étudié, cette opinion s'est modifiée, et
il a été reconnu plus salubre que celui de Siam et celui de
Cochinchine. Ce n'est jamais pourtant sans impunité que l'Euro-
péen séjourne dans les forêts non encore exploitées ; il y est pris de
fièvres lentes qui, à la longue, ont raison des tempéramens les plus
robustes. Le colon assez téméraire pour assister en personne à un
défrichement peut compter les jours qui lui restent à vivre aussi
sûrement qu'un condamné à mort. Il est, comme en toutes choses,
des exceptions. C'est ainsi que M. J.-Arman Bryce, l'un des membres
les plus distingués du Hoyal Colonial Jnst il nie, a raconté qu'il avait
passé de longues journées dans les montagnes boisées de la Bir-
manie sans être malade ; mais il a dû ajouter qu'il n'en avait pas été
de même de ses compagnons, qui, tous, avaient été frappés. Les
produits du sol de la Birmanie sont aussi variés que le climat; le
plus important de tous est le riz qui, dans le delta, couvre de ses
blonds épis d'immenses étendues. L'exportation des céréales, en
peu d'années, a atteint plus de 1 milhon de tonnes, ce qui repré-
sente une somme de 125 millions de francs. La canne à sucre se
cultive sur une très petite échelle, quoique le terrain lui soit très
favorable et que les Birmans aiment avec passion les sucreries ; aussi,
leur indolence habituelle et leur gourmandise incorrigible les obh-
gent à faire venir de l'Inde anglaise et des détroits de la Sonde
des cannes et des palmiers aux sucs emmiellés. Le tabac s'y cultive
partout, et de préférence dans les terrains légèrement sablonneux
et humides. La feuille, qui ne subit aucune préparation chimique,
se roule en cigares d'un pied de long. Tout le monde fume, depuis
l'enfant qui commence à marcher jusqu'au vieillard qui se traîne.
Rien de plus comique que de voir un petit être ayant à l'oreille, —
l'oreille est son porte-cigare habituel comme elle est le porte-
monnaie du Tagale, — une énorme cigarette. Les carottes de tabac,
exportées en si grande quantité de Birmanie pour être fumées aux
Indes et en Europe, ne sont pas récoltées dans le premier de ces
pays comme on pourrait le croire; elles y sont importées de la
côte du Goromandel et du Bengale pour être nettoyées de leur sal-
pêtre, roulées et ensuite réexpédiées à Londres et à Anvers. On a
planté du café, avec succès, au sud de Tenasserim, et cette région,
UN ROYAUME DISPARU. 169
qui touche presque à l'Equateur, pourrait produire abondamment
d'autres épices qui, du reste, s'y trouvent à l'état sauvage. L'arbre
à thé, qui croît admirablement dans l'un des états des Shans. donne
une feuille dont la saveur ne plaît guère aux Européens ; en re-
vanche, les Birmans en sont friands, et ils ne croient pas avoir fait
un bon repas, s'ils n'en ont pas absorbé plusieurs infusions. L'ex-
souverain s'en était fait de beaux revenus en le monopolisant. Il y
a donc chez les Shans un terrain où l'arbre à thé prospère admira-
blement. Le cotonnier est en plein rapport au sud de Mandalay.
J'ai dit qu'un arbre qui est pour les marines militaires la meilleure
des essences forestières, le bois de teck, se trouvait dans les
montagnes. Il possède une huile essentielle qui le préserve de l'hu-
midité et défend le fer de la rouille quand il s'y trouve encloué. Il
reste exposé impunément à la grande chaleur ou au contact de
l'eau sans se fendre ni se poumr; de plus, il résiste au ver
blanc, qui, en Asie, ronge tous les autres bois et surtout les bois
d'Europe. Indépendamment du cocotier, du bananier, du manguier,
de l'oranger et de l'ananas, la Birmanie produit l'aréquier en quan-
tité très grande. Ce gracieux conifère, au feuillage moins abondant
que celui des dattiers et des cocotiers, soit qu'il selève au-dessus
des rizières, d'un massif d'hibiscus, ou qu'il dresse sa tige élancée
au sommet d'un coteau, réjouit toujours les yeux par son bouquet
de fines palmes et ses fruits dorés. Comme tous les indigènes mâ-
chent la feuille du bétel, dans laquelle un morceau de la noix de
l'aréquier se trouve enveloppé, la récolte en est énorme. La
poudre d'or se trouve dans le sable des rivières. Si elle est rare dans
la poche des Bu-mans, elle s'étale et brille au soleil en lames
épaisses sur les toits sextuples des portes des villes, aux colonnes
des palais, et dans l'intérieur des temples. Toutes les richesses de
la Bh-manie y passent. Le cuivre est en telle abondance dans les
états des Shans que les anciennes pagodes du Laos en sont recou-
vertes par plaques épaisses. L'étain se trouve au sud de Tenas-
serim ; il se montre tout le long des couches granitiques de cette
province, pour descendi'e de la péninsule malaise jusqu'aux
détroits de la Sonde, où les Célestes l'exploitent sur une grande
échelle. L'huile de pétrole y est connue et utilisée depuis un
temps immémorial, bien longtemps avant son exploitation en Amé-
rique.
Mais ce qui fait de la Birmanie une des plus riches contrées du
monde, ce sont ses pierres précieuses. Les mines de Mogoung, au
pays montagneux des Shans, ont été pendant longtemps les seules
qui aient fourni le véritable rubis d'Orient. L'ex-roi Thibô en por-
tait un à son doigt du poids de 80 carats lorsque les Anglais lui
170 REVUE DES DEUX MONDES.
mirent la 'main au collet. Pendant longtemps la Birmanie et Ceylan
avaient eu le privilège de lournir à l'Europe des saphirs. Mais de-
puis la découverte de nouvelles mines à Bangkok et dans l'Himalaya,
près de Siinla, cette pierre a perdu beaucoup de sa valeur. Ce qui
valait 750 francs par carat n'en vaut plus que 150. 11 est une autre
pierre d'un rapport autrement important que celles du rubis et du
saphir, c'est le jade, serpentine d'un blanc verdàtre dont les gise-
mens se trouvent à l'ouest de Mogoung, dans la vallée de l'Orou,
un des alïluens du Kyendwin. Les mines sont travaillées par les
sauvages Kakhyens et leurs produits sont achetés par les Chinois. On
en extrait chaque année pour une valeur de 2 millions de francs.
C'est toujours la pierre favorite des Célestes, qui en font des coupes,
des boutons de mandarins et des amulettes. Pour satisfaire les
véritables connaisseurs, il faut que le jade soit d'un vert brillant
comme lémeraude. ou d'une grande blancheur, mais sans transpa-
rence. Il est, en Chine, des boucles d'oreilles eu beau jade vert éva-
luées et payées 50,000 francs la paire.
La faune est des plus remarquables. L'éléphant sauvage habite
les forêts en troupes nombreuses. Les Birmans, qui vénèrent
l'éléphant blanc à l'égal d'un dieu, ne savent pas utiliser cet
anmial comme font les Siamois. La Bomba ij Burmah Corponitwn,
qui exploite les forêts de teck dans le royaume de Siam, a eu
plusieurs milliers d'éléphans à son service depuis sa formation.
Pas d'ouvriers au monde plus dociles, plus patiemment attachés
à leur rude besogne. Les tigres, les léopards, les grands fauves,,
abondent dans les jungles. Le rhinocéros et le crocodile peu-
plent les parties basses des rivières. Le poisson, qui, avec le
riz, est la nourriture principale des Birmans, est très abondant.
Une des grandes industries des villages cpii bordent l'Iraouaddy
est d'en faire une pâte, qui, desséchée et fortement salée , se
garde dans les habitations, où elle répand une odeur des plus ré-
pulsives.
On ne trouve en Birmanie ni manufacture de soie ni manufac-
ture de coton à l'européenne, mais il y a beaucoup de métiers à la
main qui donnent des étoffes très belles en dessin et en couleur. Il
est à craindi'e que les bas prix des produits fabriqués à Man-
chester, Glascow et Bombay ue ruinent la fabrication indigène.
Il est bien à désirer que, ainsi qu'en Tunisie et en Algérie, où.
fonctionnent encore beaucoup de métiers indigènes, les tisseurs
birmans continuent à produire ces soieries aux belles couleurs,
aux dessins merveilleux, dont l'Asie possédait le secret avant
nous.
Dès l'année 188Zi, les Anglais faisaient avec la Birmanie et par
DX ROYAUME DISPARU. 171
mer des échanges qui, en objets d'exportation et d'importation, at-
teignaient déjà le chiffre de hO millions de francs. Il est vrai que
nos voisins étudient avec un soin tout particulier les pays qu'ils
s'annexent afin d'en tirer le meilleur parti, et qu'ils ne s'en désin-
téressent pas comme nous. Ils y emploient leur or, une marine qui
n'a garde d'épiloguer, leurs soldats, et l'élite de leurs grands sei-
gneurs diplomates. ^
III.
Au nord, les frontières sont mal définies, peu connues ; mais il
est certain qu'elles ne dépassent pas le 'IS"" degré de latitude. A l'est,
le pays est Umitrophe de la riche province chinoise du Yunnan et du
royaume de Siam. Au sud et du côté du nord-ouest, il est baigné
par les eaux du golfe du Bengale. Depuis la frontière de l'extrême
nord jusqu'à la Montagne-Bleue, et sur la frontière est, habitent,
au milieu de montagnes boisées et dépourvues de routes, des tri-
bus d'approche difficile et peu civilisées. Dans le nord et le nord-est,
elles portent le nom de Kakhyens ; dans l'est et toute son étendue
sont les Shans ; au sud-est, près de la frontière siamoise, entre
19° et 20° de lathude, habitent les Kaiennis. La plus fertile de ces
régions est celle qu'habitent les Shans; indépendamment des
essences précieuses de ses forêts, on y trouve les fruits les plus
savoureux des tropiques, car chaque village a son jardin où on les
cultive avec soin. La rose y fleurit ainsi que le myosotis. L'éléphant,
le cheval sauvage, les moutons en troupeaux innombrables, peu-
plent des plateaiLX d'une grande étendue et couverts de luxiu-iantes
prairies. L'homme de ces hautes régions est actif, alerte, laborieux,
comme le sont les habitans des montagnes. Les Anglais, ainsi que
je crois l'avoir indiqué, espèrent bien le voir descendre des hau-
teurs où il se réfugie depuis un temps immémorial, et cultiver
les vallées ; mais ils ont affaire à un être indépendant qui ne vou-
di'a pas plus de la domination des nouveaux-venus qu'il n'a voulu
de la tyrannie cMnoise ou birmane.
Il ma été possible de parcourir un certain nombre de colonies
anglaises et, dans aucune, la sympathie de l'indigène ne s'est ma-
nifestée à mes yeux pour les agens et les soldats de la Grande-Bre-
tagne. C'est la terreur qui maintient sous le joug de cette grande
puissance tant de peuples divers : il est donc douteux que des tri-
bus, jusqu'ici indomptées, viennent d'mi cœm* léger se reconnaître
les sujets d'étrangers qu'ils détestent à coup sûr, et la preuve en
est dans les luttes journalières que les dacoïts, — qui sont aux An-
172 REVUE DES DEUX MONDES.
glais ce que les pirates du Tonkin sont aux Français, — soutiennent
contre eux.
C'est clans les premières années du xiv^ siècle, quand parut la
relation du voyage de Marco Polo, que la Birmanie fut un peu
connue de l'Europe. Lorsque le célèbre Vénitien la parcourut,
c'était un état puissant ; il l'avait à peine quittée qu'une armée chi-
noise faillit en faire la conquête définitive. Le roi birman, vaincu,
poursuivi à outrance, dut chercher un refuge à l'extrémité occi-
dentale de ses états, laissant sa capitale, qui alors était Pégou, au
pouvoir de l'envahisseur. Celui-ci, il est vrai, s'éloigna, mais pour
reparaître et disparaître à plusieurs reprises. Le résultat de ces
invasions répétées, des réquisitions incessantes d'un ennemi insa-
tiable, fut la division du royaume de Birmanie en petites monar-
chies et en minuscules républiques, jusqu'au jour oi^i un roi de
Pégou, le victorieux Alompra, en lit la conquête et les réunit de
nouveau en un seul royaume. Le premier Anglais qui, sous le règne
d'Elisabeth, pénétra dans ces lointaines contrées, se nommait Ralph
Fitch. Les Portugais, en ce temps-là, dominaient sur mer, et Ralph
Fitch, tout Anglais qu'il était, dut passer par la Syrie pour les éviter et
gagner le golfe Persique. Mais le gouverneur d'Onnuz, un Portu-
gais des moins hospitahers, le mit en prison en l'accusant d'es-
pionnage. Le voyageur, ayant réussi à s'échapper, gagna Agra, où
le Grand Mogol tenait alors sa cour. D'Agra, Ralph Fitch descendit
le Gange, et après avoir Aisité les anciennes villes d'Allahabad, Bé-
narès, Patna et Gaur, il réussit à se faire débarquer à Rangoun,
port birman, qui, alors comme de nos jours, était très commer-
çant.
La ville de Pégou, visitée par Ralph Fitch en 1586, lui parut belle
et très populeuse. Elle était défendue par de solides murailles et
des marais où abondaient des crocodiles affamés. Elle formait un
carré parfait dans lequel on pénétrait par vingt-quatre portes. On y
fumait déjà de l'opium, paraît-il, ce qui permet aujourd'hui de dire
aux conquérans actuels qu'ils ne peuvent être accusés d'y avoir
introduit cette drogue dont les Birmans abusent. Masulipatam,
une ville de l'Inde, fournissait aux habitans de Pégou des étoffes de
couleurs; le Bengale leur envoyait ses légers tissus de mousse-
line. Le bois de santal et la porcelaine leur venaient de Chine.
Quant aux rares marchandises européennes qu'ils pouvaient se pro-
curer et qui se composaient de draps et de velours, elles leur arri-
vaient par Alexandrie et la Mecque. De leur côté, les Birmans,
comme au temps de Salomon, exportaient de l'or, de l'argent, des sa-
phirs, des rubis, du musc, du vernis à laquer, du riz et des
sucres.
UN ROYAUME DISPARU. 173
Les échanges entre la Birmanie et l'Europe étaient donc, dès cette
époque, assez importans. Au commencement du xvii° siècle, des
Anglais et des Hollandais avaient déjà des factoreries àBhâmo, au
nord de Mandalay, presque aux portes du Céleste-Empire. Une que-
relle s'élant élevée entre des indigènes et des Hollandais, ceux-ci
commirent l'imprudence de dire qu'ils appelleraient les Chinois à
leur aide. Les Birmans furent si peu effrayés de cette menace,
qu'ils mirent les Européens à la porte de chez eux ; les Hollandais
n'y sont plus revenus. En 1750, les Pégouans avaient atteint leur
maximum de puissance : ils envahirent les territoires des répu-
bliques et des monarchies qui les avoisinaient ; ils brûlèrent Ava
et, s'étant saisis de son souverain, ils le mirent dans un sac de cuir
rouge, et comme s'il eût été une odalisque infidèle, ils le jetèrent
dans l'Iraouaddy, où il fut noyé. Le glorieux roi des Pégouans,
Alompra, partout victorieux et fondateur de la dernière dynastie
birmane, eut l'honneur de voir son alliance sollicitée par la France
et l'Angleterre. Notre grand Dupleix, gouverneur-général de Tlnde
française, obtint l'autorisation de créer une factorerie à Syriam ; de
son côté, la compagnie anglaise reçut en propriété l'île de Negrais.
Ces concessions furent de courte durée : Alompra ayant été informé
que les Français et les Anglais conspiraient contre lui, il les lit
massacrer. Au peu endurant Alompra, succéda un roi batailleur
du nom de Sin-Byoo-Sliin, qui, pendant treize ans, durée de son
règne, eut toujours les armes à la main; il repoussa quatre inva-
sions chinoises, envahit Siam, et détruisit la ville d'Ayuthi, qui en
était la capitale. Il étendit son pouvoir sur les états shans jusqu'au
Mékong et s'annexa Manipour. A sa mort, il surgit un tel nombre de
successeurs, que deux rois éphémères et bon nombre de princes
qui conspiraient furent, eux aussi, mis en sacs et noyés. En 1782, un
certain Bo-daou-Payah régnant vit arriver à sa cour le capitaine
Symes, envoyé en ambassade par sir John Shore, le gouverneur
général de l'Inde. Le capitaine se présentait à Ava sous le prétexte
apparent de resserrer les relations qui existaient entre la Bir-
manie et la puissante compagnie, mais, en réalité, avec l'intention
d'anéantir ce qui restait de l'influence française en Asie. L'ambas-
sadeur fut décoré d'un ordre quelconque, ce qui n'était pas une
faveur bien grande ; mais avec cette distinction il obtint pour ses
compatriotes l'autorisation de s'établir à Bangoun. C'était en
germe, hélas ! la perte du royaume de Birmanie pour le naïf Bo-
daou-Payah, « le grand père saint, » comme l'appelait le dernier
prince de sa dynastie.
Un autre capitaine, Hiram Fox, envoyé en 1796, comme résident
en Birmanie, fut soumis à de telles humiliations qu'il dut aban-
17/| REVUE DES DEUX MONDES.
donner son poste et retourner à Calcutta. Symes, le décoré,
rex-ambassadcur, revint à A va, en 1802, sur l'ordre que lui en
donna lord Wellesley. Cette fois, Tanibassadeur fit un fiasco com-
plet, car il ne fut même pas reçu par le souverain. On accusa l'in-
fluence française de cet échec, et l'accusation était justifiée. Les-
querelles entre Anglais et Birmans devinrent dès lors incessantes ;
elles devaient fatalement aboutir à une déclaration de ijucrre.
En ce moment-là, l'empire birman était l'un des puissans em-
pires d'Asie. Indépendamment de la Birmanie propre, desproAànces
du Pégou, d'Arakan et de Tenasserim, il comprenait la principauté
de Mogoung, les états des Shans du nord, ainsi que ceux de Ka-
khyen, Assam, Cachar et Manipour. Les chefs des états des Shans
étaient ses tributaires jusqu'aux rives du Mékong. '
L'armée des Birmans était tellement habituée à battre ses
ennemis et à conquérir des territoires, qu'elle demanda à ses chefs
de l'embarquer pour aller à la conquête de l'Angleterre. Cette jac-
tance, naturelle chez des soldats qui avaient toujours battu leurs
ennemis et repoussé un nombre infini d'invasions chinoises, leur
devint funeste. Il est vrai que, tout d'abord, les premières ren-
contres furent contraires aux Anglais; à Assam, à Sillet, on les tint
en échec ; à Chattagong, on les mit en déroute. Quand la nouvelle
en parvint à Calcutta, il y eut ptmique et les Anglais s'organisèrent
en milice. Quelques années après notre installation en Nouvelle-
Calédonie, les Australiens firent de même. A la guerre, la fortune
cause de cruelles surprises. Les forces britanniques, au nombre
de 12,000 hommes dont 7,000 de troupes indigènes, battirent
complètement un jour le meilleur des généraux birmans. Le roi,
terrifié par la marche rapide des Anglais qui n'étaient plus qu'à
hù milles d'A\a, demanda à composer. D'un seul coup, il leur aban-
donna Arakan, Tenasserim, ainsi qu'une partie de Martaban. Ca-
char, lyutea et Assam furent évacués par ses troupes, et d'un com-
mun accord, on déclara Manipour ville indépendante, mais sous
le protectorat de la Compagnie des Indes. Or on sait aujourd'hui
mieux qu'autrefois ce que signifie ce mot de protectorat. Ces
triomphes n'en coûtèrent pas moins très cher aux troupes anglaises,
car lu guerre, commencée à l'époque la plus malsaine de l'année,
avait occasionné des vides terribles chez les envahisseurs. Les pertes
s'élevèrent jusqu'à ^72 pour 100, dont 5 seulement provenaient
d'armes à feu.
La leçon de modestie infligée aux soldats birmans n'ayant paru
suffisante ni aux vainqueurs ni aux vaincus, les Anglais, poussés
à bout par un roi peu clairvoyant, entrèrent de nouveau en cam-
pagne en 1852, et, en moins d'un an, Moulmein, Bassein et Prôme
UN ROYAUJrE DISPARU. 175
furent conquis. La province de Pégou passa aux mains de la Com-
pagnie de l'Inde. Gomme celle-ci était déjà maîtresse de l'Arakan
et du Tenasserim, qu'elle tenait la côte depuis les bouches du
Gange jusqu'à la presqu'île de Malacca, le roi et son royaume res-
tèrent cooime en cage, sans une yille, sans un port, sans un dé-
bouché sur la mer.
Lord Dalhousie, alors yice-roi de l'Inde, ne daigna même pas
traiter avec les Birmans vaincus. Une simple proclamation leur
apprit la cessation des hostilités et le nombre de villes qu'ils per-
daient.
Gomme nous n'avions encore ni la Gochinchine ni le Tonkin, ces
événemens nous laissèrent indifférons et passèrent inaperçus. Les
nations rivales de la France pouvaient alors s'agrandir au détri-
ment de notre influence et de nos intérêts en Asie, sans que l'at-
tention que nous prêtions alors aux questions de politique inté-
rieure, les seules qui nous passionnent, en aient été le moins du
monde distraite.
IV.
Pour succéder au roi imbécile qui s'était laissé si facilement
battre et abattre, le peuple alla chercher, dans un monastère où il
vivait de la vie calme des religieux, un prince du nom de Men-
doùme-Men. G'était un esprit vraiment éclairé, d'une grande élé-
vation d'idées, ayant toujours préféré la simplicité au faste, la
pauvreté aux richesses, la chasteté aux plaisirs du harem. Tou-
tefois, dès qu'il fut sur le trône, s'il continua à rester remar-
quablement avisé et sage, il dut, pour se conformer aux traditions,
modifier ses habitudes, et il les modifia si bien que, lorsqu'il mou-
rut, il laissa cinquante-trois veuves reconnues ses femmes légitimes
et une bien plus grande quantité de concubines. Des premières, il
avait eu quarante-huit garçons et soixante-deux filles. On ne s'est
jamais donné la peine de compter les enfans des favorites, puisque,
en raison de leur illégitmiité, leur compétition au trône n'était pas
à craindre. G'était pour éviter, — on le verra plus loin, — une;
rivalité possible avec le fds que Mendoûme-Men avait choisi pourr
lui succéder, que la reine mère et l'une de ses filles ordonnè-
rent un massacre général de princes et de princesses. Leurs parti-
sans, — chaque prince a les siens, — auraient partagé leur sort si
le temps n'eût manqué à ces femmes sanguinaires. Je dois dire,
pour être impartial, que la tradition et la raison d'Etat autorisaient
ces tueries.
Le sage ^Mendoûme-Men, secondé par un frère aux idées aussi
176 REVUE DES DEUX MONDES.
larges et aussi éclairées que les siennes, envoya en Europe un cer-
tain nombre de jeunes hommes avec mission de s'y instruire. On
en vit à l'École centrale, aux Arts et Métiers et à Saint-Gyr. Beau-
coup d'officiers de notre armée n'ont sans doute pas oublié le bril-
lant et sympathique Mong-Thou, un de leurs camarades de promo-
tion. Le retour à Mandalay, la capitale birmane, de cette jeunesse
enthousiaste de la civilisation d'Occident, eût très certainement pro-
duit de grands changemens dans le pays, si le frère du roi, l'ini-
tiateur des réformes, n'eût été poignardé, en 1867, par l'un de ses
neveux. C'est dans ce temps-là que diverses missions anglaises et
françaises parcoururent le nord Je la Birmanie, du Siam et du Cé-
leste-Empire pour découvrir lequel de ces trois fleuves, Tlraouaddy,
le Mékong ou le Song-Koï, était le plus navigable de sa source à son
embouchure. On a lu ici-même la relation de voyage de M. de La-
grée et de ses compagnons ; les découvertes de Francis Garnier,
victime comme tant d'autres de son désir de voir la France de-
venir une puissance coloniale. J'ai moi-même raconté à cette place
l'exploration du vice-consul Margary et son assassinat non loin de
Talifou, et le voyage de Jean Dupuis, le moins récompensé des
explorateurs, de l'embouchure du fleuve Rouge jusqu'au Yunnan (1).
Toutes ces recherches n'étaient pas sans causer quelques soucis
au souverain de la Birmanie, et, croyant que l'Europe lui accor-
derait son appui dans le cas où l'Angleterre voudrait faire de son
royaume ce qu'elle avait fait de l'Hindoustan, il envoya une am-
bassade à Rome et à Paris pour solliciter des traités de com-
merce et de paix. L'Italie eut le bon esprit de s'y prêter sans
hésitation, et un consul itaUen vint immédiatement se fixer à Man-
dalay. La France, elle, ne sut rien conclure, et, devant l'indiffé-
rence de cette puissance, Mendoûme-Men ne songea plus qu'à
retourner à ses anciennes coutumes de méditation et de chasteté.
En vue d'un si grand changement, il se faisait construire un mo-
nastère immense, avec l'intention de l'habiter, lorsqu'il mourut,
le l^"" octobre 1878. Ce fut une grande perte que la mort de ce
sage, car il pressentait bien que, lui disparu, son royaume serait
absorbé par la puissance qui l'enserrait à l'étouffer. Passionné
pour les discussions rehgieuses et philosophiques, Mendoùme-
Men aimait à appeler auprès de lui les Anglais de distinction
ou de grand savoir qui voyageaient en Asie. Après s'être longue-
ment elïbrcé de leur démontrer la supériorité de la morale boud-
dhiste sur la morale des autres religions, il finissait par prouver à
ses auditeurs que la façon dont on lui avait enlevé une partie de
(1) Voyez la Revue du i" mai 1874 et du 15 septembre 1880.
UN ROYAUME DISPARU. 177
ses biens n'avait rien de chrétien. Ces entrevues ne se renouvelaient
guère, car, indépendamment de ce qu'elles avaient de gênant pour
les visiteurs, ceux-ci se mouraient de consomption. Le roi, en rai-
son de sa piété, ne pouvait offrir à ses hôtes que des fruits et des
légumes. Un docteur suisse, qui s'était fixé près de lui pour étudier
à fond le bouddhisme, faillit être la victime de ce régime. Il n'en
réchappa qu'en allant dans les bois dénicher des œufs que lui-même
faisait cuire et mangeait en cachette.
Pendant les derniers jours de la maladie du roi, les ministres, à
l'instigation de la reine et de sa lille Supaya-Lat, firent emprison-
ner tous les fils et filles, légitimes ou non, du souverain expirant.
Ils étaient si nombreux que jamais on n'en a su le nombre exact.
Cette mesure était prise, ainsi que je l'ai indiqué, pour que, à l'avè-
nement du successeur de Mendoûme-Men, il n'y eut ni rivalité ni
latte possible entre les partisans de ces princes, fils et filles de sang
royal. Un soulèvement de leur part paraissait-il probable ? la rai-
son d'Etat exigeait-elle leur disparition? on les égorgeait en masse.
Ce barbare usage était si bien connu du peuple, qu'à la nouvelle
des premières arrestations des descendans de Mendoûme-Men, des
nourrices firent disparaître du palais, en les déguisant, deux jeunes
princes qu'elles avaient allaités. Ils leur durent deux fois la vie.
Mendoûme-Men s'était pris d'une grande aiïection pour l'un de ses
fils légitimes, Thibô, dont la mère, malheureusement pour lui, était
morte, et il le désigna pour son successeur. Thibô, élégant, vif
d'esprit, très intelligent, se prêta, pendant les premiers jours du
règne, aux réformes projetées par son père et quelques-uns des
Birmans qui avaient fait le voyage d'Europe. On reçut au palais
tous les journaux de France et de l'Inde. Un de nos compatriotes,
M. Fernand d' Avéra, y expliquait comment dans les pays civilisés
on élaborait et exécutait les lois. Un autre Français, M. de Thevelec,
donnait aux troupes birmanes une instruction militaire dont elles
avaient le plus grand besoin. Il fut question de créer à Paris des
compagnies pour mettre en exploitation les mines et les forêts. Il y
eut un trésor d'Etat correctement administré, un conseil de minis-
tres qui disait : « Le roi, c'est nous ! » Formule bien nouvelle,
n'est-ce pas, dans un pays d'absolutisme séculaire ?
Cela dura soixante jours.
Soudainement, Thibô devint sombre et taciturne, et, s'il sor-
tait de sa morosité, c'était pour se livrer avec des jeunes gens de
son âge à d'odieuses débauches. Sollicité avec acharnement par le
parti vieux birman d'interrompre les réformes en voie d'exécution,
pressé par la reine mère, veuve de Mendoûme-Men, d'exterminer
TOME xciv. — 1889. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
les princes prisonniers, le malheureux et fai])le Tliibô cherchait
dans l'ivresse l'oubli de ses pouvoirs.
Aujourd'hui, il est bien avéré que le roi n'avait pas les instincts'
sanguinaires que les Anglais lui ont prêtés pour le besoin de leur
cause. La reine mère, qui avait dans les veines du sang de cet Alom-
bra qui perpétra le meurtre d'Anglais et de Français soupçonnés
de conspirer contre lui, résolut d'agir sans consulter personne ;
elle ordonna aux ministres, qui tremblaient devant elle, d'avoir à
faire exterminer les prisonniers de sang royal, sans distinction d'âge
et de sexe, et quel que lût leur degré de parenté avec Thibô et sa
propre famille.
Un jour, les fonctionnaires suspects et les généraux douteux re-
çurent l'ordre de s'éloigner de la capitale, et celle-ci s'emplit
aussitôt de bateleurs et de charlatans chargés d'anmser et de dis-
traire le peuple. Dès que la nuit tomba, des condamnés à mort
qu'on avait enivrés, et auxquels on avait promis de faire grâce s'ils
exécutaient avec énergie une horrible besogne, furent conduits
aux prisons du palais. Sur l'ordre de l'un des officiers de la reine,
ils se ruèrent sur les prisonniers qui leur furent désignés, et dont
les âmes commencèrent en cette nuit sinistre leur première trans-
migration jusqu'à l'anéantissement final, idéal des croyances boud-
dliistes.lly eut des scènes d'horreur indescriptibles. Les plus jeunes
des princes périrent la tête broyée aux murs de la prison, les plus âgés
sous des coups de massue assénés sur la gorge. De jeunes prin-
cesses s'olMrent à leurs bourreaux en échange de la ^1e; les mons-
tres, après en avoii' abusé, les étranglèrent. A un prince qui deman-
dait qu'on lui fit grâce, d'autres princes dirent : — « Ae savais-tu
pas que c'était ainsi que tu devais mourir? Meurs donc avec di-|
gnité ! »
Ce qu'il y a d'étrange, c'est que le résident anglais, qui habitait
dans une maison située seulement à 800 mètres du palais, n'inter-
vint d'aucune façon; avisé par ses espions, durant la nuit, que la
boucherie commençait, ne pouvait-il agir d'une laçon quelconque '?
A tous les points de vue c'était son rôle et son devoir, le représen-
tant de la Grande-Bretagne à Mandalay étant le protecteur des
étrangers et le représentant de la civihsation européenne dans ces
parages. Il se borna à menacer les ministres du roi d'abaisser son
pavillon si d'autres massacres avaient lieu. Le consul d'Italie lit aussi
des remontrances qui ne furent pas plus écoutées que celles du
résident anglais, car quelque temps après la famille d'un ancien
ministre fut assommée.
La seule excuse que, par la suite, donna Thibô au sujet de la|
mort violente de ses proches, c'est que, à chaque changement de
UN ROYAUME DISPARU, 179
règne, on en agissait ainsi dans son pays. En captivité et au con-
tact dEuropéens, il a dû finir par comprendre qu'une telle coutume
était d'autant plus barbare ffue les souverains birmans ont tou-
jours eu quatre femmes légitimes, et. de plus, des favorites à dis-
crétion.
Aussitôt après les massacres, on créa une loterie d'état afin d'as-
surer au trésor royal un revenu certain ; le gouvernement fit con-
struire d'élégantes maisons de jeux et, pour mieux y attirer la foule,
on les pourvut de musiciens et de danseuses. Le peuple ne tarda
pas à abandonner la culture des terres pour passer son temps dans
les maisons de plaisir. S'il y jouait et perdait, ce qui ne manquait
jamais, il vendait son champ, ses femmes et ses enfans, jusqu'au
jour où. ayant tout perdu, il devenait un dacoït de la pire espèce,
c'est-à-dire un voleur de i>Tand chemin.
C'est au moment où les sujets du roi Thibô gUssaient sur une
pente de démorahsation à peu près générale, que le vice-roi de
l'Inde mit en mouvement de l'infanterie, de l'artillerie, des vivres,
des munitions qui furent concentrés à Thayet-Maya, ville de la
frontière birmane. On voulait être prêt pour la chute d'un corps
qui se décomposait. Il ne fallait plus qu'un préteste pour marcher
en avant et en terminer avec un territoire depuis longtemps ar-
demment convoité. Ce prétexte, les Anglais l'attendirent l'arme au
pied, bien sûrs qu'il se produirait à l'heure qui conviendrait le
mieux à leurs intérêts.
Ils eurent d'abord l'idée de chercher chicane à la Birmanie, à
propos d'une question de douane. En vérité, il était mipossible de
mettre la main sur l'un des plus anciens trônes du monde pour un
motif semblable, et cette idée fut éloignée. La mort horrible des
princes aurait bien pu servir d'excuse à une intervention bientôt
suivie d'une déchéance, mais le roi était innocent du sang
versé : on ne pouvait lui faire expier un crime qu'il n'avait pas
commis.
Une ambassade envoyée « Paris, en 1883, par Thibo et ses mi-
nistres, dissipa les derniers scrupules. La Birmanie ayant à com-
battre les Shans qui s'étaient révoltés, inquiète de la présence des
troupes anglaises sur toutes ses frontières, sollicita de nous une al-
liance. >otre présence au Tonkin en rendait la pratique facile et
utile, a Les souverains de vastes régions, écrivirent les Birmans au
président de la répubUque française, doivent songer sans cesse à
la prospérité de leurs sujets... Pendant longtemps, les rapports
entre les deux nations ont été rares et difficiles ; aujourd'hui il n'en
est plus ainsi. Il y a déjà dans notre royaume des officiers et des
négocians français dont les travaux acquièrent journellement des
180 REVUE DES DEUX MONDES.
l'importance. En conséquence, Sa Majesté, notre maître auguste,
souhaite qu'un traité d'amitié soit conclu. »
Une clause de ce traité eût mis littéralement le feu aux poudres,
si l'occasion d'en brûler se fût offerte. C'était celle qui nous auto-
risait à introduire des armes chez notre allié par notre frontière du
Tonkin. L'Angleterre ne pouvait y consentir ; et elle inthna l'ordre au
roi Tliibô de recevoir un résident de son choix à Mandalay, résident
-qui contrôlerait tous les actes royaux. Quatre jours étaient accordés
au souverain pour faire connaître sa réponse. Celui-ci, disent les
Anglais, refusa a verbalement » de répondre, et les hostilités com-
mencèrent aussitôt par une marche sur Ava. Les troupes anglaises,
quoique désh-euses de combattre, ne rencontrèrent nulle part d'op-
posans : elles entrèrent dans la capitale sans que le roi en soup-
çonnât même l'approche. Les ministres, la reine mère et une de
ses filles non moins énergique qu'elle, lui avaient caché l'ultima-
tum et l'invasion du territoire. Les femmes voulaient qu'on se
battît à outrance, mais les ministres, croyant encore possible un
arrangement, s'y étaient refusés. Indignées, elles leur jetèrent ces
mots à la face en plein conseil : « C'est à vous et non à nous de
porter des vètemens de femme! » Elles ne s'étaient pas trompées
sur les dispositions de l'ennemi. Le 1" janvier 1886, lord Dufferin,
■aussi catégorique que son prédécesseur lord Dalhousie, procla-
mait en ces termes l'annexion de la haute Birmanie à l'empire des
Indes : « Par commandement de la reine-impératrice, il est notifié
que les territoires gouvernés jusqu'à ce jour par le roi Thibô ont
cessé de lui appartenir, et qu'ils seront administrés tout le temps
qu'il plaira à Sa Majesté, par des officiers qui seront désignés à cet
effet par le vice-roi et gouverneur de l'Inde. Signe : Dufferin. »
Quelques jours avant cette laconique notification, le consul de
France avait quitté Mandalay, muni d'un congé de convalescence.
Lorsque M. de Bouteiller débarqua à Rangoun pour le remplacer,
il apprit qu'il n'y avait plus de Birmanie, et que son malheureux
souverain, ne comprenant rien encore à la rapidité et aux causes de
son infortune, naviguait sous pavillon anglais en qualité de pri-
sonnier de guerre.
Le 25 novembre 1885, un fort détachement de soldats anglais,
commandés par le colonel Sladen, avait entouré le palais, ainsi que
les chevaux de frise en bois de teck qui en protégeaient l'accès. Le
colonel Sladen, aide de camp du général commandant les troupes
d'expédition, demanda au malheureux souverain de se reconnaître
prisonnier de l'Angleterre et d'avoir à lui livrer son royaume, son
palais et ses ti'ésors. Le roi, absolument ahuri, consentit à tout ce
qu'on exigeait de lui, dans la seule espérance qu'il lui serait fait
UN ROYAUME DISPARU. ' 181
grâce de la vie, mais non sans se plaindre amèrement de ses mi-
nistres qui, après l'avoir jeté à l'abîme, l'abandonnaient lâche-
ment. Le colonel lui dit alors qu'il avait ordre de le conduire abord
d'un bateau déjà préparé pour le recevoir. Après de longs pour-
parlers, il fut convenu que l'embarquement n'aurait lieu que le
jour suivant. C'était bien le moins que l'on fît cette concession. Les
gardes du corps du roi reçurent l'ordre d'évacuer la résidence, ce
qu'ils firent en déposant leurs armes de parade et en n'emportant
que les nattes sur lesquelles ils dorment d'habitude. Il est difficile
de s'imaginer un aspect plus misérable que celui de ces hommes.
Ils n'avaient sur eux rien qui ressemblât à un uniforme militaire,
car leur habillement se résumait en un simple lambeau d'étoile.
Dès qu'ils furent partis, des soldats anglais entrèrent dans le palais,
baïonnette au fusil; puis des sentinelles occupèrent les issues. Des
servantes indigènes, attachées au service des femmes du roi, eurent
la liberté d'empaqueter et d'emjiorter leur hardes. Elles en usèrent
et abusèrent pour s'adjuger un grand nombre de pièces de soie-
ries, des parfums d'un grand prix, des vêtemens royaux et jusqu'à
des livres de prix. On fit cesser cet odieux pillage, et une forte
garde s'installa dans le jardin, où le roi, dans un élégant pavillon
aux colonnades dorées, s'était transporté pour passer fraîchement la
nuit. \u lever du jour, des officiers de garde et leurs amis crurent
pouvoir s'approprier, — par droit de conquête, — ce qui, dans les
salons du palais, leur parut valoir la peine d'être eiriporté.
Le 29, au matin, d'autres troupes, commandées par le général
Prendergast, prirent la direction de la résidence royale avec la réso-
lution bien arrêtée d'en ramener le prisonnier royal, dût-on em-
ployer la force. Lorsqu'on lui intima l'ordre de marcher pour
être embarqué, une scène des plus émouvantes eut lieu. Le
roi et deux des reines, ses épouses légitimes, tombèrent aux
genoux du colonel, les embrassèrent, en le suppliant de leur
accorder deux jours, ensuite un seul, et puis enfin quelques heures
de répit. Ce fut refusé, et comme le roi tergiversait encore, que
la chaleur était accablante, une compagnie de soldats, conduite par
le général, se porta au pas de charge dans le jardin. A cette vue,
Thibô pâht affreusement, et les deux reines s'accroupirent en gé-
missant aux pieds de leur seigneur et maître, lequel, malgré son
grand trouble, parut surpris de les voir parées de leurs diamans.
La reine mère, dont les instincts sanguinaires étaient bien connus
des personnes présentes, survint alors également, et, farouche, s'age-
nouilla sans verser une larme aux pieds de son fils d'adoption.
Quelle heure émouvante et quel tableau ! A la droite du souverain
déchu, trois serviteurs fidèles, le front prosterné, agenouillés jus-
d82 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à terre; à gauche, un groupe d'officiers portant déployé le dra-
peau de la Grande-Bretagne ; en face du trône, les femmes accrou-
pies, et, à vingt pas d'elles, une longue fde de soldats en tenue de
campagne, aux figures martiales et bronzées, gardant une com-
plète immobilité.
Entre temps, les oiseaux chantaient dans les tulipiers en fleurs,
se jouaient dans les miiuosas odoians, et le soleil, se refl:étant aux
volutes dorées du pavillon royal, faisait scintiller comme des feux
célestes les diamans des reines. Le joi demanda encore un délai de
dix minutes pour se recueillir et dire un dernier adieu au palais de
ses ancêtres. Elles lui furent accordées ; comme les minutes se pro-
longeaient, le colonel Sladen s'avança vers le monarque, le flan-
qua de deux officiers, et lui dit d'un ton sévère d'avoir à le suivre.
Cette fois, Thibô obéit. Mais à la porte du palais, il y eut encore
une pause^ une hésitation suprême de quelques minutes, puis le
cortège se mit en marche pour le bateau dans l'ordre suivant : le
général Prendergast, le drapeau anglais, l'état-major du général,
quatre porteurs d'ombrelles blanches, le roi et ses deux femmes
légitimes, la reine mère, des serviteurs portant le bagage royal, le
chei des eunuques et les troupes anglaises. A la chute du jour,
l'embarquement était terminé, et lorsque le bateau se détacha len-
tement du rivage pour suivre bientôt à toute vapeur le cours de
riraouaddy juscpi'à la mer, le souverain exilé se mit à sangloter,
comprenant que c'en était fait à jamais de sa puissance et de son
royaume.
L'Angleterre tenait enfin sa proie, proie depuis longtemps con-
voitée, et, avec elle, un butin énorme. On transporta à bord du ba-
teau à vapeur plusieurs sacs de rubis, de saphirs et de diamans;
cinq berceaux d'or massif; une statue de même métal incrustée de
pierres précieuses, mais avec une telle profusion, qu'il était mi-
possible d'en toucher l'or du doigt; un nombre infini de coupes en
or également, coupes de toutes les grandeurs et de toutes les formes,
et, pour en finir, des laks de roupies, c'est-à-dire plusieurs miUions
de francs.
V.
L'annexion d'une partie de la Birmanie en 1852 devait fatalement
aboutir à l'entière annexion de 1885. Peut-être est-ce un tort que
cette assimilation complète, et mieux eût valu pour la Grande-Bre-
tagne d'agir comme nous l'avons fait en Annam, c'est-à-dire placer
sur le trône birman un prince indigène en ne lui laissant que les
apparences du pouvoir. Avec un protectorat exempt de rudesse et
,LN ROYAUME DISPARU. 183
des ministres gagnés par des largesses à la cause des occupans, la
situation eût été moins troublée qu'elle ne l'est à l'heure présente ;
les dacoïts n'auraient pas eu de prétextes à de fréquens soulève-
mens, et la Chine n'eût pu formuler aucune plainte, puisque le ro
régnant eût continué avec la cour de Pékin ses rapports d'un vas-
sel âge fictif.
Aujourd'hui, il est beaucoup trop tard pour revenu- en ariière,
et dût-il en coûter, — ce qui n'est pas douteux, — beaucoup d'or
et de vies anglaises, l'annexion reste et doit rester un fait accompli.
Les difficultés avec la Chine ont été. il est vrai, aplanies, mais
grâce à des concessions qui sont un ^éritable triomphe pour la
diplomatie des Célestes. L'empire du MiUeu qui, méchamment con-
seillé, nous déclara la guerre lorsque nous sommes entrés au
Tonkin, avait les mêmes raisons de mettre flamberge au vent à
propos de la Birmanie. Les titres sur lesquels s'appuyait sa pré-
tendue souveraineté ne tenaient pas plus debout que les raisons
qu'elle évoquait au sujet des Gochinchinois et des Tonkinois. Ils se
fondaient
... Sur Tusagre antique et solennel,
adopté par quelques rois asiatiques, d'envoyer des présens au
Fils du Ciel. Jadis. l'Annam, notre Tonkin, la Corée et quelques
autres petits états asiatiques en faisaient autant. Mais ce n'était
plus qu'un acte de politesse à l'égard d'un voisin puissant et non
un acte de vasselage.
La Cliine semblait aussi avoir oublié que, depuis cent vingt ans,
elle avait renoncé à ses anciennes prétentions sm* sa voishie. Vers
ililiO, celle-ci étant restée sans monarque, la nouvelle dynastie des
Mings voulut s'emparer du trône vacant et n'y réussit pas. De 1765
à 1769, les Chinois firent quatre nouvelles invasions, sous prétexte
de châtier les Shans qui avaient maltraité quelques-uns des leurs.
Ils furent encore battus par un général répondant au nom de Maha
Thibalthura. Ce guerrier, assurément moins barbare que son nom,
eût pu les exterminer; mais, en homme clément et a\dsé, il préféra
leur laisser la ^ie en échange d'un traité de paix. Il y eut échange
de présens, et il fut convenu que, tous les dix ans, ces cadeaux
se renouvelleraient et seraient accompagnés de lettres aussi flat-
teuses pour le roi de Birmanie que pour l'empereur de Chine. Les
présens paraîtront assez mesquins : ils consistaient en quelques
pièces de soie, des glaives et des meubles sculptes. Point principal
du traité : la route « de l'or et de l'argent, » c'est-à-dire celle de
Bhàmo au Yunnan, devait rester ouverte aux deux peuples.
184 REVUE DES DEUX MONDES.
L'AnglcteiTO qui, avec beaucoup de sens commun, se souciait fort
peu de guerroyer contre les Chinois quand elle avait des insurrec-
tions à étouffer en Binnanie, a consenti à envoyer tous les dix ans, à
Pékin, une lettre de félicitations que des présens accompagneront ;
de plus, elle a promis de rappeler la mission commerciale qui de-
vait parcourir le Thibet, Il lui a fallu sans doute de fortes raisons
pour continuer l'envoi d'un tribut que la déposition du roi Thibô
ne rendait plus obligatoire.
Mais ces raisons, on les conçoit bien vite lorsqu'on lit les cor-
respondances qui, depuis trois ans, sont envoyées de Rangoun à
Londres. On y voit que 25,000 hommes de troupes régulières sont
stationnées en pays birman, et qu'un corps de poHce militaire, ré-
cemment créé, dépasse déjà 17,000 hommes. Les nouveaux occu-
pans ne sont maîtres du dacoïtisme, c'est-à-dire des indigènes ré-
voltés, qu'aux points que les troupes anglaises occupent en force, et
là, elles sont surprises par des attaques soudaines. Des soldats de
l'armée régulière de Chine, déguisés en dacoïts, y pratiquent, pour
compte de leur gouvernement, la guerre à responsabilité limitée
qu'ils faisaient à nous-mêmes sur le fleuve Rouge. C'est surtout
au nord, dans les régions voisines du Yunnan et des états shans,
que l'insoumission a pris un caractère des plus graves. Un gros
détachement de gendanuerie y a été attaqué, enveloppé par l'en-
nemi et réduit à un cinquième de son effectif. D'autres rebelles,
retranchés à Maulin, ont dû être canonnés; leurs positions ont été
prises d'assaut, mais les Anglais y ont perdu plus d'un dixième
d'un corps expéditionnaire, composé d'un détachement du régi-
ment de Hampshire et du IT d'infanterie de Rengale, soutenus par
deux canons. Les tribus des Chan et des Karen du nord ne se ren-
dent pas. Un de leurs chefs se livre à des razzias sans cesse renou-
velées et toujours heureuses. L'un de ses derniers exploits a été de
s'éclipser aux regards stupéfaits des gendarmes qui le poursui-
vaient pour lui reprendre cent cinquante éléphans, un butin pour-
tant difficile à dissimuler.
Reste la question financière ou celle des revenus de la conquête ;
ils ont été trouvés inférieurs de plusieurs millions de roupies aux
charges qu'impose l'occupation et que le trésor de l'Hindous-
tan doit couvrir. A ce point de vue, la situation ne compense pas,
à beaucoup près, les sacrifices qu'il a fallu faire et qu'il faudra faire
encore. A Rangoun, où se trouve une succursale de la banque du
Rengale, le taux de l'escompte s'est élevé de 11 à 15 pour 100.
L'argent, qui est le seul étalon monétaire de l'Inde, fait à tel point
défaut, qu'on a toutes les peines du monde à satisfaire à la solde dos
troupes. Il y a bien une circulation fiduciaire de billets de banque,
UN ROYAUME DISPARU. 185
mais chacun d'eux représente 250,000 francs ou un Iak de rou-
pies.
A quelle cause attribuer ce malaise des finances, ces soulève-
mens qui ne se sont produits qu'à la suite d'une annexion facile
au début? iNos voisins ne seraient-ils plus les colonisateurs qu'on
nous a donnés longtemps pour modèle? Leurs actes sont-ils trop
rudes, trop oppressifs, dépourvus de cette façon gouailleuse, mais
bonne enfant dont le soldat français traite l'Arabe et l'Asiatique?
A cela on peut répondre qu'il n'y a rien d'étonnant à ce que les
Birmans n'aiment pas l'étranger qu'ils n'ont ni appelé, ni désiré
voir chez eux, et que la manière brutale dont il les gouverne n'est
pas faite pour gagner leurs sympathies. La terre est conquise, mais
les cœurs ne le sont pas.
11 y a trois ans, aux premiers jours de l'occupation, à un moment
où il fallait frapper les esprits de terreur, les Anglais abusèrent des
jugemens et des exécutions sommaires. A leurs yeux, tous les Bir-
mans étaient des dacoïts, et comme tous les dacoïts étaient passés
par les armes, les Anglais remuaient la haine comme à plaisir. Cette
abondance de rebelles à exterminer permit même à un officier, habile
photographe, de se procurer la plus épouvantable des collections.
Il braquait son appareil sur les condamnés à mort au moment même
où le peloton d'exécution les mettait en joue. Ce n'était que
lorsque les faces convulsées par la (erreur étaient fixées sur la plaque
que le commandement de : « Feu! » se faisait entendre. Se dou-
tait-on que la passion du cliché pût rendre l'homme cruel? Un
autre officier, afin d'obtenir d'un rebelle, — reconnu plus tard inno-
cent,— le nom de ses complices, le fit passer par un simulacre de
conseil de guerre et un semblant d'exécution. « Avouez! )> s'écria
l'officier au moment où les soldats mettaient enjoué le malheureux
qui tremblait de tous ses membres. Et, en efïet, le rebelle, en ce
moment suprême, avoua tout ce qu'on voulut; il nomma des com-
plices en telle abondance que l'officier qui avait inventé cette tor-
ture comprit qu'il avait été niaisement barbare. Le vice-roi de
l'Inde, ayant eu connaissance de ces deux faits monstrueux, s'em-
pressa d'en punir les héros. La terreur, la torture et les fusillades
sont de mauvais moyens de pacification et se retournent contre
ceux qui les appliquent.
Edmond Plauchut.
A TRAVERS L'EXPOSITION
)7
AUX PORTES. — LA TOUR.
I ; 0
-:n
■:<]
Voici le moment de l'année où se réAeille le nomade qui dort en
chacun de nous ; depuis le petit nomade, celui qui déménage à la
Celle-Saint-Cloud, jusqu'au grand nomade que les paquebots em-
mènent autour de la planète. Chacun fuit son logis et sa peine
accoutumée ; un instinct obscur nous pousse à chercher un coin de
monde inconnu ; nous l'imaginons charmant, et il le sera un in-
stant, parce que la figure des choses n'y est pas encore associée
aux vieux soucis que nous y portons. Oui, ce serait l'heure d'aller
revoir si d'aventure l'Orient ou la Russie n'ont pas changé. Mais à
quoi bon partir cette année ? Le monde est venu à nous. Des dieux
bienfaisans ont réduit la grosse boule et l'ont roulée sur les bords
de la Seine ; ils ont échantillonné l'univers sous nos yeux. Du.
temps où les Juifs erraient et où ils ne possédaient que cinq sous,
il y en avait un qui faisait perpétuellement le tour du monde avec
cette somme. Pour ces mêmes cinq sous, chacun peut refaire au-
jourd'hui l'itinéraire éternel d'Isaac Laquedem, des Invahdes au
Champ de Mars, dans les wagonnets de M. Decauville.
Ce sera donc là que nous irons voyager durant l'été du
centenaire. Les notes recueillies en chemin, je les rapporterai,
chaque quinzaine, aux amis inconnus qui voulurent bien me
suivre souvent sur des routes plus lointaines. S'ils réclament un
cicérone complet, technique, informé, qu'ils ne lisent pas plus
avant ; ils ne trouveraient point ici leur homme. Je vais promener
A TRAVERS l'eXPOSITION. 187
à travers cette encyclopédie mes curiosités et mes ignorances,
tâchant de rassasier les unes et d'éclairer un peu les autres. Le
jour de la fermeture arrivera, et nous n'aurons peut-être rien vu
de « ce qu'il faut voir, » comme disent les guides; mais, en fait
de guides, je préférerai toujours la méthode d'Hérodote et de Mon-
taigne, qui est de n'en avoir pas, à celle de Bœdeker et de Mur-
ray. Les aspects pittoresques, les souvenirs que fait remonter une
vision du pays parcom-u jadis, les impressions des foules, et sur-
tout les idées latentes sous les formes sensibles, voilà ce qui nous
arrêtera, ce qui ne nous laissera peut-être pas le temps de regarder
aux vitrines. L'Exposition n'est si amusante que parce qu'elle est
un immense magasin d'idées.
On a quelque peine à s'y reconnaître tout d'abord. Les grandes
lignes du plan matériel sont simples et facilement saisissables ;
celles de l'architecture intellectuelle ne se dégagent pas si aisé-
ment. iNous avons tous éprouvé, aux premières visites, cette sen-
sation du trop-plein dans l'oeil et dans l'esprit ; il semblait que la
pupille ne fût pas assez large pour recevoir et distinguer tant
d'images, le cerveau pas assez solide pour résister à des pressions
trop fortes, trop multiples. Remettons à plus tard les jugemens
d'ensemble. Entrons là sans parti-pris d'aucune sorte, comme on
pénètre dans un musée où sont réunis les témoins d'une époque
mal connue. Au cours de notre enquête, nous aurons quelque
chance de découvrir, l'un après l'autre, les traits généraux qui
constituent la physionomie de cette époque ; en arrivant au terme
du voyage, nous pourrons peut-être recomposer la figure vivante
et ressemblante. Il faudra bien l'essayer ; partis pour faire le tour
du monde, nous ferons avant tout le tour de France et le tom- du
siècle. On nous y a conviés expressément, en ouvrant l'Exposition
du centenaire. Elle ne serait qu'un divertissement puéril, si l'on
n'en prenait pas occasion pour se livrer à cet examen de con-
science.
Dès maintenant, et sans préjuger nos découvertes futures, une
première inspection nous permet d'affirmer ceci : l'Exposition n'est
pas seulement une revue rétrospective, elle est le point de départ
d'une infinité de choses neuves. De là sa supériorité sur ses aînées,
son attrait énigmatique et irrésistible. Dans ce chaos monumental
qui a surgi du Champ de Mars, dans ces édifices de fer et de tuiles
peintes, dans ces machines qui obéissent à un nouveau pouvoir
dynamique, dans ces campemens d'hommes de toute race, et sur-
tx)ut dans les nouvelles façons de penser que suggèrent de nou-
velles façons de vivre, on aperçoit les Unéamens d'une civilisation
qui s'ébauche, l'œuf du monde qui sera demain. L'Exposition est
188 REVUE DES DEUX MONDES.
toute une ville. Je crois que nous devons observer les villes du
présent comme les archéologues observent les villes du passé. Ils
sont arrivés à bien connaître et à reconstituer les plus anciens états
sociaux, en partant de ce principe : l'homme imprime à la coquille
où il vit son caractère personnel ; elle trahit les moindres particu-
larités morales de l'habitant ; la pierre fossile ne moule pas avec
plus de fidélité les organes délicats de l'insecte qui s'y était posé.
Pompéi, Nuremberg, gardent l'empreinte et livrent les secrets des
mœurs romaines, des mœurs féodales ; une ville anglaise, italienne,
orientale, nous révèle l'Anglais, l'Italien, l'Oriental, plus vite et plus
sûrement que de gros traités d'histoire ou de philosophie. Dans
notre Paris, cette puissance de représentation est pour ainsi dire
photographique. J'ai scrupule à revenir sur une remarque déjà con-
signée ici, il y a quelques années; mais l'Exposition la refait nou-
velle en la rendant cent fois plus probante. Quand vous passez sur
un des ponts qui donnent accès au grand caravansérail, regardez à
ûauche : la cité d'autrefois est ramassée sous vos veux dans son
harmonieuse unité, avec tous les organes d'une vie complète ; la
maison de Dieu, la maison du roi, la maison du juge, l'hôtel du
seigneur, le logis du bourgeois, la boutique du marchand. C'est
un tableau admirable, mais un tableau de musée; l'esprit y do-
mine la matière, comme sur le visage d'un mort; car la plupart de
ces formes achevées, d'un sens si clair, sont des formes mortes,
désormais impropres à nos besoins actuels. Ingrat et imbécile se-
rait celui qui la contemplerait, la chère cité, sans amour et sans
vénération ; nous lui devons la tendresse qu'on a pour l'aïeule ; à
qui viendrait cette folle pensée, demander à l'aïeule de redevenir
jeune et de seconder nos travaux?
Tournons la tête, regardons à droite : tout est changé dans la
ville des années récentes, et surtout dans la ville d'aujourd'hui,
l'Exposition. Qu'on amène sur ce pont un passant ignorant de notre
histoire ; il se refusera à croire que la même race d'hommes a
construit ces deux moitiés de notre capitale ; tout au moins, il
taxera notre chronologie d'inexactitude, il supposera entre ces deux
mondes des siècles omis et des dynasties oubliées, comme nous le
faisons pour l'obscure Egypte, quand nous y rencontrons côte à
côte des monumens trop dissemblables. Dans la cité naissante,
tout est confus, moralement inachevé ; faute d'accoutumance,
l'esprit prévenu la condamne en bloc; cependant nous sen-
tons que la vie s'est transportée là, qu'elle ne rétrogradera plus, et
qu'il faut l'aimer aussi, cette créature incomplète, d'un autre
amour, comme on aime l'enfant d'une venue incertaine. Elle nous
étonne et nous centriste d'abord, parce que sa beauté est mal dé-
A TRAVERS l'eXPOSITION. 189
gagée, el surtout parce que son âme ne se déclare pas encore. Il
faut chercher l'absente. Vaine recherche ! dh-a-t-on. Et que faisons-
nous donc, quand nous nous penchons sur le berceau d'un nou-
veau-né, pour épier l'éveil de l'âme? Nous ne nous effrayons pas-
des retards, car nous avons la certitude qu'elle illuminera ce petit
animal inconscient, comme elle avait jadis illuminé l'aïeule ; et
pourtant nous sommes impatiens d'en surprendre les premières
révélations. C'est avec ces sentimens naturels et contradictoires
que nous interrogerons la ville de fer, la ville cosmopolite et sa-
vante, bâtie par nous à notre ressemblance.
Avant d'aller plus loin, je devrais peut-être donner place à un
préambule obhgé pour quiconque exprime sa pensée sur l'Exposi-
tion. Je trouverais sans difficulté dans les casiers de notre impri-
meur les deux clichés entre lesquels on a le choix.
Cliché numéro un. — L'Exposition du Centenaire de la Révolu-
tion française (ne craignez pas de redoubler les r) nous montre
les bienfaits de cette révolution réalisés dans un épanouissement
magnifique. La galerie des machines et la tour Eiffel étaient en
germe dans la Déclaration des droits de l'homme. Seul l'accord
fécond de la liberté et de la démocratie pouvait enfanter ces mer-
veilles, seul le régime répubUcain pouvait donner ce grand spec-
tacle au monde. — Citoyens, des urnes vous attendent au sortir
du Champ de Mars ; si vous êtes satisfaits de ce que vous avez
vu, aux urnes pour la République!
Cliché numéro deux. — L'Exposition (que nous voudrions bien
avoir faite) a avorté, parce qu'elle était associée à la commémora-
tion des plus mauvais jours de notre histoire. Ce n'est qu'une vaste
fête loraine, indigne de la France ; elle n'offre rien de neuf, et le
goût du laid s'y étale. Cependant l'effort qu'elle atteste nous ap-
prend ce dont notre peuple serait capable sous un bon gouverne-
ment, monarchie ou empire. — Peuple, ne te laisse pas distraire
par l'Exposition ; aux urnes pour la monarchie ou l'empire !
Il y aurait un grave inconvénient à développer l'une ou l'autre
de ces thèses : la moitié des lecteurs me fausserait compagnie. Le-
bon sens public est si las de voir mêler la politique où elle n'a que
faire ! Écoutez les propos de la foule qui envahit le Champ de Mars ;
les uns s'instruisent, les autres s'amusent, tous admirent; on vante
M. Rerger, M. Alphand, M. Contamin, M. Eiffel ; personne ne pense
à l'ingénieux abbé Sieyès, ni aux continuateurs qui travaillent au-
jourd'hui dans sa partie, pour grossir le carton où s'entassent nos
constitutions. Personne ne s'avise d'établir un rapport quelconque
entre nos crises d'épilepsie pohtique et la saine dépense de labeur
d'où est sortie l'Exposition. Si l'on interrogeait sur la genèse de-
190 REVUE DES DEUX MONDES.
cette grande œuvre un de ses ouvriers d'élite, savant ou ingénieur,
j'imagine qu'il répondrait à peu près ceci :
« Nous célébrons une révolution scientifique et industrielle qui
est à cette heure le facteur le plus considérable de l'histoire géné-
rale. Elle a été lentement préparée dans les cabinets d'étude, par
plusieurs générations d'hommes de génie, jusque sous le couperet
de la guillotine, par un Lavoisier, au bruit du canon de l'Empire,
par un Laplace. Elle a passé dans le domaine des applications pra-
tiques grâce au groupe saint-simonien, qui comptera dans le gou-
vernement effectif de ce siècle plus que tous les pouvoirs officiels.
Le mouvement a pris naissance durant les années pacifiques de la
monarchie parlementaire ; il s'est développé avec une rapidité pro-
digieuse sous le second Empire, autoritaii-e et belliqueux. Après un
désastre où l'on croyait voir sombrer notre fortune, au milieu de
r-anarchie tranquille et tempérée où nous vivons, il a continué et accé-
léré son œuvi^e de transformation universelle. Les politiques de toute
couleur, lorsqu'ds prétendent aider ou diriger ce mouvement, nous
font l'eflet de castors qui maçonneraient leurs digues sur la chute
du Niagara. Étant la fonction maîtresse du siècle, il est supérieur à
tous les accidens de la vie nationale, de la vie européenne. A inter-
valles périodiques, le monde du travail ressent le désir de marquer
une étape et de constater ses progrès ; de là nos Expositions, tou-
jours agrandies, comme la toise où un enfant robuste mesm'e sa
croissance. Chaque fois, le gouvernement du quart d'heure nous
impose son écusson et ses étiquettes ; il rattache notre entreprise
aux idées, aux souvenirs qui lui servent d'enseigne. Rien de plus
naturel. Comme nous avons besoin du gouvernement, quel qu'il
soit, nous lui chantons l'antienne qui lui plaît. Si un autre prenait
sa place, il n'y aurait pas un boidon de moins ou de plus dans nos
charpentes. Celui d'aujourd'hui est en mauvaise passe, semble-t-il;
je crois bien qu'en nous appelant sur les chantiers, il voulait recom-
mencer l'expédient des ateliers nationaux et bénéficier d'une superbe
réclame électorale. Si cela lui réussit, tant mieux pour lui! sinon,
nous continuerons de travailler sur ses petites ruines. Nous nous
sommes emparés de l'idée des politiciens ; la France nous a suivis,
elle nous a apporté toute sa bonne volonté, tout son génie. Il en
est résulté cette création incomparablement belle, qui n'appartient
à aucun parti, mais à nous, à la France, à tous. L'Europe ne l'a
pas compris : il y a tant de choses que l'Europe ne comprend pas ! »
Ce sceptique, — pour ma part je l'appellerais un croyant, — ■
serait au moins dans le vrai sur un point. L'Exposition est très belle,
c'est chose jugée par acclamation. On a eu raille fois raison de la
fîiire à l'image de la France, sérieuse en dessous et gaie en farade,
A TRAVERS l'EXPOSITIOX. 191
avec son labeur du matin et sa fête du soir. La réussite dépasse
toutes les espérances. Notre peuple s'est pris de passion pour ce
miroir où il se reconnaît si bien, il y court avec entrain, avec amour.
Il éprouve là de naïves jouissances d'orp:ueil; pour douze sous,
pendant quelques minutes, le commis de boutique ressent les mou-
vemens alîiers d"un Nabuchodonosor, et ses yeux goûtent des volup-
-tés que ne connurent point les yeux d'Heliogabale. Des physiolo-
gistes judicieux voient avec inquiétude cette débauche quotidienne
du sensorium parisien ; ils se demandent par quoi on remplacera
l'enchantement de chaque soir et comment on réhabituera à l'ennui
normal une foule grisée par ces sensations néroniennes. Il est cer-
tain que nos concitoyens sont soumis depuis quelques mois à un
régime d'hypnotisations successives: le ravissement magnétique
est devenu leur état constant, avec une série d'objets stupéfians :
la chromolithographie d'un militaire, la Tour, les fontaines lumi-
neuses... Qu'inventerons-nous après cela? Enfin, la difficulté des
lendemains de fête n'est pas nouvelle, le proverbe l'atteste, et ce
n'est pas un motif pour se priver de fêtes. Carpe diem, prends ce
jour de joie, pauvre travailleur du fauboiu^g; tu Tas bien gagné,
toi qui as fait ces merveilles avec ta peine.
Des prophètes chagrins ont un autre souci. Ce faste vaniteux et
cette clameur de plaisir ramènent leur pensée aux menaces de
-l'Apocalypse. Sous la rumeur joyeuse de Babylone, ils entendent la
trompette du sixième ange, celui qui déchaîne à l'orient, sur le
grand fleuve, l'armée innombrable, les cuirassiers aux cuirasses
d'hyacinthe et de soufre ; ils voient rompre les sceaux et sortir le
cheval noir, avec le cavalier qui tient la balance et fait renchérir le
pain. Sans remonter si loin, d'autres se remémorent l'ivresse pa-
reille de 1867, la veillée folle du grand deuil; ils nous rappellent
que ces violens accès de joie présagent le plus souvent de sinistres
-renverses ; ils constatent que par-delà notre horizon illuminé de
feux électriques, le ciel est noir partout, gros de nuages où s'amasse
la foudre. Je n'y contredis point. Les signes donnent raison aux
pessimistes ; il est fort possible que les temps soient proches et le
réveil sérieux. Mais nous n'y pouvons rien. S'il faut se battre de-
main, il n'est guère dans notre tempérament de jeûner et de revêtir
le cilice avant d'aller se battre. Loin qu'elle hâte les catastrophes,
l'Exposition devrait plutôt les conjurer, puisqu'elle est garante de
notre humeur pacifique et laborieuse. Elle aura du moins ce bon
effet de donner à notre pays plus de confiance en lui-même.
Certes, il faut rabattre de ces bouffées d'orgueil qui nous mon-
tent à la tète ; il y a quelque danger dans l'infatuation qui nous
gagne depuis deux mois, depuis que nous avons dressé notre
192 REVUE DES DEUX MONDES.
génie tout vivant sur cette place, où nous pouvons mesurer
sa puissance et son universalité. On ne saurait trop redire à la
France, si fière de sa force intellectuelle et industrielle, qu'il y a
d'autres forces dans le monde, forces brutales, forces morales
aussi. Le moment viendra d'en faire le calcul, dans notre examen
final, et 'de marquer celles qui nous manquent. Je crois bien
qu'alors nous emploierons un langage plus exact, dicté par les
leçons que nous aurons reçues de la science, durant notre voyage.
La science nous aura enseigné qu'il n'y a qu'une seule force, sus-
ceptible des applications les plus diverses ; toute machine qui ne
se prête pas à ces transformations de l'énergie unique est condam-
née, comme arriérée et imparfaite. Les lois du monde physique
n'étant que la figure des lois du monde moral, dans ce dernier
aussi la force est une ; sagement distribuée, elle doit animer le
cœur pour tous les offices de la vie. Mais dans cet ordre d'idées,
il est préférable de rendre à la force son beau nom romain, vertu,
-et d'appeler ses métamorphoses des transformations de vertu.
Notre vertu de travail pourra en offrir un exemple. Je m'explique.
Le jour de l'inauguration, je me trouvais dans la foule qui inondait
le Champ de Mars ; ce jour-là, elle n'avait qu'une âme, une âme
excellente, cette foule gaie, souple, vibrante, si facilement remuée
et conquise par la claire vision d'une grande chose. Le coup de canon
de l'ouverture retentit : je pensai alors aux pressentimens des pes-
simistes, à l'autre coup de canon, dans la note grave, qui peut appe-
ler demain tous ces hommes au rendez-vous de la mort. Il me parut,
— les pessimistes vont rire de ma naïveté, — qu'à ce moment, en
pleine fête du travail, ce peuple était accorde au diapason voulu
pour toutes les exigences de la patrie, et qu'il se porterait où il
faudrait, comme il était venu là, du même élan, si la voix grave
lui commandait un changement de front, — un changement de
cœur. Ayez donc confiance en ce peuple, vous tous qui lui deman-
dez d'avoir confiance en vous !
Mais nous causons à la porte, et le temps presse. Entrons par
l'un des guichets, donnons nos tickets, puisque c'est le terme offi-
ciel ; je n'aurais jamais cru que la langue française fût si pauvre et
le mot billet si insuffisant. L'élégante perspective de gazons, d'eaux
et de fleurs s'étend devant nous, entre les dômes polychromes des
palais et le labyrinthe des pavillons multicolores. Où irons-nous
d'abord? Où va la foule, au gros morceau, à la grande attraction,
à la tour Eiffel ou tour en fer. Par une opération populaire bien
connue des philologues, les deux consonnances glissent insensible-
ment l'une dans l'autre et préparent de cruels embarras aux bio-
graphes de l'avenir, qui hésiteront sur la véritable étymologie.
A TRAVERS l'eXPOSITION. 193
LA TOUR.
Depuis quelques années, elle remuait obscurément dans les cer-
veaux des ingénieurs, cherchant à naître. En différens lieux, dans
l'ancien et dans le nouveau monde, les ingénieurs la rêvaient, la
calculaient sur le papier. Quelques-uns l'essayèrent, en pierre à
Washington, en bois à Turin. Gomme ils se sentaient les maîtres et
les vrais triomphateurs de ce temps, ils voulaient avoir leur co-
lonne Trajane. L'érection de la Tour n'est qu'une des conséquences
du mouvement qui a porté un ingénieur à la première 'magistrature
de notre pays, au lieu d'y guinder un avocat. Il n'y a rien d'occa-
sionnel dans ces manifestations diverses et logiques d'un même
fait social : la prédominance momentanée d'une des apphcations de
l'esprit humain, celle qui prime les autres à cette heure par la
puissance de l'efïort et la grandeur du succès.
L'approche de l'Exposition universelle hâta l'éclosion d'une idée
qui travaillait tant de gens. Un constructeur parisien fit prévaloir
son projet. 11 souleva d'abord l'incrédulité générale. Le mot de
Babel vint sur toutes les lèvres. J'ai l'intime persuasion qu'il faut
attribuer pour une bonne part à ce mot l'adoption du projet. Nous
ne savons pas nous-mêmes à quel point nous sommes possédés par
ces grandes images mystérieuses de la première histoire, qui em-
plissent depuis le berceau tout l'horizon de notre esprit. Qu'on les
révère ou qu'on les nie, elles tyrannisent toutes les imaginations;
elles obsèdent parfois ceux qui nient plus fortement encore que
ceux qui révèrent. A l'annonce d'une tour de 300 mètres, un fré-
missement de plaisir courut toutes les loges maçonniques ; le li-
braire Touquet tressaillit et l'apothicaire Homais exulta. Ces gens
étranges ont l'esprit ainsi fait que, dans chaque nouvelle conquête
de la science, ils ne voient qu'un défi à la source de toute science.
La Tour leur apparut d'abord comme un blasphème réalisé, une
bonne mystification dirigée contre les curés, la revanche du vieil
échec des maçons de Sennaar. Ils avaient voix prépondérante au
chapitre : la Tour fut décrétée. Les âmes pieuses s'émurent; elles
ont la piété timide, le respect du sens littéral, la défiance des nou-
veautés hardies ; elles commencent d'ordinaire par se voiler la face
devant une invention, au lieu d'y planter leur bannière. Mais l'é-
motion fut surtout vive dans le monde des artistes et des lettrés;
le monument dont on nous menaçait serait forcément très laid,
puisqu'il différerait de ceux auxquels nous sommes habitués. La
spontanéité de ce raisonnement ne peut échapper à personne. On se
rappelle la protestation imposante qui circula dans tous les bureaux
TOME xciv. — 1889. 13
19/l REVUE DES DEUX MONDES.
de rédaction ; elle demandait que l'on ne déshonorât pas » le Paris
des gothiques sublimes, le Paris de Jean Goujon et de Germain
Pilon. » Le malheureux père de la grande fille tenait tête à l'orage
comme il pouvait. 11 pubUa une réponse où il priait ses adversaires
d'attendre le vu des pièces pour le condamner. J'ai gardé le sou-
venir de cette lettre, parce qu'elle citait, en lui empruntant des ar-
gumens généraux, un écrivain fort étonné alors de se trouver dans
l'affaire. Cet écrivain éprouva d'abord quelque confusion, comme
Ismaël lorsqu'on dressa sa tente contre celles de tous ses frères;
il a ressenti depuis quelque contentement du hasard qui avait jeté
son nom dans les fondations de la Tour.
JNous les vîmes creuser, ces fondations, avec le secours des cais-
sons h ail- comprimé, dans l'argile profonde où les premiers habi-
tans de Grenelle poursuivaient le renne et l'aurochs. Bientôt les
quatre pieds mégalithiques de l'éléphant pesèrent sur le sol ; de
ces sabots de pierre, les arbalétriers s'élancèrent en porte-à-faux,
renversant toutes nos idées sur l'équilibre d'un édifice. La forêt de
tôle végétait, grandissait, ne disant aux yeux rien qui vaille. A une
certaine hauteur, le levage des matériaux devint très difficile ; des
grues se cramponnèrent aux montans ; elles grimpaient le long des
poutres comme des crabes aux pinces démesurées ; elles puisaient
à terré les pièces qu'elles emportaient et distribuaient là-haut, orien-
tant leurs volées dans tous les azimuts. On jeta le tabher de la
première plate-forme; toute cette charpente paraissait alors une
énorme carapace, qui ne donnait ni l'impression de la hauteur ni
celle de la beauté. Cependant les grandes difficultés étaient vain-
cues; cette première partie de l'œuvre avait posé au constructeur
les problèmes les plus ardus; il faudrait entrer dans les explications
techniques pour montrer avec quelle fertilité d'invention ils furent
résolus. Le second étage s'acheva à moins de frais, en six mois.
Ce carré long, juché sur cette arche trapue, n'ajoutait encore rien à
la valeur esthétique de l'amas de métal.
A partir de la deuxième plate-forme, la grêle colonne fila rapi-
dement dans l'espace. Le travail de la construction échappait à
nos regards. Les brumes d'automne dérobaient souvent le chantier
aérien ; dans le crépuscule des après-midi d'hiver, on voyait rou-
geoyer en plein ciel un feu de forge, on entendait à peine les mar-
teaux qui rivaient des ferrures. Il y avait ceci de particulier qu'on
n'apercevait presque jamais d'ouvriers sur la Tour ; elle montait
toute seule, par l'incantation des génies. Les grands travaux des
autres âges, ceux des pyramides par exemple, sont associés dans
notre esprit à l'idée de multitudes humaines, pesant sur les leviers
et gémissant sous les câbles ; la pyramide moderne est élevée par
A TRAVERS l'eXPOSITIOjV. 195
un commandement spirituel, par la puissance du calcul requérant
un très petit nombre de bras ; toute la force nécessaire à son édi-
fication semble retirée dans une pensée, qui opère directement sur
la matière. Il suffisait de peu de monde et l'on ne s'agitait guère
sur le chantier, parce qu'on n'y donnait jamais un coup de lime
ni un coup de ciseau ; chacun de ces ossemens de fer, — au nom-
bre de 12., 000, — arrivait parfait de l'usine et venait s'ajuster sans
un raccord à la place prescrite dans le squelette ; depuis des an-
nées, la Tour était assemblée dans la tète du géomètre et réalisée
sur le papier; il n'y avait qu'à dresser le dessin infaillible, coulé
en fonte. C'était là à tout le moins ce que les mathématiciens ap-
pellent « une démonstration élégante. »
Enfin, un beau matin de ce printemps, les Parisiens qui regar-
daient pousser la vierge maigre, — il y a toujours des Parisiens
pour regarder chaque jour une chose qui se fait jusqu'à ce qu'elle
soit faite, — virent le fût débordé par un entablement. Un campa-
nile pointa sur cette dernière plate-forme; au sommet, notre di-a-
peau déploya ses couleurs ; le soir, quand elles disparurent, on
aperçut à leur place une escarboucle géante, l'œil rouge du cyclope
qui dardait son regard enflammé sur tout Paris. La Tour est ache-
vée ! crièrent les voix de la renommée. — Achevée, j'hésiterais à
me servir de ce mot, l'on verra pourquoi. Disons que l'immense
piédestal était terminé.
Dès qu'on put juger l'ensemble du monument, les opinions hos-
tiles commencèrent à désarmer. Il y avait dans cette montagne de
fer les élémens d'une beauté neuve; difficiles à définir, parce
qu'aucune grammaire d'art n'en a encore donné la formule, ils
s'imposaient aux esthéticiens les plus prévenus. On admirait cette
légèreté dans cette force, le cintre hardi des grands arcs, les
courbes redressées des arbalétriers, qui semblent s'arc-bouter à
leur base pour se relever ensuite d'un coup de reins et filer jus-
qu'aux nues d'un seul élan. On admirait surtout la logique visible
de cette construction, la convenance des parties avec le résultat à
atteindre. Il y a dans toute logique traduite aux yeux une beauté
abstraite, algébrique, ceUe qui arrachait des cris d'entliousiasme à
Benvenuto devant un squelette humain. Enfin, le spectateur était
persuadé par ce qui maîtrise invinciblement les hommes, une vo-
lonté tenace, écrite dans la réussite d'une chose difficile. Seule-
ment on s'accordait à critiquer le faîte, à le trouver inachevé. Ce
couronnement chétif et compliqué ne continuait pas les lignes si
simples. Quelque chose manquait là-haut.
Quand les barrières s'ouvrirent, quand la foule put toucher le
monstre, le dévisager sous toutes ses faces, ch'culer entre ses piles
196 REVUE DES DEUX MONDES.
et grimper dans ses flancs, les dernières résistances faiblirent chez
les plus récalcitrans. Il se trouva qu'au lieu d'écraser l'Exposition,
comme on l'avait prédit, la porte triomphale encadrait toutes les
perspectives sans rien masquer. Le soir, surtout, et les premiers
jours, avant que les guinguettes eussent empli de leur bruit le pre-
mier étage, cette masse sombre montait au-dessus des feux du
Champ de Mars avec une majesté religieuse. Je la regardais sou-
vent, alors; pour la juger par comparaison, je me rappelais les
impressions ressenties devant ses sœurs mortes, les constructions
colossales des vieux âges qui dorment au désert, en Afrique, en
Asie. Je dus m'avouer qu'elle ne leur cédait en rien pour la sug-
gestion du rêve et de l'émotion. Ses aînées ont sur elle deux avan-
tages : le temps, qui délivre seul les lettres de grande noblesse; la
solitude, qui concentre la pensée sur un objet unique. Donnez-lui
ces tristes parures, elle rendrait l'homme aussi pensif. Elle a d'au-
tres prestiges : ses trois couronnes de lumière suspendues dans
l'espace, la dernière si haute, si invraisemblable, qu'on dirait une
constellation nouvelle, immobile entre les astres qui cheminent
dans les treillis du sommet. A défaut de la longue tradition de res-
pect, patine idéale aussi nécessaire aux monumens que la patine
des soleils accumulés, la Tour a la séduction de ces milliers de
pensées qui s'attachent à elle au même instant, le charme des
femmes très regardées et très aimées. Il y a dans ces sept mil-
lions de kilos de fer une aimantation formidable, puisqu'elle va
arracher à leurs foyers les gens des deux mondes; puisque, dans
tous les ports du globe, tous les paquebots mettent le cap sur
l'affolante merveille.
Avant de remuer les exotiques, cette aimantation agit sur la po-
pulation parisienne. Avec quelle unanimité ce peuple a adopté sa
Tour! Il faut entendre les propos vengeurs des couples ouvriers,
arrêtés sous l'arche. Tout en écarquillant les yeux, ils s'indignent
contre « les journalistes » qui dénigrèrent l'objet de leur culte. Un
jour de l'autre semaine, je me trouvais dans la galerie de sculp-
ture, devant le plâtre de M. Thiers. Un passant s'approcha, un
homme d'âge, aux favoris grisonnans ; le visage et le costume indi-
quaient un cultivateur aisé, quelque gros fermier qui venait exposer
ses fromages à l'alimentation ; en tout cas, ce visiteur était étranger
à Paris, car il me demanda de lui nommer la tête si connue, sur-
montée du toupet légendaire. Je ne sais trop pourquoi, j'eus un
bon mouvement pour le petit homme de plâtre : — « C'est M. Thiers,
le libérateur du territoire ; on va précisément lui ériger une statue,
et si vous voulez souscrire votre pièce de 5 francs, il faut l'adresser
à tel ou tel journal. » Mon interlocuteur resta de glace à cette ou-
A TRAVERS l'eXPOSITION. 197
verture ; il toisa l'historien national de son regard de paysan, défiant
et lassé. — a Ah!., fit-il. Mais, monsieur, est-ce qu'on ne va pas
élever une statue à M. Eiffel? Ce serait bien à faire, d'élever une
statue à M. Eiffel... » J'ai rapporté le mot, parce qu'il m'a paru ca-
ractéristique d'un état d'esprit.
Déconcertés par l'acclamation passionnée qui proclame la beauté
de la Tour, ses adversaires cherchent une revanche et lui repro-
chent son inutilité. En quoi consiste l'utilité d'un monument? Ce
thème métaphysique nous entraînerait loin. La pyramide de Chéops
a fort bonne renommée, on se pâme devant elle depuis quatre mille
ans. A quoi sert-elle? A recouvrir la vanité d'un cadavre de Pha-
raon. Nous jugerions sévèrement celui qui demanderait à quoi ser-
vent la colonne Vendôme et l'Arc-de-Triomphe ; ces chers joyaux ont
leur raison d'être au plus profond de notre cœur. Je ne crois pas
établir une comparaison sacrilège pour eux, si je dis que la science
et l'industrie avaient, elles aussi, le droit légitime de glorifier leurs
victoires par un monument triomphal. La Tour se défend par un
double symbolisme, d'une signification considérable. Elle symbolise
l'un des phénomènes les plus intéressans dans l'Exposition, la
transformation des moyens architectoniques, la substitution du fer
à la pierre, l'effort de ce métal pour chercher sa forme de beauté.
L'étude de l'ai-t nouveau qu'on voit poindre viendra à son heure,
quand nous visiterons la galerie des machines ; mais la Tour est le
témoin de son avènement. Elle symbolise en outre un autre carac-
tère dominant de l'Exposition, la recherche de tout ce qui peut faci-
hter les communications, accélérer les échanges et la fusion des
races. De l'aveu même de son inventeur, elle ne devait être à l'ori-
gine qu'une gigantesque pile de pont. Ayant mené à bien des tra-
vaux similaires, dans de moindres dimensions, l'ingénieur voulut
s'assurer qu'on pourrait, le cas échéant, élever des piliers qui per-
mettraient de franchir les précipices et les bras de mer. A le prendre
dans sa véritable destination, ce colosse immobile est un engin de
mouvement, un trait d'union entre les montagnes naturelles, la
botte de sept lieues du Petit-Poucet. Je lui accorderais encore une
utilité qui fera sourire les utilitaires. Chaque jour, des centaines de
milliers d'hommes passent sous les arches et se hissent à leur
sommet; ils trouvent là une impression grandiose, un élargisse-
ment de l'esprir, à tout le moins une sensation de plaisir et d'allé-
gement. Chaque gramme du fer qui compose cette masse est déjà
payé par une bonne minute pour un être humain. N'est-ce pas là
une utilité qui en vaut bien d'autres?
Mes lecteurs n'attendent pas une description détaillée du corps
de la Tour. A peu d'exceptions près, tous l'ont déjà gravie ou la
198 REVUE DES DEUX MONDES.
graviront. La grande ruche est en pleine activité. Plusieurs villes
ont surgi dans ses entrailles, avec leurs commerces variés, leurs
mœurs spéciales, leurs désignations géographiques. On mange au
premier étage, on imprime au second, on s'ébahit au troisième.
Du haut en bas, c'est un va-et-vient perpétuel d'insectes dans les
fds de la toile d'araignée. Les cages des ascenseurs s'élèvent le
long des poutres ou plongent dans le gouffre, paradoxes inquiétans
qui narguent les lois de la pesanteur. Victor Hugo nous manque
pom- concentrer dans l'àme d'un Quasimodo la vie intérieure de la
Tour. Il nous manque aussi pour en décorer le faîte, ce qui lui eût
paru la destination providentielle du pylône. A défaut de Quasi-
modo, je gagerais que déjà, dans quelque brasserie du ventre de
la Tour, grandit un petit Rougon-?vIacquart.
Je suis allé chercher sur le sommet les impressions que mon
journal m'avait prescrit d'y recevoir. Pour quelques-unes, mou
jouj-nal m'avait trompé, je l'ai constaté avec étonnement. Il disait
qu'on était surpris tout d'abord par l'arrêt du mouvement d^e
Paris, pai' l'immobilité des foules dans les rues et au pied de l'édi-
fice. Comme moi, mes compagnons furent' unanimes à remarquer
l'accélération de ce mouvement, la hâte fiévreuse du peuple de
Lilliput. Les piétons paraissent couru', en jetant la jambe avec des
gestes d'automates. Un instant de réflexion fait comprendre qu'il
en doit être ainsi ; notre œil juge les hommes, d'une hauteur de
300 mètres , comme il juge habituellement les fourmis , d'une
hauteur de 1 mètre 1/2; le rapport est à peu près le même. Qui
ne s'est écrié souvent : « Gomment de si petites bêtes courent-
elles si vite? )) La comparaisou est exacte de tout point, car l'agi-
tation de ces multitudes d'atomes, évoluant en sens contraires,
pai-aît, à cette distance, aussi inexplicable, aussi bizarre que les
allées et venues d'une fourmihère en émoi; ce que l'obsen^ateur
des fourmis pense de leur société, le phénomène optique conduit
tout naturellement l'esprit à le penser de la vie parisienne, de la
vie sans épithète. Mon jom-nal disait encore que l'oscillation est
sensible par les grands vents. J'ai questionné le gardien du phare :
« On sent parfois, me répondit-il , un peu de ballant, quand l'air
est très calme ; il n'y en a jamais quand il vente ; le vent cale la
Tour. )) A cela près, tout ce qu'on a dit sur la beauté du panorama
est justifié.^e jour, on peut préférer à cette vue urbaine les vastes
et pittoresques horizons qui se .déroulent sous un pic des Alpes; le
soir, elle est sans égale dans le monde.
L'un de ces derniers soirs, je m'attardai là-haut assez avant
dans la nuit. J'étais resté seul dans la cage vàtrée, toute pareille à
la dunette d'un navire, avec ses chaînes, ses cabestans, ses lampes
A TRAVERS l'eXPOSITION. 199
électriques fixées au plafond bas. Pour compléter l'illusion, le vent
faisait rage cette nuit-là dans les agrès de tôle. On n'entendait que
sa plainte dans le silence, et de loin en loin la sonnerie du télé-
phone, appelant au-dessus de ma tête la vigie du feu. Il ne man-
quait que l'océan sous nos pieds. 11 y avait Paris. Le soleil se
coucha derrière le Mont-Valérien. La forteresse qui commande
notre ville descend à mesure qu'on s'élève dans la Tour; du som-
met on l'aperçoit rasée sur le sol, dans le nid de verdure des
collines enwonnantes. La nuit tomba; ou plutôt, du ciel encore
clair à cette hauteur, on voyait les voiles de crêpe s'épaissir et
venir d'en bas; il semblait qu'on puisât la nuit dans Paris. Les
quai'tiers de la cité s'évanouirent l'un après l'autre : d'abord les
masses grises, confuses, des maisons d'habitation; ensuite les
grands édifices, signalés dans notre histoire ; les éghses surna-
gèrent quelques instans, demeurées seules avec leurs clochers ;
elles plongèrent à leur tour dans le lac d'ombre. Quelques clartés
s'allumèrent, bientôt multipliées à l'infini; des myriades de feux
emplirent les fonds de cet abîme, dessinant des constellations
étranges, rejoignant à l'horizon celles de la voûte céleste. On eût
dit d'un fînuament renversé, continuant l'autre, avec une plus
grande richesse d'étoiles. Etoiles de joie, étoiles de peine; l'effroi
venait au cœur à la pensée que chacune d'elles décelait le drame
d'mie existence humaine, si petite dans le tas commun, tragique
et remplissant le monde pour celui qui la subit sans la com-
prendre. Le regard errait des astres d'en haut à ceux d'en bas,
ceux-là plus mystérieux, ceux-ci plus attachans, car nous devi-
nons ce que chacun d'eux éclaire. Et les uns comme les autres,
en haut, en bas, accomplissaient la même tâche, le travail éternel
de tous les êtres, qui est de continuer la vie. — Pourquoi cet
épouvantable elïort sur tout le pourtour de cette sphère? Se peut-il
concevoir comme l'opération purement réflexe d'un univers ma-
niaque? — Pour quelque chose et par quelqu'un.
Soudain, deux barres lumineuses s'abattirent sur la terre.
C'étaient les grands faisceaux partis des projecteurs qui roulaient
au-dessus de ma tête : ces rayons dont nous apercevons chaque
soir quelque fragment, jouant devant nos fenêtres, dans notre
petit coin de ciel, comme les lueurs d'une foudre domestiquée.
Vus de leur source, les deux bras de lumière semblaiept tâtonner
dans la nuit, avec des mouvemens saccadés, ataviques, avec des
frissons de fièvre qui les dilataient en éventail ou les resserraient
en pinceau ; on eût juré qu'ils cherchaient sans direction quelque
chose perdue, qu'ils s'efforçaient d'étreindre dans l'espace un ob-
jet insaisissable. Ils fouillaient Paris au hasard. Par momens leurs
200 REVUE DES DEUX MOXDES.
extrémités se conjuguaient, pour mieux éclairer le point qu'ils in-
terrogeaient. Ils se posèrent successivement sur d'humbles mai-
sons, des palais, des campagnes lointaines. Je ne pouvais me las-
ser de suivre leur recherche, tant elle paraissait volontaire et
anxieuse. Un instant, ils tirèrent de l'ombre un bois montueux,
avec des taches blanches sur le devant; c'étaient les sépultures
du Père-Lachaise, doucement baignées dans cette clarté él\ séenne.
En se repliant, ils s'arrêtèrent sur .Notre-Dame. La façade se déta-
cha, pcâle, mais très nette. Dans les tours réveillées, je crus en-
tendre une voix dolente. Elle disait :
« Pourquoi troubles-tu notre recueillement, parodie impie du
clocher chrétien? En vain tu te dresses au-dessus de nous dans ton
orgueil : nous sommes fondées sur la pierre indestructible. Tu es
laide et vide; nous sommes belles et pleines de Dieu. Les saints
artistes nous ont bâties avec amour; les siècles nous ont consacrées.
Tu es muette et stupide ; nous avons nos chaires, nos orgues, nos
cloches, toutes les dominations de l'esprit et du cœur. Tu es fière
de ta science ; tu sais peu de choses, puisque tu ne sais pas prier.
Tu peux étonner les hommes ; tu ne peux leur offrir ce que nous
leur donnons, la consolation dans la souffrance. Ils iront s'égayer
chez toi, ils reviendront pleurer chez nous. Fantaisie d'un jour, tu
n'es pas viable, car tu n'as point d'âme. »
La Tour n'est pas muette. Le vent qui frémit dans ses cordes de
métal lui donne une voix. Elle répondit :
« Vieilles tours abandonnées, on ne vous écoute plus. Ne
voyez-vous pas que le monde a changé de pôle, et qu'il tourne
maintenant sur mon axe de fer? Je représente la force universelle,
disciplinée par le calcul. La pensée humaine court le long de mes
membres. J'ai le front ceint d'éclairs, dérobes aux sources de la
lumière. Vous étiez l'ignorance, je suis la science. Vous teniez
l'homme esclave, je le fais libre. Je sais le secret des prodiges qui
terrifiaient vos fidèles. Mon pouvoir illimité refera l'univers et trou-
vera ici-bas votre paradis enfantin. Je n'ai plus besoin de votre
Dieu, inventé pour expliquer une création dont je connais les lois.
Ces lois me suffisent, elles suffisent aux esprits que j'ai conquis
sur vous et qui ne rétrograderont pas. »
Comme la Tour se taisait, les deux grands faisceaux remontèrent,
avec un de ces brusques frissons que j'avais déjà observés; la
vibration des molécules lumineuses se changea en ondes sonores,
une voix pure s'éleva du fluide subtil :
« Choses d'en bas, choses lourdes, vos paroles sont injustes et
vos'vues] courtes. Vous, pieuses tours gothiques, pourquoi défen-
dez-vous à votre jeune sœur de devenir belle? Quand les maîtres
A TRAVERS l'eXPOSITIOX. 201
maçons vous sculptaient, si l'on eût transporté à vos pieds un Grec
d'Athènes, il eût dit de vous ce que vous dites d'elle aujourd'hui.
11 vous eût traitées de monstres barbares, d'insulte aux lignes sa-
crées du Parthénon. Pourtant, votre beauté s'est fait reconnaître,
à côté de celle qu'on admirait avant vous. Souffrez donc qu'il en
naisse une autre, si le temps est venu. Surtout ne refusez pas une
âme à qui la cherche. Vous avez pris la vôtre aux basiliques, qui
la tiraient des catacombes. Si des arceaux de fer doivent vous l'en-
lever, sachez subù' la loi qui commande aux formes de passer. Soyez
maternelles à ce monde troublé ; il suit son instinct en se précipi-
tant dans d'autres voies, où il retrouvera ce qu'il y avait d'impé-
rissable en vous.
({ Et toi, fille du savon*, courbe ton orgueil. Ta science est belle,
et nécessaire, et invincible ; mais c'est peu d'éclairer l'esprit, si l'on
ne guérit pas l'éternelle plaie du cœur. Ton aînée donnait aux
hommes ce dont ils ont besoin, la charité et l'espérance. Si tu
aspires à lui succéder, sache fonder le temple de la nouvelle alliance,
l'accord de la science et de la foi. Fais jaillir l'àme obscure qui
s'agite dans tes flancs, l'àme que nous cherchons pour toi dans ce
monde nouveau. Tu le possèdes par l'intelligence; tu ne régneras
vraiment sur lui que le jour où tu rendras aux malhemreux ce qu'ils
trouvaient là-bas, une immense compassion et un espoir divin. »
Voilà ce que j'ai cru entendre sur la Tour. On y est sujet au ver-
tige, cette nuit était faite pom- le rêve, on aurait à moins un instant
d'hallucination. Pour y couper court, je commençai à redescendre
la longue spirale de l'escalier qui s'enfonçait dans les ténèbres. En
m'arrétant au premier palier, je reportai encore une fois mes regards
sur le sommet. Les deux bras lumineux s'étaient relevés dans l'es-
pace, ils continuaient leurs évolutions. Subitement, ils se rencon-
trèrent à angle droit ; pendant une minute, sur le ciel noir dont ils
semblaient toucher les bornes, ils tracèrent une croix éblouissante,
gigantesque labarum. Le signe de pitié et de prière était dressé sur
la Tour par cette lumière neuve, cette force immatérielle qui devient
là-haut de la clarté. Durant cette minute, la Tour fut achevée; le
piédestal avait reçu son couronnement naturel.
Eugène -Melgiiior de Vog^t.
UN
RADICAL ANGLAIS D'AUTREFOIS
WILLIAM GOBBETT.
Vers la fin du mois de juin 1835 mourut dans le comté de Surrey un
Anglais né en 1766, qui avait beaucoup fait parler de lui et dont on ne
parle plus guère. C'était un homme de haute taille, de forte carrure,
aux épais sourcils, aux petits yeux gris pleins de feu. Devenu membre
de la chambre des communes, il n'y joua qu'un rôle insignifiant;
c'étaient sa plume et ses pamphlets qui l'avaient rendu célèbre. Il pos-
sédait une ferme à Farnham ; on l'y voyait arriTer dans une voiture
rustique, qui semblait avoir servi de perchoir à toutes ses poules et
que traînaient deux chevaux de labour. Les murs de sa petite maison
étaient rouges; lui-même avait le teint vermeil, et suivant la mode des
gros fermiers du siècle dernier, il portait une large houppelande écar-
late. On l'appelait toujours le radical Cobbett, et le radical Çobbett
passait pour avoir des opinions aussi rouges que sa maison, son visage
et son gilet.
Durant vingt-neuf ans, il avait pubUé une feuille hebdomadaire in-
titulée le PolUical Register; dans ce registre, il disait leur fait, sans
mâcher ses mots, aux grands seigneurs, aux ministres, à tous les puis-
sans de ce monde, aux souverains comme aux peuples. 11 avait été con-
damné à deux années de prison, à de grosses amendes, après quoi on
Pavait laissé tranquille, et son journal, que tout le monde lisait, était
UN RADICiL ANGLAIS D AUTREFOIS. 203
devenu pour les Anglais une chère habitude, un besoin; on faisait la
grimace en avalant ce breuvage épicé, on ne laissait pas de le boire
avec plaisir.
Cet homme avait le génie de la polémique; personne ne sut si bien
haïr, n'eut la dent si dure et plus de joie à se faire d'innombrables
ennemis. On lui reprochait ses violences, ses ruses, ses monstrueuses
ignorances, ses entêtemens de mulet, son outrecuidante vanité, « qui
lui faisait considérer ce qu'il appelait son bon sens pratique comme le
suprême régulateur de toutes choses sur la terre et dans les cieux. »
Henri Heine, qui avait eu l'occasion de le voir, n'avait pu oublier «son
rouge visage injurieux et son rire radical. » Mais il convenait que cet
énergumène était parfois singulièrement éloquent. « C'est un chien à
la chaîne, disait-il, se jetant avec une égale fureur sur tout passant
qu'il ne connaît pas, mordant souvent aux mollets le meilleur ami de
la maison, et qui, toujours aboyant, n'est plus écouté quand il lui arrive
de hurler après un véritable voleur. .. Vieux Gobbett ! chien d'Angletem- 1
ajoutait-il, je ne t'aime pas, car toute nature vulgaire m'est antipa-
thique; mais je te plains du plus profond de mon âme quand je vois
que tu ne peux t'arracher à ta chaîne et atteindre ces audacieux larrons
qui se raillent de tes hurlemens impuissans. »
Morte la bête, mort le venin. Quand ce terrible batailleur ne fut plus
de ce monde, ses ennemis eux-mêmes célébrèrent son mérite et chan-
tèrent ses louanges. Ils reconnurent que William Cobbett, si désa-
gréables que fussent ses défauts, a^■ait toujours été sincère, que son
éloquence coulait de source, qu'il y mettait son âme, qu'il avait tou-
jours haï la tyrannie et toujours pris à cœur la grandeur et la prospé-
rité de son pays, que depuis les jours de Swift, aucun pamphlétaire
n'avait eu tant de limpidité et tant de verdeur dans le style, que cet
homme insupportable était quelqu'un. Mais si du fond de sa tombe il
avait pu entendre ce qu'on disait de lui, quelques éloges qu'on lui pro-
diguât, il les eût jugés insu.Tisans, tant il avait une haute idée de son
génie et de sa vertu !
Nous connaissons tous des gens infiniment contens d'eux-mêmes;
mais l'homme le plus content de lui-même qui ait jamais existé, c'est
sûrement Cobbett. Quand on le voyait passer, vêtu de son habit aux
larges basques, de son paaitalon de Casimir, et les mains dans ses po-
ches, on pouvait dire : « J'ai vu passer l'orgueil, et j'ai été témoin de la
joie qu'il éprouvait à contempler son ombre s'arrondissantau soleil. » Ce
n'est pas lui cpii aurait dit, comme l'auteur inconnu de Vlmitation : « Fils
du-néant, apprends à briser ta- volonté 1 Poussière, apprends à t'humi-
lier. » Il se regardait très sincèrement comme le premier des hommes,
comme un Anglais infaillible autant qu'irréprochable. Il était ferme-
ment convaincu que tout ce qu'avait fait Cobbett était bon, que tout «e
204 REVUE DES DEUX MONDES.
que disait Cobbett était un oracle' digne d'être écouté dans un religieux
silence par les nations assemblées. De sa Grammaire anglaise à son
Traité des forêts, de son Histoire de la réformation à son Manuel du
jardinage, il tenait tous ses livres pour des trésors. Il disait : « Toutes
les fois qu'on me demande ce que doit lire un jeune homme ou une
jeune femme, je réponds : Faites-leur lire tout ce que William Cobbett
a écrit. »
Si l'homme à la houppelande rouge faisait le plus grand cas de sa
grammaire anglaise, et, sous peine de manquer à son devoir, se
croyait tenu de déclarer à l'univers que c'était la meilleure de toutes,
il attachait plus de prix encore à ses traités de morale, et il pensait
que, pour se guérir des ambitions dangereuses et des sottes vanités, il
suffisait de lire ses Sermons et son Économie de la chaumière, Cottage
Econotinj. « Que de gens, écrivait-il, m'ont remercié avec effusion de
mes traités sur les forêts et s«r l'horticulture! Mais rien ne m'a donné
tant de joie que la visite d'un homme riche que je n'avais jamais vu,
et qui vint me remercier en personne de ce que son fils s'était radica-
lement corrigé après avoir lu mes sermons sur l'ivrognerie et le jeu. »
11 ajoutait : « J'ai déjà rendu de grands services; mais je crois qu'on a
encore besoin des avis que je puis donner. » Et il publia son Avis aux
jeunes gens.
Ce livre, où il enseigne l'art d'être parfaitement sage et parfaite-
ment heureux, avait été traduit en français, il y a quarante-quatre ans,
par un Genevois, M. Vernes-Prescott, et Vinet avait consacré à cette tra-
duction et à l'intéressante notice qui l'accompagnait un article exquis
comme tout c€ qui sortait de cette plume si pure, si chastement déli-
cate. La première édition était depuis longtemps épuisée; on vient
d'en publier une autre, revue avec soin et enrichie de nouveaux docu-
mens (1). Cela m'a fourni l'occasion de relire un livre que j'avais lu
dans ma première jeunesse, sans que je puisse me vanter que cette
lecture m'eût rendu parfaitement sage. Au risque de me brouiller avec
M. Vernes-Prescott, j'oserai dire que la sagesse de Cobbett m'a tou-
jours paru fori courte, que c'est une de ces sagesses qui me font aimer
la folie.
]e ne veux pas être injuste, et je crois sentir tout le mérite de Cob-
bett. Son désagréable, mais légitime orgueil, était celui d'un homme
qui avait fait son chemin sans que personne l'aidât, d'un autodidacte
qui se devait tout à lui-même. Fds d'un petit fermier actif, industrieux
autant qu'honnête et économe, on ne le laissa pas manger le « pain de
(1) Avii aux jeunes gens et aux jeunes leinmes, par William Cobbett, traduit de
l'ai-laiset précidé d'une vie de l'auteur, par F. Vernes-Prescott. Paris, 1889; librairie
Fisclibaclier.
UN RADICAL ANGLAIS d' AUTREFOIS. 205
paresse. » Dès son enfance, il gagnait laborieusement sa vie. Son père
se vantait d'avoir quatre fils dont l'aîné n'avait pas quinze ans et qui
faisaient autant de besogne que trois hommes de la paroisse de Farn-
ham. Mais tout en conduisant un attelage ou en suivant la charrue, il
pensait à beaucoup de choses. A onze ans déjà, il avait un goût décidé
pour la lecture et de vagues inquiétudes; il se sentait né pour quelque
chose, il cherchait sa destinée.
Un jardinier de Farnham, qui l'employait à émonder des haies, à
sarcler les allées d'un parc, lui fit une pompeuse description de la ville
de Kew. Il se mit en tête de voir Kew. Le lendemain matin, il visita sa
poche, y trouva jusqu'à treize sous, et vêtu d'un petit sarrau bleu, des
jarretières rouges nouées au-dessus du genou, il s'échappa. Comme, le
nez en l'air, il traversait Richmond par une belle soirée de juin, il avisa
à l'étalage d'un libraire un petit volume intitulé : Le conte du Tonneau.
Il n'avait plus tous ses sous; il en avait dépensé six, en avait perdu un,
et le volume en coûtait cinq. S'il Tachetait, adieu son souper. Il n'hé-
sita pas longtemps, et son petit livre à la main, il entra dans un champ,
où il s'assit au pied d'une meule de foin : « Ce livre ne ressemblait à
rien de ce que j'avais lu jusqu'alors. C'était pour moi quelque chose de
si nouveau que, sans en comprendre la moitié, j'éprouvais la jouissance
la plus vive; l'effet de cette lecture fut tel que j'ai toujours daté de
cette époque le premier éveil de mon esprit. Je lus jusqu'à la nuit, sans
penser à souper ni à me coucher. Quand le sommeil s'empara de moi,
je me laissai tomber sur la meule de foin, et je dormis jusqu'au mo-
ment où les oiseaux m'éveillèrent. Je me remis en route, lisant tou-
jours mon livre bien-aimé. » Tout dans cette aventure était prophé-
tique et semblait préparer un avenir : le premier liVre qui lui avait
fait battre le cctur était un pamphlet célèbre, et il avait, ce jour-là,
des jarretières rouges. Mais ce futur radical était à mille lieues de
soupçonner qu'il deviendrait, lui aussi, un éloquent pamphlétaire, res-
semblant à Swift autant que peut ressembler à un oiseau de haut vol
celui qui se plaît dans les régions basses et aime à regarder la terre
de près.
Avant de savoir à quoi il était bon, il devait tâter de bien des choses.
Dégoûté de la charrue, il partait le 6 mai 1783 pour courir les aventures.
Il aperçut une grande route blanche, qui menait à Londres; il lui parut
qu'elle l'appelait. Arrivé dans la grande ville, il obtint à grand'peine
une place de sous-copiste dans l'étude d'un procureur; pendant huit ou
neuf mois, il travailla quinze heures par jour à copier des lettres et
des exploits. Le métier ne lui convenait guère. « Quand je pense à tous
les considérant que et à tous les à la requête de que j'ai barbouillés,
s'écriait-il quelques années plus tard, ainsi qu'aux feuilles de soixante-
douze mots et aux lignes séparées par deux pouces d'intervalle que j'ai
206 REVUE DES DEUX MOiXDEâ.
expédiées, en vérité, la tête me tourne. Dieu miséricordieux, enterrez-
raoi dans les neiges de l'Islande et ne me donnez pas d'autre nourri-
ture que de l'huile de baleine-, condamnez-moi au soleil des ti'opiques
et refusez-moi toute rosée rafraîchissante; mais, je vous en conjure,
préservez-moi du bureau d'un avoué. » 11 s'affranchit de son mortel
ennui en s'engageant, et à quelque temps de là, il suivait son régi-
ment au Canada, dans la Nouvelle-Ecosse et dans le Nouveau-Bruns-
wick, où il resta huit ans. A peine de retour en Angleten*e, poussé par
son inquiétude, il repartit pour l'Amérique, s'établit à Philadelphie,
où il gagna son pain en donnant des leçons d'anglais à des émigrés-
français et particulièrement à M. de Talleyrand.
Il découvrit enfin qu'il était né pour écrire et pour se disputer ayec
tout le monde, et il publia des libelles signés : Pierre Porc-Épic; il
avait trouvé son nom. En Angleterre, où il se fixera définitivement, ce
porc-épic. ne cessera de redresser ses piquans, et jusqu'à la fin cet
homme, qui avait toujours raison, trouvera que tout ce qu'il fait est
bien fait, que tout ce que font les autres est mal fait. Le jour même
de sa mort, pouvant à peine se tenir debout, il voulut faire le tour de
ses champs, et il critiqua vivement les travaux qu'on avait exécutés
sans qu'il pût les surveiller, donna, d'une voix qui s'éteignait, ses der-
niers ordres. Quelques heures après, il expirait sans pousser un
soupir ; ce fut la première fois qu'il connut le repos et respecta celui
des autres.
Beaucoup de Genevois, et si je ne me trompe, M. Vernes-Prescott est
du nombre, ont Rousseau en aversion et le rendraient volontiers res-
ponsable de tout ce qui peut se passer de fâcheux dans le monde. Je
ne m'explique pas que l'habile traducteur de Cobbett ait si peu de goût
pour l'auteur de V Emile et tant d'admiration pour l'auteur de VAvis aux
jeunes gens. En Angleterre comme ailleurs, Rousseau a eu de grands et
de petits disciples.. C'est de lui que procèdent les Shelley, les Byron.
ces illustres héritiers de son romantisme. Cobbett, qui était le moins
romaniique des hommes, ne lui a pris que ce qui était à sa portée et à
son usage. Otez à Rousseau sa sensibilité orageuse, ses nerfs d'enfant
ou de femme, sa puissante imagination et à la fois toute sa fohe et tout
son génie, et vous aurez Cobbett, qui en matière de doctmne était un
Jean-Jacques fort diminué, un Jean-Jacques sans ailes.
Gomme Rousseau, il avait l'instinct de la combativité et l'esprit de
paradoxe. 11 aimait à s'insurger contre toutes les conventions sociales,
à fronder les opinions reçues. Royaliste aux États-Unis, il fut radical en
Angleterre, et après avoir soutenu Pitt par haine des whigs, il attaqua
ce même Pitt devenu l'idole d^sa nation. Son plus doux plaisir était de
ravaler ce qui était cher à ses compatriotes, d'exalter ce qui leur dé-
plaisait, d'appeler Marie Tudor la miséricordieuse reine Marie, lagrand-e
UN RADICAL AXGL\IS DAUTREFOIS. 207
Elisabeth la reine sanglante, Brougham un avocat bavard, et d'affirmer
« que la célèbre bataille de Waterloo avait attiré sur l'Angleterre plus
de honte, plus de malheurs, plus de détresse parmi les classes
raovennes, plus de misères parmi les classes ouvrières, plus de dom-
mages de toute sorte que n'en eussent produit cent défaites sur terre
et sur mer. » Et après tout était-il si glorieux à Wellington d'avoir
vaincu le grand Napoléon, qui, à le bien prendre, n'était « qu'un ba-
daud français ? »
Les méditations abstraites n'étaient pas l'affaire de Gobbett. Toute
métaphysique ne lui inspirait que défiance et dégoût. Il avait à la fois
un bon sens trop résistant pour épouser des systèmes et l'esprit beau-
coup trop borné pour les comprendre. Le peu d'idées générales qu'il
possédait, il les avait empruntées à Rousseau. Je ne sais s'il aurait dit
que tout est bien sortant des mains de Tauteur des choses, que tout
dégénère entre les mains de l'homme. Mais il disait et répétait de sa
plus grosse voix que la nature est bonne, qu'elle est la source de tons
les vrais biens, que la vertu consiste à se conformer à ses lois, que les
besoins artificiels et imaginaires sont le fléau, la peste des sociétés. 11
en concluait que le premier des hommes est celui qui se rapproche le
plus de la nature, celui qui cultive la terre et pétrit lui-même son pain.
Lisez ses Promenades à cheval, lisez son Économie du cottage, vous y
Terrez que c'est dans les chaumières qu'habite la vraie sagesse comme
le vrai bonheur. Mais ce disciple de Jean-Jacques ne peut oublier qu'il
est Anglais, c'est une chose qu'on n'oublie jamais, et la chaumière qu'il
recommande est une chaumière très bien tenue, une chaumière élé-
gante et confortable. Rousseau disait que la joie est plus amie des hards
que des louis ; Gobbett ne méprisait pas les louis, pourvu qu'ils fussent
loyalement acquis et arrosés des sueurs d'un honnête homme.
Gobbett n'était pas radical dans le sens qu'on donne aujourd'hui à
ce mot. Un radical est un métaphysicien creux, dont le premier prin-
cipe est qu'une abstraction vaut mieux qu'une coutume et que toutes
les nouveautés sont préférables aux vieilleries. Gobbett, toiat au con-
traire, estimait que les hommes d'autrefois l'emportaient sur nous en
beaucoup de choses, qu'ils avaient des idées et des moeurs plus con-
formes à la nature, et il préférait le bon vieux temps au nôtre. Il pen-
sait qu'avant de juger un siècle, il faut s'informer de ce que coûtait
alors un mouton gras, une oie giasse, de ce qu'on payait la journée
des ouvriers, de la facilité qu'ils avaient à satisfaire leurs vrais besoins
et de la répugnance qu'ils éprouvaient à s'en créer de faux. Il aknait à
citer un édii rendu sous le règne d'Edouard \\\ lequel interdisait aux
petites gens de porter des habits de drap coûtant plus de deux francs
et demi l'aune et à leurs femmes de se parer de ceintures brodées en
argent ou en or. Get édit prouvait, selon lui, qu'en ce temps-là il y
208 REVUE DES DEUX MONDES.
avait plus d'aisance dans les classes inférieures et plus de sagesse dans
les lois, que l'Angleterre avait eu alors son âge d'or et « que malgré un
faste apparent de brillans palais, de routes et de canaux, sa glorieuse
révolution l'avait rendue misérable. » Il pensait aussi que le plus grand
mal de notre temps est la fureur de sortir de sa condition et de sacri-
fier le bonheur aux vanités.
Il avait assisté un jour à la vente forcée des biens d'un fermier chassé
de sa ferme. Ce spectacle lui a inspiré quelques pages admirables,
vraiment dignes de Rousseau. Il avait vu dans cette ferme envahie par
les huissiers de grands meubles de chêne, des armoires, des tables
gigantesques, des lits hauts comme des maisons, des salles aux solives
sculptées, toute la magnificence des vieux âges, « et au milieu de ces
débris antiques, un petit salon à la moderne, orné de mauvais acajou,
de petites chaises qui n'avaient que le souille, de petits miroirs qui
n'auraient point déshonoré l'arrière-boutique d'une lingère de Londres. »
Ce beau changement était l'œuvre du fermier Charington à qui l'envie
était venue de se faire appeler M. la chevalier de Charington. Col)-
bett remarquait à ce propos que jadis les fermiers anglais logeaient et
nourrissaient tout leur monde, qu'on s'asseyait tous à la même grande
table de chêne, qu'on priait ensemble avant le repas et qu'on buvait
delà même bière, que désormais les mœurs avaient bien changé, que
l'ouvrier touchait sa paie et allait la manger dans quelque trou, pendant
que le fermier, transformé en gentillàtre, avait des carafes de cristal,
des fourchettes à manche d'ébène, des couteaux à manche d'ivoire,
des assiettes de porcelaine, h Que feront les enfans? Travailleront-ils à
la terre ? Fi donc ! ils auraient honte. Les voilà commis, clercs d'huis-
sier, garçons de boutique, corrompus sans éducation, vicieux sans élé-
gance, perdus dans la masse des inutiles et des mécontens... Ah ! me
disais-je, si cette grande vieille table de chêne eût conservé ses an-
ciennes attributions, que de livres de pain bis, que de tranches de lard
et de bœuf salé eussent satisfait l'appétit des travailleurs ! Que va-t-on
faire de la vieille table ? Quelque agioteur enrichi la dépècera pour con-
struire un pont chinois sur une rivière artificielle. Non, non, je l'achè-
terai ; je veux l'acheter comme une relique, la vieille table du fermier;
je veux la conserver avec respect, en souvenir du bien qu'elle a fait au
monde ! «
Un bo'fi fermier, au teint vermeil, aux mœurs antiques, qui ne boit pas
de vin et ne veut être que fermier, voilà l'homme selon le cœur de Cob-
bett, et devenu fermier lui-même> il pratiqua les sagesses et les vertus
qu'il prêchait dans ses livres. Toutefo-is, on aurait pu lui représenter que
s'il était fier de sa ferme, il était plus fier encore du journal qu'il rédigea
vmgt-neuf ans durant, et que le métier de journaliste, peu connu du bon
vieux temps, n'a pas été inventé p«r la nature. Il aurait sûrement ré-
UN RADICAL ANGLAIS d'aUTREFOIS. 209
pondu qu'il n'était pas un journaliste comme un autre, que ses sots con-
frères, qu'il méprisait cordialement, s'occupaient de donner des nou-
velles vraies ou fausses, de fournir un aliment malsain à la frivole
curiosité des oisifs, que, pour lui, il entendait autrement son métier,
qu'ayant reçu du ciel une sainte et auguste mission, il se servait de sa
plume pour protéger le bonheur des honnêtes gens contre les entre-
prises des coquins, qu'ils fussent procureurs, banquiers, évêques, mal-
thusiens, ministres d'état ou rois. Dans une brochure devenue fort
rare, qu'a su retrouver M. Vernes-Prescott, il a raconté lui-même que
dès son enfance on l'employait à empêcher les petits oiseaux de man-
ger le blé, qu'un petit sac sur l'épaule, une bouteille de bois en ban-
doulière, il montait du matin au soir la garde dans un champ, ayant
toutes les peines du monde à franchir les haies et les barrières. En-
fant, il avait défsndu le blé contre les moineaux ; homme fait, il défen-
dit les ruches et les abeilles contre les effrontés frelons qui les pillerat
et se gorgent du miel qu'ils n'ont pas fait.
Il haïssait les grandes villes et leurs corruptions, les manufactures
et leurs tristesses, les armées permanentes, les casernes, les commer-
çans à la nouvelle mode, les pharisiens de toute couleur et l'aristocra-
tie d'argent. Ce qu'il détestait encore plus, c'étaient u les mangeurs de
taxes » qu'il traitait de vermine et de démons. Il accusait Pitt d'avoir
attiré sur son pays, par ses énormes emprunts, « des maux que Satan
lui-même n'eût pas imaginés. » Il définissait le crédit public, l'art de
contracter des dettes qu'on ne paiera jamais, et il jugeait que dans un
monde bien ordonné les peuples se croient tenus de tout payer comp-
tant et de ne rien devoir à personne.
C'était sur ce sujet qu'il aimait le plus à raisonner et à déraisonner;
aucun autre n'échauffait davantage sa bile et son éloquence, et il ne se
lassait pas d'expliquer aux nombreux lecteurs du Registcr l'histoire de
la dette publique de l'Angleterre. La Révolution française, leur di-
sait-il, ayant aboli tous les privilèges aristocratiques et les dîmes
ecclésiastiques, le gouvernement anglais voulut empêcher que la ré-
forme ne passât la Manche, et on résolut d'attaquer les Français, de
menacer leur liberté récemment conquise, de les pousser à des acteis
de désespoir, et enfin de faire de la Révolution un tel épouvantail pour
tous les peuples qu'on ne put se représenter sous le nom de liberté autre
chose qu'un affreux mélange de bassesses, d'abominations et de sang;
et que les Anglais, dans l'entliousiasme de leur terreur, en vinssent à
s'éprendre d'amour pour leur aristocratie et leur gouvernement. A cet
effet, on dut Rassurer du concours de diverses nations étrangères, leur
fournir de gras subsides et prendre leurs armées à sa solde : u Nous
remportâmes ainsi, ajoùtait-il, de nombreuses victoires sur les Fran-
çais, et ces victoires étaient magnifiques. Ce fut une bonne affaire, elles
TOME xav. — 1889. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
valaient trois ou quatre fois ce que nous en avions donné, comme mis-
Iress Tweazle a coutume de dii-e à son mari quand elle revient du mar-
clîé. Assurément, nous ne pouvions faire une plus belle provision de
victoires à des prix plus favorables. Malheureusement, je l'avoue avec
tristesse, nous avons emprunté l'argent avec lequel nous les avons
achetées, et il s'agit maintenant de les payer. Ces victoires funestes,
ces maudites victoires, nous ne pouvons plus nous en défaire, et nous
chercherions en vain à les repasser à quelqu'un. Lin homme peut-il se
défaire de sa femme quand une fois il a eu le bonheur de se mettre
sur les épaules ce gracieux fardeau? » C'est ainsi qu'il racontait l'his-
toire, et ceux mêmes qui l'accusaient de débiter des fables ne pou-
vaient disconvenir qu'elles ne renfermassent une part de vérité.
Le porc-épic de Farnham représentait aux peuples qu'ils ne sont
jamais assez riches pour payer leur gloire, et il démontrait aux par-
ticuliers que la vanité est la pire des passions, parce qu'elle est la
plus coûteuse. Vinet préférait infiniment la morale de Cobbett à celle de
Franklin : « L'Ains aux jeunes gens, écrivait-il, est un de ces livres d'où
s'exhale je ne sais quoi de semblable à la senteur salubre et forti-
fiante des pins ou des mélèzes dans les forêts de mon pays. Arbre
à l'écorce rude, à la sève résineuse et fortement aromatique, aucune
violence n'a courbé son front, aucun ver ne ronge sa moelle ; des ra-
cines aux rameaux, du tronc jusqu'aux feuilles, qui sont des épines,
tout est robuste, tout est sain. » Il ne reprochait à cet arbre vigoureux
que de tirer toute sa vie de la terre et de ne rien devoir au ciel, il
entendait par là que la sagesse tout humaine de Cobbett n'avait rien
emprunté au christianisme. Cette sagesse très bourgeoise n'avait rien
emprunté non plus à la philosophie. Où donc Vinet prenait-il que l'auteur
des Avis eût une générosité naturelle qui manquait à Franklin, et que sa
morale fût beaucoup plus élevée que la Science du bonhomme Richard?
Cobbett était un ascète, si l'on veut, qui, dans une vue d'utilité, avait
appris à se priver volontairement et à se passer de beaucoup de
choses. Ce moraliste austère mettait l'ascétisme au service de l'in-
térêt, et on connaît des avares qui, sans être des morahstes, sont
encore plus austères que lui.
Rousseau voulait que son Emile, dans quelque situation que le pla-
çât la fortune, fût au-dessus de sa destinée, et il lui enseignait que la
première des sciences est « de savoir quitter l'état qui nous quitte et
rester homme en dépit du sort. » Cobbett, lui aussi, voulait que ses
disciples fussent des hommes ? mais il posait en principe que, pour être
un homme, il faut être indépendant, que pour être indépendant, il faut
être maître quelque part, que pour être maître, il faut avoir des écus,
et il n'est guère question dans sa morale que des moyens de devenir
homme en acquérant une honnête aisance. Pauvre diable sans sou ni
UN RADICAL ANGLAIS d'aUTREFOIS. 211
maille, qui rêves de devenir un jour l'heureux possesseur d'un champ
et de la chaumière idéale, sois sévère à toi-même, impitoyable pour
tes plaisirs:; ne perds jamais une minute, ne dépense jamais inutile-
ment un liard, sacrifie tes fantaisies à tes projets, mortifie tes passions,
comme un moine. As-tu mis quelques sous de côté, occupe-toi de les
garder. Fuis les divertissemens coûteux du cabaret et la société plus
coûteuse encore des prostituées, méprise les cartes et les dés, la pipe
et la bouteille, et refuse-toi toutes les friandises ainsi qute les boissons
chaudes, dont l'usage le plus modéré fait toujours perdre du temps. Et
selon sa coutume, se donnant en exemple, Cobbett nous apprend que
pendant un séjour de quelques semaines à Londres, il se nourrissait un
jour de gigot rôti, le lendemain de gigot froid, le surlendemain de
gigot en hachis, après quoi il recommenrait. 11 nous apprend aussi que
durant toute sa vie, tous les repas compris, il n'est jamais resté dans
une journée plus de trente-cinq minutes à table.
Cette fois, nous voilà bien loin de Rousseau. Il ne craignait pas de
perdre son temps, le petit bourgeois déclassé qui sans goût de son état,
mécontent de tout et de lui, dévoré de convoitises sans objet, soupira
le premier sans savoir de quoi, et qui assis sur une grosse pierre, près
de Clarens, passait des heures à regarder ses larmes tomber une à une
dans un lac. Ajoutez que ce rêveur ne méprisait pas les lippées, que si
courtes que fussent ses finances, il faisait des folies. Que devait penser
Cobbett en lisant ces lignes : « Je me couchai voluptueusement sur la
tablette d'une sorte de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur
de terrasse. Un rossignol était précisément au-dessus de moi. Je m'en-
dormis à son chant; mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage.
11 était grand jour ; mes yeux, en s'ouvrant, virent l'eau, la verdure, un
paysage admirable. Je me levai, me secouai; la faim me prit, et je
m'acheminai gaiment veis la ville, résolu de mettre à un bon déjeu-
ner deux pièces de six blancs qui me restaient. J'étais si gai que j'allais
chantant tout le long du chemin. » Encore un coup, qu'en pensait Cob-
bett? Mais Rousseau n'était pas un ascète utilitaire. Dans ce Caton
sentencieux, si puissant en raisonnement, si inconséquent dans sa vie,
il y avait un épicurien, et cet épicurien, qui possédait le don de ma-
gie, avait trouvé l'art de mêler des imaginations à ses moindres plai-
sirs, des songes à toutes ses sensations, et il ornait tout de ses chi-
mères. S'il a inoculé à la poésie moderne ses immortelles mélancolies,
il lui enseigna aussi l'ivresse des désirs infinis, les divins tourmens
d-ont elle fait ses délices, une musique toute nouvelle et des fêtes in-
connues jusqu'à lui.
Cobbett, qui goûtait peu Malthus, engageait les pauvres diables à se
marier, et il ne leur défendait pas d'avoir des enfans. Il avait décidé
que les vieux garçons ne sont libres de soins que dans les chansons
'212 REVUE DES DEUX MONDES.
à boire, qu"uau bonne ménagère affranchit un homme de bien des
soucis, qu'elle lui fait gagner et du temps et de l'argent. Mais avant
d'épouser, il faut examiner et réfléchir; le choix d'une femme est une
plus grosse affaire encore que l'achat d'une bonne vache laitière... Vous
l'aimez, elle vous plaît ? Attendez à vous déclarer. Tant mieux si elle
est jolie : la beauté est un luxe qui dispense des autres, et l'expérience
nous apprend que les femmes les plus laides sont celles qui donnent
le plus de temps à leur toilette. Mais assurez-vous qu'elle est économe
et sobre : « J'aurais mieux aimé prendre une courtisane dans la rue
que d'épouser une jeune fille que j'aurais vue boire un verre ou deux
de vin à son diner. 11 y a peu d'objets a issi dégoûtans qu'une femme
qui boit, et cette idée a été présente à mon esprit dès Le moment où
je me suis aperçu que les jeunes filles sont un peu plus jolies que les
murailles. » Il importe qu'elle soit propre ; examinez avec soin ses
clieveux et ses oreilles. Il importe encore plus qu'elle soit active et que
la rosée du matin ait souvent humecté ses souliers. S'ils ne sont usés
que d'un côté ou s'ils sont éculés, c'est un bien mauvais signe, et si
vous voyez jamais apparaître les savates, pendez-vous, si vous le voulez,
mais n'épousez pas. Étudiez surtout le travail de sa mâchoire; regar-
dez-la manger une côtelette. Qui mange vite travaille vite; si elle va
lestement en besogne, déclarez-vous, épousez.
Jeune encore, au Nouveau-Brunswick, comme il était sergent-major
dans un régiment d'infanterie, il s'était fiancé avec une petite brune
de treize ans, nommée Nancy, fille d'un sergent d'artillerie. 11 l'avait
vue pour la première fois par une froide matinée d'hiver, et du même
coup il avait constaté qu'elle était jolie et que, quoiqu'il fît à peine
jour, elle était déjà sur la neige, occupée à nettoyer une cuve : « Elle
sera ma femme, » dit-il incontini-nt à l'un de ses amis. Six mois après,
l'artillerie étant renvoyée en Europe, Nancy partit avec son père, et
FamoureuxCobbett lui remit toutes ses économies, montant à 150 louis,
pour qu'elle en fît tout ce qui lui plairait. Quand il retourna lui-même
en Angleterre quatre ans plus tard, il retrouva cette jolie fille em-
ployée dans un ménage où le service était fort dur, et sans prononcer
une parole, elle lui- présenta le rouleau des 150 louis encore intacts. Il
s'empressa de l'épouser, et assurément il fit bien.
Il se vante des attentions qu'il eut toujours pour elle. A Philadelphie,
comme elle était souffrante et que les aboiemens d'une bande de
chiens errant dans les rues l'empêchaient de dormir, il passa toute
une nuit à monter la garde, pieds nus, sur le trottoir, écartant les
chiens à coups de pierre. Elle avait peur de la foudre, et dès qu'un
orage s'annonçait, il avait hâte de la rejoindre. Les Français à qui il
donnait des leçons lui disaient en riant : « Sauvez-vous vite, monsieur
Cobbett, voilà le tonnerre. » iMais pendant plus de quarante années de
I
À
UN RADICAL ANGLAIS d'aLTREFOIS. 213
mariage, il ne s'est pas promené vingt fois avec elle. Il ne se prome-
nait jamais, il ne sortait que pour aller à ses affaires, et on le chagri-
nait en l'obligeant à ralentir son pas. Dans le même espace de temps,
il ne permit pas une seule fois à sa femme de lui donner son avis sur
une affaire qui ne la regardait point. « Jeunes gens, disait-il, tâchez de
trouver une Nancy, et quand vous l'aurez trouvée, témoignez-lui des
égards; mais, pour Dieu, apprenez-lui à marcher droit, et qu'elle n'ait
jamais d'autre volonté que la vôtre. »
C'est dans sa théorie de l'éducation que se révèle dans toute sa candeur
l'utilitarisme féroce de Cobbett. Il affirmait éloquemment qu'un jeune
homme ne doit étudier que l'art ou la science qui se rapporte à la pro-
fession à laquelle il se destine, et que,^s'il est des connaissances géné-
rales que tout le monde soit tenu d'ac [uérir, elles doivent se réduire à
la grammaire, à l'arithmétique, à l'histoire et à la géographie. Quelle
que fût son horreur pour les oisifs, il estimait plus un fat à la cervelle
vide, mâchonnant tout le jour un cure-dents, que le malheureux atteint
de la rage de lire des livres inutiles. Il méprisait également les études
classiques et la philosophie, il tenait que les poètes n'ont jamais em-
ployé leur talent qu'à tourner la vertu en ridicule, il traitait les roman-
ciers « de maquereaux littéraires, » et il déclarait au surplus qu'il est
moins utile de savoir le latin que d'apprendre à se raser à l'eau froide
et sans miroir.
La politique de Cobbett a vieilli ; ses vues sur l'éducation, sans qu'on
lui fasse l'honneur de le citer, sont aujourd'hui fort à la mode; mais
on n'est pas a-ussi conséquent que lui. 11 souhaitait que Rome et la
Grèce fussent bannies des collèges; mais il n'aurait eu garde de sub-
stituer à la lecture de Virgile ou d'Homère celle de Schiller et de
Goethe ; il avait trop d« bon sens pour vouloir remplacer dans les pre-
mières études le simple par le compliqué, le concret par l'abstrait,
l'arithmétique par l'algèbre. D'ailleurs, antique ou moderne, il pen-
sait u que toute poésie excite des passions dangereuses, donne le goût
des fortes sensations, rend insipide la vie d'habitude. » Cet utilitaire
franc du collier avait sur nos réformateurs de l'enseignement secon-
daire l'avantage d'une courageuse sincérité et d'une rigoureuse logique.
On ne saurait trop leur recommander ses livres. Ils se perfectionne-
ront, en les méditant, dans l'art de fabriquer des hommes affranchis à
jamais de tout respect superstitieux pour les choses inutiles et possé-
dant toutes les qualités d'un parfait philistin.
G. VÀ'LBERr.
REVUE LITTÉRAIRE
A PROPOS DU DISCIPLIL
Le Disciple, par M. Paul Bourget. Pari*, 1839; A. Lemerre.
Les idées agissent-elles, ou n'agissent-elles pas, sur les mœurs? Un
poète, un auteur dramatique, un romancier surtout (qu'on lit et qu'on
relit), un philosoplie, un savant même, ne doivent-ils pas se regarder
comme ayant un peu charge d'àmes?Les « vérités » qu'ils proclament,
— qui ne sont trop souvent que les erreurs de la veille ou les préjugés
du lendemain, — peuvent-ils les mettre à si haut prix que de n'avoir
égard, en les répandant, ni au scandale qu'elles soulèveront, ni à ce
qu'elles ébranlent d'autres « vérités » peut-être, ni aux conséquences
qui en sortiront? Ils n'écrivent, disent-ils, que pour eux-mêmes et
pour quelques lecteurs triés... Mais, à travers l'espace et le temps, si
leurs doctrines, une fois jetées dans le monde, y vivent, s'y dévelop-
pent, font enfin des disciples parmi cette foule obscure à laquelle,
quoi qu'ils en disent, ils demandent au moins l'hommage de son admi-
ration, n'en seront-ils pas tertus à bon droit pour comptables, responsa-
bles, et au besoin coupables ? Leur sera-t-il permis alors de plaider l'in-
nocence de leurs intentions? Les laisserons-nous dire qu'on les a mal
compris en suivant leurs leçons ; qu'ils ne les ont données que pour
n'être pas appliquées; et qu'en démontrant, par exemple, que nous
REVUE LITTÉRAIRE. 2!t5
ne pouvons rien sur nous ni contre nos passions, cela signifiait en leur
langue qu'il y faut résister tout de même?
Telles sont les belles et grandes questions que M. Paul Bourget
s'est proposées dans son Disciple; qu'il a décidées d'une manière et
dans un sens que peut-être n'attendaient pas tous les lecteurs de Men-
songes ou de la Physiologie de l'Amour moderne; et que, pour notre part,
nous ne le félicitons guère moins d'avoir ainsi décidées, que d'avoir
traitées avec son talent ordinaire, mais dépouillé cette fois de toute
affectation, de toute mièvrerie, mûri par la méditation, et tout à fait
égal à la portée du sujet. Le Disciple n'est pas seulement l'un des meil-
leurs romans de M. Paul Bourget : c'est aussi l'.une de ses bonnes et
de ses meilleures actions.
Mais n'est-il pas bien étonnant que l'on doive discuter de pareilles
questions? et cela seul n'est-il pas ce que l'on appelle un signe des
temps? Si l'on disait, en effet, non pas même à un romancier, mais
à un philosophe, mais à un savant, à un physiologiste ou à un physi-
cien, que leur science ou leur art, n'ayant rien de commun avec la
vie, ne sont qu'une manière d'occuper leurs loisirs, à peine moins
vaine que de collectionner des silex taillés ou des faïences patrioti-
ques ; une inoffensive majiie, comme de cracher dans les puits pour
y faire des ronds, mais une manie, et, comme telle, plus digne d'in-
dulgence ou de pitié que d'envie ; ils se révolteraient ; — et ils n'au-
raient pas tort. Leur prétention n'est pas seulement d'être lus, ou ad-
mirés ; elle est encore d'être crus, d'être suivis, d'étendre enfin parmi
les hommes, avec le bruit de leur nom, la fortune, le triomphe, et l'au-
torité de leurs doctrines. Ils veulent aussi des places, ils veulent des
titres, ils veulent des croix; mais ils veulent surtout des disciples, ils
veulent des propagateurs ou des héritiers de leurs idées; et même,
quand par hasard ils ne veulent que cela, c'est alors que nous célébrons
leur désintéressement. Cependant, si de leurs idées quelqu'un de leurs
disciples, plus audacieux ou moins honnête, a tiré des conséquences
qu'eux-mêmes, comme souvent il arrive, n'avaient pas entrevues ni
seulement soupçonnées.; si, tandis qu'ils établissaient démonstrative-
ment, à ce qu'ils croient du moins, dans le secret du laboratoire ou
dans le silence du cabinet, des doctrines que les bourgeois appellent
« subversives, » quelque imprudent ou quelque maladroit les applique,
et se réclame d'eux an les appliquant, ils se fâchent encore, ils s'éton-
nent sincèrement qu'une cause ait produit son effet, ils s'en indignent
même, et, désavouant cette logique dont ils ont fait la règle de leurs
raisonnemens, ils se lavent impudemment les mains du mal .qu'ils ont
causé. Mais que plutôt ils songeraient, — n'était la vanité dont ils sont
aveuglés, — que ce mal même est une preuve qu'ils se sont trompés
en un point de leurs déductions ou en un endroit de leurs expériences ;
216 REVUE DES DEUX MONDES.
que la « vérité » qu'ils croient avoir découverte n'est qu'une erreur
plus subtile et plus orgueilleuse à la fois ; et qu'en vain ont-ils rai-
sonné le mieux du monde, leurs conclusions doivent être fausses, — •
puisqu'elles sont dangereuses.
Si cela est vrai même des savans, combien cela ne l'est-il pas plus
encore des « penseurs « ou des philosophes! Oh! je sais bien, en le
disant, de quelle étroitesse d'esprit je vais me faire accuser. Je le dirai
pourtant. Fussiez-vous donc assuré que la « concurrence vitale » est la
loi du développement de l'homme, comme elle l'est des autres ani-
maux; que la nature, indifférente à l'individu, ne se soucie que des
espèces; et qu'il n'y a qu'une raison ou qu'un droit au monde, qui est
celui du plus fort, il ne faudrait pas le dire, puisque, de suivre ces
« vérités » dans leurs dernières conséquences, il n'est personne aujour-
d'hui qui ne voie que ce serait ramener l'humanité à sa barbarie pre-
mière. Fussiez-vous assuré que l'homm« n'est pas libre, et, selon la
forte expression de Spinosa, que, lorsqu'il croit l'être, « il rêve les yeux
ouverts, » il ne faudrait pas le dire, puisque l'institution sociale et la
morale entières reposent, comme sur leur unique fondement, sur l'hy-
pothèse ou sur le postulat de la hberté. Mais le fait est, d'ailleurs, que
de tout cela nous ne savons rien. Si la hberté n'est qu'une hypothèse,
le déterminisme en est une autre, au nom de laquelle, par consé-
quent, on ne peut, sans manquer soi-même à la science, rien prescrire,
ni conseiller, ni insinuer seulement qui ne réserve expressément les
droits de l'hypothèse adverse. Quand il serait démontré que la con-
currence vitale est la loi des espèces vivantes, il resterait à démon-
trer que l'homme est lui-même une espèce comme les autres; — et
c'est ce que l'on affirme autour de nous, dans les conseils municipaux,
par exemple; — mais c'est ce que l'on est si loin d'avoir encore éta-
bli qu'il serait presque plus facile d'établir le contraire. Et ce qu'il faut
maintenir en tout cas, comme une condition d'existence aussi néces-
saire à l'homme qu'une certaine quantité de nourriture ou d'air res-
pirable, c'est que c'est la morale qui juge les métaphysiques, attendu
qu'une métaphysique n'est rien de plus qu'une recherche de l'ori-
gine, de la loi et de la fin de l'homme. Je suis fâché qu'il y ait parmi
nous tant de métaphysiciens qui l'ignorent.
A peine ai-je l'air ici de parler d'un roman. Ces observations ne sont
pourtant pas inutiles à l'intelligence du Disciple; et je les ai crue^ même
indispensables, si l'on en veut apprécier à son prix la valeur singu-
lière, je dirais volontiers presque unique dans le roman contempo-
rain. Car, il faut bien le redire encore, parmi les jeunes romanciers,
l'auteur de Cruelle Énigme, de Crime d'amour, de Mensonges, n'a pas
toujours cette facilité, cette abondance et cette originalité d'invention
qui distingue les uns; et, dans le Disciple même, on poua'rait noter
BEVUE LITTÉRAIRE. 217
encore des ressouvenirs de Stendhal, de Balzac, de Dostoievsky, de
Rouge et Nor, de la Recherche de l'Absolu, de Crime et Châtiment. Il y
a du Balthazar Claes dans son Adrien Sixte, comme il y a, dans son
Robert Greslou, du Julien Sorel et du Raskolnikof. Quoi qu'il ait fait
depuis dix ans pour s'affranchir de l'obsession du livre, et pour voir le
monde avec ses yeux, je n'oserais affirmer non plus que M.Paul Bourget
y ait tout à fait réussi. Ses personnages, beaucoup moins simples, —
et plus vrais comme tels, — sont cependant moins « réels » que ceux de
M. Daudet, par exemple, ou de M. Zola, qui ne se « tiennent » pas,
mais qui sont, mais qui vivent, je ne sais trop comment. Et enfin, si
j'ajoute que, dans le Disciple, Tintérét se divise et pour ainsi dire hésite
entre deux ou trois actions, qu'il s'attarde parfois, j'aurai, je pense,
indiqué tout ce que Ton peut faire de critiques au roman de M. Paul
Bourget. Mais ce qui n'appartient bien qu'à lui, en revanche, et ce
que je ne vois guère aujourd'hui que lui qui puisse mettre dans le
roman, c'est cette finesse et cette subtilité de psychologie, c'est cette
connaissance des mobiles secrets des actions humaines, c'est cette
intelligence pénétrante et profonde des questions qu'il y traite. Lorsque
M. Daudet, l'an dernier, dans son Immortel, qui de tous ses romans n'est
pas le plus immortel, a voulu toucher de certaines questions, c'est être
encore bien indulgent de dire qu'il eût mieux fait de n'y pas toucher.
Quelques années auparavant, dans la Joie de vivre, quand M. Zola s'était
avisé de rivaliser avec Schopenhauer, — dont on parlait beaucoup cette
année-là, — son ignorance avait paru plaisante ; et, dans un drame assez
sombre, les prétentions philosophiques de l'auteur des Rougon-Mac-
qvart avaient mis un rayon de gaîté. Mais, dans le Disciple, comme
dans tous ses romans, la supériorité de M. Paul Bourget éclate jus-
tement aux endroits oij M. Daudet et M. Zola tombent au-dessous
d'eux-mêmes. Il y est maître. Ces grandes idées dans l'expression des-
quelles ils bronchent, ils choppcnt,et finissent par demeurer empêtrés,
lui, s'y meut avec une souplesse, avec une aisance, avec un plaisir
que justifie la nouveauté des effets qu'il en tire. L'observation philo-
sophique, la liaison des effets et des causes, des commencemens et
des suites, la description des u états d'àme, « — pour me servir ici de
l'une des expressions qu'il a mises à la mode, — la lente et l'insen-
sible modification de ces états eux-mêmes sous l'influence du dehors,
voilà son domaine, voilà ce qui fait l'intérêt du Disciple, et voilà pour-
quoi nous y avons appuyé tout d'abord. Aucun sujet n'était plus « ana-
logue » à la nature du talent et de l'esprit de M. Paul Bourget: et le
Disciple n'est peut-être pas le u plus amusant » de ses romans, — les
femmes préféreront toujours Mensonges ou Crime d'amour, — mais il
en est le « plus fort. »
Intelligent, vaniteux, et malade, un jeune homme, Robert Greslou,
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nourri de la lecture et de la méditation des ouvrages d'Adrien Sixte,
le profond auteur de la Psychologie de Dieu, de la Théorie des passions-
et de VAjiatomie de la volonté, est entré comme précepteur dans la
famille des Jussat-Randon. La famille de Jussat est composée de cinq
personnes : le père, ancien ministre plénipotentiaire, malade imagi-
naire, tyran involontaire et inconscient des siens ; la mère, bonne per-
sonne, d'ailleurs insignifiante; un fils aîné, capitaine de dragons; un
fils plus jeune, l'élève de Robert Greslou ; et une jeune fille. Persuadé
que « toutes les âmes doivent être considérées par le savant comme
des expériences instituées par la nature, » — c'est une leçon de son
maître, — Robert Greslou forme le projet, dès qu'il a vu Charlotte de
Jussat, de la séduire, pour essayer à la fois sur elle une étude physio-
psychologique du mécanisme de l'amour, et sur lui-même la justesse de
ses théories. 11 est pris à son propre piège; la nature l'emporte sur le
calcul ; et l'instinct est plus fort que l'esprit de système. Comme d:'ail-
leurs il est jeune, séduisant et intéressant, Charlotte, elle aussi, l'aime
et se laisse aller dans ses bras, presque sans le vouloir, sous la seule
condition qu'ils s'empoisonneront aussitôt pour mourir ensemble. Mais,
l'amour de la vie, peut-être, et surtout l'amour de son amour se réveil-
lant en Robert, la jeune fille tient la promesse qu'elle s'était faite et
meurt, après avoir écrit à son frère, en lui remettant le soin de sa
vengeance. Robert Greslou, arrêté sous l'inculpation d'assassinat de
M"^ de Jussat, se renferme devant ses juges, et jusqu'en cour d'assises,
dans un orgueilleux mutisme. Connaissant en effet la lettre de
Charlotte, comme il sait que M. de Jussat a dans les mains la preuve
qu'il n'a pas empoisonné sa sœur, il lui plaît, par son silence, de for-
cer un peu de l'estime de l'homme dont il a misérablement déshonoré
le foyer. Il est vrai qu'entre temps il n'a pas négligé de faire parvenir
sa confession entière à son « illustre maître, » le grand Adrien Sixte;
et bien lui en a pris, car, sans Adrien SLxte, le capitaine de Jussat,
après une hésitation douloureuse, le laisserait monter à l'échafaud.
Mais le capitaine de Jussat se décide à parler ; sa déposition entraîne
l'acquittement immédiat de Robert Greslou ; et c'est le capitaine lui-
même qui venge de sa main la honte et la mort de sa sœur en exécu-
tant Robert Greslou d'un coup de pistolet.
Ce qu'il y a de fâcheux dans ces sortes d'analyses d'un beau roman
ou d'un vrai drame, c'est qu'en n'en donnant que les lignes les plus
générales, on trahit, à vrai dire, l'auteur dramatique ou le romancier.
Si, par exemple, on a. pu, dans ces quelques lignes, entrevoir le carac-
tère original et pur, vivant et romanesque de Charlotte de Jussat, on
ne le connaît cependant pas; et si je dis que M. Paul Bourget n'en avait
pas encore tracé de plus vrai ni de plus « sympathique, » il faudra
qu'on m'en croie sur parole. Mais c'est surtout le principal personnage,
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Robert Greslou, en qui je n'ai pu ou je n'ai su montrer que le gredin
vulgaire, dont il diffère autant pourtant que d'un simple et naïf honnête
homme. Il y a, en effet, deux êtres en lui, l'un qui pense et l'autre
qui vit, l'un qui agit et l'autre qui l'observe, l'un pour qui Charlotte n'est
qu'un sujet d'expérience et l'autre qui Tadore ; et, — pour en faire en
passant la remarque, — s'il peut bien procéder du Julien Sorel de Sten-
dhal et du Raskolnikof de Dostoievsky, c'est par là qu'il cesse de leur
ressembler. Sauf en un ou deux points, où l'on dirait que les fils s'em-
brouillent, M. Paul Bourget n'a nulle part fait preuve de plus de dexté-
rité que dans la composition de ce rare caractère. Et encore, là où les
fils s'embrouillent, n'oserai-je assurer que ce ne soit exprès. Si perspi-
caces qu'on les suppose, n'y a-t-il pas, en effet, des momens où les
Robert Greslou ne voient plus clair en eux-mêmes ? Et quels sont ces
momens, sinon justement ceux où leur personnage artificiel, et le per-
sonnage naturel qu'en dépit de tout ils sont demeurés par-dessous, se
pénétrant l'un l'autre, se rapprochent, se mêlent, et se confondent en
un tout indivisible.
Quelle est maintenant la part d'Adrien Sixte, du théoricien de la vo-
lonté et des passions, dans le crime de son élève? Car, en fait de crimes,
et pour n'être pas justiciables des lois, on en imaginerait malaisément
de plus odieux que celui de Robert Greslou. Les plus odieux de tous
les crimes, — il y a longtemps que Kant a dit quelque chose de sem-
blable, — ce sont ceux qui, d'une /i» qu'elle est pour elle-même, trans-
forment l'âme humaine en un moyen pour la satisfaction de la perver-
sité d'autrui. Vainement donc Adrien Sixte se débat contre l'évidence.
« Rejeter sur une doctrine la responsabilité de l'interprétation absurde
qu'un cerveau mal équilibré donne à cette doctrine, c'est à peu près
comme si on reprochait a.u chimiste qui a découvert la dynamite les
attentats auxquels cette substance est employée. C'est un argument qui
ne compte pas. » Ainsi répond-il au juge d'instruction qui l'interroge
sur la nature de ses rapports avec Robert Greslou. Mais quand il a lu
la confession du misérable, il est bien forcé de s'avouer que « ce ca-
ractère déjà dangereux par nature a rencontré dans ses doctrines,
à lui, comme un ten-ain où se développer dans le sens de ses pires
instincts. » Et quand il est mort, ce fatal disciple, « l'implacable et
puissant Maître, » sentant sa pensée pour la première fois impuissante
à le soutenir, est bien obligé de « s'humilier, « de « s'incliner, d de
« s'abîmer devant le mystère impénétrable de la destinée. » N'est-ce là
peut-être qu'un instant de faiblesse? Non; si l'orgueil l'empêche
d'avouer, du moins il a senti la contradiction intérieure de ses doc-
trines; et, puisqu'il n'a pas eu le courage d'aller jusqu'à la rétracta-
tion, essayons de montrer pour quelles raisons Adrien Sixte est respon-
sable du crime de Robert Greslou.
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C'est qu'il y a des limites à l'audace de la spéculation philosophique;
et, sans parler de celles que nous devrions trouver dans l'absolue cer-
titude où nous sommes de ne jamais résoudre l'énigme du monde, on
en trouve d'autres et de plus prochaines dans la nécessité de l'institu-
tion sociale pour assurer la perpétuité de l'espèce et l'avenir de l'hu-
manité. Nous n'avons pas le droit de croire, par exemple, o que la
théorie du bien et du mal n'ait d'autre sens que de marquer un en-
semble de conventions quelquefois utiles, quelquefois puériles. » Car,
d'abord, ce sophisme, nous ne pouvons pas le démontrer, ni seulement
le soutenir, sans api)eler à notre aide et faire intervenir dans nos rai-
sonnemens des hypothèses métaphysiques, sur la nature de l'homme
ou sur l'inexistence de Dieu, — lesquelles, par définition, échappent aux
prises de la certitude. Mais, si nous le démontrions, nous n'aurions rien
prouvé que la souplesse de notre intelligence et la subtilité de notre
dialectique, puisque « la société ne peut pas se passer de la théorie du
bien et du mal, » et que nous ne savons pas, que nous ne pouvons pas
imaginer seulement ce que c'est que l'homme en dehors de la société.
Avant tout et par-dessus tout, depuis six mille ans que nous nous con-
naissons,— et même beaucoup moins, — quelque supposition qu'il nous
plaise d'adopter sur nos origines animales, avant d'être faits pour pen-
ser, avant de l'être pour rêver, avant presque de l'être pour vivre,
nous sommes faits, l'homme est fait pour vivre en société. La con-
séquence n'est-elle pas bien claire? Toutes les fois qu'une doctrine
aboutira par voie de conséquence logique à mettre en question les prin-
cipes sur lesquels la société repose, elle sera fausse, n'en faites pas
de doute; et l'erreur en aura pour mesure de son énormité la gra-
vité du mal même qu'elle sera capable de causer à la société. Ni la
physique, ni la chimie, ni la physiologie ne peuvent rien là-contre; en-
core bien moins l'histoire naturelle ou l'anthropologie, qui ne sont pas
des sciences, qui aspirent seulement à l'être, qui ne sont en attendant
que des recueils de faits auxquels peut-être dans cinq cents ans on
s'étonnera que nous ayons pu croire. Mais dans cinq cents ans, et dans
mille ans, et dans dix mille ans, la société existera toujours, — ou bien
c'est que l'espèce humaine aura disparu de la surface du globe.
Là, peut-être, depuis cent ans, est la grande erreur du siècle. En
tout et partout, dans la morale, comme dans la science, et comme dans
l'art, on a prétendu ramener l'homme à la nature, l'y mêler ou l'y con-
fondre, sans faire attention qu'en art, comme en science, et comme en
morale, il n'est homme qu'au-tant qu'il se distingue, qu'il se sépare, et
qu'il s'excepte de la nature. En voulez-vous la preuve? Il est naturel
que la loi du plus fort ou du plus habile règne souverainement dans le
monde animal; — mais, précisément, cela n'est pas humain. l\ est naturel
que le chacal ou l'hyène, que l'aigle ou le vautour, pressés de la faim,
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obéissent à rimpulsion de leur ventre et de leur férocité; — mais, pré-
cisément, cela n'est pas humain. Il est naturel que le « roi du désert »
ou le « sultan de la jungle » promènent leurs fantaisies amoureuses de
femelle en femelle et disputent leurs plaisirs aux enfans de leur race;
— mais, précisément, cela n'est pas humain. Il est naturel qu'entre
deux brutes acharnées sur la même proie, ce soit la brutalité qui dé-
cide, et non pas la justice, encore moins la pitié ; — mais, précisément,
cela n'est pas humain. Il est naturel que chaque génération, parmi les
animaux, étrangère à celle qui l'a précédée dans la vie, le soit égale-
ment à celle qui la suivra ; — mais, précisément, cela n'est pas humain.
Personne peut-être ne l'a mieux vu ni mieux dit que ce Voltaire, dont
je ne craindrai pas de répéter après tant d'autres, qu'il avait le regard
si lucide, quand la passion ne le brouillait pas, et le bon sens parfois
si profond. C'est dans un de ses pamphlets de Ferney qu'il introduit
un Anglais, auquel il fait tenir ce langage :
« N'est-il pas vrai que l'instinct et le jugement, ces deux fds aînés de
la nature, nous enseignent à chercher en tout notre bien-être, et à pro-
curer celui des autres, quand leur bien-être fait le nôtre évidemment...
Ceux qui fourniront le plus de secours à la société seront donc ceux
qui suivront la nature de plus prés. Ceux qui inventeront les arts (ce
qui est un grand don de Dieu), ceux qui proposeront des lois (ce qui
est infiniment plus aisé), seront donc ceux qui auront le mieux obéi à
la loi naturelle. Donc, plus les arts seront cultivés et les propriétés assu-
rées, plus la loi naturelle aura été observée. Donc, lorsque nous con-
venons de payer trois schellings en commun par livre sterling, pour jouir
plus sûrement des dix-sept autres schellings ; quand nous n'épousons
qu'une seule femme par économie, et pour avoir la paix dans la mai-
son ; quand nous tolérons (parce que nous sommes riches) qu'un ar-
chevêque ait douze mille pièces de revenu pour soulager les pauvres,
pour prêcher la vertu, s'il sait prêcher, pour entretenir la paix dans le
clergé, nous ferons plus que de perfectionner la loi naturelle, nous al-
lons au-delà du but ; mais le sauvage isolé et brut (s'il y a de tels ani-
maux sur la terre, ce dont je doute fort), que fait-il du matin au soir,
que de pervertir la loi naturelle en étant inutile à lui-même et à tous
les hommes?.. Une abeille qui ne ferait ni miel ni cire, une hiron-
delle qui ne ferait pas son nid, une poule qui ne pondrait jamais,
corrompraient leur loi naturelle, qui est leur instinct. Les hommes
insociables corrompent l'instinct de la nature humaine. »
C'est à Rousseau que Voltaire lant^ait ce dernier trait, ou plutôt c'est
contre Rousseau, contre l'auteur du Discours sur l'Inégalité qu'il diri-
geait tout ce passage. Et, en effet, de beaucoup d'idées fausses
que ce redoutable déclamateur a jetées dans le monde, s'il y en
a peu de plus dangereuses, il n'y en a pas beaucoup aussi qui
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aient fait une plus grande fortune que celle de la bonté de la nature.
Mais aujourd'hui, mieux informés que nous sommes, il serait temps
enfin de rompre avec ce paradoxe ; et, si tout ce qui s'enveloppe sous
le nom de civilisation est proprement une conquête de l'homme sur la
nature, il serait temps de comprendre que retourner à la nature, ce
serait retourner à ranimalité. En voyez-vous la nécessité? c'est-à-dire
ne trouvez-vous pas qu'il y ait encore assez dans nos veines du sang
de ce gorille dont on veut que nous soyons descendus? Mais heureuse-
ment que tout en nous s'y oppose et nous l'interdit. Vivre dans le pré-
sent comme s'il n'existait pas, c'est-à-dire comme s'il n'était que la
continuation du passé et la préparation de l'avenir, voilà ce qui est hu-
main; — et il n'y a rien de moins naturel. Pur la justice et par la pitié,
compenser ce que la nature, imparfaitement vaincue, laisse encore
subsister d'inégalité parmi les hommes, voilà ce qui est humain; —
et il n'y a rien de moins naturel. Bien loin de les relâcher, resserrer au
contraire les liens du mariage et de la famille, sans lesquels il n'est
pas plus possible à la société de vi\Te qu'à la vie même de s'organiser
sans la cellule, voilà ce qui est humain; — et il n'y a rien de moins
naturel. Sans essayer de détruire les passions, leur apprendre à se mo-
dérer, et au besoin les y obliger, voilà ce qui est humain ; — et il n'y a
rien de moins naturel. Et sur les ruines enfin du culte superstitieux et
lâche de la force, établir, si nous le pouvons, la souveraineté de la jus-
tice, voilà toujours ce qui est humain ; — et, plus que jamais, voilà ce
.qui n'est pas naturel.
Que l'on ne vienne donc plus nous parler de ce que l'on appelle avec
emphase les droits du transcendantalisme, et les titres imprescrip-
tibles de la u vérité. » Car de quelle « vérité » s'agit-il? et de qui se
moque-t-on ici? La « vérité, » c'est d'être hommes, d'abord; et si
nous ne le sommes qu'autant que nous nous distinguons de l'animal,
qu'est-ce que les lois de la « nature, » la « concurrence vitale » ou la
(( sélection naturelle » ont de commun avec nous? Sont-ce des lois
seulement? Savons-nous si demain peut-être elles n'auront pas rejoint
dans les profondeurs de l'oubli les « tourbillons » du cartésianisme, ou
les « quiddités » de la scolastique ? Et, alors même qu'elles seraient dé-
montrées vraies de tout ce qui nous entoure, qui répondra que leur
effort ne vienne pas expirer au seuil de l'institution sociale, puisque
celle-ci périrait de leur triomphe, et que sa raison d'être, sa cause pre-
mière et sa cause finale, est de nous en affranchir et de leur résister?
Si la loi du déterminisme était- universelle, la société ne subsisterait
pas, elle se désagrégerait, les morceaux même ne s'en pourraient re-
joindre, pas plus que la vie ne saurait renaître dans un organisme où
les forces physico-chimiques ont recouvré leur empire sur le pouvoir
mystérieux qui les tenait en échec ? N'est-ce pas une preuve que, si le
REVUE LITTÉRAIRE. 223
déterminisme est la loi de la nature, il n'est pas celle de Fhumanité?
que riiomme lui-même, quoi qu'on en puisse dire, n'est pas compris
sous la définition de l'animal? que si l'on peut bien faire de son ani-
malité la base physique de sa nature, son humanité ne commence
■ qu'au point précis où quelque chose de différentiel et d'unique s'ajoute
à cette animalité pour en changer le caractère? et que par consé-
quent, du physique au moral, de l'animal à l'homme, du polype aux
sociétés, en concluant du même au même, on tombe dans l'un des pires
sophismes où la pensée d'un métaphysicien se puisse laisser entraîner
par le mirage des idées pures, la séduction des grandes synthèses, et
l'ivressf. de l'unité.
Je m'étonne de mon audace; — et si jamais ces pages doivent passer
sous les yeux du « maître, » de l'illustre Adrien Sixte lui-même, je
l'entends qui ricane de mépris, à moins qu'il ne me taxe, en haussant
les épaules, de « lâcheté, » u d'impertinence, » et de « mauvaise foi. «
Ainsi, souvent, en usent avec ceux qui se déclarent moins con-
vaincus qu'eux-mêmes de l'évidence de leurs démonstrations, ces
grands amis de la « vérité ; » et après tout, cela même n'est-il pas
une assez belle preuve de la sincérité de leurs convictions? Mais quoi!
dans sa philosophie, l'auteur de la Théorie des passions et de VAna-
tomie de la volonté n'en a pas moins oublié que, ni le mot de u volonté »
ni celui de « passions » n'ayant de sens hors de l'homme, il faisait de
la morale, et non pas de l'histoire naturelle, encore bien moins de la
mécanique ou de la géométrie transcendantes. En enseignant à Robert
Greslou « qu'il n'y a pour le philosophe ni crime ni vertu, et que nos
volitions ne sont que des faits d'un certain ordre régis par de certaines
lois, » il lui a dit tout simplement ce que nos maîtres facétieux nous
disaient jadis au collège, « qu'il n'était point défendu de fumer, mais
seulement de se laisser prendre. » En lui répétsfnt avec Spinosa « que la
pitié chez un sage qui vit d'après la raison est mauvaise et inutile, »
il lui a tout simplement appris, en s'exceptant lui-même de l'huma-
nité, à ne se servir de ses semblables que comme d'instrumens ou de
victimes de ses passions. Et en le débarrassant enfin du remords « comme
de la plus niaise des illusions humaines,» — Spinosa, dans son Ethique,
a dit encore quelque chose de cela, — il l'a rendu prêt à tout ce que
peuvent soulever de criminels désirs dans un jeune homme de vingt
ans la fougue de l'âge, la médiocrité de sa condition, le besoin de par-
venir, et la fausse conscience de sa supériorité.
Ce ne sont pas, on le voit, de petites questions que M. Paul Bourget
a traitées dans son Disciple, et ce ne sont non plus des questions inu-
tiles. Ce sont des questions actuelles, s'il en fut, et ce sont, comme
telles, des questions qu'il faut bien qu'on discute... Mais si j'ai tàclié de
montrer avec quelle franchise et quelle loyauté, quel courage intellec-
224 REVUE DES DEUX MONDES.
tuel M, Paul Boiirget les avait abordées, je crains de n'avoir pas assez
dit peut-être avec quelle précision de langage philosophique et quelle
sévérité de style il les a traitées. Autant d'ailleurs qu'en précision, sa
manière, dans le Disciple, a gagné en largeur. S'il n'y a plus ici de ces
obscurités qui nous gâtaient quelques pages à' André Cornèlis, il n'y a
plus trace, même dans les entretiens de Charlotte de Jussat et de Ro-
bert Greslou, de ce marivaudage parfois brutal qui gênait encore la
lecture dans Mensonges ou dans Critne d'amour. La forme ici vaut le
fond; l'écrivain n'est pas au-dessous du psychologue ou de l'analyste. Et
si seulement M. Paul Bourget avait allégé le Disciple de quelques scènes
d'un comique assez vulgaire ou assez malheureux, s'il avait eu le cou-
rage de sacrifier M"'" Trapenard, et le u père Carbonnet, » je ne vois pas
trop oi^i la critique se pourrait prendre. A~t-il voulu la dépister? et, en
l'adressant au concierge de la rue Guy-de-la-Brosse, la détourner du
cas d'Adrien Sixte et de Robert Greslou ?
Enfin les milieux, puisque milieux il y a, ne sont pas moins bien
observés que les personnages, ni moins fidèlement rendus ; et, plus
brièvement, plus discrètement décrits, je les trouve aussi plus réels.
Tels sont, la rue Guy-de-la-Brosse, et le quartier du Jardin-des-Plantes,
où M. Paul Bourget a logé son philosophe, et dont on dirait une es-
quisse de Balzac, plus nette et moins chargée. Oh! le Père Goriot et la
description classique de la pension Vauquer, de quelles descriptions
ils auront enrichi la topographie de Paris ! Mais je préfère encore quel-
ques paysages d'Auvergne que M. Paul Bourget, de ci, de là, ne s'est
pas refusé le plaisir de jeter dans la confession de son abominable
Greslou. Non-seulement le poète qu'il fut lui-même, qu'il est toujours,
s'y retrouve, mais l'homme n'en est jamais absent, et les sentimens,
les idées mêmes s'y déploient en s'y harmonisant. Ce ne sont pas
des morceaux que l'on pliisse ôter de leur place, des tableautins à la
Daudet, des pans de murailles à la Zola : c'est autre chose, de moins
puissant peut-être, ou de moins pittoresque, de moins spirituel, mais,
en revanche, de plus subtil et de plus pénétrant. Je note encore, dans
cette même confession, de jolies descriptions de la vie de château, dé-
pouillées, elles aussi, pour la première fois, de tout cet appareil de meu-
bles et de bibelots dont M. Bourget encombrait volontiers ses salons ; —
et j'aurais terminé si je ne tenais à dire quelques mots auparavant de
la préface du Disciple.
Elle est curieuse, cette Préface; elle est surtout significative; et sans
en chicaner la forme, qui pourrait être un peu plus simple, je n'en
retiens que le fond, avec une satisfaction dont on me permettra de
dire brièvement les motifs. C'est qu'après avoir été traité dix ans de
« philistin » ou de « bourgeois » par les dilettantes de la jeune cri-
tique, — on est un jeune critique aussi longtemps qu'on traite ridi-
REVUE LITTÉRAIRE. 225
culement les choses sérieuses, et gravement les choses futiles, — il
m'est doux de les voir venir eux-mêmes à ce qu'ils trouvaient en moi
de plus « bourgeois » et de « plus philistin. » — « Il croit à la néces-
sité d'un certain optimisme, disait l'un d'eux, ou du moins de la
sympathie pour les misères et les souffrances de l'humanité... Est-il
nécessaire d'avoir de la s^,mpathie morale pour ce qu'on peint? Il me
semble bien que le principal est de faire des peintures vivantes, et
que c'est même le tout de l'art, le reste étant forcément autre chose :
morale, religion, métaphysique. » Mais voici, tout récemment, et sans
presque y songer, ce que lui répondait un plus jeune : « La vie est
intéressante, parce qu'elle est remplie d'une pitié sans fond... Tandis
que nos romans réahstes n'expriment, en somme, que la mauvaise
humeur où nos fades romans romanesques ont mis un lecteur sensé,
les observateurs russes ont une opinion sur les hommes,., et cette opi-
nion, c'est que nous sommes, avant tout, dignes de miséricorde...
Enfin, Dieu soit loué! nous voilà délivrés de toute cette littérature.
Nous voyons clair! La vie a une valeur en soi. La bonté a une majesté
supérieure à l'art. » Je laisserai d'ailleurs M. Paul Desjardins débattre
là -dessus avec M. Jules Lemaître; et il me suffira, pour ma part, que
les œuvres traduisent quelque chose de cette « sympathie, » — qu'il
me semblait seulement qu'avant l'auteur d'iram Karénine, celui d'irfam
Bede et celui de David Copperfield avaient assez bien exprimée. Je me
reprocherais de n'y pas joindre l'auteur des Idées de iP® Aubray et de
la Femme de Claude,
' Je ne saurais donc trop féliciter M. Paul Bourget, — qui, d'ailleurs, tout
disciple qu'il soit ou qu'il se soit cru jadis de Stendhal, de Baudelaire
et de Flaubert, n'a jamais affecté l'attitude d'un observateur ironique
et méprisant de la vie, — d'avoir parlé, comme il l'a fait dans cette Pré-
face, du dilettantisme ou du dandysme littéraire. Sans doute, l'auteur
dramatique ou le romancier ne sont pas des prédicateurs de morale.
On ne leur demande pas des apologues ou des paraboles, et il n'est
pas indispensable que leur roman ou leur drame finisse par une cita-
tion de l'Évangile. On n'exige pas d'eux qu'ils exercent leur art comme
un sacerdoce. On ne leur demande pas, puisque l'humanité n'est pas
toujours belle à voir, de la déguiser, de la masquer, de l'altérer pour
la peindre, ni seulement de faire un choix parmi les spectacles que la
réalité leur propose. Mais on les prie de se souvenir que, sans perdre
jusqu'à sa raison d'être, leur art ne saurait se séparer d'avec la vie. On
leur rappelle encore que les idées sont au moins des commencemens
d'actes; que, par conséquent, ils n'écrivent rien qui ne touche à la
conduite, c'est-à-dire à la morale; et qu'en vain se défendraient-ils
de nous donner des leçons, les exemples qu'ils nous mettent aux yeux
TOME xav. — 1889, 15
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sont toujours des conseils, des insinuations, ou des suggestions. Allons
plus loin : tout ce qu'ils expliquent, ils l'excusent, dès qu'en le repré-
sentant ils ne le condamnent point; et tout ce qu'ils ne condamnent
point, c'est comme s'ils disaient, non pas peut-être qu'ils l'approuvent,
mais à tout le moins qu'ils le trouvent naturel et indiiïérent. Et on les
conjure enfin, pour l'honneur des lettres, de ne pas considérer leur
art comme un baladinage et de ne point se traiter eux-mêmes comme
de simples amuseurs publics, puisqu'ils croiraient qu'on les insulte
eux-mêmes si l'on leur en donnait le nom.
Pour nous, si le roman, puisqu'aussi bien il se transforme, doit en
effet sortir un jour du bas naturalisme dans lequel il sera demeuré
quinze ou vingt ans embourbé, ce n'est pas d'une autre manière qu'il
s'en dégagera, ni par une autre voie. La sympathie, nécessaire à la so-
ciété, ne l'est pas moins à l'art : elle le devient même chaque jour
davantage. Entre autres symptômes qui donnent lieu d'espérer que
l'on commence d'en sentir le prix, la Préface du Disciple et le roman
lui-même de M. Paul Bourget ne sont pas l'un des moindres. Déjà
l'année dernière, nous avions plaisir à noter une modification de la
même nature dans le talent de M. de Maupassant, qui plus il avance,
plus il devient humain. L'autre jour enfin, à l'Académie française,
M. de Vogué, dans un beau discours, s'appuyait, sans le dire, de ce
roman russe dont il a été chez nous l'éloquent introducteur pour expri-
mer les mêmes espérances. Ce n'était pas le roman seulement, c'était
toute la littérature qu'il aimait à nous montrer renouvelée, rajeunie,
recréée par la sympathie. A quelles conditions ces espérances se
réaliseront-elles? J'essaierai bientôt de le préciser.
F. BRUNETIÈr^,
CimONIOUE DE LA QUINZAINE
30 juin.
Jamais, dans notre vie inconstante et agitée, il n'y eut plus Je dis-
cours, sans parler même des discours des chambres, qui ne sont pas
pour l'agrément. Jamais il n'y eut plus de banquets et de congrès, plus
de rencontres entre des hommes de toutes les nations, plus de pa-
roles flatteuses, plus de souhaits de bienvenue et de concorde échan-
gés à travers les contestations moroses de la politique et les bruits
discordans de l'Europe.
L'Exposition a fait cette merveille de créer au Champ de Mars ou
même sur la tour Eiffel une sorte de neutralité d'un nouveau genre a
la faveur de laquelle on se réunit pour parler de tout ou même de
rien. Elle a cette fortune d'être le rendez- vous universel et de donner
du travail à ceux qui veulent faire les honneurs de Paris. M. le prési-
dent de la république, dans ses visites au Champ de Mars, s'entretient
avec les chefs d'industrie, avec le prince de Monaco ou avec le prési-
dent de la Société des secours aux blessés, M. le maréchal de Mac-
Mahonqui, en homme de rectitude militaire, l'a reçu en grand uniforme.
M. le président du conseil, quand il n'a pas à répondre à quelque in-
terpellation qui ne lui sourit guère, joue son rôle de commissaire-géné-
ral préposé aux grandes réceptions. M. le ministre de l'instruction pu-
blique, quand il n'a pas à soutenir devant le Sénat une médiocre loi sur
les instituteurs, préside aux cérémonies de la littérature et des arts. Des
réunions, des banquets, des congrès de toute sorte pour la paix ou pour
l'émancipation des femmes, des fêtes de nuit au parc de Monceau ou au-
tour des fontaines lumineuses, ce n'est pas ce qui manque, — ni les dis-
cours non plus, — pour la distraction des Français et des étrangers. C'est
le bon temps: si seulement cela pouvait durer toujours! Malheureuse-
ment, il est trop vrai, rien n'est sans mélange, rien ne dure, pas même les
plus belles expositions et les fêtes qui les accompagnent. Rien ne peut
faire oublier qu'au moment même où la tour Eiffel s'illumine chaque soir,
228 REVUE DES DEUX MONDES.
bien d'autres événemens se préparent, bien d'autres questions s'agitent,
— que tout à côté du Champ de Mars un parlement expire d'impuis-
sance dans la confusion de débats personnels et irritans. C'est, en un
mot, la période électorale qui commence avec ses troubles, ses incer-
titudes, et dans des conditions où les obscurités, les impuissances de
la politique jurent avec l'éclat d'une des plus saisissantes manifesta-
tions du travail humain, de la vitalité d'une nation. Voilà où nous en
sommes, à cette heure même où au bruit des fêtes va s'ouvrir d'ici à peu
un scrutin plein de mystères qui peut décider des destinées publiques!
Le nœud du problème, c'est que depuis longtemps la France, quoi
qu'on en dise, n'a pas le gouvernement qu'elle mérite, qu'elle appelle
plus que jamais de tous ses instincts, de tous ses vœux. Par elle-même,
la France est toujours la nation active, industrieuse, économe, libérale
par ses sentimens, modérée par ses goûts, aisément résignée aux sacri-
fices que le patriotisme exige, — fiére aussi de retrouver de temps à autre
son image dans une œuvre comme celle qui est sortie des mains de ses
ingénieurs, de ses administrateurs. Elle n'est jamais bien difficile avec
ses gouvernemens pourvu qu'elle ne soit pas poussée à bout ou, si l'on
veut, pourvu qu'elle ne voie pas trop qu'on abuse de sa bonne et con-
fiante nature; elle ne demande qu'à être ménagée dans ses intérêts comme
dans ses sentimens ou ses habitjdes, à être conduite avec prudence,
à être protégée dans sa vie de travail et d'industrie. Tout ce qu'elle de-
mande en vérité à ses gouvernemens, c'est de n'être pas trop gênans,
de lui laisser la liberté et la paix. Voilà ce qu'on n'a pas compris, voilà
le dangereux malentendu qui n'a cessé de se compliquer et de s'ag-
graver! On a eu l'arrogance de prétendre disposer de cet honnête et
laborieux pays dans un intérêt de domination; on s'est hâté, sous pré-
texte de réformes républicaines, de remettre en doute ses institutions,
ses lois, sa magistrature, son organisation tout entière; on a mis un
esprit d'exclusion jalouse dans son administration, la délation intéres-
sée dans ses communes, la passion de secte dans ses écoles, la prodi-
galité imprévoyante dans l'administration de ses ressources, l'àpreté
dans le maniement du pouvoir. En un mot, la France demandait un gou-
vernement d'équité nationale, on lui a donné un gouvernement d'oli-
garchie républicaine! Et c'est ainsi que la séparation s'est faite, lente
d'abord, puis précipitée, entre des politiques soutenant par aveugle-
ment, par infatuation ce qu'ils avaient entrepris par entraînement de
parti ou par imprévoyance, et un pays graduellement impatienté, irrité
de ss sentir atteint dans sa paix civile comme dans ses intérêts. L'in-
compatibilité a éclaté dans l'incohérence, le dégoût s'en est mêlé. On
en est là, et le mal qui a été fait, ce n'est point, on en conviendra,
cette fin de session qui le réparera, qui relèvera le crédit des républi-
cains embarrassés de leurs fautes devant le pays.
Qu'est-ce en effet que cette série de séances parlementaires où une
REVUE. — CHRONIQUE. 229
chambre divisée, compromise par ses dissensions stériles, épuise ce qui
lui reste de force et de vie? Ce n'est plus qu'une succession de scènes
violentes, tapageuses, parfois grossières, dont le dernier mot est l'im-
puissance. La chambre finit comme elle a vécu, en perdant son temps
sans pouvoir arriver à clore sa carrière par quelque œuvre sérieuse et
utile. Cette discussion même du budget ([ui se traîne péniblement, en-
trecoupée d'interpellations et de tumultes, elle n'a plus réellement
d'intérêt, ou si l'on veut, elle n'a qu'un intérêt aussi inquiétant
qu'inattendu : elle est la constatation croissante, incessante de toutes
les irrégularités qui se sont introduites dans le budget, de l'abus des
ressources publiques, de dépenses souvent peu justifiées, comme aussi
de négligences redoutables pour la sûreté du pays. Certes la France,
depuis ses désastres, n'a jamais marchandé les sacrifices qui lui ont
été demandés pour assurer sa puissance militaire ; elle a tout donné
sans compter, hommes et argent. Eh bien, une des séances les plus
douloureuses de ces dernières semaines est celle où, tout compte fait,
après les explications de M. le ministre de la marine comme après les
révélations qui se sont produites, il a été à peu près avéré que les forces
navales n'étaient pas ce qu'elles devraient être. L'armement de mer
serait insuffisant! — Ce sont là des divulgations dangereuses, dit-on; le
fait lui-même, tel qu'il apparaît à travers les savantes obscurités du
budget, est bien plus dangereux encore. Il est certain que depuis dix
ans on aurait mieux fait de s'occuper un peu moins des laïcisations à
outrance, des guerres aux sœurs de charité, et un peu plus de nos in-
térêts nationaux, de ce qui fait la force de la France. La chambre qui
s'en va aurait mieux employé son temps ; elle ne laisserait pas après
elle cette situation où, en présence d'une politique jugée par ses œuvres,
le pays a plus que jamais le droit de voir clair dans ses affaires, de sa-
voir ce qu'ont à lui offrir les partis qui vont se disputer sa confiance.
Le malheur est que la question n'est pas aussi simple qu'elle le pa-
raît ; que tous ces partis, prêts à entrer en lutte devant le pays, ne
disent pas leur dernier mot, qu'ils ont leurs réserves, leurs artifices et
leurs équivoques jusque dans leurs déclarations les plus retentis-
santes. Assurément, parmi les républicains qui ont eu le pouvoir
depuis dix ans et qui veulent le défendre, M. Jules Ferry est un des
esprits les plus vigoureux, qui a le goût de la politique modérée, qui
l'a peut-être aujourd'hui encore plus qu'hier. Il a cependant lui-même
de la peine à se dégager d'une certaine ambiguïté. Il a prononcé il y a
quelque temps, au Palais-Bourbon, un discours qui avait visiblement
la prétention d'être un programme de modération ; il vient de pro-
noncer ces jours derniers, devant une association républicaine, un
nouveau discours qui est plus net encore. Que dit M. Jules Ferry? Oh!
certes, il convient de tout ou de presque tout. Il sent le mal qui a été
fait. 11 reconnaît que le meilleur moyen de reviser la Constitution serait
230 REVUE DES DEUX MONDES.
de la respecter, que depuis dix ans on a abusé de tout, qu'on a confondu
tous les pouvoirs, que la chambre a voulu jouer à la Convention au petit
pied, qu'elle a tout faussé par ses « ingérences perpétuelles et dissol-
vantes » en toutes choses ; il ne craint pas de déclarer qu'il nous faut
« un pouvoir exécutif plus résolu et plus actif, un sénat moins modeste
et moins effacé, une chambre moins indiscrète, moins disposée à em-
piéter sur les attributions d'autrui. » Que dit encore M. Jules Ferry? Il
pa^'le plus que jamais de la nécessité de la paix religieuse. Il défend le
budget des cultes, il veut qu'on pratique la tolérance, qu'on respecte
les croyances, qu'on cesse toutes ces petites persécutions de rigueurs
disciplinaires, de suppressions de traitemens, et il ne laisse pas de
convenir que les querelles religieuses n'ont pas servi la république.
Rien de mieux, c'est presque un programme complet. Il n'y a qu'un
malheur. Si M. Jules Ferry signale bien des fautes à réparer, il ne
désavoue rien de ce qui a été le principe des querelles religieuses, de
sa politique scolaire. Il la désavoue si peu qu'à cette heure même, de-
vant le sénat, malgré les efforts dévoués et souvent éloquens de M. Léon
Say, de M. de Marcère, de M. Bardoux, de M. Buffet, les amis de M. Jules
Ferry viennent de faire voter une loi sur les instituteurs primaires, qui
a la prétention d'être le couronnement de l'édifice, d'en finir avec les
droits des communes et des pères de famille, de faire de TÉtat le régu-
lateur des esprits et des consciences. Que voulez-vous qu'on pense?
L'équivoque, pour M. Jules Ferry, c'est de parler de la paix religieuse
en maintenant tout ce qui a allumé la guerre et peut la perpétuer; c'est
de se présenter comme un conservateur en gardant un lien avec les
radicaux qu'il ménage, qu'il se flatte toujours de désarmer par quelque
concession opportune.
A leur tour, les conservateurs de la chambre, prenant le rôle de
grands électeurs, ne laissent pas, il faut en convenir, d'être dans une
situation délicate. Ils se sont réunis dernièrement, sans distinction
de nuances. Ils ont mis en commun leurs griefs qui sont après tout les
griefs du pays, et ils ont publié leur manifeste, leur programme. Ils
ravivent toute cette histoire de la politique de dix ans, et les excès de
majorité, et l'altération de toutes les conditions de gouvernement et la
magistrature épurée et l'esprit de secte chassant toute idée religieuse
des écoles, et les procédés discrétionnaires, et les déficits accumulés,
les milliards ajoutés à la dette, — et le Tonkin ! — Soit, c'est le procès
d'une politique dont le pays a le droit de se plaindra, dont les abus
sont aujourd'hui la force dé toutes les oppositions. Seulement on sent
bien que les auteurs du manifeste conservateur, en dévoilant une fois
de plus le mal, sont un peu embarrassés pour proposer le remède. Ils
ne veulent pas paraître prononcer le nom de la République; ils crai-
gnent de prononcer le nom d'un autre régime, parce qu'ils ne s'en-
tendraient plus. En sorte qu'il y a partout une certaine équivoque.
REVUE. — CHRONIQUE. 231
.M. Jules Ferry, en se disant conservateur, n'ose pas aller jusqu'au bout;
les conservateurs, en signalant un mal évident, n'osent pas se placer
dans la République, l'accepter hardiment comme un terrain com-
mun. Il faut cependant sortir de là. Cette équivoque même a sa mo-
ralité, elle est un signe du temps. Évidemment, si M. Jules Ferry
parle de la paix sociale et religieuse, c'est qu'il sent qu'elle est dans les
instincts, dans les vœux du pays; si les conservateurs, en retraçant une
situation compromise, évitent de proposer un changement de régime,
qui serait une révolution, c'est qu'ils sentent qu'ils ne le peuvent pas,
qu'ils risqueraient d'effaroucher l'opinion. Et c'est là tout simplement,
en effet, l'état du pays. La France éprouvée et déçue tient certaine-
ment à être mieux gouvernée, elle n'appelle pas une révolution nouvelle.
Tout ce qu'elle demande, c'est qu'on lui parle un peu moins de ses insti-
tutions et qu'on les pratique plus fidèlement, qu'on lui donne enfin
une politique qui lui assure, avec la paix morale, une vie tranquille,
libérale et respectée.
Si le monde européen se laissait aller trop aisément à l'attrait des fêtes
que l'Exposition française lui offre et à l'oubli des orages toujours mena-
çans, il serait bien vite ramené au sentiment de la réalité. Une fois de
plus, dans ces dernières semaines, il a été suffisamment averti que la
paix est fragile, que la sécurité ne peut être de longue durée, qu'il y a
de tous côtés des points noirs. A peine a-t-il paru montrer quelque con-
fiance et compter au moins sur un été paisible, voilà les paniques et les
campagnes de suspicions qui recommencent, voilà les incidens qui
se pressent et prennent des proportions démesurées. Pendant quelques
jours l'Europe a été remplie de polémiques et de correspondances qu'on
aurait pu croire concertées pour propager l'inquiétude et laisser pres-
sentir des événemens prochains. Tantôt, c'est à propos des éternels ar-
memens russes sur la frontière occidentale, ou du toast de l'empereur
Alexandre III proclamant le petit prince de Monténégro le seul ami sin-
cère et fidèle de la Russie ; tantôt, c'est à propos de ce qui se passe ou
peut se préparer dans les Balkans, en Serbie, en Bulgarie, dans la Bos-
nie ou l'Herzégovine ou même dans l'île de Crète. Un autre jour, c'est
à l'occasion de la querelle que l'Allemagne fait à la Suisse pour venger
la mésaventure d'un agent de police maladroit ou trop zélé. Tout sert
de prétexte aux commentaires passionnés, aux polémiques irritantes,
aux conjectures pessimistes. Le fait est que, à part l'incident suisse
qui a sa gravité, la situation de l'Europe reste certainement aussi ob-
scure que précaire, mais qu'il n'y a pour le moment rien de nouveau,
rien de plus menaçant aujourd'hui qu'hier. 11 y a toujours sans doute
et de plus en plus ces arméniens effrénés qui ne cessent de se multi-
plier partout, en Angleterre comme en Italie, en Allemagne comme en
France ou en Russie, pour lesquels l'Autriche demande encore à l'heure
qu'il est des crédits à ses délégations , mais ce n'est pas précisément
232 REVUE DES DEUX MONDES.
ce qui est nouveau. C'est l'état permanent, c'est la fatalité de l'Europe
depuis des années.
Ce qui en sera de cette paix plus désirée qu'assurée, à quelle heure
éclatera le grand conflit dont on ne cesse de nous menacer, personne
ne peut certes le dire. On peut d'autant moins le prévoir que depuis
dix ans toutes les prédictions se sont trouvées démenties, que les
nuages, qui devaient toujours éclater au printemps suivant, se sont
invariablement dissipés. Ce qu'il y a de plus vrai, de plus sensible,
c'est que pour le moment rien ne semble justifier ces paniques et ces
fausses nouvelles qui ont tout récemment fait le tour de l'Europe. Sur
quoi se fondent les propagateurs de paniques? Qui prétend-on accuser
de vouloir troubler le repos du monde si bien gardé par les journaux
allemands et même par les journaux anglais leurs complices ? Ce n'est
point assurément la France qui peut être soupçonnée de menacer la
paix, de méditer quelque soudaine entrée en campagne. La France est
tout entière à son Exposition, à cette somptueuse fête du travail uni-
versel qui excite peut-être quelque envie, dont on ne serait pas fâché
de troubler le succès. La France est aujourd'hui à son Exposition, elle
sera demain à ses élections, qui vont être aussi une affaire sérieuse
pour elle; elle n'a pas même le temps et la liberté de s'émouvoir de
tous les bruits répandus en Europe. La France est d'ailleurs dans une
position où elle ne peut qu'attendre et où elle ne fait que se défendre,
placée qu'elle est en face des alliances qu'on ne cesse de former contre
elle, comme si on voulait la cerner de plus en plus par la diplomatie
et par l'accumulation des forces. La France peut être menacée, elle ne
menace sûrement personne. — Les accusations sont-elles plus justes à
l'égard de la Russie, qui est évidemment plus libre? Depuis longtemps
la Russie n'a pas fait un mouvement, une démonstration qui ressemble
à un défi ou à une menace. Elle est restée immobile et silencieuse,
veillant à sa sûreté comme à l'indépendance de sa politique, sans agi-
tation et sans provocation. Il y a, il est vrai, ce toast de Peterhof au
prince de Monténégro, cette invocation au seul « ami sincère et fidèle, »
qui a un moment empêché de dormir les politiques de Rerlin et de
Vienne. On ne peut pourtant pas dire que le tsar a défié l'Europe et
mis la paix en doute en s'alliant au souverain de quelques centaines de
mille sujets perdus dans la Montagne-Noire. Le vrai grief, c'est que cet
empereur Alexandre III est réellement un prince énigmatique et sin-
gulier, qui, après avoir dégagé sa politique de toutes les compromis-
sions, entend garder la liberté de son action, qui ne se désintéresse
assurément ni de ce qui se passe dans les Balkans, ni de ce qui peut
arriver dans l'Occident, mais qui n'est pas pressé de se prononcer. De
là, cette campagne d'impatience et de suspicion qui a été dirigée sur-
tout contre la politique mystérieuse de la Russie, et qui ne paraît pas
affecter l'empereur Alexandre dans sa tranquille impassibilité.
REVUE. — CHRONIQUE. 233
On veut forcer le tsar à sortir de sa réserve, il ne le veut pas; on
veut le contraindre à entrer dans les grandes combinaisons dont le
secret est à Berlin, à avouer des alliés, — il choisit avec uneche\ vlerie
hautaine et ironique l'alliance du plus petit prince de l'Europe orien-
tale. On cherche tour à tour à l'aiguillonner ou à le séduire, il ne
répond ni aux provocations ni aux séductions; il demeure impertur-
bable avec simplicité, poursuivant sans trouble l'organisation de ses
forces, ne mettant en mouvement ni un soldat de plus ni un soldat de
moins, évitant tout ce qui pourrait l'engager ou troubler la paix, d'au-
tant plus patient qu'il se sent, à tout prendre, l'arbitre des événemens.
Il ne veut pas être dérangé, il tient visiblement à rester jusqu'au bout
maître de ses résolutions. Si on avait compté avoir quelques éclaircis-
semens de plus sur les relations de la triple alliance avec la Russie à
l'ouverture des délégations austro-hongroises qui viennent de se réu-
nir, on a été un peu trompé. Ni l'empereur François-Joseph, dans son
discours, ni son chancelier, le comte Kalnoky, dans les explications
qu'il a données, ne précisent rien. Ils laissent peut-être tout entendre,
ils se gardent d'insister sur les points délicats, d'accentuer trop vive-
ment l'antagonisme entre l'Autriche et la Russie dans les Balkans,
l'éternel champ de bataille de toutes les influences. Ils ne parlent des
difficultés possibles que pour justifier les crédits militaires qu'ils de-
mandent. L'empereur François-Joseph concilie tout, en avouant que
l'état de l'Europe est toujours peu rassurant et en témoignant néan-
moins encore une certaine confiance dans la durée de la paix. Le
comte Kalnoky a certes mis jusqu'ici dans ses explications tout ce que
la diplomatie a de plus évasif; il est plein de réserves ou d'euphé-
mismes, et, s'il ne s'est guère engagé au sujet des affaires de Serbie,
qui touchent de si près aux affaires de Bosnie, il ne s'est pas beaucoup
compromis d'un autre côté en disant, au sujet des agitations irréden-
tistes de Trieste, que l'Italie est une alliée aussi sûre pour l'Autriche
que l'Autriche elle-même peut l'être pour l'Italie. Bref, après comme
avant, les choses restent ce qu'elles sont, ni plus ni moins graves, et
on ne voit pas même, par les explications échangées devant les délé-
gations austro-hongroises, à quelle circonstance récente répondraient
les bruits alarmans qui se sont répandus en Europe. C'est qu'en effet
ces bruits ne sont rien, ou ils ne sont du moins que des symptômes
exagérés à plaisir par des agitateurs intéressés à créer des paniques
d'un moment. Le vrai danger, le danger permanent est, non dans le
toast de Peterhof ou dans les dispositions que la Russie peut prendre
pour sa sûreté, mais dans la situation générale telle qu'elle a été faite,
dans l'excès de ces armemens qui ruinent tous les pays, qui sont une
perpétuelle tentation, dans ces alliances qu'on dit imaginées pour pro-
téger la paix et qui ne font que la compromettre. C'est là le danger
profond, universel, et après tout, si depuis quelques jours, depuis
23/l REVUE DES DEUX M()\DV:S.
quelques semaines, il y a eu quelque complication particulière, pré-
cise, qui a pu motiver des inquiétudes, c'est l'Allemagne qui en a pris
l'initiative par cette querelle avec la Suisse, qui est loin d'être finie.
Assurément la situation d'un pays comme la Suisse, qui est un état in-
dépendant et neutre, hospitalier par tradition, ouvert par la nature des
choses aux expatriés de toutes les nations, cette situation est toujours
délicate. La Suisse a sûrement bien des devoirs à concilier ; elle a tout
à la fois à sauvegarder sa souveraineté, à maintenir ses traditions hos-
pitalières et en même temps à respecter, à faire respecter ses lois, les
conditions de sa sécurité, les règles de cette neutralité qui lui fait une
place à part dans l'ordre international. Cette conciliation n'est pas tou-
jours facile. Que la Suisse ait eu souvent quelque peine à faire marcher
ensemble les prérogatives de sa souveraineté, le droit d'asile qu'elle a
toujours généreusement pratiqué, les libertés qui sont l'essence de ses
institutions, et ce qu'elle doit à la sûreté des autres états, à sa propre
sûreté, au principe même de son existence internationale, c'est trop
évident. La Suisse, depuis plus d'un demi-siècle, a eu plus d'une fois
à faire face à des embarras nés de cette situation compliquée, à des
incidens épineux provoqués soit par des réfugiés compromettans, soit
même par des mouvemens intérieurs qui semblaient, au dire de la
diplomatie européenne, modifier les conditions primitives de son exis-
tence, sanctionnée par les traités. Elle a eu des querelles, même pour
un réfugié qui s'est appelé depuis Napoléon III; elle a été l'objet de
remontrances plus ou moins vives, de manifestations collectives, et peu
s'en est fallu qu'à une certaine époque, en 1847, une de ces manifes-
tations de la diplomatie européenne ne devînt une intervention déci-
dée dans un intérêt de pacification intérieure à la suite d'une guerre
civile. La Suisse s'est toujours tirée heureusement d'affaire parce
qu'elle a su montrer une habile modération sans rien abandonner de
ses droits, parce qu'elle a été aussi quelquefois servie par les circon-
stances; elle a fini par sortir de toutes les crises intacte, libre et res-
pectée, invariablement reconnue par toutes les puissances dans son
caractère d'état neutre sous la sanction persévérante de l'Europe. Ce
qui donne une plus rare et plus dangereuse portée à l'incident nouveau
suscité par l'Allemagne, c'est qu'il résume tous les autres, c'est qu'il
réveille à l'improviste les questions les plus délicates. D'un seul coup
il a remis en doute et la souveraineté de la Suisse, et le droit d'asile,
et une neutralité qui jusqu'ici a pu être quelquefois interprétée sans
être jamais sérieusement contestée.
Comment s'est engagée cette médiocre ou malheureuse affaire, on
le sait déjà. Elle est née des mésaventures de l'agent Wohlgemuth qui
a été, il y a quelque temps, en territoire suisse, l'objet de mesures de
sévérité prises par le canton d'Argovie, sanctionnées par le gouverne-
ment fédéral. Le cabinet de Berlin a défendu son délégué de police,
REVUE, — CHRONIQUE. 235
arrêté et expulsé ; le gouvernement de Berne a maintenu ses droits à
l'égard d'un agent étranger surpris sur son territoire en flagrant délit
de manœuvres suspectes. De là cet étrange conflit qui s'est élevé entre
l'Allemagne et la Suisse, qui n'a pas tardé à s'aggraver et à s'enveni-
mer. Qu'est-il arrivé en effet? Le gouvernement allemand, devancé et
soutenu par les excitations de quelques-uns de ses journaux, ne s'en
est plus tenu bientôt à l'incident Wohlgemuth ; il ne s'est plus même
contenté de menacer la nation helvétique de représailles, de mesures
prohibitives de police comme celles qu'il a adoptées sur les Vosges. 11
a déplacé et élargi la question : il a fait le procès du droit d'asile! Il a
représenté la Suisse comme un foyer d'agitations anarcliiques, de
conspirations librement organisées par les réfugiés de tous les pays;
il a accusé l'indifférence ou l'impuissance du gouvernement fédéral,
la connivence des autorités inférieures, la déplorable facilité laissée à
des complots dangereux pour la sûreté des autres états. Une fois dans
cette voie, il ne s'est plus arrêté. Il a invoqué le traité de 1876, d'après
lequel les Allemands qui vont s'établir en Suisse doivent produire un
certificat d'origine, un document constatant qu'ils n'ont pas perdu leurs
droits civils et politiques, et il en a conclu que la Suisse ne pouvait
accueillir que les Allemands porteurs du certificat olïiciel. Il a élevé
une prétention bien plus étrange, celle de suppléer à l'insuflisance de
la police fédérale ou cantonale par une police secrète à lui sur le terri-
toire helvétique! C'est fort bien; seulement si l'Allemagne a ce droit
dans la confédération, les autres états l'ont également, et alors que
devient l'indépendance helvétique au milieu de toutes ces polices
étrangères? Le gouvernement de Berne, on le comprend, ne pouvait
souscrire à ces prétentions sans abdiquer; il les a déclinées simple-
ment, sans forfanterie comme sans faiblesse, offrant pour sa part de
remplir tous les devoirs de la souveraineté, et le chef du département
des affaires étrangères, M. Droz, a tout récemment exposé le conllit
devant le conseil fédéral avec autant de fermeté que de modération.
Ce qui complique tout, c'est que dans cette affaire particulière de
droit d'asile et des abus qui peuvent en résulter, la chancellerie de
Berlin a obtenu jusqu'à un certain point l'appui de la Russie et de l'Au-
triche, qui, elles aussi, ont pu avoir à se plaindre des anarchistes, des
socialistes, des nihilistes réfugiés en Suisse et qui ont saisi l'occasion
de réclamer auprès du gouvernement fédéral. M. Droz ne l'a pas caché:
la Russie et l'Autriche ont attiré l'attention des pouvoirs helvétiques
sur les dangers d'une « trop grande tolérance accordée aux élémens
anarchistes et révolutionnaires. » Soit; mais il est clair qu'il y a une
distinction à faire. La Russie et l'Autriche ont pu rappeler à la Suisse
que la neutralité impUquait pour elle des devoirs de vigilance, elles
ont pu lui demander des garanties plus efficaces, que la Suisse ne
refuse pas d'ailleurs de leur donner ; elles ne vont sûrement pas jus-
236 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à mettre délibérément en doute une situation consacrée par des
traités. Les prétentions de l'Allemagne ne tendraient à rien moins qu'à
profiter du vulgaire incident Wohlgemuth pour supprimer d'abord le
droit d'asile, pour mettre en tutelle la souveraineté suisse et finir par
dénoncer une neutralité gênante. C'est la marche et la moralité de ce
conflit. Or ici s'élèverait aussitôt une question aussi grave que délicate :
cette neutralité devenue un principe invariable de droit international
depuis 1815, toujours respectée jusqu'ici, elle a été reconnue, sanction-
née et acceptée dans l'intérêt de la Suisse si l'on veut, mais aussi dans
l'intérêt des puissances qui l'ont garantie, de l'Europe tout entière. Ce que
toutes les puissances ont fait d'un commun accord, une seule peut-elle le
détruire par une fantaisie ou une tactique de prépotence ? Elle le peut
sans doute si elle a la force ; mais alors c'est un fait avéré encore une
fois, éclatant comme la lumière du jour, il n'y a plus de droit! Les au-
tres états savent à quoi s'en tenir, la Suisse elle-même est avertie
qu'elle n'a plus qu'à pourvoir à sa sûreté. Au fond, qu'a voulu, que
peut vouloir encore l'homme tout-puissant et redoutable qui tient dans
ses mains tous les fils des affaires de l'Allemagne et même des affaires
de l'Europe? Rien ne prouve, si l'on veut, qu'il ait dès ce moment l'in-
tention de pousser jusqu'au bout ses démonstrations, d'exécuter ses
menaces à l'égard de la Suisse. Il est malheureusement assez vrai-
semblable cependant que, s'il a cru devoir parler et même parler haut,
s'il a soulevé cette question de la neutralité de la Suisse, au risque de
désavouer ce qu'il a dit lui-même en 1870, ce n'est pas sans quelque
calcul, sans l'arrière-pensèe de préparer, de justifier d'avance ce qui
pourrait arriver un jour ou l'autre. Il a dévoilé une fois de plus le secret
d'une politique qui ne connaît ni obstacles ni résistances, qui, sous
prétexte de la paix, s'efforce d'étendre de toutes parts un réseau de
domination, de compromettre le plus de monde possible pour sa cause.
C'est précisément la faiblesse et le danger d'une situation où l'on sent
qu'il n'y a rien d'assuré, que tout peut arriver, parce que tout dépend
d'une volonté qui subordonne les alliances, les droits, les relations de
commerce à un intérêt unique de prépondérance.
Aussi bien, le sentiment de ce qu'il y a de factice et de redoutable
dans cette politique commence peut-être à se manifester de plus d'un
côté et sous plus d'une forme. L'Autriche, engagée la première dans la
triple alliance, s'est livrée tout entière et ne marchande pas les témoi-
gnages de cordialité à l'Allejiiagne ; il n'est point impossible, cepen-
dant, qu'elle ne sente par instant le poids du joug qu'elle subit et
qu'elle n'ait parfois quelque doute sur l'eflicacité de l'appui qu'elle
pourrait rencontrer dans un conflit avec la Russie. La triple alliance
a certes un champion intrépide et résolu dans M. Crispi, à Rome :
c'est la politique officielle du Quirinal. Bien des Italiens pourtant
commencent à réfléchir et n'en sont plus à cacher leurs doutes. 11
REVUE. — CHRONIQUE. 237
ne s'agit pas seulement de ceux qui, toujours animés de la vieille pas-
sion irrédentiste et révolutionnaire, voient dans l'Autriche l'éternelle
ennemie, la maîtresse de terres italiennes, de Trente, de Trieste. Bien
d'autres Italiens sensés, sérieux, réfléchis, n'en sont pas à voir les dan-
gers de ces vastes combinaisons où leur pays est entraîné. Ils sentent
que tout est péril dans cette politique d'illusions, et ce sentiment vient
de se traduire avec force, avec éclat, dans une série d'études, — Pen-
sées sur la politique italienne, — publiées par la Nouvelle anthologie,
écrites par M. Stefano Jacini. Celui-là n'est pas un ennemi: c'est un
Italien de la vieille école, un ancien ministre, un contemporain de Ca-
vour et de tous ceux qui ont fait l'Italie. M. Stefano Jacini examine tout,
les conditions générales et les relations naturelles de son pays, l'ori-
gine du refroidissement avec la France, ce que l'Italie peut gagner, ce
qu'elle peut perdre par la triple alliance, les chances de paix et de
guerre. C'est une étude faite avec sagacité, avec un dévoùment pré-
voyant pour la nation italienne et une juste, une intelligente impartia-
lité à l'égard de la France. Évidemment M. Jacini, comme bien d'autres,
reste persuadé que l'Italie aurait eu une autre politique à suivre, que,
sans se désintéresser des affaires de l'Europe, elle devait demeurer
étrangère aux passions et aux mêlées du moment. On a entraîné la
nation italienne dans les aventures; on a cédé à ce que l'auteur appelle
la megalomania. L'Italie a pu sans doute y trouver quelques avantages
plus flatteurs pour son amour-propre qu'utiles à sa puissance. En re-
vanche, elle a perdu sa liberté d'action ; elle a été obligée de s'imposer
des dépenses ruineuses ; elle s'est exposée à se faire une ennemie
de la France, qui a combattu pour elle, qui reste « une nation pleine
d'avenir. » Elle a compromis ses plus graves intérêts pour une poli-
tique qui n'est pas la sienne, sans pouvoir compter sur des compensa-
tions proportionnées aux sacrifices qu'elle subit, aux dangers de toute
sorte qu'elle peut courir.
Quand M. de Bismarck, avec sa dextérité audacieuse et la puissance
de fascination que donne toujours le succès, s'efforce de neutraliser
les uns, d'engager les autres dans sa cause, d'agrandir par tous les
moyens la sphère de son action, c'est tout simple, il est dans son rôle;
plus il compromet ses alliés, plus il étend le cercle de la lutte qui
pourra s'engager et plus il a de chances favorables. Que peut gagner
l'Italie à une guerre générale? elle risque tout simplement, même
dans le cas d'une guerre heureuse, d'avoir contribué à reconstituer un
empire d'Occident, dont elle sera réduite à subir la suprématie, et ce
qu'elle a de mieux à faire, c'est, non pas de se dégager par une brusque
évolution qui la déconsidérerait aux yeux de ses alliés et de ses adver-
saires, mais de mesurer son action, d'attendre le moment où elle
pourra retrouver sa liberté. Qu'en sera-t-il de ces conseils de sagesse et
238 BEVtJE DES i)EUX MONDES.
de prévoyance, inspirés à M. Stefano Jacini par le patriotisme le plus
éclairé et le plus élevé ? Ils ont probablement peu de chances d'être
écoutes à Rome par ceux qui ne s'aperçoivent même pas qu'ils ne sont
que des instrumens entre les mains de plus puissans qu'eux ; ils peu-
vent être entendus par la nation italienne éprouvée dans ses intérêts,
éclairée par l'expérience sur les dangers d'une politique d'ostentation
stérile, de jalousie mesquine et d'ambition chimérique.
Ch. de Mazade.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
La seconde quinzaine de juin n'a pas été bonne pour la spéculation
haussière, qui s'était obstinée à croire possible le maintien des hauts
cours atteints à la fin d'avril et au commencement de mai sur la plu-
part des fonds d'état et sur quelques-unes des plus importantes valeurs
de notre marché. Assaillie par une véritable avalanche de rumeurs
pessimistes, cette spéculation n'a pas trouvé, soit dans les dispositions
particulières de l'épargne, soit dans les visées de la haute banque,
l'appui qui lui aurait été nécessaire pour maintenir ses positions et
repousser les attaques d'un parti de baissiers que les circonstances
ont encouragé à entrer en campagne. Il a donc été procédé à la liqui-
dation d'anciennes positions à la hausse, et ces allégemens ont été
facilités par le fait que les cours laissaient encore d'importans béné-
fices aux spéculateurs, excepté bien entendu à ceux qui s'étaient mis
sur les rangs à la dernière heure, aux plus hauts cours.
Le déblayage avait commencé pendant la première partie du mois
par la grande baisse des fonds russes qui avait causé un ébranlement
sérieux sur toutes les placeg. Il s'est continué pendant les dernières
semaines sur nos deux rentes 3 pour 100, tandis que les fonds russes
et hongrois au contraire se relevaient légèrement sous l'influence des
rachats du découvert berlinois.
En fait, les fonds étrangers, à travers tous ces bruits, ont fait bonne
contenance comme l'atteste le tableau suivant :
REVUE. -
— CHRONIQUE.
15 juin.
28 juin.
Différences.
4 pour 100 russe 1880
89.45
90.30
+ 0.85
— 1889
90.70
91.25
+ 0.55
Consolidés 1" série
89.75
90.75
4- 1.»»
— 2« série
88.75
90.»»
4- 1.2:)
ItfllîPTl - » . . •
96.70
86.25
75.30
16.35
455.»»
465.»»
96.80
86.40
75.80
16.20
4.55.»»
475.»»
+ 0.10
HnnoTois ......«•••■
+ 0.15
Extérieure ..........
+ 0.50
Xurc
— 0.15
Unîfipft
5 pour 100 Hellénique
+ 10.»»
Pendant ce temps, les deux rentes françaises 3 pour 100 n'ont fait
que baisser sous le coup de réalisations continues. De 85.30, prix du
3 pour 100 perpétuel après détachement du coupon trimestriel au mi-
lieu du mois, on est brusquement tombé d'abord à 8/i.60, puis, le 26,
à 8/|.10. Les rachats ont alors commencé à se produire et l'équilibre
s'est à peu près établi, la veille de la réponse des primes, à 85. ZjO.
L'Amortissable a fléchi dans la même proportion, perdant 0 fr. 80 à
87.35. Le k 1/2, au contraire, n'a subi aucune réaction; il gagne môme
0 fr. 05 à 10^1.35. Dans un mois, il sera détaché un coupon de 1 fr. 12
sur ce dernier fonds , ce qui ramène son prix dès maintenant à
103.22 1/2. La petite épargne a tout avantage à porter ses achats sur
un titre présentant, à sécurité égale, une telle supériorité de revenu.
Aussi l'arbitrage a-t-il été opéré activement, ce qui a peut-être contri-
bué à la faiblesse, persistante jusque dans les derniers jours, du comp-
tant sur la rente 3 pour 100.
La Banque de France a fixé à 82 francs net le montant du dividende
du premier semestre. C'est 13 francs de plus que le chiffre atteint pour
la période correspondante de 1888. Le coupon a été détaché le 26 cou-
rant. La différence des cours du 15 au 28 étant de 135 francs (3,905 au
lieu de Zt,0Zi0 au milieu du mois), il y a eu réaction de 53 francs. En
mars dernier, lorsque la Banque avait consenti une avance de IkO mil-
lions au Comptoir d'escompte, elle avait reçu pour une somme équiva-
lente de traites à trois mois, et l'opération avait figuré dans les écri-
tures comme une opération ordinaire d'escompte, se traduisant au
bilan par une large augmentation du portefeuille. Dans les derniers
bilans, au contraire, on a vu le portefeuille diminuer de près de
150 millions, tandis que le chapitre divers, à l'actif, s'est élevé de 50
à plus de 200 millions. Il n'y a là qu'un mouvement d'écritures par
lequel, l'échéance des traites arrivée, la Banque a dû porter à un
compte spécial le montant de sa créance sur le Comptoir. Bien que ce
dernier titre ait monté, ces jours derniers, de 92 à 115 francs, pour
revenir aussitôt à 95, il n'est nullement certain que la réalisation de
2/l0 REVUE DES DEUX MONDES.
l'actif cédé à la Banque couvre le montant total de l'avance, et il se
pourrait que la liquidation définitive de l'affaire laissât une perte à
cette dernière.
Parmi les autres établissemens de crédit, le Crédit foncier a été
le plus atteint par les dispositions moins optimistes du marché. Il a
reculé de 1,327.50 à 1,287.50 et ne s'est relevé ensuite qu'à 1,305. La
Banque de Paris a reculé de 6 fr. 25 à 750, le Crédit lyonnais, la Banque
d'escompte, le Crédit mobilier se sont assez bien tenus. La Banque
ottomane, dont l'assemblée générale vient de fixer le dividende à
12 fr. 50 pour 1888, a baissé de 10 francs à 521.25.
Malgré de nouvelles augmentations de recettes, les actions de nos
grandes compagnies ont été plutôt offertes, celles du moins dont s'oc-
cupe la spéculation, le Lyon, le Midi et l'Orléans. Le Nord s'est tenu à
1,760, l'Est a gagné 2.50 à 802.50, et l'Ouest 17.50 à 947.50.
Le Saragosse et les Lombards ont maintenu respectivement leur prix
de 303.75 et 257.50; mais, tandis que le Nord de l'Espagne s'est élevé
de 385 à 403.75, les Autrichiens ont reculé de 513.75 à 506.25. Le
Suez est en reprise de 12.50 à 2,352.50. L'insuccès de la grève des co-
chers a valu aux Voitures une reprise de 15 francs à 800 francs. Les
Omnibus sont restés à 1.275 et la Transatlantique aux environs de 600.
Les espérances qui s'attachent aux négociations poursuivies par le
général Tûrr auprès du gouvernement grec pour l'obtention d'une ga-
rantie en faveur des obligations de la compagnie du canal de Corinthe
ont relevé les actions de 110 à 127.50.
Les actionnaires de la Société des anciens établissemens Gail, réunis
en assemblée générale, ont décidé en principe la liquidation de la
Compagnie et choisi un nouveau conseil d'administration pour la pré-
parer. Cette décision a provoqué une vive agitation parmi la population
ouvrière du quartier où est située l'usine Cail. Dans le parlement, le
gouvernement a été invité à empêcher le projet de liquidation de se
réaliser. L'État ne peut rien toutefois, car il s'agit d'une entreprise en-
tièrement privée, qui ne prospérait point et risquait de succomber un
jour sous le poids de ses charges. L'action, qui était tombée de 250 à
200 après la débâcle du Comptoir, s'est relevée à 220 et, depuis l'as-
semblée, à 250.
Le Panama est abandonné à 55. Le liquidateur, M. Brunet, grâce au
projet de loi que vient de voter la chambre, pourra émettre au-dessous
du prix antérieurement fixé les obligations à lots non souscrites en
1888. Il se procurera ainsi les* ressources nécessaires pour envoyer une
commission d'études dans Tisthme et faire vivre la compagnie quelques
mois.
Le direcleur-gèrant : Ch. Buloz.
L'ILLUSION DE FLORESTAN
DERNIERE PARTIE ( î ).
X.
Dans sa grande chambre bleue aux larges bordures safranées, la
marquise de Fossanges attendait son mari, tout en chiiïonnani dis-
traitement sous sa lampe, que coiftait un abat-jour monstre assez
semblable à quelque gigantesque chou artificiel très enrubanné.
— Elle \ enait de renvover sa femme de chambre, et sa contenance
trahissait plus de nervosité que de véritable angoisse.
— Vous êtes seule?
— Parfaitement seule.
M'"^ de Fossanges, ayant jeté dans une corbeille les bandes de
broderie dont s'amusaient ses doigts, s'était levée. Les deux epoiix
se trouvèrent nez à nez.
— Rasseyez-vous.
— C'est inutile. Nous serons mieux debout pour une scène...
notre première scène de ménage 1
— Oh! ma chère Roberte, ne prenez plus ce ton, que j'ai eu le
tort de permettre ou de tolérer longtemps. C'est probablement la
dernière fois que je vous parlerai... Soyons sérieux tous les deux,
s'il vous plaît!
(1) Voyez la IXtvw du lô juin et du 1"' juillet.
TOME XCIV. — 15 JUILLET 1889. IG
242 RrvuE DES deux mondes.
Le marquis s'exprimait avec une àpreté chagrine, mais sans rien
d'emplialiqiie ni de menaçant. Aussi sa femme no trouva-t-clle pas
un mot à lui répondre. Et il reprit :
— Lorsque j'ai été bien convaincu qu'il me fallait renoncer à
èJre ou à rester un mari aimé et écouté, je vous ai dit que je con-
sentais à devenir, comme tant d'autres, un simple porte-respect,
pourvu que vous conqjrissiez la nécessité de me respecter moi-
même^. Vous m'avez fait observer que, étant donné votre caractère,
je n'avais aucun risque sérieux à courir. Vous aimiez, disiez-vous,
le monde sans en être la dupe, et vous prétendiez y exercer ce que
vous appeliez votre souveraineté légitime sans vous exposer jamais
aux responsabilités tracassiéres ni aux accidens ou aux fautes qui
font choir les couronnes... .Tusqu'à ces derniers temps, vous avez
fidèlement exécuté votre programme. Tout en me mettant de côté
autant qu'il le fallait pour votre renom d'élégante et de... femme
dans le mouvement, aous avez eu le tact et le talent de ne pas
vous éloigner assez de moi pour que mon titre de prince-consort
cessât de justifier votre manière de vivre... C'était bien, ou c'était
acceptable. Je pouvais souffrir dans mon amour-propre, et aussi
dans mon affection pour vous ; mais l'honneur était sauf. En tout cas,
vous m'aviez pré\enu, et vous teniez strictement les engagemens
dont s'était accommodée ma faiblesse. On vous courtisait : vous vous
laissiez faire plus ou moins, selon que le jeu vous amusait plus ou
moins; mais, la hmite acceptée, sinon fixée par vous comme par
moi, vous ne permettiez pas qu'on la franchît, et vous ne songiez
point à la franclm- vous-même. On vous aimait ou on vous le disait;
vous l'entendiez; cela vous faisait rire, quelquefois; et cela n'a ja-
mais fait pleurer personne... que moi, peut-être. Le régime, je le
répète, était tolérable... en admettant, bien entendu, que l'on ne
puisse se mêler au train du monde que pour cet objet parti-
culier. . .
— Et pourquoi donc, — fit M""' de Fossanges, interrompant fort
à propos, avec un haussement d'épaules, — pourquoi, je vous
])rie, s'y mêlerait-on, à ce train du monde, si ce n'était pas pour
ça? Quand on a passé l'âge de la folie de la danse, et que l'on con-
tinue d'aller dans le monde, c'est pour la musique de l'amour qu'on
y va, vous le sa^ ez bien, à moins que ce ne soit pour l'amour lui-
même... Et encore, sur la danse, il y aurait bien à dire, je vous
assure, et, par exemple, que c'est aussi de l'amour, sous un faux
nom, et pas toujours du plus raffiné... Mais tout cela est arclii-
connu. Un homme irait-il au bal, je vous le demande, s'il était sûr
d'avance qu'il ne dira, n'entendra, ne verra, ne percevra rien qui
lui procure une illusion, une espérance ou une sensation se ratta-
l'illusion de florestan. 243
chant, de près ou de loin, à l'amour? Comment et en vci'tn de
quel principe, dès lors, en serait-il difléremnient pour nous autres
femmes, qui, bien plus que vous, quoique à d'autres points de vue
en général, sommes tourmentées par ce besoin ou cette curiosité?..
Je me souviens de vous avoir entendu dire à vous-même que, si l'on
retranchait du bal de l'Opéra l'hypothèse stimulante et cependant
bien invraisemblable d'un rendez-vous intéressant sous l'horloge,
ces bacchanales embourgeoisées auraient vécu. Eh bien! pour une
femme, dans tous les bals, même non masqués, il y a le dessous de
l'horloge... Du reste, soyez de bon compte : une saine. austérité de
mœurs commanderait que nous n'allassions dans le monde que
pour y manger; parce que, quand il s'agit de dîner, la gourman-
dise, sinon l'appétit, est un motif plausible de sortir de chez soi...
Croyez-moi, mon cher, c'est une mauvaise chicane que cette chicane
tardive que vous me cherchez là. Et votre jalousie, qui a beaucoup
dormi, est bien mal venue à se réveiller pour si peu ! . . Eh quoi ! parce
qu'il y a ici un jeune homme, M. de La Garderie... Oh! je n'ai pas
peur de le nommer... un jeune homme qui m'adore, c'est entendu,
et dont je me moque moins que des autres, pour cette raison fort
simple qu'il n'olïre pas beaucoup de prise aux moqueries, vous voilà
qui enfourchez, au coup de minuit, votre vieux cheval de bataille.
que je croyais fourbu!.. Ah non, mon ami, vous ne m'y avez pas
suffisamment préparée!
— Oh! Roberte, dit posément le marquis en se dominant, vous
êtes habile, je le sais, beaucoup plus habile que moi. Et vous avez
saisi, avec infiniment d'adresse, l'occasion de couper en deux mon
homélie. Mais les morceaux en seront bons... Seulement^ comme
je craindrais de ne pas retrouver le fil de mes idées, si je me lais-
sais égarer sur vos traces, je vais revenir tout de suite à mon sujet
et abréger autant que possible mes développemens... M. de La
Garderie est pour vous plus qu'un jouet, ou c'est un jouet qui vous
amuse. J'en ai la preuve.
— Alors, qu'est-ce que vous voulez de plus?
— Je veux vous rendre votre liberté...
— Vous ne me gênez pas, je vous l'atteste!
— Ah! assez d'ironie!.. Si je ne vous gêne pas, votre impudeur
me gêne. J'ai pu être trop conciliant, je ne serai janiais complai-
sant.
— Dites-iuoi tout de suite qme M. de La Garderie est mon
amant !
— J'en ai peur. En tout cas, je le saurai bien... Vous ne voulez
-pas avouer, purement et simplement?.. Allons! Avec un si jeune
homme, on ne pèche qu'à moitié, seiuble-t-il. C'est peut-être une
excuse... Avouez donc!
2^j4 revue des deux mondes.
l\ol)orte se contenta de faire une moue de pitié.
— Je vous dis que je le saurai bien, re])rit M. de Fossanges.
Vous allez voir comnie c'est simple.
11 ncirclia font droit à une petite table de bois marqueté, qui
supportait, un pupitre en citronnier.
— Mott(^z-vons là, dit-il, et veuillez écrire sous ma dictée.
Après (ui regard et un geste d'étonnement, Roberte eut un si-
mulacre de révolte, un mouvement d'orgueil indigné, mais qu'elle
comprima vite. La curiosité se peignait déjà sur son lin visage, si
nialicieux et si railleur. — Elle commença donc d'obéir en prenam
place devant son écritoire et en s'armant de sa plume.
— J'y suis, lit-elle. Ça doit être une épreuve maçonnique. Le
drame, évidemment, va se jouer avec des accessoires de carton...
N'importe! Allez. Je connais la péripétie : guet-apens par corres-
pondance. Vieux jeu, mais toujours palpitant!
— Il n'y aura pas de drame du tout. Quant à l'épreuve, elle n'a
rien de maçonnique, car elle est des plus sincères et aura une con-
clusion des plus pratiques... Écrivez ; je dicte : « J'ai absolument
liesoin de vous voir demain, dans la matinée. Cboses graves. Pro-
jets modifiés. Soyez, à onze beures, au lieu de notre dernier rendez-
vous...» Voilà. Ne signez pas; c'est inutile. Pliez, mais ne mettez
pas l'adresse; c'est inutile aussi. Je me cbarge de faire tenir le
billet à M. de La Garderie. Et il est conçu en termes assez géné-
raux, assez vagues et assez ambigus dans l'ensemble, assez précis
sur un j)oint, pour produire tout l'effet que j'en attends.
— Et, si je refuse de vous le remettre, ce billet?
— Je considérerai l'épreuve comme concluante, et votre refus
comme l'équivalent d'un aveu... Oh! je pourrais vous menacer
d'im éclat, d'un scandale, d'un égorgement, que sais-je? Mais, je
vous l'ai dit, il n'v aura rien de tout cela.
-- Et?..
— Et je vous ferai mes adieux, séance tenante.
— Des adieux définitifs?
— Tout à fait définitifs.
— Ah ! vous ne vous contenterez pas de vous retirer sous votre
tente, de partir pour Taillevent? Vous me planterez là, à tout jamais?
Eli bien ! mais, savez-vous que c'est fort grave, cela?
— Je ne vous l'ai pas ^aché.
— Mais enfin, quel grief précis pouvez-vous alléguer?., outre les
avei-tissemens charitables que vous avez dû recevoir. Car je me
doute bien que mon amie Mabel...
— Je vous ai surprise côte à côte avec M. de La Garderie, dans
une pose des plus familières, des plus abandonnées...
— Oh! cela m'étonne, et je ne me rappelle pas...
j/lLLUSIOX DE FLORESTAN. 2^1 5
— Ce soir même... J'étais à la fenêtre du petit salon, dehors...
avant d'entrer.
Roberte fit un mouvement.
— Et c'est tout? demanda-t-elle.
— Mon Dieu, oui. Mais c'est presque suffisant.
— Et vous croyez que, pour satisfaire votre lubie, comme cela,
sans autre preuve, sans autre prétexte, vous allez me forcer de
tomber dans un piège... assez grossier, du reste!.. Dites-moi donc
un peu ce que vous comptiez faire de mon billet?
— Je comptais, en alléguant une gageure, une mystification, une
facétie quelconque, charger, vous présente,., pour ne pas vous
compromettre aux yeux de la domesticité du château, charger votre
femme de chambre ou quelque autre fine mouche de faire passer
à M. de La Garderie ce billet, d'ailleurs sans suscription. De deux
choses l'une : ou M. de La (larderie, n'ayant jamais obtenu de ren-
dez-A^ous, n'eût pas compris ce qu'on lui voulait, et je l'aurais bien
vu; ou il eût, sans tergiverser, déféré à l'invitation... et je l'aurais
bien vu encore.
— Fortement combiné! et, à peu près, selon toutes les règles
de la plus pure tradition!.. Mais qui m'eût empêchée, moi, de le
faire prévenir en secret?.. Vous disiez, mon ami, que votre moyen
était bien simple : trop simple, en ellet !
— Ordre eût été donné de ne remettre le billet que dans la ma-
tinée. Et, d'ici là, je vous aurais surveillée moi-même ; je me propo-
sais de passer la nuit dans cette pièce, à côté de votre chambre...
— A la bonne heure! C'était mieux conçu et mieux ourdi qu'il
ne m'avait paru d'abord... Mais je vous refuse décidément mon
concours.
— Pourtant, je n'ai pas d'autre moyen de m'assurer... Vous avez
bien réfléchi ?
— ParJaitement.
— Alors, c'est un aveu, dit M. de Fossanges en pâlissant encore
un peu. Eh bien! vous allez être libre, Roberte.
— Vous tenez à votre idée?.. Veuillez, au moins, me l'exposer en
détail.
— Ce n'est pas très compliqué. Nous nous séparons à l'amiable.
Les questions d'intérêt seront réglées par nos notaires. D'ailleurs,
nos deux fortunes ne se sont jamais confondues. Vous garderez
l'hôtel et. le Champart, qui ont été achetés sur vos deniers. Moi, j'ai
ma terre de famille, Taillevont, qui, avec un pied-à-terre à Paris,
me suffira... Quant aux raisons à donner de cette rupture, pour
amuser la curiosité publique et défrayer les bavardages, le nneux
est de s'en tenir à l'explication la plus plausible, à celle qui ne
fera que confirmer ce dont tout le monde se doute depuis long-
'2hQ REVUE DES DEUX MONDES.
temps : nous dirons que notre ménage était boiteux et qiTe, ne
nous entendant point, ou nous entendant de moins en moins, nous
n'avons pas jugé utile de prolonger indéfiniment une expérience
qui a eu assez de durée pour être réputée loyale.
— A merveille ! déclara la marquise avec un évident dépit. Mais
quelle sera ma situation dans le monde, je vous prie? Et qu'est-ce
qu'une femme mariée qui ne -vit pas avec son mari, quoiqu'elle ne
soit ni divorcée, ni même officiellement séparée?
— Ah! cela vous regarde, ma chère... Et, du reste, c'est un peu
ma vengeance. Je ne veux pas de procès; je n'en ai que faire,
puisque je ne vous demande rien... Vous pensez bien que je n'ai
pas accepté, huit années durant, tout ce que j'ai accepté, pour en
venir au retentissement de débats judiciaires, et cela dans l'unique
dessein de vous restituer une liberté sans mélange, qui vous per-
mette, le cas échéant, de légitimer vos amours ou de régulariser
vos fantaisies... Non, non; je veux que vous sentiez, à distance, le
poids de mon autorité, de mes droits, plus que vous ne l'avez
jamais senti, alors que je vivais à vos côtés.
— Mais, si vous me fuyez sans valable raison, ne puis-je, moi,
prendre l'initiative d'un procès et vous contraindre?..
— Vous le pouvez. Seulement, je ne vous ménagerai guère dans
ce cas, je vous en préviens... Adieu, Roberte! Je vous ai beaucoup
aimée, quoique très maladroitement; je vous en demande pardon.
Et, quant à moi, de mon mieux je vous pardonne, parce que je
reconnais que les femmes de votre sorte ont besoin de sentir la
férule d'un maître aussi souvent, pour le moins, que les caresses
d'un mari ou d'un amant... Mon successeur s'entend aux caresses,
je l'ai constaté; reste à savoir s'il n'excelle pas aussi à manier la
férule. Bonne chance !
Quand M. de Fossanges, — dont l'accent, malgré le tremble-
ment de sa voix, marquait une résolution inébranlable, — se fut
retiré, la marquise regarda la pendule, comme si elle eût hésité
devant quelque démarche ou quelque tentative suprême. L'heure,
sans doute, lui parut indue, car elle s'étendit tout habillée sur son
lit, oii les premières lueurs de l'aube la trouvèrent accoudée et
méditative, la face pâlie et les yeux troubles, peut-être humides.
Elle procéda seule à sa toilette et ne sonna sa fennue de chambre
que pour lui ordonner d'avertir la baronne Gueyrard qu'elle était
attendue.
Au moment même où celle-ci pénétrait dans l'appartement de
Piobcrte, une voiture s'arrêtait devant le perron du château. M. de
Fossanges y monta sous les yeux des deux femmes, qui s'étaient
approchées d'une fenêtre. Il ne leva ni ne tourna la tête une seule
fois. Son valet de chambre prit place dans une seconde voiture, un
l'illusion de florestax. 217
omnibus chargé de plusieurs malles et dont Tinténeur était tout
encombré de petits colis, tels que caisses h chapeaux, boîtes à fu-
sils, sacs de voyage, pour la plupart bouclés en hâte.
— Sî^yez-vous ce que c'est que ce départ matmal et précipité?
demanda brusquement Roberte en se retournant vere Mabel. Je vais
vous le dire. C'est le résultat de aos petites rancunes et de vos
petites perfidies. C'est mi mari qui s'éloigne du domicile conjugal
sans esprit de retour... C'est votre omTage.
— Je ne relèverai pas le mot « perfidie, » répliqua Mabel,
quoique votre conduite, ma chère Roberte, me donne le di'oit de
vous le renvoyer. Je vous prie seulement de m'expliquer... Car
enfin, je ne crois pas qu'il y eût, dans les révélations anodines que
j'ai pu faire à votre mari, par voie de représailles, les élémens
d'une tragédie bourgeoise... qui m'a tout l'air, au reste, d'avoir
tourné au vaudeville. Ce départ ne me paraît pas sérieux. Une
seule chose m'étonne même, c'est que vous n'en mez pas la pre-
mière.
— il n'y a pas de quoi rire, dit Roberte d'un ton sec.
Alors, une expression de curiosité très intense se fit jour sur le
visage de Mabel , à travers une nuance d'inquiétude dont elle
n'avait pu le préserver d'abord, ou plutôt le débarrasser depuis la
veille au sou\ Et elle se mit à interroger :
— • Vous prétendez donc que c'est tout de bon que votre mari
vous quitte, et que je suis la cause de ce départ... ou de cette
iîiite?.. Mais que lui ai-je appris qu'il ne connût, sauf certam degré
de laisser-aller, peut-être, dans votre manière de flirter? Vous com-
prendrez, d'ailleurs, que je ne pouvais avoir prévu la pose un peu
risquée où nous vous avons surprise, quand vous saurez que nous
venions des profondeurs du parc...
— Il s'agit bien de cela 1
— MaLs de quoi s'agit-il donc?
Roberte hésita; puis, tout à coup, avec une rageuse hardiesse :
— Grâce à votre intervention, mon mari a pu acquérir la certi-
tude que je suis la maîtresse de M. de La Garderie... Voilà de quoi
il s'agit, ni plus ni moins !
— Acquérir la croyance, voulez-vous dire ?
— Non, répliqua Roberte avec la même brusquerie, c'est bien
certitude qu'il faut dire.
— Quoi! vous!.. Descendue,., tombée jusque-là !
Elle avait joint les mains et regardait son amie avec une stupeur
mêlée d'effroi et de compassion. Ses yeux se voilaient de larmes
peu à peu. Et, dans sa blanche toilette du matin, aux plis amples, aux
larges manches flottantes découvrant l'exquise gracilité de ses bras
IkS REVUE DES DEUX MONDES.
nacrés, elle avait quelque chose d'angélique. d'idéalement pur. La
femme qui, sous l'impulsion d'une rivalité d'amour, s'était un mo-
ment montrée en elle, avec les misères de la jalousie et de la
haine, l'cipreté de la rancune, le génie de la vengeance, s'eflaçait
ou se transfigurait à \ue d'oeil. Il n'y avait plus là qu'un être noble
et chaste, confondu et désolé en face d'une honte inexplicable. —
D'un geste vague, indécis et charmant, empreint d'une mansué-
tude toute spontanée et comme involontaire, elle tendit les bras à
Roberte, qui, ayant suivi les phases de cette transformation inat-
tendue, finit par se jeter, toute sanglotante, au cou de son amie.
— Pauvre chérie, qu'a\ ez-vous fait !
— Ah ! je ne sais pas, Mabel, je vous jure que je ne sais pas !..
Si encore je l'aimais vraiment !
— Taisez-vous, malheureuse amie!.. Vous l'aimez : c'est votre
excuse.
— Eh! suis-je capable d'aimer?., d'aimer assez pour cela? Non,
non, mon excuse n'est pas là; elle est plutôt dans mon incon-
science... Je suis un pauvre être déformé par une vie factice, dé-
primé par une atmosphère de mensonge, le jouet de tous les senti-
mens faux, de toutes les idées déréglées qui peuvent germer et
s'épanouir en des régions où le caprice, l'aflectation, la folie sem-
blent les fruits ordinaires du sol... Je vous assure que j'ignore
pourquoi j'ai fait tout le contraire de ce que je m'étais promis de
faire... J'ai comme le vague souvenir d'un étonnement de mon
esprit et de mes sens, d'un désir pervers de tromper, d'une inca-
pacité soudaine et imprévue dans la résistance, d'une fatigue, d'un
besoin, d'une sympathie, que sais-je? Mais, vrai! je ne me com-
prends pas moi-même. Et je sens bien, surtout à cette heure, que
j'ai plus d'amitié pour vous, dont j'ai trahi la confiance, que je
n'ai eu d'amour pour celui dont j'ai satisfait la passion!
— Il ne faut pas dire cela, Roberte... Encore une fois, il ne faut
pas le dire, ni le penser! Vous aimiez ; vous avez été faible devant
l'amour, vous aviez trop présumé de \os forces : voiUi la vérité,
voilà l'excuse... Mais que faire maintenant? Ah! Dieu! si j'avais
su!.. Oui, vous avez raison, c'est bien par ma faute... Mais com-
ment aurai«-je pu me douter?.. Et comment ma sotte et coupable
petite vengeance a-t-elle pu causer... Étant donnés les termes où
vous étiez avec M. de Fossauges... Voyons, mettez-moi tout à fait
au courant...
M™® de Fossanges, mal revenue de son grand émoi, eut une
peine infinie à mener jusqu'au bout le récit de ce qui s'était passé
entre elle et son mari. Elle y parvint pourtant, et sans rien
omettre.
l'illusion de florestax. 2/49
— Il est évident, dit Mabel quand ce fut achevé, que M. de Fos-
sanges avait déjà une demi-conviction en entrant chez vous. Votre
refus de vous prêter à cette épreuve... Au fait, pourquoi ce refus
obstiné? N'aviez-vous pas une chance?..
— D'abord, je ne croyais pas sérieusement que mon refus dût
avoir les conséquences qu'il a eues. Et puis, M. de La Garderie,
recevant un tel billet, se fût rendu tout droit à Dieppe, où nous
nous sommes \tis, à moins que je n'eusse trouvé le moyen de le
prévenu', ce qui n'était pas facile avec l'espionnage de mon mari.
Vous seule peut-être... Et je ne pouvais guère m'adi-esser à vous !
— Mais enfin, votre mari, dans tout cela, n'a pas de preuve
certaine... Il vous aime, je le sais depuis longtemps. L'avenir n'est
pas irrémédiablement compromis, si vous n'êtes pas l'esclave
d'une passion despotique.
— Ah! Dieu, non, hélas!.. Et, tenez, si votre amitié, jusqu'au
bout clémente, veut bien m'assister, c'est vous qui vous chargerez
d'éloigner sur l'heure M. de La Garderie. Vous l'informerez en bloc
des incidens de la soirée d'hier et du départ, de la rupture qui en
a été le résultat. Vous lui remontrerez que sa place n'est pas ici
et qu'il doit s'éloigner aujourd'hui même... Ajoutez que je compte
sur son affection pour lui faciliter l'obéissance, et qu'il peut compter
sur ma gratitude.
— Mais, s'il voit dans ces circonstances nouvelles, comme c'est,
du reste, son devoir... s'il y voit un motif de plus de se consacrer à
vous tout entier, que lui dirai-je ?
— Gagnez du temps, au moins. Représentez-lui que, de toute
manière, il ne peut demeurer chez moi un jour de plus... Dites-
lui ce que vous voudrez, mais tâchez que je n'aie point à le voir :
je craindrais que mon secret ne m'échappât. Car vous avez mille
fois raison : faute d'aimer avec passion, je suis doublement mépri-
sable... Allez, Mabel, et pardonnez-moi si vous pouvez.
— Vous êtes malheureuse, et je n'étais pas aimée. Vous vous
êtes fait beaucoup de mal, et vous ne m'avez fait aucun tort. Je vous
plains. Embrassez-moi...
La marquise ne parut pas à table. Mabel se servit, pour expli-
quer labsence de son amie, dune excuse qui rattachait celte ab-
sence au départ inopiné du marquis : elle parla d'une nouvelle
grave, reçjie la veille au soir.
Après le déjeuner, elle aborda Florestan.
— Kej oignez-moi tout à l'heure, lui dit-elle, sur le banc où nous
avons causé hier. J'ai un message à vous transmettre, et je ne veux
ni témoins ni fâcheux.
Plus inquiet encore qu'intrigué, le jeune homme arriva sur Ieî>
250 REVUE DES DEUX MOKDES.
lieux presque en mênie temps que Mabel. 11 lui trouva tout de
suite une mine qu'il estima de bon augure pour lui, parce qu'elle
était Ibrt triste. Mais il ne tarda guère, en écoutant, à se convaincre
que cette mine était justifiable. 11 n'interrompit pas une fois le ré-
cit de l'amie de Roberte, lequel l'écit fut dune exactitude scrupu-
leuse, sauf en ce qui concernait l'intenention de la narratiice
(le hasard ayant été rendu responsable de la découverte faite par
le marquis).
— Eh bien, madame, dit La Garderie avec une dignité parfaite
et en comprimant un mouvement de joie involontaire, il est de
toute évidence que je dois m'éloigner sans retard, quand ce ne
serait que pour me tenir aux ordres deM.deFossanges, s'il lui plai-
sait de me demander des comptes,. à mon tour. Mais il est non moins
évident que je dois voir M™*^ de Fossanges avant de partir. >la vie
lui appartient, si son mari me laisse vivre, comme il semble s'y
résigner. . . et comme je m'efforcerai, le cas échéant, de le lui persua-
der. . .
— Roberte préfère ne pas vous voir... à présent. Plus tard...
— Il faut pourtant que je la voie! Je ne puis me sauver comme
un voleur.
— C'est cependant bien un peu le cas, fit obsener Mabel sans
trop d'amertume.
— Pardonnez-moi, madame, dit le jeune homme en se levant,
mais vous ne me comprenez pas... Nous n'avons pas, d'ailleurs, la
même manière de voir, je le crains. Vous me condamnez ; je ne
me repens pas. Un amour sincère, une passion vraie, voilà mes
titres à l'indulgence, à l'absolution. Et, pour les appuyer, j'ai ma
constance et mon dévoûment. Le rêve de toute ma jeunesse a été
de devenir pour M""® de Fossanges ce que je suis présentement
pour elle, mais surtout ce que je serai demain : son appui et le
compagnon de son existence. Elle m'aime ; cela suffit pour que je
sois son éternel obligé, et aussi, je pense, pour qu'elle ait en moi
une confiance éternelle!
11 s'était échauffé jusqu'à l'exaltation. Et son ardeur avait quelque
chose de religieux.
— Bien! fit Mabel avec un effort pour sourire. Il me paraît que
vous êtes un homme de bonne foi, et même un homme de foi. Je
crains fort que l'avenir 'ne vous détrompe sur la valeur de votre
culte enthousiaste... Mais voilà qui ne me regarde pas. Je suis ici
pour vous dire, car je suis venue en messagère, que Roberte, pro-
fondément troublée par ces événemens si soudains et si graves, ne
se croit pas en état de vous recevoir aujourd'hui. La délicatesse,
l'honneur même...
l'illusion de florestan. 251
— Elle vous a chargée, interrompit Florestan, de m'intimer de
sa part l'ordre de m'éloigner sans chercher à la voir?
— C'est plutôt une prière qu'elle vous adresse par mon entre-
mise.
— Je ne puis admettre qu'elle veuille ainsi, sans un mot...
— Doutez-vous donc de mon dire ?
— Eh bien!., oui! s'écria Florestan qui soubliait. Oui, madame,
je doute un peu de votre franchise, je l'avoue... J'ignore quelle
sorte d'intérêt vous pouvez avoir à battre en brèche mes senti-
mens pom* votre amie. C'est peut-être le respect de la morale qui
seul vous inspire. Mais ce que je sais, c'est que vous n'avez pas
négligé une occasion d'éveiller mes craintes, de favoriser mes in-
quiétudes et de ruiner mes espérances. Je rencontre et je sens, à
chaque instant, votre hostilité. Et voilà pourquoi votre témoignage
inest suspect !
— Allez donc, monsieur, allez tout à votre guise importuner la
femme que vous avez perdue ! . . Quant à ce que vous appelez mon
hostilité, il me plaît que vous sachiez qu'elle ne procédait pas seu-
lement de mon aversion pom- le mal, le mensonge et la traliison,
ni de ma sollicitude pom- les intérêts moraux et matériels de mon
amie, mais de la grande sympathie que vous m'aviez inspirée à
votre insu et malgré moi... Je puis bien vous le dire, maintenant
que vous ne vous appartenez plus et que vous avez affirmé par le
scandale les préférences de votre cœm'... Adieu, monsieur! Je ne
vous juge pas, et je ne veux pas davantage juger Roberte ; mais je
\ ous permets à tous deux de me juger.
M. de La Garderie fut assez impressionné par l'accent de cette
courte apologie, par le ton de franchise émue et de passion mal
éteinte de cette déclaration //« evtremis. Mais il conservait ses pré-
ventions, dues aux récentes insinuations de Roberte ; en outre, il
n'avait, à l'heure présente, qu'une idée : voir sa maîtresse, lui
parler, la réconforter et lui engager sa vie. Aussi ne demeura-t-il pas
longtemps dans l'endroit où Mabel, encore vdbrante d'émotion con-
tenue, l'avait hâtivement abandonné à lui-même.
11 se mit en quête de la femme de chambre de la marquise, la
joignit sur le seuil même de l'appartement de celle-ci et lui dit,
avec toute la correction et tout le sang-froid dont il était capable
en un tel jour :
— Veuillez demander à M""^ de Fossanges si elle peut me rece-
voir. Je quitte le Champart aujourd'hui même, tantôt, vers quatre
heures, et je suis très désireux de lui présenter mes hommages
avant de partir, comme aussi de prendi'e ses commissions pour
Paris... Ayez bien soin d'ajouter que, s'il ne s'agissait d'une au-
252 REVUE DES DEUX MONDES.
diencc de congé, je ne me permettrais pas de la déranger, la sa-
chant soutirante ou occupée.
Lecalcul deFlorestan était juste. Robcrtenepouvait guère refuser
de recevoir un de ses hôtes sur lepoint de quitter sa maison, sans ris-
([uer par cela même de piquer intempestivement la curiosité déjà
fort éveillée d'une soubrette qui n'a\ ait coutume de porter ni ses
yeux ni sa langue dans sa poche. — Le jeune homme fut donc in-
troduit dans cette chambre bleue dont il n'avait jamais franchi la
porte.
Dès qu'il se fut assuré que cette porte avait été refermée sur
lui, il s'approcha virement de la marquise et, sans élever la
voix :
— Me voici, Roberte, un peu contre votre gré, sans doute.
Mais comment partir sans vous avoir revue?.. Avez-vous, dites-
le-moi vite, quelque sujet de crainte pour votre sécurité ou votre
repos?
— Aucun. C'est une séparation à l'amiable... Rassurez-vous
donc.
Florestan n'était pas sans trouver l'accueil un peu froid. Il s'at-
tendait, en entrant, à autre chose : ou à des lamentations, ou à une
explosion de tendresse passionnée, ou peut-être à des reproches
incohércns ; mais pas du tout à ce calme vrai ou affecté. Sa maî-
tresse le recevait, là, dans ce sanctuaire qu'il n'avait jamais pro-
fané, comme elle l'aurait reçu dans son salon, après un deuil ou
un chagrin quelconque : triste et contrainte, sans emportemens, ni
efïusions, ni grands élans d'aucune sorte.
— Et... qu'allez-vous faire? demanda le jeune homme en hési-
tant.
— Mais, le sais-je?... Je n'ai guère eu le loisir d'y songer... Ah!
je vous assure que je ne me suis pas encore demandé ce que je
ferais de ma personne !
— Et... de moi?
— Ah! que voilà bien un mot d'homme, d'égoïste! Ma vie est
bouleversée à cause de vous, ma réputation probablement sacri-
fiée; et vous vous informez d'abord du sort qui vous attend!
— Non, pardon! pas d'abord, mais par voie de conséquence...
C'est qu'il me semble, Roberte, que, dans une pareille conjoncture,
l'essentiel n'est pas de chercher des palliatifs impuissans, mais de
s'assurer l'un de l'autre, de s'unir plus étroitement pour faire face
aux complications ou aux dangers, pour parer aux difficultés du pré-
sent et pour s'apprêter à l'avenir... Voyons, vous m'aimez?
— 11 serait un peu tard pour m'apercevoir du contraire. Mais
rien, à parler franc, ne m'avait préparée aux résolutions extrêmes...
l'illusion de florestan. 253
Je ine sens un peu désorientée... comment vous dire? étourdie par
la soudaineté d'un cliangement d'existence dont je ne puis prévoir
encore la portée. En arrivant ici, vous paraissiez [)res(pie joyeux.
Vous confesserai-je que je m'en étonne?
— C'est vrai, j'avais tort... Mais, après la première angoisse sur
votre sort immédiat, je n'ai songé qu'à la joie de cette libération qui
nous aflVanchissait tous deux de l'hypocrisie et de la contrainte, do la
ruse et de la duplicité. . . Je me disais que vous pourriez désormais vous
donner toute et, en échange, prendre ma vie, que, par avance, je
NOUS abandonnais. Je me sentais prêt à vous obéir en tout, à con-
tinuer de vous aimer dans le secret, si tel était votre bon plaisir,
comme aussi à associer, sans réserve, ma destinée à la vôtre...
Enlin, je serais resté votre amant ou devenu presque votre mari,
et même tout à fait, selon vos décisions et la nature des circon-
stances... Il paraît que j'allais trop vite en besogne ; qu'il faut
attendre, réfléchir, peser, examiner, avant même de décider si nous
nous aimerons encore, maintenant qne nous n'avons {)li(s le droit
de ne pas nous aimer !
Roberle répliqua avec une gravité douce :
— Vous n'êtes que passionné ; je suis, moi, attristée en même
itemps qu'éprise. Je réfléchis... Mais cela ne m'empêche pas devons
aimer.
— Ah! enfin, vous l'avez dit! Il était temps.
— Vous êtes bien ingrat! Mais je vous pardonne, parce f[ue
votre exaltation me réchauft'e et me grise... et que j'aj besoin d'être
grisée.
Elle s'inclinait vers lui, gracieuse et résignée, plutôt qu'enivrée,
mais câline, à la fin, et charmeresse ; en un mot : toute-|)uissante.
Il enveloppa de ses bras, avec une exquise dévotion, avec un juvé-
nile enthousiasme, mitigé parla pitié, ce corps charmant qu'il avait
cru façonné déjà à l'audace de ses caresses, et il s'écria :
— Ah! j'ai eu peur de vous avoir perdue presque aussitôt que
conquise! Mais ne craignez rien de moi, ma bien chère Roberte...
Je serai ce que vous voudrez que je sois. J'imposerai silence à mes
rêves et à mes impatiences. J'attendrai vos ordres. Est-ce cela?
— Oui , murmura Roberte. Je vous demande de me prendre
comme je suis, avec mes petites faiblesses, mes petites lâche-
tés,., ma frayeur de tout ce qui est définitif et obligatoire. L'ex-
périence que je dois à mon mariage m'a appris à tne défier de
moi; il y a des choses auxquelles je ne suis pas apte : la dépen-
dance, par exemple, et la sujétion dans l'amour. Cette situation
nouvelle qui m'est faite, je voudrais,., pijurquoi ne pas le dire? en
■conserver le bénéfice, l'unique avantage, c'est-à-dire la liberté. Je
254 REVUE DES DEUX MONDES.
(rciiible quH, dans rentraliieiiîcnt de votre passion, vous no \m^
})ressie2 de connnettre une nouvelle folie, de rendre publique ma.
dé-faillance. Et voilà pourquoi je préferais ne pas vous revoir tout
de suite... Laissez-moi me retourner, me recueillir ; un peu plus
tard, bientôt, je vous rappellerai;, et alors, vous me tiendrez, une
fois encore, de mon libre consentement.
— ■ Soit! fit le jeune homme avec tristesse. Ce n'est pas tout à
fait cela que j'avais rêvé. Mais j'ai plus de devoirs envers vous
que, de droits sur vous... J'obéirai.
XI.
Non, ce'' n'était pas tout à fait cela qu'avait rêvé Florestan^
A défaut d'autre croyance, il avait du moins une remarquable
faculté d'enthousiasme pour les choses de l'amour. Ardent et sin-
cère, il était capable de se donner corps et àme, sans marchan-
dage ni compromis, à sa passion, quelle qu'elle fût, mais surtout
à une passion aussi a\ ouable que l'était celle que lui avait inspi-
rée la marquise de Fossanges. C'était bien un dévot de l'amour :
fervent et crédule, tenace et soumis. — Aussi ne pouvait-il ni se
révolter après un retour de fortune, ni se déclarer satisfait de
l'exaucement passager de ses vœux.
Mais, si le jeune homme s'exaltait facilement en matière amou-
reuse, sa tête se refroidissait plus vite que son cœur; — ce qui lui
pemiit- de faire quelques réflexions assez sagaces sur son cas et
sur celui de son éphémère maîtresse.
Les liaisons adultères ne deviennent vraiment embaiTassantes
que du jour où l'amant se trouve débarrassé du mari, soit par la
mort, soit par la séparation ou le divorce, soit enfin par la retraite
volontaire, mais surtout par cette dernière solution. Un homme
d'esprit, quand il s'aperçoit que sa femme le trompe, n'a donc pas
à hésiter sur la vengeance : il n'a qu'à s'en aller. Il peut être cer-
tain de faire pièce aux deux complices en les laissant face à face; et
cette imparfaite libération de la femme infidèle marque le commen-
cement de l'expiation. De quelque côté, en effet, que se tournent
désormais les amans, ils ne voient plus pour eux que des chemins
barrés. Auparavant, ils étaient dans une impasse; mais ils pou-
vaient rétrograder : ils ne le pourront plus sans félonie ou sans
incohérence. S'ils vivent ensemble, ce ne sont, de toutes parts, que
sacrifices et meurtrissures : relations de famille, rang social, sécu-
rité du lendemain, tout doit être immolé par eux ou compté doré-
navant pour rien. S'ils reculent devant la vie comnmne, l'isolement
df la femme ne tarde pas non plus à faire le vide complet autour
l'illusion de FLORliSTAN. 255
d'elle, sa situation étant presque aussi suspecte que dans le cas
précédent et beaucoup plus fausse.
C'est ce qu'avait compris à merveille M. de Fossanges. Et c'es't
ce que comprenait pareillement Florestan, dans la solitude où on
le laissait se morfondre. De sorte qu'il se tenait à l'écart, non sans
eftorl ni impatience, mais sans rancune : il ne pouvait, quoique
prêt à tout, s'étonner qu'une femme hésitât devant certains holo-
caustes.
Après le retour de la marijuise à Paris, mie seule \isite, rue
Jean-Goujon, ce fut tout ce qu'il se permit; et, en fait d'allusion à
leur situation réciproque, une simple phrase (jui exprimait à-ia
jeune femme, en même temps qu'une docilité parfaite, un dévoû-
ment à toute épreuve. Il avait été payé sur l'heure de sa discré-
tion; car M™® de Fossanges, prohtant de ce qu'elle était seule av©c
lui, lui a\ ait donné ses deux mains et son front à baiser, en murma-
rant : « Bientôt,., bientôt!.. » et en accompagnant le tout d'un re-
gard plein de gratitude et d'attendrissement. — La vérité est
([u'elle attendait, soit de l'amour et de la faiblesse de son mari, soit
du iiasaixl des circonstances, quelque heureuse modification de sa
vie nouvelle, c'est-à-dire une restauration dupasse.
Mais iM. de Fossanges ne se départait point de ses résolutions ;
retiré sous sa tente, il paraissait bien y avoir élu définitivement
domicile. Toutes les questions d'intérêt, d'ailleurs peu compliquées,
avaient été réglées, ayec une convenance parfaite, grâce à l'inter-
vention officieuse des notaires. Et les époux n'avaient même plos
à se revoir.
Quant au monde, il sembla d'abord prendre assez bien la chose.
Après tant de procès scandaleux, tant de scènes ridicules ou affli-
geantes , on trouvait , sinon très naturelle , du moins très méri-
toire, cette façon discrète de terminer un différend conjugal.—
On commençait à être blasé quant à ces audiences de tribunal
où deux conjoints aigris se vident réciproquement sur la tête, par
l'obligeante entremise de leurs avocats respectifs, des tombereaux
d'ordures et des panerées de documens dilïamatoires. A quoi bon
tout cela, quand chacun des intéressés peut vivre tranquille de son
côté, et qu'il n'y a même pas d'enfans à se disputer? A quoi bon
aussi pousser l'épreuve de la vie commune jusqu'aux volées mu-
tuelles, de coups de cravache, ([ue l'on linit par s'administrer quel-
quefois sur le palier de l'appartement?
Seulement, ce juste tribut d'éloges une fois payé aux deux nou-
velles et méritantes victimes de l'incompatibihté d'humeur, on se
demanda ce ([u'allait faire la marquise , quelle conduite elle allait
tenir, et à quel genre de vie elle allait s'arrêter. Et, quand on la vit
256 REVUE DES DEUX MONDES.
prête à continuer de recevoir, de sortir et de se distraire connne
par le passé, on lui marqua quelque étonnement. ou plutôt on laissa
voir quelque stupeur. On ne lui tourna pas le dos; les hommes
surtout n'auraient eu garde. Mais trop de gens envieux avaient la
démangeaison d'une revanche à prendre sur son In\e et son état
de maison, son élégance et sa beauté, pour ne pas lui faire sentir
que sa situation n'était plus entière et qu'il y avait des lézardes à
son prestige. Kt puis, la recrudescence d'honnnages masculins, qui
avait tout naturellement signalé l'inauguration de son veuvage con-
ventionnel, n'était pas sans lui créer quelques difficultés de nature
assez délicate.
Ainsi, tous ses adorateurs, non contens de s'épier les uns les au-
tres, se mirent à la surveiller de fort près, guettant plus que jamais
sa chute, quelques-uns même étant bien convaincus ([ue cette
clmte était un fait accompli, et qu'il n'y avait plus qu'à en provoquer
le renouvellement à leur profit. Trois ou quatre de ses plus actifs
poursuivans surtout s'acharnèrent à la convaincre que , dans sa
position, une femme n'a jamais aucun avantage sérieux à demeurer
vertueuse, personne ne devant s'imaginer qu'elle le puisse être à
l'avenir, sauf le cas d'un chômage général d'admiration autour de sa
beauté ou d'une personnelle inaptitude à l'amour, tout à fait humi-
liante. — Cette démonstration par l'absurde devint notamment le
thème favori de MM. de Valenciii, de Novancourt et de Francœuvres,
— ces deux derniers faisant une cour collective, par habitude d'agir
de concert.
La marquise comprit tout de suite que son ironie était en danger
de s'émousser depuis que son mari n'était plus là pour rendre cette
ironie presque respectable, — en tout cas vraisemblable et légitime.
— Elle s'aperçut que cette arme gracieuse se fausserait vite dan
ses mains, n'étant plus suffisante pour attester la force de celle
qui s'en servait et continuant de faire des blessures qui ressem-
blaient de plus en plus à des piqûres d'aiguillon. Elle vit qu'il lui fau-
drait se fâcher ou se montrer tolérante au point d'encourager, non~
seulement toutes les visées, mais toutes les suppositions.
En outre, ayant toujours fait profession de dédaigner les amitiés
de femme, excepté celle de Mabel, et M""® Gueyrard ne pouvant
plus ne pas se tenir sur la réserve, Roberle ne tarda guère à se
sentir elTroyableinent seule. Elle eut le frisson de la solitude, elle
connut l'angoisse des abandonnemens au milieu d'un concours em-
pressé de courtisans.
Et bientôt, un incident qu'elle eût pu prévoir, sous une forme
ou sous une autre, puisqu'elle avait prévu tout le reste, redoubla
son malaise.
l'illusion de florestan. 257
Un jour que M. de Novancoiirt était chez elle avec son insépa-
rable FrancœmTes, la conversation tomba sur la vogue croissante
des stations d'hiver. Novancourt, opinant après Francœuvres, — ^
dont on disait, par allusion à la difl'érence de leurs statures et à la
similitude de leurs idées, qu'il était le prolongement nécessaire, —
Novancourt prônait l'usage de ces déplacemens réitérés, grâce aux-
quels on n'habite plus Paris que le temps voulu pour s'y retremper,
pour renouveler sa garde-robe et pour entretenir ses relations.
— C'est très gentil, ces petits voyages ; ça coupe une saison, ça
vous distrait, ça vous redonne le goût de Paris. Ainsi, Francœuvres
et moi, nous allons partir pour jNice : nous verrons les courses, le
soleil,., s'il y en a; à défaut de soleil, la roulette. Et, avant un mois,
nous serons de retour ici, heureux d'être partis , heureux d'être
revenus... Savez-vous ce que vous devriez faire, vous, chère ma-
dame...
— Ne vous donnez pas la peine de compléter votre pensée : j'ai
deviné.
— Eh bien ?
— • Eh bien I je ne dirais pas non, si... si l'on ne rencontrait là-bas
tous les gens qu'on a coutume de voir ici. Est-ce la peine de faire
tant de chemin pour retomber en pays de connaissance? Pour moi,,
l'excuse des voyages, c'est le besoin de voir des physionomies
nouvelles. A Paris, c'est à croire que personne ne meurt. Mais, dans
le Midi, on retrouve même les gens qu'on ne voyait plus!
— Ça, c'est vrai! dit Francœuvres. Ainsi, nous allons retrouver
là-bas...
Sur ces entrefaites, M. Le Hardouin entra dans le salon.
— Vous parlez de Nice? dit-il. J'y vais.
— Naturellement. On ne peut pas courir sans vous.
— • Et j'emmène La Garderie, ajouta l'oncle de Florestan avec un
regard en dessous à l'adresse de la marquise.
— Tiens! mais il me semble qu'on ne le voit plus guère, M. de
La Garderie ? Etait-il donc absent ?
Francœuvres, en parlant, avait levé le nez vers son ami Novan-
court d'un air narquois.
— Non ; mais il est morose, déclara 3L Le Hardouin, grièvement
morose. C'est pour cela que je l'emmène : je veux le distraire.
— El il a accepté? demanda, après une hésitation, la marquise.
— Conditionnellemeni... Entre nous, je crois que le cher garçon
est enchaîné.
— Enchaîné?
— Oui. Je le soupçonne d'avoir une liaison. Cette morosité, cette
mélancolie...
TOME xciv. — 1889. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
— Bail! — lit Kraucœiivres, qui avait dressé l'oreille, alléché,
jnais surtout gouailleur.
— Oui, oui... Mais ce n'est pas liion aQaire.
Et M. Le Hardouiu cliaiigea de convensalion, reliisaut de se prê-
ter aux eflbrts des deux ,ius('îparables pour faire de nouveau dévier
l'entretien vers la vie privée de Flores tan.
Mais, quand il fut seul avec M""' de Fossanges, il y revint de lui-
luême. Puis :
— Encore un, dit-il, que vous avez mis à mal!
— ^Moi!.. Je voudrais bien savoir ce qui vous autorise, mon
cher Le Eardouin, à porter à mon compte les ciMgTins d'amour de
votre neveu?
— Groyez-vous qu'on ne vît pas bien, au Gliampart, que La Gar-
derie s'était bridé les ailes à voleter autour de vous ?
— Quand cela serait, à qui la faute?
— A vous, madame et chère amie, à vous, au moins pour moitié.
On s'éprend de vous sans le faire exprès, je l'ai éprou^ é par moi-même,
mais vous faites exprès de ne pas vous en apercevoir à temps.
— Vous savez que vous devenez insolent, mon clier. .. et que
ViOUS prenez mal votre temps ! Car je suis seule, passablement ex-
posée déjà aux mauvais propos... Je ne vous fais pas mon compli-
ment. A un certain niveau social, quand on ne peut pas être gen-
tilhomme, ce qui n'est point, en effet, dans les moyens de tout le
monde, il faut être au moins gentleman.
Très sèche, elle s'était levée pom* marquera son visiteur qu'elle
le congédiait.
— Pardon... Je n'entendais nullement vous blesser. Je voulais
seulement vous dire que ce serait une charité de ne pas réduire à
la dernière extréuiité ce gentil garçon, qui vous aime et qui parait
prendre la chose au sérieux.. . Vous ne détestez pas me faire souvenu"
que je suis son oncle... Eh bien! je m'en suis souvenu, voilà tout!
Évidemment, c'était une vieille rancune que menait d'assouvir
l'oncle de Florestan. Mais sa visite n'en eut pas moins des consé-
quences qu'il n'avait pu ni prévoir ni souhaiter.
M™* de Fossanges, qui avait déjà senti précédemment que sa su-
prématie mondaine était entamée ou compromise, ne pouvait plus
douter que sa réputation même ne fût à la merci des commérages
et des inductions malveillantes de tant de gens hostiles ou envieux.
Quoi qu'elle fit désormais, on y trouverait à redire. — Son parti
fut bientôt pris. Trop orgueilleuse ou trop vaniteuse pour accepter
une lente déchéance, trop adulée et trop gâtée pour abdiquer toute
prétention aux honnnages et à la déférence d'autrui, elle écrivit à
Florestan d'avoir à ne pas s'éloigner de Paris sans une visite préa-
lable et une explication nécessaire.
l'illusion de florestan. 259
— Vous alliez vous absenter sans me prévenii* ? dil-ellc au jeune
homme quand il se rendit à son appel.
— Non pas. J'ai du, pour me soustraire aux instances plus ou
moins sincères de mon oncle, lui promettre de l'accompagner, saut
empêchement imprévu; mais je comptais bien...
— A la bonne heure ! Mais il résulte de tout cela que votre oncle
et d'autres encore ont parfaitement deviné que vous êtes pour
quelque chose dans la rupture de mon ménage... C'était, en partie,
prévu. Seulement, j'espérais que l'on se contenterait de conjectures
vagues et indirectes.
— On a osé...
• — Oh! très bien... Aussi suis-je déteniiinée à renoncer, pour
longtemps, à la vie de Paris.
Florestan eut un involontahe et joyeux tressaillement.
— Mais, reprit la marquise, si je pai's, que ferez-vous?
Une touchante anxiété se peignit alors sur les traits du jeune
homme, tandis qu'il répondait :
— Ce que vous ordonnerez. Vous savez bien que vous pou\ ez
disposer de moi.
— Vous me suivrez ?
— Si vous m'y autorisez, il est inutile de me le demander.
— Eh bien! je vous y autorise.
— Me voilà payé de mes tribulations et de me& angoisses I . .
Roberte, je vous...
— Ne le dites plus, mterrompit la jeune femme. Mais faites en
sorte que je le croie. J'ai besoin de le croire.
Elle l'attira près d'elle et, sans quitter sa mam, qu'elle avait
prise :
^ Je suis à une heure un peu trouble. Les circonstances m'ont
poussée hors de ma voie... Je me trouve comme égarée, encore
tout abasourdie de ce qui m'est arrivé. Mais j'ai besoin de m'ap-
puyer sm- vous, besoin de confiance et d'affection... Il faut que
vous soyez là pour me prouver que, si je me suis trompée de route,
je ne me suis pas complètement fourvoyée. J'étais peu fahe, vous
le savez, car je vous l'ai dit et répète, pour ces passions qui bou-
leversent une existence... Mais je m'y ferai peut-être. Tâchez que
je m'y fasse !
— Voyons, Roberte, avez-vous bien réfléchi?.. C'est contre moi-
même que je plaide, en ce moment. Mais j'ai peur que vous ne
vous laissiez entraîner à une résolution extrême pom" quelques
froissemens d'amour-propre ou quelques difficultés passagères.
Vous n'êtes pas acculée aux décisions sans recours; et, quoi
qu'il en doive conter à mon attachement passionné, je saurai, s'il
260 REVUE DES DEUX MONDES.
le lïiui, me sacrifier... Je ne peux pas douter de ^ol^e affection :
vous m'en a^ ez donné le meilleur et le plus irrécusable gagé, qui
^st votre personne même. Seulement, je tremble que vous n'excé-
diez vos forces en rompant avec le monde, ([ui n'a pas le droit de
vous rejeter et qui ne songe probablement pas à le faire.
— Je ne veux pas y être tolérée, après y avoir régné... Je pré-
fère vivre en indépendante.
— Mais vivre en indépendante, ce n'est pas forcément vivre en
irrégulière... Qu'entendez-vous donc par le mot dont vous vous
êtes servie?
j^jme f^Q Fossanges, inclinant vers son jeune adorateur, devenu
-son amant et qui l'écoutait extasié, son visage mutin tout embrumé
présentement d'une mélancolie douce, se fit très câline pour dire :
— Nous ne pouvons pas vivre tout à fait ensemble, c'est évi-
dent... L'amour, d'ailleurs, ne saurait rien gagner à ce régime, qui
le dépoétise et l'use avant le temps. Voyez ce qui se passe dans le
mariage... A moins d'avoir cette sorte de superstition à rebours
qu'ont certains imbéciles pour lesquels le sacrement est la cause
de tout le mal, il faut bien admettre que c'est la vie commune qui
ruine l'amour, et non le mariage lui-même... Voici donc ce que
j'ai rêvé pour nous. Je ne récrimine pas sur le passé; je l'accepte
avec ses conséquences : je suis à vous. Mais nos deux existences
peuvent rester associées sans se confondre; nous pouvons vivre
l'un pour l'autre sans vivre côte à côte... Bref, je voudrais toujours
ou souvent vous avoir à portée de ma voix et de ma tendresse sans
donner à tous les passans le droit de qualifier notre intimité comme
ils qualifient les liaisons affichées. Je veux bien être votre maîtresse,
je veux bien qu'on le sache; mais je ne voudrais pas qu'on eût le
droit de le proclamer... hiiaginez-vous la douce et belle vie que je
vous devrai, si rien ne m'oblige à rougir devant personne et si je
•ne sens ma dépendance que par mon amour...
Tout ce qu'elle lui dit était fort sensé; cela aurait pu l'être moins
sans compromettre le succès de sa requête. Florestan, grisé, res-
pirait les paroles de sa maîtresse comme il respirait son parfum,
avide de ce qui émanait d'elle, s'en imprégnant sans rien analyser.
Et elle put cueillir sur sa bouche la promesse qu'il n'attenterait
jamais à cette indépendance dont il semblait qu'elle eût fait sa re-
ligion, comme il avait fait la sienne de l'amoiu-.
11 fut convenu que le jeune honnnc i)artirait pour Mice avec son
oncle et toute la cohorte des sport ^tneii en déplacement. Mais, au
lieu de revenir avec eux, il devait attendre que la marquise vînt le
rejoindre. Et, soit à Nice même, soit à Cannes, ou en un point quel-
•conque de ce littoral qui est le terme de tant de migrations hiver-
l'iLLUSIOX de FLORESTAiX. 261
iialcs, ils iiiaugureraieiit leur nouveau train d'existence. — i\P^ de
Fossanges entendait vivre de cette vie libre, et aujourd'hui
parfaitement acceptée, des belles cosmopolites millionnaires dont
le home n'est pas fixe, voyage avec elles, et où elles reçoivent qui bon
leur semble, s'installant où il leur plaît, s'envolant et disparaissant
quand elles le veulent, traversant Paris connue un carrefour où abou-
tissent tous les chemins du monde, résidant partout et ne demeu-
rant nulle part. La médisance, sinon l'envie, s'essoufflerait à les
suivre. Pourvu qu'elles aient une certaine décence extérieure,
nul ne leur demande rien ; n'importe où, on leur fait une place au
premier rang, — même à Paris, s'il leur prend en gré de s'y ar-
rêter.
En tout cas, une marquise authentique, qui vit seule, et dont le
nom n'a jamais été accolé publiquement à celui d'aucun galant,
peut bien espérer qu'elle deviendra l'égale, au moins, des reines
détrônées qui voyagent pour leur agrément... on pour celui de
leurs peuples.
^(me jg Fossanges se mit donc en devoir de quitter Paris. Elle fit
ses adieux à tout le monde, comme en perspective d'une longue
absence, mais se contenta d'écrire à Mabel : l'entrevue eût été gê-
nante.
Quant à Florestan, ilétah déjà parti, le cœur léger, heureux enfin,
pleinement heureux, et souriant au long avenir de cette liaison sans
chaînes et sans honte. Il était aimé ; on le lui prouvait. Et il allait
pouvoir se délecter de cet amour. Et il serait à tout jamais dispensé,
non-seulement des compromissions et des lâchetés de l'adultère,
mais du décor avilissant ou ridicule des rendez-vous furtifs. Pas
de logement garni, pas de correspondance clandestine. Il connaî-
trait cette joie souveraine d'entrer la tète haute chez sa maîtresse,
ou de la recevoir sans trembler pour elle et sans la voir trembler.
— L'amour, faute de la fierté d'aimer et de l'orgueil d'être aimé,
n'est plus que la moitié du bonheur. Or, Florestan pouvait désor-
mais prétendi-e au bonheur tout entier.
Ce fut sur les hauteurs de Cimiez, cet aérien faubourg de Nice,
que les amans se retrouvèrent, en mars, après le départ du gros
des touristes. M"^® de Fossanges avait fait retenir un pavillon enfoui
sous les lauriers-roses. Elle s'y installa avec un personnel restreint,
remettant à plus tard, ou même à l'année suivante, les réceptions
et les fêtes, ce dont le vicomte ne pouvait que lui savoir gré. Néan-
moins, elle fit quelques visites, afin de bien établir qu'elle n'était
pas là incognito et qu'elle n'avait aucun désir de se cacher,
Florestan venait la voir deux ou trois fois par semaine, dans
l'après-midi; mais, assez souvent, il la retrouvait, le soir, en un
262 REVUE DES DEUX MONDES.
autre pavillon, qu'il avait loué pour cet objet, à quelque distance.
De la sorte, leui- commerce galant n'était nullement avoué ni même
en sérieux danger d!être découvert, chacun se rendant isolément,
et de nuit, au lieu de réunion, qui n'était un domicile ni pour l'un
ni pom- l'autre.
Le charme de ces premiers rendez -vous parut à Florestan sans
mélange. C'était l'idéal même du bonheur dans l'amour et par
l'amour. Rien de bas, ni de trivial; aucun souci, aucune aiTière-
pensée, aucune jalousie. Et la poésie d'un beau ciel, la tiédeur d'mi
doux clmiat, l'haleine embaumée des fleurs, le vol lumineux des
lucioles sillonnant la nuit d'un réseau phosphorescent!.. Avoir de
la tendresse plein le cœur, autour de soi ce féerique enchantement
des choses, près de soi sa maîtresse, c'est épuiser la félicité hu-
maine... pour peu que se prolonge une telle ivresse de l'àme et des
sens.
Florestan buvait à longs traits.
Pendant quelques semaines, il ne soupçonna pas qu'il pût y avoir
une lie au fond delà coupe, ni même qu'il dût entrevok*, tôt ou tard,
le fond de cette coupe. Là com'te phase de ses déboires était oubliée,
comme l'est un malaise passager entre deux périodes heureuses, et
tant que dure la dernière. Aussi bien Roberte se montrait-elle tout
autre qu'au Ghampart et à Paris. Probablement séduite et subjuguée,
quand même, pai' la grâce piintanière de cet amour si enthousiaste
et si plein de sève, elle paraissait avoir fmi par s'y abandonner toute.
Elle avait renoncé à la raillerie sans renoncer au sourire. Et, bercée
peut-être par la mollesse endormeuse du clhuat, non moins que
par les caressans eftluves d'une passion dont elle se sentait comme
enveloppée, elle fut, quelque temps, la plus adorable et la plus
parfaite des amantes : elle n'eut pas de caprices ; il ne semblait
même pas qu'elle eût conservé une volonté. Elle ne témoignait
point, sans doute, une ardeur toujours égale à celle de son amant;
mais elle se prêtait, avec une bonne grâce inlassable, àtoutes les exi-
gences passionnées du jeune homme, ne lui refusant ni un rendez-
vous ni une caresse, — quoiqu'elle fût en relations presque suivies
avec diverses personnes de la colonie étrangère, ce qui réclamait
une part assez large de son temps. — Quel homme épris eut jamais
l'idée d'en demander davantage?
Mais il advint, tout naturellement, vers la fm du printemps, que
leur solitude à deux se fit plus réelle et plus complète, par suite
du départ des derniers attardés. Et un nuage, mohis qu'un nuage :
une vapem* légère, s'étendit sm* le front de Roberte. Son amant
ne le remarqua point d'abord : il n'était pas dégrisé; et, tant
qu'on est ivre, on s'aperçoit difficilement que les autres ont cessé
l'illustox de florestan. 263
de l'être. Et puis, la jeune femme était couluuiière, à présent, de
certaines absences, qui ne sont souvent que des distractions un peu
prolongées ou même une forme du recueillement.
Un jour pourtant, elle fut si visiblement absorbée par 4es ré-
llexions chagrines, que Florestan, bon gré mal gré, dut s'en aper-
cevoir. On eût dit qu'elle était devenue la proie d'une obsession et
qu'une pensée térébrante lui martyrisait le cerveau. Or, la veille
de ce jour-là, M. Strandford, le seul de ses anciens familiers qu'elle
eût revu depuis son exil volontaire, ayant traversé Mce, — au
retour d'une croisière d'amateur entreprise dans la Méditerranée, à
bord du yacht d'un de ses amis et compatriotes, — M, Strandford
était venu lui présenter ses hommages, ou plutôt lui dire, en pas-
sant, un amical bonjour. Informée, à l'avance, de cette visite, la
marquise avait prié Florestan de ne pas se montrer.
— Est-ce le passage de Strandford qui vous assombrit réti-ospec-
tivement? demanda le jeune homme.
— Oui et non. Je ne regrette, ni de l'avoir vu, ni de l'avoir si peu
vu. Mais ses paroles me reviennent à l'esprit et une idée me hante.
— Qu'est-ce donc qu'il vous a dit?
— A une question que je lui posais indirectement sur les sou-
venirs que j'ai laissés derrière moi il a répondu : « On ne vous ou-
bliera jamais, soyez-en sûre, même si votre fugue, qui n'est encore
qu'un simple déplacement, devient une expatriation. Votre place
reste et restera vacante. Le jour où vous voudrez la reprendre,
vous n'aurez personne à en chasser, parce que personne n'osera
briguer la succession de M""^ de Fossanges. Et savez-vous pour-
quoi personne ne l'osera? C'est parce que tout le monde est con-
vaincu que vous reparaîtrez bientôt, sous pavillon conjugal. On ne
peut pas prendre cette brouille au sérieux. Les séparations à
l'amiable, c'est, en sens inverse, comme les mariages à Gretna-
Green. »
— Eh bien? fit le vicomte un peu interloqué.
— Eh bien! cela m'a frappée comme une prophétie... ou une
menace.
— Vous pourriez songer à implorer de votre mari...
— Qui vous dit cela? interrompit la marquise avec un commen-
cement d'impatience. Rien de pareil est-il présumable de ma part,
pour quiconque me connaît?.. Mais qui sait si mon mai'i?..
— Roberte! s'écria le jeune homme douloureusement affecté,
vous n'êtes plus la même... Vous avez des regrets... Peut-être
vous ennuyez-vous, simplement...
Il avait baissé la voix, tout consterné, comme ayant peur d'en-
tendre une vérité décevante, proclamée par sa propre bouche. Mais,
264 REVUE DES DEUX MONDES.
sa maîtresse lui ayant jeté les bras autour du cou avec une impé-
tuosité de tendresse à laquelle elle ne l'avait pas habitué, il fut
vite rassuré.
— N'ayez jamais celte sotte et méchante idée, entendez-vous?..
M'ennuyer avec vous! Mais que serais-je, alors? et que me reste-
rait-il?.. Non, votre aflection et vos baisers m'ont tout fait oublier,
ont tout remplacé pour moi, croyez-le bien... J'étais peut-être un
peu guindée, un peu froide, au début. Mais n'avez-vous pas vu
comme j'ai changé, ingrat! La statue... disons la statuette, pour
ne pas afficher de prétentions, la statuette de Saxe est devenue
une femme, une vraie femme au contact de votre amour; sous la
chaleur de vos caresses, elle s'est animée, elle vit et elle vous
aime !
11 n'y avait rien à répondre, étant donné surtout que les lèvres
du jeune homme venaient d'être scellées par le baiser le plus her-
métique et le plus concluant qui ait été jamais appliqué sur la
bouche d'un amant attristé ou sceptique. — Et pourtant, la con-
viction qu'on lui imprimait ainsi, comme à nouveau, Florestan ne
devait pas tarder à la reperdre.
Dans les jours qui suivirent, en effet, il remarqua des emporte-
mens de tendresse, qui a\ aient un caractère forcé, presque nerveux
et convulsif. On eût dit, chez M"^^ de Fossanges, un besoin de se
convaincre elle-même qu'elle n'était point incapable d'aimer, de
s'élever du moins jusqu'à cette exaltation des sens qui justifie les
coups de tête et explique les chutes par le vertige. — A une ob-
servation très tendre et très résignée, que lui adressa son amant
sur ces allures nouvelles, elle répondit :
— Vous êtes cruel. Je n'ai plus qu'un devoir, qui est de vous
rendre heureux ; et \ ous ne voulez pas que ce devoir soit un plai-
sir!
Et elle pleura. Et il ne sut trop que penser, parce que, en pleu-
rant, elle l'embrassait.
XII.
Les quartiers riches de la ville achevaient de se dépeupler. Les
dalles des trottoirs fondaient au feu du terrible soleil méridional.
Nice, l'élégante et cosmopolite cité, n'était plus qu'un désert pou-
dreux, sauf en ses parties anciennes, où elle n'a vraiment rien qui
la distingue de tant d'autres ^illes du Midi, comme elle empous-
siérées, rôties, lépreuses et malpropres.
Cependant, la marquise de Fossanges s'obstinait à y rester. Et
l'illusiox de florestan. 265
l'inégalité de son humeur s'accentuait, toujours corrigée à temps
par de brusques retours d'effusion.
— Il va falloir, lui dit un jour Florestan. songer à se déplacer.
— Le désirez-vous donc? demanda Roberte avec une irritation
mal contenue.
— Comment le désirerais-je? lui répondit doucement le jeune
homme. Où retrouverai-je un pareil téte-à-tête?.. Mais je ne sau-
rais pousser l'égoïsme jusqu'à tenir compte du bien-être de mon
amour plus que de vos convenances personnelles. Or, vous ne
pouvez vous condamner à passer ici tout l'été.
— Et où irais-je?.. Où irions-nous?.. Voulez-vous que nous al-
lions nous montrer dans les villes d'eaux et sur les plages à la
mode?
— Mais, ma chère Robcrte. vous oubliez nos conventions. Vous
savez bien ce que j'ai accepté, pourtant... Vous êtes libre, entière-
ment libre. Et je trouverai très naturelle, quoique douloureuse, une
séparation de quelques semaines ou de quelques mois.
— A merveille ! Mais dites tout d(^ suite que ces vacances vous
seront agréables.
— Voyons, voyons, Robertc ! Vous oubliez...
- — Non; mais où voulez-vous que j'aille? Et que ferais-je? J'ai
encore des robes... et je n'ai peut-être plus d'amis... Je n'ai que
vous. jNos conventions étaient stupides, je le reconnais. En dépit
de toutes mes réserves et de toutes vos concessions, je vous ap-
partiens. Il n'y a pas place en ce monde pour l'amour indépendant.
Partout où j'irai, je serai vôtre, je sentirai le lien moral qui m'at-
tache à vous; et, dès lors, je n'aurai nulle part l'impression d'une
pleine liberté. Partout vos droits me suivront; partout je compren-
drai que notre liaison me retient dans les marges du code et de
la société... Fiemarquez que je ne m'en plains pas. C'est vous qui
parlez d'allonger la chaîne. Moi, je sais bien que, plus elle sera
longue, plus elle sera pesante... II faut, au contraire, nous serrer
l'un contre l'autre, pour la réduire à rien et la porter allègrement...
Eh bien! vous n'êtes pas de mon avis?,. Vlais dites-moi donc que
j'ai raison et que ma logique vous enchante!.. Voilà que c'est moi,
maintenant, qui aime avec le plus de passion et de vérité!.. Em-
brassez-moi et allons nous promener ; cela vaudra mieux que de
chercher ensemble des sujets de tourment.
Une ou deux semaines encore s'écoulèrent parmi ces joies un
peu heurtées et saccadées. — On touchait au mois de juillet,
quand, un matin, après un roulement de voiture brusquement in-
teriompu et suivi d'un coup de sonnette discret, la gracieuse sil-
houette de M"*'' Gueyrard apparut enli'e les lauriers-roses du jardin.
266 REVTE DES DEUX MONDES.
La baronne était vêtue d'une robe de foulard clair, qu'enveloppait
un cache-poussière gris d'argent, qui, ouvert sur le devant, dessinait
par' derrière la taille élancée, et avec assez d'exactitude pour qu'il
fût possible, à ce seul indice, de reconnaître l'élégante et matinale
visiteuse. — Certes, M"^ de Fossangos n'attendait qui que ce fût;
mais elle attendait Mabel moins que toute autre personne. Aussi,
dès qu'elle l'eut reconnue, sous les espèces de cette voyageuse en
costuwie d'été, s'avança^t-elle vivement à sa rencontre.
Les deux amies s'embrassèrent sans hésitation. Mais, aussitôt
introduite dans les petits appartemens de Roberte, Mabel promena
ses regards autour d'elle avec une sorte d'inquiétude.
— Seule? fit-elle. Tout à fait seule?
— Oui... Comme vous le voyez.
— Mais comprenez-vous bien le sens de ma question ?
— Je le crois, répondit M'"" de Fossanges en rougissant. Je suis
tout à fait seule... chez moi.
— Aïe ! voilà une restriction par voie de sous-entendu, dont ma
mission va avoir à souffrir... Enfin, écoutez-moi tout de même.
Alors, s'étant assise près de son amie et rivale, sur un siège bas,
et s'étant accotée au dossier du petit meuble, pour la mieux dévi-
sager, elle lui exposa les motifs de sa visite inattendue. Elle ra-
conta que, après avoir passé la dernière moitié de l'hiver et la
première moitié du printemps en Angleterre, où l'avait appelée
la mort de son oncle, — lequel oncle lui avait laissé fort scrupu-
leusement la part d'héritage qu'il lui avait annoncée par avance,
— elle avait, à son retour, rencontré le marquis de Fossanges.
Celui-ci, non sans de nombreuses circonlocutions, avait amené
l'entretien sur Roberte et finalement sollicité la faveur d'une au-
dience plus intime.
— Oui, votre mari est venu me voir, ma chère amie, pour me
parler de vous. C'était me mettre dans l'embarras ; mais vous me
croirez sans peine si je vous affirme qu'il était encore plus gêné
que moi... Le pauvre homme vous adore; il ne peut se passer de
vous; et, au fond, il doute toujours. A la réflexion, la preuve... ou
l'épreuve qui lui avait paru si concluante, ne lui a plus semblé pé-
remptoire; et il s'accroche à ses doutes comme à des bouées de
sauvetage. Il ne peut pas croire, vous ayant vue si longtemps à
l'œuvre... et au feu, que vous ayez fini par succomber misérable-
ment devant les attaques d'un conscrit. La vraisemblance lui pai'aît
plus vraie que la vérité... Et c'est souvent ainsi, vous savez, quand
on a intérêt ou plaisir à admettre le ATaisemblable. Néaimîoins, il
n'aurait pas été fâché de me faire parler, de s'assurer, en tout cas,
que je ne savais rien de plus que lui. Comme vous pensez, je me
l'illusion nE florestan. 267
suis retranchée dans mes convictions passées, dans celles dont je
lui avais fait part et que votre aveu seul m'a ôtées. Mais alors, ne
s'est-il pas avisé de réclamer, avec instances, mon intervention !
« Voici ce que j'attends de vous, m'a-t-il dit, non pas tant en ma
faveur que dans l'intérêt de Roberte, qui fut votre amie. Je vou-
drais que vous allassiez vous assurer sur place qu'il n'y a rien de
choquant dans sa manière de vivre... Oh! je sais bien que je pour-
rais et que j'aurais déjà pu m'en assurer par moi-même. Mais j'ai
manqué et je manque encore de courage. Je vous en prie, faites
ce que je vous demande. Mettez-vous sur sa trace, rejoignez-la,
voyez-la, confcssez-la. Et, si tout peut se réparer... » Il n'acheva
même pas, ma chère amie, tant il était ému et malheureux... Eh
bien ! me voici. J'ai eu beau lui objecter que mon désir de ne plus
me mêler en rien de ce qui vous concerne devait lui paraître d'au-
tant plus légitime que je lui avais avoué à lui-même le genre d'in-
térêt dont votre conflit était empreint pour moi. Il ne m'entendait
pas. Il vous savait dans le Midi et, ayant appris de ma bouche même
que je m'apprêtais à aller passer l'été dans une villa des bords du
lac de Côme, chez des amis d'Angleterre, il avait pris à tâche de me
démontrer que mon devoir était de faire un détour et d'accepter
l'ambassade. Arrivée hier au soir, je partirai demain matin pour le
nord de l'Italie, d'où j'écrirai à votre mari... Je ne me suis engagée
à rien qu'à vous voir et à transmettre votre réponse, telle quelle...
Parlez.
— Que vous dirai-je? articula lentement Roberte. Le mal est
fait.
— Mais dure-t-il encore? Je crois que toute la question est là,
et que M. de Fossanges ne reviendra pas autrement sur le passé.
Si je puis lui mander que vous êtes seule ici, j'ai la conviction qu'il
\iendra vous y chercher. Vous vous entendrez alors ensemble, et
d'autant plus facilement qu'il n'y aura pas grand'chose à dire.
— Que ne vous a-t-il aimée? murmura Roberte en rêvant.
— Qui? Votre mari?.. Il a essayé, le pauvre homme! mais sans
grand succès.
— Eh ! non, c'est de M. de La Garderie que je parle.
— Oh! ma chère, qu'il soit bien admis entre nous que je ne
suis plus, plus du tout en cause, si j'y fus jamais. Mon petit roman
est mort-né, et je ne me sens aucune envie de le faire revivre.,.
Parlons de vous, de vous seule, s'il vous plaît.
— Eh! de moi que voulez-vous savoir? Si je me suis donnée à
M. de La Garderie? Vous le savez... Si cela dure encore? Oui; et
c'est mon excuse. Rappelez-vous que vous m'avez vous-même in-
diqué la voie où je suis entrée.
268 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ail! pardon, Robertc! Je n'ai pas pu vous conseiller d'y per-
sister, non plus que de vous y engager. Je vous ai dit simplement
que la seule excuse, en pareil cas, c'est l'amour... Mais ce n'est pas
une raison, parce qu'on a bi-onché, de tomber tout à fait, ni parce
qu'on a mis un pied dans l'ornière, d'y mettre l'autre pied.
— C'est cependant fatal. Tout vous pousse : je ne sais quel be-
soin de logique, d'abord; puis le mécontentement de soi-même,
qui se tourne en ardeur de mal faire ou de faire pis qu'on n'a fait ;
puis l'insultant scepticisme d'autrui, que l'on pressent et qui vous
décourage... enfin, la crainte de la solitude, de l'abandon, du vide...
Et pourtant, rien de tout. cela vaut-il, je vous le demande, l'ennui
sans nom... Tenez, je me suis trahie!
— Voilà donc où vous en êtes! murmura Mabel. Vous n'avez
pas même eu la compensation de goûter un instant votre faute !
— ?s'on. Et j'ai bien essayé, allez! Je me suis mis l'imagination
à la torture pour me forger, après un semblant d'excuse, un sem-
blant d'illusion. Rien!.. Si; au début de mon séjour ici, de notre
exode méridional, j'ai eu quelques \isions de faux bonheur et quel-
ques hallucinations de tendresse. Mais combien de temps cela a-t-il
duré! Et ensuite, quels efforts! quelles comédies! quelles pénibles
et lamentables parodies, plutôt!
— Quoi! pas du tout d'amour?
— Eh! ma chère, croyez-vous que l'on s'miprovise amante,
comme on s'improvise amateur d'art? Croyez-vous que, après avoir
dédaigné, pendant des années, les sentimens tendres comme bour-
geois et ridicules, on puisse en faire tout à coup la grande affaire
de sa vie ? Si nous étions capables d'aimer, est-ce que nous n'ai-
merions pas nos maris?., du moins quand ils sont aimables, ce qui
se voit encore par-ci par-là. Non, non, la vérité est que, entre une
mondaine et une poupée articulée, il n'y a de différence que dans
le mécanisme, un peu plus ou un peu moins compliqué; des
rouages : pas de cœur, pas d'âme !
— Mais alors, alors?..
— Vous ne comprenez pas pourquoi ni comment une femme de
ma sorte peut succomber?
— Je l'avoue.
— C'est un peu affaire de perversité, mais surtout de distrac-
tion... Oui, de distraction! A force de s'exposer au danger, sous
prétexte qu'on sait se garder, on se laisse surprendre... Ah! vous
êtes bien vengée, ma chère amie!
— Je le vois, et je n'ai pas envie de m'en réjouir, je vous as-
sure... Mais qu'allez- vous devenir?
— Je n'en sais rien... \h! ma chère Mabel!..
l'illusion de florestan. 26f^
^jme Jq Fossangcs sanglotait nerveusement. Son amie lui prit
les mains.
— Voyons, Robcrte, puisqu'il y a un remède... Oh! je sais bien
qu'il est assez délicat pour moi de vous le conseiller. D'abord,,
votre mari pourra me demander des renseignemens précis... Et
puis, j'aurai l'air, ou de chercher à hériter de votre part dans l'af-
fection de M. de La Garderie, ce qui ne sera guère honorable, ou
de poursuivre, dans le spectacle de son abandon, la vengeance de
ses dédains...
• — Eh î qu'importe cela ! interrompit la marquise en souriant à
travers ses larmes. Il vous croit pauvre... et peut-être intéressée :
vous aurez le beau rôle, soit que vous le consoliez, soit que vous-
le dédaigniez à votre tour... 0 Mabel, si vous vouliez !.. si j'osais!..
Elle avait joint les mains avec une grâce enfantine et s'était laissée
glisser aux genoux de son amie.
— Non, non, fit celle-ci de son air doux et décidé, je ne puis
ni ne veux intervenir une fois de plus dans vos... débats avec-
M. de La Garderie, .le suis venue ici pour le compte de votre mari...
Peut-être, au fond, n'étais-je point fâchée de voir où vous en étiez :
il faut être franche. 3Iais mon but véritable était bien de vous
informer des dispositions de M. de Fossanges et de lui transmettre
le résultat de ma visite, c'est-à-dire vos décisions. Aussi, tout ce
que je puis faire, c'est de vous laisser le soin de lui répondre vous-
même. Ecrivez-lui, ou appelez-le, ou allez le rejoindre. Pourvu que
je puisse m'en laveries mains... Cela vous regarde. Et vous vous
en tirerez très bien sans moi. Le terrain est des plus favorables...
Sans compter que, comme disent les bons campagnards, il n'y a
rien d'écrit!
— Et M. de La Garderie? Que lui dire et que faire de lui?..
— Tout de bon, vous n'espérez pas que je m'en charge?
— Vous voyez bien pourtant que, faute d'une personne qui s'in-
terpose, je ne pourrai le séparer de moi, puisque je ne dois pas
prendre l'initiative de la séparation... Et, à supposer que je le
puisse, comment accueillerait-il mes revendications de liberté?
— La meilleure des revendications, en pareil cas, est celle qui
consiste à prendre la clé des champs.
— Vous me le conseillez ?
— Ah! non, non, non!.. Je ne conseille plus rien.
— Mais, si je le fais, qui lui fera comprendre?..
— Gh! il comprendra bien tout seul, le pauvre garron !
— Enfin, vous ne voulez pas rester?
— Je pars demain.
— Sans me revoir?.. Donnez-moi, au moins, jusqu'à a])rès-
270 REVUE DES DEUX MONDES.
demain. Donnez-moi le temps de m 'arrêter à un parti. Il faut bien
que vous sachiez...
Après s'être fait longuement prier, Mabel accepta de prolonger
son séjour de vingt-quatre heures et finit par promettre à son amie
de venir dîner avec elle le lendemain, en tête-à-tète.
^I'"" de Fossanges passa le reste de sa journée à réfléchir. Flo-
restan, devant la voir dans la soirée, ne parut pas de l'après-midi.
Et quand, à neuf heures du soir, elle monta dans la voiture de
louage qui la conduisait habituellement aux rendez-vous, elle avait
pris une résolution : cela se voyait à son air, à sa démarche, à la
façon brusque et cavalière dont elle escalada le haut marchepied du
landau de remise qui l'attendait.
Les jardins des villas, sous un ciel endiamanté, exhalaient, dans
l'atmosphère calme, mais fraîchissante, des parfums tantôt doux
comme des souffles de vierges endormies, tantôt violons et las-
cifs comme des aromates de sérail. C'était une nuit faite pour
l'amour ou pour le rêve...
11 parut à Roberte que Florestan n'avait pas opté pour le rêve.
En elïet, quand, ayant laissé sa voiture à quelque distance de cer-
taine petite villa tout enguirlandée de feuillage et de fleurs, qui
domine un faubourg de la \ille, la jeune femme se trouva, dès le
seuil de l'habitation, en présence de celui qui s'apprêtait à l'y
recevoir, elle se sentit tout de suite assaillie et enveloppée par les
démonstrations de la plus juvénile et de la plus ardente tendresse.
— Franchement morose, pour la première fois peut-être depuis
ce qu'elle appelait son exode méridional, elle répondit à peine et
très mal à ce déploiement d'e càlinerie. Et elle s'empressa de pé-
nétrer à l'intérieur de la villa, jetant sa légère mantille à une ser-
vante indigène qui venait d'accourir.
Ce n'était pas un palais, certes ! cette villa. Mais combien supé-
rieure au triste et sacramentel rez-de-chaussée dont M. Le Har-
douin avait fait entrevoir à son neveu la L^analité navrante ! Par-
tout des fleurs pâmées répandaient leurs senteurs amollissantes, et
partout la tiède brise du soir, sélevant de la mer vers les hauteurs,
apportait ses réconfortantes caresses à travers les fins treillages qui
interdisaient aux moustiques l'accès des fenêtres ouvertes. Le mo-
bilier était frais et simple comme celui d'un nid bourgeois, revisé
par un homme de goût : ni faux luxe ni mesquinerie.
— Non, pasde lumière, je vous prie, — ditRoberte, en s'asseyant
près d'une fenêtre d'où sa vue pouvait s'étendre jusqu'à la mer
lointaine. — Je suis lasse. L'obscurité me repose.
— Quelque contrariété? demanda Florestan avec cette résigna-
tion inquiète qui lui devenait peu à peu familière.
l'illusion de florêstan. 271
— Non... Mais devinez un peu de qui j'ai reçu tanlùl la visite...
Mabel !
— Encore elle!.. Tant pis! Sa venue équivaut pour moi à un
mauvais présage.
— Pourquoi cette animosité?
— - Que vient-elle faire?
— Elle passe, simplement. Elle se rend sur les boi'ds du lac de
Côme et revient d'Angleterre... A propos, saviez- vous qu'elle fût
presque riche, aussi riche que vous?
— Non. Vous m'avez dit vous-même le contraire... Mais en quoi
cela m"importe-t-il?
— Je croyais, e1 je ne sais vraiment pas où j*a\ais pris cette
idée, qu'elle vivait, depuis son veuvage, des médiocres largesses
de sa famille. Or, il paraît qu'un des frères de son père avait très
convenablement pourvu à ses besoins bien avant de mourir et
qu'il vient, en mourant, de compléter son œuvre.
— Tant mieux pour elle ! Mais, encore une fois, qu'est-ce que
vous voulez que cela me fasse î
— Cela pourrait vous donner des regrets.
Le jeune homme s'éloigna de Roberte avec un mouvemenl d'hu-
meur.
— Vous savez aussi bien que moi que la fortune de M""* Tniey-
rard ne peut pas m'être moins indifférente que sa personne.
— C'est pourtant une femme séduisante que Mabel !
— Si c'est pour me parler d'elle que vous êtes veriue ! . . Voyons,
Roberte, avouez que, ce soir, vous ne m'aimez guère?
— Là! vous voilà tout hérissé... Avec vous, il faudrait toujours
être au diapason de l'amour aigu. N'ya-t-il point de rémission dans
cette fièvre ni d'apaisement entre les crises? Et ne peut-on causer
pendant les entractes?.. Prenez donc votre parti, mon cher, d'être
aimé selon la nature ou même le caprice de la femme qui vous aime.
C'est déjà fort joli, croyez-moi, d'être aimé,., surtout par les
femmes qui n'ont pas de vocation générale pour cette fonction.
— Vous m'avez gâté quelque temps... Mais je redeviendrai rai-
sonnable, soyez tranquille.
— Vous êtes fâché ?
— Non. Je suis triste, parce que je constate que toute persomie
dont le passage vous apporte un écho de votre ancienne existence
vous laisse un regret... Vous vous ennuyez; et moi, je ne songe
qu'à vous adorer. Ce n'est pas gai, ce contraste.
— Ah çà! vous m'aimez donc toujours autant? Après des se-
maines et des mois d'une intimité presque quotidienne, vous en
êtes encore à vous affliger pour un mot?., pour un peu de tié-
dcnr, ou de paresse, Ofi d'irritabilité?
'272 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui.
— Qui donc a prétendu que l'amour des hommes commence en
fringale et finit en indigestion?
— Quelqu'un, sans doute, qui n'avait pas connu cette vie déli-
cieuse qu'une femme comme vous, rien ((n'en se laissant aimer,
peut faire à l'homme qui l'aime... D'où me seraient venus la las-
situde et l'ennui? Nous n'avons rien mis en commun que ce qui
est le charme et la poésie de l'amour. Nous vivons l'un près de
l'autre sans être esclaves l'un de l'autre, sans assister jamais à ces
détails vulgaires qui préparent... et réparent les apothéoses du plai-
sir. Notre amour n'entre en scène que quand le décor est posé et
sans même traverser les coulisses... On devrait pouvoir s'aimer
ainsi toute la vie... Mais il paraît que vous en jugez autrement, à
cette heure, quoique vous fissiez naguère grand fonds sur ce genre
d'existence... Eh bien! Roberte, que vous dirai-je? Je ne puis que
vous répéter...
— Que je suis libre? interrompit la jeune femme. Non. Je ne le
serais vraiment que si vous aspiriez à l'être.
— Vous ne me demandez pas, je pense, de vous faire ce men-
songe?
— Non, non, mon cher ami.
— Alors, que me demandez-vous?
— Rien... J'ai des scrupules quand je vous vois si épris, si con-
stant et si dévotieux. Je vous interroge pour V'ous éprouver... et, au
besoin, pour vous aider à vous affranchir d'un culte qui pourrait
devenir une superstition... A part cela, je n'ai rien à vous de-
mander.
— Moi, je vais vous demander ([uelque chose, Roberte.
Il se rapprocha ; et, s'accoudant au dossier du fauteuil où sa maî-
tresse semblait rêver les yeux ouverts en regardant, tantôt le ciel
constellé, tantôt le sombre entassement des maisons du faubourg,
étagées, au-dessous d'elle, sur la croupe de la montagne :
— Quand vous serez sûre, reprit-il, bien siire de ne plus m'aimer
que par charité, vous me le direz, n'est-ce pas?.. Dites-le-moi
donc tout de suite... Car l'heure est venue, je crois.
Il y avait tant d'amour et tant d'angoisse dans le tremblement de
sa v^oix, que Roberte l'attira doucement à ses pieds et lui murmura
tout près de l'oreille :
— C'est vous qui m'avez fait la charité on m"aimant. Je ne le
méritais pas... 3Iais je vous en serai toujours reconnaissante. Ne
m'aimez plus autant, mais ne me détestez ni ne m'oubliez ja-
mais.
— Vous voyez bien que vous voudriez me quitter et que vous le
ferez un jour ou l'autre, un jour prochain peut-être!
s
l'iilusion de florestan. '273
Il la tenait étroitement enlacée et, de sa bouche, cherchait une
bouche qui se dérobait. — Il se releva, blessé.
— C'est fini, dit-il avec amertume, je le sens. Vos lèvres fuient
les miennes, et vous avez peur de mon baiser.
— Si j'en ai peur, c'est qu'il n'a rien perdu de sa puissance,
grand enfant !
— Alors, pourquoi vous y soustraire?
— Parce que... parce que, ce soir, je vous l'ai dit. je suis d'hu-
meur chagrine... Tenez, je vais vous laisser. Il n'y a pas moyen
que nous nous entendions pour le quart d'heure. Nous ne sommes
pas à l'unisson... C'est un accident assez vulgaire, du reste. Alais, en
pai'eil cas, il vaut mieux remettre au lendemain l'amonr et la con-
versation.
— Roberte ! ne me quittez pas ainsi. Je m'imaginerais... Ou bien
dites-moi que vous m'aimez encore.
— Eh! oui, je vous aime... Mais faisons le sacrifice de cette sol-
l'ée, croyez-moi.
— Pourtant, qu'irez-vous faire, seule, chez vous, dans votre mai-
son vide?.. Voyez comme ici tout vous engage à ivster. 11 est on-
core si tôt !.. Reste, je t'en prie !
Elle s'était levée, et il l'avait reprise dans ses bras, où il la dorlo-
tait d'un mouvement berceur. Mais elle cherchait à se dégager.
Elle le fit d'abord avec précaution, avec douceur, puis avec une cer-
taine brusquerie. Et, quand, une fois encore, le jeune homme s'et-
força de mettre un baiser sur sa bouche, elle se recula avec une
espèce de colère, qui pouvait ressembler à de l'horreur ou à du
dégoût.
— Me haïssez-vous donc, à présent? s'écria Florestan tout in-
terdit.
— Mais c'est que vous êtes fou, aussi, de vouloir... Demain,
tenez, je vous dirai... Oui, demain, venez dîner chez moi... Venez
à six heures. Et maintenant, bonsoir! A demain!.. Je vais regagner
la voiture. Ne m'accompagnez pas... je préfère que vous ne m'ac-
compagniez pas.
— Allez! vous ne m'aimez plus!
Non, elle ne l'aimait plus, après l'avoir aimé infiniment peu...
Et elle avait été sur le point de le haïr, au lieu de se contenter de
le dédaigner ainsi que son mari, — parce que, bien plus que
celui-ci, il avait pesé, sans le vouloir, sur son indépendance, et
qu'il avait failli, en outre, la jeter définitivement hors du monde,
hors de ce monde à qui elle tenait par toutes les fibres de son petit
être baroque, artificiel et détraqué.
TOME xciv. — 1889. 18
27i REVUE DE? DEUX MONDE?.
Lorsque le yicomte de La Garderie, morne et oppressé, aborda,
le lendemain soir, vers six heures et demie, l'enclos des lamiers-
noscs, une chose le frappa tout de suite : c'est que les portes
étaient grandes ouvertes, contrairement à l'habitude ; que de nom-
breux traits de roues sillonnaient les allées, et que la maison avait
un air sens dessus dessous qui évoquait des idées de départ, sinon
de déménagement précipité.
11 était préparé à tout, venant à ce rendez-vous comme à une
convocation funèbre. Néanmoins, il sentit que son cœur se serrait
encore ; et il éprouva le besoin de s'arrêter avant de franchir la
grille, pour reprendre haleine ou donner du répit à son inquié-
tude. Et il se retourna vers la route.
Les cimes lointaines des hautes montagnes se découpaient en
dentelures rousses ou violacées sur l'azur intense d'un ciel écla-
tant. Pas une nuée, pas un souffle d'air pour troubler la sérénité
lourde de cette atmosphère surchauffée. C'était un paysage d'une
splendeur accablante et lugul)re, tout empreint de l'inexprimable
tristesse de cette anomalie grandiose, si mystérieuse et presque
terrifiante, qu'ont certains horizons méridionaux : la lumière sans
la vie. Tout était encore éclairé avec une magnificence brutale et
crue ; rien ne semblait palpiter sous cette pluie continue de rayons
métalhques. — Le jeune homme, n'ayant pas trouvé dans la con-
templation du paysage les impressions calmantes ni les ressouve-
nirs heureux qu'il en avait espérés, fit une nouvelle volte-face et
s'achemina du côté de la maison.
Ce fut le domestique ordinaire qui l'introduisit. — Une fois dans
le salon, il se sentit encore mieux conquis et confisqué par le regret
de ce qu'il allait perdi'e. Outre le lien poétique d'une passion vraie,
mille attaches secrètes lui rappelaient son servage : l'occulte pouvoir
d'un plaisir déjà passé à l'état d'habitude sans qu'il y eût encore
eu de dépréciation par l'accoutumance ; l'épanouissement de l'or-
gueil; la satisfaction du bon goût ; la tranquilUté dans la passion,
et tant d'autres avantages dont il avait profité avec plus ou moins
d'inconscience jusqu'à ce moment, où la certitude d'en être pro-
chainement privé lui en rendait la douceur plus sensible et plus
distincte.
Dès qu'il entendit un pas de femme derrière la porte du salon,
il se leva pour mieux assurer d'avance son attitude en face de Ro-
berte. — Ce fut^Iabel qui parut.
Le front du jeune homme se plissa sons l'empire d'un méconten-
tement trop visible, mais fort excusable, après tout. L'amie de Ro-
berte, en effet, qui n'avait pas été précisément un trait d'union
entre les amans, ne semblait guère qualifiée pour présider à leur
L ILLUSION DE FLORESTAX. 2/0
mptiiro, ni même aux préliminaires de leur séparation. — Mais il
faut dire que la baronne Gueynird n'avait pas I"air plus enchanté
que déraison, et qu'il n'y avait pas trace d'iiypocrisie maligne ou
l'ancunièi'e dans le ton qu'elle prit pour s'innocenter.
— G'ost un véritable guet-apens, monsieur, qui nous met en pré-
sence. Et en voici la preuve, la preuve écrite et signée par l'auteur
responsable...
— Roberte est déjà partie! interrompit en balbutiant le jeune
homme, à demi suffoqué par une indignation douloureuse. Partir
ainsi ! Me traiter de la sorte, moi qui...
-^ Oui, vous qui l'aimiez avenglément, on peut le dire... Oh] je
ne songe point à triompher au sujet de celte banqueroute, dont la
fonue seule était imprévue pour moi. Je suis venue ce soir, très
innocemment, très tranquillement, sur la foi d'une invitation à
dîiier et sur la promesse d'un téte-à-tète... que je ne croyais pas
devoir être celui-ci. Me ferez-vous l'honneur de ne suspecter, cette
fois, ni mes paroles ni mes intentions ?
Florestan, sans prendre la lettre que lui tendait Mabel, répliqua
d'une voix étouffée :
— Hélas! madame, le départ de votre amie me retire le droit
(le soupçonner qui que ce soit de m'avoir desser\i auprès d'elle :
par cet abandon cruel, brutal, elle me donne la mesure de ses
véi-itables sentimens et me révèle l'étendue de mon illusion...
Puis, la parole coupée par l'émotion, il s'assit en détournant la
tête pour cacher, tant bien que mal, la profondeur de son trouble.
Mabel, apitoyée, s'approcha de lui.
— Oui, ce fut une illusion, dit-elle. Mais comment avez-vous pu
vous y livrer tout entier? Conunent croire qu'une femme si atta-
chée au monde soit capable de se confiner dans une passion qui
l'en arrache et menace de l'en séparer pour jamais? Comment
croire qu'elle ait la vertu du sacrifice, quand elle n'a eu, quelque
temps, le respec du devoir que par habitude du décorum?.. Com-
ment croire même qu'elle ait la faculté d'aimer?
— Je n'ai achevé de le croire pourtant, répliqua lentement le
jeune homme, qu'après avoir reçu d'elle le gage suprême... Mais
permettez-moi de jeter les yeux sur cette lettre...
Il parcourut du regard l'épître où M™^ deFossanges, rappelant à
son amie la nécessité d'une prompte décision, se déclarait sans
courage pour affronter les larmes ou la violence d'une scène de
rupture.
— Pas l'ombre de sensibilité vraie, murmura Florestan, qui se
leva et rendit la lettre à Mabel. Elle est partie en hâte, fuyant l'en-
nui des explications bien plus que le déchirement des adieux. Et
276 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est sur vous qu'elle s'est reposée du soin de ni'éveiller en dissi-
pant les derniers restes de mon pauvre songe!.. Sur vous !
— Mon Dieu, oui, vous voyez... Elle a laissé ses gens derrière
elle, sauf sa femme de chambre, et moi en face de vous comme
truchement... ou comme tampon. Et elle a disparu, regagnant
Paris, sa maison, le décor de sa vie d'autrefois, son ancien cortège...
et son mari, cet accessoire utile ou consacré par la tradition. C'est
très édifiant !
^ Et elle s'est sans doute imaginé, la pauvre femme ! que vous
m'aideriez à me consoler!.. Machination absurde et perverse!.. Ah!
madame, je vous demande pardon pour elle... et pour moi.
— Pour vous?
— Oui. Je ne vous ai point écoutée jadis; j'ai méconnu la
sagesse de vos avis... et peut-être la droiture de votre caractère. Je
nie suis lourdement trompé, et je m'en accuse.
Sans acception de personnes, vous avez pris le faux culte pour
le vrai, c'est certain. Mais, si vous abjurez, tout est bien.
— Malheureusement, pour abjurer, il me faudrait une nouvelle
religion. Et...
Il s'interrompit en secouant la tête.
— C'est juste, dit Mabel. Vous devez craindre de ne rencontrer
qu'une nouvelle illusion...
— Je craindrais surtout, triste néophyte, de faire trop peu d'hon-
neur à mon nouveau culte. Je resterai donc provisoirement sans
croyance.
Après un court silence, et comme à regret, la jeune femme
hocha la tête en signe d'approbation, puis prononça :
— Peut-être, en effet, n'y a-t-il pas de meilleur parti ni de plus
digne. Et, si c'est un malheur, ce n'est point un crime, après tout,
de vivre sans foi...
Florestan, quoiqu'il eût encore des pleurs dans la voix, ne put se
retenir d'achever cette phrase incomplète.
— Pourvu, dit-il, que ce soit avec le désir d'en retrouxer une,
n'est-ce pas?
— Voilà pourtant, conclut Mabel avec un sourire, à quoi vous a
réduit l'absurde et perverse combinaison imaginée par Roberte :
vous madrigalisez les larmes aux yeux !
Henry Rabusson.
LA FRANCE, L'ITALIE
ET
LA TRIPLE ALLL\NCE
La situaliou de l'Europe est peu rassurante; pour être devenu
banal, cela n'en demeure pas moins vrai. Les splendeurs éphé-
mères du Champ de Mars ne nous doivent pas faire illusion. Pen-
dant que les sept ou huit cents jurés de l'Exposition s'apprêtent à
décerner aux concurrens de toute nationalité le prix des luttes de
l'art et de l'industrie, les peuples en armes continuent leur faction.
Du Niémen aux Alpes et des Carpathes aux Vosges, les sentinelles
aux aguets prêtent l'oreille. Qu'ont à faire les Alpes dans cette veil-
lée des armes? Les Vosges ont leur blessure ; des deux côtés des
Vosges se tendent des mains qui ont été séparées et qui voudraient
se rejoindre. Je ne vois rien de semblable sur les Alpes de la Sa-
voie ou du Dauphiné ; par-dessus leurs têtes blanches, l'on n'entend
aucun appel d'un versant à l'autre. Pourquoi leurs gorges se hé-
rissent-elles de forts d'arrêt; pourquoi les chasseurs alpins s'exer-
cent-ils à escalader leurs sommets ?
Entre la France et l'Allemagne, il y a Sedan et les souffrances
de r Alsace-Lorraine. Entre l'Allemagne ou l'Autriche et la Russie,
entre le germanisme et le slavisme, il y a des antipathies natio-
nales, des rivalités de races. Qu'y a-t-il entre la France et l'Ita-
lie? Entre elles, je ne vois pas de sang, — ou, s'il y a du sang,
c'est du sang versé en commun, qui cimente, et non qui sépare.
Entre elles, je ne vois ni haines de races, ni antagonisme de reli-
gions, ni conflit de civilisations. De toutes les nations de TEuropo,
ce sont les deux plus voisines par le génie, par les mœurs, par les
278 REVUE DES DEUX MONDES.
traditions. Elles peuvent en venir aux mains, — l'histoire a déjà
vu des fratricides, — elles n'en seront pas moins sœurs. Qu'y a-t-il
donc entre elles? D'où ce courant de méfiance qui les envahit peu
à peu ? Hélas ! il y a ce qu'il est le plus diffidle peut-être d'écarter,
parce que rien de plus malaisé à saisir : des préventions, des ma-
lentendus, des susceptibilités, des afïections déçues, des sentimens
froissés.
I.
Entre la France et l'Italie, il } a, d'abord, l'amour-propre natio-
nal. C'est là, en réalité, le point de départ de leurs divisions; de là
est venue leur mésintelligence. La légèreté française a blessé la
juste fierté italienne; tort grave, car l'amour-propre national est ce
qu'il y a de plus sensible chez un peuple, et aussi, ce qu'il y a de
plus respectable. Pour les patriotes, il s'identifie avec le patriotisme
et l'honneur du pays natal. La faute de la France, faute involon-
taire, souvent même inconsciente, a été de froisser l'orgueil pénin-
sulaire. Alors même que la France la traitait en sœur, l'Italie se
trouvait traitée en cadette. Le rôle d'ainé est parfois délicat; nulle
part plus que de peuple à peuple. Un député lombard qui n'est
pas le premier venu, M. Bonfadini, en a fait l'aveu : à la racine de
tous les griefs de l'Italie contre nous est la vanité û'ançaise trop peu
soucieuse de la dignité d'autrui(l). Les questions d'amour-propre
tiennent autant de place dans la vie des nations que dans celle des
indi\idus. On l'oublie trop dans nos chambres ou dans nos bu-
reaux de rédaction. Gela est surtout vrai d'un pays neuf comme l'Ita-
lie ; d'un pays qui, en dépit de toutes ses gloires et de sa noblesse
de vingt siècles, est, comme état, un parvenu. Il est d'autant plus
susceptible, il tient d'autant plus aux égai'ds qu'il a été plus long-
temps foulé aux pieds. Si l'Italie a tout sacrifié à l'unité, n'est-ce
pas pour avoir le droit de marcher la tête haute parmi les nations ?
Sous ce rapport, la presse française a fait beaucoup de mal à la
France, d'autant que les Italiens, comme la plupart des étrangers,
ne lisent guère que les plus frivoles de nos journaux, ceux qui,
pour un bon mot, nous aliéneraient le meilleur de nos amis. La
presse italienne n'est pas demeurée en reste avec les feuilles du
boulevard. Les polémiques de journaux ont pris un ton d'aigreur
peu fait pour faciliter les relations des cabinets. La presse des deux
pays a trop souvent ressemblé à deux roquets qui, du liant des
cols des xVlpes, aboieraient de loin l'un contre l'autre. Si le per-
(t) Bonfadini, la France et l'Italie en ISS8.
LA IRII'LE ALLIANCE. 279
siflage des feuilles françaises a parfois été insupportable de suffi-
sance et de fatuité, les insinuations des gazettes italiennes ont été
plus perfides; la défiante imagination de quelques-unes s'est dis-
tinguée par l'énoimité de ses accusations. A certaines heures, on
aurait pu croire qu'il y avait contre nous, dans la péninsule, une
campagne de presse, dirigée de Berlin, comme si le trop-plein du
« fond des reptiles » s'était déversé par-dessus les Alpes. J'ai
rencontré, dans des gazettes réputées sérieuses, les inventions les
plus bizarrement odieuses. Ainsi, à la suite d'une collision entre
un bateau français et un bateau italien, un journal de ton modéré,
// Tempo, de Venise, racontait, en septembre 1888, que les capi-
taines français avalent reçu, de leur gouvernement, des ordres
secrets pour couler par surprise les vapeurs italiens qui pouvaient
senir de transports militaires. Autre exemple : combien de jour-
naux de diverses provinces ont annoncé que les cuirassés ou les
torpillem-s français devaient fondre à l'improviste, sans déclara-
tion de guerre, sur les ports ou les arsenaux de l'Italie?
Autre exemple encore. On sait combien il y a d'ouvriers italiens
en France. Ils doivent s'y trouver bien, car ils y affluent en masses
compactes. Ils s'y sont piesque emparés de certains métiers. L'Ita-
lien du nord, le Piémontais, comme on dit chez nous, est le Chinois
de l'Europe. Il a une capacité de travail, une sobriété, une régula-
rité que nos ouvriers ont trop souvent perdue. C'est le terrassier
piémontais qui a construit presque tous nos nouveaux chemins de
1er. Une bonne part des milliards du plan Freycinet est passée
dans sa large ceinture. Sans lui, ce plan, de ruineuse mémoire,
fût demeuré inexécuté. En apportant leurs bras à la France, ces
Italiens lui apportaient du travail à bon marché. Le gouvernement,
les chefs d'industrie devaient s'en féliciter; l'ouvrier français,
non. Pour lui, ces étrangers ne sont que des concurrens qui
"siennent lui enlever son travail et faire baisser son salaire. Comment
s'étonner que, sur les chantiers où ils se rencontrent, il y ait des
rixes entre les travailleurs des deux nationalités? Des Français ou
des Allemands viendraient par escouades disputer les constructions
de Piome aux maçons italiens, qu'ils risqueraient fort d'être accueillis
à coups de stylet. Or, ces querelles inévitables entre ouvriers indi-
gènes et-ouvriers étrangers, certaine presse italienne s'est plu à les
représenter comme un complot organisé. On a dénoncé la « chasse à
l'Italien » et la « barbarie française, » comme s'il y avait là autre chose
qu'une de ces questions de concurrence et de salaire sur lesquelles
les peuples entendent difficilement raison. Le fait mérite d'autant
plus d'être signalé, que les ouvriers italiens s'obstinant, malgré
les conseils de leurs journaux, à venir chercher leur vie sur cette
sauvage terre de France, les conflits d'ouvriers ne peuvent manquer
280 REVUE DES DEUX MOjSDES.
de se reproduire périodiquement. Française ou italienne, bien cou-
pable la presse qui les exciterait ou les grossirait!
Il faut bien le dire, du reste, au lieu de rapprocher les peuples
en les aidant à se comprendre, la presse quotidienne semble trop
souvent travailler à les séparer et à les irriter les uns contre les
autres. Elle envenime les querelles, elle dénature les incidens, elle
stimule les rivalités, elle pique les amours-propres. Elle est à
l'affût des questions à soulever et se plaît à en rendre la solution
malaisée. Si l'Europe est toujours sur le qui-vive, la faute en est,
pour une bonne part, à la presse et à son auxiliaire, le télégraphe.
Nulle part, cela n'est plus sensible que dans les relations de la France
et de l'Italie.
Une chose rendait les froissemens entre les deux pays plus
faciles et plus douloureux, précisément ce qui semblait le gage de
leur amitié : les services rendus par l'un à l'autre. Il n'est pas be-
soin d'être grand psychologue pour savoir que la reconnaissance
est un fardeau incommode. Elle pèse encore plus aux peuples
qu'aux individus. Le bienfaiteur n'a qu'un moyen de se faire par-
donner ses bienfaits, c'est de les oublier. La France s'est trop
souvenue de Magenta et de Solfcrino, et, qui pis est, elle a trop
souvent fait mine de s'en repentir. Le rôle de sauveur est de ceux
qui demandent le plus de tact ; voyez-le au théâtre : n'y réussit
pas qui veut. Il ne faut pas imiter ce personnage de comédie qui
ne manque aucune occasion de rappeler que c'est à lui que son com-
pagnon de voyage doit la vie. Puis, sans prétendre que la morale
n'a rien à démêler avec la politique, on ne saurait appliquer aux
nations les mêmes règles qu'aux individus. Un homme peut se sa-
crifier à autrui; un peuple, non. Si vilaine chose que soit l'ingra-
titude, les peuples ont parfois le droit d'être ou de paraître in-
grats. On pourrait dire que, pour eux, l'égoïsme est le premier des
devoirs. C'est celui qu'ils pratiquent le plus facilement ; le mal est
que leur égoïsme est souvent mal entendu.
Il y avait à peine quelques mois que les armes russes avaient
jeté la Hongrie aux pieds des Habsbourg, lorsque le prince Schwar-
zenberg annonçait que l'Autriche étonnerait le monde par son ingra-
titude. « De tous les rois de Pologne, disait l'empereur Nicolas, au
palais Lazienki, les deux plus foiis, c'est Sobieski et moi, qui avons
tous deux sauvé l'Autriche. » Le souvenir de Sobieski n'avait pas
empêché Marie-Thérèse de signer le partage de la Pologne ; il est
vrai qu'elle n'avait signé qu'en pleurant. Les Bulgares, émancipés
par les Russes, n'ont pas attendu dix ans pour s'afïranchir de la
tutelle de leur grand frère du nord. Ils gardent, au-dessous des
saintes images, le portrait du tsar Ubérateur, et ils ferment l'oreille
aux conseils venus de Pétersbourg. La presse russe a beau répéter:
L.\ TRIPLE ALLIANCE. 281
Plevna! Plevna! Sophia persiste à en feire à sa tête. La Russie ne
recouvrera son ascendant sur la principauté que le jour où Péters-
bourg aura convaincu les Bulgares que leur autonomie n'a rien à re-
douter de la politique russe. C'est là une histoire de tous les temps.
Louis XIV, en 1672, reprochait déjà aux Hollandais leur ingrati-
tude, « quoiqu'il ne soit pas séant aux princes, plus qu'aux parti-
culiers de reprocher les bienfaits dont ils ont comblé leurs amis ou
leurs voisins (i). » Louis XIV avait raison, cela est malséant, et de
plus, c'est malavisé. Reprocher les services rendus, c'est le moyen
de les faire discuter.
Ainsi, certains Italiens, un petit nombre, je dois le dire, ont
découvert que l'Italie ne devait rien à la France. La péninsule avait-
elle une dette, c'était envers iSapoléon III ; les Bonaparte tombés,
l'Italie ne nous doit plus rien. Sa dette envers l'empire, elle l'a du
reste acquittée en élevant, à Milan, une statue à Napoléon III. Les
Italiens qui raisonnent ainsi ne font que répéter ce qu'a dit et écrit
plus d'un Français. Il est des patriotes, parmi nous, qui se sont ap-
pliqués à démontrer que l'alTranchissement de l'Italie avait été exclu-
sivement l'œuvre personnelle de Napoléon III. A les entendre, la
France n'y a participé que forcée et contrainte ; c'est malgré elle
qu'elle a été traînée à Solferino.
Par malheur, la campagne de 1859 n'est pas assez ancienne
pour qu'il n'en reste des témoins. Il n'est pas besoin d'être octo-
génaire pour avoir vu les ouvriers de Paris acclamer l'empereur par-
tant pour Magenta. A tort ou à raison, la guerre d'Italie a été la
plus populaire des guerres du second empire. C'est presque le
seul acte de Napoléon III auquel ait applaudi l'opposition. Qui en
doute n'a qu'à ieuilleter les collections des journaux libéraux ou
démocratiques. Le fait est constant; un vent de générosité, comme
il ne s'en lève guère que dans nos plaines gauloises, soufflait alors
sur la terre de France. Les Français étaient heureux d'aller à la déli-
vrance d'un peuple. Villafranca les contrista; ils eussent voulu
pousser jusqu'à l'Adriatique. Il leur en coûtait de laisser Venise
« aux Croates ; » ils pardonnaient mal à l'empereur de s'être arrêté
devant la menace d'une intervention de la Prusse. Il n'était que
temps cependant ; sans l'armistice conclu à la hâte par les deux
empereurs, la Prusse et l'Allemagne entraient en ligne pour leur
confédéré, et la France payait de l'Alsace l'affranchissement de
l'Italie.
Tels senties faits; lés reproches rétrospectifs, adressés à la poli-
tique impériale, n'y sauraient rien changer. La haine de l'empire
a beau faire répéter, à nombre de Français, que l'Italie ne nous
(1) Camille Rousset, Louvois, t. i, ch. v.
282 REVUE DES DEUX MONDES.
doit rien, les Italiens savent ce qu'ils en doivent penser. Les politi-
ques peuvent reléguer dans l'ombre les lointains souvenirs de 1859.
le peuple de la Lombardie et des Romagnes a la naémoiie plus
fraîche ; il sait que, sans les pantalons rouges, les habits blancs
pourraient encore monter la garde sur la place du Dôme de
Milan, et le drapeau jaune et noir flotter sur les portiques des
rues de Bologne. Le droit à l'ingratitude, les politiques les plus
dégagés ne l'ont jamais proclamé. Interrogez-les ; ils vous diront
que, si, en 1870, l'Italie n'a pas payé à la France la dette de 1859,
la faute en est à la légèreté du gouvernement français, au coup de
tête de 1870, à la rapidité et à l'imprévu des événemens.
Le fait est que, en 1869, alors que le choc de la France et de
l'Allemagne semblait inévitable, l'Italie nous a offert son alliance.
Le diplomate dont les études ont jeté le plus de clarté sur la politique
du second empire, M. Rotlian, a raconté l'échec de cette négocia-
tion (1). La France cherchait à conclure une alliance avec l'Italie et
r Autriche-Hongrie. Le cabinet de Florence ne refusait pas son con-
cours; il est vrai qu'il y mettait le prix. Les États, d'habitude, ne trai-
tent pas gratis; la France elle-mcme, avant dépasser les Alpes, avait
stipulé la cession de la Savoie et de Nice. Le gouvernement italien
demandait Rome ; l'opinion ne lui eût pas permis de se her à moins.
L'Autriche, la cathoUque Autriche ne s'en effarouchait point; elle
pressait la France « d'enlever à l'Italie cette épine de Rome. » Le gou-
vernement français ne sut pas s'y décider. Quelque intérêt qu'eût,
pour nous, à pareille heure, une aUiance franco-austro-italienne,
il y avait, on ne saurait le méconnaître, un obstacle à la condi-
tion qu'y mettait l'Italie. Ce n'étaient pas seulement les influences
féminines qui s'employaient aux Tuileries pour le Vatican ; c'était une
chose qui, de tout temps, acompte en France : l'honneur. La France
ne pouvait éternellement demeureren faction au château Saint-Ange;
le jamais de M. Rouher au corps législatif avait été le mot d'un
avocat plaidant pour un client en vue d'un succès d'audience ; un
homme d'Etat sait que jamais et toujours n'appartiennent pas
à la langue politique. La France ne pouvait prolonger longtemps
l'occupation de Rome ; mais il lui était difficile. Pie IX vivant, de
paraître trafiquer d'un vieillard désarmé, qu'elle-même avait rétabli
sur son trône temporel. Donc la triple alliance rêvée par M. de
Beust échoua, par le refus de la France, et non de l'Italie. Elle
échoua, pour le malheur de l'Europe et le malheur de la papauté, em-
prisonnée dans son ISori possumiis; car, en cédant à Rome la place
aux Italiens, la France eût pu obtenir au saint-siège, ce qui manque
aujourd'hui aux guarentigie italiennes, une garantie internationale.
(1) G. Rothan, Souvenirs diplomatiqKes : l'Allemasjne et l'Italie.
f
LA TRIl'Li: ALLIANCE. 283
Les négociations qu'elle avait rompues par scrupule en 1869, la
France en sollicita la reprise en 1870, à la veille et au lendemain
des premières batailles. Il était trop tard; ni l'Italie ni l'Autriche
n'étaient prêtes. Puis, la France était trop mal engagée; Wœrth et
Spickeren avaient refroidi nos amis. Les défaites ne nouent pas les
alliances. On n'entre pas en campagne pour un vaincu. Un instant,
Victor-Emmanuel, en re galant uoiJio, songea à marcher; ses mi-
nistres, Lanza et Sella, étaient là pour le retenir. M. Thiers ne
réussit pas mieiri que le prince Napoléon. « Parce que la France
sest jetée par la fenêtre, disait M. Visconti-Yenosta, ce n'est pas
une raison poui' que l'ItaUe s'y jette après elle. » Et de fait, les ar-
mées françaises captives, Paris investi, ce n'était pas assez de l'in-
tervention de l'Italie pour faire pencher la balance en noti'e faveur;
l'Italie n'avait pas assez de troupes à y jeter. Son armée était loin
d'être ce qu'elle est aujourd'hui. Elle avait été réduite en 1869. Le
cabinet de Florence eût eu de la peine à transporter au-delà des
Alpes plus de 50,000 hommes, et 50,000 Italiens n'eussent pas suffi
à changer la face de la guerre. Paris était trop loin, et les victoires
de la Prusse avaient été trop rapides. Si lestes et si vaillans que
soient les bersaglieri, un corps d'armée italien ne nous eût guère
plus servi que les volontaires de Garibaldi. Il eût fallu que l'entrée
en ligne de l'Italie entramàt celle de l'Autriche, mais la Hofburg, non
plus, n'était pas prête, et quand. M. de Beust l'eût emporté, l'Autriche
était bridée par la P»ussie. Le prince Gortchakof avait le traité de
Paris à dénoncer et l'empereur Alexandre II s'était chargé de pro-
téger les derrières de son oncle Gidllaume. Laissons donc là une
bonne fois, la conduite de l'Italie en 1870. Un peuple qui se jette
tête baissée dans une guerre, sans consulter ses voisins, ne doit
pas compter sm' eux pour le tirer d'affaire.
II.
« Gomment avez-vous toujours tant de plaisir à retourner en
Italie, alors que les Italiens doivent être si désagréables pour les
Français?» Que de fois m'a été répétée cette naïve question, comme
si, au sud des Alpes, le Français était devenu un ennemi devant
lequel se ferment toutes les portes. Non, vraiment, les Italiens n'en
sont pas encore là avec nous; ils ne nous font point mauvais visage.
Cela, du reste, est si contraire à leur naturel que, le voudraient-ils,
ils y réussiraient mal. De tous les étrangers, le Français est peut-
être, encore aujourd'hui, le mieux accueilli en Italie. Demandez aux
jeunes gens qui, l'an dernier, ont représenté la France au cente-
naire de l'université de Bologne. Maîtres et élèves ont été étonnés
de la spontanéité et de l'enthousiasme de la récepdon faite, par la
"284 REVUE DES DEUX MONDES.
jeunesse italienne, à nos étudians et à notre drapeau (1). On les a
portés en triomphe. On a dételé les chevaux de leur voiture ; on se
serait cru aux jours où les Autrichiens décampaient des Romagnes
au bruit du canon de Magenta. A Bologne, dira-t-on, les acclama-
tions des étudians et du peuple s'adressaient moins à la France
qu'à la république. Quand le sentiment démocratique n'y eut pas
été étranger, jamais un peuple séparé de la France par des haines
nationales n'eût fêté ainsi des Français.
Entre la France et l'Italie, qu'on ne nous parle donc pas d'antipa-
thies nationales. Les liens officiels de la triple alliance n'ont pas
encore étouffé les vieilles sympathies. La triple alliance est une
combinaison politique qui n'a rien à voir avec le sentiment popu-
laire. Ce qui est vrai, c'est que nos amis les plus ardens, ou les plus
bruyans,se rencontrent surtout aux deux pôles du monde politique.
11 en est de républicains; il en est de papalins. On sent l'inconvé-
nient pour nous. Cela tend à nous rendre suspects aux partis dy-
nastiques. Il y a là une sorte de fatalité historique qui pèse sur nous
depuis un siècle. C'est la rançon de notre grand et double rôle dans
l'histoire. En Italie, comme presque partout au dehors, la France
est, pour les uns, la mère de la Révolution, pour les autres, la fille
aînée de l'Église, deux personnages qu'elle a peine à mettre d'ac-
cord, et qui ne plaisent guère plus l'un que l'autre à l'Italie officielle.
Pauvre France! on lui fait, à la fois, les deux reproches opposés;
elle ne se disculpe de l'un qu'en s'exposant à l'autre. On appréhende
d'elle l'eau et le feu, le cléricalisme et la démocratie. Les uns la
regardent comme un foyer de révolution ; les autres la considèrent
comme l'alliée traditionnelle de la papauté, le soldat du pontifi-
cat romain. Quelques Italiens nous attribuent, en même temps, les
deux qualités, nous mettant dans une main une pique jacobine,
un goupillon dans l'autre, se représentant la France sous la figure
d'un jésuite coiiïé du bonnet rouge.
De là vient que les manifestations faites en faveur de la
France la compromettent. On affecte d'y voir des démonstrations
hostiles à la monarchie; ainsi, notamment, des meetings réunis
par les « amis de la paix » pour protester contre la triple alliance.
La présence des chefs de rextrême-gauche, l'assistance des so-
ciétés démocratiques , les lettres ou les discours des radicaux
français excitent contre ces réunions les défiances du gouverne-
ment. On accuse leurs promoteurs d'avoir moins d'affection pour
la paix que de tendresse pour la république. On leur reproche de
ne lever leurs pacifiques bannières que pour partir en guerre contre
(I) Voyez, dans la fleuMe du l*^"" août 1888, h Huitième Centenaire de l'Université de
Bologne, pai" M. Gaston Boissier.
LA TRIPLE ALLL\NCE. 285
le pouvoir légal . Mais à qui la faute si le cri de « Vive la paix ! »
semble une attaque contre les ministres, ou contre la dynastie?
Assurément ce n'est pas à la France : on ne saurait la rendre res-
ponsable de ce qui se dit dans les meetîiigf. de Milan. Les discours
antibelliqueux, les protestations contre la politique d'armemens à
outrance répondent au sentiment populaire : le tort des modérés
est d'en laisser le monopole à 1" extrême-gauche. Quelques-uns
l'ont senti. M.Bonghi présidait, il y a quelques mois, un congrès de
la paix. L'Italie aurait le suffrage universel, que les démons-
trations pacifiques se multiplieraient du Mont-Rose à l'Etna. Le
sentiment du pays, dans toutes les classes, n'est pas douteux; il
tient pour la paix. J'en ai eu une démonstration piquante à Rome
même, en févi'ier dernier. On jouait, au théâtre Valle, une comédie
intitulée : Le due Rome. Ces deuxRomes, que l'amour devait réunir,
étaient personnifiées par une jeune Itahenne de famille libérale et
un jeune prince romain de famille papaline. Pour faire vibrer, chez
le jeune patricien, la fibre patriotique, l'auteur n'avait rien trouvé
de mieux que d'imaginer, au cinquième acte, un débarquement de
l'étranger, c'est-à-dire des Français, à Civita-Vecchia. Peut-être
comptait-il sur ce tableau pour enlever l'enthousiasme de la salle.
Il s'était mépris; au lieu d'applaudir, le public sifila. On dut retirer
la pièce. Le plus curieux, c'est que l'inventeur de cette guerre im-
provisée, le commandeur C, est un haut fonctionnaire, rien moins
que le directeur-général des théâtres et des beaux-arts. Presque
tous les adversaires, — Dieu me garde de dire les ennemis de la
France, — appartiennent en effet au monde officiel. C'est par là que
la situation est grave. On pourrait, sans trop d'exagération, la
résumer ainsi : un peuple ami, un gouvernement hostile.
Nous ne sommes pas, pour notre part, de ces bonnes âmes qui
se persuadent que les sympathies des peuples valent mieux que le
bon vouloir des gouvernemens. Il est peu sûr de se fier au senti-
ment des peuples; leurs sympathies ne peuvent toujours s'expri-
mer, et les gouvernemens ont bien des moyens d'en changer la
direction.. La vérité, c'est que la malveillance de l'Italie envers la
France est toute politique ; par là-méme, en un sens, elle est arti-
ficielle. L'alliance de Rome et de Berlin est une alliance de cabi-
nets; c'est, selon les points de vue, sa force et sa faiblesse. Elle
repose moins, en réalité, sur des passions ou des intérêts natio-
naux, que sur des convenances de cours et des calculs de partis.
III.
Qu'est donc la triple alliance pour l'Italie'? Quel aimant attire le
Quirinal vers Berlin, et quelle force le retient dans l'orbite de la
286 REVIE DES DEUX MONDES.
Prusse? Est-ce le ressentiment de l'occupation de Tunis et la
crainte de voir la France envahir toute la côte septentrionale de
l'Afrique? Est-ce la peur dune intervention en faveui* du Vatican
et le besoin d'une garantie contre les revendications du saint-
siège? Tunis et Rome, voilà, d'ordinaire, les deux noms qu'on
nous jette pour justifier l'alliance italo-allemande. Va pour Tunis et
Rome ! Nous comprenons, quant à nous, que le traité du Bardo ait
été désagréable aux Italiens; nous admettons qu'ils aient pu en
èti'c froissés ; mais l'occupation de la Tunisie nous semble avoir été
moins la cause que l'occasion de l'alliance italo-prussienne. Le
désappointement suscité dans la péninsule par le protectorat fran-
çais a déterminé l'Italie officielle à une évolution, vers laquelle la
politique l'inclinait déjà. Le drapeau français n'était pas planté sur
les ruines de Carthage, en 1873, lorsque le roi Victor-Emmanuel
allait saluer à Berlin l'emperem^ Guillaume I", ou, en 1877, lorsque
^I. Crispi, à la veille de devenii" ministre, avait soin d'aller prendre
langue auprès du chancelier. Les Français eussent abandonné Tunis
à M. Maccio, que l'Italie ne s'en fût pas moins rapprochée de Ber-
lin. M. de Bismarck, qui, pour l'amener à lui, l'a tour à tour pu-
bliquement malmenée et cajolée, avait plusieurs prises sm* l'Itahe.
Il avait Rome, et, lorsqu'il entrait en coquetterie avec le pape
Léon \I1I, lorsqu'il faisait mine d'encourager les espérances de la
curie, le chancelier savait pour qui il travaillait. Si, à Berlin, le Qui-
viual est allé chercher une garantie contre les revendications du
VcLtican, la première des puissances contre l'intenention des-
quelles la maison de Savoie travaillait à se prémunir, c'était l'xille-
magne de M. de Bismarck. Pour singulier que cela semble, c'est
contre ses propres alliés que l'Italie se mettait ainsi en garde.
Devenir l'amie officielle de l'Allemagne lui semblait le meilleur
moyen d'empêcher Berlin de soulever la question de Rome, — et
quel autre cabinet eût osé prendre une telle initiative ?
Les rapports des Etats sont souvent gouvernés par une secrète
logique que les historiens décomTent après coup. L'alliance italo-
allemande était faite pour suggérer les explications des écrivains
philosophes. Ils n'y ont manqué ni à Rome, ni à Berl'n. L'entente
des deux puissances repose, à les croire, sur la solidarité natu-
relle de la nouvelle Allemagne et de l'Italie nouvelle, sur les affi-
nités de l'unité italienne et de l'unité allemande. Les deux révolu-
tions n'oiïrent-elles pas une sorte de parallélisme? — Rien de plus
simple et de plus philosophique, semble-t-il : aussi pareil raison-
nement agrée-t-il à nombre d'esprits: il contribue à la force de
l'alliance en lui conférant une sorte de cachet scientifique, en lui
donnant l'aspect d'une fatalité historique, qui paraît la faire ren-
trer dans les lois de la nature. Pour qui ne se contente pas de
I
LA. TRIPLE ALLL\NCE. 287
fonniiles générales, cette interprétation perd singulièrement de sa
valeur.
Les affinités de rimitè allemande et de l'unité italienne sont plus
apparentes que réelles, attendu que Funité des deux pays a été
faite d'une manière fort différente. L'unité de l'Italie a été autre-
ment spontanée que celle de 1" Allemagne. iSous ne prétendons
point que celle-ci soit artificielle, éphémère, destinée à disparaître
avec son fondateur; loin de nous pareille chimère! Nous savons
(pie l'unité de l'Allemagne, tout comme celle de l'Italie, était dans
la logique de l'histoire ; la faute de la France a été de ne s'en pas
rendre compte, et c'est une faute qu'il ne lui faudrait pas renou-
veler. Ce n'est point par une simple coïncidence que l'unité de
l'Allemagne et celle de l'Italie se sont accomplies dans le siècle de
la vapeur et de l'électricité. Il n'en est pas moins vrai que 1" unifi-
cation des deux peuples ne s'est pas faite selon les mêmes pro-
cédés. Les Italiens nous paraissent trop modestes en comparant
l'œuvTe de M. de Gavour à l'œuvre de M. de Bismarck. La pre-
mière nous semble supérieure à la seconde ; ce n'est pas qu'elle
ait été œuvTe de saint, mais le fer et le sang y ont eu moins de
part. Si elle a été une violation du droit ancien, — et il n'en pou-
vait guère être autrement, — elle n'a pas violé le droit nouveau, le
droit national dont elle se réclamait. L'Italie, en s'unifiant, n'a pas
exercé le compelle inlrare sur des pays d'autre nationalité. La
nouvelle monarchie italienne ne repose pas sur l'oppression de
provinces conquises et annexées malgré elles. Il n'y a pas dans ses
chairs de corps étrangers, de Danois, d" Alsaciens-Lorrains, de
Polonais asservis et maintenus par la force, ^ous n'ignorons pas,
à Paris, que le val d'Aoste et telle haute vallée piémoniaise parlent
notre langue; mais nous ne faisons pas de la langue l'unique facteur
de la nationalité. — 11 n'y a en Italie que des Italiens, comme il
n'y a en France que des Français. Par là l'unité italienne ressemble
beaucoup plus à l'unité française qu'à l'unité allemande.
Et ce n'est pas le seul côté par où l'Italie nouvelle se rapproche
bien plus de la France que de la nouvelle Allemagne. Il en est de
même pour la constitution iiuime de l'État italien. Tandis que la
PiTisse s'est subordonné l'Allemagne, le Piémont s'est fondu dans
1 Italie, llalia e Germaiiia — / due monumenti politici — Del
secolo XfX, hsait-on sur un arc de triomphe, dressé à Naples en
l'honneur de l'empereur Guillaume II. Pour être contemporains,
ces deux monumens politiques n'ont pas l'air d'être du même
temps. Ils n'ont pas la même ordoimance, ils n'ont pas le même
style. P»egardez-les ; l'un, avec sa hiérarchie de souverains et d'États
superposés, avec ses étages inégaux aux fenêtres disproportion-
nées, avec ses tours et ses tourelles de toute grandeur et de toute
288 REVUE DES DEUX MONDES.
forme, semble un castel féodal : il a quelque chose d'archaïque,
de gothique; l'autre, avec sa simpUcité de structure et l'unité de
son plan, avec la régularité symétrique de ses colonnes et de ses
frontons, est un palais moderne. Tandis que le nouvel empire ger-
manique, sorte de monstre hybride, n'est ni un État strictement
unitaire, ni un État strictement fédéral, l'ItaUe, ne s'étant pas arrê-
tée à la fédération, a achevé son unité. Par là encore, elle ressemble
plus à la France qu'à l'Allemagne, et par là, aussi, l'œuvre de Ca-
vour est supérieure à celle de Bismarck.
Enfm, une troisième et non moindre différence entre l'unité
allemande et l'unité italienne : l'Italie a conquis, à la fois, l'unité et
la liberté ; c'est ce qui fait de sa résurrection nationale une sorte
de prodige dans l'histoire. Victor-Ennuanuel et Cavour ont été
deux grands thaumaturges. On a dit que les peuples, dans leurs
révolutions, faisaient rarement coup double : l'Italie y a réussi.
L'Allemagne, aussi, visait simultanément l'unité etlahberté; on
ne saurait dire qu'elle ait touché le double but. La maison de
Savoie et les HohenzoUern ne s'inspirent pas des mêmes prin-
cipes : les maximes en honneur au Quirinal ne sont pas de mise
sur la Sprée. Les sujets du roi Humbert seraient désagréa-
blement surpris si le hls de Victor-Emmanuel leur rapportait
d'Allemagne les recettes gouvernementales de Friedrichsruhe.
M. Crispi, dans son dernier voyage à Berlin, n'a pas laissé que
d'êtie quelque peu embarrassé de cette opposition de coutumes
et de principes des deux monarchies. Il se rappelait, sans doute, de
quelle manière son ami le chancelier qualifiait naguère, en plein
Reichstag, la monarcliie parlementaire italienne, u Vérité en-deçà
des Alpes, erreur au-delà, » a dit M. Crispi aux membres du
Reichstag venus pour le complimenter ; et l'ancien mazzinien a
expliqué, aux hbéraux de Berlin, que, si les procédés de leur gou-
vernement étaient moins autoritaires, l'Allemagne serait moins
puissante. Le fait est que, par les formes et l'esprit de leur
gouvernement, par leur tempérament et leurs mœurs politi-
ques, l'Italie et la Prusse sont deux États bien différens. On ne
saurait dire que leur alliance s'appuie sur la similitude de leurs
principes : loin de les rapprocher, les institutions semblaient faites
pour les tenir éloignées.
Et cependant, je n'oserais dire que cette divergence de principes ait
été un obstacle au rapprochement de la maison de Savoie avec les
llohenzollern. Par cela même que la jeune monarchie italienne n'est
pas une monarchie de droit divin, elle devait être d'autant plus ten-
tée de rentrer dans le giron des vieilles dynasties, de her partie
avec les Habsbourg et les HohenzoUern. Ce qui l'attirait vers l'alliance
austro-alleaiiande,^cc n'éiah pas seulement la naturelle ambition de
LA TRIPLE ALLL\NGE. 289
faire figure en Europe, la satisfaction d'aniour-propre de prendre,
entre Vienne et Berlin, la place laissée vide par la Russie, l'orgueil
de marcher aux bras de deux empires ; c'était peut-être davantage
le désir de se rapprocher de l'Europe conservatrice, de se donner
une sorte de consécration vis-à-vis des cours, et de garantie vis-
à-vis de la révolution. Une monarchie issue d'une révolution est
toujours soucieuse d'eflacer cette tache originelle. La triple alliance,
gardons-nous de l'oublier, n'a point été inaugurée par M. Crispi et
la gauche italienne, — bien que M. Crispi ait pu se vanter d'y avoir
contribué par ses voyages; — la triple alliance a été préparée parla
droite constitutionnelle. A vrai dire, elle a été moins l'œuvre d'un
ministère, ou d'un parti, que de la dynastie. Le ministre qui a signé
le traité d'alliance, M. de Robilant, était l'homme de confiance de
la couronne. On sait qu'il passait pour avoir du sang de Savoie.
Veut-on apprécier la triple alliance, il faut songer que ce n'est pas
seulement une alliance politique , mais aussi une alliance dynas-
tique. Ici encore nous pourrions répéter : c'est là sa force, et c'est
là sa faiblesse. C'est sa force surtout.
Nous touchons à un point déhcat ; mais il importe de tout dh-e :
la forme du gouvernement français n'a pas été étrangère à l'acces-
sion de l'Italie à la triple alliance. M. de Bismarck savait ce qu'il
faisait quand, à l'encontre de M. d'Arnim, il souhaitait l'établisse-
ment de la république en France. Il comptait siu- la république pour
mettre la France en quarantaine. « .Nous autres souverains, nous
sommes monarcMstes, » disait le roi Victor-Emmanuel à un de
nus ambassadeurs. Le voisinage de la république française n'était
pas sans intiuiéter les cours d'Italie et d'Espagne. A Rome,
comme à Madrid, on appréhendait la contagion démocratique. Alors
même que notre gouvernement avait la sagesse de s'interdire
toute propagande, on craignait, sans l'avouer, que le spectacle
donné par la France ne fortifiât le parti républicain au-delà des
monts. (( Quand votre république sera sortie de l'enfance, et que
son tempérament sera formé, — me disait un Castillan, il y a une
dizame d'années, — si elle est bien sage, et si elle donne de bons
exemples, gare aux monarchies voisines ! » Les faits ont montré que
ces appréhensions étaient chunériques. La république semble avoir
pris soin de rassurer les voisins que sa bonne conduite eût pu
inquiéter. En Italie, aussi bien qu'en Allemagne, les philosophes
politiques ont tiré parti de ses faiblesses pour démontrer aux peu-
ples rinfériorité de la forme républicaine et les bienfaits de l'insti-
tution monarchique. Tel penseur n'a pas craint de dire que la France
avait pris, pour le bien de l'Europe, le rôle de l'Ilote ivre. Malgré
TOME xciv. — 1889. 19
290
REVUE DES DEDX MONDES.
toutes ses fautes, et parfois à cause de ses fautes, la république û'an-
çaise a gardé les sympathies des républicains, des radicaux, des
révolutionnaires, ce qui eût suffi à refroidir envers elle le Quirinal.
Ce n'est point que l'Italie officielle souhaite la reconstruction des
Tuileries et le rétablissement d'une monarchie chez nous ; elle sait
bon gré à la république de contribuer à l'isolement de la France ;
mais, en même temps, elle trouve qu'une répubhque dans une
ancienne monarchie est de mauvais exemple. Puis, tout préjugé
dynastique mis de cùté, comment lier partie avec un pays dont
l'instabihté gouvernementale semble la loi? — Ce sont les Italiens
qui parlent, et, en gens prudens, ils se préoccupent des coups de
tète que leur imagination prête à la France.
Pour un gouvernement républicain, le premier intérêt d'un pays,
c'est le maintien de la répubhque. On nous le repète assez, en
France, nous donnant à entendre que, pour une si noble fin, tout
est permis, y compris un coup d'Etat. Les gouvernemens monar-
chiques raisonnent à peu près de même, avec cette différence que,
pour eux, l'intérêt de l'Etat, c'est, avant tout, l'affermissement de la
monarchie. 11 faut quelque naïveté pour s'étonner que la royauté
italienne ait fait meilleur \isage à la monarchie piiissienne qu'à la
république française. Une seule chose peut surprendre, c'est que
l'Italie, un pays avisé s'il en fût, ait été jusqu'à s'enchaîner à l'Al-
lemagne. Elle ne s'est pas sentie assez forte pour oser demeurer
isolée ; elle a manqué de foi en elle-même ; elle a cru que devant
les périls de l'Europe, il lui fallait s'étayer sur une alliance, et, obli-
gée de choisir, elle a choisi Berhn, — d'autant que Beriin lui pa-
raissait le côté du plus fort.
Cette alliance, nous avons dit qui l'a préparée : la droite consti-
tutionnelle, le parti modéré, celui qui, tout en pactisant avec la
révolution, n'a jamais varié dans ses préférences monarchiques, le
parti de Cavour, de La ilarmora, de Minghetti. M. Minghetti, avec
sa haute intelligence, ne dissimulait point qu'une des principales
raisons de l'alliance italo-allemande, c'était le régime actuel de la
France. Je l'ai entendu l'exprimer, à Rome, en 1884, comme une
chose toute naturelle, et il n'y a guère de doute qu'on la regarde
ainsi au Quirinal. La gauche, pour se maintenir au pouvoir, a dû
accepter cette orientation de la politique italienne. S'y refuser eût
été indisposer la couronne qui, à Rome, de même que dans toutes
les monarchies continentales, surveille de préférence la pohtique
étrangère ; et, comme il arrive souvent, les vieux mazziniens ou
garibaldiens se sont montrés d'autant plus chauds pour l'alliance
impériale qu'ils avaient leurs anciennes convictions républicaines à
fiùre oublier. C'est un peu le cas de M. Ciispi, on l'a dit à cette
LA TRCPLE ALL1A>CF.. 291
place (1) ; mais M . Crispi serait renversé , la di-oite , reconstituée , revien-
drait au pouvoir, que l'alliance n'en serait pas ébranlée. L'entente
italo-prussicnne, au lieu d'être célébrée avec les airs de bravoure
de M. Crispi. pourrait être chantée mezzo voce ; elle n'en resterait
pas moins au programme du théâtre italien. Elle a de plus hauts
patrons que les ministres. Il est douteux que les hommes qui osent
se montrer hostiles à l'alliance de Berlin entrent, de longtemps, dans
les conseils du roi d'Italie. Leur opposition même à l'alliance les en
écarte. Ainsi s'explique comment toutes les attaques dirigées contre
elle, en Italit\ l'ont plutôt resseiTée que relâchée.
Pour que cette alliance soit le palladium du tréne, il ne suffit
pas cependant qu'elle soit mal vue des républicains. La maison de
Savoie montre trop peu de confiance en elle-même et en l'Italie,
lorsqu'elle semble s'appuyer sur ses alliances impériales. En réa-
lité, la monarchie italienne n'a besoin d'aucun étai étranger. Craindre
la contagion républicaine, c'est, de sa part, faire trop d'honneur à
la républiqtie française. Des lagunes à l'Etna, l'arbre de Savoie a
poussé de trop profondes racines pour être ébranlé par les vents
du dehors. Je ne sache pas, dans toute l'Europe, de dynastie plus
solide, parce qu'il n'en est pas de plus nationale. Elle a un grand
avantage : elle a beau avoir été récemment transplantée du Pié-
mont, elle tient au sol par des racines multiples qu'on ne peut cou-
per toutes à la fois. L'Italie a de vieilles et admirables cités; elle
n'a pas de capitale en état de faire une révolution. Certes, la mo-
narchie itahenne a ses difficultés , quel gouvernement n'a les
siennes? Elle a même, de par ses oiigines, à Rome notamment,
des difficultés inconnues d'autres pays; mais il n'en est point dont
elle ne puisse triompher avec de la sagesse, du tact et du temps.
L'unique danger pour elle, en dehors d'une guerre malheureuse,
c'est l'appauvrissement, par suite le mécontentement du pays. Or,
ce danger, la triple alliance l'y expose plus qu'elle ne l'en pré-
serve. Le moment 'peut venir où le peuple se demandera si cette
onéreuse alliance profite au trône ou au pays. Le plus grand péril
pour les monarchies modernes, c'est de laisser croire qu'elles ont
une pohtique dynastitpie plus confonne aux préventions ou aux
intérêts de la cotironne qu'au sentiment ou aux intérêts de la na-
tion. Que la triple alliance soit renouvelée, — si elle ne l'est déjà,
— il ne faudra peut-être pas des années pour que l'Italie se pose
cette redoutable question.
La triple allit^nce n'est déjà pas très populaire. Le journal
le plus n'pandu de Iti péninsule, le Sccolo, la combat otiver-
(1) Voir, dans la l\evue,\e< Chroniques d? la quinzaine et l'étude de M. Valbert, du
1" janvier 1889.
292 REVUE DES DEUX MOxNDES.
temeiit. Les élections les plus récentes, celles de M. Imbriaiii no-
lanunent, ont été une protestation contre elle. Il faut dire que la
froideur de nombre d'italiens s'adresse moins à Berlin qu'à Vienne.
On subit l'alliance de l'Autriche, parce qu'elle est la condition de
l'alliance de l'Allemagne. C'est la Prusse qui réunit les deux adver-
saires de 18/i8, 1859 et 1866. Habsbourg et Savoie ne se donnent
la main que dans le sein du Hohenzollern. Le gouvernement de
Rome a peine à faire taire les revendications de Vltalia irredeiilti.
Les patriotes sont disposés à lui reprocher de se faire le geôlier de
Trente et de Trieste. Si les Italiens convoitent des territoires en de-
hors de l'Italie officielle, leurs regards se dirigent en effet beau-
coup plus vers les Alpes orientales que vers les Alpes occidentales.
Un Français aurait mauvaise grâce à ne pas le reconnaître: il n'y a
nulle agitation dans la Péninsule pour Nice ou la Savoie, que l'Italie
a laissé se donner librement à la France. Il n'en est pas de même de
Trieste et de Trente, deux villes presque également itahennes de
mœurs et de sentimens. Il en résulte que les revendications natio-
nales de l'Italie se dirigent spontanément vers le territoire de son
alliée officielle. C'est là une situation singulière, d'autant que, s'il
est permis aux Italiens de rêver quelque combimizioiie leur permet-
tant d'annexer le Trentin,ils savent que l'Allemagne ne veille guère
moins que l'Autriche sur le golfe de Trieste.
L'Autriche est, du côté italien, le point faible de la triple
alliance. Aux yeux du politique qui envisage la situation générale
de l'Europe, l'existence de l' Autriche-Hongrie est une garantie
d'indépendance pour l'Italie. La détruire, même pour avoir une
part de ses dépouilles, serait œuvre de téméraire. Mais les peu-
ples n'ont pas la vue longue ; ils voient à peine à quelques lieues
au-delà de leurs frontières. Quant à nous, Français, si nous nous
méfions de la triple alliance, ce n'est point de l'Autriche. La
France, depuis 1815, n'a jamais eu daflaire avec l'Autriche que
pour les beaux yeux de l'Italie. Depuis que les schivarz-gelb sont
hors de la péninsule, nous n'avons rien à démêler avec eux. Nous
ne leur en voulons même point d'avoir lié partie avec les vain-
queurs de Kœnigsgrœtz ; nous savons qu'ils n'avaient guère le
choix. L'Autriche-Hongrie ne nous inspire ni ressentiment, ni in-
quiétude ; nous sommes persuadés que la Hofburg redoute les
complications plus qu'elle ne les recherche. Pour un peu, la pré-
sence de l'Autriche dans la triple alliance nous rassurerait au lieu
de nous effrayer. Ce n'est pas que la presse ou les hommes d'état
de Vienne ou de Pesth nous montrent quelque bienveillance. Loin
de là, ils ne se croient même pas toujours obligés d'être polis en-
vers nous. Sur le Danube aussi, on goiite peu la république ; on en
devient, à l'occasion, injuste pour la France. On se rappelle l'alga-
LA TRIl'LE ALLIANCE. 293
rade de M. Tisza dissuadant les Hongrois de se risquer chez nous
durant notre Exposition. Infortuné M. Tisza! il ne se doutait point
que, en l'année de grâce 1S89, les places de Pestli et de Vienne
auraient à envier la tranquillité des rues de Paris (1).
Si la guerre doit sortir de la triple alliance^ ce ne sera pas,
croyons-nous, du fait de l'Autriche. Elle tempérerait plutôt les ar-
deurs de ses alliés. Nous sommes, naturellement, moins rassurés du
côté de l'Allemagne, surtout depuis la mort du ^deil empereur. Nous
sentons là un inconnu. Le caractère de l'empereur Guillaume II est
un nouveau facteur dans la politique de l'Europe; faut-il l'inscrire
au compte de la paix? Nous ne savons. Le jeune empereur est in-
telligent, il a l'esprit cultivé, il est d'une activité merveilleuse; c'est
une figure ; mais on peiU redouter sa nervosité, et ce qu'on sait de
lui n'écarte pas toute crainte de coups de tête. Des fantaisies sou-
daines, comme celle du voyage à Strasbourg de compagnie avec le
roi Hmnbert, sont faites pour donner à penser. On appréhende
dans le jeune Hohenzollern un Charles XII à décisions brusques.
11 est vrai qu'il a, près de lui, un conseiller d'expérience qui, dans
son temps, a aimé les grands coups de dés, mais qui a trop gagné
au jeu pour risquer sa fortune sur un point. Qui l'eût dit il y a
quinze ans ? M. de Bismarck viendrait à disparaître que la Bourse
de Paris baisserait. Mais M. de Bismarck n'est pas seul; il n'est
pas immortel; lejvieux joueur peut même, à l'occasion, être tenté
d'essaver encore une fois la chance.
IV
« Ne craignez rien, disent nos amis italiens ; l'alliance est pure-
ment défensive. Au besoin, nous sommes là pour retenir Berlin.
Nos arméniens ne visent que les perturbateurs de la paix. Le but
de l'alliance est le maintien du statu quo ; rien de plus. Le secret
des chancelleries est percé à jour : chacun connaît le casiis fœde-
rh; les trois puissances se sont mutuellement garanti leur terri-
toire. Qu'y a-t-il là d'inquiétant'? qu'y a-t-il d'offensant pour la
France? »
11 est si difficile, pour un peuple, de se mettre à la place d'un
autre que nombre d'Italiens ne semblent pas apercevoir ce qu'a
de douloureux, pour les cœurs français, cette garantie réciproque
(1) Peut-être le premier ministre hongrois avait-il simplement voulu donner une
leçon au quai d'Orsay. Il se publiait à Paris, sous le nom ^Aatrtche slavo-roumaine,
une feuille particulièrement hostile aux Magyars et au gouvernement hongrois. On la
disait soutenue par une subvention de notre ministère des affaires étrangères. Après
le discours de M. Tisza, ï Autriche slavo-roumaine a cessé sa publication, et M. Tisza
a renoncé à ses sorties contre la France.
'19h RLVLE DES DEUX MONDES.
italo-prussienne. Que représente, pour nous, cet engagement de
l'Italie envers l'Allemagne? Une seule chose : la garantie de 1" Al-
sace-Lorraine au vainqueur de Sedan par nos alliés de Solferino.
Ses mains déliées par nous, l'Italie les prête au conquérant de 1870
pour serrer les nœuds de Metz et de Strasbourg. La maison de
Savoie, devenue par la grâce de Dieu et de la France, — Gestt(
Dei per Fninroa, — la souveraine de l'Italie, appose son sceau
royal, la croix d'argent sur champ de gueules, au bas du traité qui
a mutilé la France. Aux Alsaciens-Lorrains, dont des milliers gardent
encore la médaille de la guerre d'Italie, le gouvernement italien est
venu dire : « Lai^ciate ogni speranza ; si, pour vous tenir séparés
de votre ancienne patrie, quatre millions de baïonnettes allemandes
ne suffisent point, nous autres. Italiens, nous soiumes là. » — Ce
qu'est, pour un Français, la triple alliance, le voilà.
Et comme les peuples, de même que les individus, ne se font une
juste idée des choses qu'en rapportant tout à eux-mêmes, je deman-
derai humblement, à nos amis d'Italie, de se uîettre en notre lieu et
place. Qu'eussent dit les Italiens les mieux disposés pour la France,
si, en 1860, par exemple, Napoléon III avait conclu avec Vienne
et Berlin une alliance garantissant à l'Autriche Venise et Vérone?
Cela, aussi, eût pu être une ligue de la paix, fondée sur le respect
des traités : l'Italie eût-elle trouvé le procédé amical? M. de Cavour
ou M. Ricasoli auraient-ils admis que, en prenant un pareil engage-
ment, la France ne donnait, à sa voisine du sud-est, aucune marque
de mauvais vouloir? Et cependant, en quoi la situation eût-elle
difïéré ? Comment l'Italie eût-elle eu le droit de se froisser, si la
France doit se montrer satisfaite? L'Alsace-Lorraine n'a pas plus
de goût pour la domination du Preusse que la Vénétie n'en avait
pour celle du Tedesco. Il y a, il est vrai, une différence, c'est que
l'Autriche ne prétendait pas germaniser ses sujets italiens, tandis
que lesenfansde Metz, de tout temps pays de langue française, sont
contraints d'apprendre à épeler en allemand. Le droit des peuples,
sur lequel l'Italie nouvelle se glorifie d'avoir été fondée, a été pu-
bliquement foulé aux pieds entre les Vosges et le Rhin. Les habi-
tans ont protesté contre la violence de l'annexion ; ils ont demandé
à être consultés ; l'Italie le sait, et elle passe outre. Elle donne sa
garantie aux casques à pointe. Tel est le lait. Encore une fois, pour
un Français, l'entente italo-allemande n'est que cela. L'Autriche-
Hongrie agit, il est vrai, comme l'Italie; mais l'Autriche n'a pas,
que je sache, la prétention d'avoir pour fondement le droit des
peuples; elle n'a jamais été la nation sœur de la France; et, si elle
ne tient plus garnison à Milan et à Bologne, si ses archiducs ne
régnent plus à Florence et à Modène, l'Autriche sait à qui elle le
doit.
LA TRIPLE ALLIANCE. 295
Ne soyons pas trop sévères, mèiiie pour les amis de nos enne-
mis. Essayons, à noire tour, de nous mettre à leur place, « dans
leur peau, » comme dit le vulgaire d'une manière si expressive.
L'Italien est peu sentimental ; s'il l'a jamais été, il y a de cela des
siècles. Il a tant pleuré, et si longtemps, sur ses propres malheurs,
que ses yeux n'ont plus de larmes pour les souffrances d'autrui.
Le cri de douleur de l'Alsace-Lorraine ne franchit pas les glaciers
des Alpes ; les plaines du Pô et les vallées de l'Apennin n'ont pas
d'écho pour les plaintes de l'autre côté des monts. Soyons justes
pour nos voisins; la France elle-même, depuis qu'elle souffre dans
sa propre chah', est moins prodigue de ses pleurs et de ses
embrassemens aux opprimés des deux mondes. A la différence
de leurs pères, peu de nos jeunes gens pleurent aujourd'hui sur
l'Irlande ou la Pologne. Il n'en est pas, hélas I des peuples comme
des individus ; les infortunes imméritées leur endurcissent le cœur.
Leur patriotisme se lait étroit et jaloux ; il prêche l'égoïsmc comme
une vertu. Ainsi prétendent faire aujourd'hui certains Français,
s'imaginaiit être plus forts en gardant tous les battemens de leur
cœur à la patrie. L'égoïsme, heureusement, nous est difficile. Que
de temps nous avons pleuré, en vers et en prose, sur le deuil d'au-
irui I Du Bosphore aux Alleghanys, quel peuple en lutte pour la
liberté n'a reçu, à défaut du secours de nos armes, l'encouragement
de notre voix? Qui de nous, enfant, n'a essuyé, au Spielberg, les
yeux de Silvio Pellico ; et lequel de nos poètes novices n'a, entre
1815 et 18(3(5, entonné sa lamentation sur l'asservissement du bel
paese et la captivité de Venise la Belle? Pour ma part, je ne le re-
grette point. Si, en dépit de Sedan ou de Metz, je reste fier d'être
Français, c'est, en grande partie, pour ce don de commisération,
pour cet amour des opprimés, pour ces sentimens de liberté et de
fraternité que notre France a ressenti plus que tout autre peuple,
et qui font d'elle la plus humaine des nations. Aujourd'hui encore,
ce serait, pour moi, une douleur cuisante de revoir le kaherlich
en pantalon collant faire faction au pied de l'escalier du palais des
doges. Ce que mon àme reproche aux Italiens, ce n'est point d'avoir
omis, à l'heure de notre détresse, de nous envoyer leurs bersa-
glieri, — cela, ils ne le pouvaient guère, — c'est de n'avoir pas
été plus nombreux à donner à notre malheur l'obole des larmes.
A défaut des armées et des victoù'es que leur roi ne pouvait nous
rendre, nous aurions aimé recevoir de leurs poètes l'aumône so-
nore des strophes, qui ne coûte ni or ni sang.
Ici encore, soyons équitables ; ne nous laissons pas dominer par
une émotion trop naturelle aux peuples malheureux. L'indilïerence
des Italiens pour l'Alsace-Lorraine a une excuse. N'oublions pas
que la fatalité, ou l'imprévoyante politique de Napoléon III, a foit
'""..S
296 REVUE DES DEUX MONDES.
coïncider le démembrement de la France avec l'achèvement de
l'Italie, si bien que, pour nombre d'Italiens, l'un a paru la condition
de l'autre. L'asservissement de Strasbourg leur a semblé le corol-
laire de la libération de Rome. De naïves voix de prêtres et de
femmes n'ont-elles pas, dans leurs gémissemens au Sacré-Cœur,
associé Rome et la France? L'Italie, entrée dans la Ville-Eternelle
par la brèche de \a parla Pia, a senti le besoin de s'y fortifier. Elle
redoutait les importunes revendications du vieillard qu'elle avait
dépossédé; elle a cru avoir besoin d'une garantie. Elle l'a cherchée
auprès des iorts, auprès du nouvel empire germanique, à Berlin,
et, en échange, elle a donné à l'Allemagne sa garantie pour l'Al-
sace.
Contre qui cette garantie de Rome, obtenue de Berlin? Est-ce
contre la crosse des prélats et la croix des moines, contre les hal-
lebardes des Suisses de la Scala Begia ou contre les foudres du
pontife détrôné? — Non, paraît-il, c'est contre la France. En vé-
rité, il faut que les peuples se connaissent bien mal les uns les
autres ! Imaginer que la France puisse partir en guerre pour réta-
blir le trône temporel du pape, quel anachronisme ! Songez que c'est
contre la république française, contre la république de M. Ferry,
de M. Floquet, de M. Clemenceau que l'Italie officielle s'est crue
obligée de se mettre en garde à Rome. Chaque été, le gouverne-
ment a peine à foire voter le budget des cultes et le maintien d'une
ambassade auprès du saint-siège; la majorité républicaine vote
constamment contre les deux crédits. Le parti au pouvoir n'a d'autre
lien que la haine de l'église, et l'Italie n'est point rassurée; elle
craint toujours de voir la France se lancer dans une croisade pour
les clés de saint Pierre. Un ministre français ne peut démontrer la
nécessité d'entretenir un ambassadeur auprès du Vatican, sans
qu'au-delà des monts on en prenne ombrage. Les autres puis-
sances, l'Autriche-Hongrie, la Prusse même, les alliées de l'Italie,
ont un ambassadeur près du saint-père ; on ne s'en offusque point
à la Consulta ou au Monte-Citorio. Ce qu'on trouve tout naturel,
de la part des autres gouveinemens, inquiète de la nôtre. La Prusse
a pu, à diverses reprises, fah"e au saint-siège les avances les plus
inattendues. L'Italie ne s'en est pas offensée. M. de Bismarck a
pu inviter le pontife découronné à intervenir dans les élections
allemandes ; il a pu aider Léon XIII à rentrer dans la plus haute
partie du rôle politique des papes, en le désignant comme arbitre
entre les puissances chrétiennes. La presse reptilienne a pu
s'amuser à agiter la question romaine, et le chancelier, faire mi-
roiter aux yeux de la curie des espérances d'intervention diplo-
matique et de prochaine restauration ; le gouvernement italien, loin
de s'en fâcher, en a conclu qu'il était prudent de s'entendre avec
LA TRlPLi; ALLIANCE. 597
M. de Bismarck. Plus le chancelier faisait d'avances à la curie, plus
l'Italie se rapprochait de la Prusse. Nous l'avons dit : à suivre les
faits, on pourrait croire que, si l'Italie s'est alliée à l'Allemagne
pour obtenir la garantie de Rome, c'est contre Berhn même et les
surprises de la politique prussienne qu'elle s'est assurée. Que de
cris au-delà des Alpes, pourtant, si le gouvernement ou la presse
officieuse de la république se fussent permis, vis-à-vis du succes-
seur de Pie IX, la moitié de ce que nos voisins ont bénévolement
passé au tout-puissant kunzler!
« Rome capitale n'a-t-elle rien à redouter du parti au pouvoir en
France, la France est changeante, insinuent nombre d'Italiens. Les
républicains peuvent être battus, et les conservateurs profiteraient
de leur victoire pour mettre l'armée française aux genoux du pape. »
A les en croire, M. Thiers et le maréchal Mac-Mahon y ont déjà pensé.
Pourquoi pas M. Grévy? On ne sait pas assez quelles légendes ont
cours à cet égard, et ce qu'il y a de plus triste, c'est que les fables
inventées ou colportées par les adversaires de la France ont parfois
pris naissance en France même. Ne m'a-t-on pas affirmé, comme
un fait positif, que, en 1877, le maréchal Mac-Mahon préparait une
intervention pour rétablir le pouvoir temporel du pape? M. Crispi,
passant alors par Paris, avant d'aller voir M. de Bismarck, aurait
entendu Gambetta lui confier ses appréhensions au sujet d'une
expédition romaine. Hélas ! il n'est pas impossible que Gambetta
ou son entourage aient tenu pareil langage à leur ami sicilien. La
gauche, en semblable matière, ne s'est pas toujours montrée très
scrupuleuse; plus d'une fois, dans ses polémiques électorales, elle
s'est permis de jouer de l'étranger. Oh! la vilaine besogne que cette
guerre de partis où l'on se lance, des deux côtés, des traits empoi-
sonnés, sans souci de ceux qui risquent d'atteindre la France !
C'était après le 16 mai 1877. Pour les 363, a le cléricalisme était
l'ennemi. » Le spectre noir était leur grande machine de guerre
contre ce qu'ils se plaisaient à nommer le gouvernement des curés,
sûrs, par là, d'exciter la réprobation du pays. Attribuer à un parti
l'intention de guerroyer pour le pape, c'était un procédé certain
de le discréditer auprès du sulïrage universel. Cela vaut l'accusa-
tion de vouloir rétablir la dhue et la corvée, que nos radicaux ont
soin de rééditer à chaque élection. C'est une de ces armes calom-
nieuses forgées par la mauvaise foi des partis. Les Italiens pour-
raient aussi bien admettre que les conservateurs français travaillent
au rétablissement de l'ancien régime. M. Crispi, paraît-il, a cru,
sur la foi de Gambetta, à cette intervention en faveur du pape, et,
pour prévenir ces ténébreux projets, il s'est hâté de rendre visite à
M. de Bismarck, après avoir serré la main du chef de l'opportu-
nisme. Des esprits moins prévenus eussent été moins crédules. Ils
298 REVUE DES DEUX MONDES.
n'eussent vu, dans le succès de cette manœuvre, qu'une chose : la
preuve que jien ne répugne, à la France nouvelle, comme une
expédition romaine.
Dirons-nous, pour cela, que la France est indifférente à tout ce
qui se passe à Rome? qu'elle ne s'intéresse pas plus à l'hôte du
Vatican qu'au chéri f Ae, la Mecque, ou au aifholicos des Arméniens?
JNon assurément; un pays qui comprend des millions de catho-
liques, qui a un concordat avec le saint-siège, qui a des intérêts
dans les cinq parties du monde, ne saurait regarder la papauté
comme une quantité négligeable. Obligé de traiter et de compter
avec le pape, il doit désirer l'indépendance spirituelle de la pa-
pauté. C'est ce que souhaite la France et, en cela, elle est d'accord
avec tous les états chrétiens, car tous, à Piome, ont le même intérêt
à trouver, en face d'eux, un pape libre. La liberté du pape, c'est à
l'Italie de montrer que rien ne la menace. S'il y a encore, en Eu-
rope, une question pontificale, il ne dépend ni de la France, ni de&
autres puissances de la suppruuer ; cela ne dépend que du Quirmal
et du Vatican. La question ne sera définitivement résolue que le
jour où ils seront arrivés à se mettre d'accord ; et, après dix-
neuf ans, ce jour ne paraît pas proche.
En attendant, beaucoup d'Italiens me semblent se méprcndi-e
étrangement sur la question romaine. Ils ne voient pas que leur
politique risque de la rouvrir, au Heu de la fermer. Je ne fais pas ici
allusion aux tracasseries et aux vexations infligées au pape ou au
clergé; le gouvernement dirigé par M. Crispi semble se plaire à
creuser le fossé qu'il aurait tout intérêt à combler. Mais cela est
son affaire ; je ne veux parler ici que de l'intervention des puis-
sances. La restam-ation de la royauté pontificale ne peut plus être
la cause, mais seulement la conséquence d'une guerre. Raisonner
autrement, c'est méconnaître les faits et renverser la vérité. Aucun
état n'entrera en campagne pour replacer Rome sous la domination
ecclésiastique; mais tout état, engagé dans une guerre avec lltahe,
sera contraint de jouer, contre elle, la carte pontificale ; ce sera, pour
lui, la carte forcée. Catholique, protestant, scliismatique, athée, tout
gouvernement provoqué par la péninsule cherchera à la frapper à
l'endi'oit vulnérable, et cet endroit, c'est Rome. M. Crispi, reprenant
un mot de i\Iinghetti, affirmait dernièrement que, en cas de guerre
générale, l'Italie aurait beaucoup à prendre, rien à perdre. C'est là
une contre-vérité. Pour l'Italie, une grande guerre serait tout bon-
nement la ruine; cela, paraît-il, ne semble rien à ses hommes
d'état; mais ce ne serait pas tout. La banqueroute, la misère, la ré-
volution peut-être, ne seraient pas le seul prix de sa défaite ; elle
mettrait auù'e chose au jeu : sa capitale.
Il semble qu'un gouvernement, placé en face de pareilles perspec-
LA TRIPLE ALLIANCE. 299
tives, doive avoir pour premier souci d'éviter tout conflit. Chacun
ie sent au dehors ; un homme que les Italiens considèrent, à bon
di'oit, comme lem* ami, M. Gladstone, le constatait récemment. Ce que
« cet état de choses recommande à l'Italie, écriYsàtï ancien premier .
faisant allusion à la question romaine, c'est une politique générale
modeste et réservée, plutôt qu'une politique d'ambition et de pa-
rade : il gênerai policij ratlter of inocleM\j and réserve tlian of
ambition and display (1). Cette politique de modestie et de réserve,
conseillée par M. Gladstone, est-ce bien celle que suivent nos voi-
sins?
a L'Italie, répondent les Italiens, en contractant des alliances,
cherche seulement à prendre ses sûretés. Si les hommes qui re-
grettent la chute de la royauté papale ne sont pas de force à en-
traîner la France dans une guerre contre nous, la France peut nous
faire la guerre pour un autre motif, pour essayer ses armes, pour
relever son prestige. Elle a de la vanité, elle aime la gloire, elle
ne voudra pas rester indéfmmient sous le coup de Wœrth et de
Sedan, et, n'osant s'attaquer à ses voisins des Vosges, elle s'en
prendra à ses voisins des Alpes. » — Ce qu'il y a de curieux, c'est
quecertainsFranrais tiennent le même langage de l'Italie, lui prêtant
des sentimens analogues. Écoutez-les. « L'indépendance italienne,
disent-ils, s'est mal faite; le sentiment national en soulïre. Elle a
été le prix des vdctoires d'autrui, les Italiens n'y ont contribué que
par leurs défaites ; ils en gardent une blessure toujours saignante.
La jeune armée royale brûle d' e (Tac er Lissa et Custozza; il lai faut
une guerre pour sacrer ses trois couleurs, et, comme vers l'est le
veto de Berlin lui barre le chemin, c'est à l'ouest, sur le dos des
Français qu'elle compte faire ses preuves. »
Les deux raisonnemens se valent; mais, des deux, le plus faux
n'est peut-être pas celui qui touche l'Italie. Certaines lettres d'offi-
ciers d'Abyssinie montrent que l'armée italienne a aussi ses velléités
belliqueuses. Elle attend, avec impatience, le moment de signaler
Vilalico valore. Elle aspire à se mesurer avec un adversaire digne
d'elle. Cela est assez naturel chez une armée. Les armées sont faites
pour la guerre. Un pays qui laisserait la direction de sapoUliqueà
ses officiers ne demeurerait pas longtemps en paix. Entre l'Italie
et la France, il y a toutefois cette différence que l'Italie, étant plus
jeune et ayant, en quelque sorte, sa réputation mihtaii^e à établir, est
naturellement plus portée à souhaiter des luttes où cueillh* des lau-
riers; ceux des Scipion, des César, des Trajan ne lui semblent pas
assez frais. La France, au contraire, est vieille; elle a, depuis trois
ou quatre siècles, remporté bien des couronnes, elle sait ce que
(1) The Nineteenth Ce/itury : iuna 1889.
300 REVUE DES DEUX MONDES.
coi'itcnt ces sanglans trophées; 1870 lui a appris que la guerre
n'est plus une joute de tournois ou un assaut de salle d'armes. Un
blessé qui vient de subir une amputation ne va point follement
provoquer des affaires gratuites. De toutes les imaginations qui
puissent traverser les cervelles politiques, la plus bizarre peut-être,
c'est de se figurer la France moderne se lançant dans une guerre
contre l'Italie, comme un spadassin se jette sur un duel, par goût
des émotions ou par gloriole. Ce fantôme d'une invasion française,
il y a des Italiens qui en ont été hantés. J'en sais qui, lors de l'oc-
cupation de Tunis, se sont persuadé que nous pénétrions dans la
régence pour prendre la péninsule à revers. « Est-ce vrai que vous
voulez nous faire la guerre? «m'a demandé plus d'un. Ces mauvais
desseins des Français, les plus ingénus y ont cru ; les plus roués
ont feint d'en avoir peur pour monter l'opinion contre nous, et
justifier leurs alliances et leurs armemens.
Il faut le dire à leur décharge, les Italiens ne sont pas seuls, en
Europe, à se représenter la France comme un pays batailleur, tou-
jours en quête d'aventures, à la façon des vieux Normands ou des
vieux Gaulois. Les étrangers en sont demeurés, sur notre compte, à
Louis XIV et à Napoléon. Quelle confusion des âges ! Pauvre France,
quel portrait peu ressemblant on s'en fait souvent au dehors ! On
se la figure toujours comme une amazone, brandissant la lance ou
le javelot, une sorte de Clorinde ou de Bradamante impatiente de
repos. Autant vaudrait se peindre l'Italie contemporaine sous les
traits d'une Armide langoureuse, tout entière à l'amour et à la
volupté. L'Italie a singulièrement changé, la France aussi. On
le sait pour le pays du Paslor fido ; personne ne s'aviserait d'y
chercher l'Italie de Goethe ou du président de Brosses. On le sait
moins pour la France. Je me dis parfois que la France est, peut-
être aujourd'hui, le pays le moins connu de l'Europe, et cela, parce
qu'étant le plus visité, il passe pour le mieux connu. Les étrangers
s'assoient aux cafés de nos boulevards, ils savent par cœur les
refrains de nos cafés-concerts; mais cela, grâce à Dieu, n'est ni
Paris ni la France. En réalité, dans notre Europe, devenue une forêt
de baïonnettes, aucune nation n'est plus pacifique que la France.
Elle n'a pas oublié l'Alsace-Lorraine : les vexations imposées par le
conquérant au neichxhind elles canons de Metz braqués sur la route
de Paris la forceraient à se souvenir. Elle n'a pas oublié le pays
qui se souvient d'elle ; mais, en y songeant, elle se rappelle les
maux de la guerre. Elle se plaît à compter sur les platoniques re-
vanches de la Justice ; elle cherche à se persuader que le règne de
la Force ne sera pas éternel et salue, d'avance, l'avènement du
Droit. Elle remet cà l'avenir les revendications du passé, se disant
que, après tout, les Allemands ont mis plus de deux siècles à lui
LA TRIPLE ALLIANCE. 301
reprendre l'Alsace, plus de trois siècles à lui arracher Metz, et
qu'il n'en faudra peut-être pas autant à la France pour rentrer
dans ce qui fut son bien.
Interrogez le grossier successeur de Louis XIV et de Napoléon,
le suffrage universel ; hésitant et divisé sur presque tout le reste, il
est unanime dans sa répulsion pour la guerre. C'est le moins belli-
queux de tous les souverains. A côté de lui, Louis-Philippe était un
coureur d'aventures. Il n'a pas encore pardonné le Tonkin à M.Jules
Ferry. Ses courtisans le savent, et tous, autour de lui, font assaut
de sentimens pacifiques : gauche et droite renchérissent l'une sur
l'autre, lui faisant mêmes promesses. De la Meuse à la Garonne, les
programmes électoraux sont un hymne à la Paix. Il faut les souve-
nirs de l'invasion et les fanfares de la triple alliance pour décider
le Français à supporter les charges militaires. S'il en veut à l'Alle-
magne, c'est surtout de ce qu'en s'installant à Metz et à Strasbourg,
r\llemand l'a condamné à monter éternellement la garde sur les
Vosges.
Et le général Boulanger, qu'en faites-vous? nous crient nos voi-
sins. — A Rome comme à Berlin, on est enclin à prendre les suc-
cès du général pour une manifestation belliqueuse. N'est-ce pas,
semble-t-il, l'explication la plus simple, peut-être même la plus ho-
norable pour la France"? Elle n'en est pas moins erronée. Il y a bien
des ingrédiens dans cette mixture hétéroclite qu'on appelle le bou-
langisme; il y a de la fatigue, du dégoût, du mécontentement; il y
a un désir d'autorité, avec la défiance des autorités traditionnelles;
il y a le vieil instinct monarchique avec des préjugés antimonar-
chiques; il y a le goût des démocraties pour les personnalités
bruyantes, le besoin des peuples de s'incarner dans un homme,
le plaisir des foules à s'ériger des idoles qu'elles brisent ensuite,
l'éternoUe anthropolâtrie des masses qui, faute de dieux à adorer,
s'en font à leur image; il y a de tout dans ce mélange, mais s'il y
entre quelque grain de chauvinisme ou d'ardeur guerrière, c'est
à dose infinitésimale. L'Europe commence à le croire : les électeurs
du général Boulanger sont pour la paix. Son panache rassure les
bonnes gens ; ils y voient volontiers le paratonnerre de la guerre.
Les masses ont des naïvetés colossales. Pour nombre d'ouvriers ou
de paysans. Boulanger impose à Bismarck ; le général est le seul
homme capable de tenir en respect le chancelier. Avec lui, la Prusse
n'osera pas bouger; avec les autres on se sent moins en sûreté. Ce
n'est pas qu'ils soient d'humeur batailleuse. Conservateurs, oppor-
tunistes, radicaux, ils sont tous pacifiques, par situation, autant que
par goût et par conviction. Ce ne sont point des généraux avides
de gloire à conquérir. Ils savent que pour d'autres fronts seraient
les laui'iers des batailles. Le seul homme qui eût osé jeter la France
302 REVUE DES DEUX .MONDES.
dans une guerre est enterré à Nice; c'était un ami de l'Italie, il
s'appelait Gambetta. Ses successeurs ou ses rivaux à la tète des
divers groupes parlementaires ne révent que de batailles à coups
de votes, de guerres de partis, de campagnes électorales. Absorbés
dans leurs luttes intestines, ils ne connaissent qu'une conquête,
celle du pouvoir et des places. République, constitution, revision
sont les étendards sous lesquels ils se rangent. Si leurs querelles
n'ont pas encore détruit ladministration et l'armée françaises, nous
le devons, pour une bonne part, aux menaces du dehors. Les
revues de Rome et de Berlin nous tiennent en haleine; les clai-
rons de l'étranger rappellent au Palais-Bourbon qu'il y a autre
chose que des questions électorales : elles lui remettent en mé-
moire, avec les périls de la France, la solidarité nationale.
Il y a en ce moment, à Paris, un témoin de nos intentions paci-
fiques malaisé à récuser : l'exposition universelle. A travers tous
les incidens soulevés sur notre frontière, pendant que nos voisins
ne cessaient de réclamer de leurs parlemens de nouveaux fonds
pour armer contre nous, la république française construisait des
galeries gigantesques pour loger les industries, les œuvres d'art,
les machines, tout le matériel pacifique du travail contemporain.
Je ne sache pas que jamais peuple ou gouvernement ait donné
à la paix, en face de tels périls, une telle marque de confiance
et d'amour. Quelques-uns prenaient ce sang-froid pour de la témé-
rité ; plus d'un étranger annonçait que ce serait d'autres fêtes qui
célébreraient le centenaire de 1789, et que, si les voisins de la
France venaient la visiter, ce ne serait pas en curieux pour con-
templer la tour de 300 mètres. Eh bien! en face de ce Champ de
Mars, indéniable garant de nos sentimens pacifiques, on va répé-
tant, à Rome comme à Berlin, que si la guerre n'a pas encore éclaté,
l'Europe le doit à la triple alliance. Sur l'un des arcs-de-triomphe
élevés pour l'empereur Guillaume, à Castellamare, on lisait, il y a
quelques mois : Puce iniposla, paix imposée. — Menzognti! crient
à la face de l'univers, la tour Eitïel et le palais des machuies. Jamais
plus menteuse légende ne s'est étalée sur les monumens de l'adu-
lation officielle. On n'impose pas la paix à qui veut la paix.
La triple alfiiance fait profession de garantir la paix ; on pourrait
dire qu'elle la compromet. Nous ne voulons pas mettre en doute
la sincérité des trois puissances ; mais leurs démonstrations paci-
fiques ont une odeur de poudre. Le seul fait d'une alliance de trois
états militaires a quelque chose d'inquiétant. Elle coupe l'Europe
en deux; elle semble inviter à une conti*e-ligue. Elle oblige les
puissances indépendantes à ranger, elles aussi, leurs bataillons en
ligne. Et, de fait, jamais les craintes de g'uerre n'ont été plus fré-
quentes que depuis la conclusion de cette ligue de la paix. Chaque
LA TRIPLE ALLIANCE. 3U3
été, et au cœur même de Thiver, on a vu les peuples et les gouAer-
nemens, réveillés par des alarmes soudaines, se demander si les
armées n'allaient pas enfin sentre-choquer. Au poids sans cesse
croissant des chai'ges militaires qui pèsent sur notre malheureuse
Europe, la triple alliance a ajouté le fardeau des inquiétudes qui
paralysent toutes les affaires. Cette paix qu'elle se vante de nous
conserver, elle nous en a gâté les fruits ; elle nous rend malaisé
d'en jouir en nous la montrant plus précaire que jamais : « Profitez
de la paix, semble-t-elle nous dire, pendant qu'elle dure encore;
pour la défendre, nous avons aligné des millions de soldats tout
prêts à marcher; pour la rendre plus sûre, nous allons encore aug-
menter nos régimens et nos batteries. » Les discours les plus paci-
fiques prononcés en brandissant l'épée et applaudis avec des hour-
ras ont quelque chose depeu rassurant. C'est l'air qui fait la chanson,
dit un de nos proverbes. Il est difficile de nier que le ton et les allures
des souverains ou des ministres des états alhés aient quelque chose
de provocant. C'est un défi qu'ils semblent parfois porter à leurs
voisins d'Occident ou d'Orient. En entendant leurs to(/sts ou en
lisant leurs notes, on songe involontairement à ces forts de la halle
qui vous montrent le poing en disant : « Viens-y ! »
Ici encore, je prierai nos voisins d'Italie de vouloir bien se mettre
à notre place. Que dirait-on à Rome et à Berlin si la France et la
Russie faisaient savoir au monde qu'elles viennent de signer une
alliance pour le maintien de la paix? Imaginez le tsar Alexandre III
venant passer des revues à Paris, ou le président de la république
française, escorté de son ministre des affaires étrangères, faisant
une visite à Pétersbourg ou à Gatchina. Je doute que cela fût pris
à la Consulta comme un gage de paix. La triple alliance pourrait
cependant donner, aux puissances visées par elle, quelque envie de
se concerter en vue de certaines éventualités. Pourquoi ne l'ont-
elles pas fait? Rar sagesse, par prudence, par amour de la paix. Ni
la France, ni la Russie n'ont voulu imiter les procédés des trois
puissances centrales : à Paris comme à Pétersbourg, on est paci-
fique, et, voulant la paix, on ne veut pas répondre à la triple alliance
par une contre-alliance, qui serait prise comme la préface de la
guerre. Mieux vaut ne pas relever le gant. Si, malgré les nuages
amoncelés à l'Orient et à l'Occident, la guerre n'a pas encore éclaté
sm- l'Europe, à qui le doit-elle? Aux deux puissances signalées
comme les perturbatrices du continent ': à la république française
et au tsar russe.
Quel a été « l'ange de la paix? » ainsi que s'exprimaient les mys-
tiques à la chute de Napoléon. Les Italiens nous accuseraient de
railler si nous disions que c'est M. Crispi. L'ange de la paix, s'il
en est un, au siècle du démon des arméniens, c'est l'empereur
304 REVUE DES DEUX MONDES.
Alexandre III. Il a plus de droit à ce titre que son grand-oncle
Alexandre l""", et il peut en tirer plus d'honneur. Pour le mériter,
il lui a fallu dominer de naturels ressentimens, et, ce qui coûte
le plus au maître incontesté de 100 millions de sujets, il lui a
fallu se résigner, à la face du monde, à d'apparentes défaites.
Mieux que l'Auguste de Corneille, il peut dire qu'il est maître de
lui, comme de son vaste empire. Les échecs de sa diplomatie en
Bulgarie, l'orgueil impérial lui conseillait de les couvrir par un
appel à la force. Alexandre Alexandre vitch a résisté aux exci-
tations de son peuple. Sa conscience d'autocrate et de chrétien
répugne à tirer l'épée. Il a fait la guerre et il en connaît l'horreur.
Comme le jeune Louis XIV, après la journée des Dunes, il a visité
les champs de bataille, il en a contemplé le spectacle et senti
l'odeur. Le souvenir des champs de Bulgarie ne l'a point quitté.
Heui'eux les peuples dont le souverain a la mémoire moins courte
que le jeune Louis XIV, et honneur à l'autocrate qui ose être
un homme; mais n'y a-t-il pas quelque chose de mélancolique à
songer que, cent ans après 1789, l'Occident , alTjubli par ses divi-
sions, ne doit la paix qu'aux instincts pacifiques d'un autocrate?
Les Italiens ont, en général, peu de sympathies pour la Russie.
Ils sont trop voisins des Slaves pour ne pas s'en défier. Comme
puissance continentale, l'Italie confine aux Slaves de l'Autriche, sur
les Alpes et l'Adriatique; à Goritz, à Trieste, en Istrie, en Dal-
matie, les Italiens de l'empire austro-hongrois sont en lutte avec
des Slaves ; on comprend que l'Italie soit en garde contre le spectre
du panslavisme. Comme puissance méditerranéenne, elle se sou-
cie peu de voir les Busses atteindre les bords de la Méditerra-
née. Elle trouve qu'il y a déjà assez de concurrens sur les deux
bassins du grand lac. Elle se dit que, le jour où les Cosaques vien-
dront à baigner leurs chevaux dans les flots de la mer Egée ou
du golfe d'Alexandrette, le massif empire du Nord pèsera de ses
100 millions d'habitans sur les rivages du Levant. Tout cela peut
être vrai; mais, ethnographiques ou géographiques, les défiances
que soulève contre l'immense empire son immensité même, il faut
bien reconnaître que l'empereur Alexandre III n'a rien fait pour
les exciter. Sa politique extérieure s'est distinguée, durant les der-
nières années, par sa modération et sa correction. Si la diplomatie
impériale a récemment recouvré quelque ascendant sur plusieurs
Etats d'Orient, c'est en les rassurant sur ses intentions. Les organes
de la triple alliance affectent de voir là le germe de complications
nouvelles. Ils n'admettent point que l'influence de l'Autriche à Bel-
grade, à Sophia ou à Bucharest, puisse diminuer sans que les
chances de guerre en soient accrues. La paix de l'Europe dépend
ainsi des oscillations des petites cours balkaniques. Les luttes
LA TRIPLE ALLIANCE. 305
d'influence sur le Balkan sont inévitables; la Russie a bien su se
résigner à des mécomptes, pourquoi l'Autriche et l'Allemagne ne
feraient-elles pas comme la Russie? Le meilleur moyen d'assurer
la paix de l'Europe par la paij de l'Orient, c'est de respecter Tin-
dépendance des États indigènes. Ils veulent être eux-mêmes; l'Oc-
cident n'a qu'à les y encourager.
Depuis que M. Crispi en a la direction, la politique italienne a
paru prendre une allure plus décidée, d'aucuns disent plus pro-
vocante. Au temps récent encore où M. Depretis était le chef du
cabinet italien, la présence de l'Italie dans la ligue de la paix
inspirait moins de défiance. On connaissait l'humeur pacifique du
vieux goutteux de Stradella; on savait que, au dehors comme au
dedans, il aimait mieux dénouer que couper. Sous le ministère de
ce Cunctator piémontais, on était certain que l'Italie n'irait pas
courir les aventures. Personne n'eût cru que la mort de M. Depre-
tis pût être un événement pour l'Europe. Comme il arrive souvent,
on ne s'en est aperçu qu'après coup. Les Italiens, qui ont de
l'amour-propre, en peuvent être flattés : la recrudescence des
craintes de guerre a coïncidé avec l'arrivée de M. Crispi à la pré-
sidence du conseil. M. Depretis rassurait, M. Crispi a inquiété. L'un
était Piémontais, l'autre est Sicilien. Toute la différence de leurs
procédés tient peut-être à la dissemblance de leurs caractères.
Chez M. Depretis il y avait, disait-on, du renard; chez M. Crispi il
y a plutôt du Uon. C'est un homme d'une natiu-e plus riche; l'âge
n'a point amorti sa fougue. Il est de ceux qui semblent avoir le pri-
vilège de demeurer toujours jeunes; impétueux, exubérant, domi-
nateur, ce septuagénaire a une volonté de fer. C'est un politique de
race ; peut-être a-t-il quelques-unes des parties du grand homme
d'état; le malheur est que, avant la réussite, bien habile qui dis-
tingue un Alberoni d'un Richeheu.
Si M. Crispi a accentué l'alliance, c'est beaucoup par tempéra-
ment, par vivacité naturelle, par besoin de déployer sa force ; c'est
peut-être aussi par calcul, pour faire du bruit, pour se faire va-
loir, pour flatter l'amour-propre national. 11 semble aimer à jouer
à la grande politique ; — c'est un goût qui vient aisément aux an-
ciens démocrates parvenus à la direction des affaires, — et, comme
il n'est plus jeune, il est pressé. Il veut faire grand, ou, ce qui
revient au même, en avoir l'air. M. Gladstone, à son passage à Rome,
en février dernier, a pu lui donner, dans la salle d'attente de la
TOME xav. — 1889. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
gare des Thermes, le conseil de se défier de la politique d'apparat;
c'est un avis que \g premie?- italien aura peine à suivre. Il a trouvé
la triple alliance faite ; il a voulu la faire sonner. Il n'avait pas
attendu, nous l'avons déjà rappelé, la signature d'un traité entre
Rome et Berlin pour lier connaissance avec le prince de Bismarck.
Il savait que « l'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux.»
Comme l'Italie est l'alliée de l'Allemagne, M. Grispi est l'ami de
M. de Bismarck. Biatmtrck e Crhpi était une des inscriptions lapi-
daires qui réjouissaient les yeux de l'empereur Guillaume dans son
voyage au-delà des monts. Une partie de l'ascendant de M. Grispi
\ient de cette auguste amitié. En France, on est porté à croire que
le chancelier a des valets, non des amis; les Italiens n'envisagent
pas la chose du même œil ; là où les Français ne veulent voir qu'une
honte, ils voient un honneur.
M. Grispi n'est pas seulement l'ami de M. de Bismarck; il est, à
certains égards, son élève ou son émule. 11 ne craint pas de lui
emprunter ses procédés de gouvernement, autant du moins que
le permet la diflérence des institutions. Gomme M. de Bismarck,
M. Grispi se sent de force à porter tout le poids du gouvernement.
Le ministère, c'est lui ; il est l'Atlas sur qui repose tout. A son ac-
tivité il faut deux ou trois portefeuilles à la fois ; il a dans une
main les Affaires étrangères, dans l'autre l'Intérieur; et, au parle-
ment, il jongle avec la diplomatie et l'administration, répondant par
la politique étrangère aux interpellations sur sa politique intérieure.
Il a appris, de son ami le chancelier, l'art de jouer de la guerre et
de la paix pour faire marcher une chambre. La triple alliance, les
rumeurs belliqueuses lui servent à enlever un vote. Pour déplacer
trente voix au Reichstag, M. de Bismarck ne craint pas de faire
trembler l'Europe ; M. Grispi est, lui aussi, passé maître dans l'art
de manier les parlcmens et la presse. Il ne croit pas inutile de tenir
les peuples en haleine. Les craintes de guerre ont cela de bon
qu'elles fortifient l'autorité d'un ministre. Attaquer le gouverne-
ment à la veille d'une guerre générale, n'est-ce pas pécher contre
le patriotisme? Aussi le chef du cabinet ne redoute-t-il pas les inci-
dens avec l'étranger, et dans sa bouche, selon la remarque d'un
Italien, l'étranger, lo )itr(iniero,signii\G la France; — l'Allemagne,
l'Angleterre, l'Autriche sont « nos alHées. »
M. Grispi a le verbe haut, il aime à parler fort, comme dans l'af-
faire de Massaoua ; c'est dans son tempérament de Sicilien ; puis il
sait que cela plaît aux peuples. Rien ne les flatte comme un grain
d'insolence vis-à-vis de l'étranger. Josué Garducci, un poète, —
et l'un des deux ou trois plus grands du continent, — a été tou-
ché par les notes à M. Goblet. L'auteur des Odes barbares a celé-
LA TRIPLE ALLL\NCE. 307
bré, dans une lettre publique (i), il gnm l'ecchw pafriofa qui,
dans le livre vert pour Massaoua, a vengé la dignité de l'Italie. Le
poète en a été si transporté que, oubliant anciens vers et anciens
discours contre les Kaiser allemands ou autrichiens, M. Carducci en
a applaudi à la triple alliance, tout en la déclarant non intiero amor
suo. Cette réserve ne nous surprend pas, de la part du barde dé-
mocratique qui, dans le Ca 2>«,de ses Rimennove, chantait, il y a
peu d'années encore, Kellermann et Kléber leon ruggente, et De-
saix, et Marceau, et « Hoche i^ublime. » L'Italien a en lui du poète
et de l'artiste; une politique bruyante, à fanfares sonores, à. éclats
et à fracas, ne déplaît point à son imagination méridionale. C'est ce
sentiment qui, au milieu des souffrances de la péninsule, fait la
force de M. Crispi; il a, pour lui, l'amour-propre national.
Le successeur de M. Depretis a aussi, pour lui, le plus utile des
agens secrets : la presse française. Les attaques des feuilles du
boulevard ont beaucoup contribué à son ascendant. On pourrait
presque dire que son prestige a été fait par les journaux français.
Un homme d'état vilipendé par les pays voisins en devient plus
grand aux yeux de. ses compatriotes. Rien ne vaut pour un ministre
les railleries ou les invectives des journahstes du dehors. C'est une
recommandation d'autant plus précieuse qu'elle ne coûte rien.
Que M. Ferry n'a-t-il eu la bonne fortune d'être le point de mire;
de quelque Figaro ou Gaulois allemand ou italien ; il serait encore
au quai dOrsay. M. Crispi est trop habile homme pour ne pas tirer
parti du concours gratuit que lui fournit la presse de Paris. 11 sait
qu'il n'a rien à redouter de ses attaques ou de ses insinuations.
Un Parisien qui n'a jamais franchi la iDanlieue peut se représenter ■
Mi Crispi comme un humble instrament de la politique de Fried-
richsruhe. Les Italiens connaissent trop la superl3e de leur premier
ministre pour en avoir pareille opinion. Un Crispi n'est le valet de
personne, pas même d'un Bismarck. En est-il le jouet, c'est à son
insu.
On se figure parfois M. Crispi comme le compère de M. de Bis-
marck, comme l'homme qui, au signal convenu, doit brouiller lesf
cartes pour faire le jeu de son patron. Je doute fort, pour ma part,
que l'ancien garibaldien accepte pareil rôle. Il est homme à tra-
vailler pour son propre compte. De même, quand on dit qu'il est.
tout Allemand, on se trompe ; il n'est pas plus Allemand que Fran-
çais.; il est Italien. II fait de la politique italienne; pour être com-
plet, il faudrait dire de la politique crispinienne. Peut-être cette :
pohtique n'est-elle pas. sans préjugés ; peut-être est-elle à courte
vue, plus préoccupée du présent que de l'avenir, plus soucieuse'
(l)'E» février 1889.
308 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'effet que des réalités ; mais peut-être aussi Francesco Crispi
n'eu est-il pas la dupe. Quand il affirme qu'il n'est pas notre eu-
nemi, qu'il ne veut pas l'abaissement de la France, qu'il faudrait
être fou pour désirer la destruction de notre pays, il est fort pos-
sible qu'il soit sincère, car il est trop intelligent pour ne pas sentir
quelle serait la dépendance de l'Italie, si l'Allemagne n'avait plus
de contrepoids en Occident. Il se dit pacifique, il peut l'être in
pello ; son tort est de ne pas craindre de jouer avec les passions
nationales, et, s'il veut la paix, de trop parler le langage de la
guerre.
Si nous voulions juger les Italiens conune trop d'entre eux nous
jugent, nous dirions que les sentimens pacifiques du roi Humbert
et de ses ministres peuvent être moins forts que leurs difficultés
intérieures. On suppose souvent, au-delà des monts, que le gou-
vernement français se jettera dans une guerre pour échapper à ses
<?nnemis du dedans. Mais si les gouvernemens dans l'embarras ne
reculent point devant des diversions aussi criminelles, qui nous
garantit que l'Italie ne recourra pas elle-même à ce périlleux re-
mède, car la péninsule a, elle aussi, ses malaises, ses souffrances
internes, d'autant plus graves qu'elles tiennent à ses conditions
d'existence, à son âge, à la rapidité de sa croissance, à sa com-
plexion encore mal formée.
Nous aurions bien des choses, nous Français de 1889 à envier
à l'Italie : ce n'est pas seulement son beau ciel, la variété et l'indi-
vidualité de ses vieilles cités ; ce sont des biens plus substantiels,
que nous avions perdus avant qu'elle ne les connût, et que nous ne
retrouverons peut-être jamais. Elle possède, cette Italie, aflranchie
depuis moins d'un tiers de siècle, une monarchie libérale vrai-
ment moderne, une dynastie nationale et populaire, aujourd'hui
incontestée ; un roi, qui a succède à son père et qui en est le
digne élève; une reine, dont la beauté, la grâce, l'intelligence ont
été une force pour le trône. Elle a, cette Italie, patrie du carbona-
risme et de Mazzini, une constitution, un statut accepté de presque
tous les Italiens; on n'y entend réclamer ni revision, ni consti-
tuante. Elle a un parlement, dont presque tous les membres sont
constitutionnels. Ses ministres ne sont peut-être point de plus
grands hommes d'état que les nôtres, — M. Crispi lui-même n'est
peut-être pas supérieur aux Ferry, aux Freycinet, aux Rouvier;
mais le pays a une meilleure assiette poUtique, ce qui vaut mieux
que l'éloquence d'un Guizot ou d'un Gambetta. Un Français est
attristé en passant du Palais-Bourbon aux tribunes de Monte-
Gitorio. Des deux parlemens, c'est le plus vieux qui semble le
plus novice ; c'est lui, à coup sûr, qui est le plus turbulent, le
plus bruyant, le plus enfant; c'est à Rome qu'on trouve le plus
LA TRIPLE ALLIANCE. 309
de sérieux dans la discussion, le plus de compétence dans les
affaires, le plus de dignité dans la tenue et dans les joutes ora-
toires. Ce n'est point que le parlementarisme italien n'ait, lui
aussi, ses défauts et ses mécomptes. Le Sénat y a encore moins
d'influence et d'autorité qu'en France. A la Chambre, les bancs des
députés sont d'ordinaire vides. En dehors des grands jours, les
orateurs n'ont d'auditeurs que les huissiers et les sténographes.
On a vu, au cours d'une discussion, demander la parole par té-
légramme, de Naples ou de Florence. Chose plus grave, les partis
sont en décomposition ; la gauche et la droite ont été mêlées et
défaites par le transformisme de M. Depretis, repris à son compte
par M. Crispi. Mais la reconstitution, le groupement rationnel des
partis est autrement facile qu'en France ; on en voit les élé-
mens, il n'y a qu'à les mettre en œuvre. Des grandes puis-
sances du continent, l'Italie est celle où la liberté politique est le
mieux entrée dans les mœurs. C'est là, pour un état moderne, un
primato qui vaut mieux que la gloire des armes. Cette supériorité,
l'Italie la doit moins au génie ou au patriotisme de ses hommes
d'état, les Cavour, les Ricasoli, les Minghetti, qu'aux traditions de
sa dynastie et au sens pratique de sou peuple.
Voilà bien des avantages pour le jeune royaume. Malheureuse-
ment les nations ne vivent pas de politique; les hommes d'état ont
tort de l'oublier. La situation économique de la Péninsule est loin
d'être aussi bonne que sa situation politique. C'est là le côté faible
du pays ; il a grandi trop vite ; il en a gardé une sorte de mai-
greur, de gracilité de formes ; il n'a pas eu le temps de prendre
du corps. L'aurait-il eu, la politique ne le lui eût pas permis ; elle
l'a surmené, elle lui a demandé des efforts excessifs, sans tenir
compte de ses forces. L'Italie passe aujourd'hui par une crise éco-
nomique, suite manifeste de sa politique.
On pourrait dire qu'elle est la victime de la triple alliance; et
comme son gouvernement y tient, comme il en a, hier encore, res-
serré les nœuds, et qu'il lui serait, aujourd'hui, malaisé de s'en dé-
gager, on peut craindre que, n'en pouvant supporter indéfiniment
les charges, la jeune monarchie ne soit pressée d'en tirer parti et
ne se voie ainsi entraînée à un coup de tête. Voilà par où l'Italie
inquiète l'Europe. Elle se prépare à grands frais à une guerre que
personne ne veut lui faire ; la guerre ne venant pas, et l'Italie ne
pouvant toujours attendre, n'est-il pas à redouter qu'elle ne soit
tentée de courir au-devant? C'est une opinion assez répandue, en
tout pays, que les puissances de l'Europe ne peuvent toujours con-
tinuer à augmenter leurs arméniens; que l'heure viendra où,
n'ayant plus la force ou la patience de supporter la paix armée,
elles préféreront les chances de la guerre. C'est assurément là un
310 REVUE DES DEUX MONDES.
des dangers de la silualioii ; mais s'il est un pays qui plie sous le
faix, c'est l'Itallfe. La France, 1* Allemagne, même la Russie et l'Âu-
triche-Hongrie peuvent longtemps supporter ce trop lourd far-
deau ; elles en souffrent, elles en. sentent la gène dans tous leurs
membres ; elles ne sont pas obligées de demander grâce. Des cinq
puissances continentales, l'Italie semble celle qui pourra tenir le
moins longtemps à ce jeu écrasant. Elle donne déjà des signes de
lassitude.
L'arbre se reconnaît à ses fruits, a dit l'Évangile. Les fruits de
la politique italienne sont amere. Comparez l'Italie de 1889, l'Italie
de la triple alliance, à l'Italie libre d'il y a quelque dix ans: le
rapprochement est instructif. Au début du règne du roi Humbert,
la monarchie unitaire était, après vingt ans d'efïorts, parvenue enfin
à l'équilibre du budget, à ce fameux parcggîo, qui était comme la
terre promise, où les plus illustres de ses hommes d'Etat avaient
eu tant de peine à la conduire. En 1889, comme en 1888, en 1887,
son budget est de nouveau retombé en déficit; il' ne se solde
qu'avec des emprunts de plus en plus onéreux; l'équilibre n'est
plus, pour elle, qu'un paradis perdu dont le démon des armé-
niens lui défend la porte. Aux premières années du roi Hum-
bert, l'Italie abolissait le cours forcé, elle supprimait les impôts les
plus lourds ou les plus impopulaires, le droit sur la mouture, le
inacinulo, prélevé sur la polenta du pauvre ; en 1889, M. Crispi
était contraint de proposer de nouvelles taxes, dure nécessité pour
un homme qui, pendant vingt-cinq ans, n'a cessé de réclamer
la réduction des impôts. Il y a quelques années à peine, alors que
l'Italie était bée à la France par un traité de commerce , l'agricul-
ture du royaume était prospère , les exportations toujours en crois-
sance; aujourd'hui, le traité a été dénoncé, les plaintes sont géné-
rales, la misère s'étend, les paysans du midi ont faim, \Q.%rontadini
de Lombardie s'agitent. Pour évaluer ce que la triple alliance
coûte à l'Italie, il n'y a qu'à consulter les statistiques officielles.
En aucun pays ce seindce n'est conduit avec plus d'intelligence.
Les étrangers curieux de mesurer de combien a reculé l'Italie
n'ont qu'à compulser les documens italiens. Pour l'état des
finances, ils peuvent s'en référer à une récente étude de M. Glad-
stone ; elle est peu encourageante (1).
Il est intéressant de comparer l'Italie à elle-même; il ne l'est pas
moins de la comparer à autrui. Un fait me frappe entre tous. De-
puis deux ou trois ans, depuis que M. Crispi conduit la politique
italienne, il n'est peut-être pas un État d'Europe ou d'Amérique,
(1) Au lecteur qui préfère l'italien à l'anglais, nous pouvons recommander les ré-
centes études de M. Luzzatti dans la "Suava Antologin.
LA TRIPLE ALLIANCE.
311
grand ou petit, monarcliie ou république, dont les fonds n'aient
bénéficié d'une hausse considérable. J'ai beau parcourir la cote des
Bourses européennes, je ne découvre qu'une exception, les fonds
italiens. Au milieu de la hausse générale des valeurs d'Etat, les
rentes italiennes ont été seules à baisser ou à demeurer station-
naires, ce qui, devant la hausse universelle, revient au même.
Tandis que le crédit de la France, de l' Autriche-Hongrie, des pays
Scandinaves, de la Russie, de TEspagne, du Portugal, de la Grèce,
de l'Egypte, de la Turquie même, que le crédit du Brésil, du Chih,
de la Répubhque argentine, de l'Uruguay, du Mexique, s'améliorait
d'une manière sensible, tandis que la plupart des États européens
ou américains procédaient à de fructueuses conversions, le 5
pour 100 itahen retombait au-dessous du pair, qu'il promettait de
dépasser, il y a peu d'années encore. Le grand phénomène de la
diminution du taux de l'intérêt, qui affecte tous les États civihsés et
allège tous les budgets, semble ne pas avoir atteint l'Italie. La pé-
ninsule semble rester en dehors du mouvement économique con-
temporain. Et cette remarque ne s'applique pas uniquement aux
fonds de l'État italien, mais à la plupart des valeurs italiennes :
chemins de fer, banques, sociétés financières, mobilières ou immo-
bilières. Ce seul fait montre que l'Europe, que les capitaux inter-
nationaux, français, anglais, hollandais, belges, allemands même,
n'envisagent pas la triple alliance comme une garantie de sécurité
et de prospérité pour l'Italie. Les capitaux ne font guère de poli-
tique, surtout de politique sentimentale; ils ne connaissent guère
les sympatliies et les antipathies nationales; ils sont positifs, ils
sont défians: ils redoutent les risques. S'ils se sont éloignés de
l'Italie, c'est que la politique italienne a excité leurs appréhen-
sions.
Telle est la conséquence de la place prise par l'itahe dans « la
ligue de la paix. » Que représente, pour les capitaux, l'intimité
de la maison de Savoie et des Hohenzollern? Elle représente deux
choses : au dedans, des charges budgétaires; au dehors, des
chances de guerre. La politique d'union étroite avec Berlin a ainsi
porté un double coup aux finances italiennes. Il semble qu'une
alliance conclue en vue de la paix doive avoir pour effet de mettre
un pays à l'abri des charges de la guerre en lui assurant, en cas
de péril, le concours des États alliés. Or, en Italie, l'aUiance alle-
mande a produit des effets tout opposés. Au heu de permettre aux
Itahens de dimmuer ou d'arrêter lem's dépenses mihtaires, elle les
contraint à les accroître sans cesse, pour se mettre au niveau des
exigences de Berlin. On nous dit que ces arméniens à outrance
sont le moyen de garantir la paix; ce paradoxe serait-il un
312 REVUE DES DEUX MONpES.
« truisme, » il serait difficile de voir là un moyen d'améliorer les
linances du royaume.
Il y a deux États en Europe dont, depuis quelques années, la
gestion financière a été singulièrement défectueuse ; l'un est l'Ita-
lie, l'autre est la France. Les deux nations sœurs se ressemblent
par plus d'un trait de famille ; toutes deux ont un train dépensier.
Mais, entre elles, il y a une différence : la France a une richesse ac-
cumulée et une capacité d'épargne que ne possède pas sa voisine.
La France est encore assez riche pour payer les fantaisies ou les fo-
lies de ses gouvernans. Si l'État français est prodigue, le peuple fran-
çais est économe. Tandis que l'État s'endette et s'appauvrit, les
particuliers ont continué à s'enrichir et à épargner. La crise agri-
cole et industrielle, le phylloxéra, la chute du Panama et du Comp-
toir d'escompte n'ont pas empêché la France d'accroître ses ré-
serves. A-t-elle pei'du, depuis deux ou trois ans, sur ses fonds
italiens, elle a gagné sur ses fonds étrangers des deux mondes,
sur les fonds espagnols, portugais, russes, autrichiens, hongrois,
égyptiens, argentins. Le gouflre financier que son gouvernement
s'est amusé à creuser sous ses pieds, la France a, malgré tout, de
quoi le combler. Quelques années de bon gouvernement y suffi-
raient. Si la richesse est un des premiers èlémens de la puissance
des États, la France n'a jamais été aussi puissante qu'aujourd'hui.
Vous qui, de la tour Eiffel, avez contemplé le Champ de Mars, n'est-ce
pas votre avis?
L'ItaUe, aussi, veut être une grande puissance ; elle en a le droit
et elle en a les élémens ; à une condition, c'est qu'elle ménage ses
forces. Or, de l'avis de ses meilleurs amis, ce n'est point c«
qu'elle fait, depuis quelques années. Sous prétexte de se fortifier
dans le présent, elle s'affaiblit pour l'avenir. Où la conduira
cette politique ? se demande M. Gladstone ; à la puissance ou à
l'impuissance? lo poiver or lo impotence? L'Italie, ajoute le re-
jiresentant du Midiothian, est encore (in infant state ; chez cet
État enfant, ce qui doit devenir des os n'est présentement que
cartilage. Et, reprenant la même pensée sous différentes formes,
M. Gladstone compare l'Italie aux chevaux qu'on fait courir trop
jeunes et qui sont contraints de renoncer au turf, après avoir perdu
le prix. Ce qui menace la péninsule, c'est le mal le plus grave qui
puisse frapper la jeunesse, un arrêt de croissance. H y a quelques
mois, à Rome, je contemplais avec tristesse, sur l'emplacement des
vertes murailles de cyprès et de lauriers de la villa Ludovisi, de
massives maisons à cinq ou six étages, aux murs de briques blan-
chis à la chaux. A ces espèces de casernes ouvrières, il ne man-
quait guère, pour être habitables, que des toits et des fenêtres.
LA TRIPLE ALLIANCE. 313
C'était tout un quartier dont la construction était suspendue, faute
d'argent. Je me demandais, en cherchant dans la boue des nou-
velles rues le tracé des ombreuses allées de l'ancienne yilla, si ces
lourdes bâtisses inachevées, élevées par un syndicat en faillite sur
les jardins d'un prince romain, devaient être le symbole de l'Italie
moderne.
VI.
Ce que la triple alliance est en train de faire de la péninsule,
M. Gladstone vient de le dire. Combien différente eût été la situa-
tion de l'Italie si, au lieu de s'enchaîner à Berlin et à Vienne, elle
eût gardé les mains libres! Elle ne courrait pas le risque d'être
entraînée par ses alliés dans des querelles qui ne sont pas les
siennes. Elle n'accablerait pas ses paysans d'impôts pour affermir
le joug de l'Allemagne sur l'Alsace-Lorraine et assurer à l'Autriche
l'annexion de la Bosnie-Herzégovine. N'ayant pas déclaré son choix,
elle se verrait recherchée et courtisée de tous. Une guerre survien-
drait, qu'elle pourrait faire ses conditions et réaliser à bon prix
son alliance ou sa neutralité. Les bénéfices de la guerre sont aléa-
toires, ceux de la paix, certains. Une Italie libre eût mis largement
à profit la paix précaire des dernières années. Elle en eût profité
pour augmenter ses ressources en diminuant ses charges, pour
donner à ses finances tendues à l'excès l'élasticité qui leur
manque, en un mot, pour élargir et fortifier les bases de sa puis-
sance.
Que M. Crispi nous permette un rapprochement qui n'a rien
d'injurieux pour ses compatriotes. Comparez l'Italie à la Russie,
dont elle a pris la place dans la triple alliance. Entre les finances
des deux États, il y a plus d'un, trait de ressemblance. Toutes deux,
la massive Russie et la svelte Italie, sont retardées dans leur déve-
loppement par le poids des impôts et de la dette qu'elles traînent
après elles ; toutes deux ne peuvent guère emprunter qu'en recou-
rant à l'étranger. Il y a peu d'années, les fonds italiens étaient
cotés au-dessus des fonds russes ; et c'était justice, car, par tous
les èlémens de la civihsation, le jeune royaume était en avance sur
le colosse slave, et, par sa situation géographique, il semblait moins
exposé à la guerre. Aujourd'hui, les fonds russes ont dépassé les
fonds italiens. Qui a renversé la balance? La triple alliance. Pen-
dant que l'Italie armait avec ostentation pour le compte de Berlin
et de Vienne, le tsar, tout en maintenant ses armées sur un pied
formidable, savait inspirer confiance dans ses intentions pacifiques.
Avec l'aide des capitaux français, il procédait, en dépit des attaques
de Berlin, à de vastes conversions, allégeant d'autant ses finances.
314 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est le seul appui que la France ait prêté à la Russie ; mais il a
son prix. Ce qu'ils ont lait pour l'empire autocratique, les capitaux
français étaient tout prêts à le faire pour l'Italie libérale. Que leur
eùt-il fallu pour cela? La foi dans les déclarations pacifiques de la
ConsLiltâ. Un pays qui voit son voisin armer contre lui regarde na-
turellement à lui confier ses économies.
Poursuivons cette enquête. L'Italie a éié durement atteinte par
la dénonciation du traité de commerce avec la France. Tout a été
dit, des deux côtés, sur cette rupture inégalement préjudiciable aux
deux pays. Celui qui devait y perdre le plus est celui qui en a pris
l'initiative. Avec le courant protectionniste qui envahit l'Europe,
avec la répugnance contre les conventions commerciales soulevées
chez nous par le traité de Francfort, en face des souffrances de
l'agriculture et de la viticulture françaises, devant les défiances
suscitées de ce côté des Alpes par les alliances de l'ItaUe. le traité
de commerce ne pouvait être renouvelé qu'à force de prudence et
de patience. Le tort du gouvernement italien a été de ne pas le
comprendre. Pourquoi l'Italie a-t-elle dénoncé un traité dont le
renouvellement lui importait dix fois plus qu'à la France? Par
amour-propre, pour ne pas s'exposer à être prévenue par la France,
comme si les vignerons de la Pouille et de la Sicile ne valaient
pas une satisfaction de vanité. De même, dans les négociations pour
un nouveau traité. Le gouvernement italien a voulu l'emporter de
haute lutte ; il a prétendu imposer sa méthode, faire accepter comme
base de négociations le tarif général de M. Ellena, tarif de guerre
dressé ad hoc, spécialement contre nous. Le procédé était pea sé-
rieux; eùt-il été légitime, c'était à l'Etat le plus intéressé au traité
à se montrer le plus coulant. Le ministère italien a bien voulu,
après coup, se départir de ses premières exigences; il se fût con-
tenté de qiic\(\ne m 0 dus ricendi ; mais \\ était trop tard. Ses pro-
cédés avaient indisposé l'opinion française; l'ouverture de la guerre
de tarifs avait déjà tourné visiblement au détriment de la pénin-
sule ; puis, comment faire voter un traité de commerce par une
chambre au terme de son mandat? En d'autres circonstance&, l'in-
térêt politique, le désir de nous concilier l'amitié de nos voisins
eût pu faciliter la conclusion d'un traité. Il en avait été ainsi en
1881 ; mais comment, en 1888, la polhique y eût-elle aidé? Pen-
dant qu'elle était en négociations commerciales avec la France,
l'Italie resserrait, avec ostentation, les nœuds de l'alliance alle-
mande.
Certains de nos voisins semblent s'être fait un programme sin-
gulier : alliance sur terre avec l'Allemagne et l'Autriche, alliance
sur mer avec l'Angleterre, convention commerciale avec la France,
LA TRIPLE ALLIANCE. 315
pour garder à la production nationale son principal débouché. Cela
était trop roué pour n'être pas naïf. Il est difficile dentrer avec
fracas dans une ligue contre un pays et, en même temps, de con-
clm'e avec ce pays une alliance commerciale. Un traité de com-
merce avec les amis de l'Allemagne semble à beaucoup de Français
un jeu de dupe. Ils se représentaient mal les Italiens réclamant,
dans itne dépèche, l'accès de notre marché, et dans une autre, as-
surant à nos adversaires le concours de leurs armées. Pour le gros-
sier bon sens de nos bourgeois, ce sont là combmaisons bien sub-
tiles. Si les Italiens ont besoin de débouchés, disent nos Lorrains
et nos Bourguignons, qu'ils en cherchent auprès de leurs alhés les
Allemands. — L'Allemagne, par malheur, est peu disposée à
sacrifier ses intérêts ou ses préjugés économiques à l'amitié de ses
partners d'outre-mont. L'alliance italo-prussienne n'a pas valu à la
péninsule la plus mince concession commerciale. Aujourd'hui même,
le Zollverein allemand frappe les produits italiens, les vins notam-
ment, de droits plus élevés que le tarif français ; et TAllemagne est
réputée l'alliée de l'Italie, et personne ne songe à incriminer ses
tarifs. Elle ne fait rien pour alléger les souffrances de l'agriculture
itahenne ; elle se contente d'occuper, sur les marchés de la pénin-
sule, la place enlevée à l'industrie française. L'Allemagne, dans ce
htige commercial, est le tertius gtindens. On comprend qu'elle s'ap-
plaudiss-e de la résiliation du traité de 1881 ; c'est tout profit pour
son industrie, aussi bien que pour sa politique.
Il serait déraisonnable à l'ahiée de la Prusse de nous demander
plus de souci de son bien-être que ne lui en témoignent les Alle-
mands. Si elle souffre, la faute n'en est pas à nous, mais bien plutôt
à son hostilité contre nous; elle est à ce fjii'un Italien, M. Jacini,
nomme la megalomania. à cette manie des grandeurs non moins
funeste aux peuples qu'aux individus. Certes, il y a quelque chose
d'attristant dans les souffrances d'une grande et noble nation, na-
guère notre amie, alors même que, aigrie contre nous, elle nous
fait des reproches immérités. Avez-vous jamais vu une femme
aimée, longtemps malade et injustement malheureuse, arrachée
avec peine au deuil et à la mort, retomber tout à coup par sa propre
imprudence, s'étiolant lentement devant vous, par sa faute, et vous
accusant de sa rechute? Tel est, je l'avoue, le sentiment que j'ai
ressenti, lors de ma dernière visite à l'Italie, car l'enchanteresse est
de celles qu'on aime comme une femme. Le spectacle est particu-
lièrement pénible pour les Français qui s'étaient réjouis de saré-
surrection, escomptant au profit de l'Europe le rajeunissement de
son libre génie. Ce qu'il y a peut-être, pour nous, de plus doulou-
reux, c'est que sa politique nous défend de nous laisser aller à
notre attendi-issement. Le bouvier de la Maremine ou le pâtre de
316 REVUE DES DEUX MONDES.
r Apennin n'est pour rien dans la triple alliance; il n'en est que
rinnocente victime. Qu'il soufire, puisque ses maîtres le veulent !
Nous n'avons même plus le droit de le plaindre, nous qu'on lui
désigne comme ses ennemis. Que l'Italie s'affaiblisse, qu'elle s'ap-
pauvrisse, le patriotisme nous commande de nous eu consoler,
puisque, ce qu'elle a de forces et de richesses, elle l'a engagé à nos
ennemis !
Hélas ! il a bien falin nous faire, malgré nous, à l'idée d'une
lutte fratricide avec cette Italie affranchie par nos armes. Il est dur,
pour un pays placé en face d'un adversaire implacable, de penser
([ue, au moment de croiser les épées, il risque d'être attaqué dans
les jambes par un voisin qu'il s'était habitué à regarder comme un
ami. Pour sérieuse que soit pareille éventualité, la France n'a pas
lieu de perdre courage. Elle doit envisager virilement la possibi-
lité d'un double assaut, et se tenir prête à le repousser sans forfan-
terie, comme sans couardise. Après tout, ce ne serait pas la première
fois que la France ferait front à l'ennemi sur les Vosges et les Alpes
à la lois. Ce qu'elle a fait en d'autres temps, elle peut le recom-
mencer. Elle possède en hommes et en matériel des ressources
infiniment supérieures à celles de Louis XIV et de Napoléon. Si l'en-
nemi est plus redoutable, une diversion de l'Italie sur notre flanc
droit n'aurait pas, pour nous, toute la gravité qu'imaginent nos
adversaires. Ce n'est pas que nous fassions fi des Italiens ; ce se-
rait une sottise et une injustice. Ils ont une armée et une flotte;
leurs officiers ont un vif sentiment de l'honneur militaire; leurs
soldats sont disciplinés, sobres, patiens, agiles, plus résistans à la
fatigue et aux privations que ne le suppose l'étranger. J'inclinerais
à croire que le grand état-major allemand ne fait pas de l'armée
alliée tout le cas qu'elle mérite. Il la juge trop avec le pédantisme
tudesque. Quant à nous, que nos voisins nous pardonnent, si nous
les estimons assez pour prendre quelques précautions contre eux
sur les cols ou dans les gorges de la montagne.
Quelle que soit la valeur de ses soldats, nous aurions, dans une
guerre contre l'Italie un allié qui ne manquerait pas à l'appel ; la
nature. Il y a encore des Alpes, et si les Alpes sont un rempart,
c'est surtout de notre côté. Jamais, depuis qu'il y a une France,
invasion par la Provence ou le Dauphin é n'a réussi. Un écrivain mi-
litaire allemand calculait récemment que, en cas de guerre, les
Italiens immobiliseraient un tiers des forces de la France (1). Je
n'engagerais pas l'état-major de Berlin à s'y fier. Deux corps d'ar-
mée sulTu'aient à arrêter les Italiens, au moins pendant les premières
semaines. Nos ennemis auraient à compter avec les difficultés géc-
(1) Voyez la Deutsche Rundschau, juin 1889.
LA TRIPLE ALLIANCE. 317
graphiques d'une mobilisation péninsulaire, avec l'insuffisance du
niatériel des chemins de fer, avec l'encombrement de lignes dont
la plupart n'ont qu'une seule voie , sans parler du danger de
voir couper les ferrocie du littoral. Les Italiens seraient encore
au pied des Alpes que le sort de la guerre pourrait être décidé
dans les plaines de l'est. Ce qui courrait le plus de risques, ce
serait l'Afrique française; mais encore, le "débarquement d'une
armée sur la côte berbère est-il une opération plus compliquée
qu'au temps des Scipions; et les destinées de l'Afrique se déci-
deraient en Europe, entre Français et Allemands. Les grandes ba-
tailles auraient chance d'être li\Tées sans les Italiens. Pour donner
la main aux Allemands, par-dessus les Alpes, ils ont, il est \Tai,
un chemin, la Suisse; mais la route est barrée par les traités; et si
pareille barrière n'arrête pas les Italiens, ils trouveront, au haut du
Gothard, du Simplon, du Saint-Bernard, un vaillant petit peuple qui
leur fera faire halte. Il ne nous déplaît pas, quant à nous, de voir
les alliés de l'Italie menacer la neutralité suisse ou belge. Cela mon-
tre à tous de quel côté est en Europe le sentiment du droit et le
respect de la liberté des peuples. Pour s'y tromper, il faut qu'un
Italien ait oublié les traditions du Risorgimento.
Une guerre entre la France et l'Itahe î Bien coupables, devant la
civilisation, les hommes qui nous mettent en face de pareille per-
spective ! Une guerre ! pourquoi ? — Il nous faut terminer par où
nous avons commencé. Qu'y a-t-il donc d'inexpiable entre les deux
nations? Est-ce Tunis, la seule acquisition subeuropéenne de la
France à une époque où l'Italie, la Prusse, l'Autriche, la Russie
ont toutes recule leurs frontières ; Tunis , qu'à Berlin M. de Bis-
marck et lord Beaconsfield offraient à la France comme une fiche
de consolation? Les Italiens oublient que, sans l'imprudence de
leur gouvernement ou de leurs agens, nos soldats ne camperaient
point au pied du Bardo. Laisser les Italiens occuper l'étroite ré-
gence tunisienne, c'était compromettre l'Algérie et nous exposer à
une guerre avec eux pour la possession de Bône ou de Constan-
tine. Sommes-nous donc à l'âge où le vieux nom d'Afrique ne dé-
signait que l'angle de la Berbérie? Tunis n'est ni l'Afrique, ni la
Méditerranée; sur le continent noù*, comme sur la mer bleue, il y
a place pour d'autres, à côté de nous. Notre frontière algérienne
assurée par la marche de Tunis, personne en France ne songe à
étendre la main sur Tripoli, ou sur le Maroc. Si la Tripolitaine doit
revenir à un état européen, c'est à l'ItaUe. Mais il ne nous appar-
tient pas de disposer de ce qui n'est point à nous. Quels obstacles
l'Italie a-t-elle rencontrés, de notre part, dans ses entreprises colo-
niales? Ne l'avons-nous pas, sur la Mer-Rouge, laissée s'etabhr
318 REVUE DES DEUX MONDES.
idans la baie d'Adulis, sur laquelle nous aurions pu faire valoirdQS
; droits antérieurs aux siens? A l'heure où la presse italienne, avec
lia bienveillance qu'elle nous témoigne parfois, nous accusait de
favoriser le débar(|uement des cosa({ues d'Acliinof, nos vaisseaux
étaient en teain de bombarder les soi-disant cosaques libres; el
cela au risque de froisser nos amis de Moscou. Nous serions curieux
de voir nos voisins;, "qui nous soupçonnent de faire le jeu de la po-
litique russe, montrer autant d'indépendance vis-à-vis des Alle-
mands.
Les Italiens ont toujours à la bouche la liberté de la Méditerra-
née. La Méditerranée libre, nous la voulons comme eux, pour ne
pas dire plus qu'eux, car nous ne pensons pas qu'il faille en livrer
les deux portes aux Anglais. Nous tenons à la liberté de la naviga-
tion, et nous avons cherché à l'assurer, sans le concours de l'Italie,
dans les négociations pour la neutralité du canal de Suez. Nou.s
n'avons pas l'ignorance de regarder la Méditerranée comme un
lac, nous qui l'avons réunie à la mer Rouge ; mais nous nous éton-
nons de voir des riverains appeler ou fortifier, sur cette mer latino-
hellenique, des peuples que la nature semblait en écarter. A Rome,
il semble qu'on croie servir la liberté de la Méditerranée en, aidant
les Anglais à s'installer à demeure en Egypte, ou en ouvrant aux
influences allemandes T Asie-Mineure ou le Maroc. Quant à l'Adria-
tique, l'ancien lac vénitien, est-ce notre faute si l'ascendant de
l'Italie y est en déclin ?
Sur mer comme sur terre, la politique italienne s'est fait un ho-
rizon bien étroit; elle n'est pas aveugle, elle est myope. Sa vue ne
perce ni l'espace ni le temps ; le lointain et l'avenir lui échappent.
Elle aperçoit la paille dans les yeux de la France et ne distingue
pas la poutre dans l'œil de l'Allemagne ou de la Grande-Bre-
tagne, aspirant l'une à la suprématie de l'Europe, l'autre à la domi-
nation des mers. S'il est une chose manifeste cependant, à qui sait
voir de loin et de haut, c'est qu'Italie et France ont les mêmes in-
térêts essentiels.
Ni France ni Italie ne peuvent rêver un primat o continental ou
maritime; si grand que soit leur passé, la lutte pour l'hégémonie
est entre d'autres. Quel est leur intérêt suprême à toutes deux?
'L'indépendance des peuples, la liberté, partant l'équilibre de l'Eu-
rope. Devant ce grand objet, combien mesquines paraissent toutes
Hes dissidences ou les jalousies! L'Italie a-t-elle déçu les espérances
que notre affection avait mises sur elle, c'est qti'elle a temporaire-
ment méconnu sa mission européenne et son intérêt national. Qu'un
Dieu la ramène au juste sens de ses propres intérêts, c'est la seule
prière que je fasse pour elle.
thaïs
CONTE PHILOSOPHIQUE
\V.
LE PAPYRUS.
Thaïs était née de parens libres et pauvres, adonnés à l'idolâtrie.
Dti temps qu'elle était petite, son père gouvernait, à Alexandrie,
proche la porte de la Lune, un cabaret que fréquentaient les ma-
telots. Certains souvenirs vifs et détachés lui restaient de sa pre-
mière enfance. Elle revoyait son père assis à Tangle du foyer, les
jambes croisées, grand, redoutable et tranquille, tel qu'un de''
ces vieux Pharaons que célèbrent les complaintes chantées par'
les aveugles dans les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et'
triste mère, errant comme un chat affamé dans la maison qu'elle
emplissait des éclats de sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de ^
phosphore. On contait dans le faubourg qu'elle était magicienne et
qu'elle se changeait en chouette, la nuit, pour rejoindre ses amans.
On mentait : Thaïs savait bien, pour l'avoir souvent épiée, que sa
mère ne se livrait point aux arts magiques, mais que, dévorée d'ava-
rice, elle comptait toute la nuit le gain de la journée. Ce père inerte
(t) Voyez la Revue du 1" juillet.
320 REVUE DES DEUX MONDES.
et celte mère avide la laissaient chercher sa vie comme les bêtes de
la basse-com*. Aussi était-elle devenue très habile à tirer une à une
les oboles de la ceinture dos matelots ivres en les amusant par des
chansons naïves et par des paroles infâmes dont elle ignorait le
sens. Elle passait de genoux en genoux dans la salle imprégnée de
l'odeur des boissons fermentées et des outres résineuses ; puis, les
joues poissées de bière et piquées par les barbes rudes, elle s'échap-
pait, serrant les oboles dans sa petite main, et courait acheter des
gâteaux de miel à une vieille femme accroupie derrière ses paniers
sous la porte de la Lune. C'étaient tous les jours les mêmes scènes :
les matelots contant leurs périls, quand l'Euros ébranlait les algues
sous-marines, puis jouant aux dés ou aux osselets et demandant,
en blasphémant les dieux , la meilleure bière de Cilicie. Chaque
nuit, l'enfant était réveillée par les rixes des buveurs. Les écailles
d'huîtres, volant par-dessus les tables, fendaient les fronts, au
milieu des hurlemens furieux. Parfois, à la lueur des lampes fu-
meuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir.
Ses jeunes ans ne connaissaient la bonté humaine que par le
doux Ahmès, en qui elle était humiliée. Ahmès, l'esclave de la mai-
son, .Nubien plus noir que la marmite qu'il écumait gravement,
était bon comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thaïs
sur ses genoux et il lui contait d'antiques récits où il y avait des
souterrains pleins de trésors, construits pour des rois avares, qui
mettaient à mort les maçons et les architectes. Il y avait aussi, dans
ces contes, d'habiles voleurs qui épousaient des filles de rois et des
courtisanes qui élevaient des pyramides. La petite Thaïs aimait Ahmès
comme un père, comme une mère, comme une nourrice, et comme
un chien. Elle s'attachait au pagne de l'esclave et le suivait dans le
cellier aux amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets mai-
gres et hérissés, tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient
mieux que des aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Sou-
vent, la nuit, sur la paille, au lieu de dormir, il construisait pour
Thaïs des petits moulins à eau et des navires grands conmie la
main avec tous leurs agrès.
Accablé de mauvais traitemens par ses maîtres, il avait une oreille
déchirée et le corps labouré de cicatrices. Pourtant son visage gar-
dait un air joyeux et paisible. Et personne auprès de lui ne son-
geait à se demander d'où il tirait la consolation de son âme et
l'apaisement de son cœur. Il était aussi simple qu'un enfant. En
accomplissant sa tâche grossière, il chantait d'une voix grêle des
cantiqu(>s qui faisaient passer dans l'âme de Thaïs des frissons et
des rêves. Il murnmrait sur un ton grave et joyeux :
— Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu d'où tu viens? — J'ai vu le suaire
THAÏS. 321
et les linges et les anges assis sur le tombeau, et j'ai vu la gloire
du Ressuscité.
Elle lui demandait :
— Père, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau?
Et il lui répondait :
— Petite lumière de mes yeux, je chante les anges, parce que
Jésus Notre-Seigneur est monté au ciel.
Ahmès était chrétien. Il avait reçu le baptême et on le nommait
Théodore dans les banquets des fidèles, où il se rendait secrète-
ment pendant le temps qui lui était laissé pour son sommeil.
En ce temps-là, l'Église subissait l'épreuve suprême. Par l'ordre
de l'Empereur, les basiliques étaient renversées, les livres saints
bridés, les vases sacrés et les chandehers fondus. Dépouillés de
leurs honneurs, les chrétiens n'attendaient que la mort. La terreur
régnait sur la communauté d'Alexandrie ; les prisons regorgeaient
de victimes. On contait avec effroi, parmi les fidèles, qu'en Syrie,
en Arabie, en Mésopotamie, en Gappadoce, par tout l'Empire, les
fouets, les chevalets, les ongles de fer, la croix, les bêtes féroces
décliiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, déjà célèbre
par ses visions et ses solitudes , chef et prophète des croyans
d'Ég^-pte, fondit comme l'aigle, du haut de son rocher sauvage,
sur la ville d'Alexandrie, et, volant d'église en église, embrasa de
son feu la communauté tout entière. Invisible aux païens, il était
présent à la fois dans toutes les assemblées des chrétiens, souillant à
chacun l'esprit de force et de prudence dont il était animé. La per-
sécution s'exerçait avec une particulière rigueur sur les esclaves.
Plusieurs d'entre eux, saisis d'épouvante, reniaient leur foi. D'au-
tres, en plus grand nombre, s'enfuyaient au désert, espérant y vivre
soit dans la contemplation, soit dans le brigandage. Cependant
Ahmès fréquentait comme de coutume les assemblées, visitait les
prisonniers, ensevelissait les martyrs et professait avec joie la reli-
gion du Christ. Témoin de ce zèle véritable, le grand Antoine, avant
de retourner au désert, pressa l'esclave noir dans ses bras et lui
donna le baiser de paix.
Quand Thaïs eut sept ans, Ahmès commença à lui parler de Dieu.
— Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme
un Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses
jardins. Il était l'ancien des anciens et plus vieux que le monde, et
n'avait qu'un fils, le prince Jésus, qu'il aimait de tout son cœm* et
qui passait en beauté les vierges et les anges. Et le bon Seigneur
Dieu dit au prince Jésus :
— Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fon-
taines vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. Là,
TOME xciv. — 1889. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
lu seras semblable à un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les
pauvres. La souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras
avec tant d'abondance que tes larmes formeront des fleuves où l'es-
clave fatigué se baignera délicieusement. Va, mon fds !
Le prince Jésus obéit au bon Seigneur et il vint sur la terre en
un lieu nommé Betldéem de Juda. Et il se promenait dans les prés
fleuris d'anémones, disant à ses compagnons :
— Heureux ceux qui ont faim, cai- je les mènerai à la table de
mon père ! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux; fontaines
du ciel. Heureux ceux qui pleurent, car j'essuierai leurs yeux avec
des voiles plus fins que ceux des aimées!
C'est pourquoi les pauvres l'aimaient et croyaieait en lui. Mais
les riches le haïssaient, redoutant qu'il n'élevât les pauvres au-
dessus d'eux. En ce temps-là, Cléopâtre et César étaient puissans
sur la terre. Ils haïssaient tous deux Jésus et ils ordonnèrent aux
juges et aux prêtres de le faire mourir. Pour ' obéir à la reine
d'Egypte, les princes de Syrie dressèrent une croix sur une haute
montagne et ils firent mourh- Jésus sur cette croix. Mais des
femmes lavèrent le corps et l'ensevelirent et le prince Jésus, ayant
brisé le couvercle de son tombeau, remonta vers le bon Seigneur
son père.
Et, depuis ce temps-là, tous ceux qui meurent en lui vont au
ciel. Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit :
— Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince mon fils.
Prenez un bain, puis mangez.
Ils prendront leur bain au son d'une belle musique, et, tout le
long de leur repas, ils verront des danses d'aimées et ils enten-
dront des conteurs dont les récits ne finiront point. Le bon Sei-
gneur Dieu les tiendra plus chers que la lumière de ses yeux, puis-
qu'ils seront ses hôtes, et ils auront dans leur partage les tapis de
son caravansérail et les grenades de ses jardins.
Ahmès parla plusieurs fois de la sorte et c'est ainsi que Thaïs
connut la vérité. Elle admirait et disait :
— Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur.
Ahmès lui répondait :
— Ceux-là seuls qui sont baptisés en Jésus goûteront les fruits
du ciel.
Et Thaïs demandait à être baptisée. Voyant par là qu'elle espé-
rait en Jésus, l'esclave résolut de l'instruire plus profondément,
afin qu'étant baptisée, elle entrât dans l'ÉgUse. Et il s'attacha étroi-
tement à elle, comme à sa fille en esprit.
L'enfant, sans cesse repoussée par ses parens injustes, n'avait
point de lit sous le toit, paternel. Elle couchait dans un coin de
l'étable parmi les animaux domestiques. C'est là que, chaque nuh,
THAÏS. 323
Ahmès allait la rejoindre en secret. Il s'approchait doucement de
la natte où elle reposait, puis s'asseyait sur ses talons, les jambes
repliées, le buste droit, dans l'attitude héréditaire de toute
sa race. Son corps et son visage, vêtus de noir, restaient perdus
dans les ténèbres ; seuls ses grands yeux blancs brillaient, et il en
sortait une lueur semblable à un rayon de l'aube à travers les fentes
d'une porte. 11 parlait d'une voix grêle et chantante, dont le nasil-
lement léger avait la douceur triste des musiques qu'on entend
le soir dans les rues. Parfois, le souffle d'un âne et le lent meugle-
ment d'un bœuf accompagnaient, comme un chœur d'obscurs esprits,
la voix de l'esclave qui disait l'Evangile. Ses paroles coulaient paisi-
blement dans l'ombre qui s'imprégnait de zèle, de grâce et d'es-
pérance , et la néophyte, la main dans la main d' Ahmès, bercée par
les sons monotones et voyant de vagues images^ s'endormait calme
et souriante, parmi les harmonies de la nuit obscure et des saints
mystères, au regard d'une étoile qui cUgnait entre les solives de la
crèche.
L'initiation dura toute une année, jusqu'à l'époque où les diré-
tiens célèbrent avec allégresse les fêtes pascales. Or, une nuit de la
semaine glorieuse. Thaïs, qui sommeillait déjà sur sa natte dans la
grange, se sentit soulevée par l'esclave dont le regard brillait d'une
clarté nouvelle. Il était vêtu, non point, comme de coutume, d'un
pagne en lambeaux, mais d'un long manteau blanc sous lequel il
serra l'enfant en disant tout bas :
— "Viens, mon àme ! viens, mes yeux! viens, mon petit cœur!
viens revêtu' les aubes du baptême.
Et il emporta l'enfant pressée sur sa poitrine. Effrayée et eurieuse,
Thaïs, la tête hors du manteau, attachait ses bras au cou de son
ami qui courait- dans la nuit. Ils suivirent des ruelles aïoires; ils
traversèrent le quartier des juifs ; ils longèrent un cimetière où
l'orfraie poussait son cri sinistre. Ils passèrent, dans un carrefour,
sous des croix auxquelles pendaient les corps des suppliciés et dont
les bras étaient chargés de corbeaux qui claquaient du bec. Thaïs
cacha sa tête dans la poitrine de l'esclave. Elle n'osa plus rien voh'
le reste du chemin. Tout à coup^ il lui sembla qu'on la descendait
sous terre. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouva dans un étroit
caveau, éclairé par des torches de résine et dont les murs étaient
peints de grandes figures droites qui semblaient s'animer sous la
fumée des torches. On y voyait des hommes vêtus de longues tuni-
ques et portant des palmes, au milieu d'agneaux, de colombes et de
pampres.
Thaïs, parmi ces figures, reconnut Jésus de Nazareth à ce que
des anémones fleurissaient à ses pieds. Au milieu de la-, salle, près
o2h REVUE DES DEUX MONDES.
d'une grande cuve de pierre remplie d'eau jusqu'au bord, se tenait
un vieillard coiffé d'une mitre basse et vêtu d'une dalmatique écar-
late, brodée d'or. De son maigre visage pendait une longue barbe.
Il avait l'air humble et doux sous son riche costume. C'était lévéque
Vivantius, qui, prince exilé de l'église de Cyrène, exerçait pour vivre
le métier de tisserand et fabriquait de grossières étoiles de poil de
chèvre. Deux pauvres enfans se tenaient debout à ses côtes. Tout
proche, une vieille négresse présentait déployée une petite robe
blanche. Ahmès, ayant posé l'enfant à terre, s'agenouilla devant
l'évéque et dit :
— Mon père, voici la petite âme, la fille de mon âme. Je te l'amène
afin que selon ta promesse, et s'il plait à la Sérénité, tu lui donnes
le baptême de vie.
A ces mots, l'évéque, ayant ouvert les bras, laissa voir ses mains
mutilées. Il avait eu les ongles arrachés en confessant la foi aux
jours de l'épreuve. Thaïs eut peur et se jeta dans les bras d' Ahmès.
Mais le prêtre la rassura par des paroles caressantes :
— Ne crains rien, petite bien-aimée. Tu as ici un père selon
l'esprit, Ahmès, qu'on nomme Théodore parmi les vivans, et une
douce mère dans la grâce qui t'a préparé de ses mains une robe
blanche.
Et, se tournant vers la négresse :
— Elle se nomme Nitida, ajouta-t-il ; elle est esclave sur cette
terre. Mais Jésus l'élèvera dans le ciel au rang de ses épouses.
Puis, il interrogea l'enfant néophyte.
— Thaïs, crois-tu en Dieu, le père tout-puissant, en son fils
unique qui mourut pour notre salut et en tout ce qu'ont enseigné
les apôtres?
— Oui, répondirent ensemble le nègre et la négresse, qui se
tenaient par la main.
Sur l'ordre de l'évéque, Nitida agenouillée dépouilla Thaïs de
tous ses vêtemens. L'enfant était nue, une amulette au cou. Le
pontife la plongea trois fois dans la cuve baptismale. Les acolytes
présentèrent l'huile avec laquelle Vivantius lit les onctions, et le sel
dont il posa un grain sur les lèvres de la catéchumène. Puis, ayant
essuyé ce corps destiné, à travers tant d'épreuves, à la vie éter-
nelle, l'esclave Nitida le revêtit de la robe blanche qu'elle avait tis-
sue de ses mains. L'évéque donna à tous le baiser de paix, et, la
cérémonie terminée, dépouilla ses ornemens sacerdotaux.
Quand ils furent tous hors de la crypte, Ahmès dit:
— Il faut nous réjouir en ce jour d'avoh' donné une âme au bon
Seigneur Dieu ; allons dans la maison qu'habite ta Sérénité, pasteur
Vivantius, et hvrons-nous à la joie tout le reste de la nuit.
THAÏS. O'ib
— Tu as bien parlé, Théodore, répondit l'évèque.
Et il conduisit la petite troupe dans sa maison, qui était toute
proche. Elle se composait d"une seule chambre, meublée de deux
juétiers de tisserand, d"une table grossière et d'un tapis tout usé.
Dès qu'ils y furent entrés :
— Nitida, cria le Xtibien, apporte une poêle et de l'huile et fai-
sons un bon repas.
En parlant ainsi, il tira de dessous son manteau des petits pois-
sons qu'il y tenait cachés. Puis, ayant allumé un grand feu, il les
lit frire. Et tous, l'évèque, l'enfant, les deux jeunes garçons et les
deux esclaves, s'étant assis en cercle sur le tapis, mangèrent les
poissons frits en bénissant le Seigneur. Yivantius parlait du mar-
tyre qu'il avait souffert et annonçait le triomphe prochain de l'Église.
Son langage était rude, mais plein de jeux de mots et de figures.
Il comparait la vie des justes à un tissu de pourpre et, pour expli-
quer le baptême, il disait :
— L'Esprit-Saint flotta sur les eaux, c'est pourquoi les chrétiens
reçoivent le baptême de leau. Mais les démons habitent atissi les
ruisseaux; les fontaines consacrées aux nymphes sont redoutables,
et l'un voit que certaines eaux apportent diverses maladies de l'àme
et du corps.
Parfois il s'exprimait par énigmes et il inspirait ainsi à l'enfant
une profonde admiration. A la iin du repas, il offrit un peu de vin à
ses hôtes dont les langues se délièrent et cjiii se mirent à chanter
des complaintes et des cantiques. Ahmès et Mtida, s'étant levés,
dansèrent une danse nubienne qu'ils avaient apprise enfans, et qui
se dansait sans doute dans la tribu depuis les premiers âges du
monde. C'était une danse amoureuse ; agitant les bras et tout le
corps balancé en cadence, ils feignaient tour à tour de se fuir et de
se chercher. Ils roulaient de gros yeux et montraient dans un sou-
rire des dents étincelantes.
C'est ainsi que Thaïs reçut le sahit baptême.
Elle aimait les amusemens et, à mesure qu'elle grandissait, de
vagues désù's naissaient en elle. Elle dansait et chantait tout le jour
des rondes avec les enfans errant dans les rues et elle regagnait, à
la nuit, la maison de son père en chantonnant encore.
Maintenant, elle préférait à la compagnie du doux Ahmès celle
des garçons et des filles. Elle ne s'apercevait point que son ami
était moins souvent auprès d'elle. La persécution s'étant ralentie,
les assemblées des chrétiens devenaient plus réguhères et le Nu-
bien les fréquentait assidûment. Son zèle s'échaullait ; de mysté-
rieuses menaces s'échappaient parfois de ses lèvres. Il disait que les
riches ne garderaient point leurs biens. Il allait dans les places pu-
326 REVUE DES DEUX MONDES.
bli({iies où les chrétiens d'une humble condition avaient coutume
de se réunir et là, rassemblant les misérables étendus à l'ombre
des vieux murs, il leur annonçait l'affranchissement des esclaves et
le jour prochain de la justice.
— Dans le royaume de Dieu, disait-il, les esclaves boiront des
vhis frais et mangeront des fruits délicieux, tandis que les riches,
couchés à leurs pieds comme des chiens, dévoreront les miettes de
leur table.
Ces propos ne restèrent point secrets ; ils furent publiés dans le
faubourg et les maîtres craignirent qu'Ahmès n'excitât les esclaves
à la révolte. Le cabaretier en ressentit une rancune tenace qu'il
dissimula soigneusement.
Un jour, une sahère d'argent, réservée à la nappe des dieux,
disparut du cabaret. Ahmès fui accusé de l'avoir volée, en haine de
son maître et des dieux de l'Empire. L'accusation était sans preuves
et l'esclave la repoussait de toutes ses forces. Il n'en fut pas moins
traîné devant le tribunal et, comme il passait pour un mauvais ser-
viteur, le juge le condamna au dernier supplice :
— Tes mains, lui dit-il^ dont tu n'as pas su faire un bon usage,
seront clouées au poteau.
Ahmès écouta paisiblement cet arrêt, salua le juge avec beau-
coup de respect et fut conduit à la prison publique. Durant les trois
jours qu'il y resta, il ne cessa de prêcher l'Évangile aux prison-
niers et l'on a conté depuis que des criminels et le geôlier lui-
même, touchés par ses paroles, avaient cru en Jésus crucifié. '
On le conduisit à ce carrefour qu'une nuit, moins de deux afis
auparavant, il avait traversé avec allégresse, portant dans son man-
teau blanc la petite Thaïs, la hlle de son âme, sa fleur bien-aimée.
Attaché sur la croix, les mains clouées, il ne poussa pas une plainte;
seulement, il soupira à plusieurs reprises :
— J'ai soif!
Son supplice dura trois jours et trois nuits. On n'aurait pas cru
la chair humaine capable d'endurer une si longue torture. Plu-
sieurs fois on pensa qu'il était mort ; les mouches dévoraient la
cire de ses paupières ; mais tout à coup il rouvrait ses yeux san-
glans. Le matin du quatrième jour, il chanta d'une voix plus pure
que la voix des enfans :
— Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu là d'où tu viens?
Puis il sourit et dit :
— Les voici, les anges du bon Seigneur. Ils m'apportent du vin
et des fruits ! Qu'il est frais, le battement de leurs ailes !
Et il expira.
Son visage conservait dans la mort l'expression de l'extase 'bien-
THALS. oT./
heureuse. Les soldats qui gardaient le gibet furent saisis d'admi-
ration. Vivantius, accompagné de quelques-uns de ses frères chré-
tiens, vint réclamer le corps pour l'ensevelir, parmi les reUques
des martyrs, dans le crypte de saint Jean le Baptiste. Et l'Église
garda la mémoire vénérée de saint Théodore le Nubien. Trois ans
plus tard, Constantin, vainqueur de Maxence, publia un édit par
lequel il assurait la paix aux chrétiens, et désormais les fidèles ne
furent plus persécutés que par les hérétiques.
Thaïs achevait sa onzième année quand son ami mourut dans les
tourmens. Elle en ressentit une tristesse et une épouvante invinci-
bles. Elle n'avait pas l'àme assez pure pour comprendre que l'es-
clave Ahmès, par sa vie et sa mort, était un bienheureux. Cette
idée germa dans sa petite âme qu'il n'est possible d'être bon en
ce monde, qu'au prix des plus affreuses souffrances. Et elle craignit
d'être bonne, car sa chair délicate redoutait la douleur.
Elle se donna avant l'âge à des jeunes garçons du port et elle
suivit les vieillards qui errent le soir dans les faubourgs ; et avec ce
qu'ils lui donnaient, elle achetait des gâteaux et des parures.
Comme elle ne rapportait à la maison rien de ce qu'elle avait reçu,
sa mère l'accablait de mauvais traitemens. Pour éviter les coups,
elle courait pieds nus jusqu'aux remparts de la ville et se cachait
avec les lézards dans les fentes des pierres. Là, elle songeait, pleine
d'envie, aux femmes qu'elle voyait passer, richement parées, dans
leur litière entourée d'esclaves.
Un jour que, frappée plus rudement que de coutume, elle se
tenait accroupie devant la porte, dans une immobilité farouche, une
vieille femme s'arrêta devant elle, la considéra quelques instans
en silence, puis s'écria :
— Oh! lajoUc fleur, la belle enfant! Heureux le père qui t'en-
gendra et la mère qui te mit au monde !
Thaïs restait muette et tenait ses regards fixés vers la terre.
Ses paupières étaient rouges et l'on voyait qu'elle avait pleuré.
— Ma violette blanche, reprit la vieille, ta mère n'est-elle pas
heureuse d'avoh* nourri une petite déesse telle que toi et ton père,
en te Toyant, ne se réjouit-il pas dans le fond de son cœm'?
Alors, l'enfant, comme se parlant à elle-même :
— Mon père, dit-eUe, est une outre gonflée de vin et ma mère
une sangsue avide,
La vieille regarda à droite et à gauche si on ne la voyait pas.
Puis d'une voix caressante :
— Douce hyacinthe fleurie, belle buveuse de lumière, viens avec
moi et tu n'auras, pour vivre, qu'à danser et à sourire. Je te nom-
rirai de gâteaux de miel et mon fils, mon propre fils t'aimera
328 REVUE DES DEUX MONDES.
comme ses yeux. 11 est beau, mon fils; il est jeune; il n'a au men-
ton qu'une barbe légère; sa peau est douce, et c'est, comme on
dit, un petit cochon d'Acharné.
Thaïs répondit :
— Je veux bien aller avec toi.
Et, s'étant levée, elle suivit la vieille hors de la ville.
Cette femme, nommée Mœroé, conduisait de pays en pays des
filles et déjeunes garçons qu'elle instruisait dans la danse et qu'elle
louait ensuite aux riches pour paraître dans les festins.
Devinant que Thaïs deviendrait bientôt la plus belle des femmes,
elle lui apprit à coups de fouet la musique et la prosodie, et elle flagel-
lait avec des lanières de cuir ces jambes divines, quand elles ne se
levaient pas en mesure au son de la cithare. Son fils, avorton dé-
crépit, sans âge et sans sexe, accablait de mauvais traitemens cette
enfant en qui il poursuivait de sa haine la race entière des femmes.
Rival des ballerines dont il affectait la grâce, il enseignait à Thaïs
l'art de feindre, dans les pantomimes, par l'expression du visage,
le geste et l'attitude, tous les sentimens humains et surtout les
passions de l'amour. Il lui donnait avec dégoût les conseils d'un
maître habile; mais, jaloux do son élève, il lui griffait les joues, lui
])in(;ait le bras ou la venait piquer par derrière avec un poinçon,
à la manière des tilles méchantes, dès qu'il s'apercevait trop vive-
ment qu'elle était née pour la volupté des hommes. Grâce à ces
leçons, elle devint en peu de temps uuisicienne, mime, et danseuse
excellente. La méchanceté de ses maîtres ne la surprenait point et
il lui semblait naturel d'être indignement traitée. Elle éprouvait
même quelque respect pour cette vieille femme qui savait la mu-
sique et buvait du vin grec. Mœroé, s'étant arrêtée à Antioche,
loua son élève comme danseuse et comme joueuse de flûte aux
riches négocians qui donnaient des festins. Thaïs dansa et
plut. Les plus gros banquiers l'emmenaient, au sortir de table,
dans les bosquets de l'Oronte. Elle se donnait à tous, ne sachant
pas le prix de l'amour. Mais une nuit qu'elle avait dansé devant les
jeunes hommes les plus élégans de la ville, le fils du proconsul
s'approcha d'elle, tout brillant de jeunesse et de volupté et lui dit
d'une voix qui semblait mouillée de baisers :
— Que ne suis-je, Thaïs, la couronne qui ceint ta chevelure, la
tunique qui presse ton corps charmant, la sandale de ton beau
pied ! Mais je veux que tu me foules à tes pieds comme ma san-
dale ; je veux que mes caresses soient ta tunique et ta couronne.
Viens, belle enfant, viens dans ma maison et oublions l'univers!
Elle le regarda tandis qu'il parlait, et elle vit qu'il était beau.
Soudain elle sentit la sueur qui lui glaçait le front ; elle devint
THAÏS. 3t>9
verte comme l'herbe; elle chancela; un nuage descendit sur ses
paupières. Il la pritiit encore. Mais elle refusa de le suivre. En vain,
il lui jeta des regards ardens, des paroles enflammées, et, quand
il la prit dans ses bras en s'effbrçant de l'entraîner, elle le repoussa
avec rudesse. Alors il se fit suppliant et lui montra ses larmes.
Sous l'empire d'une force nouvelle, inconnue, invincible, elle ré-
sista.
— Quelle folie! disaient les convives. Lollius est noble; il est
beau, il est riche ; et voici qu'une joueuse de flûte le dédaigne !
Lollius rentra seuj dans sa maison et la nuit l'embrasa tout en-
tier d'amour. Il vint dès le matin, pâle et les yeux rouges, sus-
pendre des fleurs à la porte de la joueuse de flûte. Cependant
Thaïs, saisie de trouble et d'efïroi, fuyait Lollius et le voyait sans
cesse au dedans d'elle-même. Elle souffrait et ne connaissait pas
son mal. Elle se demandait pourquoi elle était ainsi changée et
d'où lui venait sa mélancolie. Elle repoussait tous ses amans ; ils
lui faisaient horreur. Elle ne voulait plus voir la lumière et restait
tout le jour couchée sur son lit, sanglotant, la tête dans les cous-
sins. Lollius, ayant su forcer la porte de Thaïs, vint plusieurs fois
supplier et maudire cette méchante enfant. Elle restait devant lui
craintive comme une vierge et répétait :
— Je ne veux pas ! je ne veux pas !
Puis, au bout de quinze jours, s'etant donnée à lui, elle connut
qu'elle l'aimait ; elle le suivit dans sa maison et ne le quitta plus.
Ce fut une vie délicieuse. Ils passaient tout le jour enfermés, les
yeux dans les yeux, se disant l'un à l'autre des paroles qu'on ne
dit qu'aux enfans. Le soir, ils se promenaient sur les bords soli-
taires de rOronte et s'allaient perdre dans les bois de lauriers.
Parfois ils se levaient dès l'aube pour aller cueillir des jacinthes
sur les pentes du Sllpius. Ils buvaient dans la même coupe, et,
quand elle portait un grain de raisin à sa bouche, il le lui prenait
entre les lèvres avec ses dents.
Mœroé vint chez Lollius réclamer Thaïs à grands cris :
— C'est ma fille, disait-elle, ma fille qu'on m'arrache, ma fleur
parfumée, mes petites entrailles!..
Lollius la renvoya avec une grosse somme d'argent. Mais comme
elle retint, demandant encore quelques statersd'or, lejeune homme
la fit mettre en prison, et les magistrats ayant découvert plusieurs
crimes dont elle s'était rendue coupable, elle fut condamnée à mort
et livrée aux bêtes.
Thaïs aimait Lollius avec toutes les fureurs de l'imagination et
toutes les surprises de l'innocence. Elle lui disait, dans la vérité de
son cœur :
330 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je n'ai jamais été qu'à toi.
Lolliiis lui répondait :
— Tu ne ressembles à aucune autre femme.
Le charme dura six mois et se rompit en un jour. Soudainement
Thaïs se sentit vide et seule. Elle ne reconnaissait plus Lollius;
elle songeait :
— Qui me l'a ainsi changé en un instant? Comment se fait-il
qu'il ressemble désormais à tous les autres hommes et qu'il ne
ressemble plus à lui-même?
Elle le quitta, avec le secret désir de chercher Lollius en un
autre, puisqu'elle ne le retrouvait plus en lui. Elle songeait aussi
que vivre avec quelqu'un qu'elle n'aurait jamais aimé serait moins
triste que de vivre avec quelqu'un qu'elle n'aimait plus. Elle se
montra, en compagnie de riches voluptueux, à ces fêtes sacrées
où l'on voyait des chœurs de vierges nues dansant dans les temples
et des troupes de courtisanes traversant l'Oronte à la nage. Elle
prit sa part de tous les plaisirs qu'étalait la ville élégante et mons-
trueuse ; surtout elle fréquenta assidûment les théâtres, dans les-
quels des mimes habiles, venus de tous les pays, paraissaient aux
applaudisscmens d'une foule avide de spectacles.
Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comé-
diens, et particulièrement les femmes qui, dans les tragédies,
représentaient les déesses amantes des jeunes hommes et les mor-
telles aimées des dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles
charmaient la foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux
encore. Elle alla trouver le chef des mimes et lui demanda à en-
trer dans sa troupe. Grâce à sa beauté et aux leçons de la vieille
Mœroé, elle fut accueillie et parut sur la scène dans le personnage
de Dircé.
Elle plut médiocrement, parce qu'elle manquait d'expérience et
aussi parce que les spectateurs n'étaient pas excités à l'admiration
par un long bruit de louanges. Mais, après quelques mois d'ob-
scurs débuts, la gloire de sa beauté éclata sur la scène avec une
telle force, que la ville entière s'en émut. Tout Antioche s'étouffait
au théâtre. Les magistrats impériaux et les premiers citoyens s'y
rendaient, poussés par la force de l'opinion. Les portefaix, les
balayeurs et les ouvriers du port se privaient d'ail et de pain pour
payer leur place. Les poètes composaient des épigrammes en son
honneur. Les philosophes barbus déclamaient contre elle dans les
bains et dans les gymnases ; sur le passage de sa litière, les prê-
tres des chrétiens détournaient la tête, Le seuil de sa maison était
couronné de fleurs et arrosé de sang. Elle recevait de ses amans
de l'or, non plu's compté, mais mesuré au médinuie, et tous les
THAÏS. 331
trésors amassés par les vieillards économes venaient, comme des
fleuves, se perdre à ses pieds. C'est pourquoi son àme était se-
reine. Elle se réjouissait, dans un paisible orgueil, de la faveur
publique et de la bonté des dieux, et, tant aimée, elle s'aimait elle-
même.
Après avoir joui pendant plusieurs années de l'admiration et de
lamour des Antiochéniens, elle fut prise du désir de revoir Alexan-
drie et de montrer sa gloire à la Aille dans laquelle, enfant, elle
errait sous la misère et la honte, affamée et maigre, comme une sau-
terelle au milieu d'un chemin poudreux. La ville d'or la reçut avec
joie et la combla de nouvelles richesses. Quand elle parut dans les
jeux, ce fut un triomphe. Il lui vint des admirateurs et des amans
innombrables. Elle les accueillait indifféremment, car elle désespé-
rait enfm de retrouver Lollius.
Elle reçut parmi tant d'autres le philosophe Nicias qui la désirait,
bien qu'il fît profession de vivre sans désù's. Malgré sa richesse,
il était intelligent et doux. Mais il ne la charma ni par la
finesse de son esprit, ni par la grâce de ses sentimens. Elle ne
l'aimait pas et même elle s'irritait parfois de ses élégantes ironies.
Il la blessait par son doute perpétuel. C'est qu'il ne croyait à
rien et qu'elle croyait à tout. Elle croyait à la Providence divine,
à la toute-puissance des mauvais esprits, aux sorts, aux conjura-
tions, à la justice éternelle. Elle croyait en Jésus-Christ et en la
bonne déesse des Syriens ; elle croyait encore que les chiennes
aboient quand la sombre Hécate passe dans les carrefours et qu'une
femme inspire l'amour en versant un philtre dans une coupe qu'en-
veloppe la toison sanglante d'une brebis. Elle avait soif d'inconnu ;
elle appelait des êtres sans nom et vivait dans une attente perpé-
tuelle. L'avenir lui faisait peur et elle voulait le connaître. Elle
s'entourait de prêtres d'Isis, de mages chaldéens, de pharmaco-
poles et de sorciers noirs, qui la trompaient toujours et ne la las-
saient jamais. Elle craignait la mort et la voyait partout. Quand elle
cédait à la volupté, il lui semblait tout à coup qu'un doigt glacé
touchait son épaule nue et, toute pâle, elle criait d'épouvante dans
les bras qui la pressaient.
jNicias lui disait :
— Que notre destinée soit de descendre en cheveux blancs et
les joues creuses dans la nuit éternelle, ou que ce jour même, qui
rit maintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu'im-
porte, ô ma Thaïs I Goûtons la vie. Nous aurons beaucoup vécu si
nous avons beaucoup senti. Il n'est pas d'autre inteUigence que
celle des sens : aimer, c'est comprendre. Ce que nous ignorons
n'est pas. A quoi bon nous tourmenter pour un néant ?
332 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle lui répondait avec colère :
— Je méprise ceux qui comme toi n'espèrent ni ne craignent
rien. Je veux savoir!
Pour connaître le secret de la vie, elle se mit à lire les livres
des philosophes; mais elle ne les comprit pas. A mesure que
les années de son enfance s'éloignaient d'elle, elle les rap-
pelait dans son esprit plus volontiers. Elle aimait à parcourir,
le soir, sous un déguisement, les ruelles, les chemins de ronde,
les places publiques où elle avait misérablement grandi. Elle re-
grettait d'avoir perdu ses parens et surtout de n'avoir pu les aimer.
Quand elle rencontrait des prêtres chrétiens, elle songeait à son
baptême et se sentait troublée. Une nuit, qu'enveloppée d'un long
manteau et ses blonds cheveux cachés sous un capuchon sombre,
elle errait, selon sa coutume, dans les faubourgs de la ville, elle se
trouva, sans savoir comment elle y était venue, devant la pauvre
église de Saint-Jean le Baptiste. Elle entendit qu'on chantait dans
l'intérieur et vit une lumière éclatante qui glissait par les fentes
de la porte. Il n'y avait là rien d'étrange, puisque, depuis
vingt ans, les chrétiens, protégés par le vainqueur de Maxence,
solennisaient publiquement leurs fêtes. Mais ces chants signifiaient
un ardent appel aux âmes. Gomme conviée aux mystères, la co-
médienne, poussant du bras la porte, entra dans la maison. Elle
trouva là une nombreuse assemblée, des femmes, des enfans, des
\deillards à genoux devant un tombeau adossé à la muraille. Ce
tombeau n'était qu'une cuve de pierre grossièrement sculptée de
pampres et de grappes de raisins ; pourtant il avait reçu de grands
honneurs : il était couvert de palmes vertes et de couronnes de
roses rouges. Tout autour, d'innombrables lumières étoilaient
l'ombre dans laquelle la fumée des gommes d'Arabie semblait les
plis des voiles des anges. Et l'on devinait sur les murs des figures
pareilles à des visions du ciel. Des prêtres vêtus de blanc se te-
naient prosternés au pied du sarcophage. Les hymnes qu'ils chan-
taient avec le peuple exprimaient les délices de la soufirance et
mêlaient, dans un deuil triomphal, tant d'allégresse à tant de dou-
leur que Thaïs, en les écoutant, sentait les voluptés de la vie et les
affres de la mort couler à la fois dans ses sens renouvelés.
Quand ils eurent fini de chanter, les fidèles se levèrent pour
aller baiser à la file la paroi du tombeau. C'étaient des hommes sim-
ples, accoutumés à travailler de leurs mains. Ils s'avançaient d'un
pas lourd, l'œil fixe, la bouche pendante, avec un air de candeur.
Ils s'agenouillaient, chacun à son tour, devant le sarcophage et y
appuyaient leurs lèvres. Les femmes élevaient dans leurs bras les
petits enfans et leur posaient doucement la joue contre la pierre.
THAÏS. 333
Thaïs, surprise el troublée, demanda à un diacre pourquoi ils
faisaient ainsi.
— Ne sais-tu pas, femme, lui répondit le diacre, que nous célé-
brons aujourd'hui la mémoire bienheureuse de saint Théodore le
Nubien qui souffrit pour la foi au temps de Dioclétien, empereur?
Il vécut chaste et mourut martyr, c'est pourquoi, vêtus de blanc,
nous portons des roses rouges à son tombeau glorieux.
En entendant ces paroles, Thaïs tomba à genoux et fondit en
larmes. Le souvenir à demi éteint d'Ahmès se ranimait dans son
âme. Sur cette mémoire obscure, douce et douloureuse, l'éclat des
cierges, le parfum des roses, les nuées de l'encens, l'harmonie des
cantiques, la piété des âmes jetaient les charmes de la gloire. Thaïs
songeait dans l'éblouissement :
— Il était bon, et voici qu'il est grand et qu'il est beau ! Com-
ment s'est-il élevé au-dessus des hommes? Quelle est donc cette
chose inconnue qui vaut mieux que la richesse et que la volupté ?
Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint qui l'avait
aimée ses yeux de violette où brillaient des larmes à la clarté des
cierges; puis, la tête baissée, humble, lente, la dernière, de ses
lèvres où tant de désirs s'étaient suspendus, elle baisa la pierre de
l'esclave.
Rentrée dans sa maison, elle y trouva \icias qui, la chevelure
parfumée et la tunique déliée, l'attendait en lisant un traité de mo-
rale. Il s'avança vers elle les bras ouverts :
— Méchante Thaïs, lui dit-il d'une voix riante, tandis que tu
tardais à venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dicté
par le plus grave des stoïciens? Des préceptes vertueux et de fières
maximes? Non! Sur l'austère papyrus je voyais danser mille et
mille petites Thaïs. Elles avaient chacune la hauteur d'un doigt, et
pourtant leur grâce était infinie et toutes étaient l'unique Thaïs. 11
y en avait qui traînaient des manteaux de pourpre et d'or ; d'autres,
semblables à une nuée blanche, flottaient dans l'air sous des voiles
diaphanes. D'autres encore, immobiles et divinement nues, pour
mieux inspirer la volupté, n'exprimaient aucune pensée. Enfin,
il y en avait deux qui se tenaient par la main, deux si pareilles
qu'il était impossible de les distinguer l'une de l'autre. Elles sou-
riaient toutes deux : La première disait : « Je suis l'amour.» L'autre
« Je suis la mort. »
En parlant ainsi, il pressait Thaïs dans ses bras, et, ne voyant
pas le regard farouche qu'elle fixait à terre, il ajoutait les pensées
aux pensées sans souci qu'elles fussent perdues :
— Oui, quand j'avais sous les yeux la ligne où il est écrit :
« Rien ne doit te détourner de cultiver ton âme », je lisais : « Les
33 i REVUE DES DiiUX MONDES.
baisers de Thaïs sont plus ardents que la llamme et plus doux que
le miel. » Voilà comment, par ta faute, méchante enfant, un philo-
sophe comprend aujourd'hui les livres des philosophes. 11 est vrai
que, tous tant que nous sommes, nous ne découvrons que notre
propre pensée dans la pensée d'autrui et que tous nous lisons les
hvres un peu comme je viens de lire celui-ci...
Elle ne l'écoiitait pas et son âme était encore devant le tombeau
du Nubien, (lomme il Tentendit soupirer, il lui mit un baiser sur
la nuque et lui dit :
— \é sois pas triste, mon enfant. On n'est heureux au' monde
que quand on oublie le monde. Nous avons des secrets pour cela.
Viens ; trompons la vie : elle nous le rendra bien. Viens; ahnons-
nous.
Mais elle le' repoussa :
— Noushaimer! s'écria-t-elle amèrement. Mais tu n'as jamais
aimé personne, toi! Et je ne t'aime pas! Non ! je ne t'aime pas !
Je te hais. Va-t'en ! Je te hais. J'exècre et je méprise tous les heu-
reux et tous les riches. Va-t'en! va-t'en!.. Il n'y a de bonté que
chez les malhein*eux. Quand j'étais enfant, j'ai connu un esclave
noir qui est mort sur la croix. 11 était bon ; il était plein d'amour et
il possédait le secret de la vie. Tu n'étais pas digne de lui laver
les pieds. Va-t'en! Je ne veux plus te voir.
Elle s'étendit à plat ventre sur le tapis et passa la. nuit à san-
gloter, formant le dessein de vivre désormais, comme saint Théo-
dore, dans la pauvreté et dans la simplicité.
Dès le lendemain, elle se rejeta dans les plaisù's auxquels elle
était vouée. Comme elle savait que sa beauté, encore intacte,
ne durerait plus longtemps, elle se hâtait d'en tirer toute joie
et toute gloire. Au théâtre, où elle se montrait avec plus d'étude
que jamais, elle rendait vivantes les imaginations des sculp-
teurs, des peintres et des poètes. Reconnaissant dans les formes,
dans les attitudes, dans les mouvemens, dans la démarche delà
comédienne une idée de la divine harmonie qui règle les mondes,
savans et philosophes mettaient une grâce si parfaite au rang des
Aertus et disaient : « Elle aussi, Thaïs est géomètre! » Les igno-
rans, les pamTes, les humbles, les timides devant lesquels elle
consentait à pai-aître, l'en bénissaient comme d'une charité céleste.
Pourtant, elle était triste au milieu des louanges et, plus que
jamais, elle craignait de mourir. Rien ne pouvait la distraire de son
inquiétude, pas même sa maison et ses jardins qui étaient célèbres
et sur lesquels on faisait des proverbes dans la ville.
Elle avait fait planter des arbres apportés à grands frais de l'Inde
et de la. Perse. Une eau vive les arrosait en chantant et des colon-
THAÏS. 335
nades en ruines, des rochers sauvages, imités par un habile archi-
tecte, étaient reflétés dans un lac où se miraient des statues. Au
miheu du jardin s'élevait la grotte des Nymphes, qui devait son
nom à trois grandes figures de femmes en cires colorées, qu'on ren-
contrait dès le seuil. Ces femmes se dépouillaient de leurs vêtemens
pour prendre un bain. Inquiètes, elles toui*naient la tête, craignant
d'être vues, et elles semblaient \ivantes. La lumière ne parvenait dans
cette retraite qu'à travers de minces nappes d'eau qui l'adoucis-
saient et l'irisaient. Aux parois pendaient de toutes parts, comme
dans les grottes sacrées, des couronnes, des guirlandes et des
tableaux votifs dans lesquels la beauté de Thaïs était célébrée. Il
s'y trouvait aussi des masques tragiques et des masques comiques
revêtus de vives couleurs ; des peintures représentant oti des
scènes de théâtre, ou des figures grotesques, ou des animaux fabu-
leux. Au milieu, se drossait sur une stèle un petit Éros d'ivoire d'un
antique et merveilleux travail. C'était un don de \icias. Une chèvre
de marbre noir se tenait dans une excavation, et l'on voyait briller
ses yeux d'agate. Six chevreaux d'albâtre se pressaient autour de
ses mamelles ; mais, soulevant ses pieds fourchus et sa tète camuse,
elle semblait impatiente de grimper sur les rochers. Le sol était
couvert de tapis de Byzance, d'oreillers brodés par les hommes
jaunes de Cathay et de peaux de lions libyques. Des cassolettes
d'or y fumaient imperceptiblement. Çà et là, au-dessus des grands
vases d'onyx, s'élançaient des perséas fleuris. Et, tout au fond, dans
l'ombre et dans la pourpre, luisaient des clous d'or sur l'écaillé
d'une tortue géante de l'Inde, qui, renversée, servait de lit à la
comédienne. C'est là que chaque jour, au murmure des eaux,
parmi les parfums et les fleurs, Thaïs mollement couchée attendait
l'heure du souper en conversant avec ses amis ou en songeant
seule, soit aux artifices du théâtre, soit à la fuite des heures.
Or, ce jour-là, elle se reposait, après les jeux, dans la grotte
des Nymphes. Elle épiait dans son miroir les premiers déclins de
sa beauté, et pensait avec épouvante que le temps viendrait enfin
des cheveux blancs et des rides. En v'ain elle cherchait à se rassu-
rer, se disant qu'il suffit, pour recouvrer la fraîcheur du teint, de
brûler certaines herbes en prononçant des formules magiques.
Une voix impitoyable lui criait : a Tu vieilliras. Thaïs, tu vieilli-
ras. » Et la sueur de l'épouvante lui glaçait le front. Puis, se regar-
dant de nouveau dans le miroir avec une tendresse infinie, elle se
trouvait belle encore et digne d'être aimée. Se souriant à elle-
même, elle murmurait : a II n'y a pas dans Alexandrie une seule
femme qui puisse lutter avec moi pour la souplesse de la taille,
la grâce des mouvemens et la magnificence des bras, et les bras,
ô mon miroir, ce sont les vraies chaînes de l'amour ! »
336 REVUE DES DEUX MONDES.
Comme elle songeait ainsi, elle vit un inconnu debout devant
elle, maigre, les yeux ardens, la barbe inculte et vêtu d'une robe
richement brodée. Laissant tomber son miroir, elle poussa un cri
d'elïroi.
Paphnuce se tenait immobile et, voyant combien elle était belle,
il faisait du fond du cœur cette prière :
— Fais, ô mon Dieu, que le visage de cette femme, loin de me
scandaliser, édifie ton serviteur.
Puis, s'eflbrçant de parler, il dit :
— Thaïs, j'habite une contrée lointaine et le renom de ta beauté
m'a conduit jusqu'à toi. On rapporte que tu es la plus habile des
comédiennes et la plus irrésistible des femmes. Ce que l'on conte de
tes richesses et de tes amours semble fabuleux et rappelle l'antique
Rhodopis dont tous les bateliers du Nil savent par cœur l'histoire
merveilleuse. C'est pourquoij'ai été pris du désir de te connaître et je
vois que la vérité passe la renommée. Tu es mille fois plus savante
et plus belle qu'on ne le pubhe. Et maintenant que je te vois, je
me dis : « Il est impossible d'approcher d'elle sans chanceler
comme un homme ivre. »
Ces paroles étaient feintes; mais le moine, animé d'un zèle pieux,
les répandait avec une ardeur véritable. Cependant Thaïs regardait
sans déplaisir cet être étrange qui lui avait fait peur. Par son as-
pect rude et sauvage, par le feu sombre qui chargeait ses regards,
Paphnuce l'étonnait. Elle était curieuse de connaître l'état et la vie
d'un homme si différent de tous ceux qu'elle connaissait. Elle lui
répondit avec une douce raillerie :
— Tu semblés prompt à l'admiration, étranger. Prends garde
que mes regards ne te consument jusqu'aux osl Prends garde de
m 'aimer !
11 lui dit :
— Je t'aime, ô Thaïs; je t'aime plus que ma vie et plus que moi-
même. Pour toi j'ai quitté mon désert regrettable ; pour toi mes
lèvres vouées au silence ont prononcé des paroles profanes ; pour
toi, j'ai vu ce que je ne devais pas voir, j'ai entendu ce qu'il
m'était interdit d'entendre ; pour toi mon àme s'est troublée, mon
cœur s'est ouvert et des pensées en ont jailli, semblables aux
sources vives où boivent les colombes ; pour toi j'ai marché jpur
et nuit à travers des sables peuplés de larves et de vampires ; pour
toi j'ai posé mon pied nu sur les vipères et les scorpions. Oui, je
t'aime! Je t'aime non point à l'exemple de ces hommes qui, tout
enflammés du désir de la chair, viennent à toi comme des loups
dévorans et des taureaux furieux. Tu es chère à ceux-là comme la
gazelle au lion. Leurs amours carnassières te dévorent jusqu'à
l'àme, ô femme î Moi, je t'aime en esprit et en vérité, je t'aime en
THAÏS. 337
Dieu et pour les siècles des siècles ; ce que j'ai pour toi dans mon
sein se nomme ardeur véritable et divine charité. Je te promets
mieux qu'ivresse fleurie et que songes d'une nuit brève. Je te
promets de saintes agapes et des noces célestes. La félicité que je
t'apporte ne finira jamais ; elle est inouïe, elle est ineffable et telle
que, si les heureux de ce monde en pouvaient seulement entrevoir
une ombre, ils mourraient aussitôt d'étonnement.
Thaïs, riant d'un rire mutin :
■ — Ami, dit-elle, montre-moi donc un si merveilleux amour. Hàte-
toi! de trop longs discours offenseraient ma beauté, ne perdons
pas un moment. Je suis impatiente de connaître la félicité que tu
m'annonces; mais, à vrai dire, je crains de l'ignorer toujours et
que tout ce que tu me promets ne s'évanouisse en paroles. Il est
plus facile de promettre un grand bonheur que de le donner.
Chacun a son talent. Je crois que le tien est de discourir. Tu parles
d'un amour inconnu. Depuis si longtemps qu'on se donne des
baisers, il serait bien extraordinaire qu'il restât encore des secrets
d'amour. Sur ce sujet les amans en savent plus que les mages.
— Thaïs, ne raille point. Je t'apporte l'amour inconnu.
— Ami, tu viens tard. Je connais tous les amours.
— L'amour que je t'apporte est plein de gloire, tandis que les
amours que tu connais n'enfantent que la honte.
Thaïs le regarda d'un œil sombre ; un pli dur traversait son petit
front :
— Tu es bien hardi, étranger, d'offenser ton hôtesse. Regarde-
moi et dis si je ressemble à une créature accablée d'opprobre.
Non ! je n'ai pas de honte, et toutes celles qui vivent comme je fais
n'ont pas de honte non plus, bien qu'elles soient moins belles et
moins riches que moi. J'ai répandu la volupté sur tous mes pas
et c'est par là que je suis célèbre dans l'univers. J'ai plus de
puissance que les maîtres du monde. Je les ai vus tous à mes pieds.
Regarde-moi ; regarde ces petits pieds : des milliers d'hommes
paieraient de leur sang le bonheur de les baiser. Je ne suis pas
bien grande et ne tiens pas beaucoup de place sur la terre. Pour
ceux qui me voient du haut du Sérapéum, quand je passe dans la
rue, je ressemble à un grain de riz; mais ce grain de riz causa
parmi les hommes des deuils, des désespoirs et des haines et des
crimes à remplir le Tartare. N'es-tu pas fou de me parler de honte,
quand tout crie la gloire autour de moi?
— Ce qui est gloire aux yeux des hommes est infamie devant
Dieu. 0 feiume, nous avons été nourris dans des contrées si dis-
tantes qu'il n'est pas surprenant que nous n'ayons ni le même lan-
gage ni la même pensée. Pourtant, le ciel m'est témoin que je veux
TOME xciv. — 1889. 22
<î
38 REVUE DES DEUX MONDES.
m'accorder avec toi et que mon dessein est de ne pas te quitter
que nous n'ayons les mêmes scntimens. Qui m'inspirera des dis-
cours embrasés pour que tu fondes comme la cire à mon souffle,
ô femme, et que les doigts de mes désirs puissent te modeler à
leur gré? Quelle vertu te livrera à moi, ô la plus chère des âmes,
afin que l'esprit qui m'anime, te créant une seconde fois, t'imprime
une beauté nouvelle et que tu t'écries en pleurant de joie : « C'est
seulement d'aujourd'hui que je suis née ! » Qui fera jaillir de mon
cœur une fontaine de Siloé dans laquelle tu retrouves, en te bai-
gnant, ta pureté première? Qui me changera en un JouMain dont
les ondes, répandues sur toi, te donnent la vie éternelle?
Thaïs n'était plus irritée.
— Cet homme, pensait-elle, parle de vie éternelle et tout ce qu'il
dit semble écrit sur un talisman. Nul doute que ce ne soit un
mage et qu'il n'ait des secrets contre la vieillesse et la mort.
Et elle résolut de s'offrir à lui. C'est pourquoi, feignant de
le craindre, elle s'éloigna de quelques pas, et, gagnant le fond de
la grotte, elle s'assit au bord du lit, ramena avec art sa tunique
sur sa poitrine, puis immobile, muette, les paupières baissées, elle
attendit. Ses longs cils faisaient une ombre douce sur ses joues.
Toute son attitude exprimait la pudeur; ses pieds nus se balan-
saient mollement et elle ressemblait à une enfant qui songe, assise
au bord d'une rivière.
Mais Paphnuce la regardait et ne bougeait pas. Ses pieds trem-
blans ne le portaient plus ; sa langue s'était subitement desséchée
dans sa bouche ; un tumulte effrayant s'élevait dans sa tête. Tout à
coup son regard se voila et il ne vit plus devant lui qu'un nuage
épais. Il pensa que la main de Jésus s'était posée sur ses yeux pour
lui cacher cette femme. Rassuré par un tel secours, raifermi, for-
tifié, il dit avec une gravité digne d'un ancien du désert :
— Si tu te livres à moi, crois-tu donc être cachée à Dieu?
Elle secoua la tête.
— Dieu! Qui le force à toujours avoir l'œil sur la grotte des
Nymphes? Qu'il se retire si nous Tolfensons. Mais pourquoi l'offen-
serions-nous? Puisqu'il nous a créés, il ne peut être ni fâché ni
surpris de nous voir tels qu'il nous a faits et agissant selon la na-
ture qu'il nous a donnée. On parle beaucoup trop pour lui et on
lui prête bien souvent des idées qu'il n'a jamais eues. Toi-même,
étranger, connais-tu bien son véritable caractère? Qui es-tu pour
me parler en son nom ?
A cette question, le moine, entr'ouvrant sa robe d'emprunt, mon-
tra son cilice et dit :
— Je suis Paphnuce, abbé d'Antinoé, et je viens du saint désert.
THAÏS. 339
La main qui retira Abraham de Chaldée et Loth de Sodome m'a
séparé du siècle. Je n'existais déjà plus pour les hommes. Mais ton
image m'est apparue dans ma Jérusalem des sables et j'ai connu
que tu étais pleine de corruption et qu'en toi était la mort. Et me
Toici devant toi, femme, comme devant un sépulcre et je te crie :
« Thaïs, lève-toi ! »
Aux noms de Paphnuce, de moine et d'abbé, elle avait pâli
d'épouvante et la voilà qui, les cheveux épars, les mains jointes,
pleurant et gémissant, se traîne aux pieds du saint :
— Ne me fais pas de mal ! Pourquoi es-tu venu? que me
veux-tu? Ne me fais pas de mal. Je sais que les saints du désert
détestent les femmes qui, comme moi, sont faites pour plaire. J'ai
peur que tu ne me haïsses et que tu ne veuilles me nuire. Va! je
ne doute pas de ta puissance. Mais, sache, Paphnuce, qu'il ne faut
ni me mépriser ni me haïr. Je n'ai jamais, comme tant d'hommes que
je fréquente, raillé ta pauvreté volontaire. A ton tour, ne me fais
pas un crime de ma richesse. Je suis belle et habile aux jeux. Je
n'ai pas plus choisi ma condition que ma nature. J'étais faite pour
ce que je fais. Je suis née pour charmer les hommes. Et toi-même,
tout à l'heure, tu disais que tu m'aimais. N'use pas de ta science
contre moi. Ne prononce pas des paroles magiques qui détruiraient
ma beauté ou me changeraient en une statue de sel. Ne me fais
pas peur ! je ne suis déjà que trop effrayée. Ne me fais pas mou-
rir ! Je crains tant la mort !
Il lui fit signe de se relever et dit :
— Enfant, rassure-toi. Je ne te jetterai pas l'opprobre et le mé-
pris, je viens à toi de la part de Celui qui, s'étant assis au bord
du puits, but à l'urne que lui tendait la Samaritaine et qui, lorsqu'il
soupait au logis de Simon, reçut les parfums de Marie. Je ne suis
pas sans péchés pour te jeter la première pierre. J'ai souvent mal
employé les grâces abondantes que Dieu a répandues sur moi. Ce
n'est pas la colère, c'est la pitié qui m'a pris par la main pour me
conduire ici. J'ai pu sans mentir t'aborder avec des paroles d'amour,
car c'est le zèle du cœur qui m'amène à toi. Je brûle du feu de la
charité, et, si tes yeux, accoutumés aux spectacles grossiers de la
chair, pouvaient voir les choses sous leur aspect mystique, je t'ap-
paraîtrais comme un rameau détaché de ce iDuisson ardent que le
Seigneur montra sur la montagne à l'antique Moïse, pour lui faire
comprendre le véritable amour, celui qui nous embrase sans nous
consumer et qui, loin de laisser après lui des charbons et de vaines
cendres, embaume et parfume pour l'éternité tout ce qu'il pénètre.
— Moine, je te crois, et je ne crains plus de toi ni embûche ni
maléfice. J'ai souvent entendu parler des solitaires de la Thébaïde.
3'l0 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce que l'on m'a conté de la vie d'Antoine et de Paul est merveil-
leux. Ton nom ne m'était pas inconnu et l'on m'a dit que, jeune
encore, tu égalais en vertu les plus vieux anachorètes. Dès que je
t'ai vu, sans savoir qui tu étais, j'ai senti que tu n'étais pas un
homme ordinaire. Dis-moi, pourras-tu pour moi ce que n'ont pu
ni les prêtres d'Isis, ni ceux d'Hermès, ni ceux de la Junon céleste,
ni les devins de Chaldée ni les mages babvloniens. Moine, si tu
m'aimes, peux-tu m'empêcher de mourir?
— Femme, celui-là vivra qui veut vivre. Fuis les délices abomi-
nables où tu meurs à jamais. Arrache aux démons, qui le brûle-
raient horriblement, ce corps que Dieu pétrit de sa salive et anima
de son souffle. Consumée de fatigue, viens te rafraîchir aux sources
bénies de la solitude ; viens boire à ces fontaines cachées dans le
désert, qui jaillissent jusqu'au ciel. Ame anxieuse, viens posséder
enfin ce que tu désirais! Cœur avide de joie, viens goûter les joies
véritables, la pauvreté, le renoncement, l'oubli de soi-même, l'aban-
don de tout l'être dans le sein de Dieu. Ennemie du Christ et demain
sa bien-aimée, viens à lui. Viens! toi qui cherchais, et tu diras :
« J'ai trouvé l'amour! »
Cependant Thaïs semblait contempler des choses lointaines :
— Moine , demanda-t-elle , si je renonce à mes plaisirs et si je
fais pénitence, est-il vrai que je renaîtrai dans le ciel avec mon
corps intact et dans toute sa beauté?
— Thaïs, je t'apporte la vie éternelle. Crois-moi, car ce que
j'annonce est la vérité.
— Et qui me garantit que c'est la vérité ?
— David et les prophètes, l'Écriture et les merveilles dont tu
vas être témoin.
— Moine, je voudrais te croire. Car je t'avoue que je n'ai pas
trouvé le bonheur en ce monde. Mon sort fut plus beau que celui
d'une reine et pourtant la vie m'a apporté bien des tristesses et
bien des amertumes, et voici que je suis lasse infiniment. Toutes
les femmes envient ma destinée, et il m'arrive parfois d'envier le
sort de la vieille édentée qui, du temps que j'étais petite, vendait
des gâteaux de miel sous une porte de la Aàlle. C'est une idée qui
m'est venue bien des fois, que seuls les pauvres sont bons^ sont
heureux , sont bénis , et qu'il y a une grande douceur à vivre
humble et petit. Moine, tu as remué les ondes de mon àme et fait
monter à la surface ce qui dormait au fond. Que croire, hélas! et
que devenir, et qu'est-ce que la vie?
Tandis qu'elle parlait de la sorte, Paphnuce était transfiguré ;
une joie céleste inondait son visage :
— Ecoute, dit-il, je ne suis pas entré seul dans ta demeure. Un
THAÏS.
3/il
Autre m'accompagnait, un Autre, qui se tient ici debout à mon côté.
Celui-là, tu ne peux le voir, parce que tes yeux sont encore indi-
gnes de le contempler ; mais bientôt tu le verras dans sa splendeur
charmante, et tu diras : « 11 est seul aimable ! » Tout à l'heure, s'il
n'avait posé sa douce main sur mes yeux, ô Thaïs! je serais peut-
être tombé avec toi dans le péché, car je ne suis par moi-même
que faiblesse et que trouble. Mais il nous a sauvés tous deux ;
il est aussi bon qu'il est puissant et son nom est Sauveur. Il a
été promis au monde par David et la Sibylle, adoré dans son ber-
ceau par les bergers et les mages, crucifié par les Pharisiens,
enseveli par les saintes femmes, révélé au monde par les apôtres,
attesté par les martyrs. Et le voici qui, ayant appris que tu crains
la mort, ô femme! vient dans ta maison pour t'empêcher de mou-
rir! N'est-ce pas, ô mon Jésus! que tu m'apparais en ce moment
comme tu apparus aux hommes de Gahlée, en ces jours mer-
veilleux où les étoiles, descendues avec toi du ciel, étaient si
près de la terre que les saints Innocens pouvaient les saisir avec
leurs mains, quand ils jouaient dans les bras de leurs mères, sur
les terrasses de Bethléem? N'est-ce pas, mon Jésus! que nous
sommes en ta compagnie et que tu me montres la réalité de ton
corps précieux? N'est-ce pas que c'est là ton visage, et que cette
larme qui coule sur ta joue est une larme véritable? Oui, l'ange de
la justice éternelle la recueillera, et ce sera la rançon de l'àme de
Thaïs. N'est-ce pas que te voilà, mon Jésus? Mon Jésus, tes lèvres
adorables s'entr'ouvrent ! Tu veux parler : parle , je t'écoute. Et
toi. Thaïs, heureuse Thaïs! entends ce que le Sauveur vient lui-
même te dire : c'est lui qui parle et non moi. Il dit : « Je t'ai cher-
chée longtemps, ô ma brebis égarée! je te trouve enfin! Ne me fuis
plus. Laisse-toi prendre par mes mains, pauvre petite, et je te por-
terai sur mes épaules jusqu'à la bergerie céleste. Viens, ma Thaïs!
^iens, mon élue, viens pleurer avec moi! »
Et Paphnuce tomba à genoux , les yeux pleins d'extase. Alors
Thaïs ^1t sur la face du saint le reflet de Jésus vivant.
— 0 jours envolés de mon enfance ! dit-elle en sanglotant.
0 mon doux père Ahmès I bon saint Théodore, que ne suis-je morte
dans ton manteau blanc, tandis que tu m'emportais aux premières
lueurs du matin, toute fraîche encore des eaux du baptême!
Paphnuce courut à elle en s' écriant :
— Tu es baptisée! ô sagesse divine! ô Providence! ô Dieu bon!
Je connais maintenant la puissance qui m'attirait vers toi. Je sais
ce qui te rendait si chère et si belle à mes yeux. C'est la vertu des
eaux baptismales qui m'a fait quitter l'ombre de Dieu où je vivais
pour t'aller chercher dans l'air empoisonné du siècle. Une goutte,
une goutte sans doute des ondes qui laA'èrent ton corps a jailli
34*2 REVUE DES DEUX MONDES.
sur mon front. Viens, ô ma sœur, et rerois de ton frère le baiser de
paix.
Et le moine effleura de ses lèvres le front de la courtisane.
Puis il se tut, laissant parler Dieu, et l'on n'entendait plus, dans
la grotte des Nymphes, que les sanglots de Thaïs mêlés au chant
des eaux vives.
Elle pleurait sans essuyer ses lamies quand deux esclaves noires
vinrent chargées d'étofles, de parfums et de guirlandes.
— Ce n'était guère à propos de pleurer, dit-elle en essayant
de sourire. Les larmes rougissent les yeux et gâtent le teint. Je dois
souper cette nuit chez des amis, et je veux être belle, car il y aura
là des femmes pour épier la fatigue de mon visage. Ces esclaves
viennent m'habiller. Retire-toi, mon père, et laisse-les faire. Elles
sont adroites et expérimentées; aussi les ai-je payées très cher.
Vois celle-ci qui a de si gros anneaux d'or et qui montre des dents
si blanches. Je l'ai enlevée à la femme du proconsul.
Paphnuce eut d'abord la pensée de s'opposer de toutes ses forces
à ce que Thaïs allât à ce souper. Mais, résolu à agir prudemment,
il lui demanda quelles personnes elle y rencontrerait. Elle répondit
qu'elle y verrait l'hôte du festin, le vdeux Cotta, préfet de la flotte,
Nicias et plusieurs autres pliilosoplies avides de disputes, le poète
Gallicrate, le grand-prêtre de Sérapis, des jeunes hommes riches
occupés surtout à dresser des chevaux, enfin des femmes dont on
ne saurait rien dire et qui n'avaient que l'avantage de la jeunesse.
Alors, par une inspiration surnaturelle :
— Va parmi eux. Thaïs, dit le moine. Va! Mais je ne te quitte
pas. J'irai avec toi à ce festin et je me tiendrai sans rien dire à ton
côté.
Elle éclata de rire. Et tandis que les deux esclaves noires s'em-
pressaient autour d'elle, elle s'écria :
— Que diront-ils quand ils verront que j'ai pour amant un moine
de la Thébaïde?..
Lorsque, suivie de Paphnuce, Thaïs entra dans la salle du ban-
quet, les convives étaient déjà, pour la plupart, accoudés sur les
lits, devant la table en fer à cheval, couverte d'une vaisselle étin-
celante. Au centre de cette table s'élevait une vasque que surmon-
taient quatre satyres d'argent inclinant des outres d'où coulait sur
des poissons bouillis une samiiure dans laquelle ils nageaient. A la
venue de Thaïs les acclamations s'élevèrent de toutes parts.
— Salut à la sœur des Charités !
— Salut à la Melpomène silencieuse dont les regards savent tout
exprhiier !
— Salut à la bien-aimée des dieux et des hommes !
THAÏS.
3Û3
— A la tant désirée !
— A celle qui donne la soiifirance et la guérison!
— A la perle de Racotis 1
— A la rose d'Alexandrie!
Elle attendit impatiemment que ce toiTent de louanges eût coulé ;
puis elle dit à Gotta, son hôte :
— Lucius, je t'amène un moine du désert, Paphnuce, abbé d'An-
tinoé ; c'est un grand saint, dont les paroles brûlent comme du
feu.
Lucins Aurélius Gotta, préfet de la flotte, s'étant levé :
— Sois le bienvenu, dit-il, Paphnuce, toi qui professes la foi
chrétienne. Moi-même, j'ai quelque respect pour un culte désor-
mais impérial. Le di^^n Constantin a placé tes coreligionnaires au
premier rang des amis de l'empire. La sagesse latine devait, en
effet, admettre ton Christ dans notre Panthéon. C'est une maxime
de nos pères qu'il y a en tout dieu quelque chose de di\in. Mais
laissons cela. Buvons et réjouissons -nous, tandis qu'il en est temps
encore.
Le \ieux Gotta parlait ainsi avec sérénité. Il venait d'étudier un
nouveau modèle de galère et d'achever. le sixième li^Te de son his-
toire des Carthaginois. Sûr de n'avoir point perdu sa journée, il était
content de lui et des dieux.
— Paphnuce, ajouta-t-il, tu vois ici plusieurs hommes dignes
d'être aimés : Hermodore, grand-prêtre de Sérapis, les philosophes
Dorion, Nicias et Zénothémis, le poète Caliicrate, le jeune Chéréas
et le jeune Aristobule, tous deux fils d'un cher compagnon de ma
jeunesse et près d'eux Philinna avec Drosé, qu'il faut louer gran-
dement d'être belles.
Nicias ^"int embrasser Paphnuce et lui dit à l'oreille :
— Je t'avais bien averti, mon frère, que Vénus était puissante.
C'est elle dont la douce violence t'a amené ici malgré toi. Ecoute,
tu es un homme rempli de piété ; mais si tu ne reconnais qu'elle
est la mère des dieux, ta ruine est certaine. Sache que le vieux
mathématicien Mélanthe a coutume de dh-e : Je ne pourrais pas,
sans l'aide de Vénus, démontrer les propriétés d'un triangle.
Dorion qui, depuis quelques instans, considérait le nouveau venu,
soudain frappa des mains et poussa des cris d'admiration.
— C'est lui, mes amis! Son regard, sa barbe, sa tunique : c'est
lui-même! je l'ai rencontré au théâtre pendant que notre Thaïs
montrait ses bras ingénieux. 11 s'agitait furieusement et je puis
attester qu'il parlait avec violence. C'est un honnête homme : il va
nous invectiver tous ; son éloquence est terrible. Si Marcus est le
Platon des chrétiens, Paphnuce est leur Démosthène. Épicure^ dans
son petit jardin, n'entendit jamais rien de pareil.
3A/i REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant Philinna et Drosc dévoraient Tliaïs des yeux. Elle por-
tait dans ses cheveux blonds une couronne de violettes pâles dont
cluKjue fleur rappelait, en une teinte afTaiblie, la couleur de ses
prunelles, si bien que les fleurs semblaient des regards effacés et
les yeux des fleurs étincelantes. C'était le don de cette femme : sur
elle tout vivait, tout était âme et harmonie. Sa robe, couleur de
mauve et lamée d'argent, traînait dans ses longs plis une grâce
presque triste qne n'égayaient ni bracelets ni colliers, et tout l'éclat
de sa parure était dans ses bras nus. Admirant malgré elles la robe
et la coilFuro de Thaïs, ses deux amies ne lui en parlèrent point.
— Que tu es belle! lui dit Philinna. Tu ne pouvais l'être plus
quand tu vins à Alexandrie. Pourtant ma mère, qui se souvenait
de t'aA oir vue alors, disait que peu de femmes étaient dignes de
t'ètre comparées.
— Qui est donc, demanda Drosé, ce nouvel amoureux que tu
nous amènes? Il a l'air étrange et sauvage. S'il y avait des pasteurs
d'éléphans, assurément ils seraient faits comme lui. Où as-tu trouvé.
Thaïs, un si sauvage ami? Ne serait-ce pas parmi les troglodytes
qui vivent sous la terre et qui sont tout barbouillés des fumées du
Hadès?
Mais Philinna, posant un doigt sur la bouche de Drosé :
— Tais-toi ! les mystères de l'amour doivent rester secrets et il
est défendu de les connaître. Pour moi, certes, j'aimerais mieux
être baisée par la bouche de l'Etna fumant, que par les lèvres de
cet homme. Mais notre douce Thaïs, qui est belle et adorable comme
les déesses, doit comme les déesses exaucer toutes les prières et
non pas seulement, à notre guise, celles des hommes aimables.
— Prenez garde toutes deux, répondit Thaïs. C'est un mage et
un enchanteur. Il entend les paroles prononcées à voix basse et
même les pensées. Il vous arrachera le cœur pendant votre som-
meil; il le remplacera par une éponge, et le lendemain, en buvant
de l'eau, vous mourrez étouffées.
Elle les regarda pâlir, leur tourna le dos et s'assit sur un lit à
côté de Paphnuce, La voix de Cotta, impérieuse et bienveillante,
domina tout à coup le murmure des propos intimes,
— Amis, que chacun prenne sa place! Esclaves, versez le vin
miellé !
Puis, l'hôte élevant sa coupe :
— Buvons d'abord au divin Constance et au génie de l'Empire.
La patrie doit être mise au-dessus de tout, et même des dieux, car
elle les contient tous.
Tous les convives portèrent à leurs lèvres leur coupe pleine.
Seul Paphnuce ne but point, parce que Constance persécutait la foi
de Nicée et que la patrie du chrétien n'est point de ce monde.
THAÏS. 345
A ce moment un grave vieillard négligemment vêtu, la démarche
lente et la tête haute, entra dans la salle et promena sur les con-
vives un regcu-d tranquille. Cotta lui lit signe de prendre place à
son côté, sur son propre lit.
— Eucrite, lui dit-il, sois le bienvenu! As-tu composé ce mois-
ci un nouveau traité de philosophie? Ce serait, si je compte bien,
le quatre-vingt-douzième sorti de ce roseau du Nil que tu conduis
d'une main attique.
Eucrite répondit en caressant sa barbe d'argent :
— Le rossignol est fait pour chanter, et moije suis fait pour louer
les dieux immortels.
DORION.
Saluons respectueusement en Eucrite le dernier des stoïciens.
Grave et blanc, il s'élève au milieu de nous comme une image des
ancêtres. Il est solitaire dans la foule des hommes et prononce des
paroles qui ne sont point entendues.
EUCRITE.
Tu te trompes, Dorion. La philosophie de la vertu n'est pas morte
en ce monde. J'ai de nombreux disciples dans Alexandrie, dans
Rome et dans Constantinople. Plusieurs parmi les esclaves et parmi
les neveux des Césars savent encore régner sur eux-mêmes, vivre
libres et goûter dans le détachement des choses une félicité sans
limites. Plusieurs font revivre en eux Épictète et Marc-Aurèle. Mais
s'il était vrai que la vertu fût à jamais éteinte sur la terre, en quoi
sa perte intéresserait-elle mon bonheur, puisqu'il ne dépendait pas
de moi qu'elle durât ou pérît? Les fous seuls, Dorion, placent leur
félicité hors de leur pouvoir. Je ne désire rien que ne veuillent les
dieux et je désire tout ce qu'ils veulent. Par là, je me rends sem-
blable à eux et je partage leur infaillible contentement. Si la vertu
périt, je consens qu'elle périsse, et ce consentement me rempht de
joie comme le suprême elïort de ma raison et de mon courage. En
toutes choses ma sagesse copiera la sagesse divine ; et la copie sera
plus précieuse que le modèle : elle aura coûté plus de soins et de
plus grands travaux.
NICIAS.
J'entends. Tu t'associes à la providence céleste. Mais si la vertu
consiste seulement dans l'efïbrt, Eucrite, et dans cette tension par
laquelle les disciples de Zenon prétendent se rendre semblables
aux dieux, la grenouille qui s'enfle pour devenir aussi grosse que
le bœuf accomplit le chef-d'œuvre du stoïcisme.
ZhQ REVUE DES DEUX MONDES.
EUCRITE.
Nicias, tu railles et, comme à ton ordinaire, tu excelles à te
moquer. Mais si le bœuf dont tu parles est vraiment un dieu,
comme Apis et comme ce bœuf souterrain dont je vois ici le grand-
prêtre et si la grenouille, sagement inspirée, parvient à l'égaler, ne
sera-t-elle pas, en efïet, plus vertueuse que le bœuf, et pourras-
tu te défendre d'admirer une bestiole si généreuse?
Quatre serviteurs posèrent sur la table un sanglier couvert en-
core de ses soies. Des marcassins, faits de pâte cuite au four, en-
tourant la béte comme s'ils voulaient téter, indiquaient que c'était
une laie. Zénothémis, se tournant vers le moine :
— Amis, dit-il, un convive est venu de lui-même se joindre à
nous. L'illustre Paphnuce, qui mène dans la solitude une vie pro-
digieuse, est notre hôte inattendu.
COTTA.
Dis mieux, Zénothémis : la première place lui est due, puis-
qu'il est venu sans être invité.
ZÉNOTHÉMIS.
Aussi, devons-nous, cher Lucius, l'accueillir avec une particu-
lière amitié et rechercher ce qui peut lui être le plus agréable. Or
il est certain qu'un tel homme est moins sensible au fumet des
viandes qu'au parfum des belles pensées. Nous lui ferons plaisir,
sans doute, en amenant l'entretien sur la doctrine qu'il professe
et qui est celle de Jésus crucifié. Pour moi, je m'y prêterai d'au-
tant plus volontiers que cette doctrine m'intéresse vivement par le
nombre et la diversité des allégories qu'elle renferme. Si l'on de-
vine l'esprit sous la lettre, elle est pleine de vérités, et j'estime
que les livres des chrétiens abondent en révélations divines. Mais
je ne saurais, Paphnuce, accorder un prix égal aux livres des
Juifs. Ceux-là furent inspirés, non, comme on l'a dit, par l'esprit
de Dieu, mais par un mauvais génie. laveh, qui les dicta, était un
de ces esprits qui peuplent l'air inférieur et causent la plupart des
maux dont nous souffrons ; mais il les surpassait tous en igno-
rance et en férocité. Au contraire, le serpent aux ailes d'or, qui
déroulait autour de l'arbre de la science sa spirale d'azur, était
pétri de lumière et d'amour. Aussi, la lutte était-elle inévitable
entre ces deux puissances, celle-ci brillante et l'autre ténébreuse.
Elle éclata dans les premiers jours du monde. Adam et Eve vi-
vaient heureux au jardin d'Eden, quand laveh lorma, pour leur
malheur, le dessein de les gouverner, eux et toutes les générations
qu'Eve portait déjà dans ses flancs magnifiques. Gomme il ne pos-
THAÏS. 347
sédait ni le compas ni la lyre, et qu'il ignorait également la science
qui commande et l'art qui persuade, il elïrayait ces deux pauvres en-
fans par des apparitions diflormes, des menaces capricieuses et des
coups de tonnerre. Le serpent eut pitié d'eux et résolut de les in-
struire afm que, possédant la science, ils ne fussent plus abusés
par des mensonges. A l'insu d'Iaveh, qui prétendait tout voir,
mais dont la vue, en réalité, n'était pas bien perçante, il s'appro-
cha des deux créatures et leur enseigna la sagesse. Quand il en
vint à exposer les vérités les plus hautes, celles qui ne se démon-
trentpas, il reconnut qu'Adam, pétri de terre rouge, était d'une na-
ture trop épaisse pour percevoir ces subtiles connaissances etqu'Ève,
au contraire, plus tendre et plus sensible, en était aisément péné-
trée. Aussi, résolut-il de l'entretenir seule, en l'absence de son mari,
afm de l'initier la première...
DORION.
Souffre, Zénothémis, que je t'arrête ici. J'ai d'abord reconnu,
dans le mythe que tu nous exposes, un épisode de la lutte de Pallas
Athéné contre les géans. laveh ressemble beaucoup à Typhon et
Pallas est représentée par les Athéniens avec un serpent à son
côté. Mais ce que tu viens de dire m'a fait douter tout à coup de
l'intelligence ou de la bonne foi du serpent dont tu parles. S'il
avait vraiment possédé la sagesse, l'aurait-il confiée à une petite
tête femelle, incapable de la contenir? Je croirai plutôt qu'il était,
comme laveh, ignorant et menteur, et qu'il choisit Lve parce
qu'elle était facile à séduire et qu'il supposait à Adam plus d'in-
teUigence et de réflexion.
ZÉNOTHÉMIS.
Sache, Dorion, que c'est, non par la réflexion et l'inteUigence,
mais bien par le sentmient, qu'on atteint les vérités les plus hautes
et les plus pures. Aussi les femmes qui, d'ordinaire, sont moins
réfléchies, mais plus sensibles que les hommes, s'élèvent-elles aussi
plus facilement à la connaissance des choses di^^nes. En elles est
le don de prophétie et ce n'est pas sans raison qu'on représente
quelquefois Apollon Citharède et Jésus de Nazareth vêtus, comme
des femmes, d'une robe flottante.
Le serpent initiateur fut donc sage, quoi que tu dises, Dorion,
en préférant au grossier Adam, pour son œuvre de lumière, cette
Eve plus blanche que le lait et que les étoiles. Elle l'écouta doci-
lement et se laissa conduire à l'arbre de la science dont les ra-
meaux s'élevaient jusqu'au ciel et que l'esprit divin baignait comme
une rosée. Cet arbre était couvert de feuilles qui parlaient toutes
3/|8 REVUE DES DEUX MONDES.
les langues des hommes futurs et dont les voix unies formaient un
concert parfait. Ses fruits abondans donnaient aux initiés qui s'en
nourrissaient la connaissance des métaux, des pierres, des plantes,
ainsi que des lois physiques et des lois morales ; mais ils étaient de
flamme et ceux qui craignaient la souffrance et la mort n'osaient
les porter à leurs lèvres. Or, ayant écouté docilement les leçons du
serpent, Eve s'éleva au-dessus des vaines terreurs et désira goû-
ter aux fruits qui donnent la connaissance de Dieu. Mais, pour
qu'Adam, qu'elle aimait, ne lui devînt pas inférieur, elle le prit
par la main et le conduisit à l'arbre mystérieux. Là cueillant une
pomme ardente, elle y mordit et la tendit ensuite à son compa-
gnon. Par malheur, laveh qui se promenait d'aventure dans le jar-
din les surprit et, voyant qu'ils devenaient savans, il entra dans une
effroyable fureur. Rassemblant ses forces, il produisit un tel tu-
multe dans l'air inférieur que ces deux êtres débiles en furent
consternés. Le fruit échappa des mains de l'homme et la femme,
s'attachant au cou du malheureux, lui dit : a Je veux ignorer et
souffrir avec toi. »
Laveh triomphant maintint Adam et Eve et toute leur semence
dans la stupeur et dans l'épouvante. Son art, qui se réduisait à
fabriquer de grossiers météores, l'emporta sur la science du ser-
pent musicien et géomètre. 11 enseigna aux hommes l'injustice,
l'ignorance et la cruauté et fit régner le mal sur la terre. Il pour-
suivit Gain et ses fils, parce qu'ils étaient industrieux ; il extermina
les Philistins parce qu'ils composaient des poèmes orphiques et des
fables comme celles d'Esope. Il fut l'implacable ennemi de la
science et de la beauté, et le germe humain expia pendant de
longs siècles, dans le sang et les larmes, la défaite du serpent ailé.
Heureusement il se trouva parmi les Grecs des hommes subtils,
tels que Pythagore et Platon, qui retrouvèrent, par la puissance du
génie, les figures et les idées que l'ennemi d'iaveh avait tenté vai-
nement d'enseigner à la première fennne. L'esprit du serpent était
en eux ; c'est pourquoi le serpent, comme l'a dit Dorion, est honoré
par les Athéniens. Enfin, dans des jours plus récens, parurent,
sous une forme humaine, trois esprits célestes, Jésus de Galilée,
BasiUde et Valentin, à qui il fut donné de cueillir les fruits les plus
éclatans de cet arbre de la science dont les racines traversent la
terre et qui porte sa cime au faite des cieux. C'est ce que j'avais à
dire pour venger les chrétiens, à qui l'on impute trop souvent les
errem's des Juifs.
DORIOX.
Si je t'ai bien entendu, Zénothémis, trois hommes admirables,
Jésus, Basilide et Valentin, ont découvert des secrets qui restaient
THAÏS. 3i9
cachés à Pythagore, à Platon, à tous les philosophes de la Grèce et
même au divin Épicure, qui pourtant afïranchit l'homme de toutes
les vaines terreurs. Tu nous obligeras en nous disant par quel
moven ces trois mortels acquirent des connaissances qui avaient
échappé à la méditation des sages.
ZÉNOTHÉMIS.
Faut-il donc te répéter, Dorion, que la science et la méditation
ne sont que les premiers degrés de la connaissance et que l'extase
seule conduit aux vérités éternelles ?
HERMODORE.
Il est vrai, Zénothémis, Tàme se nourrit d'extase comme la ci-
gale de rosée. Mais disons mieux encore : l'esprit seul est capable
d'un entier ravissement. Car l'homme est triple, composé d'un
corps matériel, d'une âme plus subtile, mais également matérielle,
et d'un esprit incorruptible. Quand, sortant de son corps comme
d'un palais rendu subitement au silence et à la solitude, puis tra-
versant au vol les jardins de son âme, l'esprit se répand en Dieu,
il goûte les déhces d'une mort anticipée ou plutôt de la vie future,
car mourir, c'est vivre, et, dans cet état qui participe de la pureté
divine, il possède à la fois la joie infinie et la science absolue; il
entre dans l'unité qui est tout. Il est parfait.
XICUS,
Cela est admh*able. Mais, à vrai dire, Hermodore, je ne vois pas
grande différence entre le tout et le rien. Les mots même me sem-
blent manquer pour faire cette distinction. L'infini ressemble terri-
blement au néant : ils sont tous deux inconcevables. A mon avis, la
perfection coûte très cher : on la paie de tout son être, et pour la
posséder il faut cesser d'exister. C'est là une disgrâce à laquelle
Dieu lui-même n'a pas échappé depuis que les philosophes se sont
mis en tète de le perfectionner. Après cela, si nous ne savons pas
ce que c'est que de ne pas être, nous ignorons par là même ce
que c'est que d'être. Nous ne savons rien. On dit qu'il est impos-
sible aux hommes de s'entendre. Je croirais, en dépit du bruit de
nos disputes, qu'il leur est au contraire impossible de ne pas tom-
ber finalement d'accord, ensevelis côte à côte sous l'amas des con-
tradictions qu'ils ont entassées comme Pèlion sur Ossa.
COTTA.
J'aime beaucoup la philosophie et je l'étudié âmes heures de loi-
sii'. Mais je ne la comprends bien que dans les livres de Cicéron.
Esclaves, versez le vin miellé I
350 REVUE DES DEUX MONDES.
A ce moment une ligure étrange souleva la tapisserie, et les
convives virent devant eux un petit homme bossu dont le crâne
chauve s'élevait en pointe. Il était vêtu, à la mode asiatique, d'une
tunique d'azur et portait autour des jambes, comme les barbares,
des braies rouges, semées d'étoiles d'or. En le voyant, Paphnuce re-
connut Marcus l'Arien, et, craignant de voir tomber la foudre, il porta
ses mains au-dessus de sa tête et pâlit d'épouvante. Ce que n'avaient
pu, dans ce banquet des démons, ni les blasphèmes des païens, ni
les erreurs horribles des philosophes, la seule présence de l'héré-
tique étonna son courage. Il voulut fuir, mais son regard ayant
rencontré celui de Thaïs, il se sentit soudain rassuré. Il avait lu
dans l'âme de la prédestinée et compris que celle qui allait devenir
une sainte le protégeait déjà. Il saisit un pan de la robe traînante
et pria mentalement le sauveur Jésus.
lin murmure flatteur avait accueilli la venue du personnage qu'on
nommait le Platon des chrétiens. Ilermodore lui parla le premier :
— Très illustre Marcus, nous nous réjouissons tous de te voir
parmi nous et l'on peut dire que tu viens à propos. Nous ne cou
naissons de la doctrine des chrétiens que ce qui en est pubHque-
ment enseigné. Or, il est certain qu'un philosophe tel que toi ne
peut penser ce que pense le vulgaire et nous sommes curieux de
savoir ton opinion sur les principaux mystères de la religion que
tu professes. Notre cher Zénothémis, qui, tu le sais, est avide
de symboles, interrogeait tout à l'heure l'illustre Paphnuce sur les
livres des juifs. Mais Paphnuce ne lui a point fait de réponse et
nous ne devons pas en être surpris, puisque notre hôte est voué au
silence et que le Dieu a scellé sa langue dans le désert. Mais toi,
Marcus, qui as porté la parole dans les synodes des chrétiens et
jusque dans les conseils du divin Constantin, tu pourras, si tu veux,
satisfaire notre curiosité en nous révélant les vérités philosophi-
ques qui sont enveloppées dans les fables desclu-étiens. La première
de ces vérités n'est-elle pas l'existence de ce Dieu unique auquel,
pour ma part, je crois fermement"?
MARCUS.
Oui, Zénothémis, je crois en un seul Dieu, non engendré, seul
éternel, principe de toutes choses.
NICIAS.
Nous savons, Marcus, que ton Dieu a créé le monde! Ce fut,
certes, une grande crise dans son existence. Il existait déjà depuis
une éternité avant d'avoir pu s'y résoudre. Mais, pour être juste,
je reconnais que sa situation était des plusj embarrassantes. Il lui
fallait demeurer inactif pour rester parfait et il devait agir s'il vou-
THAÏS. 351
lait se prouver à lui-même sa propre existence. Tu m'assures qu'il
s'est décidé à agir. Je veux te croire, bien que ce soit, de la part
d'un Dieu parfait, une impardonnable imprudence. Mais, dis-nous,
Marcus, comment il s'y est pris pour créer le monde.
M ARGUS.
Ceux qui, sans être chrétiens, possèdent comme Hermodore et
Zénothémis, les principes de la connaissance, savent que Dieu n'a
pas créé le monde directement et sans intermédiaire. Il a donné
naissance à un fds unique, par qui toutes choses ont été faites.
HERMODORE.
Tu dis vrai, Marcus ; et ce fds est indifféremment adoré sous les
noms d'Hermès, de Mithra, d'Adonis, d'Apollon et de Jésus.
MARCUS.
Je ne serais point chrétien si je lui donnais d'autres noms que
ceux de Jésus, de Christ et de Sauveur. Il est le vrai fds de Dieu.
Mais il n'est pas éternel, puisqu'il a eu un commencement; quant à
penser qu'il existait avant d'être engendré, c'est une absurdité qu'il
faut laisser aux mulets de Nicée et à l'àne rétif qui gouverna trop
longtemps l'église d'Alexandrie sous le nom maudit d'Athanase.
A ces mots, Paphnuce, blême et le front baigné d'une sueur
d'agonie, lit le signe de la croix et persévéra dans son silence su-
bftme. Marcus poursuivit :
Il est clah- que l'inepte symbole de Nicée attente à la majesté du
Dieu unique, en l'obligeant à partager ses indivisibles attributs avec
sa propre émanation, le médiateur par qui toutes choses furent
faites. Renonce à railler le Dieu vrai des chrétiens, Nicias; sache
que, pas plus que les lis des champs, il ne travaille ni ne file.
L'ouvrier, ce n'est pas lui, c'est son fds unique, c'est Jésus qui,
ayant créé le monde, vint ensuite réparer son ouvrage. Car la créa-
tion ne pouvait être parfaite et le mal s'y était mêlé nécessaire-
ment au bien.
Nicias demanda :
— Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le mal ?
Il y eut un moment de silence pendant lequel Hermodore, le bras
étendu sur la nappe, montra un petit âne en métal de Corinthe qui
portait deux paniers contenant, l'un des olives blanches, l'autre des
olives noires.
— Voyez ces olives, dit-il. Notre regard est agréablement flatté
par le contraste de leurs teintes, et nous sommes satisfaits que
352 REVUE DES DEUX MONDES.
celles-ci soient claires et celles-là sombres. Mais si elles étaient
douées de pensée et de connaissance, les blanches diraient : il est
bien qu'une oliv(^ soit blanche, il est mal qu'elle soit noire, et le
peuple des olives noires détesterait le peuple des olives blanches.
Nous en jugeons mieux, car nous sommes autant au-dessus d'elles
que les dieux sont au-dessus de nous. Pour l'homme qui ne voit
qu'une partie des choses, le mal est un mal ; pour Dieu qui com-
prend tout, le mal est un bien. Sans doute la laideur est Laide et
non pas belle; mais si tout était beau, le tout ne serait pas beau.
11 est donc bien qu'il y ait du mal, ainsi que l'a démontré le second
Platon, plus grand que le premier.
EUGRITE.
Parlons plus vertueusement. Le mal est un mal, non pour le
monde dont il ne détruit pas l'indestructible harmonie, mais pour
le méchant qui le fait et qui pouvait ne pas le faire.
COTTA.
Par Jupiter ! voilà un bon raisonnement !
ZÉNOTHÉMIS.
Pour moi, mes amis, je crois aussi à la réalité du bien et du
mal. Mais je suis persuadé qu'il n'est point une seule action hu-
maine, fût-ce le baiser de Judas, qui ne porte en elle un germe
de rédemption. Le mal concourt au salut final des hommes et, en
cela, il procède du bien et participe des mérites attachés au bien.
Et ce mystère de la rédemption, je vous dirai, chers amis, pour peu
que vous soyez curieux de l'entendre, comment il s'accomplit vé-
ritablement sur la terre.
■ Les convives firent un signe d'assentiment. Comme des vierges
athéniennes avec les corbeilles sacrées de Gérés, douze jeunes
filles, portant sur leur tête des paniers de grenades et de pommes,
entrèrent dans la salle d'un pas léger dont la cadence était mar-
quée par une flûte invisible. Elles posèrent les paniers sur la table,
la flûte se tut, et Zénothémis parla de la sorte :
— Quand Eunoia, la pensée de Dieu, eut créé le monde, elle confia
aux anges le gouvernement de la terre. Mais ceux-ci ne gardèrent
point la sérénité qui convient aux maîtres. Voyant que les filles des
hommes étaient belles, ils les surprirent le soir, au bord des ci-
ternes, et ils s'unirent à elles. De ces hymens sortit une race vio-
lente qui couvrit la terre d'injustices et de cruautés, et la pous-
THAÏS. 353
sière des chemins but le sang innocent. A cette vue, Eunoia fut
prise d"une tristesse infinie.
— Voilà donc ce que j'ai fait! soupira-t-elle en se penchant vers
le monde. Mes pauvres enfans sont plongés, par ma faute, dans la
vie amère. Leur souffrance est mon crime et je yeux l'expier. Dieu
même, qui ne pense que par moi, serait impuissant à leur rendre
la pureté première. Ce qui est fait est fait, et la création est à
jamais manquée. Du moins, je n'abandonnerai pas mes créatures.
Si je ne puis les rendre heureuses comme moi, je peux me rendre
malheureuse comme elles. Puisque j'ai commis la faute de leur
donner des corps qui les humilient, je prendrai moi-même un corps
semblable aux leurs et j'irai vivre parmi elles.
Ayant ainsi parlé, Eunoia descendit sur la terre et s'incarna dans
le sein d'une Argienne. Elle naquit petite et débile et reçut le nom
d'Hélène. Soumise aux travaux de la vie, elle grandit bientôt en
grâce et en beauté et devint la plus désirée des femmes, comme
elle l'avait résolu, afin d'être éprouvée dans son corps mortel par
les plus illustres souillures. Proie inerte des hommes lascifs et vio-
lens, elle se dévoua au rapt et à l'adultère en expiation de tous les
adultères, de toutes les violences, de toutes les iniquités, et causa
par sa beauté la ruine des peuples, pour cpie Dieu pût pardonner
les crimes de l'univers. Et jamais la pensée céleste, jamais Eunoia
ne fut si adorable qu'aux jours où, femme, elle se prostituait aux
héros et aux bergers. Les poètes devinaient sa divinité quand ils
la peignaient si paisible, si superbe et si fatale, et lorsqu'ils lui
faisaient cette invocation : « Ame sereine comme le calme des
mers ! »
C'est ainsi qu'Eunoia fut entraînée par la pitié dans le mal et
dans la souffrance. Elle mourut, et les Argiens montrent son tom-
beau, car elle devait connaître la mort après la volupté et goûter
tous les fruits amers qu'elle avait semés. Mais, s'échappant de la
chair décomposée d'Hélène, elle s'incarna dans une autre forme de
femme et s'offrit de nouveau à tous les outrages. Ainsi, passant de
corps en corps, et traversant parmi nous les âges mauvais, elle
prend sur elle les péchés du monde. Son sacrifice ne sera point
vain. Attachée à nous par les liens de la chair, aimant et pleurant
avec nous, elle opérera sa rédemption et la notre et nous ravira,
suspendus à sa blanche poitrine, dans la paix du ciel reconquis.
HERMODORE. /
Ce mythe ne m'était point inconnu. 11 me souvient qu'on a conté
qu'en une de ses métamorphoses cette divine Hélène vivait auprès
du magicien Simon, sous Tibère empereur. Je croyais toutefois que
TOME xciv. — 1889. 23
35^ REVUE DES DEUX MONDES.
sa déchéance était involontaire et que les anges l'avaient entraînée
dans leur chute.
ZÉNOTHÉMIS.
Hermodore, il est vrai que des hommes, mal initiés aux mys-
tères, ont pensé que la triste Eunoia n'avait pas consenti sa propre
déchéance. Mais, s'il en était ainsi qu'ils prétendent, Eunoia ne
serait pas la courtisane expiatrice, l'hostie couverte de toutes les
macules, le pain imbibé du vin de nos hontes, l'ofirande agréable,
le sacrifice méritoire, l'holocauste dont la fumée monte vers Dieu.
S'ils n'étaient point volontaires, ses péchés n'auraient point de
vertu.
CALLIGRATE.
Mais ne sait-on point, Zénothémis, dans quel pays, sous quel
nom, en quelle forme adorable vit aujourd'hui cette Hélène, tou-
jours renaissante?
ZÉNOTHÉiVIIS.
Il faut être très sage poui* découvrir un tel secret. Et la sagesse,
Callicrate, n'est pas donnée aux poètes qui vivent dans le monde
grossier des formes et s'amusent, comme les en fans, avec des sons
et de vaines images.
CALLICRATE.
Grains d'offenser les dieux, impie Zénothémis; les poètes leur
sont chers. Les premières lois furent dictées en vers par les im-
mortels eux-mêmes, et les oracles des dieux sont des poèmes. Les
hymnes ont pour les oreilles célestes d'agréables sons. Qui ne sait
que les poètes sont des devins et que rien ne leur est caché? Étant
poète moi-même et ceint du laurier d'Apollon, je révélerai à tous
la dernière incarnation d'Eunoia. L'éternelle Hélène est près de
nous ; elle nous regarde et nous la regardons. Voyez cette femme
accoudée aux coussins de son lit, si belle et toute songeuse, et
dont les yeux ont des larmes, les lèvres des baisers. C'est elle.
Charmante comme aux jours de Priam et de l'Asie en fleur, Eunoia
se nomme aujourd'hui Thaïs.
PHILIMSA.
Que dis-tu, Callicrate? Notre chère Thaïs aurait connu Paris,
Ménelas et les Achéens aux belles cnémides qui combattirent de-
vant llion ! Était-il grand, Thaïs, le cheval de Troie?
THAÏS. 355>
ARISTOBULE.
Qui parle d'un cheval?
— J'ai bu comme un Thrace! s'écria Chéréas.
Et il roula sous la table.
Callicrate élevant sa coupe :
— Si nous ne buvons en désespérés, nous mourrons sans ven-
geance !
Le vieux Cotta dormait et sa tête chauve se balançait lentement
sur ses larges épaules. Depuis quelque temps, Dorion semblait fort
agité dans son manteau philosophique. Il s'approcha en chance-
lant du lit de Thaïs :
— Thaïs, dit-il, je t'aime, bien qu'il soit indigne de moi d'aimer
une femme.
THAÏS.
Pourquoi ne m'aimais-tu pas tout à l'heure ?
DORION.
Parce que j'étais à jeun.
THAÏS.
Mais moi, mon pauvre ami, qui n'ai bu que de l'eau, souffre que
je ne t'aime pas.
Dorion n'en voulut pas entendre davantage et se glissa auprès
de Drosé, qui l'appelait du regard pour l'enlever à son amie. Zéno-
thémis, prenant la place quittée, donna à Thaïs un baiser sur la
bouche.
THAÏS.
Je te croyais plus vertueux.
ZÉNOTHÉMIS.
Je suis parfait, et les parfaits ne sont tenus à aucune loi.
THAÏS.
Mais ne crains-tu pas de souiller ton âme dans les bras d'une
femme ?
ZÉNOTHÉMIS.
Le corps peut céder au désir sans que l'âme en soit occupée.
356 REVUE DES DEUX MONDES.
THAÏS.
Ya-t'en! Je veux qu'on m'aime de corps et d'âme. Tous ces phi-
losophes sont des boucs !
Les lampes s'éteignaient une à une. Un jour pâle, qui pénétrait
par les fentes des tentures, frappait les visages livides et les yeux
gonflés des convives. Aristobule, tombé les poings fermés à côté
de Chéréas, envoyait en songe ses paleh'eniers aux corbeaux. Zéno-
thémis pressait dans ses bras Philinna défaite. Dorion versait sur
la gorge nue de Drosé des gouttes de vin qui roulaient comme
des rubis et que le philosophe poursuivait avec ses lèvres pour les
boire sur la chair glissante. Eucrite se leva; et, posant le bras sur
l'épaule de Nicias, il l'entraîna au fond de la salle.
— Ami, lui dit-il en souriant, si tu penses encore, à quoi
penses-tu?
— Je pense que les amours des femmes sont les jardins d'Adonis.
— Que veux-tu dire ?
— iXe sais-tu pas, Eucrite, que les femmes font chaque année
des petits jardins sur leur terrasse en plantant pour l'amant de
Vénus des rameaux dans des vases d'argile? Ces rameaux ver-
doient peu de temps et se fanent.
— Qu'importe, Xicias? C'est folie que de s'attacher à ce qui
passe.
— Si la beauté n'est qu'une ombre, le désir n'est au'un éclair.
Quelle folie y a-t-il à désirer la beauté? N'est-il pas raisonnable, au
contrau-e, que ce qui passe aille à ce qui ne dure pas et que l'éclair
dévore l'ombre fuyante?
— Nicias, tu me semblés un enfant qui joue aux osselets. Crois-
moi : sois libre. C'est par là qu'on est homme.
— Gomment peut-on être libre, Eucrite, quand on a un corps?
— Tu le verras tout à l'heure, mon fils. Tout à l'heure tu diras :
Eucrite était libre.
Le vieillard parlait, adossé à une colonne de porphyre, le Iront
éclairé par les premiers rayons de l'aube. Hermodore et Marcus,
s'étant approchés, se tenaient devant lui à côté de Nicias, et tous
quatre, indifférens aux rires et aux cris des buveurs, s'entrete-
naient des choses divines. Eucrite s'exprimait avec tant de sagesse
que Marcus lui dit :
— Tu es digne de connahre le vrai Dieu.
Eucrite répondit :
— Le vrai Dieu est dans le cœur du sage
Puis ils parlèrent de la mort :
I
THAÏS. 357
— Je veux, dit Eucrile, qu'elle me trouve occupé à me corriger
moi-même et attentif à tous mes devoirs. Devant elle, je lèverai au
ciel mes mains pures et je dirai aux dieux : « Vos images. Dieux,
que vous avez posées dans le temple de mon âme, je ne les ai
point souillées; j'y ai suspendu mes pensées ainsi que des guir-
landes, des bandelettes et des couronnes. J'ai vécu en conformité
avec votre providence. J'ai assez vécu. »
En parlant ainsi, il levait les bras au ciel et son visage resplen-
dissait de lumière.
Il resta pensif un instant. Puis il reprit avec une allégresse pro-
fonde :
— Détache-toi de la vie, Eucrite, comme l'olive mûre qui tombe,
en rendant grâce à l'arbre qui l'a portée et en bénissant la terre,
sa nourrice!
A ces mots, tirant d'un pli de sa robe un poignard nu, il le
plongea dans sa poitrine.
Quand ceux qui l'écoutaient saisirent ensemble son bras, la
pointe du fer avait pénétré dans le cœur du sage. Eucrite était en-
tré dans le repos. Hermodore et Nicias portèrent le corps pâle et
sanglant sur un des lits du festin, au milieu des cris aigus des
femmes, des grognemens des convives dérangés dans leur assou-
pissement, et des souffles de volupté étouffés dans l'ombre des
tapis. Le vieux Gotta, réveillé de son léger sommeil de soldat,
était déjà auprès du cadavre, examinant la plaie et criant :
— Qu'on appelle mon médecin Aristée !
Nicias secoua la tète :
— Eucrite n'est plus, dit-il. Il a voulu mourir, comme d'autres
veulent aimer. Il a, comme nous tous, obéi à l'inelïable désir. Et le
voilà maintenant semblable aux dieux qui ne désirent rien.
Cotta se frappait le front :
— Mourir I vouloir mourir quand on peut encore servir l'Etat,
quel non-sens !
Cependant Paphnuce et Thaïs étaient restés immobiles, muets,
côte à côte, l'âme débordant de dégoût, d'horreur, et d'espérance.
Tout à coup le moine saisit par la main la comédienne, enjamba
avec elle les ivrognes abattus près des êtres accouplés et, les pieds
dans le vin et le sang répandus, il l'entraîna dehors.
Le jour se levait rose sur la ville. Les longues colonnades s'éten-
daient des deux côtés de la voie solitaire, dominées au loin par le
faîte étincelant du tombeau d'Alexandre. Sur les dalles de la chaus-
sée traînaient cà et là des couronnes effeuillées et des torches
éteintes. On sentait dans l'air les souffles frais de la mer. Paph-
358 REVUE DES DEUX MONDES.
nuce arracha avec dégoût sa robe somptueuse et en foula les lam-
beaux sous ses pieds.
— Tu les as entendus, ma Thaïs, s'écria-t-il. Ils ont craché
toutes les folies et toutes les abominations. Ils ont traîné le divin
créateur de toutes choses aux gémonies des démons de l'enfer,
nié impudemment le bien et le mal, blasphémé Jésus et vanté
Judas. Et le plus infâme de tous, le chacal des ténèbres, la bête
puante, l'arien plein de corruption et de mort, a ouvert la bouche
comme un sépulcre. Ma Thaïs, tu les as vues ramper vers toi, ces
limaces mimondes, et te souiller de leur sueur gluante ; tu les as
vues, ces brutes endormies sous les talons des esclaves ; tu les as
vues, ces bêtes accouplées sur les tapis souillés de leurs vomisse-
mens; tu l'as vu, ce vieillard insensé, répandre un sang plus vil
que le vin répandu dans la débauche et se jeter au sortir de l'orgie
à la face du Christ inattendu! Louanges à Dieu ! Tu as regardé l'er-
reur et tu as connu qu'elle était hideuse. Thaïs, Thaïs, Thaïs, rap-
pelle-toi les folies de ces philosophes et dis si tu veux délirer avec
eux. Rappelle-toi les regards, les gestes, les rires de leurs dignes
compagnes, ces deux guenons lascives et mahcieuses, et dis si tu
veux rester semblable à elles !
Thaïs, le cœur soulevé des dégoûts de cette nuit et ressentant
l'indifiérence et la brutalité des hommes, la méchanceté des femmes,
le poids des heures, soupirait :
— Je suis fatiguée à mourir ! ô mon père î Où trouver le repos ?
Je me sens le front brûlant, la tête vide et les bras si las que je
n'aurais pas la force de saisir le bonheur si l'on venait le tendre à
portée de ma main.
Paphnuce la regardait avec bonté :
— Courage, ô ma sœur : l'heure du repos se lève pour toi,
blanche et pure comme ces vapeurs que tu vois monter des jardins
et des eaux.
Ils approchaient de la maison de Thaïs et voyaient déjà, au-
dessus du mur, les tètes des platanes et des térébinthes qui en-
touraient la grotte des nymphes frissonner dans la rosée aux souffles
du matin. Une place publique était devant eux, déserte, entourée
de stèles et de statues votives, et portant à ses extrémités des
bancs de marbre en hémicycle, que soutenaient des chimères. Thaïs
se laissa tomber sur un de ces bancs. Puis, élevant vers le moine
un regard anxieux, elle demanda :
— Que faut-il faire ?
— Il faut, répondit le moine, suivre Celui qui est venu te
chercher. Il te détache du siècle comme le vendangeur cueille la
grappe qui pourrirait sur l'arbre et la porte au pressoir pour la
THAÏS. 359
changer en \in parfumé. Ecoute : il est à douze heures d'Alexan-
drie, vers l'Occident, non loin de la mer, un monastère de femmes
dont la règle, chet-d'œuvre de sagesse, mériterait d'être mise en
vers lyriques et chantée aiLX sons du théorbe et des tambourins.
On peut dire justement que les femmes qui y sont soumises, po-
sant les pieds à terre, ont le front dans le ciel. Elles mènent en ce
monde la vie des anges. Elles veulent être pau\Tes afm que Jésus
les amie, modestes afm qu'il les regarde, chastes afin qu'il les
épouse. Il les visite chaque jour en habit de jardinier, les pieds
nus, ses belles mains ouvertes, et tel enfin qu'il se montra à Marie
sur la voie du tombeau. Or je te conduh'ai aujourd'hui même dans
ce monastère, ma Thaïs, et bientôt unie à ces saintes filles, tu
partageras leurs célestes entreliens. Elles t'attendent comme une
sœur. Au seuil du couvent, leur mère, la pieuse Albine, te don-
nera le baiser de paix et dira : « Ma fille, sois la bienvenue! »
La courtisane poussa un cri d'admiration :
— Albine ! une fille des Césars ! La petite-nièce de l'empereur
Carus !
— Elle-même ! Albine qui, née dans la pourpre, revêtit la bure
et, fille des maîtres du monde, s'éleva au rang de servante de
Jésus-Christ. Elle sera ta mère.
Thaïs se leva et dit :
— Mène-moi donc à la maison d'Albine.
Et Paphnuce, achevant sa victoire :
— Certes je t'y conduirai, et là, je t'enfermerai dans une cellule
où tu pleureras tes péchés. Car il ne convient pas que tu te mêles
aux filles d'Albine avant d'être lavée de toutes tes souillures.
Je scellerai ta porte, et, bienheureuse prisonnière, tu attendras dans
les larmes que Jésus lui-même vienne, en signe de pardon, rompre
le sceau que j'aurai mis. N'en doute pas, il tiendra, Thaïs; et
quel tressaillement agitera la chair de ton âme quand tu sentiras
des doigts de lumière se poser sur tes yeux pour en essuyer les
pleurs !
Thaïs dit pour la seconde fois :
— Mène-moi, mon père, à la maison d'Albine.
Le cœur inondé de joie, Paphnuce promena ses regards autour
de lui et goûta presque sans crainte le plaisù* de contempler les
choses créées : ses veux buvaient délicieusement la lumière de
Dieu et des souffles inconnus passaient sur son front. Tout à coup,
reconnaissant à l'un des angles de la place publique la petite porte
par laquelle on entrait dans la maison de Thaïs et songeant que les
beaux arbres dont il admirait les cimes ombrageaient les jardins de
la courtisane, il vit en pensée les impuretés qui y avaient souillé
360 REVUE DES DEUX MONDES.
l'air aujourd'hui si léger et si pur et soudain son àme en fut tant
désolée qu'une rosée amère jaillit de ses yeux.
— Thaïs, dit-il, nous allons fuir sans tourner la tète. Mais nous
ne laisserons pas derrière nous les instruniens, les témoins, les
complices de tes crimes passés, ces tentures épaisses, ces lits, ces
tapis, ces urnes de parfums, ces lampes qui crieraient ton infamie?
Veux-tu qu'animés par les démons, emportés par l'esprit maudit
qui est en eux, ces meubles criminels courent après toi jusque
dans le désert? Il n'est que trop vrai qu'on voit des tables de scan-
dale, des sièges infâmes servir d'organes aux diables, agir, parler,
frapper le sol et traverser les airs. Périsse tout ce qui vit ta honte!
Hâte-toi, Thaïs : et tandis que la ville est encore endormie, ordonne
à tes esclaves de dresser au milieu de cette place un bûcher sur
lequel nous brûlerons tout ce que ta demeure contient de richesses
abominables.
Thaïs V consentit :
— Fais ce que tu veux, mon père, dit-elle. Je sais que les ob-
jets inanimés servent parfois de séjour aux esprits. La nuit, certains
meubles parlent soit en frappant des coups à intervalles réguhers,
soit en jetant des petites lueurs semblables à des signaux. Mais cela
n'est rien encore. N'as-tu pas reinarqué, mon père, en entrant
dans la grotte des Nymphes, à droite, une statue de femme nue et
prête à se baigner? Un jour, j'ai vu de mes yeux cette statue tour-
ner la tète comme une personne vivante et reprendre aussitôt son
attitude ordinaire. J'en ai été glacée d'épouvante. Nicias, à qui j'ai
conté ce prodige, s'est moqué de moi ; pourtant il y a quelque
magie en cette statue, car elle inspira de violons désirs à un certain
Dalmate que ma beauté laissait insensible. 11 est certain que j'ai
vécu parmi des choses enchantées et que j'étais exposée aux plus
grands périls, car on a vu des hommes étouffés par l'embrasse-
ment d'une statue d'airain. Pourtant, il est regrettable de détruire
des ouvrages précieux, faits avec une rare industrie, et si l'on brûle
mes tapis et mes tentures, ce sera une grande perte. Mais, que te
dirai-je? toi qui sais ce qui est nécessaire, fais ce que tu veux, mon
père.
En parlant ainsi, elle suivit le moine jusqu'à la petite porte où
tant de guirlandes et de couronnes avaient été suspendues et,
l'ayant fait ouvrh', elle dit au portier d'appeler tous les esclaves de
la maison. Quatre Indiens, gouverneurs des cuisines, parurent les
premiers. Ils avaient tous quatre la peau jaune, et tous quatre
étaient borgnes. C'avait été pour Thaïs un grand travail et un grand
amusement de réunir ces quatre esclaves de même race et atteints
de la même infirmité. Quand ils servaient à table, ils excitaient la
THAÏS. 361
curiosité des convives, et Thaïs les forçait à conter leur histoire.
Ils attendirent en silence. Leurs aides les suivaient. Puis vinrent
les valets d'écurie, les veneurs, les porteurs de litière et les cour-
riers aux jarrets de bronze, deux jardiniers velus comme des
priapes, six nègres d'un aspect féroce, trois esclaves grecs, l'un
grammairien, l'autre poète, et le troisième chanteur. Ils s'étaient
tous rangés en ordre sur la place publique, quand accoururent
les négresses curieuses, inquiètes, roulant de gros yeux ronds, la
bouche fendue jusqu'aux anneaux de leurs oreilles. Enfin, rajus-
tant leurs voiles et traînant languissamment leurs pieds qu'entra-
vaient de minces chaînettes d'or, parurent, l'air maussade, six
belles esclaves blanches. Quand ils furent tous réunis, Thaïs leur
dit, en montrant Paphnuce :
— Faites ce que cet homme va vous ordonner, car l'esprit de
Dieu est en lui et, si vous lui désobéissiez, vous tomberiez morts.
Elle croyait en effet, pour l'avoir entendu dire, que les saints du
désert avaient le pouvoir de plonger dans la terre entr'ouvcrte et
fumante les impies qu'ils frappaient de leur bâton.
Paphnuce renvoya les femmes et avec elles les esclaves grecs
qui leur ressemblaient et dit aux autres :
— Apportez du bois au milieu de la place et faites un grand feu
et jetez-y pêle-mêle tout ce que contient la maison et la grotte.
Surpris, ils demeuraient immobiles et consultaient leur maîtresse
du regard. Et, comme elle restait inerte et silencieuse, ils se pres-
saient les uns contre les autres, en tas, coude à coude, doutant si
ce n'était pas une plaisanterie.
— Obéissez, dit le moine.
Plusieurs étaient chrétiens. Comprenant l'ordre qui leur était
donné, ils allèrent chercher dans la maison du bois et des torches.
Les autres les miitèrent sans déplaisir, car, étant pauvres, ils
détestaient les richesses et avaient d'instinct le goût de la destruc-
tion. Comme déjà ils élevaient le bûcher, Paphnuce dit à Thaïs :
— J'ai songé un moment à appeler le trésorier de quelque église
d'Alexandrie (si tant est qu'il en reste une seule digne encore du
nom d'église, et non souillée par les bétes ariennes), et à lui don-
ner tes biens, femme, pour les distribuer aux veuves et changer
ainsi le gain du crime en trésor de justice. Mais cette pensée ne
venait pas de Dieu et je l'ai repoussée, et certes, ce serait trop
grièveiuent offenser les bien-aimées de Jésus-Christ que de leur
offrir les dépouilles de la luxure. Thaïs, tout ce que as touché doit
être dévoré par le feu jusqu'à l'àme. Grâces au ciel, ces tuniques,
ces voiles qui virent des baisers plus innombrables que les rides
de la mer, ne sentiront plus que les lèvres et les langues des
362 REVUE DES DEUX MONDES.
flammes. Esclaves, hâtez-vous! Encore du bois! Encore des flam-
beaux et des torches! Et toi, femme, rentre dans ta maison, dé-
pouille tes infâmes parures et va demander à la plus humble de tes
esclaves, comme une faveur insigne, la tunique qu'elle revêt pour
nettoyer les planchers.
Thaïs obéit. Tandis que les Inthens agenouillés soufflaient sur les
tisons, les nègres jetaient dans le bûcher des coflres d'ivoire, ou
d'ébène, ou de cèdre qui, s'entr'ouvrant, laissaient couler des
couronnes, des guirlandes et des colliers. La fumée montait en
colonne sombre comme dans les holocaustes agréables de l'an-
cienne loi. Puis le feu qui couvait, éclatant tout à coup, fit entendre
un ronflement de bête monstrueuse, et des flammes presque
invisibles commencèrent à dévorer leurs splendides alimens. Alors
les serviteurs s'enhardirent à l'ouvrage ; ils traînaient allègrement
les riches tapis, les voiles brodés d'argent, les tentures fleuries.
Ils bondissaient sous le poids des tables, des fauteuils, des cous-
sins épais, des hts aux chevilles d'or. Trois robustes Éthiopiens
accoururent, tenant embrassées ces statues colorées des Nymphes,
dont l'une a^ait été aimée comme une mortelle ; et l'on eût dit
des grands singes ravisseurs de femmes. Et, quand, tombant des
bras de ces monstres, les belles formes nues se brisèrent sur les
dalles, on entendit un gémissement.
A ce moment. Thaïs parut, ses cheveux dénoués coulant à longs
flots, nu-pieds, et vêtue d'une tunique informe et grossière qui,
pour avoir seulement touché son corps, s'imprégnait d'une vo-
lupté divine. Derrière elle, s'en venait un jardinier portant, noyé
dans sa barbe épaisse, un Éros d'ivoire.
Elle lit signe à l'homme de s'arrêter et, s'approchant de Paphnuce,
elle lui montra le petit dieu :
— Mon père, demanda-t-elle, faut-il aussi le jeter dans les
flammes ? 11 est d'un travail antique et merveilleux et il vaut cent
fois son poids d'or. Sa perte serait ÛTéparable, car il n'y aura plus
jamais au monde un artiste capable de faire un si bel Éros. Consi-
dère aussi, mon père, que ce petit enfant est l'Amour et qu'il ne
faut pas le traiter cruellement. Crois-moi : l'Amour est une vertu,
et si j'ai péché, ce n'est pas par lui, mon père, c'est contre lui.
Jamais je ne regretterai ce qu'il m'a fait faire et je pleure seule-
ment ce que j'ai fait malgré sa défense. Il ne permet pas aux
femmes de se donner à ceux qui ne viennent point en son nom.
C'est pour cela qu'on doit l'honorer. Vois, Paphnuce, comme ce
petit Éros est joh! Gomme il se cache avec grâce dans la barbe de
ce jardinier. Un jour, Nicias, qui m'aimait alors, me l'apporta en
me disant : « Il te parlera de moi. » Mais l'espiègle me parla d'un
THAÏS. 363
jeune homme que j'avais connu à Antioche, et ne me parla pas de
Nicias. Assez de richesses ont péri sur ce bûcher, mon père! Con-
serve cet Éros, et place-le dans quelque monastère. Ceux qui le
verront tourneront leur cœur vers Dieu, car l'Amour sait naturelle-
ment s'élever aux célestes pensées.
Le jardinier, croyant déjà le petit Eros sauvé, lui souriait comme
à un enfant, quand Paphnuce, arrachant le dieu des bras qui le
tenaient, le lança dans les flammes en s'écriant :
— Il suffit que Nicias l'ait touché pour qu'il répande tous les poi-
sons.
Puis, saisissant lui-même à pleines mains les robes étincelantes,
les manteaux de pourpre, les sandales d'or, les peignes, les stri-
giles, les miroirs, les lampes, les théorbes et les lyres, il les jetait
dans ce brasier plus somptueux que le bûcher de Sardanapale,
cependant qu'ivres de la joie de détruire, les esclaves dansaient
en poussant des hurlemens sous une pluie de cendres et d'étin-
celles.
Un à un. les voisins, réveillés par le bruit, ou^Taient la fenêtre et
cherchaient, en se frottant les yeux, d'où venait tant de fumée.
Puis, ils descendaient à demi vêtus sur la place et s'approchaient
du bûcher.
— Qu'est cela? pensaient-ils.
Il y avait parmi eux des marchands auxquels Thaïs avait cou-
tume d'acheter des parfums ou des étoffes, et ceux-là, tout inquiets,
allongeant leur tête jaune et sèche, cherchaient à comprendre. De
jeunes débauchés qui, revenant de souper, passaient par là, pré-
cédés de leurs esclaves, s'arrêtaient, le front couronné de fleurs,
la tunique flottante, et poussaient de grands cris. Cette foule de
curieux, sans cesse accrue, sut bientôt que Thaïs, sous l'inspira-
tion de l'abbé d'Antinoé, brûlait ses richesses avant de se retirer
dans un monastère.
Les marchands songeaient :
— Thaïs quitte cette ville ; nous ne lui vendrons plus rien ; c'est
une chose affreuse à penser. Que deviendrons-nous sans elle? Ce
moine lui a fait perdre la raison. Il nous ruine. Pourquoi le laisse-
t-on faire ? A quoi servent les lois ? Il n'y a donc plus de magistrats
à Alexandrie ! Cette Thaïs n'a souci ni de nous, ni de nos femmes,
ni de nos pauvres enfans. Sa conduite est un scandale public. Il
faut la contraindre à rester malgré elle dans cette ^ille.
Les jeunes gens songeaient de leur côté :
— Si Thaïs renonce aux jeux et à l'amour, c'en est fait de nos
plus chers amusemens. Elle était la gloire délicieuse, le doux hon-
neur du théâtre. Elle faisait la joie de ceux mêmes qui ne la possé-
36/l REVUE DES DEUX MONDES.
daient pas. Les femmes qu'on aimait, on les aimait en elle; il ne
se donnait pas de baisers dont elle fût tout à fait absente, car elle
était la volupté des voluptés, et la seule pensée qu'elle respirait
parmi nous nous excitait au plaisir.
Ainsi pensaient les jeunes hommes et l'un d'eux, nommé Gérons,
qui l'avait tenue dans ses bras, criait au rapt et blasphémait le
Dieu Christ. Dans tous les groupes la conduite de Thaïs était sévè-
rement jugée. -
— C'est une fuite honteuse !
— Un lâche abandon !
— Elle nous retire le pain de la bouche.
— Elle emporte la dot de nos filles.
— Il faudra bien au moins qu'elle paie les couronnes que je
lui ai vendues.
— Et les soixante robes qu'elle m'a commandées.
— Elle doit à tout le monde.
— Qui représentera après elle Iphigénie, Electre et Polyxène?
Le beau Polybe lui-même n'y réussira pas comme elle.
— Il sera triste de vivre quand sa porte sera close.
— Elle était la claire étoile, la douce lune du ciel alexandrin.
Les mendians les plus célèbres de la ville, aveugles, culs-de-
jatte et paralytiques, étaient maintenant rassemblés sur la place;
et, se traînant dans l'ombre des riches, ils gémissaient :
— Comment vivrons-nous quand Thaïs ne sera plus là pour nous
nourrir? Les miettes de sa table rassasiaient tous les jours deux
cents malheureux, et ses amans, qui la quittaient satisfaits, nous
jetaient en passant des poignées de pièces d'argent.
Des voleurs, répandus dans la foule, poussaient des clameurs
assourdissantes et bousculaient leurs voisins afin d'augmenter le
désordre et d'en profiter pour dérober quelque objet précieux.
Seul, le vieux Taddée, qui vendait la laine de Milet et le lin de
Tarente, et à qui Thaïs devait une grosse somme d'argent, restait
calme et silencieux au milieu du tumulte. L'oreille tendue et le
regard oblique, il caressait sa barbe de bouc et semblait pensif.
Enfin, s'étant approché du jeune Gérons, il le tira par la manche
et lui dit tout bas :
— Toi, le préféré de Thaïs, beau seigneur, montre-toi et ne
souiïre pas qu'un moine te l'enlève.
— Par PoUux et sa sœur, il ne le fera pas, s'écria Gérons ! Je
vais parler à Thaïs et, sans me flatter, je pense qu'elle m'écoutera
un peu mieux que ce Lapithe barbouillé de suie. Place 1 Place !
canaille !
Et, fi'appant du poing les hommes, renversant les vieilles femmes,
I
THAÏS. 365
foulant aux pieds les petits enfans, il parvint jusqu'à Thaïs et, la
tirant à part :
— Belle fille, lui dit-il, regarde-moi, souviens-toi, et dis si vrai-
ment tu renonces à l'amour.
Mais Paphnuce, se jetant entre Thaïs et Gérons :
— hîipie ! s'écria-t-il, crains de mourir si tu touches à celle-ci :
elle est sacrée, elle est la part de Dieu.
— Va-t'en, cynocéphale! répliqua le jeune homme furieux;
laisse-moi parler à mon amie, sinon je traînerai par la barbe ta
carcasse obscène jusque dans ce feu où je te grillerai comme une
andouille.
Et il étendit la main sur Thaïs. Mais, repoussé par le moine avec
une roideur inattendue, il chancela et alla tomber à quatre pas en
arrière, au pied du bûcher, dans les tisons écroulés.
Cependant le vieux Taddée allait de l'un à l'autre, tirant l'oreille
aux esclaves et baisant la main aux maîtres, excitant chacun contre
Paphnuce, et déjà il avait formé une petite troupe qui marchait
résolument sur le moine ravisseur. Gérons se releva, le visage
noirci, les cheveux brûlés, sufïoqué de fumée et de rage. Il blas-
phéma les dieux et se jeta parmi les assaillans, derrière lesquels
les mendians rampaient en agitant leurs béquilles. Paphnuce fut
bientôt enfermé dans un cercle de poings tendus, de bâtons levés
et de cris de mort.
— Aux corbeaux! le moine, aux corbeaux! Xon! jetez-le dans le
feu. Grillez-le tout vif!
Ayant saisi sa belle proie, il la serrait sur son cœur :
— Impies, criait-il d'une voix tonnante, n'essayez pas d'arracher
la colombe à l'aigle du Seigneur. Mais plutôt imitez cette femme
et, comme elle, changez votre lange en or. Pienoncez sur son
exemple aux faux biens que vous croyez posséder et qui vous pos-
sèdent. Hâtez-vous : les jours sont proches et la patience divine
commence à se lasser. Repentez-vous, confessez votre honte, pleu-
rez et priez. Marchez sur les pas de Thaïs. Détestez vos crimes qui
sont aussi grands que les siens. Qui de vous, pauvres ou riches,
marchands, soldats, esclaves, illustres citoyens, oserait se dire de-
vant Dieu meilleur qu'une prostituée? Vous n'êtes tous que de
vivantes immondices, et c'est par un miracle de la bonté céleste
que vous ne vous répandez pas soudain en ruisseaux de boue.
Tandis qu'il parlait, des flammes jaillissaient de ses prunelles; il
semblait que des charbons ardens sortissent de ses lèvres, et ceux
qui l'entouraient l'écoutaient malgré eux. Mais le vieux Taddée ne
restait point oisif. Il ramassait des pierres et des écailles d'huître,
qu'il cachait dans un pan de sa tunique et, n'osant les jeter lui-
366 REVUE DES DEUX MONDES.
môme, il les glissait dans la main dos mendians. Bientôl los cail-
loux volèrent et une coquille, adroitement lancée, fendit le front
de Paphnuce. Le sang, qui coulait sur cette sombre face de martyr,
dégouttait, pour un nouveau baptême, sur la tête de la pénitente
et Thaïs, oppressée par l'étreinte du moine, sa chair délicate frois-
sée contre le rude cilice, sentait courir en elle les frissons de l'hor-
reur et de l'épouvante.
A ce moment un homme élégamment vêtu, le front couronné
d'ache, s'ouvrant un chemin au milieu des furieux, s'écria :
— Arrêtez ! arrêtez ! Ce moine est mon frère !
C'était ^^icias qui, venant de fermer les yeux au philosophe Eu-
crite, et qui, passant sur cette place pour regagner sa maison, avait
vu sans trop de surprise (car il ne s'étonnait de rien) le bûcher
fumant, Thaïs vêtue de bure, et Paphnuce lapidé.
Il répétait :
— Arrêtez, vous dis-je ; épargnez mon vieux condisciple; res-
pectez la chère tête de Paphnuce.
Mais, habitué aux subtils entretiens des sages, il n'avait point
l'impérieuse énergie qui soumet les esprits populaires. On ne l'écou-
tait point. Une grêle de cailloux et d'écaillés tombait sur le moine
qui, couvrant Thaïs de son corps, louait le Seigneur dont la bonté lui
changeait les blessures en caresses. Désespérant de se faire en-
tendi'e et trop assuré de ne pouvoir sauver son ami soit par la
force, soit par la persuasion, .Nicias se résignait déjà à laisser faire
aux dieux, en qui il avait peu de confiance, quand il lui vint en
tête d'user d'un stratagème que son mépris des hommes lui avait
tout à coup suggéré. Il détacha de sa ceinture sa bourse qui se trou-
vait gonflée d'or et d'argent, étant celle d'un homme voluptueux et
charitable; puis il courut à tous ceux qui jetaient des pierres et fit
sonner les pièces à leurs oreilles. Ils n'y prirent point garde
d'abord, tant leur fureur était vive; mais peu à peu leurs regards
se tournèrent vers l'or qui tintait et bientôt leurs bras amollis ne
menacèrent plus leur victime. Voyant qu'il avait attiré leurs yeux
et leurs âmes, Nicias ouvrit la bourse et se mit à jeter dans la foule
quelques pièces d'or ou d'argent. Les plus avides se baissèrent
pour les ramasser. Le philosophe, heureux de ce premier succès,
lança adroitement cà et là les deniers et les drachmes. Au son des
pièces de métal qui rebondissaient sur le pavé, la troupe des per-
sécuteurs se rua à terre. Mendians, esclaves et marchands se vau-
traient à l'envi, tandis que, groupés autour de Cérons, les patri-
ciens regardaient ce spectacle en éclatant de rire. Cérons lui-même
y perdit sa colère. Ses amis encourageaient les rivaux prosternés,
choisissaient des champions et faisaient des paris, et, quand nais-
THAÏS. 367
saient des disputes, ils excitaient ces misérables comme on fait des
chiens qui se battent. Un cul-de-jatte ayant réussi à saisir une
drachme, des acclamations s'élevèrent jusqu'aux nues. Les jeunes
hommes se mirent eux-mêmes à jeter des pièces de monnaie, et
l'on ne Tit plus sur toute la place qu'une infinité de dos qui, sous
une pluie d'airain, s'entre-choquaient comme les lames d'une mer
démontée. Paphnuce était oublié.
Nicias courut à lui, le couvrit de son manteau et l'entraîna avec
Thaïs dans des ruelles où ils ne furent pas poursui\'is. Ils coururent
quelque temps en silence, puis, se jugeant hors d'atteinte, ils ra-
lentirent le pas et Nicias dit d'un ton de raillerie un peu triste :
— C'est donc fait ! Pluton ravit Proserpme, et Thaïs veut sui^Te
loin de nous mon farouche ami.
— Il est vrai, Nicias. répondit Thaïs, je suis fatiguée de vivre
avec des hommes comme toi, sourians, parfumés, bienveillans,
égoïstes. Je suis lasse de tout ce que je connais et je vais chercher
l'inconnu. J'ai éprouvé que la joie n'était pas la joie et voici que
cet homme m'enseigne qu'en la douleur est la véritable joie. Je le
crois, car il possède la vérité.
— Et moi, âme amie, reprit Nicias en souriant, je possède les
vérités. Il n'en a qu'une ; je les ai toutes. Je suis plus riche que lui,
et n'en suis, à vrai dii'e, ni plus fier ni plus heureiLX.
Et voyant que le moine lui jetait des regards flamboyans :
— Cher Paphnuce, ne crois pas que je te trouve extrêmement
ridicule, ni même tout à fait déraisonnable. Et si je compare ma vie
à la tienne, je ne saurais dire laquelle est préférable en soi. Je vais
tout à l'heure prendre le bain que Crobyle et MjTtale m'auront pré-
paré, je mangerai l'aile d'un faisan du Phase, puis je lirai, pour
la centième fois, quelque fable d'Apulée ou quelque traité de Por-
phyre. Toi, tu regagneras ta cellule où, t'agenouillant comme un
chameau docile, tu rumineras je ne sais quelles formules d'incan-
tation depuis longtemps mâchées et remâchées, et, le soir, tu ava-
leras des raves sans huile. Eh bien! très cher, en accomphssant
ces actes, dissemblables quant aux apparences, nous obéirons tous
deux au même sentiment , seul mobile de toutes les actions
humaines ; nous rechercherons tous deux notre volupté et nous
nous proposerons une fin commune : le bonheur, l'impossible bon-
heur! J'am-ais donc mauvaise grâce à te donner tort, chère tête, si
je me donne raison. Et toi, ma Thaïs, va et réjouis-toi, sois plus heu-
reuse encore, s'il est possible, dans l'abstinence et dans l'austérité
que tu ne l'as été dans la richesse et dans le plaisir. A tout
prendre, je te proclame digne d'envie. Car si, dans toute notre
existence, obéissant à notre nature, nous n'avons, Paphnuce et
o
68 REVUE DES DEUX MONDES.
moi, poursuivi qu'uue seule espèce de satisfaction, tu auras goûté
clans la vie, chère Thaïs, des voluptés contraires qu'il est rarement
donné à la même personne de connaître. En vérité, je voudrais
être pour une heure un saint de l'e^ipècc de notre cher Paphnuce.
Mais cela ne m'est point permis. Adieu donc, Thaïs ! Va où te con-
duisent les puissances secrètes de ta nature et de ta destinée ; va
et emporte au loin les vœux de Nicias. J'en sais l'inanité ; mais
puis-je te donner mieux que des regrets stériles et de vains sou-
haits pour prix des illusions délicieuses qui m'enveloppaient jadis
dans tes bras et dont il me reste l'ombre? Adieu, ma bienfaitrice!
adieu, bonté qui s'ignore, vertu mystérieuse, volupté des hommes!
adieu, la plus adorable des images que la nature ait jamais jetées
pour un but inconnu sur la face de ce monde décevant.
Tandis qu'il parlait, une sombre colère couvait dans le cœur du
moine; elle éclata en imprécations :
— Va-t'en, maudit! Je te méprise et te hais! Va-t'en, fds de l'en-
fer! mille fois plus méchant que ces pauvres égarés qui, tout à
l'heure, me jetaient des pierres avec des injures. Ils ne savaient
pas ce qu'ils faisaient; et la grâce de Dieu, que j'implore pour eux,
peut un jour descendre dans leurs cœurs. Mais toi, détestable Nicias,
tu n'es que venin perfide et poison acerbe. Le souffle de ta bouche
exhale le désespoir et la mort. Un seul de tes sourires contient plus
de blasphèmes qu'il n'en sort en tout un siècle des lèvres fumantes
de Satan. Arrière, réprouvé!
Mais \icias le regardait avec tendresse.
— Adieu! mon frère, lui dit-il, et puisses-tu conserver jusqu'à
l'évanouissement final les trésors de ta foi, de ta haine et de ton
amour. Adieu ! Thaïs : en vain tu m'oublieras, puisque je garde
ton souvenir!
Et, les quittant, il s'en alla pensif par les rues tortueuses qui
avoisinent la grande nécropole d'Alexandrie et qu'habitent les po-
tiers funèbres. Leurs boutiques étaient pleines de ces figurines
de terre cuite, peintes de couleurs claires, qui représentent des
dieux et des déesses, des mimes, des femmes, des petits génies
ailés, et qu'on a coutume d'ensevelir avec les morts. Il songea
que peut-être quelques-uns de ces légers simulacres, qu'il voyait
là de ses yeux, seraient les compagnons de son sommeil éternel ;
et il lui sembla qu'un petit Éros, sa tunique retroussée, riait d'un
rire moqueur. L'idée de ses funérailles, qu'il voyait par avance,
lui était pénible. Pour remédier à sa tristesse, il essaya de la phi-
losophie et construisit un raisonnement :
— Certes, se dit-il, le temps n'a point de réahté. C'est une pure
illusion de notre esprit. Or comment, s'il n'existe pas, pourrait-il
THAÏS. 369
m'apporter ma mort?.. Est-ce à dire que je vivrai éternellement?
Non, mais j'en conclus que ma mort est et fut toujours autant
qu'elle sera jamais. Je ne la sens pas encore, pourtant elle est, et
je ne dois pas la craindre, car ce serait folie de redouter la venue
de ce qui est arrivé. Elle existe comme la dernière ligne d'un livre
que je lis et que je n'ai pas fini.
Ce raisonnement l'occupa sans l'égayer tout le long de sa route ;
il avait l'âme noire quand, arrivé au seuil de sa maison, il entendit
les rires clairs de Grobyle et de Myrtale, qui jouaient à la paume
en l'attendant.
Paphnuce et Thaïs sortirent de la ville par la porte de la Lune et
suivirent le rivage de la mer.
— Femme , disait le moine, toute cette grande mer bleue ne
pourrait laver tes souillures.
Il lui parlait avec colère et mépris :
— Plus immonde que les lices et les laies, lui disait-il, tu as
prostitué aux païens et aux infidèles un corps que l'Éternel avait
formé pour s'en faire un tabernacle et tes impuretés sont telles
que maintenant que tu sais la vérité, tu ne peux plus unir tes lèvres
ou joindre les mains sans que le dégoût de toi-même ne te soulève
le cœur.
Elle le suivait docilement, par d'âpres chemins, sous l'ardent
soleil. La fatigue rompait ses genoux et la soif enflammait son
haleine. Mais loin d'éprouver cette fausse pitié qui amollit les
cœurs profanes, Paphnuce se réjouissait des souffrances expia-
trices de cette chair qui avait péché. Dans le transport d'un saint
zèle, il aurait voulu déchirer de verges ce corps qui gardait sa
beauté comme un témoignage éclatant de son infamie. Ses médi-
tations entretenaient sa pieuse fureur, et, se rappelant que Thaïs
avait reçu Nicias dans son lit, il en forma une idée si abominable
que tout son sang reflua vers son cœur, et que sa poitrine fm près
de se déchirer. Ses anathèmes, étouffés dans sa gorge, firent place
à des grincemens de dents. Il bondit, se dressa devant elle, pâle,
terrible, plein de Dieu, la regarda jusqu'à l'âme et lui cracha au
visage.
Tranquille, elle s'essuya la face sans cesser de marcher. Mainte-
nant, il la suivait, attachant sur elle sa vue comme sur un abîme. Il
allait, saintement irrité. Il méditait de venger le Christ, afin que le
Christ ne se vengeât pas, quand il vit une goutte de sang qui, du
pied de Thaïs, coula sur le sable. Alors il sentit la fraîcheur d'un
souffle inconnu entrer dans son cœurt ouvert; des sanglots lui
montèrent abondamment aux lèvres, il pleura, il courut se pro-
TOME xciv. — 1889. , 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
sterner devant elle, il l'appela sa sœur, il baisa ces pieds qui sai-
gnaient. Il murnuira cent fois :
— Ma sœur, ma sœur, ma mère, ô très sainte !
11 pria :
— Anges du ciel, recueillez précieusement cette goutte de sang
et portez-la devant le trône du Seigneur. Et qu'une anémone mira-
culeuse fleurisse sur le sable arrosé par le sang de Thaïs, afin que
tous ceux qui verront cette fleur recouvrent la pureté du cœur et
des sens! 0 sainte, sainte, sainte, très sainte Thaïs!
Gomme il priait et prophétisait ainsi, un jeune garçon vint à pas-
ser sur un âne. Paplmuce lui ordonna de descendre, fit asseoir
Thaïs sur l'âne, prit la bride et suivit le chemin commencé.
Vers le soir, ayant rencontré un canal ombragé de beaux arbres,
il attacha l'âne au tronc d'un dattier, et, s'asseyant sur une pierre
moussue, il rompit avec Thaïs un pain qu'ils mangèrent assaisonné
de sel et d'hysope. Ils buvaient l'eau fraîche dans le creux de leur
main et s'entretenaient des choses éternelles. Elle disait :
— Je n'ai jamais bu d'une eau si pure, ni respfré un air si léger,,
et je sens que Dieu flotte dans les souffles qui passent.
Paphnuce répondait :
— Vois, c'est le soir, ô ma sœur. Les ombres bleues de la nuit
couvrent les collines. Mais bientôt tu verras briller dans l'aurore
les tabernacles de vie ; bientôt tu verras s'allumer les roses de
l'éternel matin.
Ils marchèrent toute la nuit, et tandis que le croissant de la lune
elileurait la cime argentée des flots, ils chantaient des psaumes et
des cantiques. Quand le soleil se leva, le désert s'étendait devant
eux comme une immense peau de lion sur la terre libyque. A la
lisière du sable, des cellules blanches s'élevaient près des palmiers
dans l'aurore :
— Mon père, demanda Thaïs, sont-ce là les tabernacles de vie?
— Tu l'as dit, ma fille et ma sœm*. C'est la maison du salut où
je t'enfermerai de mes mains.
Bientôt ils découvrfrent de toutes parts des femmes qui s'empres-
saient près des demeures ascétiques comme des abeilles autour des
ruches. 11 y en avait qui cuisaient le pain ou qui apprêtaient les
légumes; plusieurs filaient la laine, et la lumière du ciel descendait
sur elles ainsi qu'un sourire de Dieu. D'autres méditaient à l'ombre
des tamaris ; leurs mains blanches pendaient à leur côté, car, étant
pleines d'amom-, elles avaient choisi la part de Madeleine et elles
n'accomplissaient pas d'autres œuvres que la prière, la contempla-
tion et l'extase. C'est pourquoi on les nommait les Maries et elles
étaient vêtues de blanc. Et celles qui travaillaient de leurs mains
THAÏS. 371
étaient appelées les Marthes et portaient des robes bleues. Toutes
étaient voilées, mais les plus jeunes laissaient glisser sur leur front
des boucles de cheveux, et il faut croire que c'était malgré elles,
car la règle ne le permettait pas. Une dame très vieille, grande,
blanche, allait de cellule en cellule, appuyée sur un sceptre de
bois dur. Paphnuce s'approcha d'elle avec respect, lui baisa le bord
de son voile, et dit :
— La paix du Seigneur soit avec toi, vénérable Albine 1 J'ap-
porte à la ruche dont tu es la reine, une abeille que j'ai trouvée
perdue sur un chemin sans fleurs. Je l'ai prise dans le creux de
ma main et réchauffée de mon souffle. Je te la donne.
Et il lui désigna du doigt la comédienne qui s'agenouilla devant
la fille des césars. Albine arrêta un moment sur Thaïs son regard
perçant, lui ordonna de se relever, la baisa au front, puis, se tour-
nant vers le moine :
— Nous la placerons, dit-elle, parmi les Maries.
Paphnuce lui conta alors par quelles voies Thaïs avait été con-
duite à la maison du salut et il demanda qu'elle fût d'abord enfer-
mée dans une cellule. L'abbesse j consentit, elle conduisit la péni-
tente dans une cabane restée vide depuis la mort de la vierge Lœta
qui l'avait sanctifiée. Il n'y avait dans l'étroite chambre qu'un lit,
une table et une cruche de terre, et Thaïs, quand elle posa le pied
sur le seuil, fut pénétrée d'une joie infinie.
— Je veux moi-même clore la porte, dit Paphnuce, et poser le
sceau que Jésus viendra rompre de ses mains. Il alla prendre au
bord de la fontaine une poignée d'argile humide, y mit un de ses
cheveux avec un peu de sahve et l'appliqua sur une des fentes de
l'huis. Puis, s'étant approché de la fenêtre près de laquelle Thaïs
se tenait paisible et joyeuse, il tomba à genoux, loua par trois fois
le Seigneur et s'écria :
— Qu'elle est aimable, celle qui marche dans les sentiers de vie !
Que ses pieds sont beaux et que son Wsage est resplendissant !
Il se IcA'a, baissa sa cuculle sur ses veux et s'éloimia lentement.
Albine appela une de ses vierges :
— Ma fille, lui dit-elle, va porter à Thaïs ce qui lui est néces-
saire : du pain, de l'eau et une flûte à trois trous.
Anatole France.
{La dernière partie au prochain n^-j
L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS
DEPUIS
LA FONDATION DE L'INSTITUT
ir.
LA CLASSE DE LA LITTERATURE ET DES BEAUX-ARTS AU TEMPS DU
DIRECTOIRE.
Une des préoccupations principales des fondateurs de l'Institut
avait été de ne point paraître, par cette création, s'en tenir à une
innovation de surface, au simple rétablissement, sous un autre
nom, des anciennes académies. De là, malgré ce qu'une pareille ré-
partition pouvait avoir en soi d'arbitraire, malgré le pêle-mêle
qui devait nécessairement en résulter, la division en trois classes
seulement du corps appelé à remplacer les cinq académies dé-
truites (2) ; de là en particulier, dans la troisième classe, dite de
(1) Voyez la Revue du l" juillet.
(2) L'Académie française, fondée en 1635: TAcadémie royale de peinture et de sculp-
ture (1648); l'Académie des inscriptions et belles-lettres (1663) ; l'Académie des sciences
(1666). Qt l'Académie d'architecture (1671).
l'académie des beaux-arts. 373
la Littérature et dcK beaux-arts, le rapprochement passablement
forcé d'hommes et de talens séparés en réalité par la diversité des
origines, des situations et des travaux.
Aux termes mêmes du décret qui organisait l'Institut, cette troi-
sième classe se subdivisait en huit sections, dont quatre étaient ré-
servées à des érudits et à des écrivains de difTérens genres,
quatre à des artistes proprement dits. Contrairement à l'esprit dans
lequel avaient été constituées les deux premières classes, — com-
prenant exclusivement, l'une les représentans les plus accrédités
des sciences physiques et mathématiques, l'autre des hommes
éminens dans l'ordre des sciences morales et polhiques, — la troi-
sième classe de l'Institut avait donc un caractère mixte, une double
physionomie qui faisait d'elle une sorte de Janus personnifiant,
suivant le côté d'où on l'envisageait, tantôt les lettres, tantôt les
arts.
Il eût été, à ce qu'il semble, aussi naturel qu'équitable de dis-
tribuer dans deux séries distinctes les élémens confondus ici et
d'isoler le groupe des écrivains de celui des artistes, comme on tra-
çait ailleurs une ligne de démarcation précise entre le domaine
des sciences exactes et le champ des études philosophiques ; mais,
en procédant ainsi, on se fût sans aucun doute attiré le reproche
qu'on craignait par-dessus tout d'encourir, le reproche de complai-
sance secrète pour les souvenirs du passé. Faire dans l'institution
nouvelle une place à part, si légitime qu'elle fût, à un certain
nombre d'hommes de lettres qu'il eût bien fallu, bon gré mal gré,
aller rechercher parmi les membres de la ci-devant Académie fran-
çaise, c'eût été en réalité rendre la vie à la plus impopulaire des
compagnies qu'on venait de supprimer ; à celle qui, dans les as-
semblées politiques, avait eu le privilège de susciter les récrimina-
tions les plus ardentes. Pour sauver au moins les apparences, on
prit le parti de disséminer un peu partout ceux des membres de
l'Institut qui avaient appartenu à l'Académie française ou qui au-
raient mérité de lui appartenir. Plusieurs entrèrent dans la seconde
classe ; les uns, comme Gaillard, en qualité d'historiens, les autres,
comme Bernardin de Saint-Pierre, à titre de moralistes. Piestaient
des poètes et des auteurs dramatiques , Delille et Ducis par
exemple, dautres encore que leur brillante réputation acquise
sous l'ancien régime et un passé académique plus ou moins long
désignaient d'avance au choix de ceux qui seraient chargés de re-
cruter le personnel du nouvel Institut. On jugea prudent de les
reléguer dans la troisième classe et d'y créer pour eux, aussi bien
que pour quelques survivans de l'Académie des inscriptions, ces
quatre sections dont nous avons parlé et que l'on constitua sous
ù7ll REVUE DES DEUX MONDES.
les chefs de : Grcmimnire^ Langues anciennes, Poésie, Antiquilcs
et Monumens. Chacune d'elles comprenait sLk membres, sans
compter un nombre égal d'associés non résidans, en sorte que
dans la composition primitive de l'Institut vingt-quatre places seu-
lement étaient accordées aux représentans en France des lettres
savantes à tous les degrés ou de la littérature d'imagination sous
toutes ses formes. Encore arriva-t-il plus d'une fois, durant cotte
première période que, pour introduire dans les rangs des membres
de la troisième classe un écrivain plus ou moins renommé, on ne
se fit pas scrupule de l'attacher à une section sans correspondance
directe avec les œuvres auxquelles il avait dû sa réputation. C'est
ainsi qu'un des anciens lieutenans de Voltaire et des encyclo-
pédistes, Marmontel, fut appelé à faire partie de la section de
« Grammaire » comme associé non résidant, et qu'un professeur
de rhétorique sorti de la congrégation de l'Oratoire, pour devenir,
il est \Tai, un révolutionnaire fougueux, Leblanc de Guillet, fut élu
dans la section de « Poésie. »
Des anomalies de cette espèce devaient plus difficilement se pro-
duire dans le classement des artistes qui formaient les quatre autres
sections. On avait bien pu à la rigueur transformer, pour les be-
soins de la cause, l'auteur de Bilisaire et des Licas en grammai-
rien et l'auteur des Méjnoires du comte de Gaines on poète : mais
quel prétexte aurait-on pris pour ranger, par exemple, Houdon
parmi les peintres, ou David parmi les sculpteurs? Et cependant,
quelques années plus tard, lors de la suppression d'une des sub-
divisions primitives, — celle de la «Déclamation, » — les mem-
bres évincés furent parqués tant bien que mal dans une des
sections qu'on jugeait bon de maintenir ou, tout aussi arbitraire-
ment d'ailleurs, dans une de celles qu'on venait de créer.
L'idée qu'on avait eue à l'origine d'appeler des comédiens à
faire partie de l'Institut était au fond une idée fausse, périlleuse
même jusqu'à un certain point pour la dignité du nouveau corps.
Elle pouvait avoir son explication, sinon son excuse, dans l'impor-
tance exagérée que, depuis la seconde moitié du xviii® siècle, on
avait pris l'habitude d'attribuer aux choses et aux gens de théâtre ;
mais elle n'en tendait pas moins à dénaturer le caractère et à com-
promettre l'unité de la fondation que l'on substituait au régime des
anciennes académies. 11 n'y avait en effet, il ne pouvait y avoir
qu'un semblant d'égalité ou, si l'on veut, qu'une confraternité
factice entre des hommes qui devaient leur notoriété, les uns à des
œu\Tes tirées de leur propre fonds, — que ces œu\Tes fussent des
tableaux, des sculptures, des compositions musicales ou des poèmes,
— les autres à leur simple talent d'interprètes. Pourquoi s'en te-
l'académie de? eeaux-arts, 375
nir d'ailleurs dans la désignation des éligibles à une classe spé-
ciale d'acteurs, à ceux qui, aux termes des statuts, représentaient
((l'art de la déclamation? » Puisqu'on admettait des acteurs co-
miques ou des tragédiens à siéger auprès des auteurs drama-
tiques, il aurait fallu, en vertu du même principe, que des chan-
teurs eussent leur place à côté des compositeurs de musique et
qu'Elleviou par exemple pût devenir un jour le confrère de Méhul,
comme MoIé l'était déjà de GoUin d'Harleville.
Au reste, quels qu'eussent été sous les règnes de Louis XV et de
Louis XVI le crédit extérieur et les laveurs accordés jusque dans
les plus hautes régions de la cour à des acteurs, la profession
que ceux-ci exerçaient n'en était pas moins restée en dehors des
conditions ordùiaires de la vie sociale et, même aux yeux des pa-
trons les plus accommodans en apparence, en dehors des garanties
ou des lois protectrices des autres citoyens. Des gentilshommes de
la chambre du roi, tels que le maréchal de Richelieu ou le duc
d'Aumont, pouvaient bien à l'oc^îasion admettre dans leur familia-
rité des ((marquis» ou des «valets» de la Comédie française;
mais ils ne se faisaient pas faute, dans un moment de mauvaise
humeur , d'envoyer sans plus de façons leurs clients au For-
l'Évêque, comme ils étaient les premiers sans doute à trouver
tout naturel que, dans un procès qui l'intéressait, Lekain ne fût
pas reçu à témoigner en justice. Il pouvait arriver aussi que
quelques grandes dames s'abandonnassent publiquement à leur
passion pour des acteurs et que deux d'entre elles poussassent un
jom- l'efïi'onterie jusqu'à se disputer dans un duel le cœur de
Chassé, de l'Opéra; mais aucune de ces pécheresses aurait-elle,
en cas de veuvage, consenti à racheter par un mariage la faute
commise et à prendre le nom de celui qui en avait été le complice ?
La contradiction était donc flagrante entre la bienveillance exces-
sive avec laquelle des actetu-s se voyaient accueilhs dans les salons
ou dans les boudoirs et, — sans parler des riguem-s canoniques, —
l'indignité légale, l'espèce d'infamie ciNdle qui s'attachait à leur
état. Toutefois, affaire de mode ou non, engouement involontaire
ou bravade, la partialité des gens de cour pour la personne des
gens de théâtre s'était dans tout le cours du xviii^ siècle manifestée
avec assez d'éclat pour que la vanité de ceux qui en étaient l'objet
y trouvât largement son compte. Aussi se donnait-elle carrière
sans mesure ni scrupule d'aucune sorte. Tenus, il est ^sTai, à l'écart
par la bourgeoisie qui, comme l'écrivait Jean-Jacques Rousseau,
« craignait de fréquenter ces mêmes hommes qu'on voyait tous les
jours, à la table des grands, » les acteurs se vengeaient de cette
exclusion par l'impertinence de leurs dédains pom* (( les petites
376 REVUE DES DEUX MONDES.
gens )) et par la fatuité naïve avec laquelle ils s'exhaussaient au
rang des seigneurs dont ils parodiaient les coutumes, ou dont ils
invoquaient au besoin les traditions. N'est-ce pas un d'entre eux,
le danseur de l'Opéra Vestris, qui disait à son iils, en le répriman-
dant sur ses prodigalités : « Souvenez-vous, Auguste, que je ne
veux pas de Guéménée dans ma famille? » Un autre, le comédien
Dallainville, frère de Mole, ne trouvait-il pas tout naturel, quand
celui-ci vint à mourir, de réclamer un deuil public, comme le deuil
qu'eût prescrit naguère la perte d'un prince du sang, — sauf cette
différence pourtant qu'il se serait contenté d'un simple crêpe au
bras de chacun des spectateurs réunis, à un jour donné, dans les
divers théâtres (1)?
Tout en faisant des acteurs des citoyens comme les autres, tout
en mettant un terme, en ce qui concernait les conditions légales
de leur existence, aux rigueurs exceptionnelles et aux inj ustices qui
depuis si longtemps pesaient sur eux, la Révolution ne les avait
pas pour cela corrigés de leurs prétentions à constituer une sorte
d'aristocratie. L'admission de quelques-uns d'entre eux à l'histitut
n'était certes pas un fait propre à dissiper leurs illusions sur ce
point. Elle semblait, au contraire, consacrer pour les acteurs le
droit de se regarder comme les égaux en importance et en mérite
des écrivains et des artistes les plus éminens. Il y avait là en réa-
lité de la part du législateur une exagération de bon vouloir et,
de plus, une inconséquence; puisque, tandis qu'il accordait ainsi
droit de cité à ces traducteurs de la pensée d'autrui, il le refusait
aux graveurs, c'est-à-dire en arguant apparemment contre ceux-ci
de l'insuffisance, au point de vue de l'invention personnelle, de
titres qu'il considérait comme parfaitement valables chez ceux-là.
Nulle place, en effet, dans la troisième classe de l'histitut pri-
mitif, pour les successeurs de Nanteuil, de Gérard Audran, de tant
d'autres encore qui avaient assuré à notre école de gravure le pre-
mier rang parmi les écoles modernes ; nulle récompense pour eux
des efforts qu'ils poursuivaient, les uns, comme Tardieu, avec le
pieux respect des traditions léguées par les maîtres du xvii*^ siècle,
les autres, comme Bervic, avec une habileté technique toute per-
(1) Voici le texte même de cette étrange motion que nous extrayons d'un journal du
temps : « Ce que je demande, écrivait Dallainville au directeur de ce journal, c'est
que par yotre intermédiaire ou par un autre moyen, on propose au public et qu'on
lui fasse agréer, décréter qu'un jour quelconque qui sera déterminé, tout le monde,
hommes ou femmes, ne puisse venir au spectacle qu'avec un crêpe au bras. Cette
marque d'honneur, ce signe ostensible de regrets, sera digne des Français, si amateurs
des beaux-arts. » Molé-Dallainville, du reste, fut, comme son frère, un des membres
de la troisième classe de l'Institut primitif, mais seulement à titre d'associé non-rési-
dant.
l'académie des beaux-aut?, 377
sonnelle. Ce ne fut qu'au bout de plusieurs années qu'on sentit
la nécessité de combler cette lacune, et que l'art de la gravure en
taille-douce et l'art, aussi mal à propos écarté d'abord, de la gra-
vure en médailles, commencèrent d'avoir leurs représentans à l'In-
stitut. Jusqu'au jour (1803) où fut prise cette mesure de justice, la
part faite aux artistes dans la composition de la troisième classe
se borna aux vingt-quatre places que contenaient les quatre sec-
tions de peinture, de sculpture, d'architecture, de musique et de
dcclamalioii. Reste à savoir comment on entendait procéder au re-
crutement des membres qui devaient occuper ces vingt-quatre
places, et de quels élémens on se servit à l'origine pour constituer
le corps électoral.
Le décret qui organisait l'Institut avait été, nous l'avons dit,
rendu en vue de rattacher les unes aux autres toutes les puissances
de la pensée humaine ; de faire des hommes voués avec le plus
de succès aux diilerens travaux de l'intelligence les membres d'une
seule lamille, fortement unie par la dignité des titres et l'élévation
des principes et, dans la pratique, par l'égalité des privilèges. Au
lieu des anciennes académies qui n'agissaient et ne pouvaient agir
qu'isolément, il y avait désormais un ensemble d'académies diver-
sement occupées, mais soumises sous le même toit à la même dis-
cipline, intéressées à la défense de la même cause, statuant sur
toutes les questions avec la même autorité légale, sinon avec la
même compétence; — ou plutôt il y avait, sous une dénomination
nouvelle, une académie unique divisée en trois classes pour la
facilité du travail ou pour la préparation des affaires à régler en
commun.
L'élection par l'Institut tout entier des membres de chaque classe,
au fur et à mesure des vacances qui viendraient à se produire,
était une des prescriptions réglementaires les plus propres à con-
firmer pour l'avenir cette unité dans l'exercice des fonctions et des
prérogatives dont on avait posé le principe comme une base fon-
damentale. Nous ne reviendrons pas sur les inconvéniens ou sur
les périls inhérens au mode de scrutin adopté; sur la difficulté
pour la plupart des votans de se décider en pleine connaissance
de cause ; soit que les savans et les littérateurs eussent à choisir
l'architecte ou le sculpteur le plus digne de leurs suffrages, soit
que, à leur tour, les artistes fussent appelés à apprécier les mé-
rites spéciaux d'un astronome ou d'un orientaliste, d'un juriscon-
sulte ou d'un physicien. Nous nous bornerons à faire remarquer
que, pour les premières nominations du moins, la procédure ré-
glée par les statuts ne pouvait naturellement pas être suivie,
puisque les électeurs futurs étaient encore eux-mêmes à l'état
378 REVUE DES DEUX MONDES.
d'éligibles. Aussi, pour mettre en train les choses, le directoire
exécutif prit-il le parti de créer, par deux arrêtés successifs en
date du 20 novembre et du 6 décembre 1795, quarante-huit mem-
bres fondateurs, pour ainsi dire, qui devaient, une fois nommés,
en élire quarante-huit autres ; après quoi ces quatre-vingt-seize
membres auraient à désigner d'un commun accord ceux qui, dans
les diverses classes, compléteraient le personnel de l'histitut. La
troisième classe, pour sa part, reçut du gouvernement l'ordi'e de
se constituer avec les seize membres qu'il venait de nommer et
dont les artistes formaient la moitié. Ces huit artistes hors concours
dès le début, ces huit « anciens, » comme on les aurait appelés
un siècle et demi auparavant, étaient : dans la section de pein-
ture, David et Van Spaendonck ; dans la section de sculpture, Hou-
don et Pajou; dans celle d'architecture, Gondoin et de Wailly;
enfin, dans la section de musique et de déclamation, Méhul et Mole.
Sauf les deux derniers qui ne pouvaient avoir aucun précédent
académique, puisque les arts qu'ils représentaient l'un et l'autre
étaient pour la première fois admis à partager les privilèges offi-
ciels exclusivement réservés jusqu'alors aux arts du dessin, tous
les artistes choisis par le directoire avaient appartenu soit à l'Aca-
démie royale de peinture, soit à l'Académie d'architecture. D'ail-
leurs, à l'exception de Yan Spaendonck que son agréable talent
comme peintre de fleurs n'élevait pas en réalité au niveau des
maîtres dont on semblait ainsi le proclamer l'égal, tous s'impo-
saient aux préférences des chefs de l'état par la notoriété de leurs
noms et de leurs œuvres. Quelques souvenirs, par exemple, que
l'on dût garder, dans le monde des Thermidoriens aussi bien que
dans l'ancien monde académique, du rôle joué par David durant
les années précédentes et quelques ressenthnens que ces souvenirs
justifiassent, on ne pouvait méconnaître, même avant l'apparition
du tableau des Subi nés (1), la haute valeiu- personnelle du peintre
des lloraces, de Driitns et de la Mort de Socrate, encore moins
l'influence toute-puissante qu'il exerçait sur la jeune école. Il était
donc tout naturel que son nom figurât un des premiers sur la
liste des artistes destinés à former le noyau des diverses sections
de la troisième classe, et que, malgré la défaite du parti politique
qui l'avait compté parmi les siens, l'ex-député de Paris conservât
aux yeux de tous le prestige qu'il s'était acquis par son talent.
David, au reste, dès le lendemain du 9 thermidor, n'avait-il pas,
à la tribune de la Convention comme dans ses écrits, publique-
(I) On ï^ait que ce tableau, le chef-d'œuvre de David, ne fut achevé et exposé qu'en
1799.
l'académie des eealx-arts. 379
ment désavoué les opinions qu'il avait affichées et la conduite qu'il
avait tenue pendant la Terreur? Outre le discours par lequel, dans
la séance du 13 thermidor, il adjurait ses collègues de croire que
« personne ne pouvait l'inculper plus que lui-même, » les lettres
adressées par lui après son incarcération au Luxenibourg, tantôt à
Boissy d'Anglas pour maudire « les fripons qui l'avaient précipité
dans l'abîme, » tantôt à la Convention pour exphquer comment a son
patriotisme avait pu se laisser égarer par les fausses vertus et les
sentimens h\]pocrites de Robespierre, » bien d'autres pièces encore
prouvent de reste qu'avant le jour où il entrait à l'Institut, Da-
vid, sincèrement converti ou non, n'hésitait point à renier son
passé poUtique. Et quant à ses récentes invectives contre les acadé-
miciens et les corps académiques quels qu'ils fussent, elles lui
inspiraient apparemment le même repentir ou, tout au moins, le
même besoin de les faire oublier, puisque, lors de la fondation de
l'Institut, il acceptait sans nulle difficulté la place qu'on lui olTrai
d'y occuper et qu'il participait ainsi pour son propre compte à la
restauration indirecte de ce qu'il avait plus que personne contribué
naguère à renverser.
Les deux sculpteurs nommés par le directoire en même temps
que David n'avaient pas, eux, de pareils antécédens à démentir, ni
les mêmes soins à prendre pour désarmer l'opinion. Ils avaient
traversé les années qui venaient de s'écouler aussi étrangers l'un
que l'autre aux passions et aux excès révolutionnaù-es; ils avaient
été parfois menacés d'en devenir les victimes : témoin le jour où,
dépossédé d'ailleurs par la révolution d'une fortune laborieuse-
ment acquise, Pajou fut accusé de conspirer avec les (( aristocrates, »
parce qu'il avait été jadis garde des antiques du cabinet du roi et
qu'il avait sculpté les bustes de nombreux personnages de la cour.
Houdon, de son côté, était, vers la même époque, incriminé d'inci-
visme parce qu'on avait découvert dans son ateher une statue de
sainte exécutée par lui. De là une dénonciation en règle, bientôt
suivie d'une perquisition domiciliaire. Sans la présence d'esprit de
sa femme, seule au logis quand Barère, escorté de quelques clu-
bistes du quartier, vint pom* constater le fait, l'illustre sculpteur
aurait été rejoindre ou précéder dans les prisons, et peut-être
sur l'échafaud, André Chénier, Lavoisier, tant d'autres martyrs
encore de la dignité de leurs talens ou de leur vie. M™® Houdon
s'empressa sans le moindre trouble de mettre sous les yeux de
ses sinistres visiteurs la statue réputée séditieuse et, profitant de ce
que celle-ci n'était accompagnée d'aucun attribut particulièrement
significatif, elle la leur présenta résolument comme une image de
la Philosophie, caractérisée, ainsi qu'ils le pouvaient voir, par la
380 REVUE DES DEUX MONDES.
gravité de l'expression et par la majesté de l'attitude. Baivre et
les siens se le tinrent pour dit; si bien qu'ils ne songèrent plus
qu'aux moyens d'attirer la lumière sur une œuvre aussi respec-
tueuse des droits de la raison humaine. Par leurs soins, la sainte
débaptisée sortit, au bout de quelques jours, de l'atelier de l'ar-
tiste pour aller prendre une place d'honneur dans le vestibule de
la salle des séances de la Convention.
Est-il besoin, d'ailleurs, de rappeler les ouvrages auxquels Hou-
don devait l'honneur d'être choisi le premier parmi les sculpteurs
pour siéger dans la troisième classe de l'Institut? Qui ne connaît
sa statue en bronze de Di(i)ic, aujourd'hui au musée du Louvre, —
sa Frileuse que tant d'exemplaires en plâtre, tant de répétitions
de toutes les grandeurs et en toutes matières ont depuis si long-
temps popularisée, — ses beaux bustes, entre beaucoup d'autres,
de Molière et de ./.-./. Rousseau, de Diderot et de Franklin, —
enfin et surtout cette admirable statue de Voltaire assis, le chef-
d'œuvre de la sculpture de portrait dans l'école française mo-
derne et peut-être dans les écoles de tous les pays? Houdon, né en
ilhi, avait dépassé l'âge de cinquante ans quand il fut nommé
membre de l'Institut. Pendant les trente-trois années qui s'écou-
lèrent encore entre la date de cette nomination et celle de sa mort,
il ne cessa d'être pour tous ses confrères l'objet d'une vénération
d'autant plus affectueuse que l'extrême droiture du caractère
s'unissait chez lui à l'élévation du talent, et lorsque, vers la fin,
l'affaiblissement graduel de ses forces physiques eut amené l'anéan-
tissement presque complet de ses facultés intellectuelles, chacun
à l'Académie n'en continua pas moins de reconnaître et d'honorer
pieusement dans ce vieillard qui semblait ainsi se survivre à lui-
même une des gloires les plus pures et les mieux assurées de
notre art national (1).
Moins éclatans, quoique plus nombreux encore en raison de l'âge
même du sculpteur entré dans la carrière plus de dix ans avant
Houdon, les titres de Pajou étaient cependant assez sérieux pour
légitimer la place que lui assignait, à la tète de la troisième classe,
l'arrêté du directoire exécutif. Il suffira de citer parmi près de deux
(1) Houdon mourut à Paris, le 16 juillet 1X28, laissant trois filles, dont la seconde
avait épousé en 1810 M. Raoul Rochette, plus tard membre de l'Académie des inscrip-
tions et secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts. Mariées, l'une à un frère
d'Amaury Duval, de l'Académie des inscriptions, et d'Alexandre Duval, de l'Académie
française, l'autre au docteur Louyor-Villermé. la fille aînée et la troisième fille de
Houdon comptèrent à leur tour parmi leurs alliés ou parmi leurs descendans plu-
sieurs hommes successivement célèbres. Par elles, l'architecte Mazois, l'illustre chi-
miste Regnault et le fils de celui-ci, le jeune et brillant peintre, tué en 1871 à Buzen-
val, appartiennent directement ou se rattachent à la famille dont Houdon est le chef.
■!à
l'académie des beaux-arïs. 381
cents ouvrages dus au ciseau du fécond et très habile artiste le
charmant buste de J/™^' Dubarnj, dont le seul tort est d"atténuer à
force de grâce, d'al^olir presque des souvenirs ignominieux et, par
la chasteté même de l'art avec lequel il est traité, de relever à
nos yeux et en quelque sorte de purifier la mémoire souillée du
modèle, — les bustes de Duffon et de Tacadémicienne J/'"® Guiard
exposés présentement, comme celui que nous venons de mention-
ner, dans une salle du musée du Louvre, — la statue de Turenne
pour la décoration de l'École militaire et les statues de Bosmet et
de Descartes qui ornent aujourd'hui la salle des séances publiques
de l'Institut.
De Wailly et Gondoin, appelés les premiers à faire partie de la
section d'architecture dans la troisième classe, ont beaucoup perdu,
denosjom'S, de l'importance qu'on leur reconnaissait au moment
où ils furent choisis ; il ne suit pas de Là, toutefois, qu'en préférant
à d'autres l'arcliitecte du Théâtre de l'Odéon et l'architecte de
Y École de médecine, à Paris, on commit sciemment une injustice,
ou involontah-ement une méprise. Sans doute trois architectes,
dont les noms sont restés à bon droit plus célèbres, venaient,
dans la seconde moitié du xviii^ siècle, d'honorer l'école fran-
çaise avec une force de talent supérieure ; mais de ces trois grands
artistes, celui qui avait édifié à Paris l'École militaù-e, les monu-
mens de la place Louis XV, et, au palais de Versailles, la salle
de spectacle, Gabriel, n'existait plus en 1795; le second, à qui
•l'on doit le théâtre de Bordeaux, — le plus beau des théâtres
construits en France avant notre siècle, — Louis, achevait alors,
au milieu des agitations et des embarras de toutes sortes, une
vie rendue de plus en plus difficile par l'in sociabilité d'un ca-
ractère orgueilleux à l'excès (1), malveillant en général pour au-
trui, et particulièrement incapable de se pher aux exigences de
la confraternité académique. C'était là ce qui, à deux reprises,
en 1767 et en 1780. avait fait fermer à Louis les portes de l'an-
cienne Académie d'architecture : il est plus que probable que les
mêmes motifs empêchèrent qu'on songeât à lui lors de la formation
de l'Institut.
Quant à Antoine, qui devait d'ailleurs être élu trois ans plus
tard dans cette troisième classe où il peut paraître surprenant
qu'il ne soit pas entré dès le premier jour, la rare habileté dont il
avait fait preuve dans la construction de l'Hôtel des monnaies, à
(1) Entre beaucoup de témoignages plus que défavorables rendus à ce sujet par des
contemporains, un trouve dans les Lettres de M""' Geoffrin au roi de Pologne Stanis-
las-Auguste de curieux détails relatifs à ce que la signataire de ces lettres appelle
« l'insolence sans pareille de ce faquin de Louis. »
382 REVUE DES DEUX MONDES.
Paris, lui avait valu la direction d'une entreprise analogue à Berne,
sans compter d'autres travaux importans à exécuter dans la même
ville. En outre, Antoine avait été chargé de construire pour le
prince de Salm un palais à Salm-Ryrburg. Obligé, en raison de
ces travaux, de séjourner plus ou moins souvent hors de France,
il perdait forcément l'avantage que pouvait procurer à ses confrères
la continuité de leur résidence à Paris. Gondoin et de Wailly, en
réalité, bénéficiaient donc assez largement des circonstances; mais
on ne saurait pour cela voir dans leur nomination, à Tépoque où
elle était faite, le simple résultat d'une faveur.
Ce n'était pas non plus à la faveur seule que Méhul, — le plus
jeune de beaucoup des membres fondateurs de la troisième
classe (1), — devait d'être choisi avant des vétérans illustres de
la musique, tels que Gossec et Grétry. A cette époque, il est
VTài, Méhal n'avait écrit encore ni Joseph, ni YOuverhire du jeune
Henri, ni Ylrato, c'est-à-dire les œuvres qui ont le plus con-
tribué à sa gloire ; mais il avait fait représenter déjà Euphrosine
et Coradin en 1790, Stratonice en 1792, et l'opinion exprimée
plus tard par Grétry lui-même sur le premier de ces deux ou-
vrages ne suffirait-elle pas pour expliquer la préférence accordée
tout d'abord à son jeune rival? « Le duo à! Euphrosine et CoradiUy
dit l'auteur de Richard Cœur-de-Lion dans ses Essais sur la mu-
sique^ est peut-être le plus beau morceau d'effet qui existe. Je
n'excepte même pas les morceaux de Gluck... Ce duo vous agite
pendant toute sa durée ; l'explosion qui est à la fin semble ouvrir '
le crâne des spectateurs avec la voûte du théâtre. » De plus, le
célèbre Chant du Départ et d'autres hymnes patriotiques, dont
plusieurs ont mérité de survivre aux circonstances qui les avaient
(1) Lorsqu'il fut désigné pour faire partie de cette troisième classe, Méhul, né le
l'i juin 17G3, n'était âgé que de trente-deux ans. De tous les artistes français ayant
appartenu, depuis la fondation de l'Institut jusqu'à nos jours, non-seulement à la sec-
tion de composition musicale, mais à une section quelconque de l'Académie des beaux-
arts, I\Iéhul est, avec le sculpteur Étienne-Jules Ramey, — élu, lui aussi, à trente-
deux ans, en 1828, — celui qui comptait le moins grand nombre d'années, à la date
de sa nomination. Parmi les associés étrangers, un seul, Rossini, devint, plus jeune
encore, membre de l'Académie des beaux-arts, puisqu'il n'avait encore que trente et
un ans quand, en 18'23, il fut appelé à remplacer Paisiello. En revanche, les autres
Académies fournissent des exemples de membres élus même avant qu'ils eussent
atteint l'âge de trente ans. C'est ainsi que sont entrés dans l'Académie des sciences :
Arago, à vingt-trois ans ; Cuvier et Cauchy, à vingt-six ; Napoléon Bonaparte, à vingt-
huit; Regnault, à vingt-neuf, et, dans l'Acadimie des inscriptions : Raoul Rochette,
à vingt-six ans: Abel Rémusat, à vingt-sept, et Letronne, à ^^ngt-neuf. A l'Académie
française et à l'Académie des sciences morales et politiques, les deux membres qui
siégèrent les plus jeunes furent M. Villemain, élu, en 1821, à trente ans et onze mois,
et M. de Tocqueville, élu à trente-deux ans, en 1838.
l'académie des beaux-arts. 383
inspirés, venaient d'acquérir au nom de Méhul une popularité
d'autant plus grande qu'elle était indépendante des aniraosités
aveugles et des passions démagogiques.
Entin Mole, dont le nom se trouvait à côté de celui de Méhul sur
la première liste des membres de la troisième classe, Mole, déjà
sexagénaire à cette époque, était, de l'aveu de tous, le meilleur
acteur de la Comédie française, où il avait débuté en 175/i et où
il n'avait cessé depuis lors de tenir brillamment les premiers em-
plois. Une fois le principe admis de l'entrée des comédiens à
rinstitut, il n'y avait donc que justice à y appeler Mole avant tout
autre de ses camarades, comme un siècle plus tôt on aurait choisi
Baron.
Avec les huit littérateurs ou érudits appartenant comme eux à la
troisième classe et les trente-deux membres choisis par le Directoire
pour former les élémens des deux autres,, les huit artistes dont nous
venons de rappeler les noms avaient la mission de compléter, par des
membres élus en dehors de toute intervention gouvernementale, cha-
cune des sections dont la classe se composait. Ces élections, aux-
quelles il fut immédiatement procédé, ne se firent pas toutefois sui-
vant les lormes adoptées pour les élections postériem*es. Elles eurent
lieu directement, au scrudn de liste €t à la majorité des suffrages,
tandis que, à partir de J796, les élections, tout en continuant de
dépendre des votes de l'Institut tout entier, se firent non plus au
hasard de ses propres prédilections ou de ses inspirations sponta-
nées, mais, ce qui semble plus sage, sur la présentation d'une liste
de candidats formée par la classe même où une place était de-
venue vacante (1). Le principe qu'avaient établi les statuts d'une
égalité absolue entre les membres des diverses classes n'en de-
meurait pas moins respecté dans la pratique, mais du moins une
certaine garantie était offerte contre les erreurs pouvant résulter
de l'incompétence personnelle ou des entrainemens fortuits : ga-
rantie insuffisante sans doute, puisqu'il arriva plus d'une fois à
l'ensemble de l'histitut de ne tenir nul compte de l'ordre dans
lequel les propositions lui étaient soumises et de se prononcer un
(1) Encore, avant d'èire soumise à la décision souveraine de l'Institut, cette liste
n'était-eUe arrêtée qu'à la suite de deux épreuves dans le sein de la classe où la va-
cance s'était produite. La section à laquelle avait appartenu le membre qu'il s'agis-
sait de remplacer présentait à la classe une liste de cinq candidats au moins. La
classe, à son tour, désignait trois d'entre eux, qu'elle inscrivait dans l'ordre de ses
préférences, et, sur ces trois, l'Institut, réuni en assemblée générale, en choisissait
un, quelque rang que la classe lui eût préalablement assigné. En d'autres termes,
l'Institut ne pouvait élire le nouveau membre en dehors des candidats dont les noms
avaient été portés sur la liste; mais il était maître de prendre, si bon lui semblait,
celui qui y figurait le dernier.
38Ù REVUE DES DEUX MONDES.
peu capricieusement en faveur du candidat qui, aux yeux des pre-
miers juges, — les seuls tout à fait compétens en réalité, — avait
paru le moins digne : mais, malgré tout, garantie plus sérieuse
que la liberté originairement laissée à tous les membres de l'Institut
d'agir en matière d'élections à leurs propres risques, c'est-à-dire
sans avoir reçu les avis qui eussent pu le plus sûrement les éclairer
et influer le plus utilement sur leurs décisions.
Cependant, quelques inconvéniens, quelques dangers même que
comportât en soi la procédure suivie, dans les derniers mois de
l'année 1795, pour compléter le chiffre de cent quarante-quatre au-
quel devait s'élever le nombre total des membres résidans (1), les
nominations qu'elle amena étaient de nature à donner au nouveau
corps un éclat et une autorité au-dessus de toute contestation.
Sans parler des savans illustres ayant appartenu à l'ancienne Aca-
démie des Sciences, qui, comme Fourcroy et de Jussieu, venaient
rejoindre dans la première classe leurs confrères d'un autre
temps, les Laplace et les Monge, les Guyton de Morveau et les
Berthollet, ni des représentans de la science sociale et de la légis-
lation, de l'économie politique et de la morale, appelés à siéger
dans la seconde classe à côté de Daunou, de Sieyès et de Ber-
nardin de Saint-Pierre , — on ne trouverait guère, en parcou-
rant la liste des peintres et des sculpteurs , des architectes et
des musiciens choisis à cette époque, à regretter l'omission
de quelque nom plus digne d'y figurer que celui de tel des nou-
veaux élus. Si certains artistes que de brillans antécédens sem-
blaient désigner aux suffrages de leurs confrères, si Doyen, par
exemple, — le peintre de cette Peste des Ardem qui devait, quel-
ques années plus tard, inspirer à Gros, de son propre aveu, l'ad-
mirable tableau des Pestiférés de Jiiffu, — si Antoine, l'architecte
de y Hôtel des monnaies, et un ou deux autres encore, ne se trou-
vèrent pas compris dans le nombre des premiers membres de
l'histitut, de pareilles exclusions ne sauraient être imputées à l'ou-
bli, encore moins à un parti-pris d'injustice; elles s'expliquent tout
naturellement par l'obligation, que les intéressés n'auraient pu rem-
plir alors, de résider à Paris (2). Il fallait donc s'en tenir au choix
d'artistes satisfaisant à cette condition expresse, mais il suffit de
se rappeler les noms de ceux qui furent élus pour reconnaître
(1) Les élections des associés non-résidans n'eurent lieu que dans le cours de l'année
suivante. Quant aux associés étrangers, ils ne furent élus, dans la troisième classe
comme dans les deux autres classes de Tlnslitut, qu'à partir du mois de décembre 1801.
(2) Doyen, qui avait émigré en 1791, s'était fixé à Saint-Pétersbourg, oii il mourut
en 1806. Quant à Antoine, nous avons indiqué plus haut les motifs probables du retard
apporté à son élection, qui n'eut lieu qu'en 1799.
l'académie des beaux-arïs. 385
qu'ils avaient bien d'autres titres à la haute distinction qu'on leur
accordait. C'étaient, pour n'en citer que quelques-uns, Yien, le
précurseur convaincu, sinon très hardi, de la réforme que son
élève David poursuivait, depuis plus de dix ans déjà, avec une
force de volonté et une rigueur intraitables ; Regnault, à qui son
tableau de V Éducation d'Achille avait valu, dès 1783, une célé-
brité presque égale à celle qu'allait conquérir deux ans plus tard
le peintie des Horace^; Roland, le plus habile sculpteur de l'époque
après Houdon et Pajou, de qui il avait été l'élève; Peyre, architecte
savant, homme de caractère et de courage, qui, entre autres ser-
vices rendus à la cause de l'art, avait, sous le règne de la Ter-
reur, sauvé d'une destruction certaine les statues antiques du palais
de Fontainebleau en les signalant à la horde venue pour les briser
comme des images, — y compris même celles des empereurs ro-
mains, — consacrées à la mémoire des républicains par excel-
lence des anciens âges. C'étaient enfin Grétry, depuis bien des
années en possession de sa gloire, et Gossec, le créateur en France
de la symphonie instrumentale, à une époque où Haydn lui-même
n'avait encore produit dans son pays aucun de ses chefs-d'œuvre (1).
L'ensemble du personnel de l'Institut se trouvait donc constitué
avant la fin de l'année 1795. Restait maintenant pour ceux qui le
composaient à entrer réellement en fonctions, à faire publiquement
acte de vie, et, pour commencer, à tenir sous les yeux de tous une
séance générale dans laquelle les attributions de l'Institut seraient,
une fois pour toutes, exposées, ses travaux à venir ou déjà en train
promis à une pubUcité prochaine. Cette séance solennelle pourtant
ne pouvait avoir lieu qu'après que les mesures de réglementation
et de discipline intérieures auraient été discutées dans le sein des
trois classes et approuvées ensuite par qui de droit. Aussi se mit-on
immédiatement à l'œu^Te, en vue de ces résultats préalables. Le
projet de règlement fut promptement terminé. Préparé par une
commission mixte de douze membres où la première classe avait
pour représentans Laplace, Fourcroy, Lacépède et Borda, la se-
conde Daunou, Sieyès, De Lisle, de Sales et Grégoire, la troisième
enfin, trois écrivains ou érudits, Chénier, Villars, Mongez, et un
seul artiste, l'architecte Boullée, — ce projet dont l'Institut avait
approuvé la rédaction le 15 janvier 1796 était, le 21 du même mois,
porté au conseil des Cinq-cents, et, un peu plus tard, au conseil
des Anciens. Bientôt les deux assemblées législatives nommaient à
(t) Plusieurs symphonies de Gossec furent publiées, à Paris, en 1754, mais on ne les
exécuta que plus tard dans des concerts spirituels. La première symphonie en re, com-
posée par Haydn en 1758, lorsqu'il était second maître de chapelle du comte de Mort-
zin, fut exécutée à Vienne au commencement de l'année suivante.
TOME xciv. — 1889. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
leur tour, pour l'examen des propositions qui leur étaient soumises,
deux commissions composées de membres appartenant déjà pour
la plupart à l'Institut et dont les rapporteurs, Lakanal et Muraire,
conclurent à l'adoption sans réserve d'aucune sorte. Bref, le con-
seil des Anciens statuant en dernier ressort approuvait, le h avril 1796,
le projet élaboré par l'Institut et lui donnait ainsi le caractère d'une
loi de l'État.
Le tout, il est vrai, ne s'était pas opéré sans quelque emphase
de part et d'autre dans les formes, sans quelques-unes de ces exa-
gérations de langage rendues presque obligatoires par les usages
et le goût du temps ; mais, en constatant le fait, on a le devoir de
reconnaître sous ce stv le et ces habitudes déclamatoires un fond
de zèle sincère et de juste fierté patriotique, un vif sentiment de la
grandeur inhérente à l'institution nationale qu'on venait de fonder.
Quand Lacépède, portant la parole au nom de ses confrères, pré-
sentait au conseil des Cinq-cents le règlement qu'il avait contribué
à établir, il pouvait bien terminer sa harangue par ces mots, assez
hors de place sans doute, puisque ici la forme du gouvernement
n'était nullement en cause, « nous jurons haine à la royauté; »
mais il avait auparavant, et avec plus d'à-propos, parlé de la recon-
naissance due à ceux c[ui,par la création de l'Institut, « installaient
la fraternité entre les différentes familles des sciences et des arts. »
Et si, de son côté, le président de l'assemblée Treilhard, — un futur
comte de l'Emph'e, d'aillem's, comme Lacépède lui-même, — se hâtait
un peu trop de prédire dans sa réponse que le serment prêté par
Lacépède et par d'autres républicains aussi fragiles « comprime-
rait à jamais les partisans de la monarchie, » il n'en était pas moins
autorisé à se féliciter hautement des grandes œmTes récemment
faites ou entreprises. « Cette Constitution méditée au sein des
orages, disait-il, ces découvertes utiles qui, dans le court intervalle
de quelques mois, nous ont fait franchir l'espace de plusieurs siècles,
tout annonce à l'univers que les fondateurs de la république, en
assurant d'une main l'édifice constitutionnel,., n'ont pas néanmoins
néghgé les sciences et les lettres. Pour eux, la république a été
assise sur deux bases indestructibles, la victoire et la loi : une troi-
sième reste encore, l'instruction publique ; ils vous délèguent le soin
de la poser... »
Les progrès de l'instruction publique et le « perfectionnement
des arts et des sciences, » tel était, en effet, aux termes mêmes de
la loi organique de l'Institut, l'objet des efforts imposés au corps
tout entier. C'est ce que Daunou sut faire ressortir avec autant de
clarté que de force dans le discours qu'il avait été chargé de pro-
noncer le jour de cette première séance publique dont nous parlions
l'académie des beaux-arts. 387
tout à l'heure : séance imposante par le caractère élevé du pro-
gramme que l'orateur avait à développer, par le nombre des assis-
tans et par la majesté du lieu où ils étaient réunis, enfin et surtout
par la valeur personnelle et l'indépendance de ces hommes, —
savans, littérateurs ou artistes, — auxquels, suivant la fière pa-
role de Daunou, le gouvernement « avait le droit de demander des
travaux sans avoir le pouvoir de leur commander des opinions. »
Et Daunou ajoutait, pour achever de définir le rôle assigné à ses
confrères et pour expUquer la fermeté studieuse de leur zèle au
lendemain des terribles commotions politiques que le pays avait
subies : « Nous gardons l'émotion de la bataille avec cette espèce
d'héroïsme sauvage qu'elle fait naître dans les âmes ; et, mainte-
nant, en pleine possession de la liberté, la république nous ap-
pelle pour rassembler et raccorder toutes les branches de l'in-
struction, reculer les limites des connaissances, en rendre les
élémens moins obscurs et plus accessibles, provoquer les efforts
des talens, récompenser leurs succès, recevoir, renvoyer, répandre
toutes les lumières de la pensée, tous les trésors du génie. Tels
sont les devoirs que la loi impose à l'Institut. » Enfin, l'organisa-
tion intérieure de l'Institut et les motifs qui l'avaient déterminée
étaient ainsi exposés dans ce grave et substantiel discours : (c En
divisant l'Institut national en classes et en sections particulières,
on n'a pas prétendu offrir un système rigoiu"eusement analytique
de toutes les connaissances humaines, mais seulement réunir d'une
manière plus spéciale les hommes qui, dans l'état présent des
sciences et des arts, ayant un plus grand nombre d'idées et de mé-
thodes communes, parlant en quelque sorte la même langue, peu-
vent avoir entre eux des communications plus habituelles et plus
immédiatement utiles. L'Institut n'en conserve pas moins l'unité
qui le caractérise ; ce sont ses travaux qui sont divisés plutôt que
ses membres, et cette répartition qui distribue et ne sépare pas,
qui ordonne tout et n'isole rien, n'est qu'un principe d'harmonie
et un moyen d'acti\ité. »
Étrange contraste, d'ailleurs! La salle du Louvre où cette fête
si pleine de promesses réunissait, le !i avril 1796 (1), l'élite de la
nation avait été, dans les deux siècles précédens , le théâtre de
quelques-unes des scènes les plus lugubres de notre histoire. C'était
dans cette même salle des Cariatides que, presque au lendemain du
jour où elle y avait rassemblé la cour pour célébrer les noces de sa
(1) Cette première séance publique de l'Institut eut lieu le jour même et presque
immédiatement après Theure où le projet de règlement mentionné ci-dessus avait été
définitivement approuvé par le Conseil des anciens.
388 REVUE DES DEUX MONDES.
fille et du roi de Navarre, Catherine de Médicis tenait conseil avec
les Guise et préparait la Saint-Barthélémy ; c'était là que, dix-neut
ans plus tard, le duc de Mayenne, pour venger la mort du prési-
dent Brisson, faisait pendre aux barreaux des fenêtres quatre des
plus fougueux partisans des Seize; c'était là enfin, dans la tribune
que soutiennent les Cariatides sculptées par Jean Goujon, que le
corps de Henri IV, après le tragique événement de la rue de la
Ferronnerie, avait été déposé, tandis qu'on allait porter à la reine
la funeste nouvelle.
Il est bien probable toutefois que , à l'exception peut-être de
Marie-Joseph Chénier, auteur de ce drame de Charles. IX écrit
avec la passion révolutionnaire que l'on sait, personne dans l'as-
semblée n'avait l'imagination hantée par ce passé sinistre : pas plus
que, dans un tout autre ordre de souvenirs, on n'était disposé à se
rappeler les représentations données, en 1658, par la troupe de
Molière au lieu même où l'on se trouvait maintenant. La gran-
deur du fait présent suffisait, de reste, pour occuper la pensée de
chacun, et, d'ailleurs, la transformation qu'on avait fait subir à la
salle pour l'approprier à sa nouvelle destination ne permettait
guère même aux regards d'être inditïérens ou distraits.
Décorée pour la circonstance des statues d'illustres personnages
français empruntées à divers monumens et dont quelques-unes, —
les statues de Sidlij, de Descar/es et de Bossue t entre autres, — ont
été depuis lors transportées au palais qu'occupe actuellement l'In-
stitut (1), couverte depuis la base des murs jusqu'aux voûtes des
plus belles tapisseries des Gobelins et de trophées des drapeaux
récemment conquis par les soldats de Valmy et de Jemmapes, de
Hondschoote et de Fleurus, la salle des Cariatides présentait, dans
cette éloquente parure, un aspect bien difterent de celui qu'elle
gardait depuis la fin du règne de Louis XIV. Elle n'avait plus été,
à partir de cette époque, qu'un magasin de hasard où l'on entas-
sait pêle-mêle des fragmens antiques, des plâtres, des objets mobi-
liers de toute espèce ; elle devenait maintenant le sanctuaire du
(1) Ces trois statues, îiinsi que celle de Fénelon, ornent aujourd'hui les murs de la
«aile des séances publiques de l'Institut. Quant au mobilier proprement dit qu'on
avait fabriqué tant pour les séances publiques des trois classes réunies dans la salle
des Cariatides que pour le service particulier de chacune de ces classes au rez-de-
chaussée et dans les appartemens du premier étage, — appartemens situés, soit dit en
passant, sur l'emplacement actuel de la salle Lacaze, de la pièce qu'elle précède et de
la salle dite des sept cheminées, — une partie en est restée au Louvre même, une
autre se trouve maintenant à la Bibliothèque de l'Institut. Ainsi les tables, avec des
griffons bronzés pour supports qui garnissent la galerie principale de cette Biblio-
thèque, et, au Louvre, deux des salles de l'ancien Musée Charles X, proviennent de
l'ameublement dont l'Institut primitif avait fait usag:e.
l'académie des bealx-arts. 389
génie national personnifié dans ses représentans les plus glorieux
et pour donner une sanction officielle à cette prise de possession
par l'Institut du local qui lui était livré, tous les membres du Direc-
toire en grand costume, tous les ministres, accompagnés du corps
diplomatique, étaient venus assister à la séance d'installation. Une
estampe de l'époque nous a conservo la physionomie de cette scène
où, malgré les habits d'une magnificence théâtrale et les chapeaux
plus empanachés que de raison des directeurs, malgré ces contre-
façons de l'antique, à la fois fastueuses et maigres, que David avait
mises à la mode jusque dans la forme des sièges et l'ajustement
des draperies de tenture, tout respirait une grandeur conforme au
caractère moral de l'assemblée et aux idées qu'elle représentait.
La première séance publique de l'Institut ne dura pas moins de
quatre heures. Outre le discours de Daunou, dont nous avons rap-
porté quelques passages et ceux de Letourneur, président du Direc-
toire, de Dussaulx, président de l'Institut, on y entendit la lecture
de neuf mémoires sur des questions spéciales, rédigés par des délé-
gués des deux premières classes, un à-propos en vers, la Grande
Famille réunie par Collin d'Harleville, une autre pièce de vers par
Andrieux et une ode de Lebrun sur l'Efithousiasme. Enfin, Vau-
quelin termina la séance par des expériences « sur les détonations
du muriate suroxygéné de potasse, lorsqu'il subit une pression ou
un choc, » sorte de commentaire en action d'un travail sur ce sujet
que Fourcroy venait de lire.
Dans tout cela, on le voit, la part de la troisième classe avait été
bien restreinte, absolument nulle même pour les quatre sections
réservées dans cette classe aux artistes, puisque aucun de ceux-ci
n'avait pris la parole. Les séances publiques qui se succédèrent de
trimestre en trimestre dans le cours de la même année et jusqu'à
la fin de l'année suivante n'apportèrent aucun changement à cet
état de choses. Chaque fois le programme demeura aussi chargé
quant au nombre des communications scientifiques, philosophiques
ou littéraires, aussi vide d'enseignemens concernant l'art propre-
ment dit. Rien de plus explicable sans doute, étant donnée la répu-
gnance en général des artistes à se servir, pour traduire leur pensée,
d'autres intermédiaires que leurs instrumens ordinaires de travail ;
mais, en réalité, rien de plus préjudiciable à certains intérêts intel-
lectuels du public. Quelles qu'eussent pu être les imperfections de la
forme littéraire, n'aurait-on pas été, par exemple, plus heureux d'en-
tendre Grétry parler de son art que de se sentir initié par les disser-
tations des savans à des secrets de physiologie chimique ou médi-
cale divulgués au moins inopportunément dans un pareil milieu (1)?
(1) Parmi les sujets le plus intrépidement traités à cette époque dans les séances
390 REVUE DES DEUX MONDES.
La longueur démesurée des séances publiques d'une part, de l'autre
la nature de bon nombre des travaux dont il était donné conmiuni-
cation ne tardèrent pas à refroidir le zC'le, sinon des auteurs de ces
travaux eux-mêmes, au moins de ceux qui étaient appelés à les
connaître. On commençait au dehors à se désintéresser de ce qui
avait été d'abord accueilli avec un empressement unanime : il était
temps de prendre des mesures, et c'est ce qui fut fait, pour que
l'opinion déjà sur la pente de l'indifférence ne glissât pas jusqu'au
détachement formel.
Cependant un événement politique renouvelé du régime de la
Terreur, le coup d'état de fructidor 1797, allait, en frappant, entre
autres victimes, cinq membres de l'Institut, porter une cruelle
attemte à l'indépendance de ce grand corps si hautement procla-
mée, l'année précédente, par ceux-là mêmes qui la sacrifiaient
maintenant. Bien plus : parmi les proscripteurs, il s'en trouvait un,
La Reveillère-Lepeaux, qui appartenait à l'Institut; de sorte qu'en
mettant hors la loi ses collègues du Directoire, Garnot et Barthé-
lémy, il supprimait aussi en eux deux de ses confrères, comme il
se débarrassait sans plus de façon de trois autres, en prononçant
la déchéance de Pastoret, de l'abbé Sicard et de Fontanes. Ces deux
derniers faisaient partie de la classe de la littérature et des beaux-
arts, et l'on ne devine guère les prétextes que les auteurs du coup
d'état purent invoquer pour traiter en conspirateurs le vénérable
instituteur des sourds-muets et un poète d'inclinations aussi peu
inquiétantes que le chantre du Verger. Quoi qu'il en soit, Fontanes
et l'abbé Sicard ayant été rayés de la liste des membres de la troi-
sième classe, on procéda presque aussitôt à leur remplacement,
tandis que dans la prenuère classe, le général Bonaparte prenait
possession du fauteuil d'où Garnot venait d'être chassé (1), et que
publiques par les orateurs de l'Institut, il suffira de citer une étude descriptive et ana-
lytique de Fûurcroy en collaboration avec Vauquelin sur les calculs dans la vessie, et
une autre par le même savant, intitulée : Comparaison de l'urine humaine et de celle
des animaux herbivores, particulièrement du cheval. En rendant compte de la séance
où ce dernier travail avait été lu, le Moniteur avoue que « le sujet n'a pas paru heu-
reusement choisi. Il
(1) On a plus d'une fois reproché à Napoléon d'avoir, pour entrer à l'Institut, profité
de l'expulsion d'un homme qui l'avait aidé au début de sa carrière. François Arago
a, plus sévèrement que personne, condamné cet oubli des obligations contractées :
« Est-il aucune considération au monde, dit-il dans son Éloge de Carnot, qui doive
faire accepter la dépouille académique d'un savant victime de la rage des partis, et
cela surtout lorsqu'on se nomme le général Bonaparte? Je me suis souvent abandonné
à un juste sentiment d'orgueil en voyant les admirables proclamations de l'armée
d'Orient signées : « Le membre de l'Institut, général en chef; » mais un serrement
de cœur suivait ce premier mouveuient lorsqu'il me revenait à la pensée que le
membre de l'Institut se parait d'un titre qui avait été enlevé à son premier protecteur
et à son ami. »
l'académie des beaux-arts. 391
dans la seconde classe, Champagne et Lescallier devenaient les
successeurs de Pastoret et de Barthélémy.
Peut-être sera-t-il permis de dire qu'en consentant de si bonne
grâce à remplacer des confrères dépouillés de leur titi'e contre toute
justice et tout droit, l'Institut ne laissait pas, au moins en appa-
rence, d'accepter le fait accompli un peu facilement et un peu vite ;
peut-être, sans recourir à des protestations bruyantes, sans tenter
des efforts de résistance inutiles d'avance dans les circonstances
où l'on se trouvait, lui eût-il été possible, au nom de cette solida-
rité même établie par la loi organique, de témoigner quelque chose
du sentiment de l'injure reçue et de prendre une autre attitude
que celle d'une résignation toute passive. Sans doute, quand de
nouvelles vacances viendront plus tard à se produire dans les
classes décimées en 1797, l'Institut rouvrira ses rangs à ceux que
le triste pouvoir d'alors avait proscrits ; les quatre premières années
du xix'' siècle ne se seront pas écoulées encore que tous, sauf Bar-
thélémy, auront été réélus par leurs anciens confrères ou réinté-
grés par arrêtés du gouvernement; mais, au moment où l'iniquité
était commise, fallait-il donc la subir sans donner même un signe
de désapprobation, sans essayer, par quelque rappel, si réservé
qu'il fût dans les termes, aux règlemens et à la loi, de prévenir au
moins le retour de pareilles "sâolences? Cette docilité si générale et
si prompte créait en réalité un dangereux précédent. Qui sait si le
gouvernement delà restauration n'en gardait pas le souvenir lorsque,
à près de vingt ans d'intervalle, il entreprenait à son tour de sévir
dans le sein de l'Institut contre d'autres ennemis ou d'autres sus-
pects? Peut-être les ministres de Louis XVIII auraient-ils hésité à
exclure de leurs académies respectives David, Monge, Grégoire, et
plusieurs autres, si la mesure prise autrefois par le Directoire avait
rencontré chez les confrères des hommes qu'elle frappait moins
d'empressement à se soumettre ou moins d'inclination à se taire.
Aucun des artistes appartenant à la troisième classe n'avait été,
nous l'avons dit, atteint par le coup d'état de fructidor. Les quatre
sections formant la seconde moitié de cette classe demeuraient
donc, quant au personnel qu'elles comprenaient, dans le même état
qu'à l'origine ; mais, en dehors de leur participation obligatoire aux
travaux, aux élections, aux tâches, de quelque nature qu'elles fussent,
imposées à l'ensemble de l'Institut, elles n'avaient eu jusqu'alors pour
leur propre compte ni une existence fort remphe, ni des moyens
d'influence fort directs. L'unité d'action en toutes choses dont on
avait entendu faii'e la condition essentielle et comme la raison d'être
de l'Institut était un principe si littéralement observé qu'on avait
été jusqu'à établir que les jeunes artistes à envoyer chaque année
392 REVUE DES DEUX MONDES.
à Rome seraient désignés, non par leurs juges naturels les peintres,
les sculpteurs et les architectes de la troisième classe, ni même sur
les propositions de ceux-ci, mais par l'Institut en corps, statuant
dans la plénitude de son pouvoir et suivant ses inspirations pro-
pres. A la diflérence près de la situation sociale des juges et des
garanties que pouvaient offrir leurs caractères personnels, c'était
au fond retomber dans l'erreur commise en 1793, c'était reconsti-
tuer avec d'autres élémens le Jury des arts sorti de l'imagination
de David et ayant fonctionné un moment de la manière que l'on
sait. On ne tarda pas heureusement à revenir sur cette imprudente
décision. Lorsque, par une lettre en date du h mai 1796, le mi-
nistre de l'intérieur Benezech eut informé l'Institut que les con-
cours aux prix de Rome, suspendus depuis trois ans, seraient
repris l'année suivante pour se succéder désormais sans inter-
ruption, on comprit que le mieux était de laisser aux artistes seuls
le soin d'apprécier les mérites relatifs des concurrens et de pro-
noncer un jugement qu'il n'y aurait plus ensuite pour l'ensemble de
l'Institut ([u'à ratifier de confiance.
Quelque bonne volonté qu'on y mit pourtant, tout, d'abord, n'alla
pas de soi. Il fallait, pour ce qui concernait les prix de Rome et le
séjour en Italie des lauréats, compter avec les événemens tragiques
qui venaient de se produire de l'autre côté des monts ; avec le
meurtre du secrétaire de la légation de France, Basseville, assas-
siné en plein Corso par la populace romaine, avec les périls
qu'avaient courus le directeur et les treize pensionnaires de l'Aca-
démie, — Girodet entre autres et le sculpteur Lemot, — obligés,
à la veille d'une invasion de leur palais, d'aller chercher un re-
fuge à Naples. Le Directoire exécutif avait bien pu, dès l'année
1795, décréter le rétablissement des fonctions de directeur de
l'Académie de France à Rome, supprimées, trois ans auparavant,
par la Convention (1) ; il avait bien pu nommer Suvée à cette place
de directeur, vacante depuis la révocation de Ménageot en 1792 :
le tout n'en restait pas moins lettre morte. Suvée, dans l'attente
d'un moment propice, continuait de séjourner à Paris où il devait
même forcément s'attarder jusqu'au commencement de 1801, et,
de leur côté, les jeunes artistes auxquels le prix de Rome était dé-
cerné ne pouvaient profiter des avantages que cette récompense
semblait leur assurer. C'est ainsi qu'un des lauréats du concours
(1) Le décret du 25 novembre 179'2, par lequel la Convention supprimait la place
de directeur de l'Académie de France à Rome, occupée alors par Ménageot, n'avait pas
pour cela porté atteinte à l'institution elle-même. L'Académie de France était main-
tenue; seulement, au lieu de continuer à être régie par un artiste, elle se trouvait
« désormais placée sous la surveillance de l'agent français près le saint-siège. »
l'académie des beaux-arts. 393
de 1797, Guérin, le lutur peintre de Clylenineslre et de Didon,
dut se résigner à ajourner indéfiniment son départ pour l'Italie et
à remplir ses obligations de pensionnaire en exécutant à Paris les
tableaux qui, dans d'autres circonstances, eussent constitué ses
envois de Rome. Bien lui en prit d'ailleurs, puisqu'il dut à l'un de
ces envois sur place le plus éclatant succès que, dans tout le cours
de sa carrière, il lui ait été donné d'obtenir. L'apparition au Salon
de 1799 de son Murciis Sextus, aujourd'hui au Musée du Louvre
et qu'il peignit lorsqu'il n'était encore âgé que de vingt-cinq ans,
produisit dans le public une sensation telle, elle procura du jour
au lendemain au nom du jeune peintre une popularité si grande
qu'on trouverait difficilement, même dans l'histoire des artistes les
plus promptement arrivés à la gloire, l'équivalent d'un triomphe
aussi universel et aussi rapide.
Peut-être, quelle qu'en soit au fond la très sérieuse valeur, le
tableau de Guérin ne semble-t-il, à l'heure présente, justifier qu'in-
complètement les applaudissemens enthousiastes qui l'ont autrefois
accueilli ; peut-être les allusions qu'impliquait cette scène antique
au retour récent des émigrés français dans leur pays n'ont-elles
plus pour nous toute l'éloquence qu'on leur prétait à la fin du
xviii^ siècle? Enfin, si le fait très exceptionnel d'un talent formé à
une autre école que celle de David (1) put, au moment où il se
produisit, ajouter à l'étonnement du public et l'intéresser d'autant
plus à la cause de ce talent, une pareille curiosité historique ne
saurait à beaucoup près exercer la même influence sur l'opinion de
ceux qui, en face de l'œuvre de Guérin, cherchent, à plus de quatre-
vingts ans d'intervalle, à s'en expliquer le succès. Quoi qu'il en
soit, Guérin eut le rare mérite de ne se laisser ni étourdir par le
bruit fait autour de son nom, ni détourner des efïorts qu'il s'était
promis de poursuivre par l'orgueil d'avoir du premier coup si plei-
nement réussi. Le peintre acclamé de tous, depuis les membres de
l'Institut eux-mêmes jusqu'aux élèves des ateliers, l'auteur de ce
tableau publiquement couronné dès les premiers jours de l'exposi-
tion, n'eut garde de se croire pour cela passé maître. Aussitôt que
les circonstances politiques le permirent, il s'empressa de réclamer
le privilège que lui conférait son titre de « Grand prix » pour aller
en Italie compléter ses études, comme si l'épreuve dont il venait de
sortir vainqueur, et vainqueur avec tant d'éclat, n'eût été pour
lui qu'un modeste début ou un simple encouragement à mieux
faire (2).
(1) Guérin était élève de Regnault, dans l'atelier de qui il était entré en 1791.
(2) Malheureusement, la santé de Guérin, gravement compromise dès les premiers
mois de son séjour à Rome, le força de revenir en France bien avant le terme de sa
pension.
394 REVUE DES DEUX MONDES.
Tandis que, de 1796 à 1800, le directeur in parlibm et les pen-
sionnaires théoriques pour ainsi dire de l'Académie de France à
Rome attendaient à Paris que les armes françaises eussent achevé
en Italie de leur déblayer le terrain et que les traités successifs de
Tolentino et de Campo-Formio eussent eu pour conséquence cer-
taine une paix générale et dura])le, les routes conduisant d'Italie en
France étaient activement utilisées ; elles se couvraient de chariots
chargés d'objets d'art de tout genre dont le jeune général Bona-
parte venait de dépouiller les villes qu'il avait soumises, pour en
enrichir la capitale de son pays. Marbres antiques, tableaux des
plus grands maîtres de la renaissance, médailles et pierres gravées,
tapisseries à sujets et manuscrits à miniatures, — tout avait été
impitoyablement enlevé ; et pendant que cet inestimable butin était
dirigé vers Paris, à un autre bout de la France nos frontières
allaient s'ouvrir pour livrer passage aux caisses dans lesquelles
étaient renfermés, avec la même destination, les plus précieux ta-
bleaux de la Belgique et de la Hollande. Bientôt le tout affluait au
Louvre, trop petit pour contenir ces innombrables richesses, ou du
moins pour leur assurer des places également en lumière et en vue.
Il fallut se résigner à l'obligation de faire un choix entre tant de
chefs-d'œuvre et se contenter, faute d'espace, d'exposer seulement
les plus universellement renonimés; mais, avant de les installer
sous le toit qui devait désormais les abriter, on résolut de les pro-
mener solennellement dans Paris, tant pour éblouir les regards de
la foule par l'éclat d'une fête que pour avoir raison des objections
qu'avait soulevées, même dans le monde des artistes, la première
annonce des projets de spoliation.
La question, en effet, avait été dès l'année 1796 publiquement
discutée, tant au point de vue des intérêts de l'art qu'au point de
vue des principes généraux et de la morale politique. Dans une
brochure intitulée : Lettres sur le préjudice qu'occasionnerait
aux arts et à la science le déplacement des monumens de l'art de
l'Italie, Quatremère de Quincy s'était efforcé de plaider une double
cause : celle des anciens maîtres dont les œuvres perdraient cer-
tainement une partie de leur éloquence et de leui* influence féconde
en apparaissant hors de leur milieu naturel, — et celle des peintres
français eux-mêmes qui, une fois en possession de ces monumens
de lart italien, ne seraient en mesure d'en étudier et d'en com-
prendre que la lettre. « C'est une folie, écrivait-il, de s'imaginer
qu'on puisse jamais, par des échantillons réunis dans un magasin
de toutes les écoles de peinture, produire l'effet que produisent ces
écoles dans leur pays. » Et ailleurs : « Ces statues antiques, ces
peintures ainsi dépaysées, arrachées à toutes les comparaisons qui
en rehaussent la beauté, perdront sous un ciel étranger la vertu
l'académie des beaux-arts. 395
instructive que les artistes allaient chercher en Italie. ...C'est avec
vérité qu'on peut dire que le pays fait partie du muséum de Rome.
Que dis-je? Le pays est lui-même le muséum. » L'énergique pro-
testation de Quatremère de Quincy se terminait par ces mots : « Si
l'exemple une fois donné de la violation du dépôt commun vient à
être sui^d par toutes les puissances, voisines ou éloignées, que les
hasards de la guerre ou les révolutions politiques rendraient maî-
tresses de l'Italie ; si les richesses de l'art et de la science ne sont
plus qu'un butin dont un conquérant pourra faire sa proie ;.. de quel
danger, je vous le demande, ne seraient pas pour la science et pour
l'art les conséquences de cette manière de procéder nouvelle? »
Les journalistes de leur côté, ceux du moins qui n'étaient pas
aux gages du Directoire, — soutenaient la même thèse et, quel-
quefois, dans un langage plus irrité encore. Un d'entre eux, rédac-
teur du Journal littéraire, allait jusqu'à dire : « Quel autre qu'un
barbare peut applaudir à la spoliation qu'on veut accomplir? »
Enfin, huit membres de la troisième classe de l'Institut, — les
peintres Vien, David et Vincent, les sculpteurs Pajou, Roland, De-
joux, Julien, et l'architecte Dufourny, — signaient, avec quarante-
trois autres artistes, une pétition au Directoire exécutif (1), dans
laquelle ils conjuraient le Directoire de « juger avec maturité cette
importante question de savoir s'il serait utile à la France, s'il serait
avantageux aux arts et aux artistes en général de déplacer de
Rome les monumens de l'antiquité et les chefs-d'œuvre de pein-
ture et de sculpture qui composent les galeries et les musées de
cette capitale des arts. » Et, pressentant sans doute que la ques-
tion serait résolue par le Directoire dans le sens du « déplace-
ment », les pétitionnaires demandaient qu'au moins, avant de rien
enlever, « on chargeât de faire un rapport général sur cet objet
une commission formée d'un certain nombre d'artistes et de gens
de lettres choisis par l'Institut national, en partie dans son sein,
en partie au dehors. »
Les choses n'en sui^drent pas moins leur cours, comme le gé-
néral Bonaparte et le Directoire l'avaient originairement entendu.
On réfuta tant bien que mal les objections de Quatremère et de ses
adhérens dans des articles de journaux concluant, suivant l'usage,
« au nom de l'inamense majorité du public, » à l'exécution immé-
(I) Parmi les noms des sig-nataires de la pétition, nous relevons ceux de Girodet,
Percier, Fontaine, Le Barbier, Lethière et Meynicr, qui, à cette époque, n'apparte-
naient pas à l'Institut, mais qui devaient, dans le cours des années suivantes, être
appelés à y siéger. On lit également au bas de cette pétition les noms du célèbre
dessinateur-graveur, Moreau jeune, du paysagiste Valenciennes et de Denon, devenu
un peu plus tard, directeur des Musées impériaux.
396 REVUE DES DEUX MONDES.
diate d'une mesure qui devait (( faire de Paris le muséum univer-
sel de la France et de l'Europe ; » la pétition des artistes membres
de rinstitut et de leurs confrères du dehors demeura sans ré-
ponse ; on s'arrangea pour qu'une contre-pétition, tendant au trans-
port dans notre pays des œuvres en cause, put au besoin être
opposée aux vœux des réclamans, et des commissaires nommés
sous sa seule responsabilité par le Directoire reçurent l'ordre de
procéder en Italie aussi rapidement que possible à l'emballage et
à l'expédition des objets destinés au musée du Louvre ou aux
grands établissemens scientifiques de Paris : après quoi l'on s'oc-
cupa des préparatifs de la fête dont nous avons parlé. On comptait,
nous l'avons dit aussi, sur la grandeur du spectacle pour enflam-
mer l'orgueil patriotique de la foule et pour subjuguer de haute
lutte rimagination de ceux-là mêmes qui avaient d'abord résisté
au nom du droit et de la raison.
Le double résultat que l'on se proposait d'atteindre fut efïecti-
vement obtenu. Ce fut avec un enthousiasme unanime que les
Parisiens de toutes classes virent passer devant eux la longue série
de ces incomparables dépouilles, et les artistes à leur tour, — même
ceux qui s'étaient montrés jusqu'alors les plus récalcitrans, —
n'eurent plus en face de ce qui leur était livré que le sentiment
et, en quelque sorte, l'enivrement de la possession. Ainsi s'ex-
plique l'apparent démenti résultant de la présence à cette fête de
l'Institut tout entier, c'est-à-dire y compris les membres de la troi-
sième classe qui, avec Vien et David, avaient protesté d'avance
contre le lait maintenant accompli. Tous les hommes d'ailleurs ap-
partenant, à un titre quelconque, au monde des sciences, des
lettres ou des arts, avaient été invités à prendre place dans le cor-
tège qui devait parcourir d'un bout à l'autre les boulevards pour
se rendre au Champ de Mars, où l'attendraient les ministres et les
membres de l'Institut; tous, depuis les hauts fonctionnaires de
l'enseignement et les administrateurs des musées jusqu'aux étu-
dians du quartier latin, jusqu'aux élèves de l'École des beaux-arts
et du Conservatoire, avaient été appelés à l'honneur de participer,
non pas à ce que l'on appelait avec autant de niaiserie que d'em-
phase (( l'installation sur une terre libre des monumens arrachés
à l'asservissement (1), » mais aux hommages que commandaient
tant de glorieux chefs-d'œuvre.
(J) Dans un discours prononce au Champ de Mars à l'occasion de la fête dont il
s'agit, un des commissaires envoyés en Italie, Thouin, paraphrasait cette sottise en
termes plus ridicules encore. « Remercions tous, » s'écrlait-il au pied d'une statue de
la liberté ih-igée pour la circonstance, « cette liberté vengeresse des arts longtemps
humiliés, qui a enfin brisé les chaînes de la renommée de tant de morts fameux. »
l'académie des beaux-arts. 397
Le jour venu, 9 thermidor an vi (27 juillet 1798), chacun était à
son poste sur le quai voisin du Jardin des Plantes choisi comme
lieu de rendez-vous, parce que c'était là qu'avaient été débarqués
les chevaux colossaux de Venise et les autres monumens trop vo-
lumineux pour être expédiés d'Italie par la voie de terre (1). Bien-
tôt le cortège se mit en mouvement ; il était partagé en trois
grandes divisions, accompagnées chacune de détachemens de ca-
valerie et de corps de musique militaire.
En avant de la première division, comprenant six chars chargés
de minéraux, de pétrilications, de végétaux de toute espèce, pal-
miers, cactus, etc., marchaient les professeurs du Muséum d'his-
toire naturelle. Ces six premiers chars étaient suivis de quatre
autres supportant, comme dans les anciens triomphes romains,
des cages où l'on voyait des lions et des lionnes d'Afrique, d'autres
animaux féroces encore, suivis eux-mêmes de chameaux et de dro-
madaires qu'avait fournis la forêt du Gombo, près de Pise.
Sur la bannière, flottant en tête de la seconde division, on lisait :
« Livres, Manuscrits, Médailles, Musique, Caractères d'imprimerie
de langues orientales. » Le tout remplissant six chars qu'accom-
pagnaient les professeurs du Collège de France, les professeurs
de l'École polytechnique et les élèves de cette école, les gardes
des Archives et des Bibliothèques publiques, en un mot le person-
nel complet des établissemens scientifiques, précédant les délé-
gués des étudians, des correcteurs d'imprimerie, des éditeurs et
des libraires.
Enfin les administrateurs et les divers fonctionnaires du Musée
central des arts, du Musée spécial de l'école française, du Musée
des monumens français, les professeurs des écoles de peinture, de
sculpture et d'architecture entourés de leurs élèves, marchaient
aux premiers rangs de la troisième division, composée de vingt-
neuf chars sur lesquels apparaissaient, au milieu de trophées sym-
boliques, de drapeaux et de guirlandes, les principales œuvres de
la peinture et de la sculpture enlevées à l'Italie. C'étaient d'abord
deux chars portant les quatre célèbres Chevaux de bronze, pris à
Venise ainsi que le Lio7i de Saint-Marc et qui devaient, sous l'em-
pire, orner, celui-ci une fontaine au centre de l'Esplanade des In-
valides, ceux-là l'arc-de-triomphe de la place du Carrousel. Puis,
sur les chars suivans, se dressaient les statues antiques dont, par
un euphémisme officieux, on se vantait d'avoir obtenu du gouver-
(1) Le Moniteur du 24 floréal an vi (13 mai 1798) annonçait que « le convoi des mo-
numens recueillis en Italie avait mouillé à Lyon, dans la Saône, le 7 de ce mois et
qu'il continuait sa marche vers le canal du Centre, devant aller chercher le canal de
Briare pour arriver à Paris. »
398 REVUE DES DEUX MONDES.
nement pontifical « la cession » : V Apollon du Bclrcdcre et le
Laocoon, le Gladiateur mouranl et le Discobole, ^ingt autres
marbres admirables encore. Enfin, pour clore ce long défilé de
chefs-d'œuvre, la Vierç/e de Foli(/no et la Tranufifjuralioii de
Raphaël, des tableaux de Titien, de Gorrège, de Paul Véronèse,
achevaient d'étonner les regards des uns, de saisir et d'émouvoir
l'intelligence des autres, d'inspirer à tous la même fierté en
face de ces témoignages matériels des récentes victoires de la
France.
Qui eût dit alors que tant de ti-ésors dont nous nous croyions à
jamais les possesseurs ne seraient entre nos mains qu'un dépôt qu'il
nous faudrait rendre à courte échéance; qu'avant \-ingt ans. nous
serions obligés de livrer à notre tour ce qui semblait être devenu
notre bien, qu'en un mot l'on invocpierait contre nous ces mêmes
droits de la force dont nous avions au moins imprudemment usé?
Sans doute, — nous aurons l'occasion de revenir plus tard sur ce
sujet, — les restitutions opérées en 1815 ne furent pas seulement
les résultats de la violence , et, pas plus que la Mesacnienne irritée
de Casimir Delavigne, les vers railleurs de Déranger ne sauraient
aujourd'hui donner le change sur les vrais caractères du prétendu
« vol fait par des rois; » mais on comprend de reste qu'au mo-
ment où ils s'accomplirent, les recomTemens dont il s'agit durent
paraître des déprédations, et que, à l'exemple de leur confrère
Denon, les membres de l'Institut, autrefois hostiles aux projets du
Directoire, n'aient plus ressenti que l'amertume de l'humiliation
imposée à la patrie. — Mais revenons aux heures où l'on n'en est
encore qu'à la joie du triomphe et à la confiance sans préoccupa-
tion qu'inspire l'éclat du spectacle présent.
Lorsque, après avoir traversé Paris dans l'ordi-e que nous avons
indiqué, le cortège fut arrivé au Champ de Mars, « tous les chars,
dit un témoin de la scène (1), se rangèrent dans l'arène sur trois
lignes, ceux qui les avaient accompagnés formant un demi-cercle
devant la statue de la Liberté. Les artistes du Conservatoire exécu-
tèrent le Poème séculaire d'Horace mis en musique par Philidor,
puis ime Ode de Lebrun, musique de Le Sueur; après quoi, les
commissaires envoyés en Itahe se sont avancés vers l'autel
de la patrie et ont remis au ministre de l'intérieur, entouré
des membres de l'Institut, la Hste des objets qu'ils avaient re-
cueillis... »
« Le lendemain, 10 thermidor, à trois heures, les autorités con-
stituées et les ambassadeurs se sont réunis dans la Maison du
(1) Millin, Magasin encyclopédique, année 1708, t. ii.
l'académie des beaux-arts. 399
Champ de Mars (1). Le Dii-octoire exécutif s'y est rendu, accom-
pagné des ministres. A quatre heures, le Directoire et le cortège
ont été de la Maison du Champ de Mars à Tautel de la patrie, aux
sons de la musique militaire. Les chars attelés étaient rangés dans
le cirque. Le Directoii'e, l'Institut national et tout le cortège ayant
pris place, le Conservatoire a exécuté mie symphonie et ensuite
Y Invocation à la Liberté. Puis le ministre de l'intérieur a présenté
au Directoire les commissaires d'Italie et les monumens recueillis
par eux. Le président a remis à chacun de ces commissaires une
médaille sur laquelle était gravée une figure de la France; et, de
l'autre côté, cette légende : a Les sciences et les arts reconnais-
sans. » Ensuite, un aérostat, orné de guirlandes et de di-apeaux
tricolores, s'est élevé dans les airs. Au moment où le Directoire a
levé la séance, le Conservatoire de musique a exécuté le Chant du
Départ. Le soir, on a renouvelé l'illmnination de la veille, et il y
a eu dans le cirque des orchestres pour les danses. »
Sauf ces danses et ces lampions, assez hors de place, à ce qu'il
semble, dans le voisinage des monumens les plus sévères de la
science et des plus nobles œuvres de l'art, le programme de la
fête célébrée les 9 et 10 thermidor avait été réglé de manière à
donner à cette solennité publique plus de sérieux et de dignité que
n'en avaient eu les représentations en plein air organisées, quel-
ques années auparavant, tantôt au bénéfice de la Nature régénérée,
tantôt comme témoignages de bienveillance pour l'idée d'un Etre
suprême. Aussi, en participant à cette fête où il ne s'agissait plus
d'aller, comme autrefois, bou*e, avec plus ou moins de componc-
tion, l'eau qui jaillissait des mamelles d'une statue de la Nature ou
d'assister à l'embrasement de mannequins figurant « le monstre
de l'Athéisme » et ses « acolytes ordinaires, u — y compris, on ne
sait trop pourquoi, la Fausse Simplicité, — les membres de l'In-
stitut ne descendaient pas au rôle de comparses dans une comédie
révolutionnaire : ils exerçaient tout naturellement la haute fonc-
tion qui leur appartenait.
Tandis que les membres de l'Institut faisant partie de la troi-
sième classe s'associaient ainsi dans nos murs à une manifesta-
tion toute à la gloire de l'art antique et de l'art italien, un certain
nombre de leurs confrères de la première classe travaillaient, loin
de la France, à ouvrir une voie nouvelle aux études scientifiques.
La commission d'Ég^-pte, sous la direction de Monge et de Ber-
thollet, préparait les Mémoires dont la publication, par les soins
du général Bonaparte, révélait au monde savant, dès le commence-
(1) L'ancien hôtel de l'École militaire.
llOO REVUE DES DEUX MONDES.
ment de l'année 1800 (1), les premiers secrets arrachés à la terre
et aux monumens des Pharaons ; elle recueillait les élémens du
grand ouvrage qui, sous le titre de Dei^cription de l'Egypte, de-
vait, en attendant les découvertes décisives de Champollion et les
travaux complémentaires de ses successeurs, mettre sous les yeux
du public un ensemble de renseignemens aussi précieux qu'im-
prévus sur « l'état ancien » et sur « l'état moderne » du pays
qu'elle avait reçu la mission d'explorer. Enfin, une sorte d'annexé
de l'Institut de France, l'Institut du Caire, fondé le 20 août 1798,
réunissait des savans, des lettrés, des artistes, les uns déjà mem-
bres de l'Institut national, les autres simplement attachés à la
commission qui avait suivi l'armée, tous soumis à la même obliga-
tion de communiquer régulièrement leurs travaux à leurs con-
frères de France et de répondre, par l'envoi de mémoires déve-
loppés, aux questions que ceux-ci jugeraient à propos de leur
adi-esser sur quelque point d'histoire, de science ou d'archéo-
logie.
Les deux premières classes de l'Institut national s'empressèrent
d'user du droit qui leur était ainsi conféré. Une correspondance
active s'établit entre les commissaires désignés par ces deux classes
et les membres de l'Institut du Caire appartenant aux sections de
physique et d'économie politique (2) ; il ne paraît pas, toutefois,
que les membres de la troisième classe aient été animés du même
zèle ni stimulés par la même curiosité. Ils avaient bien chargé
trois d'entre eux, antiquaires ou orientalistes de profession, — Du-
puis, Mongez et Langlès, — de demander des informations sur
quelques problèmes d'archéologie pure ou de linguistique ; mais ils
semblaient par là s'être désintéressés des questions relatives à l'art
proprement dit ou tout au moins avoir, volontairement ou non,
laissé de ce côté péricliter leurs privilèges. Rien de plus expli-
cable, d'ailleurs, que ce rôle un peu effacé des artistes membres de
(1) Cuvier, alors secrétaire de la première classe de l'Institut, adressait, le 25 fé-
vrier 1800, une lettre au général Bonaparte, devenu premier consul, pour le remer-
cier, au nom de ses confrères, de l'envoi d'un exemplaire de ces Mémoires : « L'amour
des sciences, lui écrivait-il, et le soin de les propager vous ont toujours occupé, même
au sein des plus brillantes victoires, et l'Europe entière attendait les fruits qu'ils pro-
duiraient dans cette antique patrie des connaissances humaines que vous venez d'ajou-
ter à vos conquêtes. C'est avec le plus vif intérêt que l'Institut national en a reçu les
prémices. »
(2) L'Institut du Caire était compose de trente-six membres et divisé en quatre sec-
tions : mathématiques , physique , économie politique, littérature et arts. Parseval-
Grandmaison, le futur auteur d'un poème sur Philippe-Auguste, Denon, le très habile
dessinateur Dutertre et le peintre de fleurs Redouté faisaient partie de cette dernière
section qui comprenait en tout huit membres.
l'académie des beaux- arts. 'jOI
la troisième classe dans tout ce qui concerne à cette époque l'ac-
tion extérieure, et, à l'intérieur, les occupations réglementaires de
l'Institut. Mal préparés, sinon étrangers, par la nature même de
leurs études et de leurs occupations habituelles, «à la plupart des
affaires qu'il s'agissait de régler en commun ; perdus pour ainsi
dire, en raison de leur petit nombre, au milieu d'une foule de
savans, de philosophes, d'hommes politiques dont ils n'étaient en
mesure ni de discuter à bon escient les opinions, ni même de
parler couramment la langue, — ils leur abandonnaient le soin
d'engager et de poursuivre toutes les entreprises, de tout diriger,
de statuer sur tout, et se contentaient le plus ordinairement, à
l'heure des votes, d'accepter de confiance des décisions qu'ils
étaient censés devoir contrôler.
Le moment était proche, heureusement, où cette situation toute
dépendante allait changer; où, grâce à une répartition moins arbi-
traire des élémens et des forces qu'on avait d'abord systématique-
ment confondus, les diverses fractions de l'Institut acquerraient,
sans préjudice pour l'ensemble, l'homogénéité qui manquait phis
ou moins à chacune d'elles; où la troisième classe, enfin, exclusi-
vement composée d'artistes, aurait désormais son caractère bien
particulier et sa physionomie bien nette.
Henri Del aborde.
TOME >:cn. — 1889. 2i)
JOHN KEATS
I. l.ife, letters, and hterary remains of John Keats, edited by Richard Monckton
Milnes. 2 vol. Londres, 1848 (réimprimés depuis sous le nom de lord Houghton).
— II. The poetical wo7-ks and other writings of John Keats, edited by Harry
Buxton Forman, 4 vol. in-8". Londres, 1883. — III. Keats, by Sidney Colvin. Lon-
dres, 1887 (dans la collection des Englisli men of letters. dirigée par M. John
I\lorley). ,
John Keats est né à Londres au mois d'octobre 1795; il est
mort à Rome en février 1821, Il n'a donc pas vécu vingt-six ans.
Ce qui est vraiment durable dans son œuvre tiendrait aisément en
un petit volume. La plupart de ses meilleurs poèmes, notam-
ment cet admirable Hypérion, sont inachevés : le plus pur de sa
gloire, comme de celle d'André Chénier, est dans des h'agmens.
Enfin, le plus grand nombre de ses vers ont été écrits dans un inter-
valle de temps qui n'excède guère quatre années, de 1817 à 1820.
Il ne faut donc pas s'étonner si la plupart des lecteurs et des cri-
tiques de Keats ont accepté ce testament poétique d'un écrivain
mort jeune comme un tout indissoluble, et s'ils n'ont pas songé à
y distinguer les périodes de son développement. « Keats, l'homme
qui n'a jamais marché ni progressé comme un autre homme.., mais
qui s'est enfermé en vingt années parfaites, )> a dit de lui Elisabeth
Browning dans Aiirora Lcigli. Les poètes jugent parfois mal les
poètes. Le rôle de la critique est de détruire les illusions, si sédui-
santes qu'elles puissent paraître. De même qu'on a cherché à faire
l'histoire du développement poétique d'André Chénier et qu'on a
pu distinguer des périodes dans ce développement, de même l'étude
de Keats doit être abordée désormais dans un esprit plus critique et
plus historique. Cette courte vie n'a pas été sans étapes. Pendant
les quatre années qui en appartiennent à l'histoire littéraire, Keats,
.lOlIN KEATS. 403
quoi qu'en dise jVP® Browning, s'est développé : il est parti d'une
certaine conception de la poésie, et, quand il est mort, il en avait
entrevu une autre, plus complète et plus haute. Quatre années sont
peu de choses pour le commun des hommes : elles sont une vie
entière pour les âmes remuantes et passionnées comme la sienne.
Sa correspondance, si vivante, si semblable à une causerie, est la
meilleure source pour l'étude intime de son génie. Bien que sa
poésie soit aussi impersonnelle (sauf un petit nombre d'odes) qu'il
est possible, elle doit être étudiée en même temps que sa vie. Car
son imagination n'a été qu'une forme idéale de sa sensibilité. Il est
de ceux qui doivent beaucoup aux circonstances, quoique personne,
par un contraste assez singulier, n'ait moins emprunté, pour sa poé-
sie, au milieu où il a vécu. J'ajoute qu'une source nouvelle s'est
ouverte, il y a quelques années, pour l'étude de Keats. M. Buxton
Forman a publié des lettres inédites du poète à une jeune fdle qu'il
a aimée, à cette Fanny Brawne, f[ui a certainement, par l'attache-
ment qu'elle lui a inspiré, hâté sa mort. La publication de cette
correspondance, si regrettable qu'elle soit au point de vue de la
discrétion, est un document qu'il n'est plus permis de négliger.
Ecrites par un malade, beaucoup de ces lettres doivent être jugées
avec indulgence et réserve. Telles qu'elles sont, elles n'en jettent
pas moins un jour nouveau sur l'homme et sur son fonds intime,
qu'elles éclairent d'une vive lumière en nous expliquant plus d'une
défaillance intellectuelle ou morale. On ne saurait donc reprocher
à M. Buxton Forman de les avoir reproduites dans sa belle édition
du poète, dans laquelle il a réuni, outre la correspondance complète
et quelques fragmens en prose, tout ce qu'il a pu recueillir des
vers de Keats. Parmi ces vers, il y en a beaucoup d'insignifians.
Il peut être pénible aux dévots de Keats (car il a, comme Shelley
ou comme Bobert Browning, ses dévots) de s'avouer que leur,poèt<^
a eu ses défaillances. Mais, s'il est une vérité qui semble res-
sortir avec évidence d'une étude complète de ces fragmens, c'est
précisément que le Keats des premières années et des premiers
poèmes ne doit plus être mis sur le même rang que le Keats d'Isa-
bella ou (ÏHyiJérion. C'est ce qui me paraît être le résultat le plus
€lair des beaux travaux dont il a été l'objet, depuis les deux volu-
mes, déjà vieux de quarante ans, de lord Iloughton, jusqu'à la solide
et consciencieuse monographie publiée tout récemment par M. Sid-
ney Colvin.
I.
Ce qu'on sait des origines de Keats est bien fait pour déconcerter
les théoriciens de l'hérédité et du milieu. Par une sorte de para-
/lO/j REVUE DES DEUX MONDES.
doxe de la nature, le plus grec et le plus purement artiste des
poètes anglais était fils d'un palefrenier et naquit au cœur de Lon-
dres, dans Finsbury. Il est vrai qu'il connut à peine son père,
l'ayant perdu de bonne heure. L'influence de sa mère, au contraire,
fut considérable sur lui : c'était une femme vive , adroite et pas-
sionnée pour le plaisir : elle avait, outre John, trois fils et une fille.
Mais John était son préféré. Elle lui passait tous ses caprices et
s'amusait de toutes ses fantaisies. Or l'enfant était, dès lors, d'un
caractère violent et indomptable : si l'on en croit Haydon, il s'em-
para un jour, à l'âge de cinq ans, d'une épée, et, se campant devant
la ])orte de la chambre de sa mère, jura qu'elle n'en sortirait que
quand il le voudrait bien ; elle fut obligée d'appeler à son secours
des voisins, qui la délivrèrent de son fils. Ayant perdu son mari
en ISOZi, elle se remaria, pour son malheur, avec un certain Raw-
lings, dont elle se sépara bientôt pour aller vivre à Edmonton,chez
sa mère. C'est entre cette maison d'Edmonton et une école, située
à Enfield, au nord de Londres, que s'écoulèrent les meilleures an-
nées d'enfance de Keats, de 1806 à 1810. Les souvenirs de ses
camarades d'école s'accordent à son sujet : c'était un écolier dis-
trait et peu appliqué, mais d'une nature généreuse et passionnée.
Tous l'admiraient pour sa noblesse, son courage, et la beauté de sa
personne. Batailleur et excellant à tous les exercices du corps, il
n'en était que plus considéré, comme il sied entre écoliers anglais.
]] avait le rire très près de larmes et le pardon très près de la co-
lère.
Vers la fin de ce séjour à Enfield, une révolution se fit tout à
coup en lui : il se prit d'un goût violent pour la lecture. Comme
il no faisait rien à moitié, il dévora tout ce qui lui tomba sous la
main, notamment des livres de mythologie, et le Dictionnaire clas-
fiiqiie de Lemprière, où le futur auteur A' Endymion puisa ses pre-
mières notions sur la Grèce. En 1810, sa mère étant morte, il
passa sous l'autorité de deux tuteurs, qui le retirèrent de l'école
d'Enfield et le mirent en apprentissage chez un médecin d'Edmon-
ton. îl avait quinze ans. De ces années de sa vie, nous ne savons
presque rien, sinon qu'en un jour mémorable pour l'histoire de
son génie poétique, un de ses camarades lui lut YÉpitluilmne de
Spenser et lui prêta la Reine det^ fées. Ce fut une révélation subite
de son talent. Il avait trouvé sa voie.
Aucun poète n'a suscité plus de vocations que Spenser : c'est,
par excellence, le poète des imaginations adolescentes. La pauvreté
du fond dans la Jieine des féea, l'absence d'intérêt humain dans ce
long tissu d'allégories, la faiblesse même du plan et le manque
d'unité dans l'œuvre, rien de tout cela n'est en effet pour choquer un
enfant de seize ans. L'imagination de keats se perdit avec enchante-
JOHN KEATS. /l05
ment dans ce monde magique de la chevalerie, des nains et des
châtelaines. Il en lut comme affolé. La forme de Spenser surtout le
ravissait : certaines épithètes le faisaient se pâmer : il était, dès
lors, connue il l'a dit de lui-même plus tard, « un amant des belles
phrases. » Dans son enthousiasme, il s'essayait à imiter la strophe
spensérienne,et il a réimprimé lui-même, dans son premier recueil,
une très heureuse et brillante imitation de ce genre.
Une circonstance inattendue allait lui permettre de se livrer libre-
ment à ses goûts poétiques. En ISlZi, il se brouilla avec le méde-
cin d'Edmonton, son maître, et, âgé de dix-neuf ans à peine, vint
s'installer à Londi'es pour y suivre des cours de médecine. Il vivait
avec ses deux frères, et, pendant quelque temps encore, fut un étu-
diant appliqué et studieux : il prit même un grade et fut attaché à
Guy's Hospital. Mais peu à peu il se dégoûtait de la médecine : des
distractions lui venaient pendant les leçons : « L'autre jour, pen-
dant le cours, écrivait-il à un ami, un rayon de soleil entra dans la
chambre et avec lui toute une troupe de créatures qui flottaient
dans la lumière : et elles m'entraînèrent avec elles vers Obéron et
le pays des fées. » Peu à peu, les visites des esprits se firent plus
fréquentes. Keats finit par céder à leur appel. Son caractère im-
pressionnable le rendait , d'ailleurs, impropre à l'exercice de la
médecine, et les opérations le faisaient trembler. Enfin, il avait
formé récemment d'intéressantes et utiles relations littéraires qui
allaient achever de l'engager dans une voie nouvelle.
Au premier rang de ces dernières, il faut citer un écrivain qui
prit rapidement une grande influence sur la direction de sa vie et
de ses idées : je veux parler de Leigli Hunt, surtout connu à l'étran-
ger par le livre qu'il publia, en 1828, sur lord Byron. Leigh Hunt
était, vers 1817, une manière de personnage littéraire et politique.
Vif, audacieux, séduisant, grand remueur d'idées, Hunt personni-
fiait les tendances libérales et françaises, qui, après avoir suscité en
1789 l'enthousiasme du monde lettré, étaient tombées, depuis les
excès de la Révolution et depuis Napoléon, dans un discrédit
presque universel. Wordsworth, Southey, Coleridge, notamment,
après avoir été les champions les plus ardens des idées nouvelles,
avaient passé brusquement et définitivement au camp conservateur.
Pour reprendre dans toute leur pureté les idées de Godwin et de
Holcroft , ces révolutionnaires de la première heure , il n'y avait
guère, en 1817, que des irréguliers de la littérature, comme Hunî
ou Shelley. Hunt dirigeait une revue, VEximiiner : quelques atta-
ques vives contre le régent lui a\aient valu deux années de
prison, qui, vaillamment et même gaîment supportées, n'avaient
pas peu contribué à augmenter son prestige. Profondément libi'-
ral en politique comme en littérature, sceptique et optimiste,
406 REVUE DES DEOX MOXDES.
à la façon du siècle précédent, en religion, il était en hostilité dé-
clarée avec Wordswonh et Southey tant pour leur (c apostasie »
politique que pour l'impulsion qu'ils avaient donnée à la réforme
littéraire. Cette réforme, Leigh Hunt la voulait aussi ardemment
que AVordsworth, mais il la voulait autre. La versification de \A ords-
wortli, surtout, lui semblait pleine encore d'artifice et de conven-
tion. Il rêvait une forme plus libre, plus souple, plus rompue à
toutes les nuances, à tous les caprices de la pensée. 11 ne réussit
qu'à écrire un poème d'une imagination brillante , abondant en
inventions gracieuses et en traits charmans, mais plein aussi de
négligences voulues et affectées et remarquable dans son ensemble
par une sorte d'allure débraillée du fond comme de la forme. Ce
poème, Y Histoire de lîimini, est caractéristique de ce qu'on ap-
pela alors la C ockney-school of poetry, l'école londonienne, qui, par
son ton plus libre et volontiers vulgaire, s'opposait à l'école rêveuse,
idéaliste et religieuse des Lakisfs.
L'influence de Hunt, tant en littérature qu'en poésie, fut grande
sur Reats. A ce moment de sa vie, Keats était robuste, confiant
dans son avenir, ami du plaisir et de la société : « 11 était, nous
dit un de ses camarades de ce temps, de l'école sceptique et répu-
blicaine, se faisait l'avocat des nouveautés qui se répandaient alors
et critiquait volontiers les institutions établies. » D'ailleurs, cette
fièvre de libéralisme fut courte : la politique n'a jamais tenu une
grande place dans sa \ie. Il est l'un des rares poètes de ce temps,
peut-être le seul sur qui la révolution n'eut aucune influence. A la
différence d'un Shelley ou d'un Byron, il s'est tenu tout à fait à part
des grandes luttes contemporaines. Il est, à vrai dire, resté toute
sa vie libéral dans l'âme. Aussi bien que Shelley, il a maudit les
tyrans et attendu l'heure du relèvement des peuples ; mais cet
espoir n'est pas entré dans sa poésie. Il a tenu obstinément sépa-
rés ces deux domaines de sa pensée et n'a jamais permis à la poli-
tique d'empiéter sur l'art.
U En revanche , il a combattu aux côtés de Leigh Hunt dans la
bataille littéraire. Comme lui, il méprisait Pope et se nourrissait de
Spenser. Comme lui, il voyait dans la poésie une œuvre surtout
d'imagination, l'art d'évoquer de belles formes en vers sonores et
brillans. 11 se croyait tenu, vers ce temps, de lancer, lui aussi, sa
déclaration de guerre à ce qu'on nommait dédaigneusement, autom-
de lui, l'école française, celle des Pope et des Dryden. Parlant des
poètes du xviii^ siècle, il s'écriait en vers ronflans :'« Mille arti-
sans de vers portaient alors le masque de la poésie. Race maudite
et impie ! qui blasphémait le dieu brillant de la lyre et qui n'en
savait rien ! Non, ils allaient, brandissant un pauvre étendard décré-
pit, orné de misérables devises et portant en grandes lettres le nom
JOHN REATS. 407
d'un Boileaii! » Ces colères juvéniles, d'ailleurs, lui passèrent vite.
Quoi qu"en pense M. Sidney Colvin, si le romantisme anglais n'avait
jamais eu d'autre théoricien que Keats, si Wordsworth n'avait pas
écrit ses graves et fameuses préfaces, ni Coleridge sa Biogniphki
litteraria, la cause de la réforme poétique eût été bien compro-
mise. Au fond, Keats tenait peu aux théories. 11 n'a jamais eu l'ar-
deur du prosélyte ni le feu de l'apôtre. Il fut, et, s'il avait vécu, il
serait probablement resté un poète avant tout personnel, peu sou-
cieux des liens de coterie et d'école, profondément dédaigneux des
suffrages du grand public, et ne reconnaissant d'autre juge de son
orgueilleuse imagination que sa propre croyance intime dans la
beauté absolue.
Vers le même temps où il se liait avec Hunt, Keats rencontrait
un autre personnage fort original, grand homme en son temps, à
qui l'avenir ne devait pas réserver la gloire qu'il a attendue toute
sa vie avec une imperturbable confiance. C'était le peintre Haydon,
nature enthousiaste, exubérante et passionnée, qui se croyait des-
tiné à être le plus grand peintre de l'Angleterre et qui devait finir,
après une Aie orageuse, par se tuer misérablement en 18Zi6. Rien
n'est plus curieux que son journal et que ses lettres où abondent
les renseignemens (parfois contestables) sur Keats, et qui se font
remarquer par une sorte d'exaltation mystique. Il lui arrivait, un
soir, de s'asseoir dcA^ant son pupitre et d'écrire à son ami : « Mon
cher Keats, considérez cette lettre comme secrète et comme sainte.
— Souvent je me suis assis près de mon ieu après un jour d'effort,
comme le crépuscule tombait et qu'un voile de gaze semblait ob-
scurcir toute chose, et j'ai rêvé sur ce que j'avais fait et sur ce
que je ferais encore, dans une ardeur brûlante, jusqu'au moment
où, rempli de délire, je voyais les faces des morts puissans envahir
ma chambre, et je tombais à genoux et priais le grand Esprit que
je fusse digne d'accompagner ces êtres immortels dans leurs gloires
immortelles ; et alors j'ai vu chacun d'eux sourire en passant au-
dessus de moi et agiter la main en signe d'encouragement. » Le
culte des grands hommes était l'un des articles de foi du petit
cénacle dont faisaient partie Haydon et Keats. Malheureusement
pour Haydon, ses visions l'ont trompé : car, si Ton excepte un joli
tableau de genre qui est à la National Gallery, il n'a produit que
d'honnêtes tableaux historiques, où l'on trouve de tout, sauf du
génie (1). Son meilleur titre est d'avoir révélé au public anglais la
(1) Il en est un qui représente l'entrée du Christ à Jérusalem et où Haydon a figruré
la plupart des écrivains notables de son temps, dont Keats. La reproduction de ce
tableau, qui est aujourd'hui en Amérique, serait très désirable.
ZlOS REVUE DES DEUX MONDES.
valeur des sculptures du Parthéuon, rapporlécs de Grèce par lord
Elgin ; encore ne l'a-t-il fait que la plume en main. Car les copies
qu'il en a données sont, dit-on, médiocres. Avec tous ses défauts,
avec sa rhétorique, son ton déclamatoire, sa personnalité débor-
dante, Ilaydon n'en a pas moins été un utile ami pour Keats. Il l'a
initié à la sculpture grecque : il l'a soutenu dans plus d'une défail-
lance. Si l'on ne peut s'empêcher de sourire en voyant son nom
associé à ceux de Wordsvvorth et de Raphaël dans un sonnet de
Keats, il n'en est pas moins vrai que son amitié pour l'auteur d'E)i-
dymion le fera vivre.
Si à Leigh Ilunt et à Haydon on ajoute quelques jeunes gens,
comme Gowden Clarke ou John llamilton Reynolds, qui plus tard
se firent un nom honorable dans les lettres, et Shelley, que Keats
rencontra plusieurs fois en 1817, mais pour lequel il ne se sentit
jamais une grande sympathie (leurs natures étaient trop foncière-
ment différentes), on connaîtra les principaux membres du cercle
où il vivait. Encouragé par eux, il se décida à publier, en mars
1817, son premier volume. Ce recueil, qui y arut sans autre titre
que celui de « Poèmes, par John Keats, » avec une dédicace à
Hunt, renfermait, outre un certain nombre de sonnets, des épîtres
à trois amis et plusieurs fragmens, dont le plus long intitulé : le
Sommeil et la Poésie, est aussi le plus intéressant. En dépit d'un
article sympathique de Hunt dans sa revre et de l'enthousiasme
débordant de Haydon, comparant la dernière pièce du recueil à
(( un éclair qui ferait trembler l'humanité, » le livre n'eut aucun
succès. En 1817, Tattention du public anglais était toute à Thomas
Moore, à Walter Scott, à Byron surtout, qui venait de quitter l'An-
gleterre avec éclat pour n'y revenir jamais. Elle ne daigna pas se
tourner vers l'œuvre de ce débutant, avec qui son éditeur se hâta
de rompre toute espèce de relations.
Keats n'était pas homme à se laisser arrêter par un premier
échec. Il se remit sans tarder au travail et, afin de trouver le loisir
et la solitude qu'il jugeait nécessaires, il partit, en avril 1817, pour
l'île de Wight. On peut dire qu'à partir de ce jour jusqu'à celui où
il rencontra Fanny Rrawne, la poésie fut toute la vie de Keats.
Toutes ses lettres nous le montrent en proie à une préoccupation
dominante, la littérature. Pour un peu, on serait tenté de trouver
cette maîtresse bien exigeante, tant elle l'absorbe et le rend indif-
férent à tout ce qui n'est pas elle. Dès son arrivée à Wight, il écrit
à Reynolds : « Je sens que je ne puis plus me passer de la poésie.
de la poésie éternelle : il ne me suffit pas de la moitié du jour, —
il me faut tout le jour. J'ai commencé avec un peu, mais l'habi-
tude a fait de moi un léviathan. J'étais tout frémissant de n'avoir
JOIIX KEATS. 409
rien écrit depuis quelque temps : le sonnet ci-contre m"a fait du
bien; j'en ai mieux dormi la nuit dernière. Pourtant, ce matin, je
n'en vaux guère mieux... Je vais me mettre immédiatement à mon
EiuUjmion^ que j'espère avoir un peu avancé avant votre arrivée... i»
Toute sa correspondance est de ce ton ; on sent un homme que son
art a pris entièrement. Pendant ces années de début, c'a été la
grande, l'unique affaire de sa vie que son Endyniion, La poésie a
été comme une fièvre continue qui ne l'a quitté qu'avec la vie.
C'est ainsi, encouragé et soutenu avec un touchant dévoûment
par ses deux frères, qu'il passa l'année 1817 et la première moitié
de 1818, travaillant sans relâche, variant les milieux, allant s'éta-
blir successivement, après avoir quitté AMght, à Margate et à Gan-
terbury, à Hampstead et à Oxford, à Burford Bridge et à Teignmouth,
dans le Devonshire. Je renvoie à la correspondance et au livre de
M. Colvin le lecteur curieux de détails sur ces divers séjours de
Keats. Il y a, notamment, des lettres charmantes datées d'Oxford, u la
plus belle ville du monde, sans aucun doute. » 11 y écrivait le troi-
sième livre de son poème, auprès d'un jeune homme nommé Bailey qui
devint l'un de ses meilleurs amis. Ce furent quelques semaines
d'enivrement, que les deux amis passaient à écrire pendant la ma-
tinée, à errer en bateau sur l'Isis dans l'après-midi, à divaguer sur
tout et à propos de tout le reste du temps, avec une verve co-
mique et humoristique qui est l'un des traits saillans de l'esprit de
keats. En même temps qu'il se lie avec Bailey, il se crée des rela-
tions nouvelles dans le monde littéraire, remplit pendant quelques
semaines le rôle de critique dramatique dans un journal de Lon-
dres, fréquente Lamb, Wordswordi et Hazlitt, conférencier bril-
lant, alors très applaudi, et très admiré de Keats, dans ses leçons
sur la poésie anglaise. En dépit des embarras d'argent, des brouilles
passagères avec ses amis, du départ de son frère George, qui va
tenter la fortune en Amérique, il prépare son poème pour la presse
et le publie enfin au printemps de 1818.
Keats n'était pas content de son œuvre : avant même qu'elle fût
terminée, il écrivait à un ami : u J'ai très médiocre opinion de mon
poème, et le reprendrais d'un bout à l'autre si je n'étais fatigué
du sujet, et si je ne pensais mieux employer mon temps en écrivant
une nouvelle fiction que j'ai en vue pour l'été prochain. Rome n'a
pas été bâtie en un jour, et tout le bien que j'attends de mon tra-
vail de cet été est le fruit de l'expérience que j'espère recueillir
dans mon prochain ])oème. » Mais ce qu'il n'éprouvait aucune
peine à se dire à lui-même et à quelques amis qu'il regardait comme
ses juges naturels, il lui en coûtait infiniment de le dire au public :
non par vanité, mais parce qu'il estimait sincèrement que la niajo-
lilO REVUE DES DEUX MONDES.
rite des lecteurs est incapable de se rendre compte de la valeur
d'une œuvre d'art, a Je n'ai pas le moindre sentiment d'humilité
pour le public, ni d'ailleurs pour rien au monde, sauf, — (ici, une
déclaration à la Haydon), — pour l'Etre Éternel, le principe de la
beauté et la mémoire des grands hommes... Je ne puis m'empêcher
de regarder le public comme un ennemi, auquel je ne puis m'adres-
ser sans un sentiment d'hostilité. Je sauterais du haut de l'Etna s'il
s'agissait d'un grand service à rendre au peuple; mais je hais toute
popularité insipide. » De fait, aucun écrivain de ce siècle n'a fait
moins d'elTorts pour vivre de la vie d'autrui, pour se mettre à la
portée de ses lecteurs, pour sortir de soi et de sa conception hau-
taine de la poésie : et cependant, ce même Keats a fait, dans la pré-
ftice de ce même Endyiaion^ cet aveu de ses faiblesses : « Sachant,
dit-il, la manière dont ce poème a été écrit, ce n'est pas sans un
sentiment de regret que je le publie. Ce que je veux dire sera très
clair pour le lecteur, qui ne peut manquer d'y remarquer une
grande inexpérience, un manque de maturité et tous les défauts
qui caractérisent un essai hévreux plutôt qu'une œuvre achevée ; »
et plus loin, faisant allusion à l'âge de l'auteur : « L'imagination
d'un enfant est saine, et l'imagination mûre d'un honnue est saine ;
mais il y a un moment de la vie, entre ces deux termes, où l'âme
fermente, où le caractère n'est pas formé, où le chemin de la vie
n'est pas tracé, où l'ambition a la vue trouble. » On me pardonnera
ces citations multiphées. Elles doivent éclaircir un point contesté
d'histoire littéraire. Pour beaucoup de lecteurs, le nom de Keats
n'a évoqué pendant longtemps qu'un souvenir : celui d'un poète
délicat et soulficteux qu'un article de revue a fait mourir de dou-
leur. Cette légende a désormais fait son temps. A vrai dire, EiicUj-
mion tomba avec éclat. En août 1818, le BUickwood Magiizine,
dévoué à un groupe d'honnncs de lettres ennemis de Leigh Hunt,
notamment à Walter Scott, saisit cette occasion d'infliger une cor-
rection éclatante à l'un des disciples favoris du maître. L'article
qui y fut publié, et qui est vraisemblablement de Lockhart, le
propre gendre de Scott, est pis qu'une grossièreté : c'est une sot-
tise. Faisant allusion aux premières études de Keats, l'auteur con-
cluait en ces mots : « Mieux vaut être un apothicaire afïamé qu'un
poète affamé : ainsi retournez à votre boutique, monsieur John!
retournez à vos emplâtres, à vos pilules, à vos onguens. Mais, au
nom du ciel, jeune Sangrado, soyez un peu plus ménager des sopo-
rifiques dans votre profession que vous ne l'avez été. dans vos vers. »
Le mois suivant, un article de la même violence parut dans la
Quart erly lieview, le jom'ual redouté et écouté de Gifford : « Si
quelqu'un, y était-il dit, avait le courage d'acheter cette Fiction
JOHN KEATS. /jM
poétique et la patience (que nous n'avons pas eue) d'aller au-delà
du premier livre, et le bonheur (que nous n'avons pas eu non plus)
d'y trouver un sens, nous le conjurons de ne pas nous laisser
ignorer ce succès... » Le coup était rude pour un débutant. Tous
ses amis crurent Keats gravement atteint. Aussi, quand il mourut
àPiome, moins de trois ans après, Shelley, Byron, d'autres encore,
attribuèrent-ils sa fm à l'accueil brutal fait à son premier poème.
Dans son indignation généreuse, l'un écrivit cette magnifique élégie
d'Adonais, le plus admirable hommage qui ait jamais été rendu
par un poète à un poète, dans laquelle il vouait ceux qu'il appelait
ses assassins à une éternelle infamie. L'autre, dans une strophe de
Ik)?i Juan, presque aussi ironique pour le poète que pour ses cri-
tiques, contribuait à affermir cette même légende, qui devait rester
pendant plus d'un quart de siècle un des lieux-communs de la cri-
tique littéraire, jusqu'au jour où la publication des lettres de Keats
en fit bonne justice. Certes, il n'eût pas été auteiu", s'il fût resté
insensible à d'aussi violentes attaques. Même il eut, dans le premier
moment, une impression de dégoût et parla de renoncer à la litté-
rature. Mais cet abattement fut court. « Les critiques que je me
fais à moi-même, écrivit-il, m'ont fait sans comparaison plus de
mal que celles des revues... Ce n'est qu'une question de temps :
je crois que je serai parmi les poètes anglais après ma mort; » et,
sans tarder, il se remit à l'œuvre.
IL
Mais avant de le suivre dans ses nouvelles tentatives, il importe
ùe s'arrêter un moment sur les premières : d'abord parce que Ny-
pirion est expliqué et préparé par Endymioii ; ensuite, parce
qu'il y a, même dans End\pnion et dans les premiers poèmes, parmi
beaucoup de longueurs et de fatras, de véritables beautés.
Je trouve dans une lettre de Keats un mot qui résume assez bien
toute cette première période de sa vie poétique : u Oh ! qui me don-
nera, s'écrie-t-il, une vie de sensations plutôt que de pensées? »
De fait, c'est la sensation, ou, si l'on veut, le sentiment qui tient
la première place dans cette jeunesse de Keats ; ce qui y manque
le plus, ce qu'il semble avoir évité avec autant de soin que d'autres
ont mis d'ardeur à le poursuivre, c'est la pensée. Voyez-le, tel que
l'ont peint, à cette époque, Haydon et Leigh Hunt : petit, nerveux ;
le cou jeté en avant, comme dans une attente continuelle ; les traits
mobiles ; la bouche grande et frémissante; le front large ; le regard
profond et brillant, u l'œil d'une prêtresse de Delphes qui a des
^dsions.» Toute son apparence dénote un être prompt à s'émouvoir,
hV2 REVUE DES DEUX MONDES.
à jouir, à souHrir. Il a rimagination vive et sensuelle. Un jour,
pour mieux apprécier, comme il dit, « la délicieuse fraîcheur du
vin de Bordeaux dans toute sa gloire, » il se couvre la gorge et la
langue de poivre de Cayenne. Une autre fois, il se donne la joie
d'écrire des veis en tenant un fruit dans sa bouche. L'excitation
des sens lui est un moyen d'activer la faculté poétique. « Qu'on me
donne des livres, des fruits, du vin de France, un beau temps, et
un peu de musique dans la campagne, jouée par un musicien in-
connu,., et je suis homme à passer tout l'été tranquillement, sans
me soucier beaucoup du gros roi de France, de notre gros régent
ou du duc de ^Velling•ton. » IM a longtemps qu'on l'a remarqué :
Keats est plein de vers savoureux, de ces vers qui font, si l'on peut
dire, venir l'eau à la bouche. Personne n'a décrit mieux que lui,
avec un soin et une prédilection plus marqués, les impressions du
goût et du toucher. Personne n'a eu un vocabulaire plus luxueux
pour tout ce qui est des sens. Il abonde en mots rares et cherchés
pour décrire les odeurs, les sons, les couleurs. Beaucoup de ses
courtes pièces ne sont faites que de sensations, notées dans une
langue singulièrement précise et riche. L'idée ne lui venait pas
qu'une sensation est chose moins relevée qu'un sentiment ou une
idée : il avait devant de belles formes, de beaux sons, de belles
couleurs, ce tressaillement de l'artiste dont l'àme est comme en-
vahie d'un coup et qui ne songe ni à régler ses impressions ni à les
raisonner. Même l'extase a toujours chez lui quelque chose de la
pâmoison, et dans ceux de ses poèmes qui semblent, à première
vue, les plus éloignés de toute réalité, souvent une impression
sensuelle vient rompre brusquement la trame éthérèe des rêves.
Dans VOde fameuse au rossignol, c'est ce cri involontaire : « Oh!
qui me donnera une gorgée d'un vin longtemps refroidi dans la
terre profonde, d'un vin qui sente Flora et la campagne verte, la
danse, et les chansons provençales, et la joie ensoleillée? Oh! qui
me donnera une coupe pleine du chaud Midi ! »
De pareilles impressions, quand elles s'emparent de lui, l'absor-
bent entièrement. Tous les témoignages de ses amis s'accordent à
le représenter comme le plus sensible, et, si je puis dire, le plus
frémissant des hommes. Devant un beau paysage, devant un rayon
de soleil ou de lune, il n'était plus son maître. Lui, si calme, si
rassis dans la conversation, devenait, dans la campagne, semblable
à un homme ivre. Haydon nous dit que le bourdonnement d'une
abeille, la vue d'une fleur, le miroitement du soleil faisait trembler
tout son être : ses yeux brillaient, sa joue s'echaulfait, ses lèvres
frissonnaient. Il nous a décrit lui-même, dans un beau sonnet, la
joie qu'il trouvait à quitter la ville, à s'élancer librement dans la
JOHN KEATS. • /il 3
campagne, en pleine nature, à se laisser tomber dans les herbes
drues, et là, couché tout de son long, à Ure u une débonnaire et
douce histoire d'amour; » puis à regarder les nuages vaguer au
ciel et à laisser passer, entièrement heureux, la journée, s'écoulant
<( comme une larme d'ange, qui tombe dans l'éther lumineux
silencieusement. » — « La poésie de la terre n'est jamais morte, »
dit-il ailleurs. Il l'a comprise, cette poésie, avec l'emportement et les
ardeurs d'un amant. Il a mis de la sensualité dans son ado ratio a
du soleil et du midi, de cette patrie idéale où il n'était pas ne et
qu'il ne devait voir que pour y mourir.
De même, une noble action, une belle pensée, en vers harmo-
nieux, retentissait dans toute sa personne : sa bouche frémissait et
ses yeux se remplissaient de larmes. Une fois, il lui arrive de lire
l'épisode de Paolo et de Francesca dans la Divine comcdie : aus-
sitôt il a un rêve qui le transporte : « Ce fut, dit-il, l'un des plai-
sirs les plus vifs de ma vie. Je flottais dans l'atmosphère tourbil-
lonnante, comme il est dit dans le poème, avec une belle créatun;,
dont les lèvres étaient jointes aux miennes, à ce qu'il me semblait,
pour un siècle ; et, au milieu de ce froid et de cette obscurité de
l'enfer, j'avais chaud; des arbres éternellement fleuris s'élevaient,
et nous nous reposions sur eux avec la légèreté d'un nuage, jus-
qu'à ce que le vent nous emportât ailleurs... Oh! puissé-je rêver
ainsi toutes les nuits! )>
Une pareille nature morale fait songer un lecteur français à Rous-
seau, à ce Rousseau que Keats a si profondément méconnu. Beau-
coup de critiques anglais, dont Matthew x\rnold et M. Sidney Colvin,
voient dans cette extrême sensibilité aux impressions du dehors
l'un des caractères de la race celtique, et en concluent volontiers
que Keats avait du sang des Celtes dans les veines. Quoi qu'il en
soit, il a été avant tout, dans sa première jeunesse, l'homme de
ses impressions. 11 a conçu le poète comme un être mobile et do-
cile, jouet complaisant des choses du dehors, une âme semblable
à une flanjme vacillante, se courbant au moindre souflle. La faculté
de sentir et d'imaginer des sensations est prépondérante en lui.
Elles retentissent si vivement en sa nature qu'il n'a ni le temps ni
le désir de les régler, et qu'il se laisse emporter à l'impression du
moment sans tenter de résistance. On ne peut s'empêcher de son-
ger, quand on essaie de se rendre compte de son imagination, à
ces fontaines merveilleuses qu'il a décrites dans Endifuiion^ f(ui
se transforment instantanément en mille objets divers et revêtent
mille formes inattendues. Voici que l'onde mobile prend la forme
d'un saule-pleureur, puis celle d'une naïade ; puis c'est un cygne,
que ce féerique jet d'eau ; puis il devient un chêne majestueux, et
hih REVUE DES DEUX MONDES.
le voici enfin qui s'é})anoiiit. au souffle du vent, en une cathédrale
gothique.
Cette sensibilité si vive l'a fait beaucoup souffrir. Si riche qu'on
suppose une organisation de ce genre, elle est toujoius sujette à
des heures de lassitude et de vide. Quand l'enchantement cessait.
quand la faculté poétique s'arrêtait pour quelques heures, per-
sonne n'était plus inquiet, plus découragé, plus dépourvu de res-
soit ; « En vérité, écrit-il un jour, j'ai le tempérament horriblement
maladif,., c'est là, sans aucun doute, le grand ennemi et la pierre
d'achoppement que j'ai à craindre. » Ce que ne pouvaient faire ici
le Blackaood Magazine ni la (hKtrlerly lîccieiT,^:^^^-^^^ se chargeait
de le fau'e lui-même. Son imagination tombait avec sa sensibilité,
A'étant plus provoquée ni surexcitée, elle se refusait à produire.
En de pareilles heures, il sentait grandir en lui une révolte : il
était né, disait-il, pour être un ange rebelle, et l'occasion seule
lui avait manqué. Il s'avouait avec rage que le moindi-e obstacle
pro\ oqiiait en lui des colères « dignes dune tragédie de Sophocle. »
Il devenait soupçonneux et méfiant : « J'ai passé ma vie, disait-il
une fois, à soupçonner tout le monde. » 11 faut ajouter bien vite, à
son honneur, qu'il n'en a jamais rien laissé percer au dehors : nul
n'a été plus généreux et plus noble dans ses relations avec ses amis.
Mais la souffrance intérieure n'en était pas moins vive, et la plaie
ne s'est jamais entièrement fermée. A force d'ouvrir son âme in-
distinctement à toutes les impressions fugitives, il en était venu à
ne plus distinguer entre les maux légers et les graves, entre les
imaginaires et les réels. Même, les douleurs imaginaires le frap-
paient plus vivement que les autres, et il le constatait avec mélan-
colie. Quand son frère se maria et quitta l'Angleterre, il écrivait à
ua ami intime : « Le départ de mon frère pour l'Amérique ne me
cause pas la moindre excitation, et je me sens un cœur de pierre
quand je pense à son mariage. » Il se reprochait durement cette
froideur involontaire. 11 s'en voulait de n'être pas plus ému, plus
prompt à compatir aux malheurs de ceux qu'il aimait, à se réjouir
de leurs joies. 11 en venait à se confesser franchement à sou ami
Bailey sur ce point : « S'il vous arrivait de constater de la froideur
en moi, ne l'attribuez pas à un manque de cœur,., car je vous as-
sure qu'il m'arrive parfois de ne pas sentir l'influence d'une pas-
sion ou d'une affection pendant toute une semaine, et aussi long-
temps que cet état dure, j'ai des soupçons sur moi-même et sur la
vérité de mes sentimens à d'autres momens : je les considère alors
comme de stériles larmes de tragédien. )> Pour qui a pratiqué keats
et a vécu dans l'intimité de sa pensée, un pareil aveu est presque
tragique lui-même.
l
JOHN KEA1\S. /il 5
Mais on se tromperait fort si Ton clierciiait réclio de pareilles soul-
Irances dans ses vers. Outre un orgueil naturel qui lui interdisait
des épanclieniens de ce genre et qui lui a fait cacher même à ses
meillem's amis un amour qui l'a tué, il croyait, au moment où il
écrivait Endymion, que la muse ne doit jamais être la confidente
des douleurs du poète. La poésie n'était, à ses yeux, qu'une suite
de riches et somptueuses tapisseries, hrodées sur le canevas des
impressions journalières. A aucun prix, l'homme ne doit transpa-
raître sous le poète. Que m'importe, à moi lecteur, d'où vous sont
venus vos imagmations et vos rêves? Que m'importent les lar-
mes et les abattemens dont vous avez payé le droit de méblouir
par des fonnes belles et des vers sonores ? La poésie n'a pas pour
rôle d'émouvoir par la peinture de nos souffrances et de nos joies
communes. Elle est une création de scènes idéales et de person-
nages imaginaires, auxquels on n"a le droit de demander qu'une
chose, qui est de donner l'impression de la beauté. L'homme le
moins capable d'avoir écrit Cldlde Ilarold, c'est Keats. Celui de
tous les poètes anglais qui fait le plus songer à l'auteur de la Reine
des fies, c'est l'auteur d'Endijinion.
Spenser et les poètes lyriques contemporains de Shakspeare ont
été les inspirateurs des premiers poèmes de 1817. Le moyen âge
et la chevalerie ; un monde idéal où la vie serait toujours bonne ;
la joie qu'éveille en nous le spectacle de la nature; l'amitié enhn,
— tels sont les thèmes que Keats développe, non sans éclat, mais
aussi non sans monotonie. Si quelques pages doivent rester de ce
premier recueil, ce sont quelques vives et fraîches descriptions:
déjà le poète s'engage dans la voie qui sera définitivement la sienne.
Mais la meillem^e preuve qu'il tâtonne encore, ce sont des retours
de déclamation et de rhétorique. Se ligure-t-on l'auteur d"//^/><'r/o/«
écrivant: « Je serais un monstre, un làciie,sije sourcillais en expri-
mant ce que j'ai osé penser ! Ah ! que plutôt je roule comme un fou
par-dessus quelque abîme ; que le chaud soleil fonde mes ailes dé-
daliennes, et me précipite, convulsé et la tête en avant! » Rien ne
ressemble moins à Keats que ce jeune romantique qui montre le
poing aux étoiles. Si l'on ajoute à cela des vulgarités, du mauvais
goût à la Leigh Hunt ; une allure négligée du vers ; enfin une inco-
hérence singulière dans les iuiages, on aura un aperçu des défauts
du livre. Les qualités en sont celles qu'il va développer dans Endij-
mioii: la splendeur des visions; un style cherché, mais éclatant et
sonore; enhn et sm-tout, le pouvoir de personnifier des forces na-
turelles ou les sentimens de l'homme en des créatures idéales, mi-
divines et mi-hmnaines, semblables à l'Adonis ou à la Psyché des
poètes antiques.
Alb REVUE DES DEUX MONDES.
La mythologie grecque fournissait un cadre merveilleux pour
le développement d'un pareil don. jNuUe part, Keats ne devait
trouver plus de faciles et charmantes occasions de personnifier l'ado-
lescence inquiète, la beauté triomphante, et l'amour, a dieu du
sang qui brûle, des cheveux défaits, des seins nus qui palpitent. »
Cette Grèce des contemporains de Shakspeare, des Marlowe, des
Greene et des Herrick; cette Grèce qu'il voyait à travers quelques
iiyitateurs de Lycophron et de Gallimaque, à travers la Fidèle ber-
gère de Fletcher et l'tloinme da/is lu lune de Diayton ; cette Grèce
un peu conventionnelle et afïadie, qu'il reconstituait d'après Lem-
prière, tel a été le point de départ de Keats. Il ne savait pas le
grec; il n'a cherché les élémens de son Endijmion ni dans Théo-
cri te, ni dans Apollonius de Rhodes^ ni dans Lucien ou Pausanias,
qui ont tous parlé de cette même légende. Sur quelques élémens
empruntés à Lemprière et aux poètes du xvi^ siècle, il a brodé une
fable, à laquelle viennent s'en mêler plusieurs autres : celle de Pan,
celle de Vénus et Adonis, celle d'Alphée et d'Aréthuse, celle de
Glaucus et de Scylla. De tout cela, enrichi et développé, il a formé
une œuvre éclatante, luxuriante et débordante, où l'imagination
prédomine aux dépens de la pensée.
Sur les flancs du Latraos, dans une forêt, des bergers célèbrent
la fête de Pan. Le poète nous décrit longuement la pompe des cor-
tèges et des cérémonies religieuses. Il y a beaucoup de fraîcheur
et de charme dans ce début : il y a aussi, pour tout dire, un peu
de mièvrerie : ces vierges pâlissent et tremblent trop aisément ; ces
bergers u bien vêtus » et portant u des flûtes à bout d'ébène » nous
font songer à des bergers d'églogues, dans le goût du siècle précé-
dent. Il me semble qu'on n'a pas assez noté les origines de la poé-
sie de Keats : elle n'est pas si entièrement originale qu'on veut
bien le du"e. Gomme il v a du Parnv en Chénier, il v a du Beattie en
lui. Un poète, si personnel qu'on le suppose, n'échappe guère à
certaines influences, qu'il lui faut subir avant de les dépasser^ et
il n'est pas difficile d'en retrouver plusieurs dans Endyniion, qui
rattachent le poème au xviii^ siècle par les racines. Gela dit, il faut
ajouter bien vite que ni Beattie, ni Thompson, ni aucun prédéces-
seiu" de Keats n'eût écrit ce magnifique hymne à Pan, qui est comme
la perle du premier livre :
u 0 toi qui écoutes le bruit clair que font les ciseaux, tandis
que, de-temps à autre, vers ses compagnons tondus, un bélier s'en
retourne en bêlant ; toi qui sonnes du cor, quand les sangliers au
sauvage boutoir, qui ruinent les tendres épis, me.ttent en rage notre
chasseur; toi qui, de ton souffle, protèges nos fermes, pour en
écarter les nielles et tous les maux quamène la tempête ; auteur
JOHX KKAÏS. 417
étrange de bruits indéfinissables, qui viennent, s'éteignant, par
les campagnes sonores, et se meurent tristement sur les landes
stériles ; gardien redoutable des portes mystérieuses qui condui-
sent à l'universel savoir ; regarde, fils puissant de Dryope, tous
ceux qui sont venus t'offrir leurs vœux, le front ceint de feuil-
lage ! j)
11 y a déjà dans tout ce passage ce sentiment profond d'une cer-
taine mythologie grandiose et voilée, peut-être moins grecque qu'on
ne le suppose, mais à coup sûr infiniment poétique, et dont le
Centaure de Maurice de Guérin peut nous donner en France quel-
que idée.
Tandis que les bergers du Latmos célèbrent les mystères de Pan,
leur roi lindymion est atteint d'une incurable mélancolie. Sa sœm*
Peona le presse de, lui en confier le secret; il lui avoue alors son
amour pour une femme, une déesse peut-être, qu'il a vue en rêve,
et dont le souvenir le poursuit. Tous les reproches de Peona sur
ce cliimérique amour n'y font rien. Endymion se meurt de regret.
Dans le second livre, il se met à la recherche de cette mysté-
rieuse beauté. Une nymphe, déguisée en papillon, lui sert de guide.
11 visite tout d'abord le monde souterrain, le monde étrange des
grottes, des cavernes, de l'or, du saphir et du marbre. Keats nous
en décrit longuement les horreurs et les magnificence 3. Dans ce
voyage, son héros rencontre successivement Adonis et Vénus, puis
Cybèle: «la mère des dieux, Cybèle, seule, toute seule, dans un
sombre char : un vêtement noir jeté sur son corps majestueux; le
front pâle comme la mort, couronné de tourelles. Quatre lions à
la large crinière traînent les roues indolentes... Silencieuse passe
la reine, comme une ombre, et elle s'évanouit sous une arche
obscure. » Puis, après avoir entrevu de nouveau son amante in-
connue, il parcourt la région des fleuves souterrains, où il ren-
contre Alphée avec son Aréthuse. Ensuite « il se tourna, — il vint
un son puissant; il marcha, — il vint une lumière plus froide : alors
il se dirigea vers elle par un sentier sablonneux, et voici qu'en
moins de temps qu'un instant ne fuit, les visions de la terre furent
parties et envolées : il aperçut le gigantesque océan au-dessus de
sa tète. »
A partir du troisième livre, le héros qui, jusque-là ne s'est inté-
ressé qu'à ses propres souffrances, prend part à celles des autres.
Il rencontre au fond de la mer le vieillard Glaucus, assis sur un
roc, « un tapis d'herbes sous ses pieds maigres et froids. » Glau-
cus lui conte comment il a, dans sa jeunesse, aimé une nymphe.
Scylla; comment Scylla a été tuée par Circé, jalouse ; conmient lui-
même, pour avoir cédé à l'amour de Circé, est devenu, par un juste
TOME xa\. — 1889. 27
Z|18 REVUE DES DEUX MONDES.
cliâliniciit, vieux et cassé; cooinient il pourra entin, à l'aide d'un
étranger mystérieux, retrouver Scylla et recouvrer sa jeunesse.
Or cet étranger n'est autre qu'Endymion. Glaucus se «rend avec lui
dans un palais sous-marin où, depuis des siècles, il a couché côte
à côte les jeunes hommes et les jeunes femmes qui se sont noyés
par amour. Endymion les ressuscite, et, avec eux, la malheureuse
Scylla. Tous ensemble vont, dans un élan de reconnaissance, rendre
honniiage au roi Neptune.
Au livre suivant et dernier, Endymion erre de nouveau solitaire,
quand il rencontre une jeune Indienne, qui lui raconte, elle aussi,
ses malhem's. Ce récit, purement épisodique, est la meilleure par-
tie d'Endi/niioji : c'est une sorte d'orientale à la Henri Heine, tantôt
mélancolique, tantôt éclatante et joyeuse. L'héroïne rappelle com-
ment elle a suivi, dans sa course errante, le dieu Bacchus (1) : « Par
les larges rivières et les hautes montagnes, nous allions; et, sauf
quand Bacchus se retmiit dans sa tente de lierre, haletans, bon-
dissaient le tigre et le léopard, avec les éléphans d'Asie; en avant
allaient des myriades d'êtres, chantant et dansant, avec les zèbres
rayés, les chevaux lustrés et fringans de l'Arabie, les alligators aux
pieds palmés, les crocodiles portant sur leurs dos écaillés, en files,
des enfans potelés et rieurs, imitant la manœuvre des matelots et
le labeur des robustes galériens ; avec des avirons qui sont des
jouets, et des voiles de soie, ils glissent, hisoucians du vent et de
la marée... J'ai vu l'Oskienne Egypte s'agenouiller devant la cou-
ronne de vigne tressée ! J'ai vu l'Abyssinie aride se le\ er et chan-
ter au bruit des cymbales d'argent ! J'ai vu la vendange victorieuse
envahir de sa chaleur la vieille et sauvage Tartarie I Les rois de
l'Inde abaissent leurs sceptres ornés de joyaux, et, de leurs tré-
sors, ils répandent une pluie de perles : du haut de son ciel mys-
tique, le grand Brahma gémit, et tous ses prêtres se lamentent,
devenus tout pâles devant le regard du jeune Bacchus. »
Endymion, devenu éperdument amoureux de la jeune Indienne,
oublie pour elle la déesse mystérieuse. Mais il se trouve qu'en
somme la déesse et l'Indienne n'étaient qu'une seule et même per-
sonne, à savou' : Cynthia ou Diane, à laquelle Endymion finit par
être réuni pour jamais.
Le lectem" n'est pas sans s'être aperçu, même à travers cette
maigre et ingrate analyse, du défaut essentiel de l'œuvre : je veux
dire le manque d'unité. 11 n'y a, en vérité, ni plan, ni idée mai-
tresse. C'est une suite de tableaux brillans, les uns charmans, les
(1) Il n'est pas sans intérêt de rappeler que la description du cortège de Bacchus a
été inspirée par le tableau fameux de Titien, à la x^'ational Gallery.
JOll.X KEAÏS. Ili9
autres vagues, dont le sens final nous échappe. Car enfin, qu'est-ce
que le poème d'E/idt/7nio/i? Est-ce une pure féerie? Est-ce une
allégorie? Est-ce un poème philosophique à la façon de YAlaslor
de Shelley? Est-ce tout cela à la fois? Si c'est une féerie, si l'œuvre
doit être jugée comme une pure fantaisie, il est permis de la trou-
ver un peu longue. Il y a, certes, des morceaux parfaits ; il y a une
belle souplesse de l'imagination; on reconnaît l'homme qui écri-
vait : « La poésie doit venu* aussi naturellement que les feuilles
aux arbres, ou ne pas venir ; » il y a un don tout spenserien
pour créer et combiner des formes et des couleurs, — quelque
chose comme le talent d'un peintre qui aurait méconnu sa vocation
et se serait fourvoyé dans la poésie. Mais il y a bien des longueurs
et bien des bavochures. Dès 18"20, Jeffrey, comparant dans la lie-
vue d'Edimbourg Keats à ses modèles, Fletcher, Ben Jonson et
Milton. constatait que chez les uns l'imagination est tenue en bride
par le jugement, au lieu qu'elle est toute-puissante et comme dé-
chaînée cliez l'autre. Keats lui-même comparait l'esprit de l'auteur
d'Eudijnu'oH u à un jeu de cartes éparpillé. » Ce qui lui manquait
encore, en 1817, c'était donc cette parfaite possession et sobriété
de l'imagination qu'il devait acquérh- dans Hyper ion. Mais il lui
manquait autre chose encore : à savoir, un peu de philosophie. Car
il importe de constater, pour détruu*e une illusion encore com-
mune, que si Endijmion n'est pas une pure féerie, il n'est rien.
On nous dit, il est vrai, et M. Sidney Colvin semble croire, qu'il y
a une pensée morale cachée sous cette trame brillante. Endymion
personnifierait l'àme himiaine en quête de la beauté éternelle, et
ce serait une sorte de mythe, assez semblable à celui de Psyché,
que cette longue poursuite, à travers quatre li\Tes, d'une déesse
toujours fuyante. Mais si keats a jamais songé (ce que je ne crois
pas, car il n'en est nulle part question dans ses lettres) à un
mythe de ce genre, il faut avouer qu'il a pris un soin extrême de
le dissimuler. Car, dans un poème philosophique, il faut des per-
sonnages philosophiques : un Faust ou un Méphistophélès, un
Manfred ou un Prospero. Or je vois bien, dans Endymion, de gra-
cieuses di\inités, des nymphes et des bergers; mais qui définira
le caractère du seul personnage proprement dit ? qui trouvera rien
d'humain, c'est-à-du'e de philosopliique, dans End\ niion ? « La
nmsique de ce nom est comme entrée dans mon ètre^, » nous dit
Keats. Mais quelques syllabes harmonieuses ne font pas un carac-
tère. Le besoin vague d'aimer une déesse ne constitue pas un per-
sonnage. Endymion, qu'on ne s'y trompe pas, n'est pas un frère de
Manfred ou de René; son mal n'est pas le Wellschmerz ; sa tris-
tesBe ne vient pas d'un effondrement de ses croyances. Toute cette
/l20 REVUE DES DEUX MONDES.
mythologie n'est pas, comme dans le Promclhée de Shelley, un
voile transparent dont le poète a couvert des maux plus modernes.
Klle n'a point de sens caché; elle n'est pas un symbole. Nous ne
savons pas pourquoi ces dieux pleurent et souffrent. Cette nature
même qu'on nous décrit est trop loin de nous; elle est trop uni-
formément merveilleuse pour nous intéresser, keats ne l'a pas con-
çue, à la façon de Woodsvvorth, conmie un reflet de Dieu, ou, à
la façon de Shelley, comme la plus belle manifestation de la raison
parfaite. 11 a v^u cette nature idéale avec des yeux de pur artiste,
comme un sculpteur contemplerait un beau corps. 11 s'est amusé
de cette vision, sans lui chercher de sens caché; et c'est pourquoi
sa poésie n'est faite que pour un petit nombre d'hommes, capables
de sensations extrêmes et prolongées comme les siennes, capables
surtout de n'y chercher qu'un plaisir de l'imagination, non de l'es-
prit. Pour le commun des lecteurs, Endyniio)i sera toujours un
rêve impalpable, une ombre flottante qu'on veut étreindre et qui
glisse entre les doigts. L'action s'en déroule dans un pays ma-
gique, d'où l'homme est absent, et où règne comme un clair-obscur
continu. Les enchantemens y succèdent aux enchantemens, les
merveilles aux merveilles, et pourtant l'intérêt languit, et, faute
d'un sentiment simple, on en vient, dans ce conte des Mille et une
nuits, à regretter Scheherazade.
III.
La vie devait se charger, dans l'année qui suivait la composition
à'Endijinio/i, de ramener Keats v"ers un sentiment plus clair et
plus net de la réalité. Mais avant même qu'elle lui eût imposé
des épreuves décisives, il avait pris la résolution de se trans-
former. Dès le mois de janvier 1818, il écrivait à ses frères :
« Je crois qu'un petit changement s'est fait en mon esprit dans ces
derniers temps ; je ne puis plus supporter d'être sans rien faire,
sans m'intéresser à rien, moi qui ai été pendant si longtemps un
être purement passif. » 11 lit assidûment Shakspeare ; il songe à
apprendre le grec et l'italien ; il parle de demander à Hazlitt des
conseils pour l'étude de la métaphysique. II écrit à Taylor : « Je ne
sais rien — je n'ai rien lu. Je veux suivre les conseils de Salo-
mon : « Instruisez-vous, éclairez-vous. » Je m'aperçois que les
jours de jeunesse sont passés. Je m'aperçois que je ne puis avoir
de joie en ce monde qu'en m'instruisant continuellement. Je m'a-
perçois qu'il n'y a rien qui vaille la peine d'être poursuivi que
ridée de faire un peu de bien au monde. Certains le font par leur
société; certains par leur esprit ; d'autres à force de bonté; d'autres
JOHN KEATS. Û2'l
enfin par une sorte de faculté qu'ils ont de communiquer du plai-
sir et de la gaîté à tous ceux qu'ils rencontrent... Il n'y a qu'un
moyen pour moi. Mon chemin est tout tracé à travers l'application,
l'étude, la pensée. Je le suivrai, et, dans ce but. je me propose de
faire une retraite de quelques années. J'ai balancé pendant quelque
temps entre un sens raffiné du plaisir esthétique et l'amour de la
philosopMe ; si j'étais fait pour l'un, j'en serais heureux; mais,
comme je ne le suis pas, je tournerai mon âme vers l'autre. » Le
3 mai de la même année 1818, il écrit à son ami Reynolds une
admirable lettre, pleine de la plus haute philosophie, et qui
témoigne, en outre, d'une vue très claire de sa propre vie morale.
Il va, dit-il, se remettre à l'étude. Il a compris qu'aucun savoir
n'est ennemi de la poésie. C'est pourquoi il va refaire de la mé-
decine. Il n'est plus à l'âge des penchans et des répugnances h'rai-
sonnés, qui ne sont au fond que des puérilités. Un vrai poète doit
tout comprendre, tout aimer, notamment la science : car (( elle gué-
rit de lu fièvre et nous aide^ en élargissant notre horizon, à alléger
le fardeau du grand mystère. » Vers ce temps, il comprend Huiulel
pour la première fois ; il goûte Milton et même Wordsworth ; mais
il reproche encore à ce dernier une pliilosophie trop abstraite, trop
peu humaine. Il commence à avoir un vrai sentiment de la pein-
ture; il goûte Raphaël et s'éprend des primitifs italiens. Sa con-
ception de la vie en est élargie : « Je compare, écrit-il, la vie hu-
maine à une grande demeure contenant beaucoup de chambres,
dont je ne puis vous décrire que deux, les portes des autres étant
encore fermées pour moi. La première dans laquelle nous péné-
trons est la chambre de l'enfonce,., où nous restons aussi long-
temps que nous ne pensons pas. Nous y demeurons longtemps,
et, quoique les portes de la deuxième chambre restent grandes
ouvertes, laissant passer une vive lumière, nous ne nous soucions
pas de nous avancer vers elles ; à la fin seulement nous y sommes
graduellement attirés par l'éveil du principe pensant en nous.
Nous n'entrons pas plus tôt dans la deuxième chambre, que j'ap-
pellerai la chambre de la pensée vierge, que nous sommes grisés
par la lumière et par l'atmosphère. Nous ne voyons qu'agréables
merveilles et songeons à nous arrêter là pour jamais, dans le plai-
sir. Cependant, parmi les effets que produit cet ah' que nous res-
pirons, il en est un terrible : notre regard aiguisé pénètre dans le
cœur et dans la nature de l'homme ; nos nerfs sentent que le monde
est plein de misère et de désespoir, de douleur, de maladie et
d'oppression ; par là cette chambre de la pensée vierge s'obscurcit
peu à peu, et en même temps, de tous côtés, beaucoup de portes
s'ouvrent: mais elles sont toutes dans la nuit et ne conduisent
/i!22 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à la nuit... Si nous yivons et si nous continuons à méditer, nous
aussi nous explorerons ces noirs passages. »
Keats, hélas! ne devait pas aller loin dans cette exploration qu'il
rêvait. Mais c'est beaucoup de l'avoir tentée, et d'avoir compris
qu'il y a des étapes nécessaires dans le développement de l'àme,
et comme une prise de possession très lente de l'esprit par l'esprit.
De plus en plus, l'importance de l'étude de l'homme lui apparais-
sait. Il écrivait déjà de Teignmouth : « C'est une belle chose qu'un
paysage ; mais la nature humaine est plus belle. » Cette impres-
sion ne cessa de s'accroître pendant un voyage qu'il fit, au prin-
temps de 1818, avec un ami, en Ecosse. Ce pèlerinage au pays de
Burns lui fit le plus grand bien : quoique le paysage du ^"ord de
l'Angleterre lui semblât a anti-grec et anti-charlemagnesque, »
comme il dit plaisamment, il lui sembla qu'il prenait, au sortir des
livres, comme un fortifiant bain de nature. Sa santé, un peu
ébranlée, se remettait à vue d'oeil. Malheureusement, le voyage
finit par un accident : il fut pris d'un mal de gorge violent qui le
fit revenir précipitamment à Londres. Il y retrouva son frère Tho-
mas gi'avement malade. Au mois de décembre de la même année,
il le perdait.
Cette mort laissait Keats à lui-même, son autre frère étant en
Amérique, et sa sœur Fanny étant gardée sévèrement par un tu-
teur grognon, qui lui interdisait de la voir. Il alla vivre à Hamp-
stead, dans le voisinage de Leigh Hunt, avec un ami, nommé
Brown. Tout auprès, habitait une veuve, M'^ BraAvne, avec trois
enfans, dont l'aînée, Fanny, était une jeune fille de moins de
dix-neuf ans. Keats la rencontrait souvent dans une maison amie.
Elle lui ht l'eiïet, au premier abord, d'une coquette, et voici com-
ment il la décrit dans une sorte de journal qu'il envoyait régulière-
ment à son frère et à sa belle-sœur : u Elle est à peu près de ma
taille, avec une jolie physionomie du genre allongé ; elle manque
d'expression dans tous ses traits ; elle s'arrange pour donner
bon air à ses cheveux; ses narines sont très jolies, bien qu'elles
aient l'air de soulTrir; elle a la bouche quelconque; elle est
mieux, vue de profil que de face : car en vérité elle n'a pas le
visage plein, mais pâle et maigre, sans qu'on y devine un os.
Sa tiùlle est très gracieuse, comme ses mouvemens; ses bras, bien
faits ; ses mains, médiocres; ses pieds, passables. Elle n'a pas dix-
sept ans (1); mais elle ne sait rien ; elle a une tenue scandaleuse,
vole de côté et d'autre, dit aux gens de telles impertinences que
le mot de « friponne » m'a échappé dernièrement : cela ne vient
(1) Elle en a\ ait, eu réalitJ-, di.v-huit et demi.
JOHN KEATS. /l'23
pas, à mon sens, d'une mauvaise nature, mais d'une envie qu'elle
a d'avoir de belles manières. Je n'en suis pas moins lassé de ces
façons-là, et m'en passerai désormais. » De l'aveu de tous ceux
qui ont connu Fanny Brawne, Keats eût mieux fait de s'en tenir
à cette première impression. Avec son caractère gai et insouciant,
iivec son amour du plaisir et du monde, cette jeune fdle aimable
et superficielle était la compagne la moins propre à faire le bon-
heur d'un homme de sa nature. Ses amis étaient d'autant plus auto-
risés à compter sur son bon sens, qu'il avait jusque-là témoigné
un mépris marqué pour les femmes. Écrivant d'Ecosse à Bailey, il
disait, peu de mois avant sa rencontre avec Fanny : « Je sens que
je ne suis pas juste envers les femmes. J'essaie en ce moment de
leur rendre justice : je ne puis. Est-ce parce qu'elles sont si fort
au-dessous de mes imaginations d'adolescent? Quand j'étais éco-
Uer, je considérais une belle femme comme une vraie déesse... Je
n'ai pas le droit d'attendre d'elles plus que la réalité... Mais n'est-ce
pas extraordmak'e ? Quand je suis avec des hommes,., je suis liJ3re
de tout soupçon ; je me sens à l'aise. Quand je suis avec des
femmes, j'ai de mauvaises pensées, de l'envie, de la tristesse; je
ne puis ni parler ni me tau'e ; je suis plein de soupçons, et par
suite je n'écoute rien ; il me tarde de m'en aller. 11 me faut abso-
lument triompher de cela; mais comment? »
Ce que fut son amour pour cette Fanny qu'il avait d'abord dé-
daignée, nous l'apprenons par les lettres que M. Buxton Forman a
publiées en 1878. Jamais amour ne fut plus semblable à un escla-
vage de la pensée et des sens. Ces lettres, — je ne parle que de
celles qui fm-ent écrites avant février 1820, c'est-à-dire avant la
dernière maladie de Keats, — sont un long cri de passion et de
désir. Il n'y est guère question que de la beauté de Fanny. Gomme
elle s'en plaint, il répond : « Pourquoi ne puis-je parler de votre
beauté? Aurais-je pu vous aimer sans cela? Je ne puis concevoir
d'autre origine de mon amour pour vous que votre beauté; » et
ailleurs : « J'imaginerai cette nuit que vous êtes Venus et je prierai,
prierai, prierai votre étoile comme un païen. » Il y a plus d'un
trait vulgaire dans cette correspondance, dont Keats ne sort pas
précisément grandi et qui, par cette raison, serait restée avanta-
geusement dans les liroks de son éditeur. Mais il faut faire la part
d'un caractère passionné, incapable de senth" avec mesure ou de se
donner à moitié. 11 lui écrit pendant une absence forcée : « Vous
m'avez absorbé tout entier. J'ai, en ce moment, la sensation d'un
«tre qui se dissoudrait ; je serais infiniment misérable si je n'avais
l'espoir de vous revoir bientôt... Je me suis étonné quelquefois que
les honmies pussent momir pour la religion : j'en ai Irémi. Je ne
!l'),ll RliVUJi DES DKUX MONDES.
frémis plus : je pourrais subir le martyre pour ma religion. —
L'amour est ma religion, — je pourrais mourir pour cela, — je
pourrais mourir pour vous. Ma foi est l'amour, et vous en êtes le
seul article... Mon amour est égoïste. Je ne puis respirer sans
vous. » Si l'on veut bien considérer que toutes ces lettres sont de
ce ton et qu'il n'y est guère question d'autre chose, on conviendra
que l'amour de Keats pour Fanny a dû être comme un bouleverse-
ment de sa vie morale.
Mais cette révolution, qui devait finir par le tuer ou tout au
moins par hâter sa mort, semble lui avoir été d'abord bienfaisante.
Elle l'a ramené au sentiment plus vrai de la passion. Elle l'a excité
à produire. Elle a ouvert des sources nouvelles à son génie. Elle
a stimulé et activé le mouvement poétique commencé au lende-
main de l'achèvement à'Endymion. Aucune période de sa vie n'a
été plus féconde que les premiers temps de sa liaison avec Fanny
l>ravvne.
Tous les poèmes composés dans la seconde période poétique de
Keats, à laquelle nous arrivons maintenant, ont tout au moins un
caractère commun, qui est la perfection de la forme et ce qu'on
pourrait appeler le fini dans le travail de l'imagination. De plus en
plus la poésie devient grecque par le sentiment de l'ordre et par la
sobriété de la conception : il y a à'Endyinion à Ilypèrion la même
distance qui sépare les passages les moins heureux et les plus
touffus de Spenser, des pages les plus achevées de Cornus ou de
Samwii Agonis! es.
Trois auteurs principaux et bien difïérens entre eux semblent
avoir surtout contribué à cette évolution de la forme poétique :
Homère, Milton et Boccace.
L'Homère de Ghapman, — un Homère un peu plus redondant
et plus romantique que le vrai, mais majestueux encore et vrai-
ment épique, — était Tune des plus anciennes admirations de
ICeats. La plus connue peut-être de toutes ses pièces, celle qui
figure dans toutes les anthologies, est le fameux sonnet a sur
une première lecture de l'Homère de Ghapman », qui date de 1816 :
<( Alors, dit le poète (faisant allusion à l'impression qu'il reçut
de cette lecture), je fus comme un observateur des cieux, quand
une planète nouvelle vogue dans le champ de son regard ; ou
comme l'intrépide Gortez, quand avec des yeux d'aigle il con-
templait le Pacifique, et que tous ses hommes se regardaient avec
un étrange soupçon, — silencieux, sur un pic du Darien. » Cette
influence d'Homère, amoindrie sans doute par celle de Spenser
pendant qu'il écrivait E/idi/mwn, semble avoir repris toute sa force
dès le commencement de 1818. Keats, à ce moment, songeait à
roiIN KKATS. A25
apprendre le grec. Il y renonça, mais se mit à l'italien, et lut Boc-
cace, qui lui inspira bientôt après habella. Le Dècamcron lui
ouvrit un monde nouveau, celui de la Renaissance italienne : il
lui donna aussi le sens d'une forme achevée dans le récit : que
l'on compare les narrations diffuses et surchargées à.'Endymion
avec cette charmante anecdote, si finement et nettement contée, du
Pot de basilic : on aura la mesure exacte du progrès accompli.
Enfin Milton consomma et couronna les deux influences grecque et
italienne. Il lui fit comprendre la grandeur et la parfaite noblesse
de la forme épique. Si Boccace est le père légitime des contes ita-
liens et Moyen Age, Milton est, avec Homère, la source à'IIypc-
rion, ce Panidh perdu païen.
Une jeune fille de Messine aime un jeune homme nommé Lo-
renzo, employé chez les deux frères, riches commerçans. Cet
amour déplaît à ces derniers. Un jour, ils entraînent Lorenzo dans
une forêt, l'assassinent et l'enterrent. La jeune fille, inquiète de
son amoureux, languit et dépérit de jour en jour, jusqu'à ce qu'une
nuit celui-ci lui apparaisse en songe et lui indique le lieu de sa
sépulture. Elle va dans la forêt, creuse à l'endroit fatal et retrouve
en effet son cadavre. Elle lui coupe la tète, l'embaume et la place
dans un pot de fleurs, qu'elle garde nuit et jour près d'elle. Ses
frères ne peuvent s'expliquer son aftection pour cette fleur, la lui
enlèvent un jour, et déterrent la tète de Lorenzo. Épouvantés de
voû- leur crime découvert, ils quittent Messine pour jamais, et la
jeune fille meurt de son amour. Tel est, on s'en souvient, le sujet
d'une nouvelle du Dccuméron, que Keats a empruntée, en chan-
geant seulement le lieu de la scène, qu'il place à Florence. Son
récit est écrit en strophes de huit vers et se déroule avec une sorte
de gaucherie voulue, qui lui donne comme un air d'antique légende.
S'il y a encore de ci de là un peu de fadeur, l'ensemble est exquis :
les contours sont nets et lumineux comme dans une toile de primi-
tif. Le fatras à' Endymion a entièrement disparu; les images sont
discrètes et appropriées ; enfin il y a — chose nouvelle dans Keats
et bien significative — une émotion sobre et pénétrante. Qu'on note,
par exemple, cette complainte de l'ombre de Lorenzo, parlant à Isa-
bella. « Je suis une ombre maintenant, hélas ! hélas ! demeurant sur
les limites de l'humaine nature, toute seule : seule je chante la sainte
messe, tandis qu'autour de moi tintent de petits sons de vie, et
que des abeilles brillantes passent, à midi, qui volent vers les
champs, et que plus d'une cloche de chapelle sonne l'heure, me
faisant mal dans tout mon être. Ces sons deviennent étranges pour
moi. et tu es bien loin de moi dans la race humaine! » C'est
Zl26 REVUE DES DEUX MONDES.
comme une évocation du fantôme d'IIamlet dans cette histoire des
pays du soleil. C'est aussi l'un des premiers et des nioillcm's exem-
ples de cet amour de l'étrange, du mystérieux, de l'inexplicable,
qui est l'un des élémens essentiels de la poésie de Keats et l'un de
ceux qu'il a le plus contribué, avec Coleridge, à introduire dans la
poésie anglaise.
Le même charme pénétrant se retrouve dans la Veille de la
SaiHte-Agnèa, ce chef-d'œuvre, malheureusement intraduisible, de
ce qu'on peut appeler la « poésie du vitrail. »
{( Il y avait une fenêtre haute à trois arcades,... avec des vitres
en losange étrangement travaillées, riches en couleurs et en
teintes splendides, comme sont les ailes sombres et damassées d'un
papillon; et au milieu, entre mille figures héraldiques, entre des
saints noyés dans le crépuscule et de ternes blasons, un écusson
rougissait du sang des reines et des rois. » Tel le poème dont cette
strophe fait partie. C'est un vitrail : jamais langue humaine n'aplus
chatoyé. C'est une richesse et une splendeur uniques de style, et
je doute qu'on puisse concentrer plus d'images éclatantes en quel-
ques strophes définitives.
C'est la veille de la Sainte-Agnès : ce soir-là, dit la légende, les
vierges qui se coucheront avant souper verront en songe leur amou-
reux, — et c'est précisément à cette légende que pense, au milieu
du bal, la rêveuse Madeleine, insensible à la musique « qui gémit
comme un dieu souffrant. » Elle danse pourtant, mais « avec des
yeux vagues et sans regards. » Cependant un ennemi de sa
famille, le jeune Porphyre, éperdument épris d'elle, — • comme
Roméo l'était de Juliette —, est entré seulement dans le bal. Il
obtient d'une vieille servante qu'elle le cachera dans la chambre
de la jeune fille, et là il verra Madeleine « endormie dans le sein
des vieilles légendes. » Il se cache en eftet, et la jeune fille, sans
soupçon de sa présence, se couche et s'endort : « Son âme s'en-
vola, comme une pensée, jusqu'au lendemain, merveilleusement
gardée à la fois des joies et des peines, fermée comme un missel..»
Alors Porphyre sort de sa cachette. Il dispose sur une table des
épices d'Orient « qui remplissent la froide chambre d'un parfum
léger. » Puis il saisit un luth et joue une vieille ballade, celle de la
Belle I)ame sans mercy. La jeune fille s'éveille : elle rêvait de son
amoureux, puisque c'est la veille de la Sainte-Agnès ; un instant
elle doute si elle est éveillée : « Ses yeux bleus effrayés brillaient,
grands ouverts ; il tomba sur ses genoux, pâle comme une pierre
que la sculpture a polie... u Ah! Porph^TO, dit-elle, tout à l'heure
encore, ta voix tremblait doucement dans mon oreille ; les vœux
les plus doux la faisaient harmonieuse.. Oh! rends-moi maintenant
1
JOHN KEATS. hll
cette voix, mon Porphyro ! ces regards immortels et ces plaintes si
chères?... » «Madeleine! douce rêveuse! charmante fiancée! Dis,
puis-je être à présent ton vassal béni?.. Oh! châsse d'argent,
ici je prendrai mon repos, après tant d'heures de labeur et d'at-
tente, pèlerin affamé que sauve un miracle. » Ils s'enfuient,
« comme des fantômes », dans l'ombre.
Le sujet, on le voit, est peu de chose par lui-même ; c'est la
forme qui en fait le prix, comme elle fait celui de toute poésie,
descriptive et colorée, du Ronuincero de Heine aux poèmes de
M. Leconte de Lisle ; ou plutôt, le fond et la forme se tiennent de
si près que l'une ne va pas sans l'autre; on ne sait laquelle est née
d'abord, et il semble que du seul agencement des mots, à mesure que
le poète écrivait, ont dû naître de nouvelles et subtiles hnpressions.
Chacun de ces vers veut être pesé et savouré à part. Chacun est
comme chargé de couleurs et d'éclat. C'est un art nouveau, qui
fait du poète l'émule du mosaïste, de l'émailleur, du veiTier. De
fait, il serait curieux de montrer comment c'est de Keats que date
cette confusion des arts plastiques et de la poésie, qui a caracté-
risé depuis tant d'écrivains en vers, notamment les préraphaé-
lites. Chez les uns la poésie est devenue mosaïque; chez les
autres, aquarelle; chez d'autres enfin, sculpture (sans compter
ceux qui en font une forme de la musique). Ils semblent que les
différens arts se soient pénétrés et confondus. La pensée n'existe
plus par elle-même; elle est sensation, hnage, son ou parfum.
«Une idée soudaine, dira Keats, lui vint comme une rose épanouie.»
Porphyro, étonné, contemple la vieille servante « comme un bam-
bin embarrassé regarde une vieille sorcière, qui tient fermé un
merveilleux hvre d'énigmes, tandis que, ses lunettes sur le nez,
elle est assise au coin de la cheminée. » Tout devient prétexte à
imagerie et à enluminures. Tout prend forme, corps et coulem\
Tantôt c'est un art soigneux et menu, connue dans une peinture
de Van Eyck ; tantôt c'est une peinture voilée, vague et fondue,
comme dans les toiles de Turner. Mais toujours c'est une émula-
tion de la langue et du pinceau, heureuse dans Keats, maladroite
dans la plupart de ceux (et ils sont nombreux) qui l'ont imité. La
veille de la Sainte- A gnh reste une œuvre unique par la nouveauté
et le brillant des images ; unique aussi — et c'est dans ce con-
traste qu'en est le charme principal — par je ne sais quoi de vague
et d'incomplet dans l'impression générale^ qui laisse dans l'àme
comme une plainte, et qui fait songer à ce vers énigmatique de
rOde à une unie grecque.
Heard mélodies are sweet, but thosc nnhenrd
Are sweeter.
428 REVUE DES DEUX MOXDES.
(( Les mélodies qu'on entend sont douces ; celles qu'on n'entend
pas sont plus douces. »
Quelle que soit la perfection des poèmes purement narratifs et
descriptifs, comme hahellii, ou ce charmant récit grec intitulé
Lumid, la gloire de Keats reposera principalement sur le frag-
ment à' Hyper ion, dont Byron a dit qu'il semblait inspiré par les
Titans et qu'il était aussi sublime que de l'Eschyle. Si l'on voulait
classer d'un mot, pour des lecteurs français, le poème à'flypérion,
on dirait qu'il tient, dans la littérature anglaise, la place des plus
beaux fragmens d'André Chénier dans la nôtre. Il y a en effet,
dans IJypcn'on, la même fraîcheur d'inspiration, la même perfec-
tion de style, le même renouvellement des sources grecques. Mais
le parallèle ne doit pas être poussé plus loin. Chénier est gracieux
et voluptueux : c'est un Grec d'Alexandrie ; Keats est avant tout
grandiose et majestueux : c'est un Grec des Perses et du Promc-
thie. Ensuite, Chénier puisait directement dans les auteurs grecs :
l'imitation, en lui, touche de si près à la traduction, qu'on a peine
souvent à les distinguer. Rien de pareil chez Keats, qui n'a rien
emprunté à aucun poète grec que la couleur générale de son
œuvre. Ce n'est donc qu'au point de vue de l'histoire littéraire, et
par un rapprochement (un peu forcé) des dates, que ces deux
noms peuvent s'associer. Tous deux ont remis en vogue les sujets
grecs : là s'arrête entre eux la ressemblance.
Au surplus, il ne serait pas difficile de montrer, — et M. Sidney
Colvin ne s'en fait pas faute, — que le mot (( grec, » appliqué à un
poète moderne, est le plus vague des qualificatifs. Car, outre qu'il
y a eu plusieurs Grèces réelles qui ne se ressemblaient pas,
d'xVthènes à Sparte, et de Sparte à Alexandrie, l'imagination des
poètes ou des philosophes a singulièrement modifié chacune de ces
Grèces historiques. Qui soutiendra que Chateaubriand ait vu la
Grèce comme la voyait Goethe, Shelley comme la voyait Flaubert,
ou Walter Savage Landor telle que la peint M. Renan? En vérité, il
n'y a pas de cadre plus commode que ce qu'on nomme l'hellé-
nisme, et l'on est tenté parfois de se demander ce qui, avec un
peu de bonne volonté, n'y rentrerait pas. L'histoire seule de la
littérature anglaise est, à ce point de vue, très instructive, et j'ima-
gine qu'il ne serait pas difficile d'écrire une histoire presque com-
plète de la poésie en Angleterre sous prétexte d'étudier l'influence
de la littérature grecque. On verrait le platonisme dominer dans
Spenser et s'allier curieusement k l'esprit puritain. On verrait les
contemporains de Shakspeare, poètes lyriques et épiques, imiter
surtout les Alexandrins et y trouver, en même temps que dans
Pétrarque, comme un écho de leur euphuisme : témoin ce déli-
cieux poème de Ucro et Léandre, imité du pseudo-Musœus, par
JOHN KF.ATS. Ù29
Marlowe, avec un incomparable éclat : témoin les pièces lyriques,
si peu connues en France et si dignes pourtant de l'être, des Dyer,
des Constable, des Greene, mi-italiennes, mi-grecques, cliarmantes
dans leur fraîcheur un peu précieuse. Dans l'époque suivante, celle
qui précède immédiatement la révolution, on trouverait, entre
beaucoup d'autres, ce poète si plein de Théocrite et de l'Antho-
logie, Robert Herrick. On arriverait ainsi à ^lilton, le plus re-
marquable et peut-être l'unique exemple de l'inspiration païenne
s'unissant, dans un parfait accord, à l'inspiration chrétienne : éga-
lement grec dans Cornus ou dans le Pemeroso, et chrétien dans
Siimson ou dans le Paradis jjerdu. Dryden pourrait être consi-
déré, dans ses odes, comme un disciple de Pindare. Pope, en
apparence le moins grec des poètes, a traduit Homère. Ce serait
peut-être pousser le paradoxe un peu loin que de faire de Thomp-
son ou de Shenstone des disciples des Grecs : tout ce qu'on pour-
rait prouver, c'est qu'il y a eu une veine non interrompue d'imita-
tion des poètes grecs depuis le xvi^ siècle jusqu'au xix*, et en
conclure que Reats, après tout, n'a rien innové. Mais le bon sens
du lecteur ferait justice de cette thèse. Car, comme il y a plu-
sieurs Grèces différentes, il y a aussi plusieurs façons d'imiter les
poètes grecs et de s'inspirer d'eux. Pden ne prévaudra contre
l'idée que le plus grec des poètes anglais est Keats ; il est aisé de
montrer qu'il y a en lui plus d'un élément étranger au génie hellé-
nique; il l'est beaucoup moins de prouver que, pris dans son en-
semble, il ne donne pas l'mîpression de ce génie.
La Grèce où il a placé la scène de son Hypérion n'est pas le
pays ensoleillé où les montagnes se découpent en lignes claires sur
l'horizon, où la vie est douce et sobre, où la vue est nette comme
l'esprit. C'est, au contraire, le pays de la demi-teinte et du clair-
obscur, une Grèce très ancienne et pourtant déjà lasse de vivre,
« où le vent souffle, chargé de légendes, à travers les arbres ; »
contrée des mystères et des religions antiques, où des dieux,
« silencieux comme une urne sainte, » regrettent les temps reculés
où ils commandaient à la terre. Parlant du Centaure de Maurice
de Guérin, ce fragment d'un poème en prose qui, par plus d'un
trait, fait songer à Hyjjèrion, Sainte-Beuve dit que l'auteur a voulu
peindre « ces grandes organisations primitives en qui le génie de
l'homme s'alliait à la puissance animale, encore indomptée, et ne
faisait qu'un avec elle ; par qui la nature, à peine émergée des
eaux, était parcourue, possédée ou du moins embrasée dans des
courses effrénées, interminables. » C'est dans une époque mytho-
logique un peu postérieure, mais lointaine encore et mystérieuse,
que se passe l'action d'IIypcriou.
iSO REVUE DES DEUX MONDES.
(( Tout au fond de la tristesse obscure d'une vallée, loin du soufllo
salubre du matin, loin de l'ardent midi et de Tétoile unique du
soir, était assis Saturne aux cheveux gris, immobile comme une
pierre, aussi paisible que le silence autour de son repaire ; forêts
sur forêts se penchaient tout autour de sa tête, comme des nuées
sur des nuées. Aucun mouvement dans l'air; pas même autant de
vie qu'en un jour d'été, quand la plus légère graine demeure im-
mobile sur l'herbe effdée. Mais où la feuille morte tombait, là elle
reposait. Un cours d'eau passait, sans voix, rendu plus muet en-
core, à cause de sa divinité toiubée, répandant une ombre ; une
Naïade, parmi ses roseaux, pressait son doigt glacé plus fort sur
ses lèvres. Le long du sable de la rive, de grandes traces de pas
s'étendaient, aussi loin que les pieds du dieu étaient allés, et dor-
maient là depuis. Sur le sol détrempé, sa main droite, vieillie,
reposait sans force, nonchalante, morte, sans sceptre; et ses yeux
sans royaume étaient clos, tandis que sa tête, courbée, semblait
écouter la terre, son antique mère, pour qu'elle le consolât en-
core. ))
Mais l'heure est venue de la révolte : la déesse Thea, épouse
du Titan Hypérion, vient rendre visite au dieu tombé. Alors « le
vieux Saturne leva ses yeux flétris et vit son royaume parti, et
cette déesse, si belle, agenouillée, » et il parle; il sait qu'il doit
être roi encore, ainsi le veulent les destins : a Saturne doit être
roi. Oui, il faut qu'il y ait une victoire brillante comme l'or. Il faut
qu'il y ait des dieiLx renversés, et des éclats de trompettes dans
un calme triomphe, et des hymnes de fête sur les nuages d'or de
la métropole; des voix publieront des choses douces, et des cordes
d'argent résonneront dans de creuses écailles : et il y aura de
belles choses renouvelées, pour la surprise des enfans du ciel;
c'est moi qui ordonnerai. Thea! Thea! Thea! où est Saturne? »
Et, conduit par Thea, il va retrouver les Titans.
Cette révolte des dieux anciens contre les dieux nouveaux, de
Saturne et d'Hypérion contre Jupiter, tel devait être le sujet du
poème. Keats n'en a malheureusement traité que le prologue. Il
nous a montré le Titan Hypérion, gardien du soleil, inconsolable de
la chute de Saturne et semblable au Satan de Milton, écumant de
rage dans son palais « bastionné de pyramides d'un or étince-
lant et que touchait l'ombre des obélisques de bronze,., tandis que
parfois des ailes d'aigles, que n'avaient jamais vus ni les dieux ni
les hommes étonnés, l'assombrissaient. » Mais une voix mysté-
rieuse, celle du vieux Gœlus, lui annonce que les temps sont ve-
nus. Voici le moment d'agii* : qu'il aille retrouver Saturne, tandis
que Gœlus veillera sur le soleil. Alors « Hypérion se leva, et sur les
JOn\ KEATS. A31
étoiles lova ses paupières recourbées et les tint grandes ouvertes
jusqu'à ce que la voix cessât; et toujours il les gardait grandes
ouvertes, et toujours c'étaient les mêmes brillantes et patientes
étoiles! Alors, inclinant lentement sa large poitrine, semblable à
un plongeur dans les mers riches en perles, en avant il se baissa
sur le rivage aérien et s'enfonça sans bruit dans la nuit profonde. »
Le poète nous a peint ensuite les Titans vaincus couchés dans leurs
cavernes : « Tel un cercle morne de pierres druidirpies, sur une
lande abandonnée, quand la pluie froide commence à la tombée du
jour, dans le triste mois de novembre. » Il nous a fait assister au
grand conseil dans lequel se décide la guerre conti-e les dieux, et
il a mis une incomparable grandeur dans cette scène : Oceanus,
« dieu de la mer, sophiste et sage, — non qu'il etit fréquenté les
bosquets d'Athènes, mais parce quïl avait médité sous l'ombre des
eaux,.. )) et, après lui, la déesse Clymène, conseillent la paix; que
faire contre les destins qui ont donné le pouvoir aux dieux nou-
veaux? Mais Encelade veut la guerre : il invoque les souvenirs des
luttes anciennes et des outrages subis. D'ailleurs, tout espoir est-il
perdu, et Hypérion n'est-il pas le chef puissant encore tout désigné
pour la révolte? Comme il parle, une lumière se répand dans la
caverne :
« C'était Hx-périon : sur un pic de granit ses pieds brillans repo-
saient, et là il s'arrêta pour contempler la misère que sa splendeur
avait dévoilée à l'épouvantable conscience d'elle-même. Dorés
étaient ses cheveux, courts et bouclés comme ceux d'un Numide ;
royale sa forme majestueuse; ombre immense au milieu de son
propre éclat, comme la masse de la statue de Memnon. quand le
soleil se couche, aux yeux du voyageur venant de l'Oiient qui
s'emplit d'ombre ; des soupirs aussi, lamentables comme la harpe
de ce Memnon, sortaient de sa poitrine, tandis qu'il pressait ses
mains, perdu dans cette contemplation, et qu'il se tenait debout,
silencieux. »
Toute la scène est d'une grandeur miltonienne; et, à ^Tai dire,
l'influence de Milton est partout dans ce fragment d'épopée; sen-
sible dans le caractère majestueux des scènes, elle l'est aussi dans
la forme, merveilleusement appropriée au sujet par sa largeur, sa
sonorité, sa puissance ; même, Keats s'est fatigué de son poème
précisément parce qu'il se sentait trop près de Milton ; il considé-
rait que, si Chaucer a écrit une sorte d'anglais francisé, Milton a
créé une langue grécisée, également admirable en soi, mais égale-
ment contraire au ^Tai génie de la langue nationale. Suivant lui,
le mérite éminent de Chatterton avait consisté précisément à rame-
ner le langage poétique aux voies purement anglaises, et c'est son
^32 REVUE DES DEUX MONDES.
exemple qu'il comptait suivre. Nous ne pouvons que le regretter,
puisque ce scrupule l'a empêché de finir Ihjpcrion.
Mais ce que nous avons suffît à nous donner un exemple du progrès
que riniluence de Milton a fait faire à l'art de Keats. Au fond, le secret
de cet art est dans l'union intime de deux procédés poétiques, en ap-
parence opposés : la description et la suggestion ; l'une, qui figure
nettement aux yeux du lecteur la forme, la couleur, la dimension
des objets; l'autre qui, dans des formules appropriées, par nn
agencement savant des idées ou des mots, évoque tout un monde
de sentimens ou de pensées, et dont le caractère extérieur est de
rester toujours dans le vague et dans le flottant. Keats tient du
sculpteur grec par la netteté de la vision, la rectitude des lignes,
la pureté des formes ; on reconnaît à chaque page l'homme à qui
Haydon avait révélé les marbres du Parthénon, et qui était resté
toute sa vie comme ébloui de cette révélation. Personne n'a créé
des personnages qui ressemblent plus à des statues ; Usez Hypc-
yv'o/ï, puis fermez le livre; cherchez à vous représenter Saturne,
Thea, Asia ou Encelade : vous les verrez se détacher, dans un re-
lief inoubliable et avec des contours aussi précis que ceux du
marbre et du bronze. Mais sous cette imagination parfaite de sculp-
teur se cachent une pensée inquiète et un sentiment troublé. La
sérénité qui caractérise l'œuvre d'un Phidias manquait à Keats, et
sa vie morale a été comme en désaccord avec son imagination. De
là vient que cette poésie, si semblable de forme à Y Iliade ou au
Promvthce d'Eschyle, évoque tout un monde plus moderne d'idées.
C'est comme un paysage des bords de la Méditerranée avec des
échappées inattendues, au détour d'une route, sur quelque contrée
septentrionale; c'est, suivant un mot de Keats, un écho du midi
qui résonne dans le vent du nord. Ceux qui en douteraient n'ont
qu'à relire le discours de la déesse Clymène ; ils y trouveront un
vague dans la description et une indécision voulue du sentiment,
que les anciens n'ont jamais connue.
Mais c'est là un trait du génie de Keats que nous avons déjà ren-
contré. Ce qui distingue llypêrion de ses précédons poèmes, ce qui
en fait la supériorité propre, c'est la conception des caractères. Nous
ne sommes plus ici en face d'ombres flottantes et fugitives comme
dans Endumion. Nous nous trouvons en présence de personnages,
qui, pour être mythiques, n'en sont pas moins vivans. De même
que nous pouA^ons nous représenter leurs formes, de même nous
pouvons évoquer leurs âmes ; nous connaissons et comprenons En-
celade, Hypérion, Oceanus. Quoique dieux, nous les sentons près
de nous par leurs passions et leurs joies. Ils vivent, soufTrent,
s'agitent comme nous; au lieu qu'il nous était impossible, dans
JOHN KEATS. -433
Endijmion, de nous intéresser à raction, nous trouvons flanr, Hy-
pcn'on un drame qui nous touche. Or il n'y a point de drame sans
personnages. Keats a compris que pour rendre la vie à la mytho-
logie grecque, il fallait prêter à chacun de ces dieux les intérêts,
les ambitions, les révoltes de l'homme. Il est donc moins paradoxal
qu'on ne croirait de dire qu'en s'intéressant aux dieux de la Grèce,
il commençait à s'intéresser à l'humanité. A une première concep-
tion de la poésie, il en avait substitué une seconde, incomplète en-
core, mais déjà plus large et plus haute.
IV.
Keats est mort au moment où une révolution se faisait dans son
esprit, où il avait commencé à se rendre un compte plus exact de
la nature et des conditions de la poésie, où enfin le poète allait se
doubler d'un philosophe. Il ne faut donc pas demander à ce qui
nous reste dans ses œuvi*es de Aaies critiques sur la littérature et
sur la vie morale plus de cohésion qu'il n'y en a réellement. Mais
rœu\Te d'un grand poète, si impersonnelle qu'on la suppose dans
la forme, est un témoignage par elle-même. Il se dégage de celle
de Keats une conception particulière de son art.
Une théorie étrange, aussi contraire que possible aux idées an-
tiques, mais qui a fait son chemin dans les esprits depuis un siècle,
en est le point de départ. « Les hommes de génie, hsons-nous
dans une de ses lettres, n'ont point d'individualité, point de carac-
tère propre... Le poète n'est pas lui-même : il n'a point de wîo/;
il est tout et il n'est rien; il jouit de la lumière et dé l'ombre; il vit
par bouffées... Quand je suis dans une chambre avec d'autres per-
sonnes, l'identité de chacune d'elles se met à exercer une pression
sur moi, si bien que je suis en très peu de temps annihilé. » Faites,
si vous le voulez, — puisqu'il s'agit d'une lettre intime, — la part
de la boutade. Il reste une idée à laquelle il tenait et dont il a tiré
complaisamment, pendant la première partie de sa vie, des consé-
quences singuhères. Si le poète ou, plus généralement, si l'artiste
est un être avant tout passif, s'il doit se livrer à tous les souffles et
à toutes les impressions, il suit de là qu'il se fera un principe
d'écarter soigneusement de son âme tout ce qui pourrait en dimi-
nuer la souplesse et la sensibihté. 11 sera amené ainsi à considérer
toute espèce d'opinion, suivant le mot de M. Renan, comme une
ankylose de la pensée. Il admettra que a le seul moyen de fortifier
ses facultés est de n'avoir d'opinion sur rien, de faire de son esprit
un libre passage pour toutes les idées. » II résistera donc de son
mieux à ce besoin vulgaire de fixer son jugement ; il comprendra
lOME xav. — 1889. 28
434 REVUE DES DEUX MONDES.
que le don éminent des grands poètes, dun Shakspeare, par
exemple, est précisément « sa faculté de demeurer dans l'incer-
titude, le mystère, le doute, » sans aucun désir factice d'en sor-
tir; le monde inconsistant des sensations et des sentimens lui suf-
fira. Il aura en horreur les poètes moralistes et métaphysiciens. Il
contestera à Wordsworth le droit de nous exposer en vers le fruit
de ses méditations et de nous mettre_, en quelque sorte, « la main
au collet. » Car « Sancho Pança est aussi capable que n'importe qui
d'imaginer une sorte de voyage aux régions célestes. » Le poète ne
doit prêcher aucune vérité : il ne doit pas être, suivant la concep-
tion antique, un éducateur, mais simplement un charmeur. La vraie
poésie est discrète ; elle pénètre doucement en l'àme ; elle ne cherche
ni à frapper ni à étonner, encore moins à émouvoir. Elle est un
flot de belles images qui nous berce mollement. Il est infiniment
plus difficile, en effet, de donner l'impression de la beauté parfaite
que d'entretenir le public, comme l'auteur de Childe IJarold, de
ses propres doutes et de ses douleurs secrètes. L'artiste mettra,
pour se distinguer du vulgaire, une sorte de point d'honneur à
« n'avoir d'opinion sur rien, que sur les questions de goût ; » il
professera une indifférence absolue sur la valeur des idées ; il com-
prendra enfin que « chez un grand poète le sentiment de la beauté
dépasse, ou plutôt supprime, toute autre considération. »
■Ge n'est pas le lieu de discuter cette théorie aventureuse et, pour
tout dire, un peu puérile, qui se retrouve constamment sous la
plume de Keats dans la correspondance des annéesl8i7 et'1818. Je
m'empresse de dire qu'il l'a, sinon désavouée, du moins dépassée.
Mais elle doit être rappelée pour deux raisons : la première, c'est
qu'elle a eu la fortune d'inspirer depuis toute une école qui en est
aiTivée à nier le rôle de l'idée en poésie et à exalter au delà de
toute mesure celui de la sensation ; la seconde, c'est qu'elle jette
un jour sur un côté de l'esprit de Keats, je veux dire son étroi-
tesse. Personne n'a moins compris les formes litteraù*es qui ne ca-
draient pas exactement à ses propres idées. Personne n'a plus
manqué, pour tout dire, de sens critique. Comme beaucoup d'ar-
tistes puissans et bornés, Keats ne s'est rendu compte ni de ce qui
s'éloignait tant soit peu de sa nature ni de ce dont il était capable
lui-même. Ainsi il n'a jamais rien compris à Shelley ni à ByTon.
Il s'est mépris sur Wordsworth. Le monde moderne lui est resté
fermé : il n'a jamais admis que l'amour pût se déguiser en gentle-
man anglais du xix^ siècle, ni que Cléopâtre pût « demeurer au
n" 7 de lîrunswick Square.» Il était encore plus exclusif dès qu'il
s'agissait de choses étrangères ; il écrit à sa sœur que (( la langue
française est peut-être la plus pauvre qui eût été parlée depuis la
JOHN KEATS. 435
tour de Babel. » Notre littérature ne veut pas mieux. 11 a dit de
Rousseau que toute son éloquence ne vaut pas « le bavardage vul-
gaire des blanchisseuses. » « Grâce à Dieu, s"écrie-t-il en venant de
lire la Nouvelle Héloïse, je suis né en Angleterre, avec nos propres
grands hommes sous les yeux. » Pour un peu, on serait tenté de
le qualifier de bourgeois ou, comme disait Matthew Arnold, de
« Philistin, » tant il voit gros et se méprend aisément sur tout ce
qui sort de son cercle habituel d'idées. On citerait des exemplesplus
frappans encore de ce manque de jugement, quand il s'agissait de
lui-même. Ainsi il a rêvé toute sa vie de réformer le théâtre
anglais et s'est cru le génie dramatique ; or nous avons de lui une
tragédie d'Othon le Grand (écrite, il est vrai, en collaboration) et un
fragment, le Roi Etienne, qui sont de parfaits modèles d'emphase
et de mauvais goût. Ainsi encore la gloire du satmque l'a tenté,
et il a écrit cette œuvre gauche et insipide, de tous points indigne
de l'auteur d'Hypcrion, la Marotte (i). Là où il n'a pas été excel-
lent, il s'est trouvé qu'il était au-dessous du médiocre. C'est que
le jugement n'était pas en lui à la hauteur des facultés créatrices,
et que le critique ne valait pas le poète.
Ce n'est donc pas sur quelques vues éparses dans ses lettres,
mais sur ses vers eux-mêmes, qu'il faut juger son idéal poétique.
On trouvera dans les uns plus d'un démenti donné aux autres.
Est-ce, — pour n'en citer qu'un exemple, mais éloquent, — une
indiilérence absolue aux idées philosophiques qui lui inspirait en
1819 cette Ode au rossignol, qu'il terminait par ces strophes ad-
mirables? « Debout, dans la nuit, j'écoute (le rossignol); et, plus
d'une fois, j'ai été presque amoureux de la Mort paisible ; je lui ai
donné de doux noms en plus d'un vers pensif, lui demandant de
fondre dans lau' mon souffle calme. Maintenant plus que jamais, il
semble délicieux de mourir, de finir à minuit, sans soufTrance,
pendant que tu répands ton âme au dehors dans une telle extase I
Tu chanterais encore, et moi j'aurais des oreilles pour ne pas en-
tendre: ton sublime Requiem résonnerait sur un tertre de gazon!
« Mais toi, tu n'es pas né pour la mort, immortel oiseau! Il n'y
a point de générations affamées pour te fouler aux pieds. La voix
que j'entends cette nuit fut entendue dans les jours anciens par les
empereurs et les manans. Peut-être cette même chanson traversa
le cœur triste de Ruth quand, regrettant sa patrie, elle se tenait
en lai-mes parmi le blé étranger. Peut-être est-ce toi-même qui sou-
(1) Otho the great, a tragedy in five acts : œuvre commune de Brown et de Keats.
Brown a fourni l'intrigue, Keats les vers. — King Stephen, a dramatic fragment. • —
The cap and bells. or the Jealousies : a fairy taie.
/iS6 REVUE DES DEUX MONDES.
vent r.s chanvir^ des fenêtres magiques, s'ouvrant sur récume des
mers périlleases, dans des pays féeriques et délaissés ! »
11 me rsemble qu'il y a dans ces beaux vers autant d'émotion
que dans les plus belles pages de Byron, et que toutes les théories
du m-Hide n'y font rien. Ce qu'il est vrai de dire, c'est que Keats
est séparé des poètes ses contemporains, notamment de Shelley,
par une idée plus exclusive de la poésie. Au lieu qu'elle a été pour
Shelley l'expression la plus haute de la philosophie et le plus puis-
sant moyeu de propager des idées, — une sorte d'ascension indé-
faiie vers ie bien de l'humanité, — Keats s'est obstinément refusé
avoir en elle autre chose qu'une recherche passionnée de la beauté.
« Je suis certain, dit-il, que j'écrirais sous la seule influence de
mon ardent désir du beau, alors même que mon travail de la nuit
devrait être brûlé chaque matin, sans qu'aucun œil humain dût s'y
reposer jamais. '> Qui veut aimer Keats doit aimer la poésie d'un
amour absolu et sans limites. Elle n'est pas, en efiet, un délasse-
ment d'une iieure ou d'un jour, elle n'est pas simplement un repos,
un raCraîchissement de l'âme : elle est, suivant le mot de Kant, une
un en soi. (c li n'y a pas d'être au monde qui vive d'une vie plus
vraie qu'un écrivain de talent. » Il n'y en a pas non plus de plus
bienfaisant, car « ce que l'imagination saisit comme beau doit être
vrai. ) Nou.^ touchons ici à l'idée qui est au fond de toute la poé-
sie de Keats, à celle qu'il aurait vraisemblablement creusée s'il
eût vécu, à savoir que le vrai est une forme du beau, qui en est
l'expression la plus élevée et la plus complète. L'idée de beauté
est suprême à ses yeux, et il lui subordonne tout le reste, sans
voir qu'il y a dans l'idée même de vérité des élémens irréductibles
et incompatibles avec celle du plaisir esthétique. Mais Keats se
défiait de la pure inteUigence : « Je n'ai jamais pu comprendre,
écrit-i! naïvement dans une lettre de 1817, comment on peut ar-
river à la vérité par le raisonnement. » Il lui est toujours resté
quelque chose de cette première défiance contre les voies logiques
de l'esprit. La vérité lui semblait, comme à beaucoup de ses con-
temporains, affaire de révélation et d'intuition, et cela seul suffi-
rait à le distinguer du groupe des Godwin et des Shelley, qui
se rattachait si directement au xviii® siècle, par un certain fonds
de doctrines philosophiques et sociales. Il lui semblait que, si la
vérité se révèle à l'homme, il n'y a pas de révélation plus triom-
phante que celle de la beauté. Qu'est-ce, en effet, qui saisit plus
fortement les âmes de cette trempe, les entraîne et les enivre
plus complètement? Là est la certitude absolue, là le repos. Si l'on
ajoute qu'entre toutes les sortes de beautés, celle de la forme
est la plus fixe et la moins troublante, en même temps que la
JOH\ KEATS.
/l37
moins discutée et par suite la plus universelle, on touchera au
fond de ce qu'on nomme l'hellénisme de Keats, Nulle part cet hel-
lénisme n'a trouvé une expression plus achevée que dans VOde à
une urne grecque. Le poète contemple cette urne et la décrit. Puis
il se demande : « Quels sont ces hommes qui viennent au sacrifice?
A quel autel verdoyant, ô prêtre mystérieux, conduis-tu cette gé-
nisse qui mUgit aux cieux, et ses flancs soyeux tout parés de guir-
landes? Quelle petite ville, sur une rivière ou sur le bord de la
mer, ou bâtie sur quelque montagne avec une citadelle paisible,
est vide de cette foule en cette sainte matinée? 0 petite ville, tes
rues pour toujours seront silencieuses, et pas une âme, pour dire
pourquoi tu es déserte, ne peut revenir jamais! 0 forme attique!
contours charmans, qu'une race d'hommes de marbre et de vierges
a couverts avec des branches des forêts et des herbes foulées ;
forme silencieuse ! Tu nous lasses de la pensée, comme fait l'éter-
nité. Froide pastorale ! Quand la vieillesse consumera cette géné-
ration, tu demeureras, parmi d'autres douleurs que les nôtres, une
amie de l'homme à qui tu dis : « Beauté, c'est vérité; vérité, c'est
beauté. » — Voilà tout ce que vous savez sur terre, et tout ce qu'il
vous faut savoir. »
Telle est la solution que Keats a donnée, en des vers immortels,
à ce grand problème des rapports du vrai et du beau. Elle sem-
blera assurément insuffisante à beaucoup d'esprits : car elle n'est
au fond que le sacrifice d'un des élémens du problème à l'autre.
Pour combien d'hommes d'aujourd'hui est-il si évident que l'art
soit le but suprême et qu'il doive tenir le premier rang dans la vie
de l'homme? En est-il beaucoup qui, même après avoir lu Y Ode
à une urne grecque^ et une fois le premier enchantement passé, ne
se disent avec Maurice de Guérin : <( Pour embrasser l'art et la poé-
sie, je voudrais qu'ils me fussent démontrés éternellement graves
et hors de doute comme Dieu. Ce sont deux fantômes douteux et
d'un sérieux perfide? » Au fond, c'est ce qu'il y a en nous de chré-
tien qui se révolte contre cette exorbitante prétention de l'art, ce
luxe de la \ie, à en devenir le nécessaire et le principal. Tous les
purs chrétiens, à commencer par Carlyle, ont senti en Keats un
ennemi (1), et leur instinct ne s'est pas trompé. Les trois grands
poètes anglais du commencement de ce siècle ont vécu également
en dehors du christianisme. Mais, tandis que Shelley et Byron se
révoltent contre lui, Keats l'a complètement et orgueilleusement
négligé. Tandis que l'auteur de Hellas rêvait d'une Grèce idéale
(1) Carlyle le qualifie énergiquement, dans une expression presque intraduisible, de
dead doy.
A 38 REYUE DES DEUX MONDES.
dont l'avènement marquerait le triomphe du bien, l'auteur à'Hypé-
rioH se réfugiait complaisamment par la pensée dans la Grèce dis-
parue. L'idéal que Shelley cherchait dans l'avenir, il le retrouvait
dans le passé. S'il a entrevu « une vie plus noble » où il rencon-
trerait « les agonies et la lutte des cœurs humains, » c'a été en
dehors et à côté de toute idée chrétienne. A Winchester, il s'amu-
sait à se promener dans la cathédrale pondant le service, pour lire,
aux sons de l'orgue, les lettres d'amour de Fanny. Un soir qu'il
entendait le son des cloches, il écrivait : « Je sentirais le Iroid de
la tombe, si je ne savais qu'elles se meurent comme une lampe qui
s'éteint ; que c'est là leur soupir et leur plainte avant qu'elles s'en
aillent dans l'oubli, que des fleurs fraîches pousseront, avec beau-
coup de gloires qui auront l'empreinte de l'immortalité. » Les céré-
monies religieuses l'agaçaient et le révoltaient: il ne pouvait souf-
frir « le son horrible d'un sermon. » L'ensemble de ses vers, en
un mot, joint au témoignage de sa vie, prouve qu'il a été le plus
païen des poètes de ce siècle. C'est à la fois sa faiblesse et sa gran-
deur: sa faiblesse, parce qu'il n'a eu qu'une vue incomplète de la
vie morale; sa grandeur, parce' que cette religion de l'art, qui lui
a suffi, si elle n'est pas tout au monde, est du moins l'un des plus
nobles sentimens qu'il y ait.
Il me reste à dire quelques mots des derniers temps de sa vie.
Les premiers mois de l'année 1819 avaient été pour Keats les
derniers jours de travail et de calme relatif: soit à Londres, soit à
l'île de Wight, où il accompagna un ami malade, soit à Winchester,
où il alla passer, loin de Fanny Braw^ne et d'impressions trop ar-
dentes, quelques semaines fécondes, il avait beaucoup écrit et fait
de grands projets pour l'avenir. De cette période sont quelques-
unes de ses meilleures œuvres, Lmnia, Hypèrion et une belle Ode
à Vaulomne. Sentant le besoin de s'assurer un revenu (la pau-
vreté était le grand obstacle à son ménage), il songeait à s'installer
définitivement à Londres, pour y écrire dans les journaux et les
revues. La maladie devait couper court à tous ces plans. Dès la
fin de 1819, les amis de Keats remarquèrent un changement
en lui: il devenait triste, inquiet, las. Quand son frère vint d'Amé-
rique, pour le voir, en janvier 1820, il le trouva morose et ren-
fermé. Nul doute que Keats ne fût assombri par l'impossibilité de
son mariage prochain avec Fanny. Mais il l'était aussi par la mala-
die, qui couvait en lui, et qui éclata brusquement en février. Une
nuit, il rentra frissonnant et se coucha, a Avant de se mettre la tète
sur l'oreiller, nous dit son ami Brown, il toussa légèrement et je
l'entendis dire : « Voici du sang de ma bouche. » J'allai vers lui : il
examinait une goutte de sang tombée sur le drap, a Apporte-moi la
JOHN KEATS. Zl39
bougie, Brown, que je voie ce sang. » Après l'avoir examiné lon-
guement, il me regarda en face, avec un calme que je n'oublierai
jamais et me dit : « Je connais la couleur de ce sang : c'est du sang
artériel ; on ne peut pas me tromper là-dessus. Cette goutte de sang
est mon arrêt de mort : je dois mourir. » A partir de ce jour, une
lente agonie commença, coupée par de courtes joies, dont l'une
fut la publication du volume contenant Hypèrion. Ce livre eut du
succès. Mais la revanche venait trop tard. Toutes les lettres de ce
temps à Fanny font pitié : elles ne sont qu'une exclamation de dou-
leur et de maladive jalousie. J'aime mieux n'en rien citer : écrites
par un agonisant, elles ne doivent pas être considérées comme un
témoignage contre l'homme naturellement généreux et brave à qui
elles ont été arrachées par la souffrance.
A l'approche de l'hiver, les médecins lui ordonnèrent de partir
pour l'Italie. Aussitôt qu'il en fut informé, Shelley l'invita à venir
vivre avec lui à Pise. Keats refusa. Il partit, en septembre 1820,
pour Naples, accompagné d'un ami dévoué, le peintre Severn, qui
nous a laissé un récit détaillé de ces derniers jours. Après un voyage
difficile de quatre semaines, ils arrivèrent à la baie de Naples.
(( Oh! quel tableau je pourrais vous faire de cette baie, écrit-il à
M''" Brawne, si je pouvais me considérer encore comme un citoyen
de ce monde ! » Mais il n'était plus son maître : il menait dès lors,
comme il disait avec mélancolie, une vie posthume, quoique bien
amère. Le souvenir de Fanny le hantait : « Je puis supporter de mou-
rir, — je ne puis supporter de la quitter... Oh ! Dieu ! Dieu! Dieu !
tout ce que j'ai dans mes bagages qui me fait songer à elle me
transperce comme une lance. La doublure de soie qu'elle a mise à
mon bonnet de voyage me brûle la tête. Mon imagination est hor-
riblement ardente dès qu'il s'agit d'elle. Je la vois, — je l'entends...
Oh! Brown, j'ai des charbons ardens dans la poitrine. Gomment
le cœur de l'homme peut-il supporter de pareils maux ? »
Les deux amis partirent pour Rome. Severn installa le malade
dans une chambre modeste, où pendant plus de trois mois il le soi-
gna avec un admirable dévoûment. Mais aucun des deux ne se fai-
sait d'illusion. Seulement, à mesure que la fin approchait, Keats
retrouvait un grand calme : a Je sens, disait-il, des fleurs qui pous-
sent sur moi. » 11 demanda à Severn d'écrire sur sa tombe : « Ici
repose un homme dont le nom fut écrit dans l'eau. » Le 23 février
1821, il mourut avec un vrai courage. On l'enterra au cimetière
protestant de Rome, où il repose mam tenant près de Shelley.
Joseph Texte.
A TRAVERS L'EXPOSITION
U\
L'ARCHITECTURE. — LES FEUX ET LES EAUX.
LE GLOBE.
L ARCHITECTURE.
L'Exposition nous montre des directions nouvelles dans l'archi-
tecture. C'est un indice artistique et social de si grande consé-
quence qu'il faut s'y arrêter quelques instans.
Il n'y a qu'une voix sur la stérilité de notre siècle en architecture.
Dans son rapport sur l'Exposition de Londres, le comte L. de La-
borde écrivait déjà, il y a trente ans : « C'est un problème inexpli-
cable pour les étrangers que la nulUté de l'architecture française
depuis la révolution de 1789, chez un peuple qu'ils sont habitués
à considérer, depuis huit cents ans, comme l'initiateur et le chef
de file... Comment expliquer qu'une société entière, que les décou-
vertes de la chimie et de la physique jettent dans un courant d'in-
novations, de bouleversemens à tourner la tête, à rendre fou, au
lieu de demander aux arts les innovations les plus excentriques, au
lieu de repousser ce qui sent le vieux, la copie, la redite, ne se
plaise que dans l'imitation la plus servile de tous les styles usés
parles siècles? » — Depuis la révolution jusqu'à nos jours, on a
essayé tous les styles, l'égyptien et le néo-grec, le néo-gothique et
(i) Voj'ez la Bévue du i*"" juillet.
A TUAVERS l'exposition. 441
le moresque; nous avons eu le style de la Restauration, — voir la
Bourse, — le style Louis-Philippe, — ne rien voir, — le style du
second Empire, — voir le nouvel Opéra, — le style de la troisième
République, — voir le Trocadéro. Copies fidèles de l'antique ou
assemblages luxueux d'élémens composites, nos monumens at-
testaient la science de nos artistes et l'absence d'invention. On a
restauré les reliques du passé avec une perfection inconnue aux
époques créatrices, comme il convenait à un siècle de critique sa-
vante; les rares talens d'un Viollet-le-Duc se sont dépensés à des
restitutions.
Cette stérilité surprend d'abord, si on la compare à la glorieuse
fécondité de la peinture, proclamée par les collections du Champ
de Mars. L'anomalie apparente s'explique, dès qu'on réfléchit aux
conditions particulières des deux formes d'art. La richesse do
notre peinture provient d'une variété infinie d'efforts individuels, et
de quelques sentimens généraux très développés dans notre temps,
comme le sentiment de la nature, le sentiment de l'histoire. En ar-
chitecture, l'individu ne peut rien ; c'est un art collectif et symbo-
lique, l'art social par excellence ; il ne trouve des types nouveaux
que pour traduire un état social définitivement assis, des besoins
universels devenus consciens. Temple grec ou amphithéâtre ro-
main, cathédrale gothique ou donjon féodal, palais du marchand
florentin ou de la monarcliie centralisée, tous les édifices signifi-
catifs échappent à la fantaisie individuelle; ils sont l'expression la
plus fidèle et la plus générale des tendances dominantes dans la
vie d'un peuple à un moment de son histoire. — Notre siècle ne
pouvait pas avoir une architecture qui lui fût propre, parce qu'il
n'a pas atteint, à travers toutes ses expériences, un état social
avéré, manifeste pour tous.
Cet état commencerait-il à apparaître ? Il y a des raisons de le
penser, puisque l'Exposition révèle l'avènement d'un art tout nou-
veau, l'art de la construction en fer. Entendons-nous bien. Ce n'est
pas d'hier que l'on a commencé à couvrir de vastes espaces avec
des vitrages supportés par des pihers et des arcs de fonte. Dans
les usines, dans les grands ateliers, dans les halles, dans les gares,
clans tous les centres de travail et de mouvement où la vie popu-
laire a ses foyers les plus actifs, le fer s'est insensiblement substi-
tué au bois et à la pierre ; il fournit presque seul la charpente de
nos maisons. Mais les fils de Tubalcaïn avaient déjà mis leur mar-
teau dans toutes les œuvres vives de notre société, qu'on les ignorait
encore dans les loges où l'on dispute le prix de Rome. Cette révo-
lution s'accomplissait humblement, au-dessous et en dehors de l'art
officiel; l'art dédaignait une architecture industrielle, faite pour
442 REVUE DES DEUX MONDES.
servir des besoins grossiers. Pourtant, comme ces besoins étaient
les plus intenses et les plus caractéristiques de notre époque, on
pouvait prévoir que l'art deviendrait un jour leur tributaire, et qu'il
ne sortirait de sa langueur qu'en se mettant à leur service. La ré-
conciliation de l'ingénieur et de l'artiste avait été essayée, sans
doute, mais timidement et à l'insu du grand public ; pour nous
tous, elle datera de l'Exposition de 1889. Gendrillon s'est fait re-
connaître de ses sœurs sur le Champ de Mars; l'architecture
industrielle, avec le fer pour moyen, a désormais une valeur es-
thétique. Elle n'est pas arrivée à ce résultat sans tâtonnemens ;
rien n'est plus pliilosopliique et plus instructif que les efforts du
fer pour chercher sa forme de beauté, dans la série des palais qui
figurent « l'Arc de triomphe renversé. »
Voici d'abord le dôme central, avec son luxe lourd et voyant. Ici,
le fer s'est trompé, parce qu'il a suivi les vieux erremens de con-
struction et de décoration, parce qu'il a subordonné ses propres
convenances à celles de la pierre qu'il remplaçait. Certes, il y a des
choses excellentes dans ce dôme ; l'armature de l'intérieur est élé-
gante ; à l'extérieur, nous trouvons déjà l'alliance du métal et de
la brique, qui sera l'un des traits constitutifs des nouvelles mé-
thodes. Mais l'imagination de l'artiste est visiblement obsédée par
les magnificences de l'Opéra, ces mauvaises conseillères ; elle s'et-
force d'en reproduire les motifs principaux, les niches, les acro-
tères, les surcharges de fonte ciselée; au dedans et sur la façade,
le zinc d'art est déchaîné, avec ses écussons emblématiques entre
les grosses dames nues ; sur ces écussons, des locomotives, des
machines compliquées, des dieux, des bestiaux, des républiques,
le symbolisme facile des concours agricoles ; trop de reliefs, trop
de couleurs, trop d'ors. Pour son coup d'essai, le fer a voulu être
somptueux; il n'est qu'endimanché, le rude ouvrier; et sous sa dé-
froque seigneuriale, je n'aperçois plus la seule beauté que j'attende
de lui, une musculature puissante et flexible.
Faisons quelques pas: nous entrons dans la galerie des machines.
On a épuisé les formules de l'admiration devant cette nef haute de
45 mètres, longue de liOO. Encore faut-il savoir pourquoi elle est si
belle ; parce que le fer, renonçant à lutter avec la pierre, n'a cherché
ses moyens d'expression que dans sa propre nature, dans sa force,
sa légèreté, son élasticité; parce qu'il a résolument sacrifié la quin-
caillerie décorative et s'est rappelé cette loi fondamentale de l'esthé-
tique : la beauté n'est qu'une harmonie entre la forme et la destination.
Evidemment, ceux qui ont assemblé ces fermes ne se sont pas préoc-
cupés d'imiter tel ou tel type, réalisé avant eux avec d'autres maté-
riaux et pour d'autres usages ; ils ont consulté les propriétés du fer,
A TRAVERS l'eXPOSITIOX. /|43
calculé ses résistances; s'étant assuré de ce qu'on pouvait demander
au métal, ils ont modiiié l'arc en tiers-point et créé une ogive nou-
velle, avec des inflexions et un allongement d'une incomparable élé-
gance. Des combinaisons savantes leur ont permis de diminuerjusqu'à
l'invraisenilDlance le poids et le volume de la charpente. Il en est ré-
sulté un vaisseau dont l'immensité est le moindre mérite ; sans un
ornement sur sa nudité sévère, par la seule hardiesse de ses hgnes
et la logique de son anatomie, le palais des machines rend les yeux
contens ; il intéresse l'esprit aux problèmes difficiles qu'on soup-
çonne derrière cette simplicité; n'est-ce pas là l'impression que
doivent produire les grandes œuvres architecturales? De plus, ce
palais consacre une révolution dans les principes de l'art du bâti-
ment ; la construction en pierre réclamait de tous ses élémens une
immobilité absolue ; le fer est plus ^dvant, plus nerveux en quelque
sorte ; il exige la liberté de ses mouvemens intimes. Les construc-
teurs en ont assuré le jeu par un appareil ingénieux, ces rotules
d'acier qui rappellent les articulations des membres humains. Une
plus grande stabilité garantie par plus de liberté, cela mène la
réflexion très loin, s'il est vrai, comme on l'a toujours cru, qu'il
y ait des correspondances cachées entre l'état social et l'architec-
ture.
On dispute déjà sur les mérites respectifs de l'architecte qui a
dessiné ce palais, de l'ingénieur qui a calculé la portée des fermes.
Ces discussions sont toujours intempestives, à propos d'un monu-
ment; les plus fameux ont été des ouvrages collectifs et souvent
anonymes. Dans le cas actuel, ces distinctions indiscrètes entre les
ouvriers prouvent une entière méconnaissance de ce qui fait le prix
et la nouveauté de l'œuvre. Elle n'a réussi, et l'on n'en réussira
désormais de pareilles, que par la collaboration de l'architecte et
de l'ingénieur. Il faut mettre sur le même plan M. Dutert, M. Con-
tamin, et leurs aides principaux dans chaque spécialité. Je ne vou-
drais même point que pour les difTérencier on se servît de ces
mots : l'artiste, le savant, l'industriel. Mieux vaudrait dire que le
chef-cV œuvre est dii aux travaux combinés des divers métiers, en
rendant à ces termes la noble plénitude de leur vieux sens. On par-
donnera ces subtilités de langage, si l'on concède que le choix des
mots préjuge ici des théories d'ensemble, d'où peuvent dépendre
la stagnation ou le renouvellement de l'art (1).
(1) a Pendant tout le moyen âge et assez avant dans le xtj* siècle, métier et art
avaient une seule et môme qualification... L'idée d'un art et d'une industrie distincts,
d'un art élevé et d'une basse industrie, d'un art qui anoblit l'homme et d'une indus-
trie qui le dégrade, n'était venue à personne durant tout le moyen âge, pas plus
qu'elle n'avait eu cours dans toute l'antiquité; on s'échelonnait sans se scinder; on
fïMl REVUE DES DEUX MONDES.
La Tour et la galerie des machines nous enseignent ce que peut
le fer, réduit à ses seules ressources. Mais l'emploi exclusif de ces
grands réseaux métalliques ne répond qu'à des besoins exception-
nels; pour beaucoup d'autres usages, le fer doit recourir à des
matériaux auxiliaires. C'était un nouveau problème de déterminer
le choix et les conditions esthétiques de ces alliances. On s'est
appliqué à le résoudre dans les deux palais jumeaux des Beaux-Arts
et des Arts libéraux ; et l'on est revenu à la plus ancienne tradition
hellénique, le mariage du bois et de la terre cuite peinte, tel que
nous le retrouvons dans les premiers temples de Métaponte , mais
en remplaçant le bois par le 1er. La réussite est éclatante. Ici le
goût le plus sur et le plus inventif a dirigé la collaboration du fon-
deur, du potier et du céramiste. Je ne sais ce qu'il faut le plus
louer dans ces édifices : la juste répartition du fer et de la brique,
inspirée, semble-t-il, par la structure du corps humain, avec ses
os visibles sous la chair; l'ornementation légère et sobre, dont la
terre cuite et l'émail font seuls les frais; la polychromie discrète,
où prédominent deux tons : le bleu doux du 1er, le rose tendre de
la brique. Maintenue dans ces gammes, la coloration des surlaces
métalliques justifie la prédiction de Beulé : (( Si un jour nous repre-
nons le goût des édifices peints, nous ne mériterons point le nom
de barbares; nous aurons reconcpis, au contraire, un héritage
auquel nous avions renoncé, une beauté que nous avions per-
due (1). »
Tout d'abord, on a remarqué dans cet ensemble les dômes
de tuiles vernissées , heureux emprunt fait aux vieux maçons
de l'Iran. >os premières reconnaissances en Asie centrale, et en
particulier les belles découvertes de M. Dieulafoy , auront une fl
influence sensible sur le renouveau architectural. Ces coupoles 1
d'émail, qu'on dirait colorées aux reflets de l'azur céleste où elles
montent, je les admirais, l'an dernier, sur les médressés des Ta-
merlanides et sur les mosquées en ruines de la frontière persane;
il me sembla que j'en rapportais le mirage, lorsque, en rentrant
dans Paris, je les revis déjà posées sur les palais des Arts. Il ne
reste qu'à mêler aux dessins géométriques, un peu secs, les fleurs
se mesurailjOn ne se classait pas.» — {Laborde, Rapport de 18ô6.) — Je voudrais faire
de plus longs emprunts à cet excellent rapport, que M. de Laborde intitulait si bien :
De l'union des arta et de l'industrie, et qu'il résumait dès la première page dans cet
énoncé : « L'avenir dos arts, des sciences et de l'industrie est dans leur association. »
Je suis heureux de placer sous l'autorité de ce maître les idées que je dois me borner
à indiquer en quelques lignes; je renvoie les personnes curieuses de ces questions à
ces deux volumes, dont on n'a guère tenu compte j elles y trouveront, développées à
l'avance, toutes les directions de l'art moderne.
(1) Histoire de l'art grec. — La polychromie.
A TRAVERS l'eXPOSITIO.X. llk^
et les arabesques de là-bas, pour donner aux: Parisiens les visions
d'Ispahan et de Saniarcande. Les dômes ne sont pas le seul exemple
de cette adaptation habile de l'art oriental, qui n'est pas une imi-
tation. Pour décorer le cintre de quelques portes , la terre cuite
s'est approprié l'encadrement habituel des porches de mosquées,
la colonnette de marbre ou de faïence tordue en spirale ; pom* dé-
guiser la monotonie prosaïque des boulons, on les a dorés et cise-
lés en têtes de clous arabes, sur le voussoir de l'entrée principale.
Mais ces élémens orientaux sont fondus dans un arrangement occi-
dental; ce qui est bien de notre pays, du pays de Limosin et de
Pahssy, ce sont les médaillons, les frises, les cartouches, où la
céramique intervient avec une délicatesse toute française de relie!
et de couleur. Les moindres détails décèlent une pensée inventive ;
entre autres, ces plaques de poterie ornementée, encastrées dans
les caissons à jour des piliers de tôle.
Si l'on tirait le Palais des beaux- arts de ramoncellement du
Champ de Mars, où la valeur particulière de chaque édifice est
noyée dans l'elïet général de kaléidoscope, si on l'isolait sur une
éminence, — par exemple à la place du morne et pesant Trocadéro,
— je gage que tous les yeux seraient frappés par la bonne grâce
et la nouveauté du monument. — Monument! On jugera peut-être
le mot bien gros pour ces constructions temporaires. Il ne faut
rien exagérer, et je ne prétends pas qu'on ait érige là le Pavthe-
non de l'avenir. Je crois simplement que l'exacte histoire, quand
elle racontera le règne du fer et l'instant où il s'inquiéta de plaire,
mentionnera avec honneur, à côté du grand squelette où MM. Dutert
et Contamin ont dégagé les lois anatomiques du métal, les créa-
tions originales où M. Formigé l'a habillé. Gomme dans la vision
d'Ézéchiel, cet habile homme a fait croître la chair et tendu une
peau sur les ossemens arides, il leur a soutflé l'espriî de vie, l'es-
prit de l'art.
Je prévois l'objection ; comment fonder un principe d'art sur des
bâtisses éphémères, que le tombereau du démohsseur emportera
dans quelques mois? — Ceci n'est pas entièrement prouvé; il est
question de conserver les palais au Champ de Mars ou de les démé-
nager ailleurs; conmie ce vaste pavillon de la république Ai'gen-
tine, signale aux promeneurs par les cordons de rubis et d'eme-
raudes que la lumière électrique allume dans ses cabochons de
verre ; un vaisseau va le transporter de toutes pièces par-delà
l'Océan , pour faire longtemps encore l'orgueil de Buenos-Ayres.
Mais quel que soit le sort des palais de l'Exposition, il faut iien
reconnaître que les constructions en fer auront ce double caractère,
d'être mobiles et relativement peu durables. — Et si c'était pré-
cisément là le caractère piobable de l'architecture à venii'?
h!i(5 Ik^wz des deux mondes.
Ges dômes légers me rappelaient par leur aspect ceux que je vis na-
gu-^re en Asie : par leur destination, ils me rappellent plus forte-
ment encore la tente de feutre où le Turcoman nous recevait, sur
l'emplacement des cités ruinées. Sans aller si loin, vous pouvez la
voir en maint endroit de l'esplanade, cette aïeule de toutes nos
demeures, abritant le Peau-Rouge, le Lapon, l'Africain. Si je com-
prends bien l'histoire de l'habitation, telle qu'elle se déroule sous
nos yeux de la hutte lacustre à la galerie des machines, l'homme
a fait un long effort pour donner à sa maison des proportions tou-
jours plus vastes et une stabilité toujours plus grande. Les socié-
tés adultes ont pesé sur le sol avec leurs monumens de pierre, qui
se promettaient une durée indéfinie. Mais voici qu'au terme de Têt-
fort, par une de ces ironies dont l'histoire est pleine, le cercle où
nous tournions se referme ; le dernier degré de la ci"\dlisation rejoint
le premier, l'instinct nomade se réveille sous d'autres formes. Petite
tente de peaux au début, colossale tente de fer au déclin, mais tou-
jours des tentes ; les deux ne diffèrent que parles matériaux et les
dimensions. Celle-ci comme celle-là doit abriter des multitudes en
mouvement; non plus un peuple pastoral, mais un peuple ouvrier
qui se presse dans les gares, qui erre d'atelier en atelier, qui n'a
le plus souvent, au sortir de l'usine, que des foyers précaires et
changeans. Même pour les classes favorisées de la fortune, la de-
meure héréditah'e et l'établissement à long terme deviennent l'ex-
ception, dans cette circulation incessante des personnes et des biens.
Telle ville, où les rares étrangers ne trouvaient qu'une auberge il
y a cent ans, compte aujourd'hui plusieurs hôtels dans chaque rue
et voit passer chaque année une population flottante. Ne dit-on pas
que les Américains de toute condition, ces chefs de file dont nous pre-
nons les mœm's, vivent de préférence dans les grands caravansérails,
comme le marchand d'Asie dans les cellules communes du khàn ?
Et comme le coffre de cyprès où ces marchands portent tout leur
avoir, une valise suffit au moderne Occidental pour y serrer ses
valeurs mobilières, des vagabondes aussi ! Oui, c'est l'humeur trans-
formée du vieil Orient qui nous revient avec son génie artistique;
et ce sont bien de mobiles tentes de fer qu'il faudra désormais,
pour loger les troupeaux d'hommes agités de cette humeur.
Voilà des prévisions désagréables aux gens casaniers et puis-
samment installés sur la terre. Je déplore avec eux l'instabilité
croissante du foyer; mais il y a peut-être quelque part le dessein
arrêté de nous rappeler une ancienne leçon, trop vite oubhée au
sommet des civilisations opulentes ; cette leçon enseigne aux voya-
geurs, engagés dans le court voyage, qu'il est vain de s'attacher à
la terre et d'y faire d'âpres établissemens. Peut-être aussi tou-
chons-nous à un de ces momens de l'histoire, — ce ne serait pas
A TRAVERS l'eXPOSITION. !lh7
le premier, — où la poussière humaine est soulevée en tourbillons
rapides, parce qu'il faut la pétrir pour reconstruire à nouveau; à
un de ces momens où le vanneur secoue son crible sur l'aii'e, parce
qu'il a besoin de mêler et d'unifier les hommes pour faire circuler
quelque vérité parmi eux. « Il remue tout le genre humain, »
disait Bossuet, qui avait remarqué l'effet concerté de ces grands
mouvemens. Je hsais, il est vrai, et pas plus tard qu'liier, sous la
signature d'un des derniers grands maîtres de l'Université, qu'en
matière d'histoire « on ne parle pas des enfantillages de Bossuet. »
C'est une opinion officielle, je la respecte, elle m'ébranle; et pour-
tant ce pau^Te homme, — c'est Bossuet que je dis, — avait un
regard de quelque étendue sur les affaires du monde. Tout en ad-
mirant les palais de fer et les triomphes scientifiques de l'Exposi-
tion, je ne puis m'ôter de l'esprit que le Discours pour le Dauphin,
écrit sans doute aux chandelles, est encore la meilleure Histoire à
lire sous nos lampes Edison.
LES FEDX ET LES EAUX.
On m'excusera si je ne cherche pas de transition pour passer de
Bossuet aux fontaines lumineuses. Avec un peu de subtilité la chose
soulliirait arrangement, car il aimait les allées superbes où les jets
d'eau ne se taisaient ni jour ni nuit, dans les jardins de M. le
Prince. Mais il est plus simple de dire qu'après l'étude attentive et
les pensées sérieuses du matin, le soir nous doit le délassement
quotidien. Il apporte l'indulgence et l'illusion. Sur ces toitures
vitrées, le crépuscule a jeté un glacis d'argent; comme il s'assom-
brit, des lueurs naissent sur tout le pourtour de l'enceinte ; froides
et blanches d'abord, bientôt avivées par les ténèbres tombantes,
elles courent le long des façades et ruissellent en nappes jaunes
dans les parterres. Les fleurs se réveillent, avec des tons plus
pâles, sous l'essaim de lucioles qui brillent entre les massifs et au
ras des gazons; d'autres fleurs, artificielles, mettent leur mensonge
dans le feuillage des magnolias, pétales de verre animés par l'arc
incandescent. Les frontons se confondent en un seul palais, au
reflet des feux qui les éclairent; les édifices répréhensibles se
transfigurent et s'harmonisent; les lignes d'une architecture idéale
surgissent, gravées au trait sur le fond noir par un burin lumi-
neux. Vu ainsi, le Trocadéro réjouit l'œil qu'il aflligeait. Le dôme
des industries a donné le signal de l'illumination ; des gmrlandes
de perles électriques s'enroulent autour de sa coupole, les lampes
de l'intérieur rayonnent à travers la large baie, par où le regard
hhS REVUE DES DEUX MONDES.
fuit dans la claire perspective de la travée principale ; les nuances
heurtées se fondent, le fer se dore, et l'on n*a plus d'objections
contre ce dôme, à l'heure où il devient le fover central de la féerie.
A l'arrière-plan, la haute croupe du palais des machines barre l'ho-
rizon ; son vitrage tamise une clarté diffuse ; entre les arceaux et
sous les cintres, on voit tourner les soleils des phares et trembler
leurs faisceaux; l'énorme bâche semble la grande serre des ré-
gions planétaires, où le jardinier élève de petits astres pour les
semer dans le ciel de nuit. Les projecteurs lancent leurs éclairs,
épandus en pluie de poussière bleuâtre ou ramassés en pinceaux
aigus ; ces rayons perdus errent et palpitent avec de rapides évo-
lutions, inquiets de l'étoile qui les a oubhés dans l'espace. Le gaz,
ce condamné, agite sur son pavillon des panaches de flamme, dé-
fiant la lumière nouvelle ; ses rampes s'étagent aux flancs de la
Tour. Elle s'embrase au-dessus de tous les feux; et le peuple
affolé, qui reflue sous les arches incendiées, se demande si les
cyclopes veulent remettre à la forge, d'un seul bloc, la charpente
chauffée soudain au rouge vif.
Ce peuple cherche plus et mieux, la fête suprême des yeux qu'il
vient demander chaque soir aux fontaines. Voyez-les, ces milliers
d'extatiques, attendant depuis de longues heures, en rangs pres-
sés, autour des bassins. Le trafiquant levantin, le soldat arabe
dont on aperçoit çà et là le burnous blanc dans un groupe, doivent
se croire reportés aux joies paisibles de leur pays. Car c'est encore
un retour aux instincts des Orientaux, ces grands amoureux de
l'eau. Le commerçant de la rue Saint-Denis, après avoir fermé son
livre de caisse, reprend les habitudes du vieux Turc, de ce con-
templatif qui peut veiller toute une nuit, accroupi devant la vasque
éclairée par un lampion, comptant les gouttes de la source où
s'égrène son rêve ; et les Parisiens, assis autour de leurs fontaines,
rappellent à s'y méprendre les populations du Bosphore un jour de
fête ; quand elles se rangent tout entières sur la ligne des quais
et s'y incrustent, les jambes pendantes au fil de l'eau, pour s'abî-
mer jusqu'au soir dans les voluptés que leur apportent le miroite-
ment et le clapotis des flots ensoleillés. — Un cri monte de la foule :
les gerbes ont jailli, illuminées par le feu invisible, mariant dans
leurs combinaisons changeantes toutes les nuances du prisme,
nouant les écharpes de l'arc-en-ciel qui se déchirent en l'air et
retombent ptilvérisées, cascades de gemmes et de diamans. Les
premiers jours, des trépignemens et des bravos saluaient chaque
métamorphose ; on était encore en France. Peu à peu, le silence
s'est imposé, l'hypnotisme opère ses eflets, les habitués se refont,
comme il con\ ient ici, l'âme placide du parfait fakir.
A TRAVERS l'eXPOSITIOX. Mx9
Heureux progrès, si l'on songe qu'à défaut de cette sorcellerie char-
mante, la plupart de ces hommes iraient s'abêtir aux désolantes
inepties du café-concert. Qui sait d'ailleurs si la fontaine lumineuse,
aujourd'hui simple objet d'agrément, ne sera pas pour le peintre
et le savant l'occasion de pensées, d'expériences fécondes? Il est à
croire qu'ils en retireront quelque profit pour la théorie des cou-
leurs, l'étude des phénomènes de réfraction et les autres parties
de l'optique. Le divertissement des badauds amènera un Ilelm-
holtz ou un Chevreul à réfléchir sur des problèmes imparfaitement
résolus, à chercher de nouvelles applications de leurs connais-
sances. Pendant que nous souhaitons, souhaitons d'emblée un
Goethe qui nous donne la transcription intellectuelle de ce spec-
tacle : un livre où sa raison étudiera les principes abstraits, les lois
profondes cachées dans les choses comme cette lumière dans les
galeries souterraines ; et des poèmes où son imagination les trans-
muera en formes sensibles, en fantaisies éblouissantes comme ces
gerbes d'eaux enchantées.
Pour le quart d'heure, — constatons ici ce qui nous apparaîtra
partout, — c'est l'ingénieur qui est le poète, un poète en action.
Celui de ce département, M. Bechmann, a eu l'obligeance de
me conduire dans son petit enfer et de m'en montrer le mécanisme.
On a déjà lu partout l'explication du système ; on sait qu'il est
fondé sur la découverte d'un physicien suisse, Coladon. Cet ob-
servateur avait remarqué qu'une chute d'eau dévie et entraîne en
l'absorbant le rayon de lumière qu'elle reçoit horizontalement. La
loi demeure efficace pom* un jet perpendiculaire, éclairé par en
bas. L'apphcation, très simple en somme, fut d'abord essayée en
Angleterre. D'où un inconvénient : les personnes qui ont vu les
fontaines lumineuses de l'autre côté de la Manche, — où c'était
beaucoup mieux, naturellement, — tiennent ici le rôle fâcheux du
voisin de stalle qui a vu llachel, à la Comédie-Française, et qui ne
vous permet pas de prendre plaisir au jeu d'une autre interprète.
Qu'elles se rassurent : ces mêmes Anglais sont venus installer
et manœuvrer à Paris les mêmes appareils, sous le grand bassin
circulaire ; leur chef envoie les commandemens, de la tourelle où
il médite les combinaisons de couleurs. Deux fils électriques por-
tent une dérivation de sa pensée à l'équipe française, étabUe sous
le bassin supérieur et sous le groupe décoratif de M. Coutan.
11 suffit de traverser les deux chantiers pour apercevoir la difïérence
des deux races. Les Anglais ont tout apporté de chez eux, jus-
qu'aux charpentes; ils se sont installés les premiers, à leur mode,
refusant de rien changer aux machines qui leur avaient réussi une
fois ; ils font leur besogne avec calme et ponctualité, sans erreurs
TOME xav. — 1889. 29
/i50 REVUE DES DEDX MONDES.
et sans innovations. Les Français, placés dans un local qui ofïrait
des conditions d'installation moins favorables, ont révolutionné les
appareils; ils les ont allégés et modifiés; ils ont dû inventer des
perfectionnemens de la méthode, pour que la lumière agît sur les
filets d'eau déversés par les figures du groupe. Au dernier mo-
ment, ils étaient en retard, aux prises avec les fontainiers. Les An-
glais disaient : « Il est impossible que vous soyez prêts et que vous
réussissiez par ces moyens. » L'ingénieur répondait : « Impossible
n'est pas finançais. » Le jour de l'inauguration, on improvisa ce
qui manquait, on accrocha les fils au clavier de manœu\Te du
contre-maître anglais, on lui tira sa pensée, et le soir, à l'heure
dite, les eaux françaises s'étaient débrouillées, elles jailhssaient à
l'unisson des étrangères.
Je les regardais au fond de leur souterrain, ces braves ouvriers,
faisant les apprêts de la féerie dans la chaleur et dans les ténèbres.
Comme leurs frères de la mine de houille, bien qu'avec moins de
peine, ils allaient extraire pour les autres hommes de la lumière
et de la joie qu'ils ne verraient pas. Un timbre retentit, des
chiffres passèrent au tableau d'ordre ; dans les réflecteurs en en-
tonnoirs, des rayons aveuglans s'allumèrent, aussitôt ravis dans
les cheminées par les miroirs inclinés qui les renvoyaient aux ori-
fices. Des plaques de verre bleu, rouge, jaune, glissaient sur nos
têtes ; on se serait cru dans le four central du globe, où les Kobolds
élaborent les pierres précieuses et fondent les cristaux. Ils se pré-
cipitèrent sur les leviers, les bons gnomes du service des eaux de
la Ville, et leur poussée fit jaillir là-haut l'éruption de saphirs, de
grenats et de topazes. On éprouve là des tentations horribles de
toucher à contre-temps un de ces leviers; on déroberait ainsi, par
un subterfuge purement mécanique, la juste toute-puissance de
l'artiste et du poète; on ordonnerait pendant une seconde les sen-
timens d'une multitude humaine. Car d'habiles gens nous certifient
que les raies du spectre déterminent nos humeurs ; le violet
attriste, disent-ils, comme le rose égaie. D'où il suit qu'en pous-
sant un de ces ressorts, on accomplirait cette opération divine, ré-
jouir les cœurs des hommes, ou ce maléfice diabohque, les plonger
dans le chagrin.
En sortant du souterrain, nous nous rendîmes à la tourelle des
commandemens. Le magicien anglais les donne sur une table qui
rappelle de très près un piano, avec ses deux claviers. Une Hgne
de boutons électriques, correspondant à la gamme des verres co-
lorés : ce sont les touches blanches ; derrière, un rang de leviers,
correspondant aux robinets des jets d'eau ; ce sont les touches
noires. Le système actuel, qui nécessite la transmission des ordres
A TRAVERS l'eXPOSITIOx\. 451
aux intermédiaires placés sous les bassins, n'est que l'enfance de
l'art; avec des simplifications qui ne dépassent pas le génie d'un
mécanicien ordinaire, un seul homme pourra actionner directe-
ment, de la tourelle, les robinets d'eau et les plaques de verre; il
jouera sa symphonie de couleurs, comme le pianiste joue sa sym-
phonie de sons. Je cherchais plus haut ce que pouvaient attendre
des fontaines lumineuses les gens sensés, qui travaillent à l'avan-
cement des sciences. Je prie ceux-là de ne pas lire plus avant : je
voudrais ajouter quelque chose pour la consolation des jeunes dé-
cadens. Il faut bien le reconnaître, plusieurs de leurs idées favo-
rites prennent corps dans cette tourelle ; par exemple, la transpo-
sition des moyens d'un art à l'autre, l'équivalence des impressions
reçues par nos difFérens sens. Et l'équité me contraint à avouer
que M. J.-K. Huysmans fut prophète, en certains chapitres de son
livre : A i^ebours. Le gentleman qui manœuvre aujourd'hui les
fontaines, d'après quelques formules empiriques, est à ses succes-
seurs probables ce que le maître de solfège est au compositeur
inspiré. Quand l'habitude et l'éducation auront instruit les yeux à
associer ces sensations nouvelles, quand la rétine affinée distin-
guera, dans la gamme chromatique des couleurs en mouvement,
les vibrations que l'oreille perçoit dans celle des sons, il se ren-
contrera peut-être un Chopin ou un Liszt qui ravira les âmes avec
des mélodies visuelles. Puisque nous rêvons, flattons jusqu'au bout
les désirs décadens. Les arts connexes se concerteront dans cette
musique totale de l'avenir : sous les bosquets de lotus plantés au
bord des fontaines, des orchestres cachés de harpes et de luths
feront entendre en sourdine les vieux motifs wagnériens; des
chœurs psalmodieront les proses classiques de M. Stéphane Mal-
larmé, et les gerbes harmonieuses seront parfumées d'essences
rares. A travers leurs buées opalines, les doux hallucinés contem-
pleront en souriant, sur les hauteurs voisines de Passy, la maison
agrandie où les disciples de M. le docteur Blanche attendront les
générations coutumières de pareilles délices.
LE GLOBE.
Entrons rendre ^dsite à la Terre, notre mère. On en montre la
figure au millionième, dans un pavillon spécial de l'Exposition . Il
convient d'y aller jeter un regard d'ensemble, avant d'étudier dans
le détail les dilïérens exemplaires des hommes qu'elle porte et les
divers travaux par lesquels ces hommes l'ont embellie.
On ne saurait trop féUciter MM. Villard et Gotard de leur intelligente
entreprise. Si nous nous accordons quelque avantage certain sur nos
il 5 2 REVUE DES DEUX MONDES.
aînés, c"est que nous savons un peu de géograpliie ; c'est tout au
moins que beaucoup d'entre nous ont la curiosité de cette science.
11 y faut pousser nos enfans. Quand nous leur laisserons la Terre,
elle sera plus que jamais inhospitalière et rude à ceux qui auront
la faiblesse de la mal connaître. Ah! que je voudrais voir tous les
garçonnets de France venii* et revenir souvent dans le pavillon de
la grosse boule ! A cet âge, on apprend plus en un instant, par une
sensation aiguë et singulière, que par les longues heures d'ennui
■dépensées sur les livres. Les cartes planes exigent de l'enfant un
eiïort disproportionné à son intelligence ; ses yeux ne croient qu'aux
apparences, et l'apparence menteuse des cartes contredit les expli-
cations qu'on lui donne. Sur nos mappemondes, le détail lui échappe.
Ici, tout est joie et vérité pour ces jeunes imaginations : la forme,
le mouvement du globe, l'immensité des océans, les lignes rouges
•des grands voyages, les découvertes de villes et de pays qu'on
relait soi-même, en marchant vraiment de son petit pas ! Rien
n'est plus propre à jeter dans ces cervelles la première graine de la
vocation qui fait les Bougainville ou les Dupleix. Rien ne leur don-
nera des idées plus chaudes, plus vivantes, des notions plus utiles,
plus nettes. Et que de grands enfans, parmi les hommes, qui trou-
veront ici mêmes prohts et mêmes plaish's !
On monte dans l'ascenseur ; il vous dépose sur le pôle nord.
Avec son diamètre de 12"^, 73, la Terre a déjà très bon air. Elle
tourne... quelquefois. Quand ce lent mouvement de rotation fait
défiler sous les pieds du spectateur « les grands pays muets » dont
parle le poète, la première impression est saisissante. Voilà donc
■celle qui nous roule avec dédain, telle que l'évoquaient les belles
strophes de la Maison du bergci\
Je suivais dans les cieux ma route accoutumée,
Sur l'axe harmonieux des divins balanciers.
On va sourû-e, et me répondre que cette planète est en carton. —
Qu'on se rappelle, dans un autre ordre d'idées, l'impression au-
guste que nous reçûmes tous des armées en fer-blanc de V Épo-
pée ; on comprendra qu'un très petit artifice, associé à de grandes
images intérieures, peut toujours exciter une émotion chez le plus
sceptique. Je regardais mes voisins; une gravité majestueuse se
peignait sur le visage de quelques-uns ; ils se sentaient devenir
soleils. Mais le démiurge préposé au mouvement du monde se re-
pose le plus souvent, assis sur sa chaise sous le pôle austral. Il faut
faire alors ce que faisait jadis le soleil, tourner autour de la planète
récalcitrante. Une galerie en spirale amène le voyageur, après plu-
A TRAVERS l'eXPOSITTOX. '|53
sieurs révolutions, aux antipodes de son point de départ, sous le
vague profil de la terre Louis-Philippe. Durant le parcours, des
réseaux diversement colorés lui permettent de suIa rc les grandes
lignes de navigation, de chemins de ier, de télégraphes, les itiné-
raires des explorateurs fameux. Des groupes de clous lui indiquent
les principaux gisemens des métaux dont ces clous ont la couleur.
Comme je marquais ma surprise de ce qu'on n'eût pas fait saillir
le relief des montagnes, il me fût répondu que le Gaurisankar, le
plus haut pic de l'Himalaya, aurait 8 millimètres de saillie à
l'échelle. Ce serait trop humiliant pour les Alpes et les Pyrénées.
Le long des murs, une suite de pancartes donne en gros chiffres,
sur des tableaux de statistique comparée, ces renseignemens que
tout le monde est censé savoir, qu"on ignore toujours, et où l'on
puise d'un seul regard tant d'idées. J'y vois que la Chine a 13 ki-
lomètres de chemins de fer, et l'Union américaine 2/12,000 ; je com-
prends sans autre commentaire la marche actuelle de la civilisation
autour de ce globe. Le mouvement commercial me donne pour
l'Angleterre un chiffre double de celui que l'Allemagne et la France
réunies alignent au-dessous, supérieur aux chiffres additionnés de
tous les peuples extra-européens, si l'on défalque de ces derniers
les colonies britanniques; ces quelques nombres suffisent pour
m'expliquer l'histoire et la politique de l'Angleterre. Un autre ta-
bleau me rappelle qu'il y a près de 500 millions de bouddhistes,
le tiers de l'humanité; cela augmente ma considération pour le
Bouddha de bronze qui sourit dans le vestibule des Arts libéraux.
Cela m'enhardit aussi à présenter une requête aux créateurs du
globe; j'aimerais qu'au lieu d'être posé sur ce modeste socle de
tôle, il fût porté par un éléphant, que porterait une tortue. Mais je
n'insiste pas, mon vœu est d'exécution difficile; et puis, l'on n'au-
rait qu'à me demander qui porterait la tortue? En revanche, j'in-
sisterais pour trouver à l'entrée la reproduction de quelque an-
cienne sphère terrestre; par exemple, la célèbre mappemonde de
Martin Béhaïm, conservée au musée de Nuremberg, et qui nous
montre l'univers des gens de l/i92, au moment où Colomb s'em-
barquait. Ce jalon historique de\rait être ici, de même qu'on devrait
figurer ailleurs le mannequin anatomique sm* lequel travaillait Har-
vey, à côté de celui qui sert aux élèves de Claude Bernard et de
Broca. Ces témoins apprendraient aux décoiu-agés que les pauvres
modernes, si facilement sacrifiés aux anciens, ont fait en trois ou
quatre siècles, dans la connaissance exacte du monde et de l'homme,
dix fois, vingt fois plus de chemin qu'on n'en avait fait dui-ant six mille
ans. A peine quelques vides, quelques incertitudes sur notre sphère.
L'Afrique se défend encore : on marche un instant devant sa zone
Ubll REVUE DES DEUX MONDES.
éqiiatoriale sans rencontrer un nom. Un peu de patience; savez-
vous bien que sui- ce globe, depuis trois mois qu'il est en place,
on a déjà remanié deux fois l'Alrique, pour la tenir au courant des
dernières investigations? Ce qui saisit le regard, tout d'abord, et
ralîermit le courage, c'est le solide réseau où la terre est prison-
nière, rails, fils télégraphiques, sillages de navires; c'est la direc-
tion constante de ces veines et de ces artères, rapportant ou pui-
sant la vie au cœur de ce grand corps, dans la petite Europe, au
cœur de l'Europe dans la France, au cœm- de la France dans ce
minuscule Paris, qui couvre un centimètre carré. Un seul coup
d'œil montre tous les eflbrts de la nature et tous les efforts de
l'histoù'e conspirant à centraliser la vie sur ce point. Soyons mo-
destes, ne le disons pas trop : Marseille n'aurait qu'à être jalouse,
sans parler des autres ! Observons plutôt les dernières mailles du
filet, qui tendent à s'accrocher ailleurs, et resserrons les mailles
chez nous. — Mais j'oubhe d'épuiser mes réclamations. Je voudrais
voir en Asie l'itinéraire de Marco-Polo, à côté des voyages plus
récens ; le Vénitien a tracé la route d'où ses successeurs ne se sont
guère écartés. J'ai demandé l'indication des gisemens de pétrole, si
curieux dans leur disposition annulaire autour du globe. On m'a
promis le pétrole. Je m'arrête. Que de choses j'am-ais encore à
réclamer sur la terre !
Qu'on ne se récrie pas sur mon faible pour ce grand joujou. Par
des moyens très puérils, je l'accorde, il suggère des pensées graves,
rectifie des erreurs et consolide des certitudes. A ceux mêmes qui
n'ont pas la passion de la planète, je dirai qu'aucun théâtre ne peut
leur offrir une source de jouissances aussi abondante. Qu'ils écou-
tent le public. On n'imagine pas combien l'homme livre le fond de
son âme, en présence de la Terre, comme elle fait appai-aître la diver-
sité des esprits. Vous entendez là actuellement tous les dialectes, ce
qui ne manque pas de couleur locale ; et tous les discom-s sont à
retenir. Des visitem'S se donnent un but. Les aventureux refont la
route d'un grand navigateur : les uns s'embarquent résolument
avec Dumont d'Urville, d'autres préfèrent La Pérouse. Une société
s'était attachée aux pas de M. Bonvalot; accroupis sur le bord du
balcon, les exploratem's fouillaient les replis du Pamir, et ils éclian-
geaient des vues sur cette contrée. D'aucuns proposent au gardien
des rectifications, d'après les dires d'un ami qui a voyagé. 11 est
instructif de suivre du haut en bas les familles qui accomplissent
leur périple. Après quelques expériences , on peut établir la
moyenne des connaissances géograpliiques d'une famille française
en 1889. Elle part du pôle, non sans avoir disputé sur la possi-
bilité d'y naviguer. La Sibérie l'étonné par son étendue ; et ce nom
A TRAVERS l'eXPOSITION. 455
seul communique un petit frisson aux dames. Elle est déçue par
l'exiguïté du Japon : une personne lui trouvait la forme d'une
pieuvre. Devant le Tonkin, les opinions politiques s'accusent. La
Chine effraie, rx\frique attire, l'Australie laisse indifférent. Aux pays
peu fréquentés, on cherche une ville vaguement située dans la mé-
moire ; on tient conseil , des membres de la famille se détachent
en reconnaissance de divers côtés. Deux points entre tous accapa-
rent l'attention : Panama et Sainte-Hélène. On s'attriste à l'isthme,
on s'apitoie à l'île : — « Ce pauvre Napoléon ! » — Et l'indignation
se réveille contre l'Anglais, vivace, injurieuse. La proportion des
eaux surprend, elle arrache cette exclamation : « Que d'eau ! Que
d'eau ! » Le Pacifique surtout a un succès d'épouvante. En le tra-
versant dans sa plus grande largeur, des femmes hâtent le pas,
elles ressentent un léger malaise. Et l'on voit la famille s'arrêter
avec soulagement devant un récif de l'archipel des Amis.
Ainsi l'humanité circule autour du globe, di'ôle ou touchante.
Lors de ma dernière visite, un ménage monta dans l'ascenseui'.
L'homme, sur le déclin de l'âge, tirait la jambe; sa femme l'aidait.
— « Pour un vieux gabier, c'est honteux de monter là dedans, »
— disait-il. Quand nous passâmes sur le balcon, je me rapprochai de
l'ancien matelot. Les Océans ne l'étonnaient pas, lui. Son œil éteint
se dilata pour embrasser ces étendues vertes qui sentaient la mer.
11 le connaissait, ce globe, il l'avait vu tourner plus d'une fois sous
ses pieds nus, cramponnés aux échelles des haubans. Il refaisait à
sa compagne le récit des longiaes routes d'autrefois ; elle les con-
naissait aussi, son cœur inquiet les avait souvent apprises sur la
carte du port. Le gabier expliquait d'un ton docte les escales loin-
taines, les pays risibles où l'on ne fait pas notre pain, notre 'sdn.
Sa voix en parlait avec mépris, son regard les cherchait avec ten-
dresse. 11 s'éloigna lentement, de son pas boiteux, en retournant la
tête vers l'hémisphère où il y avait le plus de mer.
Eugène-Melchior de Vogué.
REVUE MUSICALE
Théâtre de l'Opéra : la Tempête, ballet en 3 actes, d'après Shakspeare, de MM. Jules
Barbier et Hansen, musique de M. Ambroise Thomas. — La saison italienne. —
La musique à l'exposition.
Ceux des abonnés de l'Opéra, et ils sont légion, qui goûtent surtout
la danse, doivent être heureux. La saison a été bonne: on leur a donné
une cinquantaine de fois un opéra ancien avec un ballet nouveau ; ou
vient de leur donner encore un ballet, et celui-là sans opéra. Décidé-
ment Shakspeare est très dansant : on danse dans Hamlel ; on danse
dans Roméo (et vous vous souvenez avec quel à-propos) ; on fait plus que
danser dans la Tempête : on danse la Tempête elle-même et tout entière.
A quand VOthello de Verdi avec le divertissement de rigueur? Quand
fera-t-on inscrire au fronton du théâtre, en les modifiant un peu, ces
paroles connues des Huguenots : u Elles dansent encore... Ils ne chan-
tent plus. »
La Tempête, Ijallet fantastique, d'après Shakspeare, dit la partition.
Ce iCapres est délicieux. Passe encore pour le Caliban de M. Renan,
dont l'ironie sereine et le scepticisme harmonieux donnèrent jadis à la
féerie shakspearienne un curieux épilogue. M. Renan pouvait se ris-
quer à faire parler les personnages de Shakspeare après et d'après
Shakspeare; mais, fût-on M. Jules Barbier, il est téméraire de les
faire danser. Ariel, Prospero, Miranda, qu'y a-t-il de commun entre
la danse et vous, êtres exquis, symboles délicieux de l'idéalisme,
de la bienveillance et de l'amour, de la compassion pour la souf-
france et de l'indulgence pour les fautes humaines ? Qu'ont à faire
REVUE MUSICALE. 457
les entrechats et les gambades avec ces féeries étranges, que l'au-
teur de Caliban appelait si bien « des batailles de l'idée pure ? »
Derrière les fantaisies, les bizarreries, les obscurités même de la Tem-
pête, on entrevoit du moins l'éternelle antithèse du bien et du mal, de
la laideur et de la beauté; on sent chez le poète la croyance, la forti-
fiante conviction que cette beauté, que cette bonté triompheront un
jour et que leur règne arrivera. Si, comme on le dit, la Tempête est le
dernier drame de Shakspeare et l'adieu à son génie, c'est un adieu
plein de douceur et d'espérance; c'est, après une longue et doulou-
reuse mêlée avec les réalités humaines, le repos et la consolation cher-
chés dans les fictions surnaturelles et les rêves divins.
Il n'y avait pas là de pirouettes ; mais on en a mis partout. M. Jules
Barbier, relisant un jour la Tempête, aura trouvé que les noms d'Ariel
et de Miranda ne manquaient pas d'une grâce ailée, presque dansante;
que Caliban était tout indiqué pour figurer le sauvage traditionnel (voir
rOrion deSylvia), qui prend la taille aux danseuses eflarouchées, et
qui s'enivre ; que Ferdinand, prince de Naples, ferait un rôle à souhait
pour un joli petit monsieur frisé qui pivoterait sur des jambes grises
et mettrait de temps en temps la main sur son cœur. Prospero d'ail-
leurs ne dit-il pas quelque part à quelqu'un : « Cette sorcière, dans
l'accès d'une rage implacable, t'enferma dans l'intérieur d'un pin,
entre les étroites cloisons duquel tu restas cruellement emprisonné
pendant douze années. » Voilà un motif chorégraphique qui s'imposait.
— En voici un autre non moins intéressant : « Les farfadets, dit en-
core Prospero à Caliban, s'exerceront sur toi. Tu seras criblé de piqûres
aussi serrées que les cellules d'un rayon de miel, et plus cuisantes
que si elles étaient faites par les aiguillons des abeilles. » Et nous
avons vu tout cela! Nous avons vu Caliban livré aux voltigeantes
abeilles qui, de leurs flèches d'or, ont criblé son échine de monstre;
nous l'avons vu ensuite enfermé dans le tronc d'un arbre. Nous avons
vu d'autres belles choses encore : d'abord, en plein ciel, un blanc fan-
tôme de femme, pareil à celui de la mère de Max dans le Freischûtz.
C'est la défunte mère de Miranda qui prie les anges de veiller sur sa
fille. Puis le décor change et représente une plage fleurie au bord d'un
golfe bleu. Là s'ébattent des libellules, en coquetterie avec Caliban.
Une barque paraît, d'où descend un pêcheur napolitain, portant dans
ses bras la petite Miranda, qu'il abandonne au pied d'un aloès. Ariel
l'élève et la recueille dans une grotte d'azur, où l'enfant devient la
souple et spirituelle M"^ Mauri, aux pieds plus légers qu'Achille. Un
jour, Miranda, apercevant un navire, manifeste un désir irrésistible de
voir ce navire se briser. Ariel aussitôt déchaîne la tempête et le vais-
seau fait naufrage. Parvenu sain et sauf au rivage, le jeune Ferdinand
s'éprend de Miranda, qui s'éprend de lui. On voit alors Ferdinand
hbS REVUE DES DEDX MONDES.
fendre du bois, se battre avec une hache contre de ^^lains géans,
offrir à Miranda une corbeille de fruits et faire encore mille autres
gentillesses. Enfin arrive un bateau superbe, chargé des plus char-
mantes personnes; Ferdinand et Miranda y montent, et tandis que la
proue du navire menace M. Vianesi, le rideau tombe sur ce qu'on ap-
pelle une apothéose. Maintenant relisez Shakspeare, et tâchez de par-
donner à M. Barbier.
Pardonnez aussi à ce genre artistique, et, comme diraient les phi-
losophes, à cette catégorie de l'esprit humain qu'on appelle le ballet.
Plus je vois de ballets, plus je trouve que les jambes sont décidément
des moyens d'expression insuffisans; rien de plus difficile à com-
prendre que les jambes, même aidées des bras. Si du moins on
pouvait compter, pour s'éclairer, sur les jeux de physionomie; mais
point. L'esprit s'égare au milieu de ces aimables sourires, de ces
moues boudeuses et de ces frissons mutins. Veut-on, par exemple, en
langage chorégraphique, désigner un diadème, on s'enveloppe le front
d'un geste circulaire, qui peut tout aussi bien symboliser la migraine
que le bandeau des rois. Le reste est à l'avenant. En trois actes de
ballet, de ce ballet surtout, pas une idée, et, pour le spectateur, l'humi-
liation prolongée de ne rien comprendre. Véritablement ce n'est pas
la parole, c'est le geste qui a été donné aux hommes et surtout aux
femmes pour déguiser leur pensée.
Il y aurait moyen cependant, il doit y avoir moyen de faire mieux ;
de mettre dans un scénario chorégraphique plus d'agrément et de
poésie. On composerait peut-être de jolis ballets avec les contes de
fée, avec la Biche au bois ou la Belle au bois donnant. Un musicien d'au-
jourd'hui pourrait accompagner de symphonies adorables le sommeil
de la Belle ou le passage du prince à travers la forêt enchantée. Je
souhaiterais là très peu de pantomime et beaucoup de tableaux, de
paysages en musique. La fonte des balles du Freischûtz est un spéci-
men admirable du genre que nous rêvons. Que diriez-vous encore d'un
orage comme celui de la Symphonie Pastorale, ou bien, dans une grotte
d'azur, au besoin celle de la Tempête, de l'ouverture de Fingal de Men-
delssohn? Qui regretterait alors le pas consacré des bijoux ou de l'éven-
tail et ces éternelles simagrées, ridicules débris d'un art primitif, qu'il
faudrait laisser aux sourds-muets et aux enfans, d'un art inférieur qui
n'a jamais inspiré les grands maîtres ni produit de chefs-d'œuvre, —
cela dit sauf le respect dû aux récits qu'on nous a faits du Corsaire et
de Gisèle ou les Willis?
Dans une scène de son Caliban, au moment où Prospère invoque les
esprits bienfaisans, dont le frémissement produit un accord presque
imperceptible, M. Renan a écrit en note : Air à composer par Gounod.
Ce n'est pas M. Ambroise Thomas qu'il a désigné. Nous n'aurions pas
RETUE MUSICALE. 459
non plus songé au vénérable directeur de notre Conservatoire pour or-
ganiser une sauterie. Ce n'est ni à cet âge, ni avec ce genre de talent,
qu'on donne à danser. M. Ambroise Thomas n'a rien de M. Léo De-
libes. Je sais bien qu'il a écrit le joyeux Caïd; mais il y a longtemps,
et l'on dit qu'il en garde toujours quelque remords. Il a écrit aussi le
ballet d'Hamlet, mais à'Hamkt je préfère beaucoup d'autres choses au
ballet.
Il serait difficile de parler avec admiration de la partition nouvelle
de M. Ambroise Thomas; mais il serait malséant d'en parler sans cour-
toisie ni déférence. On doit le respect à la vieillesse du talent et peut-
être encore plus d'égards à de grands souvenirs qu'à d'heureuses pro-
messes. On discute l'œuvre d'un commençant; on s'incline devant
celle d'un maître au terme d'une longue et belle carrière. La musique
de M. Ambroise Thomas est ce qu'elle devait être : un peu pâle, un peu
grise; la flamme y manque, mais non pas les reflets, et çà et là tel ou
tel morceau : l'introduction, le second pas des libellules, le sommeil
de Miranda, les chœurs dans la coulisse, tout cela, par la pureté du
style, par le bon goût de l'instrumentation, s'impose encore à notre
estime. Il a plu à M. Ambroise Thomas d'écrire une dernière fois un
peu de musique ; j'aurais mieux aimé le voir s'inspirer de poésie que
d'entrechats, voilà tout. Il s'est rappelé, un peu plus tard que de sai-
son, les deux vers de la petite ronde :
Entrez dans la danse!
Voyez comme on danse !
N'est-il pas excusable d'en avoir oublié le commencement :
Nous n'irons plus au bois,
Les lauriers sont coupés !
Notre critique est un peu en retard avec bien des étrangers et des
étrangères : une Américaine, une Australienne, des Italiens et des
Russes, sans compter les Roumains, les Arabes et les Javanaises! Cette
année d'Exposition est une année d'exotisme. 11 y a déjà longtemps
que le rôle de Juliette a servi de début à M"*" Eames, une toute jeune et
charmante élève de M™* Marchesi, très digne qu'on l'encourage, qu'on
lui dise ses qualités et même un peu ses défauts. Avec son profil de
jeune Diane et son élégance patricienne. M"*' Eames est bien « la fille
du seigneur Capulet. » Avec sa voix de cristal, elle est bien la douce
fiancée de Roméo, elle en est moins l'amoureuse épousée. Le premier
acte et le duo du jardin conviennent mieux que le duo nuptial à ce
timbre clair, mais un peu froid, à cette diction pure, mais encore igno-
A60 REVUE DES DEUX MONDES.
rante des acccns qui vont au cœur, parce qu'ils en viennent. La jeune
artiste les connaîtra un jour; avec autant de grâce elle aura plus de
passion ; plus sûre des notes, elle pourra se soucier davantage des pa-
roles, qui font aujourd'hui plus de la moitié du chant. Elle saura
mettre dans son rôle plus d'effusion et de chaleur, et sa voix appren-
dra à son tour, comme ses yeux, comme ses gestes, les caresses et les
sourires.
M""" Marchesi est décidément la M""^ de Maintenon musicale de notre
temps : une autre de ses élèves, M""' Melba, a chanté Ophélie. M""' Melba
n'a pas plus de flamme que M'^® Eames ; elle a parfois plus de séche-
resse, et dans les trois premiers actes d'Hamlet elle avait un peu déçu
notre attente. Elle l'a comblée au quatrième acte par la beauté, l'éten-
due, l'homogénéité, le moelleux d'une voix que ne gâte pas l'acuité
métallique de certaines voix transocéaniennes, par une virtuosité mer-
veilleuse et pourtant naturelle, sans effort ni grimace ; enfin, par l'in-
terprétation poétique et touchante de certaines phrases comme celle-ci:
Hamlet est mon époux et je suis Ophélie, qui réclament quelque chose de
plus que le mécanisme, et quelque chose de mieux.
Maintenant, « je vais toucher une étrange matière, » au moins déli-
cate et susceptible. L'Italie, qui ne nous épargne guère de bien autres
mépris que le mépris esthétique, prend très mal la moindre de nos
critiques d'art. Une petite querelle de gazettes musicales l'a récem-
ment prouvé. Un de nos compatriotes et de nos confrères avait discrè-
tement insinué que certaines œuvres de certaine école italienne avaient
vieilli. Inde irœ! Hélas! elles ont tellement vieilli, qu'elles pourraient
bien être mortes. Mais leur décès empêche-t-il l'immortalité de certaines
autres, et sur les ruines d^I Puritani, de 3Iaria di Rohan et de Lindu di
Chamonix, la Servante maîtresse, le Mariage secret et le Barbier de Scville
ont-ils cessé de fleurir? Y a-t-il là de quoi se fâcher, et nous, d'ailleurs,
montons-nous ainsi la garde devant nos momies, devant la Fanchonette
ou le Premier jour de bonheur?
Un homme s'est rencontré ; un audacieux, éditeur de Milan, ami
riche et généreux de la France, qui a voulu faire, à Paris, une exposi-
tion de musique italienne. 11 l'a faite hospitalière, gratuite même, je
crois, malgré les apparences exorbitantes d'un tarif plus affiché qu'ap-
pliqué. C'est bien le moins qu'on remercie M. Sonzogno de cette fan-
taisie; ruineuse pour tout autre, elle aura été coûteuse pour lui.
Dans je ne sais plus quel vaudeville, une jeune ouvrière répondait à
un monsieur qui lui offrait une broche : « Je la refuse comme broche,
mais je l'accepte comme sentiment. » — C'est ainsi que nous avons ac-
cepté la saison italienne. 1 Puritani, Linda, la Sonnambula , merci pour
le sentiment, mais on ne porte plus de ces broches-là. Et, pourtant, on
les a portées jadis : des connaisseurs qui valaient bien ceux que nous
REVUE xMUSICALE. /l61
sommes ont adoré cet art que nous blasphémons ; d'illustres inter-
prètes l'ont fidèlement servi. Quels virtuoses il fallait à cette musique!
Quels chanteurs à de telles chansons! Il semble que nulle exécution ne
pourrait plus sauver aujourd'hui les Puritains ou la Somnambule . Celle-ci
fût-elle encore mieux chantée que par M'"'' Sembrich, et ce n'est pas
peu dire, je préférerais encore qu'elle ne fût pas chantée du tout. Et
/ Puritani! M™"^ Repetto Trisolini, qui n'est pas non plus sans talent,
ne m'a fait ni les aimer, ni comprendre qu'on les eût aimés jamais.
On y peut trouver quelques grâces furtives, de jolies et douces choses,
un beau finale au second acte, de la tendresse et de la mélancolie dans
la scène de la folie, épisode obligé de tout opéra italien, mais quel
ensemble! quelle conception du drame musical! quelle tyrannie de
l'odieuse virtuosité ! quelle misère harmonique, chorale, instrumen-
tale ! quelle profanation de cette forme musicale divine, la mélodie,
que de pareilles œuvres devaient forcément compromettre et discré-
diter, faire méconnaître et faire haïr ! De ces mélodies-là, huit sur dix
ne méritaient pas d'être notées, tellement elles sont pauvres et vul-
gaires! Avec cela, toutes pareilles : ténor, baryton, prima donna se
lancent tour à tour dans le même adagio, suivi du même récitatif et
du même allegro. Après quinze jours de théâtre italien, la mémoire ne
distingue plus les Puritains de la Somnambule.
Pourtant les poètes se sont écriés avec regret : Bellini tombe et
meurt! Comme on comprend mieux, à certains jours où l'idéal se mé-
tamorphose, le mot de Rossini : la musique est le plus viager de tous
les arts ! Que penserait-il aujourd'hui de certaines romances d'alors,
voire de quelques-unes des siennes, lui, le grand Italien du siècle, lui
qui dans son œuvre inégale a fait d'avance le choix de la postérité. lî
donnerait sans doute, quitte à désobliger sescompatriotes,l/flnaf/ti?o/îa;?
pour le premier acte des Pêcheurs de perles et tout le répertoire de Bellini
pour VOrphée de Gluck. M. Sonzogno a représenté aussi ces deux ou-
vrages ; il a même, avec une bonne grâce remarquée, inauguré par
un opéra français, confié à des artistes français, la saison italienne
en France.
M. Gounod disait un jour : Il suffit d'un interprète pour calomnier un
chef-d'œuvre. Les Pêcheurs de perles ne sont pas un chef-d'œuvre: mais
les calomniateurs ne leur ont pas manqué. La première partition de
Bizet, presque oubliée chez nous, renferme des parties très médio-
cres, mais d'autres charmantes, notamment un premier acte exquis.
Ceux qui ne connaissaient pas ce premier acte n'ont pu s'en faire une
idée ; les autres n'ont pu le reconnaître. M. Talazac a trop perdu ;
M"® Calvé n'a pas assez gagné, et M. Lhérie, depuis qu'il chante au-
delà des Alpes, s'est fait naturaliser par trop italien. 11 roule des yeux
terribles et gesticule avec fureur; on le trouverait exagéré, même en
462 REVUE DES DEUX MONDES.
Sicile. L'orchestre et les chœurs ont lutté de vitesse; là-bas on appelle
cela de l'entrain. Aussi bien, nous ne nous ferons jamais aux modes
italiennes, à l'exagération de ces voix, au goût bizarre de ce style. Nous
n'aimons pas qu'on chante du nez ou de la gorge, et qu'un ténor,
qu'il s'appelle Marconi, Gayarré ou Tamagno, ait la voix d'un canard
qui aurait avalé un hautbois. Il faut croire, par respect pour nos pères,
que les Rubini et les Mario n'avaient pas le timbre doublement nasil-
lard de cet instrument et de cet oiseau.
Mais Orphée! Voilà de quoi faire oublier tous les puritains d'Italie.
Nous ne l'avions jamais entendu , et mieux vaut encore l'en-
tendre en italien et aux Italiens que pas du tout. L'œuvre a triomphé
de l'interprétation. Sans être Italienne, M™" Hastreiter a chanté et joué
avec des défauts tout italiens le rôle terrible que depuis trente ans le
souvenir de M™" Viardot rend chez nous inabordable. Quelquefois
cependant, par exemple dans la scène muette où Orphée cherche à
deviner Eurydice au milieu des ombres, l'artiste a montré de l'intel-
ligence et un certain sentiment dramatique, mais une intelligence un
peu triviale, un sentiment sans assez de nuances et de goût.
Quant à la mise en scène, elle était étonnante, et toute autre œuvre
qu'Orphèe en aurait pàti jusqu'à en mourir. L'enfer et les champs ély-
sées ont semblé également, bien que différemment ridicules. Nous fai-
sions ce soir-là des péchés d'envie rétrospective en entendant rappeler
avec enthousiasme VOrphée d'autrefois, celui de M. Carvalho et de
jyjrae yiardot. Il paraît qu'alors les Champs Élysées ne prêtaient pas à
rire, qu'une lumière aussi douce que la musique se jouait sur les blan-
ches tuniques des ombres heureuses, que M™^ Viardot avait, pour recon-
naître Eurydice et l'entraîner, une pantomime admirable. Nous n'avons
vu que des clartés crues darder surdes costumes criards, des cuirasses
de zinc doré et des casques de pompiers. Eurydice et les ombres fai-
saient des groupes, comme dans l'autre Orphée, celui aux enfers. Et de
quel train s'est joué l'ouvrage ! Avec quelle célérité méridionale Orphée
parlait aux monstres, qui ne lui répondaient pas moins vivement.
Gluclc a beau ne pas avoir indiqué les mouvemens; il ne faudrait pas
lui prêter ceux-là.
Bien que défiguré, le chef-d'œuvre nous a fait un plaisir extrême, et
nous savons gré à l'imprésario qui l'a représenté de son mieux. La
scène funèbre du premier acte, le tableau de l'enfer, l'entrée d'Orphée
aux champs élysées, l'air : J'ai perdu mon Eurydice, tout cela est su-
blime, beau d'une beauté qui n'a pas encore été dépassée, ni même,
quoi qu'on en dise, imitée ou continuée. Je me demandais en écoutant
Orphée, comment certaine école pouvait obstinément assimiler le génie
de Wagner au génie de Gluck. Pour un seul principe commun : la vé-
rité dans la déclamation, principe dont Wagner ne fut ni le premier
BEVUE MUSICALE. A63
ni le seul après Gluck à proclamer la nécessité, pour ce principe unique,
que de contrastes et d'antinomies entre les deux maîtres ! Que de
preuves, par conséquent, que la nouvelle loi n'est pas la loi éternelle
et unique de la raison et de la beauté! Gluck est bref et simple ; Wagner
long et complexe. De l'un, les harmonies sont primitives, les modula-
tions rares et peu variées; l'autre module sans cesse et ses trouvailles
harmoniques ne sont pas l'une des moindres merveilles de son génie.
L'orchestre de Wagner, c'est Wagner tout entier ; celui de Gluck est de
moindre importance. Les répétitions de paroles, antipathiques à Wa-
gner, sont indifférentes à Gluck; le leitmotiv lui est étranger. Des
phrases carrées, très nettes de contour et de r\1,hme, vous en trouverez
peu chez l'auteur de Parsifal; chez l'auteur d'Orphée, on n'en trouve
presque pas d'autres. Plus d'airs, surtout d'airs à couplets, dit l'Évan-
gile de Bayreuth. Comment appeler l'admirable plainte : J'ai perdu mon
Eurydice, avec ses trois reprises identiques, que variait seule la su-
perbe fantaisie de M""' Viardot? Et les ensembles, les chœurs, sont-ils
proscrits d''Orphée comme de presque toute la Tétralogie? — Mais que
voulez-vous ? Gluck n'est plus là pour faire ses réserves et marquer les
distances. Ses œuvres? Le public qui ne les entend plus en croit ce
qu'on lui en dit, et s'imagine que V Anneau de Nibelung est en germe
dans la préface d'Alcesk. 11 n'importe. Un wagnérien de nos amis, à la
représentation d'Oy/j/zé'-, fulminait contre ce qu'il appelle les mélodistes,
quand tout à coup l'orchestre attaqua la ritournelle éminemment mé-
lodique de l'air : J'ai perdu mon Eurydice. Alors, et de la meilleure foi
du monde, il se tut pour admirer. « Fit-il pas mieux que de se plain-
dre ? »
Entre la musique italienne et la musique russe, inutile de chercher
une transition. Rien ne rappelle moins Linda que Stenka-Razine, ])Oème
svmphonique de M. Glazounow, si ce n'est Aniar, autre poème sym-
phonique de M. Rimsky-Korsakow. On a exécuté l'un et l'autre au Tro-
cadéro, avec des œuvres de MM. Gui, Tschaïkowski et Borodine.
M. Tschaïkowski n'est plus ignoré en France ; nous aimons déjà plus
d'une de ses compositions, mais pas le concerto dont nous avons en-
tendu l'autre jour le premier allegro. Après une phrase claire et belle
au début, nous nous sommes perdus pour ne plus nous retrouver.
De M. Gui, la Marche solennelle est interminable. De M. Borodine, une
page descriptive nous a charmé par la douceur et la mélancolie de
mélodies exotiques, par d'heureux effets d'mstrumentation, comme
une pure et haute tenue de violons qui semble envelopper l'orchestre
d'une atmosphère transparente et calme.
Ni le calme ni la transparence ne caractérisent la symphonie de
M. Rimsky-Korsakow, Antar, une œuvre violente et compacte, trop
longue aussi, que des tendances par trop littéraires obscurcissent au
^<3Ù REVUE DES DEUX MONDES.
lieu de Texpliquer. En quatre morceaux purement symphoniques, l'au-
teur essaie de raconter et de commenter la légende d'Antar, fils du
désert. Antar vivait solitaire au milieu des ruines de Palmyre, quand
soudain une gazelle accourt. Un oiseau gigantesque la poursuit. Antar
la délivre et le léger animal disparaît. Le jeune homme s'endort, pour
se réveiller dans un palais magique. La gazelle était fée; elle promet
à son sauveur les trois grandes jouissances de la vie : la vengeance, le
pouvoir et l'amour. Elle lui promet aussi la mort dés qu'il sentira la
moindre fatigue, le plus léger dégoût de vivre. Après de longs jours
heureux, une ombre passe dans les yeux du héros, et la fée alors lui
donne un baiser, dont ils meurent ensemble.
Voilà, je crois, le comble de la musique descriptive et de la sym
phonie-programme, cette forme périlleuse de la symphonie. Berlioz,
qui déjà peut-être alla trop avant sur cette route, n'y alla jamais si
loin. Liszt, plus téméraire, s'y est un peu fourvoyé, et l'auteur d^Antar
également. On ne représente pas le pouvoir avec des notes; la tyrannie
ou le parlementarisme ne prêtent pas à la musique. Et puis rien ne
gâte le plaisir d'écouter une symphonie comme l'obligation de la suivre
d'une imagination prévenue et contrainte. On prend inévitablement la
gazelle pour l'oiseau et le Pirée pour un homme. Avec cela les œuvres
russes que nous avons entendues, et notamment celle-ci, manquent
de plan, d'économie et d'architecture; elles déroutent et fatiguent
l'oreille et l'esprit français par un peu de désordre et d'incohérence.
11 n'y en a pas moins de belles parties dans la symphonie en ques-
tion, surtout une marche, le plus franc et le mieux construit des quatre
morceaux. Mais que d'efforts, d'arrière-pensées, d'intentions et de
prétentions ! Que la musique doit devenir difficile à écrire, si elle le
devient ainsi à entendre!
Nous faisons cet été à nos hôtes tous les honneurs de Paris. Les
trois orchestres de MM. Lamoureux, Colonne et Garcin ont donné cha-
cun leur séance dans la maudite salle du Trocadéro. Tous trois ont joué
de leur mieux, et le mieux de l'orchestre du Conservatoire a été le
mieux de tous. Enfin, à l'Opéra-Comique, M. Paravey a organisé des
représentations archéologiques. Nous avons entendu avec beaucoup de
plaisir le Barbier de Séville, de Paesiello (1780). Il y a dans ce premier
Barbier bien des pages qui rappellent Mozart ; il n'y en a guère qui
annoncent Rossini. Il y en a une, la sérénade d'Almaviva, avec accom-
pagnement de mandoline, au premier acte, qui est tout simplement
une exquise petite merveille. Et ne nous soupçonnez pas ici d'exagérer
pour demander pardon à la musique italienne et faire amende hono-
rable à la Somnambule.
Camille Bellaigue.
CHRONIOUE DE LA QUINZAINE
Juillet.
Comme il est bien vrai que tout se confond dans la vie, que les
deuils sont auprès des joies, les grandes misères auprès des grands
plaisirs, et que, dans cette mêlée humaine, la politique, — ce qu'on
appelle la politique, — est souvent peu de chose! Certes, si l'on veut
bien s'y arrêter un instant, rien n'est plus naturel peut-être, rien aussi
n'est plus tragiquement émouvant que ce contraste ou ce rapproche-
ment de l'opulence, fille du travail, des foules heureuses réunies dans
les fêtes, et de cette catastrophe obscure qui fait des centaines de vic-
times, qui déjoue tous les calculs, toutes les prévoyances. C'est à coup
sûr plus saisissant pour l'imagination, plus intéressant que toutes les
discussions inutiles, que tous les orages factices et vulgaires du Palais-
Bourbon,
D'un côté, c'est cette Exposition éblouissante qui se déploie dans son
éclat toujours nouveau, offrant tous les attraits, l'attrait des œuvres de
la science et l'attrait des choses ingénieuses, attirant les hommes de
toutes les contrées de la terre, même les princes qui se dérobent, qui
viennent en bonne fortune au Champ de Mars. Le succès, loin de dé-
croître, ne fait que grandir pour l'honneur et la bonne renommée de
la France, en dépit des envieux qui résistent de loin à la séduction,
qui épient tout ce qui pourrait troubler ou ternir ces fêtes de l'indus-
trie et des arts. Peut-être y mêle-t-on un peu trop de congrès, un peu
trop de conférences, un peu trop de discours, un peu trop de commé-
moreftions banales et d'inaugurations de monumens. Des statues de
Raspail, de Camille Desmoulins, de qui encore? — Cela durera ce que
cela pourra. Ce sont les accessoires. Le spectacle dans son ensemble
ne reste pas moins ce.qu'il est, superbe, instructif et charmant, une vic-
TOME xav. — 1889. 30
lidô REVUE DÉS DEUX MONDEé.
toire de la paix industrieuse et féconde. — Au même instant, cependant,
d'un autre côté, dans les pro'ondeurs de la terre éclate un feu mysté-
rieux et insaisissable, qui d'un seul coup dévore toute une population
laborieuse vouée à l'extraction du grand moteur de l'industrie: c'est et tte
catastrophe des mines de la Loire qui a mis Saint-Éiienne en deuil, qui a
aussitôt retenti à Paris, où elle a remué cette pitié humaine toujours prête
à s'éveiller, même au milieu des fêtes. Il y a déjà plus de deux cents
victimes, et elles ne sont pas encore toutes connues : l'abîme noir n'a
pas rendu toute sa proie. Est-ce l'effet de queLjue négligence, de quelque
insuflisance ou d'une défectuosité dans l'organisation des mines? Non,
il ne le paraît pas. Tout indique, au contraire, que les précautions les
plus minutieuses étaient prises, que la science des ingénieurs avait
épuisé ses prévoyances pour la sécurité des ouvriers employés à cette
dure besogne. S'il y a eu quelque accident, il a été fortuit et il reste
inconnu ; il est de ceux contre lesquels on ne peut pas même se pré-
munir. C'est la chance de l'industrie souterraine: ces mineurs sont
morts obscurément sur leur champ de bataille invisible, occupés à dé-
gager du sein de la terre ce qui sert à conduire nos navires sur la mer,
à percer les montagnes et à mettre en mouvement les plus puissantes
machines. Ce sont des soldats à leur manière. Quel rapport y a-t-il
donc, direz-vous, entre l'exposition et cette catastrophe accidentelle?
Il n'y en a aucun; il n'y a que cette coïncidence émouvante du travail
vu tout à la fois, au même instant, dans son éclat le plus victorieux et
dans une de ses plus cruelles fatalités.
C'est assez, — et tandis que la vie contemporaine est pleine de ces
coïncidences ou de ces contrastes, de tout ce qui peut le mieux remuer
l'imagination ou la pitié, que peut être, qu'est-ce que la politiijue, au
moins la politique telle qu'on la fait? Elle existe, sans doute, il faut le
croire; elle fait même assez de bruit, et elle menace d'en faire encore
davantage d'ici à peu. Elle ne laisse pas, il faut l'avouer, d'être provi-
soirement assez médiocre, même assez répugnante, et cette lin de
session, où tout semble se concentrer, n'est pas, on en conviendra
bien, de nature à relever le prestige d'une chambre qui va mourir et
des partis qui ont la prétention de disposer de la France. Le fait est
que cette fin de session est un singulier préliminaire des élections
prochaines et que les partis, avant d'aller se mesurer devant le pays,
leur dernier juge, ne sont depuis quelque temps occupés qu'à se déchi-
rer, à se défier, à se diffamer, à faire du Palais-Bourbon une sorte de
théâtre avili des plus étranges manifestations. A la vérité, cette cham-
bre épuisée, sentant sa fin prochaine, aurait pu au moins consacrer
ses derniers jours à quelques œuvres utiles et modestes; elle n'avait
qu'à expédier le budget, qu'elle n'était plus capable de rélormer, à
voter les lois le? plus nécessaires, à se défendre surtout des vaines
agitations. Elle ua sûrement jamais mérité le compliment un peu iin«
REVUE. — CHRONIQUE. 467
prévu que M. le ministre de la guerre lui a adressé l'autre jour, en
l'appelant à bout portant, pour le besoin de sa cause, une « grande as-
semblée; » elle pouvait rester une assemblée décente, et puisqu'elle
n'a pas su bien vivre, c'est-à-dire vivre avec profit pour le pays, elle au-
rait pu aspirera mieux mourir, — à mourir tout simplement sans scan-
dale. C'était bien le moins. Elle n'a pas soigné sa fin, la malheureuse
« grande assemblée! » Au lieu de se préparera bien mourir, de savoir
s'éclipser à propos, ne fût-ce que pour éviter les tentations et les pièges,
elle s'est jetée tête baissée, sans frein et sans règle, dans toutes les
aventures, cédant à tous les vertiges, épuisant ce qui lui restait de
force dans une série d'échauffourées sans dignité. On dirait vraiment
que cette fin de session n'est plus qu'une vaste conspiration pour la
déconsidération universelle, que tout se réunit, délibérations incohé-
rentes, àpreté des guerres sans merci et des accusations meurtrières,
scènes tumultueuses où l'honneur des hommes est en jeu, où quelques-
uns des ministres ne font pas toujours trop bonne figure. Et le pugilat
lui-même finit par s'en mêler!
Au demeurant, qu*a-t-elle fait, que fait-elle jusqu'au bout, cette
chambre à la fois impuissante et agitée qui a trop tardé à mouiir, pour
son crédit, pour la paix du pays? Ce qu'elle laissera après elle, ce
qu'elle a fait depuis quelque temps dans le domaine législatif se réduit
à une série d'oeuvres décousues, irrélléchies ou improvisées par l'es-
prit de parti, dans un intérêt de circonstance. Si elle a \oté tant bien
que mal, à bâtons rompus, le budget, elle y a mis ses préoccupations
électorales ; elle y a introduit par un calcul de fausse popularité des
augmentations ou des réductions de crédits que le sénat est
obligé aujourd'hui de rectifier, pour remettre un peu d'ordre et
de clarté dans des finances déjà assez confuses. Elle a voté des
lois qui n'ont aucune importance ou qui passeront avec elle. Elle s'est
donné aussi le luxe, pour faire plaisir à M. Basly, de choisir un
jour où elle devait s'occuper des intérêts ouvriers, et tout bien
compté, les intérêts ouvriers n'en sont pas plus avancés; ce qu'on en
faisait était encore pour les élections. La Chambre enfin a volé sa
grande œuvre, la loi militaire. Ce n'est pas sans peine, il est vrai. La
question est restée jusqu'au bout indécise entre le Sénat résolu à main-
tenir les garanties, les dispenses destinées à tempérer la loi, et la
Chambre obstinée dans ses idées plus radicales que militaires. Il a fallu
tout l'art de iM. le ministre de la guerre pour avoir raison, par une
flatterie, des préjugés de secte, de la résistance d'une majorité aveuglée
par la passion de parti. Elle est définitivement votée maintenant, cette
loi. dont le principe est le service de trois ans, qui jusqu'au bout a
in(|uiôié les esprits refléchis et les militaires les plus expérimentés.
11 reste à savoir ce qu'elle produira, si elle fera pour notre puissance
militaire ce qu'avait fait heureusement cette loi de 1872 qui a donné
A 68 REVUE DES DEUX MONDES.
à la France une armée devenue en peu d'années par sa discipline,
son instruction et son dévoûment la force el le bouclier de notre
pays. C'est une expérience à laquelle l'état de l'Europe, les circon-
stances donnaient quelque chose de redoutable. On a voulu la tenter,
elle a sûrement besoin d'être suivie avec autant de fermeté que de
vigilance. Ce qu'il y a de certain, c'est que si elle est devenue moins
hasardeuse dans quelques-unes de ses parties, s'il y a dans la loi nouvelle
quelques garanties, quelques ménagemens pour des intérêts qui sont
après tout les intérêts de la société française, c'est l'œuvre du Sénat;
ce n'est pas la faute de la majorité de la chambre, qui a témoigné jus-
qu'au bout son fanatisme puéril en laissant trop voir que pour elle le
premier et le dernier mot de la loi, c'était l'enrôlement des sémina-
ristes. C'est bien malgré elle qu'elle s'est résignée à une année de ser-
vice pour les élèves ecclésiastiques, pour les jeunes gens destinés aux
professions libérales : de sorte que ce qu'elle a fait de plus sérieux,
elle l'a subi, pour avoir l'air de faire quelque chose.
Ce que la chambre vote ou ne vote pas, du reste, ce n'est plus la
question ; ce n'est plus qu'un incident qui se perd dans cette vie tour-
mentée et fiévreuse qu'elle s'est faite, où elle se débat, partagée entre
l'exaspération et l'impuissance, La vérité est que cette fin de session
est tout entière, non certes à des lois sérieuses, mais aux interpella-
tions, aux collisions, aux divulgations injurieuses, aux brutalités de
parole et quelquefois d'action, à cette série de scènes, de déchaîne-
mens, où le sens moral s'émousse aussi bien que le sens politique. Ce
n'est plus la vie parlementaire, c'est la guerre avec toutes ses surprises,
avec ses procédés violens et sommaires, avec ses représailles impla-
cables et sans scrupule.
Tout sert de prétexte et tous les moyens sont bons. On puise dans
les archives secrètes, dans les correspondances intimes aussi bien que
dans les dossiers d'un procès ; on fait appel aux délations, aux témoi-
gnages suspects pour avoir le plaisir de se renvoyer les accusations les
plus sanglantes, — des accusations qui touchent ni plus ni moins à
l'honneur et à l'intégrité des hommes, même des hommes du gouverne-
ment, surtout des membres du gouvernement. Bref, on en est venu à
croire que tout est permis, qu'on peut se servir de toutes les armes,
que les diffamations les plus retentissantes sont les meilleures. C'est
une véritable épidémie qui règne au Palais-Bourbon comme dans la
presse. Ce n'est point d'aujourd'hui, à vrai dire, qu'elle a commencé;
mais elle s'est étrangement développée à la faveur des mœurs nou-
velles, des habitudes de la presse, des ressentimens croissans des
partis, à la faveur aussi de cette crédulité vulgaire d'un public tou-
jours prêt à accueillir les indiscrétions. Et tout le monde y passe, tout
le monde \^est plus ou moins atteint, et on va ainsi d'une accusation
à une autre accusation, d'un scandale à un autre scandale. Un jour,
REVUE. — CHRONIQUE. hlVé
c'est M. le garde des sceaux Thévenet qui est mis en cause pour ses
relations, pour ses procédés, et qui, à une mauvaise cfl'faire, ajoute
une mauvaise défense. Un autre jo'jr, c'est M. le ministre des finances
qui se trouve sur la sellette, qui est mis en suspicion pour sa parenté et
pour les trafics de cette parenté. Aujourd'hui, c'est M. le ministre de
l'intérieur Constans qui est incriminé et compromis par des divulga-
tions sur son gouvernement de l'Indo-Chine. 11 ne s'agit nullement, bien
entendu, de savoir ce qu'il y a de vrai ou de faux, de hasardé ou de
possible dans ces accusations qui courent le monde, qui retentissent
jusque dans les chambres; mais, assurément, un des signes les plus
curieux du trouble des idées, de la dépression du sens moral, c'est ce qui
s'est passé l'autre jour dans cette séance où M. le ministre Thévenet a
cru pouvoir se servir, pour sa défense, d'une lettre écrite par un spécu-
lateur véreux, qui a pris o ou k millions à de malheureuses dupes et qui
a été condamné. Ainsi, un garde des sceaux a trouvé tout simple de
porter à la tribune, en plein parlement, le témoignage d'un condamné
pour vol racontant d'un ton leste les tentations auxquelles il aurait été
exposé, les promesses qui lui auraient été faites par les adversaires
de la république s'il voulait faire des confidences sur les personnages
du jour ! Voilà l'atmosphère où l'on vit !
Que ces tristes mœurs soient la plaie de la vie publique, rien n'est
plus certain ; mais lorsque les républicains, qui sont maintenant les pre-
mières victimes de l'épidémie accusatrice, se plaignent avec amer-
tume, ils ne s'aperçoivent pas que tout ce qui arrive est le fruit de leur
politique, de l'imprévoyance avec laquelle ils ont abusé de tout, affai-
bli tous les ressorts moraux, tous les freins de légalité. Ils voient où
cela conduit. Ils sont submergés eux-mêmes aujourd'hui dans le tor-
rent des injures et des accusations; ils sont réduits à se défendre par
des coups de parti, par des « mesures administratives, » par des menaces
de répression sommaire. Comment sortira-t-on de là ? Un ancien ministre,
M. Gûblet, dans un discours qu'il a prononcé l'autre jour à Lille, a dé-
couvert pour suprême nouveauté que tout le mal venait de la constitution ,
de l'absence d'une majorité dans la Chambre, de l'antagonisme des
deux assemblées, en d'autres termes du Sénat. La belle découverte !
Et quand la constitution serait revisée, quand le Sénat serait annulé,
quand il y aurait une majorité dans la Chambre, qu'en serait-il de
plus ou de moins? Les mécontentemens qui se sont accumulés seraient-
ils apaisés? Les intérêts, les sentimens que la politique de dix ans a
froissés seraient-ils désarmés? L'atmosphère en serait-elle assainie?
Le mal est plus profond; ce n'est plus que par un effort vigoureux,
avec l'appui du pays lui-même, qu'on peut arriver à refaire une situa-
tion, où l'on s'acharne un peu moins à tout ruiner, hommes et institu-
tions, où l'on s'occupe un peu plus de la France, de ses intérêts et de
sa grandeur.
470 Ri: VUE DES DEUX MONDES.
Ce ne sont pas sûrement les causes de trouble et d'inquiétude qui
manquent aujourd'hui en Europe, aussi bien qu'en France, non plus
que les pronostics de tous ceux qui se plaisent à assembler les nuages.
On ne le sait que trop, nous vivons au milieu des incidens qui naissent
pour ainsi dire d'eux-mêmes, des questions prévues ou imprévues qui
restent l'obsession du monde.
Il en sera de l'Europe et de ses affaires, peut-être d'ici à quelques
mois, peut-être d'ici à quelques années, ce que les destins décideront.
Pour le moment, on n'en est point à redouter des conllits prochains, à
C3 qu'il semble. L'été est encore à la paix avec les intermèdes de la
saison, avec les voyages des princes et des souverains. L'empereur
Guillaume, qui a décidément de la peine à rester au repos, qui aime
b mouvement, vient de partir pour les côtes de Norvège où il doit
passer, pour sa sanié, quelques semaines à l'air de la mer. Puis il se
lerait conduire, par une escadre allemande, dans les eaux d'Angle-
terre, pour aller rendre ses devoirs de petit-lils à la reine Victoria à
Oàborne; il aurait même, à ce qu'il paraît, le projet d'aller jusqu'en
Grèce à l'occasion d'un mariage de famille; et, dans l'intervalle de ses
courses, il s'arrêterait tout au plus quelques jours à Berlin pour rece-
voir la visite de l'empereur d'Autriche, qui ferait trêve à son deuil
récent. On ne parle pas jusqu'ici d'une visite du tsar, qui se bornera
probablement à aller en Danemark. Le roi Humbert à son tour serait,
dit-on, disposé à aller, lui aussi, en mer, à l'aire le tour des côtes ita-
liennes de Livourne à Tarente et à Bari. Ce programme d'excursions
d'été n'est pas le signe de complications imminentes pour l'Europe. 11
ne faut pas, sans doute, prendre trop au tragique la querelle entre
l'Angleterre et le Portugal au sujet d'un chemin de fer sur la c^te afri-
caine de Delagoa, pas plus que le différend, tout diplomatique, entre
l'Angleterre et la France au sujet de la conversion de la dette égyp-
tienne, à laquelle se lie la question de l'occupation anglaise en
Lg\ptc. Ce ne sont là que des incidens partiels et passagers. L'affaire
même que l'Allemagne a engagée récemment avec la Suisse paraît
s'apaiser ou tout au moins entrer dans une phase qui n'est plus aussi
aiguë, aussi immédiatement menaçante. M. de Bismarck, sans être
pour le moment décidé à aller plus loin, a probablement dit ce qu'il
voulait en mettant directement ou indirectement en cause la neutra-
lité suisse, l'inviolabilité des traités qui consacrent cette neutralité. II
est vrai que ce qu'il dit suffit pour ouvrir d'étranges perspectives, pour
ajouter une question de plus à tant d'autres questions qui agitent notre
vieux continent, qui sont devenues les élémens nouveaux et redou-
tables de l'état présent de l'Europe.
Elles se sont singulièrement multipliées depuis un quart de siècle,
ces i|ucstions qui menacent le repos du monde. Elles sont de toute na-
ture, et certainement une des plus délicates est cette question de Fin-
REVUE. — CHRONIQUE. 471
dépendance du saint-siège, de la résidence du souverain pontife à
Rome que le cours des événemens a transformée, qui touche à tout,
à l'ordre européen, à la paix diplomatique comme à la paix morale,
avec laquelle, bon gré mal gré, toutes les politiques sont obligées de
compter. Vainement les Italiens croient la supprimer ou la pallier en
prétendant qu'elle n'existe plus depuis qu'ils sont à Rome, qu'il n'y a
plus qu'une affaire tout intérieure, tout italienne. La réalité trouble
leurs illusions. Le problème n'est pas résolu ; il reste tout entier, et il
suflit d'un simple incident pour le remettre en lumière dans sa gravité,
avec ses caractères et ses conséquences. Cette fois il a sufTi de la com-
"mémoralion bruyante, retentissante d'un philosophe qui ne pouvait
guère s'attendre à pareille fortune, de Giordano Bruno : commémora-
tion, à laquelle les libres penseurs italiens ont visiblement voulu donner
le caractère d'une manifestation contre la papauté, que le pape à son
tour a ressentie comme une injure. Le pape Léon XIII ne s'est pas borné
à protester d'un accent ému, pathétique, dans un consistoire, contre un
acte accompli à quelques pas du Vatican, sous les yeux mêmes et avec
la tolérance du gouvernement. Pour la première fois il paraît avoir
pré\u la nécessité de quitter Rome et la confession de Saint-Pierre,
d'aller chercher un asile dans un pays étranger; il aurait mis en déli-
bération son départ éventuel. Chose singulière! Depuis près de vingt
^ans, les Italiens sont à Rome, devenue la capitale du nouveau royaume;
lils y sont sans résistance, sans contestation de la part des gouverne-
'mens de l'Europe. Ils ont eu la chance de voir arriver au pontificat un
pape à l'esprit politique et mesuré. En réalité, ils ne sont pas plus
avancés; à la première occasion ils voient reparaître devant eux la
même difficulté toujours aussi sérieuse, toujours aussi insoluble. Tout
finit par la menace du départ du pape qui ne serait pas une so-
lution!
On pourrait dire de cette coexistence de la papauté et du gouverne-
ment italien à Rome, ce que le cardinal de Retz disait en parlant des
droits du roi et des droits du peuple, qui « ne s'accordent jamais mieux
que dans le silence. » Évidemment, les Italiens étaient intéressés à
maintenir ce « silence » favorable, à éviter les chocs, les froissemens,
les conflits, à laisser au pape les apparences, les prérogatives, les pres-
tiges de l'indépendance, à lui faire en un mot une situation telle qu'il
pût paraître toujours le chef libre et respecté de l'église aux yeux de la
masse des catholiques. C'est ce qu'entendait Cavour autrefois lorsqu'il
disait, en homme capable de réaliser son programme, qu'on devait
aller à Rome « sans diminuer la dignité et l'indépendance du pape. »
C'était aussi à un certain degré, si l'on veut, la pensée et l'objet de la
loi des garanties. Malheureusement, il est trop clair que s'il y a eu des
désirs, même parfois des tentatives de conciliation, il y a eu aussi une
série d'actes, de lois pénales, de déposscssiuns, de manilestaiions
hll REVUE DES DEUX MONDES.
organisées ou tolérées, de petites vexations que l'hôte du Vatican a pu
considérer comme autant d'atteintes à sa dignité et à son autorité mo-
rale. L'apothéose de Giordano Bruno, dont Léon XIII a pu entendre le
bruit, n'a été qu'une dernière circonstance qu'il a pu invoquer pour
démontrer l'inanité de la loi des garanties, et par l'inellicacité de la
loi des garanties, la nécessité d'une indépendance plus réelle, mieux
assurée. Les Italiens, dans leur impatience, n'ont pas vu qu'ils divul-
guaient le secret d'une incompatibilité qui était peut-être dans Ja nature
des choses, qu'il n'aurait pas fallu du moins aggraver. Ils n'ont pas vu
qu'en faisant une papauté diminuée dans son indépendance, gênée
dans son action, offensée dans sa dignité, ils créaient une situation
impossible. Ils ont oublié qu'ils avaient affaire à un personnage qui
n'était pas seulement un prélat italien, un évêque de Rome confiné
au Vatican, qui était en même temps le chef de l'église universelle, le
souverain de millions de catholiques, — et, chose extraordinaire, c'est
un étranger, un allié, le chef d'un état protestant qui leur a rappelé
un jour que le grand vieillard du Vatican restait une puissance morale
respectée. Ils l'avaient oublié; ils se sont exposés avoir une puissance
qu'ils traitaient en subordonnée, relevée à sa hauteur, invoquée comme
arbitre dans un différend international. Et voilà comment les Italiens,
pour leur politique intérieure, ont rendu toute solution sinon impos-
sible, au moins difficile ; mais c'est surtout par leur politique extérieure
qu'ils ont aggravé la difficulté, en rendant plus palpable une des con-
séquences possibles des révolutions contemporaines.
Tant que le souverain pontife avait son petit état, la ville de Rome,
il restait sans effort dans sa neutralité reconnue et garantie, dans son
inviolabilité supérieure et impartiale, en dehors des querelles des
peuples, pour qui il n'a pas cessé d'être sans distinction un chef spiri-
tuel, le grand directeur des consciences. Tant que l'Italie, même après
son entrée à Rome, a gardé la liberté et l'indépendance de sa politique,
sans se compromettre dans des conflits où elle n'a ni à défendre des
intérêts qui ne sont pas en péril, ni à sauvegarder une sécurité qui
n'est point menacée, la situation pouvait encore être tolérable. Le jour
où l'Italie, de son propre mouvement, cédant à ce que M. Jacini appelle
la manie des grandeurs, rêvant de triple ajliance, de vastes combinai-
sons, s'est exposée à être entraînée sans raison, sans nécessité natio-
nale, dans la mêlée universelle, il est évident que tout a changé, et ce
jour-là, le grand solitaire du Vatican a pu se demander ce qu'il aurait
à faire, s'il devait rester au camp d'une des nations catholiques enga-
gées dans une guerre. Le pape Léon XIII a-t-il pris décidément une
résolution d'accord avec le sacré-collège réuni l'autre jour en consis-
toire secret? A-t-il précisé les circonstances où il se croirait obligé
d'abandonner le Vatican et désigné le pays étranger où il ira chercher
un asile? A-t-il choisi l'Espagne comme la contrée la plus éloignée des
REVUE. — CHRONIQUE. A73
batailles et des mêlées sanglantes? On ne sait rien encore; on peut
dire seulement que la question a été manifestement agitée, qu'elle
existe, et elle résulte précisément de cette situation qu'on a créée, où
le chef de la catholicité, faute d'une indépendance suffisamment, osten-
siblement garantie, ne croirait pas possible d'accepter une apparence
de solidarité avec une des puissances sous les armes. Si le départ du
pape se réalisait, ce serait, à n'en pas douter, un événement considé-
rable, et par sa nature même et par les conséquences qu'il pourrait
avoir dans l'état présent du monde. Ce serait la rupture du dernier lien
qui unit la papauté à l'Italie, le commencement d'une ère nouvelle
pour le pontificat. Les Italiens, qui ne réfléchissent pas, qui sont em-
portés par leur passion, affecteraient peut-être une certaine satisfac-
tion de se voir délivrés d'un hôte incommode. Ceux qui réfléchissent,
qui jugent les événemens en politiques préoccupés de tous les intérêts
de leur pays, sont vraisemblablement moins pressés de voir partir le
pape. Ils ne peuvent méconnaître que ce départ serait une épreuve
des plus graves, qu'il laisserait un vide au Vatican, que la question
entrerait dans une phase nouvelle sans être résolue, et s'ils ne le
disent pas tout haut, ils avouent tout bas que la politique qui con-
duit à ces extrémités n'est peut-être pas la meilleure des politiques.
Telle est la marche des choses aujourd'hui en Europe, telles sont les
conditions de la plupart des pays qu'on n'a que le choix des complica-
tions intérieures ou extérieures, des difficultés et des crises plus ou
moins vives. Il n'y a sans doute rien de changé depuis quelque temps
dans les affaires de l'empire austro-hongrois. L'Autriche est toujours
dans une situation indécise et laborieuse, embarrassée dans sa politique
intérieure par le conflit incessant des nationalités diverses qui compo-
sent l'empire, engagée dans sa politique extérieure par ses alliances,
par ses intérêts qu'elle s'efforce de concilier. Les délégations austro-
hongroises qui se sont réunies il y a quelques semaines, qui arrivent
maintenant à la fin de leurs délibérations, semblaient promettre quelques
éclaircissemens à la suite du discours à demi rassurant, à demi inquié-
tant de l'empereur François-Joseph. Elles vont se retirer sans avoir
rien éclairci, en laissant cette impression qu'on est toujours dans la
période d'observation et d'attente. Le comte Kalnoky s'est visiblement
étudié à éluder les questions délicates dans ses explications évasives,
à tout réserver, à ne rien compromettre, et ceux qui lui ont répondu,
qui ont même accusé ses irrésolutions ou ses temporisations, se sont
peut-être montrés plus hardis que pratiques. On sent bien que l'Au-
triche a les regards incessamment tournés, — d'un côté vers la Russie,
vers la frontière galicienne, — d'un autre côté vers la Serbie où elle re-
doute des agitations hostiles, vers la Bosnie, vers la Bulgarie, en un
mot, vers cet éternel champ de bataille des Balkans. Elle ne serait pas
éloignée, quelques-uns de ses journaux et même de ses orateurs
hlh REVUE DES DEUX MONDES. ~
l'avouent, de reconnaître , l'ordre nouveau en Bulgarie, le prince
Ferdinand de Cobourg, dont elle s'est fait un allié ; mais elle ne peut
risquer cet acte de diplomatie sans s'être entendue avec les autres puis-
sances, sans s'exposer à mettre en lambeaux le traité de Berlin, sans
s'affaiblir elle-même. Quand s'enlcndra-t-on pour reconnaître définiti-
vement le prince Ferdinand de Cobourg à Sofia? Il faudrait demander
cela au cabinet de Saint-Pétersbourg, qui ne paraît pas prêt à répondre
et qu'on n'est point disposé sans doute à défier. De sorte que l'Autriche
ne peut qu'attendre provisoirement, appuyée à l'Allemagne, augmen-
tant ses arméniens pour lesquels les délégations ne refusent aucun
crédit, défendant pied à pied, sans bruit, son influence dans les Bal-
kans et surveillant les événemens. C'est sa politique extérieure qui ne
peut avoir rien de décisif. 11 s'est produit pendant ce temps dans sa
politique intérieure un incident qui ne laisse pas d'être significatif, qui
pourrait même avoir son importance dans l'ensemble des affaires de
l'empire : c'est l'élection d'une diète nouvelle en Bohême.
Des élections se sont faites en même temps pour le renouvellement
des diètes provinciales en Galicie, en Dalmatie, dans l'istrie, dans le
Tyroi, dans la Carniole comme en Bohême, dans toutes ces régions où
l'esprit de nationalité est toujours vivace. Celles de la Bohême ont un
intérêt particulier. Elles ont eu surtout cela de caractéristique et de
curieux que la lutte s'est engagée entre deux fractions du parti natio-
nal, entre vieux Tchèques et jeunes Tchèques, également ardens à la
revendication des droits de la Bohême, mais divisés dans leur poli-
tique, dans leurs moyens d'action, dansleurs idées, dans leurs alliances.
Depuis bien des années déjà, — il y a de cela près d'un demi-
siècle, — les Tchèques sont à l'œuvre sous la direction du docteur
Rieger, qui a été le guide le plus actif, le plus accrédité de l'agitation
nationale. Ils ont soutenu bien des combats dans l'intérêt de l'auto-
nomie, des droits, des écoles, de la langue de leur pays, qu'ils n'ont
cessé de défendre contre les Allemands, longtemps prépondérans. Ils
ont fini par rester à peu près maîtres de la Bohême, même à l'exclu-
sion des Allemands, par reconquérir bien des garanties, bien des pri-
vilèges, — et ils ont réussi, surtout depuis l'avènement au pouvoir du
comte Taaffe, qui s'est proposé précisément de réconcilier les races
multiples de l'empire en donnant satisfaction aux vœux les plus légi-
times des diverses nationalités ; mais si M. Rieger et ses amis ont
réussi, — au moins jusqu'à un certain point, — dans leur œuvre, ils
ne l'ont pu qu'en faisant à leur tour des concessions, en se prêtant aux
alliances, aux transactions, aux combinaisons de circonstances qui pou-
vaient les servir. Ils n'ont pas craint de s'allier à l'aristocratie ter-
rienne, qui est un peu féodale et cléricale. Ils n'ont pomt hésité à
soutenir de leur vote au Rjichsrath de Vienne le ministère du comte
Taaffe, plus favorable que tout autre à leur cause. M. RiCj^er ci ses
REVUE. — CHRONIQUE. 475
amis ont agi en politiques et en tacticiens, en même temp? qu'en
patriotes. C'est justement ce qui a produit la scission, ce qui a djnné
naissance à un parti nouveau, celui des jeunes Tciièques, qui ont la
prétention de représenter la jeune démocratie libérale et progres-
sive, qui ont reproché à M. Rieger ses alliances aristocratiques, ses
complaisances pour un ministère de réaction tempérée. Les jeunes
Tchèques, avec des chefs comme M. Gregr, M. Ilerold, ont levé le dra-
peau contre les vieux Tchèques. Déjà la scission s'était manifestée à la
session du Reichsrath ; elle vient d'éclater plus vivement aux récentes
élections de la diète de Bohême, et de fait, c'est la jeunesse qui a triom-
phé, au moins relativement, dans les villes comme dans les campagnes.
Les jeunes Tchèques, qui ne comptaient que dix représentans à la der-
nière diète, vont être plus de cinquante dans la diète nouvelle. Ils ont
rapidement conquis la faveur populaire. C'est peut-être d'un singulier
augure pour les élections futures du Reichsrath, — et c'est ici que la
question se complique, qu'elle peut intéresser l'existence du ministère
de Vienne, la politii[ue même de l'empire.
Que les heureux jeunes Tchèques triomphent aux élections plus ou
moins prochaines du Reichsrath, comme ils viennent de triompher aux
élections de la diète de Bohême, c'est possible. Que feront-ils alors?
Ils peuvent sans doute, par une politique agitatrice, créer les difficul-
tés les plus sérieuses au ministère du comte TaatTe qui a besoin de l'ap-
pui des Tchèques pour avoir une majorité parlementaire; mais ils ne
le peuvent qu'en s'alliant directement ou indirectement à l'opposition,
qui est essentiellement allemande, qui, sous le nom de libéralisme,
représente le plus pur centralisme allemand. De sorte qu'ils se trou-
veraient dans l'alternative, ou de subir les nécessités que leurs prédé-
cesseurs ont subies, de reprendre 'a politique de M. Rieger s'ils veulent
servir utilement la cause de leur pays, ou de favoriser l'avènement
d'un ministère qui serait plus hostile aux revendications tchèques, qui
rendrait une force nouvelle aux influences allemandes dans les affaires
de l'empire. On n'en est pas encore là, il est vrai, et les choses, heu-
reusement sans doute, ne marchent pas avec cette logique en Autriche.
Les récentes élections des diètes provinciales ne sont pas moins le
symptôme d'un certain mouvement assez confus qui peut préparer, à
côté des difficultés extérieures de l'empire austro-hongrois, des difficul-
tés intérieures nouvelles.
Tous les pays ont leurs crises ou leurs imbroglios, et sans être pré-
cisément violente, sans se compliquer de menaces d'agitations popu-
laires, la crise-imbroglio que traverse l'Espagne n'est pas moins instruc-
tive et curieuse. Elle va se terminer sans doute provisoirement par la
clôture de la session ; elle ne laisse pas d'offrir, depuis quelques jours,
un spécimen assez bizarre de la vie parlementaire au-delà des Pyré-
Il76 REVUE DES DEUX MONDES.
nées. Lorsqu'il y a quelques semaines, le chef de cabinet, M. Sagasta,
proposait à la reine de suspendre momentanément les Cortès, il obéis-
sait à un double mobile. 11 voulait, ce n'est pas douteux, laisser aux
passions parlementaires qui venaient d'être singulièrement surexcitées
par des discussions irritantes le temps de se calmer. Il se flattait aussi
d'en finir avec une situation sans issue par une sorte de fiction ou de
subterfuge, en ouvrant, à peu de jours d'intervalle, une session nou-
velle oij la majorité aurait l'occasion de se débarrasser d'un président
dont elle ne voulait plus, et où le gouvernement lui-même pourrait
reprendre avec plus de chances quelques-uns des projets qu'il tenait
à faire voter. M. Sagasta le croyait ainsi, il n'a réussi qu'à moitié. Il a
bien ouvert, en effet, cette session imaginée pour la circonstance, pro-
mise à une courte durée, et à la place de M. Martos, à qui on ne par-
donnait pas de s'être séparé du gouvernement, le congrès a pu se don-
ner un président de son choix en élisant un ancien ministre, M. Alonzo
Martinez ; mais à peine les chambres se sont-elles trouvées de nouveau
réunies, les interpellations, les explications, les agitations ont recom-
mencé plus que jamais. Le président du conseil a rencontré devant lui
une opposition formidable représentée par le chef des conservateurs,
M. Canovas del Castillo, par un ancien ministre libéral, M. Gamazo, par
le général Cassola, par l'ancien président lui-même, M. Martos, qui a
accusé le .gouvernement d'avoir organisé un complot et d'avoir abusé
de la prérogative de la reine pour le déposséder de la présidence. Tous,
libéraux dissidens et conservateurs, se sont réunis pour livrer au mi-
nistère un assaut d'éloquence à peine interrompu depuis quelques
jours, entrecoupé de temps à autre de scènes violentes. 11 n'est pas
jusqu'au ministre des affaires étrangères, le marquis de la Vega y
Armijo, qui, égaré dans ces débats, n'ait eu la mauvaise fortune de pro-
voquer un incident des plus orageux.
En réalité, c'est le président du conseil qui est seul en cause, parce
que seul il est le gouvernement. Il change ses collègues, il modifie son
ministère; il reste le chef invariable, objet de toutes les attaques. 11
n'est pas toujours heureux dans ses défenses; il répond à tout par sa
majorité, une majorité aussi passionnée qu'incohérente, qu'il a parfois
de la peine à contenir et à manier. Il l'a gardée jusqu'ici pour sa dé-
fense personnelle. Il est douteux cependant qu'il puisse s'en servir
pour faire passer ses projets, notamment le suffrage universel, et son
unique ressource aujourd'hui est probablement de clore au plus vile
cette session nouvelle, comme il a clos, il y a un mois, l'autre session,
sans avoir rien fait. Ce sera une suspension, ce ne sera pas une solu-
tion, et l'Espagne a encore devant elle plus d'un jour de crise.
•> CH. DE MAZADE.
REVUE. — CHRONIQUE. 477
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Le mouvement de baisse qui s'est produit en juin avec une vigueur
dont a été fort surpris l'optimisme officiel de la spéculation haussière,
n'a pas été arrêté par la liquidation. L'élévation des taux de report,
tant pour les rentes françaises que pour les fonds internationaux ou
du moins la plupart d'entre eux, a démontré qu'il restait encore beau-
coup de positions à dégager et que ce travail de déblaiement ne se
ferait pas sans de nouveaux sacrifices de cours.
En effet, le 3 pour 100 a baissé d'une unité depuis la liquidation, par
suite des difficultés qu'ont trouvées à se faire reporter quelques gros
spéculateurs encore très chargés de rente. De 8/». 30, cours de compen-
sation, il a été ramené progressivement jusqu'à 8/|.15. Une reprise
passagère l'a relevé à 83.50. 11 reste à 83.30.
Les deux autres fonds, il est vrai, n'ont pas partagé le sort de la
rente perpétuelle, l'Amortissable n'a perdu que G fr. 25 à 86.15, et le
U 1/2 se négocie avec une plus-value de Ofr. 17 sur le cours du l^"" juillet.
On pourrait conclure de ce fait que la spéculation seule est atteinte par
ce changement dans les tendances de la Bourse et que les valeurs de
placement sont restées indemnes. Cette conclusion ne serait pas abso-
lument justifiée. Non-seulement les fonds étrangers et les grandes va-
leurs de notre place dont la spéculation s'occupe principalement ont
suivi le 3 pour 100 dans son mouvement de retraite, mais encore on a
vu baisser, et très sensiblement, certains titres considérés avec raison
comme desplacemensde premier ordre soustraits à tout aléa et que les
variations de la rente auraient dû laisser insensibles. Il s'agit de quel-
ques catégories d'obligations du Crédit foncier et des obligations 1886
de la ville de Paris.
Les obligations de nos grandes compagnies de chemins de fer ont
éprouvé quelques oscillations accusant, même de ce côté, un ralentis-
sement des achats de l'épargne. Les obligations anciennes du Crédit
foncier se sont bien tenues. Au contraire, toutes celles des émissions
relativement récentes ont fléchi, depuis les Foncières 3 pour 100 1877
jusqu'aux Foncières 1885 et aux Communales 1879 et 1880. Quant aux
Bons à lots et aux Bons algériens, qui ont été émis à 100 francs, et ont
valu un moment jusqu'à 125 francs, on les a compensés le 1" juillet à
90 francs et 75 francs, et de nouvelles offres, dans cette première
quinzaine, les ont encore fait baisser à 70 et à 55 francs. Il est évident
A78 REVUE DES DEUX MONDES.
que l'on a saturé de titres à lots la clientèle spéciale de ce genre de
placement, et que toutes ces émissions récentes souffrent d'un mal gé-
néral, l'insullisance de classement. Des milliers de titres flottent et
pèsent sur le marché, en pension ici ou là, dans l'attente de preneurs
définitifs. Le Crédit foncier ne pouvait guère être à l'abri du courant
de défaveur qui frappait certaines de ses obligations; l'action a fléchi
de 1,310 àl,2/j7 fr. 50, après détachement, il est vrai, d'un coupon de
32 francs, ce qui réduit la baisse totale à 30 francs.
Les obligations de la ville de Paris 1886 se tenaient le 1"'' juillet à
385. Le 6,1a municipalité a procédé à l'émission de 65 millions en titres
complètement analogues à ceux qui figuraient sous la mention ci-des-
sus à la cote. Soit absence de publicité ou tendance momentanée de
l'épargne à l'abstention, l'emprunt a éprouvé une sorte d'échec. Il a
bien été souscrit en réalité, mais non plusieurs fois, comme le veut
la tradition, et l'attribution aux souscripteurs de l'intégralité de leurs
demandes a très désagréablement surpris ceux qui avaient demandé
quatre ou cinq fois, en prévision de la réduction habituelle, la quantité
({u'ils désiraient ou pouvaient garder. L'emprunt n'est nullement classé,
aussi les titres se sont-ils immédiatement cotés en perte, et les obliga-
tions de 1886, avec lesquels ils sont confondus, ont baissé de 385 à 31k.
Les dispositions générales, que ces divers faits accusent plus ou
moins vivement, sont une explication suffisante du peu d'influence
exercé cette année, dans le sens de la bonne tenue de la cote, par le
détachement des coupons, soit le l''"' juillet sur les valeurs ne se négo-
ciant qu'au comptant, soit le 5 sur les valeurs de spéculation. Ce déta-
chement n'a provoqué aucune hausse, les coupons n'ont été regagnés
ni en totalité ni partiellement. Bien plus, la réaction s'est en quelque
sorte accentuée plus vivement après que les cours ont paru, sur la
cote, allégés du montant des coupons.
Cependant, il serait absurde de supposer les capitaux de placement
à ce point terrifiés par l'approche des élections générales que la Bourse
se voie menacée d'une grève totale de l'épargne. Les remplois de fonds
seront peut-être, en raison des circonstances, moins rapides que d'or-
dinaire, et leur effet pourra être peu sensible sur le terrain de la
Bourse. Mais ils n'en produiront pas moins, avec le temps, leur oITice
d'absorption, d'autant que celte baisse de certaines obligations du
Crédit foncier et de la ville de Paris offre en ce moment aux disponi-
bilités des occasions inespérées de placement avantageux.
Au dehors, très grand calme. Les rumeurs pessimistes concernant
la Serbie, la Bulgarie et les relations entre Saint-Pétersbourg et Berlin
S3 sont peu à peu dissipées. Cependant les attaques de la presse ber-
linoise contre les fonds russes ont repris par intermittence, et un nou-
veau recul s'est produit. Le ùpour 100 1880 et les Consolidés ont fléchi
d'une unité a 81^.25 et 88.75.
REVDE. — CHRONIQDE. /l79
La rente étrangère la plus atteinte a été l'Extérieure qui de 75.60 se
trouve ramenée à 72.50, avec détachement dans l'intervalle d'un cou-
pon trimestriel de 1 franc. Le désordre budgétaire dans la péninsule,
l'accroissement trop régulier des déficits, ont fini par inspirer des
doutes sérieux sur l'opportunité du maintien des cours où une spécu-
lation audacieuse avait réussi naguère à porter ce fonds. De grosses
difficultés de liquidation à Barcelone ont accusé tout à coup les côtés
faibles de cette situation. Le crédit de l'Espagne, alors que la néces-
sité d'un très gros emprunt est manifeste, ne comportait pas les cours
que l'on vient d'abandonner.
Le Hongrois et l'Italien, déduction faite sur les prix du i" juillet
du montant des coupons, 2 francs et 2 fr. 17, ont reculé environ d'une
demi-unité. Le Turc a été recherché d'abord, puis offert, pour compte
allemand dans les deux sens, les banquiers de Berlin ayant à se dé-
gager d'un gros stock d'obligations douanes, émises l'an dernier, mais
non placées. La Banque ottomane à 505, ex-coupon de 12 fr. 50, a été
immobile.
L'Unifiée se tient aux environs de 450. Il n'est plus question pour
l'instant de la conversion égyptienne; l'opération est ajournée à l'au-
tomne ou à l'hiver, le gouvernement français n'ayant pas cédé sur la
question de l'évacuation. Entre Londres et Paris aucune entente n'a été
possible. Le renvoi à plus tard de la grande opération financière qu'a-
vait préparée la maison Rothschild n'a pas été sans influence sur l'al-
titude de laisser-aller et de mollesse découragée qu'a prise le marché.
Il ne reste comme émission en vue pour ce mois de juillet que quel-
ques milliers d'obligations de la province argentine de San-Luis, pré-
sentées à l'épargne française par la Banque parisienne.
Les chambres se sont occupées ces jours derniers de deux projets
de loi, intéressant l'un la Société des téléphones, l'autre la compagnie
de Panama. Le vote du projet présenté par le gouvernement et déci-
dant la reprise par l'État de l'exploitation des téléphones a valu à l'ac-
tion de la Société qui se voit dépouillée de cette exploitation, une
baisse de 50 francs (405 francs au lieu de 477.50, sous déduction d'un
dividende de 25 francs). Quant à la compagnie de Panama, son liqui-
dateur est autorisé, par la loi qui vient d'être adoptée, à émettre
sans restriction de prix minimum les obligations à lots restées dans
les caisses de la société sur l'émission de 1888. Une clause de la
loi met à l'abri de toute revendication les sommes déposées par la
Société civile pour assurer le paiement des lots et le remboursement
des obligations.
Le marché des titres des établissemens de crédit a subi, comme
celui de tous les autres groupes de valeurs, l'influence des dispositions
peu favorables qui ont dominé depuis la liquidation.
La Banque de France a baissé de 80 francs à 3,770. Les énormes
liSO REVUE DES DEUX MONDES.
rentrées d'or qui ont grossi l'encaisse métallique depuis deux mois
n'ont pas eu d'action sur le montant des bénéfices hebdomadaires.
Pour les trois premières semaines du second semestre, le total de ces
bénéfices s'élève à 1,500,681 francs. Mais les dépenses d'administra-
tion, pour la même période, atteignent l,231,80/i francs. Il reste donc
à peine 270,000 francs pour les actionnaires. D'autre part, il apparaît
de plus en plus probable que la liquidation de l'ancien Comptoir d'es-
compte, même en supposant une contribution d'indemnité des admi-
nistrateurs de 25 à 30 millions, laissera encore un déficit de 10 mil-
lions à la charge des sociétés qui ont donné la dernière garantie de
/|0 millions.
Si cette éventualité se réalisait, la Banque de France, qui figure pour
10 millions dans la liste des participans à cette garantie, perdrait
25 pour 100 de cette avance, soit 2 millions 1/2.
Bien que de telles prévisions ne laissent aux porteurs d'actions de
l'ancien Comptoir aucune espérance de toucher jamais un dividende
de liquidation, ces titres continuent à se négocier entre 95 et 100 fr.
Nous avons signalé plus haut la faiblesse du Crédit foncier, actions
et obligations. La Banque de Paris a reculé, de son côté, de 15 francs
à 712.50, ex-coupon de 20 francs, le Crédit mobilier de 22 fr. 50 à
392.50, ex-coupon de 15 francs.
- Le Crédit lyonnais et la Banque d'escompte se sont tenus assez
fermes.
Les actions de nos grandes Compagnies de chemins de fer, que la
spéculation avait poussées de concert avec la rente, sont retombées
avec celles-ci, et très lourdement. Le Lyon est en réaction de 20 francs
à 1,290, le Nord de 50 francs à 1,670, le Midi de 25 francs à 1,155,
ces différences s'ajoutant au montant des coupons détachés le 5. L'Or-
léans a fléchi de 10 francs à 1,330. L'Est et l'Ouest, dont les spécu-
lateurs ne s'occupent pas, ont monté de 5 francs à 795 et 945.
Quelques valeurs industrielles n'ont pas été mieux traitées. Le Suez,
ex-coupon de 5h francs, a baissé de 30 francs à 2,255; les Omnibus de
kl francs à 1,210, les Voitures de 5 francs à 757.50, la Compagnie
transatlantique de 15 francs à 570.
Les Bouillons Duval, après d'énormes fluctuations entre 1,900 et
2,150, perdent 50 francs à 2,100.
Tout ce groupe avait été poussé, non sans exagération, au moment
de l'ouverture de l'Exposition, en prévision d'augmentations considé-
rables de recettes. Aujourd'hui les acheteurs réalisent.
Les Chemins de fer étrangers n'ont pas échappé à la réaction. L,es
Autrichiens perdent 11.50 à /j85, les Lombards 5 à 262.50, les Méridio-
naux 15 à 705, le Nord de l'Espagne 1^ à 385, le Saragosse 15 à 283. 75.
' ■ " Le directeur-gérant : C. BuLQz,
SIMPLE RÉCIT...
M. Polanski venait de fraiicliir le péristyle de son château, quand
il aperçut devant lui la figure hâve de Joseph Blazek qui le regar-
dait, le menton appuyé sur une main, à la façon des paysans
slaves, tandis que de l'autre main il soutenait son coude.
— Qu'as-tu à me dire, Blazek?
— Je suis venu vous parler, monsieur,., ou plutôt, vous de-
mander conseil.
Et le paysan jeta autour de lui un regard méfiant.
— Tu peux parler sans crainte, mon bon Blazek, personne ne
nous écoute.
— C'est que, voyez-vous, monsieur, c'est mon fils... mon
Franck... vous savez bien?.. La voix du gospodarz (petit proprié-
taire) devint indistincte comme si elle s'étranglait dans un sanglot
muet.
— Franck?.. Eh bien!.. Quoi!.. Ne va-t-il pas mieux?
— Il est mort ce matin à l'aube, monsieur.
Et les minces narines du paysan eurent un frémissement... —
C'était un si bon travailleur, — continua-t-il en branlant la tète. —
En a-t-il assez coupé de trèfle sur votre champ, monsieur, — la
faux ne cessait pas de grincer entre ses mains... mais, c'est la vo-
lonté de Dieu, le typhus l'a étouffé, tout est fini à présent. 11 n'a
même pas achevé le vin que madame lui avait envoyé.
— Oui, oui, c'est un bien grand malheur de perdre un si beau
gars, dit le maître.
— Que voulez-vous, monsieur, c'est la volonté du Seigneur ;
mais... le pire à présent... c'est l'enterrement.
— Tu as raison. Et... as-tu été chez le prêtre?
TOME XCIV. — l''' AOUT 1889. 31
A82 REVUE DES DEUX MONDES.
— Bien sûr que j'y suis allé, mais notre prêtre a peur, il dit
qu'il ne peut pas; il a reçu un papier des autorités,., on pourrait
l'envoyer en Sibérie, paraît-il! « Apporte-moi une permission du
chof du district, m'a-t-il dit, et nous verrons. »
— 11 a dit cela?.. Mais alors, mon pauvre Blazek, il n'y a rien à
faire. Tu sais bien que le prêtre est lié, on serait capable de l'en-
voyer à l'autre bout du monde, et de mettre à sa place quelque
âme damnée moscovite!.. Non... il n'v arien à faire!..
— Et, me conseillez-vous d'aller trouver le chef du district,
monsieur ?
— Hum !.. Essaie toujours... — Il est si difficile de te donner un
bon conseil... Dans une affaire pareille, personne ne peut te venir
en aide.
— Moi, continua le paysan, j'avais dit à ma femme : « Nous en-
terrerons le garçon nous-mêmes, à la nuit, sans que personne ne
le sache; comme cela, il reposera entre les siens; et si le prêtre ne
l'asperge pas d'eau bénite... eh bien, le bon Dieu ne s'en ofïensera
pas, et il le recevra tout de même, dans sa gloire, s'il l'a mérité! »
Mais quand ma femme a entendu cela, elle a sauté, comme si on
l'échaudait avec de l'eau bouillante, et elle se bouchait les oreilles:
Est-ce que notre fils a mérité cette honte, criait-elle, que les clo-
ches ne sonnent pas après sa mort, et qu'on n'allume pas les
cierges autour de son cercueil? — N'est-il pas ton fils, que tn
veux l'enfouir sous la terre comme un chien?.. Et elle pleurait à
vous arracher le cœur.
M. Polanski soupira, regarda un instant avec pitié le paysan :
— Ah ! les temps ont bien changé depuis quelques années, mon
bon Blazek, mais qu'y faire! On ne traverse pas un mur avec sa
tête !.. Dieu nous envoie de bien rudes épreuves!
— C'est ce chien de greffier de la commune qui a tout fait, —
dit le gospodarz avec ime flamme de haine dans les yeux. — 11
s'est entendu avec le pope... Ils ne pensent qu'à faire le malheur
des honnêtes gens, ces deuix coquins-là! Est-ce que je me doutais,
moi, que mon grand'père avait été autrefois baptisé dans une église
uniate? Je me souviens très bien, au contraire, l'avoir vu enterrer
ici, dans notre cimetière catholique ! Mon Dieu ! mon Dieu ! com-
ment va le monde à présent !..
Il avait pris la main du maître, la baisa avec respect ; puis, len-
tement, le front soucieux, il se dirigea vers sa demeure.
Plus il se rapprochait de sa cabane où reposait le corps de son
Franck, plus son cœur se serrait de douleur. Il songeait comment
deux semaines à peine auparavant, Franck galopait encore avec
ses chevaux vers l'abreuvoir, lançant si gaîment au vent sa chan-
son que l'écho lui renvoyait à travers tout le village. « Et dire,
SIMPLE RECIT. i83
pensait-il, qu'il n'avait pas même eu le temps de jouir de rien dans
la vie!.. Il avait toujours travaillé pour les autres !.. C'était un ca-
ractère si doux, il allait partout où on lui disait d'aller et le traviiil
brûlait dans ses mains! »
Ou bien encore, il le revoyait le soir, penché sur un livre auprès
de la petite lampe dont la mèche vacillait ; il essayait de lire, épe-
lait l'une après l'autre les syllabes avec elTort et d'une voix sacca-
dée. « Il était si curieux des livres! Helas! pourquoi Dieu frappe-
î-il l'homme si cruellement? »
Blazek avait pénétré dans une écurie où se tenaient deux petits
chevaux de paysans. Il appuya son front sur le bord de la man-
geoire, et là, éclata en sanglots. Tout le jour, devant sa femme et
ses enlans, il avait affecté d'être calme. Est-ce qu'un homme peut
se laisser aller à pleurer comme une Aieille baba! mais ici, seul,
devant ces bêtes muettes, son cœur débordait.
Il releva sur les chevaux ses yeux aveuglés par les larmes.
Comme Franck les soignait bien autrefois ! il s'oubliait pour eux,
il se privait de nourriture et de sommeil, pour ne jamais laisser
leur mangeoire vide, pour qu'il y eût toujours devant eux, ne
fût-ce même qu'une poignée de foin. Maintenant ils avaient l'air
affamé. Ils regardaient leur maître d'un air inquiet, penchant vers
lui leur tète pour recevoir une caresse. Mais rien, désormais, ne
pouvait plus faire plaisir à Blazek, son fils était toujours devant ses
yeux. Tantôt il le revoyait, le dimanche matin, quand, revêtu de sa
chemise bien blanche, de sa capote neuve et de ses bottes, il par-
tait pour l'église et que les filles lui souriaient en montrant leurs
dents blanches, tantôt il lui apparaissait sa faux à la main, entas-
sant l'herbe qu'il venait de couper, ou bien soulevant sur la pointe
de sa fourche les lourdes gerbes de blé, comme s'il se jouait... Oh!.,
oui!., la femme avait raison... Comment ne pas faire un enterre-
ment humain à un fils pareil!.. Comment refuser d'entendre les
pleureuses sui^TC sa dépouille en déplorant sa jeunesse trop tôt
fauchée !
Il entra dans la maison.
Au milieu de Yizba^ couché sur de la paille, gisait Franck, une
image sainte entre ses mains croisées. Il était seul. La chambre
avait été débarrassée de tous ses objets qu'on avait portés chez les
voisins. Dans un coin, près de la lucarne, la vieille Wojtowiczka,
qui l'avait habillé pour la mort, chuchotait des prières.
Le gospodarz regarda son fils, récita une oraison, agenouillé
aux pieds du défunt. Quand il se releva, son visage était transfi-
guré.
— Non !.. je ne t'enfouirai point comme un cliien dans la fosse,
mon enfant chéri, cria-t-il à haute voix, comme si son fils eût pu
^84 REVUE DES DEUX MONDES.
rciitcndre, non, tu n'auras pas un enterrement sans prêtre ni sans
cortèg^c qui te fasse la conduite au cimetière!., et, s'il le faut,
j'irai trouver le...
— Oye ! oye!.. exclama la Wojtowiczka, en commençant ses
lamentations.
Le paysan s'interrompit. Et très grave, il demeurait debout, con-
templant le cadavre de son fils. Soudain, une pensée subite, ter-
rible, lui traversa le cerveau. Et si on allait vraiment lui ravir
son fils, si on allait le déposer dans le cimetière schismatique...
qu'arriverait-il au jour du jugement ! — Comment Franck ferait-il
pour retrouver les siens?.. Ces scliismatiques... ces parjures ne le
lâcheraient point sûrement!., et lui, pauvre âme privée de père et
de mère, resterait à jamais parmi les étrangers comme s'il était un
orphelin !
Le cœur tout bouleversé, il fit un signe de croix et sortit à la
recherche de sa femme. Il la trouva chez des voisins, elle était as-
sise sur un coffre, les yeux gonflés d'avoir pleuré.
— Allons, Yagos, que la volonté de Dieu soit faite. Ne te désole
plus, je vais aller trouver le chef du district. J"irai trouver le
diable lui-même, s'il le faut, mais je ne laisserai pas prendre mon
Franek. Nous l'enterrerons là où nos pères reposent, et à moins
qu'il n'y ait pas de justice ici-bas...
il sortit. C'était l'été, il ne lui fallait donc faire aucun préparatif
pour la route. 11 recommanda seulement à Yasiek, son second fils,
de bien surveiller les champs et la cabane, puis sauta sur son
cheval, mit devant lui un sac de fourrage, et, la tête penchée sur
la poitrine, il s'élança sur la grand'route.
La ville où habitait le chef du district était située à vingt et un
kilomètres du village.
La chaleur du soleil brûlait terriblement, ce jour-là, mais le
paysan ne la sentait pas, quoique la sueur ruisselât à grosses
gouttes de son front. Il lui semblait seulement que l'astre éclatait
de rire à sa face, comme s'il se moquait de son malheur.
Il faisait grand jour, quand il arriva à Z... Blazek conduisit tout
d'abord son cheval à l'écurie, et se dii'igea ensuite vers la demeure
du chef.
Il la connaissait bien, cette maison, pour avoh* stationné déjà
deux longues journées devant la porte... C'était après la naissance
de leur dernier enfant, que le pope voulait absolument faii-e porter
à l'église schismatique. Mais alors Blazek n'avait pas pu voir le
chef, parti justement le matin en inspection, et quand après deux
jours d'attente il avait appris enfin son retour, on lui avait dit que
Sa Noblesse fatiguée, et indisposée, ne pouvait le recevoir ni aujour-
d'hui ni demain. Rentré chez lui, Blazek avait appris que, pour cause
SIMPLE KÉGIT. A85
d'insubordination vis-à-vis des autorités ecclésiastiques, il était
condamné à payer douze roubles vingt-cinq kopecks.
11 paya, dans l'espoir d'être laissé en repos; mais c'est bien à
contre- cœur qu'il fit sortir de son coffre un beau billet de dix rou-
bles. Il le regarda longtemps, comme s'il voulait prendre congé de
lui, car enfin, cet argent n'avait été ni volé ni trouvé, mais bel
et bien gagné à la sueur de son front dans la forêt de M. Polanski.
Sa femme y ajouta deux roubles cinquante gros, que lui avait rap-
portés la vente de ses œufs et de son fromage, et qu'elle cachait à
son insu dans une baratte cadenassée.
— Donne-leur ces douze roubles!.. Donne-les-leur, et qu'ils
nous laissent la paix, dit-elle.
Ils avaient cru, les simples, que leurs ennuis étaient finis désor-
mais, et voilà qu'un malheur plus grand les écrasait, et qu'ils de-
vaient encore une ibis aller mendier l'aide et la pitié humaines.
Grâce à sa récente expérience, Blazek trouva facilement son che-
min chez le chef. Il savait qu'il fallait entrer par la cuisine et faire
antichambre, dans une petite pièce, parmi la foule des autres solli-
citeurs qui attendaient comme lui. Mais cette fois, la chance lui
sourit, comme s'il était né coiffé. Il avait à peine attendu quatre
heures, que le chef entra brusquement par hasard dans la chambre.
Son uniforme était déboutonné, et il bâillait encore, car il venait
de faire sa sieste de l'après-midi.
A la vue du paysan, sa face cramoisie et bien reposée se rem-
brunit, et quoiqu'il connût parfaitement le polonais, il lui demanda
en russe et d'une voix gutturale, tonnante, officielle, et très ca-
ractéristique :
— Qui es-tu, toi?.. Et que veux-tu?
Le paysan tressaillit. Il connaissait la langue russe, pour autant
qu'elle ressemblait à la langue polonaise ; mais lorsqu'il l'entendait,
elle lui causait toujours une impression d'angoisse, difficile à expli-
quer. N'était-ce pas toujours par sa voix qu'arrivaient toutes les
misères? Contributions directes, contributions mihtaires, amendes
pécuniaires, et quelque chose de plus effrayant encore, qu'aucune
loi ne peut déterminer : l'outrageante rapacité des employés du
gouvernement, leur tyrannie envers les paysans, les pots-de-vin sans
nombre qu'ils prennent, et les inscriptions faites de mauvaise foi
dans les livres du district, — falsifications qu'aucune justice humaine
ou divine, aucun tribunal, aucun décret supérieur n'avait plus
ensuite la puissance d'annuler.
Tout cela se présentait nettement à son esprit et le faisait trem-
bler de la tête aux pieds. Il se plia néanmoins en deux jusqu'aux
genoux du chef :
Il86 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je suis Tenu, éclairé chef! parce qu'on m'a dit que j'avais
été inscrit dans les livres comme uniate...
Et tandis que Blazek parlait, il revit soudain devant ses yeux son
fds Franck, étendu là-bas sur la paille, au milieu de l'izba; alors,
à voix basse, il ajouta : — Mon fds est mort, seigneur ! il avait été
baptise à l'église catholique et voilà que le prêtre ne veut pas l'en-
terrer sans que j'aie un certificat de Votre Noblesse.
— Mais il est clair, alors, que tu es schismatique, dit le chef.
— Oh! chef éclairé !.. mais je suis catholique, catholique romain,
comme mon père, comme mon grand-père... Je me sou\dens très
bien encore de l'enterrement de mon aïeul qui repose au village,
dans notre cimetière,., et ma femme aussi est catholique et Polo-
naise. Je vais tous les dimanches à l'église catholique et je m'y
suis toute ma vie confessé,., c'est seulement cette année-ci... que...
— Tu dis que le curé t'accepte à la confession?..
— C'est-à-dire, chef éclairé, que cette année-ci, à Pâques, il n'a
pas pu,., il a dit qu'un papier était venu des autorités... et notre
enfant non plus n'a pas encore été baptisé !..
— Mais pourquoi t'obstines-tu comme cela à vouloir tenir tête
aux autorités religieuses!... Ya au tcerkîef. Est-ce que cette
bâtisse-là n'en vaut pas une autre? Après tout, cela doit revenir
au même de se confesser là ou aillem's.
— • Mais... ce n'est pas seulement de moi qu'il s'agit. Excel-
lence... Mais c'est mon fils, mon fils aîné,., mon Franck qui vient
de mourir. Il avait été baptisé dans notre sainte église, il a donc le
droit de reposer dans un cimetière catholique.
— Que tu es bête ! . . comme si là-bas ou ici on ne le recouvrira
pas également de terre, et basfa!.. Ça me serait bien égal, à moi,
qu'on me mît ici ou ailleurs! Je suis schismatique, pourtant; mais
quand je serai mort, qu'on fasse de moi ce qu'on voudra!..
— Mais, alors, si c'est la même chose, chef éclairé, que Votre
iXoblesse veuille bien me délivrer un papier pour notre curé. Ah!
le bon Dieu vous en récompensera!
— Imbécile!..
Et le front du chef se rembrunit encore daA^antage. — Eh bien!
c'est justement parce que tu t'msurges et que tu désobéis, que je
ne te donnerai pas ce papier. Allons, déguerpis, au galop!..
Un voile épais aveugla subitement les yeux du malheureux pay-
san. Il pâlit affreusement, ses lèvres tremblèrent, et ses genoux
fléchirent sous lui.
Le chef le regarda, puis haussa les épaules :
— Quel animal tu iais!.. et d'abord, même si je le voulais, je ne
pourrais pas faire ce que tu me demandes, cela ne dépend pas de moi !
SIMPLE RÉCIT. /t87
— Et de qui cela dépend-il? demanda en hésitant le paysan, dont
le visage s'éclaira d'une déchirante expression.
— Du consistoire schismatique de Chelm.
— Et où le trouverai-je , mon Dieu!., cet éclairé consistoire?..
— A Chelm. Tu connais Chelm,.. une ville... Là siègent les plus
grandes autorités de l'église orthodoxe. Il faut te présenter dans la
kancehinja épiscopale et aller jusque chez Yarchireu lui-même.
Peut-être te permettra-t-on de rester catholique, mais c'est dou-
teux, et il est plus que sûr que tu n'obtiendras rien ; car, évidem-
ment, ta famille est d'ancienne provenance schismatique, et tu vois
que le prêtre catholique le pense aussi, puisqu'il ne veut plus te
confesser.
— Mais ce n'est pas lui qui ne veut pas ! s'écria Blazek hors de
lui!., c'est ce chien de greffier qui a tout manigancé, c'est lui qui
a flairé que mon grand-père avait été soi-disant baptisé dans une
éghse uniate, et il est allé le souffler au pope. Le jour de la
Sainte-Hedwige, je l'avais rencontré à la foire, il me dit : « Bon-
jour, gospodarz, avez-vous vingt-cinq roubles pour moi? » Et moi,
là-dessus : « Pensez-vous donc, monsieur l'écrivain, que chez nous
les poules pondent de l'argent. Cependant, si vous voulez des œufs,
ma femme vous les portera volontiers. » Mais lui, en me regardant
du haut en bas : « Ou bien tu me donneras vingt-cinq roubles
argent, ou bien je t'inscrirai dans le livre comme schismaticpie. »
J'ai cru, moi, qu'il plaisantait, comme c'est son habitude, quand il
veut se faire payer de l'eau-de-vie, et je lui chs : « Je n'ai jamais
été schismatique, monsieur l'écrivain, et je ne le serai jamais !..
Quand je vais labourer, ma charrue ne fait pas sortir des roubles
de la terre, voilà pourquoi je ne peux pas vous en donner. »
Je pensais que tout était fini, mais voilà que le curé me dit, quel-
ques jours après, qu'il ne veut pas baptiser mon enfant, ni écouter
ma confession...
— Et comment s'appelle ce greffier? demanda le chef.
— Je ne sais pas trop, il est du village de Korabina.
— Est-ce Siergiezewskij ?
— Oui, oui,., c'est cela.
— Eh!.. Eh!., il faut bien que chacun "vdve... après tout!..
— Alors, dit avec désespoir le paysan en s'inclinant très bas, je
ne trouverai pas de justice auprès de Votre \oblesse?
— Mais quand je te répète pour la centième fois que cela ne me
regarde pas!., je ne suis pas pope, moi!.. C'est une alfaire de
pope,., ça !
Et il prononça le mot pope d'un ton méprisant.
— Il faudra donc queje marche toute la nuit pour arriverjusqu'à
A88 REVUE DES DEUX MONDES.
Chclm ! Oh ! mon Dieu, dans quels temps vivons-nous, que les hommes
doivent renier leur Dieu?
Il salua encore le chef jusqu'à terre, mais celui-ci ne le regar-
dait déjà plus. Un petit roquet noir venait d'entrer, qui se précipita
familièrement sur la poitrine de son maître. Le chef lui fit mille
caresses, lui tira les oreilles, l'appela des noms les plus tendres.
L'expression sévère et officielle de sa physionomie avait totalement
disparu.
Blazek traversa la cour de la maison, tenant toujours respectueu-
sement sa czapka à la main. C'est dans la rue seulement qu'il osa
se l'enfoncer sur les yeux : <( A qui donc, hélas! demander con-
seil à présent? » Et cependant, Franck avait bien mérité que son
père se donnât de la peine pour lui :
— Que la volonté de Dieu soit faite! j'irai à Ghelm. Le bon Dieu
nous a donné le saint été... Je voyagerai la nuit.
Il abreuva son cheval, acheta un petit pain à une juive qui était
assise sous un auvent de toile, et, après s'être enquis de la route,
il partit pour Chelm.
Il faisait clair de lune. Le disque d'argent nageait en plein ciel,
envoyant à la terre une clarté douce et blanche. Blazek trottait
toujours, il dépassait des forêts, des villages, ne s'arrêtant nulle
part, ne regardant même pas autour de lui. Que de gens sur cette
terre du bon Dieu!.. Que de choses dilïérentes! mais lui ne voyait
rien, rien que cette petite chambre là-bas, et cette paille...
« Hélas! comme l'enfant de vos entrailles a plus de prix pour
vous que le monde entier! Le bon Dieu l'a voulu ainsi, et ce sera
toujours comme cela jusqu'à la fin du monde... et le perdre,., c'est
comme si on vous arrachait l'àme!.. on ne peut pas se faire une
raison!.. Mais au moins pouvoir l'enterrer honnêtement, ne pas lui
faire honte. . . Hélas ! . . Que penserait-il donc, lui, si on allait le mettre
parmi les étrangers? Non, non, je ne te donnerai pas à eux, mon
enfant chéri, je ne te donnerai pas!.. Tu ne seras pas confondu
avec eux au jour du jugement dernier, mais tu seras avec nous,
car tu es nôtre! »
Et dans la tête du paysan, les mêmes idées tournaient incessantes.
Le jour était déjà bien avancé quand il arriva à Chelm. Tout
d'abord, il s'informa de l'endroit où se trouvait la katicehinja épis-
copale. Un petit juif serviable, devinant qu'il devait avoir quelque
argent, lui donna les renseignemens voulus. Il ne démanda pas au
(jospodarz dans quel dessein il était venu. Ne voyait-il pas chaque jour
arriver à Chelm des processions de paysans ruinés, illettrés, misé-
rables, et qui venaient défendre leurs droits avec un acharnement
héroïque ?
SIMPLE RÉCIT. llS9
— Essayez votre chance, disait le juif; si votre cause est bonne,
vous réussirez... peut-être... quoiqu'avec ces gens-là ce soit bien
diiïicile.
Et il fit un geste significatif, comme s'il n'osait prononcer un mot
contre les puissantes autorités orthodoxes de Chelm. Au moment
oïl Blazek se rapprochait des bureaux diocésains, les cloches se mi-
rent à sonner dans toutes les églises schismaticpiesdelaville. C'était
comme une incohérente bousculade de sons, un tocsin accompa-
gné d'une sonnerie de mille autres cloches discordantes : la \Taie
sonnerie caractéristique des églises orthodoxes. L'homme s'arrêta
un instant, il joignit les mains, leva les yeux vers les cloches qui
bourdonnaient toujours, et, tout en branlant la tête :
« Ils ne savent même pas sonner honnêtement, » pensa-t-il.
« Chez nous, quand les cloches carillonnent, cela vous va droit au
cœur... Chez eux, c'est comme si de vieilles babas se querellaient
sur la place du marché!.. »
S'enhardissant peu à peu, il atteignit la porte de la kancelarya
épiscopale.
Sous le péristyle se tenait un misérable individu, une espèce de
portier en uniforme râpé, en culotte déchirée, coiffé d'une czapka
si passée que la couleur primitive en avait totalement disparu. A la
vue de Blazek il prit un air arrogant, releva la tête, mit les poings
sur les hanches :
— Et que viens-tu faire ici, imbécile? demanda-t-il.
Le paysan se courba très profondément presque jusqu'aux ge-
noux de l'homme :
— J'ai ici une affaire, dit-il,., c'est-à-dire à la kancelarya.
— On ne laisse passer personne.
— Eclairé avocat.'., c'est une affaire si pressée !
— On ne laisse passer personne, te dis-je!.. à moins, cepen-
dant... que l'on ne paie.
— Et combien dois-je payer, Excellence?
— Un rouble.
— Un rouble?.. Mais d'où voulez-vous que je le prenne, avocat
éclairé? On m'a déjà si fort ruiné!
Il plongea néanmoins ses doigts dans la petite poche de cuir
suspendue à sa ceinture, pour en tirer une pièce de quarante gros ;
mais ce n'était pas chose facile, la mince piécette glissait entre ses
doigts rudes. Le portier suivait d'un œil intéressé cette lutte des
doigts avec la monnaie récalcitrante.
— C'est tout ce qu'il me reste, gémit le paysan.
Il avait enfin saisi la petite pièce, il la palpait, la faisait reluire,
comme s'il espérait qu'elle se changerait en ducat. Mais l'homme,
/|90 REVUE DES DEUX MONDES.
([ui n'avail ])cis encore compris pourquoi on le nommait avocat, la
lui ai'raclia de la main.
— Va-t'en par là, imbécile!., à droite, entends-tu? — Monte
l'escalier... Sur la porte, il y a un écriteau.
Le paysan franchit le seuil du bâtiment, entra dans le corridor
et gagna l'escalier. Il lui semblait avoir déjà fait beaucoup pour sa
cause, en donnant ces quarante gros à cet avocat, comme il le
nommait. Au reste, il ne saisissait pas très nettement quelle était
sa situation. Et puis, cette ville inconnue, ces cloches assourdis-
santes, la pensée qu'il faudrait parler à ces popes,., tout cela le
remplissait de terreur, et plongeait son esprit dans un état de su-
perstitieuse rêverie. Ce n'est pas impunément qu'il avait si souvent
écouté le soir, à la veillée, les contes des vieilles fdeuses. Et il se
rappelait son angoisse quand la conteuse, entourée de son au-
ditoire haletant, disait : u Alors, il se mit en marche... et marcha,
marcha,., marcha!.. » Toujours il y avait au bout de cette marche
quelque fait inattendu, extraordinaire. Blazek se disait que lui aussi,
il marchait, marchait, marchait ; mais qu'allait-il lui arriver? Aurait-il
de la chance, comme ce troisième fds de la fable, qui invariable-
ment était sot et bête, mais à qui tout réussissait.
Qui sait?..
Il avait saisi entre ses mains le loquet de la porte, et gauche-
ment essayait de l'ouvrir. Combien il aurait voulu se faire petit
comme une souris, pour pénétrer sans bruit dans ce sanctuaire !
Mais le grincement de la porte et ses lourdes bottes firent grand
tapage.
— Quel est l'animal qui entre? cria en russe un employé assis à
une table. Puis, il se remit à écrire comme si de rien n'était.
— Seigneur !
— Eh bien?.. Que veux-tu? lui jeta le petit gratte-papier avec
impatience.
— Voilà ce que c'est, Excellence, j'ai été inscrit comme schis-
matique... et c'est une erreur. Car mon père,., mon grand-père...
toute ma famille étaient catholiques...
— Mais cela devient une vraie calamité que tous ces paysans, —
grommela l'employé, — quels certificats as-tu?..
— Je n'en ai aucun... mais je me rappeHe très bien... qu'à i^à-
ques... quand mon grand-père est mort, on...
— As-tu des papiers, je te demande... des actes... des extraits
de naissance?..
— Et comment aurais-je eu le temps de les prendre, Excellence?..
J'étais si pressé... Voici le sainteté... le cadavre peut se décom-
poser... — il faut l'enterrer...
SBIPLE RÉCIT. 491
— Eli! que diable me chantes-tu avec ton cadavre, puisque tu
dis que ton grand-père est mort à Pâques?
— Mais non, chef éclairé!., c'est mon fils, mon fils Franck qui
vient de mourir ; le prêtre ne veut pas l'enterrer, il demande un
certificat...
— Si tu n'as pas apporté son extrait de naissance, tu peux aller au
diable; conduis ton fils au cimetière schisraatique, et puis basta!..
— Monsieur l'écrivain, ayez pitié de lui... un si bon garçon... si
vaillant au travail, — et le laisser enterrer parmi les étrangers!..
— Écoute, il est inutile que tu restes ici à pleurer et à nous
étourdir les oreilles, cela ne servira à rien, et si tu continues, je te
fais jeter à la porte!..
Le paysan s'était redressé li\ide.
— Alors, dit-il, il n'y a pas de justice ici?.. 11 n'y en a plus
dans ce bas monde? Et vous croyez, vous autres, que je vous don-
nerai mon Franck?.. Vous croyez que je le laisserai mettre dans le
cimetière schismatique?..
Et, disant cela, il sortit, haut la tête, jetant la porte derrière lui,
et marchant à grands pas, sans plus se soucier du bruit que fai-
saient sur le parquet ses lom*des bottes. Ses lè\Tes tremblaient de
colère, et de son poing fermé il menaçait un ennemi invisible.
Sur l'escalier, il rencontra un desserrant de l'église russe qu'il
prit pour un chef supérieur : « Allons^ se dit-il, essayons encore
une fois la chance ! »
— Et quelle est ton affaire, demanda le dyitken employant, pour
être plus compréhensible, un mélange de russe et de petit-
russien ?
Le paysan, embrassant les genoux dudessenant et lui baisanl
les mains, conta son affaii'e tout au long.
— Et tu n'as aucun papier... aucun document?
— Non,., rien.
— Hum!., ce sera difficile et cela coûtera beaucoup... mais... il
y a moyen... il y a moyen... Si tu savais au moins sous quel nu-
méro ta cause est classée... Ton nom est Blazek, n'est-ce pas?..
Mais ton grand-père, comment s'appelait-il?
— Wojciek Blazek.
— Wojciek Blazek... attends donc... mais cela coûtera!., es-tu
petit propriétaire ?..
— Oui,., je suis gospodarz.
— Ah!., eh bien ! cela coûtera dix roubles.
— Evèque éclairé!., où voulez- vous que je les prenne, ces dix
roubles, je n'ai presque plus rien sur moi... et là-bas... l'enlanl
attend... il fait si chaud!..
— Alors, cherche quelqu'un d'autre.
!l9'2 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oh! mon Dieu, dit le paysan en se tordant les bras, j'ai déjà
payé une amende de douze roubles pour le dernier-né, et pourtant
on ne m'a pas permis encore de le baptiser. — Où prendre de l'ar-
gent?..
— Écoute, puisque tu es pauvre, cela ne sera que huit roubles,
donne-les-moi, et je ferai toutes les démarches.
^ Mais comment le trouver, cet argent. Seigneur?..
— Vends ta capote, vends tes bottes, fais ce que tu veux, je ne
m'en mêle pas.
— Et quand je l'aurai, l'argent... où donc vous trouverai-je,
éclairé évêque?
— Ce soir, avant le coucher du soleil, tu te mettras à côté de
la porte du tcerkief, là-bas, tu vois?.. Tu m'apporteras les huit
roubles et je te donnerai le papier, mais souviens-toi bien que
je ne promets pas autre chose que de rechercher le papier qui
concerne ta cause.
Blazek essaya encore de marchander, il offrit trois roubles, puis
cinq, enfin la somme fut fixée à sept roubles. 11 quitta le dyak
tourmenté, inquiet, ne sachant à qui s'adresser pour avoir de l'ar-
gent.
Il lui restait encore trois roubles en papier, et quelques gros.
Le petit juif sei'viable qu'il avait rencontré le matin se chargea de
compléter la somme. Il lui prêta quatre roubles siu- sa capote et ses
bottes, à raison d'un rouble d'intérêt, pour une semaine.
Le soir arriva. A la porte du fcerkief, se tenait le dyak, mais il
paraissait troublé et pressé. S'apercevant de son embarras, le
paysan méfiant avança seulement un billet de cinq roubles. Le
dyt/k le lui arracha vivement, regardant toujours avec inquiétude
autour de lui, et lui jeta un bout de papier.
■ — Tiens, prends, je me suis donné joliment du mal pour toi!..
j'ai été jusque chez Varchirey, entends-tu?.. Je ne voulais pas
t"écorclier pour rien !
— Oh! vénérable évêque! s'écrie le paysan.
Mais le dyak avait déjà disparu, sous l'ombre épaisse du porche.
Blazek serra le précieux papier dans la doublure de sa czapka,
s'assura qu'il ne pouvait glisser. Désormais son Franek aurait un
digne enterrement, il reposerait parmi les siens ; et le cœur de sa
mère serait allégé quand elle saurait que les cloches sonneraient
pour son enfant.
Encore une fois, le paysan reprit à travers la nuit sa route som-
bre; et encore une fois, les tristes pensées s'obstinèrent à l'assaillir,
pareilles à des nuées de noirs corbeaux qui s'attaquent à un fais-
ceau de gerbes. C'était la seconde nuit qu'il ne dormait pas, sa nature
avait beau être si forte « qu'on n'en aurait pas eu raison avec un
SIMPLE RÉCIT. i93
bâton, » cependant, sa vue s'obscurcissait par inslans, ou bien il
voyait mille étincelles.
Vers l'aube, le froid le saisit. Il n'avait sur lui que sa chemise, et
quoique l'on fût en été, les matinées étaient fraîches. Son bonnet
et sa czapka étaient mouillés de rosée. Son cheval était fatigué. Il
entra se réchauffer dans une auberge, but un verre d'eau-de-vie,
donna de l'avoine à son alezan, et se reposa un peu... Au reste,
qu'importait à présent qu'il tardât de quelques heures; allait-il
porter un médicament à un malade, ou bien amenait-il une sage-
femme à une accouchée ?
(( Tu attendras bien ton père, mon enfant bien-aimé, tu l'atten-
dras, et plus jamais tu ne sortiras de la cabane pour le guetter sur
la grand"route, quand l'alezan hennira en flairant l'écurie. »
Le soleil se leva. La chaleur devint intolérable et l'homme et la
bête faisaient pitié. Enfin, vers le soir, ils arrivèrent à la maison.
Les gens revenaient justement du travail, leur faux ou leur
râteau sm* l'épaule. Il y en avait beaucoup. Ils s'arrêtaient devant
la cabane de Blazek, déposaient un instant contre la mm-aille leurs
instrumens de travail et entraient.
Par la porte ouverte de la chaumière, on entendait monter dos
lamentations de femmes. C'était la mère de Franck qui gémissait
parce qu'on enlevait son fils de sa couche de paille pour le mettre
en bière.
L'homme se raidit, fou de douleiu*. Il n'entra pas dans la cotu",
mais se dh-igea tout droit vers la grange, dont les portes, avant la
récolte, étaient certainement ouvertes. Ayant jeté la bride sur le
cou de son alezan pour qu'il fût fibre de regagner son écuiie, il
s'étendit sur une botte de paille, la face tournée contre la muraille.
— Qu'ils s'en aiUent donc, tous ces gens... Que le jom' baisse
vite... A quoi bon lein* montrer mon visage.
Il avait honte de ses larmes, qui coulaient malgré lui le long de
ses joues et lui étreignaient le gosier, comme le loup étreint les
brebis...
Mais Yasiek, son second fils, ayant aperçu le cheval qui flairait le
foin épars dans la cour, arriva eflaré.
— Seigneur!., l'alezan est revenu tout seul à la maison!.. 11 v
a donc un malheur ! . .
Le père s'approcha d'une fente de la paroi et appela son fils :
— Yasiek, Yasiek, viens ici, je suis content que tu sois là; prends
iuut de suite le cheval bai et cours chez le prêtre avec ce pa-
pier. Tu le remettras à lui-même, entends-tu? £t puis tu l'infor-
meras du jour de l'enterrement de Franek... Mais ne perds pas
le papier, car il a coûte beaucoup d'argent et de peine ! Il est là,
tiens, dans mon bonnet, prends-le.
h9li REVUE DES DEUX MUiNDES.
\asiek. regarda son père, mais sans oser rinlerrogcr; il sauta
sur le bai et partit pour la petite Tille.
On le fit entrer auprès du curé qui prenait son thé devant la
fcnêti'e ouverte :
— Que veux-tu, mon enfant?
— J'apporte le papier, dit Yasiok en baisant la main du prêtre^
et mon père fait demander quand aura lieu l'enterrement?
— De qui?
— Mais de Franck... Franck Blazek, Votre Honneur!
— Vraiment!.. Alors vous avez pu obtenir un certificat?.. Ab!
loué soit Dieu, loué soit Dieu, mon enfant!.. Cette malédiction sera
donc détournée de vos têtes!.. Donne, donne vite.
Le prêtre approcha l'écritde la lampe; mais à mesure qu'il lisait,
son visage s'altérait :
— Mon enfant... ton père est donc allé à Clielm?
— ■■ Oui, et il en est revenu à la brune.
— Ecoute, prends ce certificat, et rapporte-le à ton père... dis-
lui qu'il vienne me trouver aujourd'hui, absolument, n'importe à
quelle heure, je donnerai ordre qu'on le laisse entrer.
— Et l'enterrement? quand le fera-t-on?
— Je le dirai moi-même à ton père; va, mon enfant... va..»
c'est une affaire bien grave!..
Un peu après minuit, Blazek arriva inquiet et méfiant. Et comme
un serviteur l'introduisait, il se trouva en face du prêtre qui se
rhabillait à la hâte,
— Ton affaire est mauvaise, mon enfant. Il est écrit en toutes
lettres sur ce papier que ton grand-père ayant été baptisé dans une
église uniate, il est entendu que toi et toute ta famille vous êtes
de l'éghse schismatique.
Debout, devant le prêtre, les bras tombans, le visage blême et
les yeux fixes, Blazek restait pétrifié. Il ne paraissait pas bien com-
prendre.
— J'ai voulu te prévenir moi-même, mon fils, pour que tu ne
montres ce papier à personne, car si le pope venait à le savoir!.,
on ne sait ce qui pourrait arriver... Je te connais, je sais que tu
veux rester dans la foi de tes pères... Tu adresseras peut-être une
pétition plus haut encore... Enfin, garde bien l'écrit... ne le
montre à personne.
— Oh! Jésus!., gémit le paysan, mais avez-vous bien lu, mon
père ?. .
— Oui, oui, hélas! j'ai bien lu... mais si tu ne me crois pas, va
chez M. Polanski, chez lui seulement, tu m'entends... pas chez le
pope. . . ni chez le greffier.
— Ah! c'est ce renégat, ce chien d'écrivain, ce parjure, qui est
SIMPLE RÉCIT. A95
la cause de tout! C'est lui qui a attiré tous ces malheiu's sur ma
tète! Mon Dieu! Que dois-je donc faire, que dois-je donc faire?..
— Tu sais bien que je n'ai aucune puissance, nioi_, pour te venir
«naide...
— Et si je retournais à X?.. peut-être que...
— A quoi bon te le conseiller, quand je sais bien que c'est inutile.
— Je ne laisserai pourtant pas enterrer mon fils, mon Franck
dans le cimetière des orthodoxes, — s'écria le paysan exaspéré,
en serrant les poings ; puis baissant subitement la voix : — Mais
vous ne me refuserez pas de l'enterrer la nuit dans notre cime-
tière, monsieur le curé ?
— Je ne puis pas te le permettre, mais je te promets de ne pas
l'empêcher.
— Oh!., tout marchait si bien auparavant, nous étions si heu-
reux!., murmurait l'homme, se parlant à lui-même, et puis, tout
à coup, connue un coup de tonnerre, le malheur est tombé chez
nous, et tout a mal marché ! Des amendes à payer... le dernier-né
pas baptisé... et à présent, notre aîné, un si bon travailleur... devoir
le porter à la nuit, comme un clùcn... sur une civière!.. Ah!
€st-ce qu'il n'y a plus de bon Dieu?..
— i\e blasphème pas, mon enfant;, tout changera peut-être en-
core pour le mieux.
Le paysan baisa les mains du prêtre et sortit du presbytère en
soupirant lourdement.
11 était bien décidé à enterrer Franck secrètement pendant la
nuit; cependant, après s'être concerté avec Pawel, le cocher du
dvour, un vieux camarade, qui avait mangé avec lui le pain de
bien des jours amers, il décida qu'il retournerait à X... prendre
l'avis d'un avocat, ou qu'il irait trouver un autre prêtre catholique
au confessionnal. Qui donc remarquerait sa présence au milieu de
cette foule innombrable de pénitens, et dans cette grande église?
Deux jours plus tard, comme il rentrait de son excursion, sans
avoir réussi, il aperçut devant sa cabane un attroupement.
C'étaient les gai"des, et avec eux le maire, le greffier et une
masse de curieux.
Le paysan bondit, comme s'il avait été frappé d'une balle, il
s'élança vers la maison, sans même ôter sa czapka.
— Eh bien! qu'y a-t-il, et que voulez-vous, vous autres?.,
s'écria-t-il hardiment. A-t-on commis un vol chez nous... quoi?..
Le maire, qui avait un caractère conciliant, l'hiterrompit :
— Sois raisonnable, Joseph, tu vois bien que par une chaleur
pareille on ne peut pas garder un corps, et nous sommes venus te
demandei' quand tu veux faire enterrer ton fils.
Blazek retint sa colère, il ôta même son bonnet :
496 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je veux bien qu'on Tentene aujourd'hui, si vous permettez
qu'il aille au cimetière catholique.
Et comme il parlait, il rencontra le mauvais sourire du greffier,
assis sur un banc, devant la maison :
— Le swÙDsZcze/uu'k a dit qu'il est à nous! fit un des gardes en
mauvais polonais.
— Comment, à vous ! cria Blazek... Autant dire, alors, que moi,
je suis à vous!., que cette cabane est à vous!.. Mais vous ne l'au-
rez pas!., je ne le mènerai pas dans votre cimetière!
— Il se révolte contre l'autorité, dit un second garde.
Blazek ne daigna pas répondre ; il mit sa main droite dans la
fente de sa chemise, releva la tète, et de sa main gauche tira son
cheval par la bride, puis alla retrouver sa femme qui était chez
des voisins.
Le maire et le greffier se concertèrent. Il fut décidé qu'ils lais-
seraient des gardes auprès du corps, et qu'on l'enterrerait de
force, le lendemain, dans le cimetière schismatique, si toutefois
la famille n'y consentait pas de bon gré.
La nuit était venue quand Blazek et son fils, croyant tout le
monde parti, arrivèrent avec un chariot devant la maison pour
prendre le corps. Ils pénétraient à pas de loup dans la maison,
quand soudain ils virent l'ombre des sentinelles se dessiner à côté
du cadavre de Franek.
Lu juron étrangla le gosier du gospodarz. Ses cris et ses ma-
lédictions attirèrent bientôt les gens du voisinage. La Blazkova,
effrayée, accourut aussi; elle se suspendit à lui, le conjurant de
cesser ses vociférations et ses menaces :
— Oh! Joseph!,, tu olTenses le bon Dieu en jurant de la sorte.
C'est un péché de blasphémer quand le coips n'est pas encore en
terre sainte!
Blazek se laissa emmener moitié regimbant, il comprenait bien
qu'il n'avait pas le droit de céder à cette colère qui bouillonnait en
lui. A la fin, il s'arracha à l'étreinte de sa fournie :
— J'irai où mes yeux me guideront, dit-il... A la grâce de
Dieu ! . .
— Oh! Seigneur! gémit la malheureuse, mais que ferons-nous
ici sans toi, si tu perds la tète!.. Et le travail aux champs qui t'at-
tend!., et les petits enfans qui ont besoin de toi... Ecoute-moi,
Joseph!., mon homme!.. Notre Franek était au bon Dieu, avant
d'être à nous ; nous ne sommes ni les premiers ni les derniers
auxquels il a envoyé une pareille épreuve...
Mais le paysan restait sourd. Il s'en alla droit devant lui, du
côté de la forêt. Appuyée à la maison voisine, la feunue demeurait
.sanglotante, essuyant ses larmes de son tablier.
SIMPLE RÉGIT. Ù97
Le lendemain, un scandale nouveau, plus grand encore, se pro-
duisit. Les gardes forcèrent Yasiek à atteler les chevaux au chariot
et mirent eux-mêmes le cercueil dessus. Les gens du village
s'étaient rassemblés, moitié par curiosité, moitié par intérêt, ne
sachant s'ils de\aient ou non suivre le corps.
Muette de douleur , la Blazkova les regardait , ses yeux
n'avaient plus de larmes, ses jambes se dérobaient sous elle, elle
s'évanouit. Quand elle revint à elle entre les bras des femmes, et
qu'elle vit le chariot prêt à s'en aller, elle se jeta à terre, étendit
les bras vers le cercueil, et cria :
— Oh! mon enfant chéri! mon premier-né! tu n'as pas eu de
bonheur dans ce monde et tu n'auras même pas un enterrement
humain!.. Les gens ne le suivront pas en chantant, et les cloches
ne sonneront pas sur toi ! . .
Tous les cœurs étaient bouleversés, quelques hommes se parlè-
rent bas, et au moment où la voiture se mettait en branle, Simon
Stempniak , un paysan qui connaissait les chants religieux aussi
bien que l'organiste lui-même, aspira une forte bouffée d'air, ce
qui était le signal pour les autres de commencer le chant, et il en-
tonna de toute la force de ses poumons l'hymne des morts.
Ce fut alors un désordre indescriptible : les gardes voulaient
imposer silence à la foule, la disperser; ils criaient :
— Cet homme est schismatique : le tsar, l'arcliirey et le pope
l'ont dit!.. Il est défendu de chanter sur lui des hymnes catholi-
ques.
Toute désorientée, la foule ne savait où donner de la tête, elle
ne se taisait pas complètement, et tandis qu'en avant, quelques
hommes, ayant compris de quoi il s'agissait, avaient cessé de
chanter, les vieilles femmes qui suivaient en arrière piaillaient
encore de leurs voix lamentables.
Les gardes tombèrent alors sur elles à poings fermés, et enfin,
peu à peu, tout rentra dans le silence.
Les vieilles, tout ahuries, chuchotaient entre elles :
— Est-il donc défendu à présent de suivre les morts en chan-
tant?
La foule se dispersa alors lentement, et il ne resta plus que quel-
ques commères qui ne voulaient pas abandonner la Blazkova.
— Ton père ne t'a pas même dit adieu, mon pauvre entant, sou-
pirait la mère, et nous n'avons rien offert aux bonnes gens. Helas!..
ils l'ont emporté,., emporté comme un orphelin...
— Quelle chose singuUère que Blazek ne soit pas là! disaient
entre elles les femmes.
— Eh!., il n'est pas là!., il n'est pas là! dit la Blazkova en pleu-
TOME xav. — 1889. 32
/|98 REVUE DES DEUX MONDES.
ranl. 11 s'en est allé pendant la nuit... et il n'est p? s revenu!., mais
€*est peut-être mieux, car il aurait cassé la tête à tous ces par-
jures!..
Les yieilles aidèrent la femme à se relever et voulaient la con-
duire chez des voisins, mais elle n'accepta pas : comment flâner
les bras croisés? il y avait déjà bien assez longtemps qu'elle était à
rien faire, et les moissons qui approchaient. Et puis il fallait blan-
chir l'izba. On ne pouvait pas la laisser ainsi, « car elle n'était ni
propre ni jolie, et l'ah" y était si oppressant! »
Elle prit un baquet, alla au pied de la montagne, et y bêcha de
belle argile blanche.
Vers midi, Blazek rentra. Il trouva la cabane grande ouverte, et
les fenêtres détachées de leur cadre. Au milieu de l'izba, montée
sur un escabeau, la femme blanchissait. Elle avait la tête envelop-
pée d'un morceau de grossière toile, sa face était toute blanche,
comme celle d'une meunière, et sa jupe et sa ceinture étaient ma-
culées d'argile délayée dans l'eau.
L'homme ne lui dit pas un mot, il alla au garde-manger, y coupa
une tranche de pain, prit sa faux et s'en fut à la prairie. Il ne s'in-
forma ni de Yasiek, ni des chevaux absens, ni des autres enfans.
— Il s'en va iaucher.,. et il ne prend qu'un morceau de pain
sec ! pensa tristement sa femme.
Le soir, la cabane avait déjà repris son aspect accoutumé, cepen-
dant personne ne voulait encore y rester.
Une sorte de crainte irrésistible de la mort saisissait les habitans,
et la ménagère dut servir le souper sur un banc à la porte, après
quoi, ils allèrent tous se coucher sur le foin de la grange.
La maison reprit son train habituel.
Blazek alla seulement à la ville racheter ses bottes et sa capote,
puis il se remit à la besogne, il fauchait, séchait son foin, se multi-
phait. Il avait perdu beaucoup de temps et le blé mûrissait. On ne
parlait plus de Franck.
Tout à coup, le vieux fossoyeur du cimetière schismatique arriva
chez le dyak avec une grosse nouvelle : une tombe avait été profa-
née! Le dyak courut répéter la chose au pope. Cela fit du bruit, on
envoya à la hâte des gardes s'assurer du crime... En effet, la tombe
de Franck Blazek était vide. La bière avait été volée!..
La colère du pope fut à son comble.
— Ah! les brigands!.. Ah! les canailles pour qui rien n'est sa-
cré!., criait-il!.. Ils profanent les tombes et dérobent les morts!..
Les gardes et le greffier partageaient l'indignation du prêtre.
— Gela doit être un tour de cette mauvaise graine de Polonais,
disaient-ils!.. Tous les mêmes!., des insurgés, des révoltés et des
ennemis de notre père le tsar. Je leur en ferai voir!.. Il n'y a que
I
.d^ '
SIMPLE RÉCIT, ll99
Blazek pour avoir fait une besogne pareille ! Quel malheur que le
bâton soit aboli !
Des gardes furent prestement dépêchés au village. Le soleil se
couchait quand ils arrivèrent chez le go^podarz. Devant la porte la
ménagère s'apprêtait à servir le souper. Blazek faisait une meule
dans la cour. En entendant du bruit, il accourut ; mais quand il
aperçut les gardes, il ralentit le pas, se redressa, mit le râteau sur
son épaule et se découvrit à peine.
— Tu sais bien pourquoi nous sommes venus, hein?.. Dis que
tu le sais?
— Non, je ne le sais pas, dit tranquillement le paysan.
— Et qui donc a viole la sépulture au cimetière ?
— Oh! Jésus! murmura la femme !
Mais sur le visage impassible du paysan aucun muscle ne bou-
geait.
— C'est toi qui as déterré le cercueil de ton fds!.. Où l'as-tu
mis?.. Où as-tu osé le porter?
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, dit l'homme.
— Et qui donc, autre que toi, aurait pu voler ce cadavre?..
— Est-ce que je sais, moi?., riposta le paysan d'un ton gogue-
nard!.. Ce n'est pas moi qui ai été le mettre là-bas!.. Je n'étais
donc pas obligé de veiller sur lui ! . . Vous êtes venu le prendre et
vous l'avez emporté comme s'il était l'un des vôtres.
— Et il était des nôtres! dit un garde, il était schismatique.
— Eh! eh!., il n'était pas tellement des vôtres, dit tranquille-
ment le paysan, s'il n'a pas voulu rester dans votre cimetière, et
s'il est aile se chercher une autre place!.. S'il avait été des vôtres,
il ne vous aurait pas quittés !
Mais ces derniers mots du paysan furent couverts de cris et
d'imprécations.
— Le tribunal te fera bien avouer ton crime! Et sais-tu com-
ment on punit celui qui profane une tombe?
Mais Blazek demeurait muet.
La femme se mit alors à prier et à se lamenter, jurant ses grands
dieux que personne de chez elle n'avait été au chnetière. Et elle
implorait les gardes, comme s'ils eussent été tout-puissans en cette
aflaire. Ils finirent par s'en aller très en colère, acceptant toutefois
l'écuelle de lait caillé, le demi-pain frais, et les quelques gros que
la malheureuse femme lem* apporta.
C'était à peu près vers cette époque que devait avoir lieu la visite
annuelle du chet du district. Le greffier et le maire étaient dans
une grande inquiétude. Ils firent apporter quelques vieilles bou-
teilles d"eau-de-vie de Lithuanie, celle que préférait le chef, plus
un tonnelet de caviar, des harengs fumés et des sardines, tous
500 REVUE DES DEUX MONDES.
comestibles dont les noms mêmes étaient incoinius au village, et
que le maire, un simple paysan, ne se rappelait qu'avec difficulté.
Tout marcha bien à la re vision. Le chef paraissait de bonne
humeur, et il accepta gracieusement le déjeuner qu'on lui offrit.
Alors, juste entre deux verres de la fameuse cau-de-vie, le gref-
fier, voulant faire sensation, raconta, avec tous les détails, le vol
du cadavre de Franek.
Le front du chef se plissa ; et, prenant ce ton hautain qu'il afï'ec-
tait avec ses subalternes :
— 11 est évident que c'est le père ou le frère qui a fait le coup,
dit-il. Ce ne peut être qu'un membre de la famille; il faut décou-
vrir le coupable, et, si on n'y parvient pas, qu'on les oblige tous,
autant qu'ils sont, à suivre le rite orthodoxe. Un pareil acte impuni
serait d'un déplorable effet dans le pays !.. et il y a déjà bien assez
de récalcitrans comme cela !
Un peu plus tard, le pope, étant venu présenter ses devoirs au
chef du district, fut absolument du même avis.
— Oui, l'insolence de ces Blazek dépasse toute mesure, dit-il,
il faut craindre la vengeance de Dieu si nous ne punissons pas ce
sacrilège, — et il ajouta, avec une sainte indignation : — moi, je
commencerai par les attaquer pour n'avoir pas fait encore baptiser
leur entant au tcerkief.
— Vous dites qu'il s'appelle Blazek ? dit le chef. Je me souvien-
drai de ce nom-là!.. Et si mon autorité vous était nécessaire, mon
père, continua- t-il, usez-en sans crainte. Peut-être parviendrons-
nous à fah'e enfin rentrer cette famille dans le giron de notre sainte
église orthodoxe, à la tête de laquelle se trouve notre tsar très
pieux.
Tous courbèrent respectueusement le front devant les paroles
du chef, et le maire, qui ne comprenait pas le russe, fit une mine
qui s'accordait avec celle des autres.
Le chef était très satisfait de lui. Il avait une sainte frayeur des
popes, car il n'ignorait pas que, selon le système en vigueur, une
dénonciation émanant d'eux, fût-elle même dénuée de fondement,
pouvait lui faire perdi'e sa place. Ses convictions religieuses étaient
imlles, et il professait, comme tous ses compatriotes, le plus pro-
fond mépris pom* les serviteurs de l'église schismatique ; mais il
saluait en eux les puissances dont le règne était arrivé, sachant
bien que le zèle religieux et le fanatisme étaient les meilleures
armes pour conserver les bonnes grâces des hautes sphères gou-
vernementales. Le pope, lui non plus, n'ignorait pas l'indifïérence
religieuse du chef; mais il savait aussi qu'aux fêtes de Pâques der-
nières il avait rempli pour la première fois, après de très longues
années, et avec une grande ostentation, ses devoirs religieux, ne
SIMPLE RÉCIT. 501
se contentant pas seulement, comme tous les autres employés,
d'acheter au pope de sa paroisse un certificat, mais se confessant
et communiant avec les marques de la plus grande foi.
Le pope sentait sa puissance illimitée sur ce peuple d'employés
qui tremblaient devant sa colère ou ses implacables dénonciations.
C'est ainsi que la découverte, dans une famille catholique, d'un
membre qui avait été autrefois baptisé ou enterré par un prêtre
uniate, était considérée par le moindre employé comme une bonne
fortune, un moyen de se signaler vis-à-vis du gouvernement, de
parvenir aux places élevées, aux décorations, aux gratifications.
Tous savaient que le zèle pour amener le plus de récalcitrans au
schisme était récompensé mieux que toute autre action méritoire,
et on craignait tellement de passer pour un indifférent qu'on fai-
sait assaut de zèle dans cette campagne contre les uniates. Le chef
du district était d'un naturel faible ; il abusait un peu trop des bois-
sons alcooliques, ce qui empourprait violemment sa face et tendait
son uniforme au point de le faire craquer. Négligent, apathique, il
avait fait disparaître maintes fois, sous le tapis vert de son bureau,
les affaires les plus graves, affectant ensuite une rigueur exagérée
vis-à-vis de ses subalternes. Comme il avait conscience de sa pa-
resse et de ses abus, il comprenait que le seul moyen de sauver sa
situation était de paraître un apôtre fervent du schisme. De son
côté, le greffier Siergiejewskij vivait avec le pope « la main dans
la main. » Ils mangeaient à la même table, et chaque année l'em-
ployé ofïrait au prêtre une petite somme assez ronde pour sub-
venir, soi-disant, aux besoins de son église; mais, en réalité, afin
de le récompenser des bons rapports adressés par lui aux auto-
rités, et afin d'avoir le droit, de son côté, de pressurer et d'acca-
bler les paysans comme il l'entendait. Et c'était toujours avec eux
la même rengaine :
— PeuK-tu me donner telle somme d'argent? Non?.. Ah ! prends
garde, je découvrirai qu'un de tes aïeux a été uniate...
Que de nombreux cultivateurs avaient vendu jusqu'à leur vache
pour payer le silence de ce damné rapace !
Dans cette chasse à l'homme, les gardes de la commune faisaient
le métier de chiens courans, et eux aussi y trouvaient un profit.
On peut donc se figurer la position de ces paysans vivant tou-
jours sous le coup d'une dénonciation et ne sachant pas discerner,
dans leur ignorance, le danger réel du péril imaginaire.
Aussitôt le départ du chef, le greffier, encore légèrement ému
par un dernier « rinçage » supplémentaire des bouteilles, se rendit
chez le pope. C'était une de ses visites favorites; il y trouvait les
ISouvelles de l'cpiscopat de Chelm, journal dont les pointes acé-
rées aiguillonnaient encore davantage sa ferveur politique et reli-
502 REVUE DES DEUX MONDES.
gieiise. Il y lisait les soi-disunt persécutions qiion faisait subir aux
uniates ruthènes en Gallicie, les prùtendues intrigues de l' Autriche-
Hongrie en Serbie et en Bulgarie, et toutes ces nouvelles erronées
servaient de thèmes interminables à ses conversations.
— Et dire, — commença-t-il en entrant dans la cure, — que
ces_ imbéciles de paysans ne savent pas apprécier la faveur que
leiu* confère le tsar on leur permettant d'appartenir à la même reli-
gion que lui ! Partout des bassesses !.. continua-t-il en empruntant
le style de la feuille orthodoxe. Partout des intrigues!.. Ce sont
des complots tramés par les jésuites et la noblesse. Quand donc
sonnera l'heure de la vérité et de la justice? Moi, si j'étais le tsai',
j'agirais bien autrement avec eux !.. 11 est trop bon, lui, trop misé-
ricordieux, il pardonne les oflenses...
La voix du secrétaire était devenue larmoyante.
— Est-ce que les plus saintes causes n'ont pas eu de tout temps
des ennemis? murmura la voix basse du prêtre. N'y a-t-il pas tou-
jours eu lutte entre la clarté et les ténèbres? Satan n'a pas en-
core été vaincu, et c'est par cette légion de prêtres catholiques,
par cette damnée noblesse qu'il est desservi.
— Quand je lis les persécutions de ces pauvres uniates en Galli-
cie qui n'aspirent qu'à rentrer dans le sein de l'éghse schismatique,
continua le greffier, les larmes m'étouftént !
Et de fait, il versait de vraies larmes, car il avait l'eau-dc-vie
triste.
— Et ces Serbes, dit le pope, ces Bulgares, qui, après tant de
sacrifices de notre paît, tant de sang schismatique versé, appel-
lent au trône des Allemands ! . . N'est-ce pas une affaire satanique ?
— Mais nous, mon père, nous qui sommes les fidèles serviteurs
de Dieu, du tsar et de l'église, nous punirons les récalcitrans,
n'est-ce pas? Nous les réduirons à l'obéissance, et ce Blazek, qui
ose profaner le saint cimetière, nous lui prouverons son crime;.,
nous le lui prouverons!.. Oui... mais... comment le lui prouver? .
— Hé! hé !.. Je le materai bien à ma manière, dit le pope.
En eiïet, le lendemain, Blazek était condamné à une amende
double, à cause de son dernier-né qui n'était pas baptisé au tcer-
klej . 11 dut pour cela vendre une vache et sa génisse d'un an, une
joUe bête qui suivait déjà comme un chien la jeune Yewka, et lui
avait été promise en dot.
Il y eut bien des larmes dans la cabane à ce propos, mais Blazek
n'en démordait pas :
— ■ Nous supporterons encore cette perte, disait-il.
Le blé était fort beau cette année, et il fallait travailler double,
car, helas! les deux plus vaillantes mains reposaient désormais sous
la glaise jaune du cimetière, une sainte image entre les doigts.
SIMPLE RÉCIT. 503
Toute la famille était dès l'aiibe sur le champ, et jusqu'au petit
Yanck qu'on attachait dans des langes de toile, fixés entre deux
pieux, sous la garde de la petite Marysia âgée de trois ans.
On venait de terminer la récolte du seigle, et on allait commen-
cer le froment, quand la fillette, qui berçait son petit frère, poussa
un cri de terreur. Sa mère, croyant qu'elle avait été piquée par un
reptile, accourut en toute hâte, et fut prise de peur, elle aussi.
— Les gardes!., murniura-t-elle en devenant blanche comme
un cierge.
— Que nous veulent encore une fois ces chiens? demanda le
paysan le front irrité.
— Eh bien ! Blazek, s'écria en riant un garde qui approchait,
la moisson a dû bien te fatiguer.., mais demain tu te reposeras...
Nous u'ons ensemble faire un petit voyage.
— Je ne me reposerai que dans la tombe, dit le gospodarz.
Le garde continua :
— 11 est venu un papier au siviaszczemu'k, on dit que cette
lemme n'est pas la tienne, et que...
Le paysan redressa vivement la tétc, puis, sans parler, jeta au
garde un regard méprisant.
— Tu as un frère à Gazowka ?
— Oui.
— Et il a épousé la propre sœur de ta femme ?
— Eh bien ?
— Sa sœm* aînée ?
— Oui, oui, sa sœur ahiée, et puis après ?
— Après? Eh bien, cette femme, ce n'est pas la tienne, dit-il en
^lésignant Yagos.
— Elle est peut-être la tienne, gronda le paysan que la colère
commençait à aveugler.
Les gardes ripostèrent par des jurons, on en vint aux impréca-
tions, aux injures.
— Mais c'est la loi schismalique, — criaient les gardes, — deux
frères ne peuvent pas épouser les deux sœurs!.. Par conséquent,
le second mariage est nul.
Ils intimèrent ensuite à Blazek l'ordre de se présenter le lende-
main chez le chef du district qui lui lirait l'arrêt arrivé tout récem-
ment du consistoire de Ghelm, et ordonnait que désormais lui et sa
femme ne pourraient plus vivre ensemble.
Les pupilles dilatées, l'air égaré, stupide d'horreur et d'indigna-
tion, le paysan écoutait; sa serpette lui était tombée des mains, il
nmrmura :
— \agos,.. je crois que je deviens fou.
Mais sa femme l'entoura de ses bras :
ôOh REVUE DES DEUX MOiNDES.
■ — Joseph I iiiuu hoiiiiue, ne perds pas la tête, je t'en prie, pense
que les enfans n'ont que toi. Que feraient-ils, les pauvres, si, Dieu
nous garde, un malheur t'arrivait !
Le paysan respira péniblement, il s'était assis sur une gerbe,
sans parler, ni regarder personne.
— Souviens-toi, Blazek, cria un garde, que tu dois être demain
matin à la kanceUunja. Nous irons à la ville ensemble.
— Et moi aussi, j irai avec vous, — s"exclama la femme. — Et
je saurai bien parler au chef! Je lui dirai qui nous sommes. Est-ce
que le village tout entier n'a pas été témoin quand le curé a uni
nos mains devant l'autel... Au reste, c'est écrit!.. Je suis à lui, et il
est à moi !
Le chef du district devant lequel Blazek et sa femme se présen-
tèrent le lendemain, leur permit tout d'abord de parler pour leur
défense ; mais quand la malheureuse femme se jeta à ses pieds, le
iront dans la poussière, implorant avec des sanglots sa miséricorde,
il se sentit remué jusqu'au fond de l'être; et pour cacher son émo-
tion, il se mit à crier plus fort, en frappant du pied. C'est qu'il sen-
tait lui-même l'injustice et la férocité de l'acte qui s'accojnplissait,
mais l'audace lui manquait pour essayer de l'annuler, ou de par-
lementer avec le puissant consistoire. 11 avait des ennemis, des
concurrens, sa position était branlante, — on pouvait l'accuser de
complicité.
— Canailles ! brigands ! glapit-il I . . Votre audace et votre insu-
bordination seront punies. Conmient osez-vous affirmer la légalité
de votre mariage, quand moi, votre chef, et le sœiaszczeiuu'k, nous
vous disons le contraire!.. Je vous apprendrai la soumission. Je
vous donne deux semaines pour vous séparer et partager vos biens;
si vous ne le faites pas de bon gré, vous serez séparés par la
force.
— Chef éclairé, gémissait la femme en se tordant aux pieds du
fonctionnaire, ayez pitié de nous!..
— Silence ! hurla-t-il. N'avez-vous pas été assez longtemps en-
semble? Cherche-toi une autre femme, paysan.., tu en trouveras
une plus jeune, une plus belle !.. N'y a-t-il qu'une femme au
monde?
lilazok l'écoutait sans bouger, le menton appuyé sur sa main.
Mais, à cette dernière phrase, il jeta au chef un regard courroucé.
— C'est à celle-ci que j'ai juré ma foi, dit-il gravement, et je la
tiendrai. J'ai juré devant Dieu. Qu'inqîortent à Dieu les querelles
des hommes, il est au-dessus de nous !
— Le swùiszczewiik sait mieux que toi ce qui est dû à Dieu, ri-
posta le chef. Regarde-moi... Suis-je marié?.. Je n'ai pas voulu me
river à une femme !.. Que veux-tu faire d'une vieille baba?..
SIMPLE RECIT. 505
— Allons-nous-en, Yagos, — dil Blazek avec dignité, en aidant
sa femme à se relever. — Cela offense le Seigneur d'écouter de
pareils discours. Ce n'est pas l'aflaire des hommes de rompre les
sermens, tu as été mienne, tu resteras mienne !
Ils sortirent. Le chef sacra et se démena encore quelques instans
après leur départ, les regardant s'éloigner, par la fenêtre ouverte.
L'homme marchait devant, les bras croisés, en faisant sonner ses
lourdes bottes ; la femme suivait à quelques pas, le coin du tabher
aux yeux.
(( Je ne sais pas à quoi sert tout cela, pensait le chef, mais com-
ment agir autrement? Je ne puis pas risquer ma place pour eux!..
Ces damnés de popes, qui ne cherchent qu'à perdre les gens,
auraient vite fait d'envoyer une dénonciation aux autorités. »
De retour au logis, les Blazek se remirent au travail ; mais rien
désormais ne leur faisait plus de plaisir. Ils sentaient un malheur
suspendu sur leur tête, et n'avaient plus de repos, ni jour ni nuit.
Et quoiqu'ils jurassent qu'on ne pourrait les désunir, puisque le
prêtre avait noué leurs mains avec son étole, et qu'ils avaient cinq
enfans, leiu' cœur était néanmoins accablé d'un grand poids.
Un jour, comme un garde venait les prévenir que le terme de la
séparation n'était pas éloigné, Blazek l'aurait certes écharpé si sa
femme ne s'était jetée à la traverse. L'heure approchait à grands
pas, et une tristesse morne planait sur leur sort. Ils perdaient
l'appétit, leurs mains tombaient devant le travail, et leurs cœurs
ne se déchiraient pas en voyant se gâter sous les pluies inces-
santes les gerbes entassées de h'oment.
Blazek retourna demander conseil au presbytère, mais le curé
haussait les épaules, joignait les mains :
— Quel conseil puis-je te donner, mon pauvre enfant? Si je
disais un mot seulement en ta faveur, je te ferais plus de tort que
de bien. C'est la fin du monde, quand on sépare la femme de son
mari ! . . C'est une punition de Dieu !.. Ah ! quand donc viendra la
justice!.. Les temps sont arrivés où le pasteur ne peut plus rien
pour ses brebis !
— Et si j'écrivais au cymrz, dit Blazek.
— Essaie... Essaie tout!... Il faut tenter tous les moyens, car tu
ne peux abandonner la femme à qui tu as donné ta foi... et vous
devez élever vos enfans ensemble ! . .
— Mais si on nous sépare par la force ?
— Je n'ai jamais entendu parler d'un tel droit, dit le prêtre...
Cependant, je sais bien qu'ils sont capables de tout... Mais je me
demande dans quel intérêt ils vous sépareraient ?
— Oui, je me le demande aussi, dit Blazek, à moins que ce ne
soit de l'argent qu'ils veulent... mais ils m'ont déjà tout pris, et je
506 REVUE DES DEUX MONDES.
n'ai plus un gros. Mon seigle est dans la grange, mais le froment
pourrit sur le champ.
En quittant le prêtre, Blazok rencontra le greffier; il lui tira son
bonnet et allait passer sans lui parler, quand remployé l'arrêta :
— Ma parole, dit-il, c'est bien Blazek!.. Je parie qu'il revient
d'avoir été courtiser une belle!.. A-t-il de la chance, le gaillard!..
On le débarrasse de sa vieille btibu, et il peut s'en chercher une
plus jeune. A quand les noces ?
— Au lieu de faire ces plaisanteries, vous feriez mieux de m'ai-
der à demander justice, tlit Blazek irrité, car vous savez comment
on écrit au cysarz, vous !
— Au cysarzl.. au cys^nrzl.. comme tu y vas!... Crois-tu que
le tsar n'a que toi sur la tête, imbécile de paysan ?
— Oui, oui, imbécile, c'est bien vrai, — répéta Blazek avec con-
viction,— car il ne peut s'aider lui-même, et il ne lui reste qu'à périr 1
Le greffier mit ses mains dans ses poches, releva le nez, regarda
du haut de sa grandem- et de son esprit l'être misérable qui était
là, devant lui.
— bnbécile de paysan ! répéta-t-il dédaigneusement, et il s'en
alla de son côté.
Quelques jours plus tard, tandis que Blazek était aux champs
avec ses deux fils aînés, les gardes arrivèrent devant la cabane,
ils amenaient un chariot dans lecpiel ils obhgêrent brutalement la
Blazkova à monter avec ses trois petits enfans. Les voisins accou-
nu-ent aux cris de la misérable femme. On eût dit le jour du ju-
gement dernier. Les enfans poussaient des hui-lemens, les femmes
criaient et se lamentaient, les gardes vociféraient mille épouvanta-
bles jurons.
La Blazkova noua un peu de linge pom* elle et ses enfans, prit
une miche de pain et un fromage. C'est tout ce qu'elle emportait
de cette chaumière dont elle avait été si longtemps la maîtresse et
où s'étaient écoulées tant d'années de bonheur. Années si heu-
reuses, disait-elle dans son pittoresque langage, qu'il ne lui avait
rien manqué que du lait d'oiseau !
Les gardes la conduisirent à Blindow, dans son pays natal, à
quatre-vingt-quatre kilomètres du village de son mari. Elle voya-
gea le jour et la nuit, et il lui fut enjoint de ne plus chercher à
retourner à Korabina, sous peine d'être envoyée en Sibérie.
Alors commença pour Blazek une vie de misère. Personne ne
s'occupait de ses repas, personne ne lui lavait son linge ni ne
lui donnait un bon conseil. Il avait vécu vingt années avec sa
femme, et voici qu'on l'avait fait disparaître de devant ses yeux,
comme si elle n'avait jamais existé, et il n'avait pas même eu la
consolation de lui dire adieu.
SIMPLE RÉCIT. 507
Le coup était trop rude, son moral s'en alïecta, il tomba dans
le marasme et tout semblait lui être indifférent. La saison s'avan-
çait ; néanmoins il ne songeait pas aux ensemencemens, et ses voi-
sins craignaient même qu'il n'attentât à ses jours.
— 11 ne se ressemble plus, disait Siméon Stepniak... Rien ne
l'intéresse, il a l'air d'être ensorcelé... Il ne pense pas à ses
semailles ; il est vrai que la commune lui a vendu ses deux che-
vaux pour payer les amendes... Mais on lui en aurait prêté au
village !.. et il y aurait quelque chose de fait; c'est le chagrin qui
l'a mis à bout... Il n'aime plus qu'à s'asseoir dans un coin très
sombre de sa chaumière, et si la foudre ou une pluie de feu tom-
baient sur lui, il ne se dérangerait pas plus que pour une rosée
d'automne.
— Et ce n'est pas étonnant, dit un autre gospodtirz, il pleure
sur son bétail, sur sa femme et sur ses enfans.
Yasieket son frère se ressentaient aussi de cet état d'abandon. Au
commencement ils s'étaient mis ardemment à l'œuvre, travaillant
de toutes leurs forces, attelant l'unique vache au chariot pour trans-
porter les gerbes à la grange. C'étaient de très bons enfans, mais
petit à petit, voyant qu'ils étaient tout à fait livrés à eux-mêmes,
et que personne ne les encourageait, ils se relâchèrent. On les
\dt plus rai-ement sur le champ, ils couraient les bois pour cueillir
la noisette, et quand une fois par jour ils bêchaient une poignée de
pommes de terre et les faisaient cuii-e sous la cendre, c'était déjà
beaucoup. La vache restait souvent, des journées entières sans
être traite, ou bien c'était un maraudeur qui venait couper des
choux dans le jardinet.
Blazek ne se plaignait de rien. Ses voisins en avaient pitié; ils
lui apportaient soit un pain, soit une écuelle de soupe chaude, car
le cœur se fendait à le voir si maigre, si décharné, pareil à un
vieillard.
Le curé et M. Polanski venaient aussi le voir.
— Aie donc pitié de toi-même, Blazek! Travaille, c'est un péché
de négliger ainsi tes enfans.
Mais tout était inutile.
Enfin, la vieille Mackowa, une commère du village, lui conseilla
■d'aller faire en secret un pèlerinage à Notre-Dame de Czestochova.
Cette idée sembla réveiller l'apathie du paysan.
Comment il s'y prit pour arriver à ce but, nul ne le sait; tou-
jours est-il qu'il parvint à rejoindi-e les pèlerins à Mscilow et se
mêla à eux. 11 se rappelait que de temps immémorial la sainte ma-
done de Czestochova soulageait les malheureux et les désespérés.
€h! si de ses mains sacrées elle voulait enlever cette pierre si
lourde qui pesait sm* son cœur !
508 REVUE DES DELX MONDES.
L'abbé Paulin, auquel il se confessa, lui dit que Dieu châtie jus-
tement ceux qu'il aime le plus. Et Blazek se rappela que son pauvre
Franck lui lisait quelquefois dans la sainte Bible l'histoire de Job,
dont les chiens léchaient les plaies. Tous l'avaient abandonné, nul
ne voulait plus le regarder, et pourtant Dieu avait causé avec lui.
Lorsque Blazek revint deux semaines plus tard, chacun remarqua
combien il était changé.
— C'est comme si la sainte Vierge avait passé la main son front,
disait la Mackowa... Et réellement son visage s'était comme éclairé,
il ne parlait pas beaucoup, mais ce qu'il disait était empreint de
calme. Évidemment ce devait être un miracle de la madone.
Blazek se remit au travail, il battit son blé, et avec l'aide des
bonnes gens, fit quelques semailles malgré la saison avancée. Le
soir, il récitait les litanies et le chapelet avec ses fds, et se frappait
si fort la poitrine qu'on l'entendait jusque sur la route.
De sa femme, il ne savait rien; mais journellement, il la mettait
avec ses enfans, sous la protection divine, et il avait foi et pa-
tience.
Cependant le pope et les gardes apprirent qu'il était allé à Gzes-
tochova, et Ton recommença à le tourmenter pour l'obliger à fré-
quenter les offices de l'église schismatique. Mais lui, demeurait
inébranlable, ne daignant répondre à aucune question qui avait rap-
port à son pèlerinage, et supportant stoïquement les coups que lui
donnaient les gardes. Il finit par dire nettement que tant qu'il
vivrait il ne mettrait point les pieds au fcerkief, à moins qu'on ne
l'y portât de force.
Les vexations continuèrent. On l'espionnait, on le faisait venir à
tous propos, soit chez le pope, soit aux bureaux de la commune.
On l'accablait d'impôts. Sa renommée grandissait dans le pays.
On parlait de lui jusque dans les hautes sphères. Les grands pro-
priétaires et les ecclésiastiques causaient entre eux de sa résis-
tance aux autorités orthodoxes; l'archirey s'informait de lui, et
dans la petite ville de X.., parmi le monde des employés, Blazek
faisait le sujet de toutes les conversations.
Dans la cabane, la misère allait aussi en augmentant. A présent
les garçons avaient des habits déchirés. Blazek lui-même portait
des bottes qui tombaient en lambeaux, car il n'avait plus même de
quoi en acheter de nouvelles.
Les amendes ne tarissaient pas, il fallait payer, payer sans cesse,
et sans Moïse, de la ville de X.., qui lui avançait de l'argent, il n'au-
rait su où le prendre.
Et cependant, ses voisins le plaignaient davantage qu'il ne se
plaignait lui-même. La sérénité qu'il avait rapportée de Czesto-
chova ne l'abandonnait plus.
SIMPLE RÉCIT. 509
— Dieu n'a donné qu'une seule vie à l'homme, disait-il, et
l'homme ne peut endurer qu'autant que le lui permettra cette
courte existence... Que peuvent me faire les popes et ces chiens
de Chelm,.. ils ne m'arracheront pas la foi de mon âme,., le reste
ne vaut pas un lien brisé.
Les gens s'étonnaient, mais ils respectaient en même temps, pro-
fondément, cette force inconnue qui découlait de ses paroles et de
ses regards, et ils le considéraient comme un saint, ce qui irritait
encore davantage les popes.
Blazek apprit enfin que sa femme avait été recueillie avec ses
enfans par des propriétaires polonais de son village natal, et qu'elle
était employée dans les cuisines.
Les années s'écoulèrent. La situation ne faisait qu'empirer. A la
fin Blazek dut vendre ses champs, ses terres, sa maison, pour payer
ses dettes. Il ne lui resta plus rien qu'une capote déchirée et sa
médaille de Czestochova. 11 plaça alors ses fils en service dans les
environs, et lui-même obtint un emploi de garde-forestier chez
M. Polanski.
Mais les popes n'étaient pas encore satisfaits d'avoir ruiné cet
homme. Sur ces entrefaites, arriva du Très-Saint-Synode de Pé-
tersbourg la réponse à la pétition qu'avait envoyée Blazek pour de-
mander de rester dans la foi de ses pères. C'était un refus.
Cet arrêt, envoyé par le canal du consistoire de Chelm et par
les bureaux de la commune, attira encore une fois sur la tète du
malheureux l'attention a-énérale.
Dès lors, on ne se gêna plus. Les gardes se mirent à le battre,
quand ils le conduisaient en ville ; le pope lui promettait de le faire
envoyer en Sibérie ; et le chef du district le menaçait de le mettre
«j - »
en prison. Mais ce qui est pis encore, c'ect qu'on s'attaqua direc-
tement au curé et à M. Polanski.
Une dénonciation, envoyée aux autorités, disait que le curé exci-
tait Blazek à persévérer dans sa croyance, et le malheureux ecclé-
siastique fut exilé, sans preuve aucune, dans une toute petite
bourgade.
Ce fut ensuite le tour de M. Polanski. On lui fit le reproche
d'avoir engagé comme garde-chasse un homme en révolte ou-
verte contre l'autorité, un récalcitrant.
Le propriétaire se défendit, essaya de prendre le parti de son
forestier; mais Blazek, ayant appris que les gardes ne cessaient de
rôder autour du château, et devinant que ce n'était pas sans motif,
réclama de lui-même son renvoi.
Désormais II était bien seul, sans abri et sans pain.
Ses fils, à force d'avoir été battus et persécutés, avaient fini par
suivre le rite schismatique. a Pauvres enfans!.. 11 faut autre chose
510 REVUt DES DEUX MONDES.
que la force d'un adolescent, pour résister à de telles tentations. »
11 les plaignait, mais néanmoins, entre eux et lui, quelque chose
avait surgi, qui ne lui permettait plus à présent d'accepter de leur
main un morceau de pain !
Certes, les bonnes gens du village ne lui refuseraient pas une
écuellée de soupe, ils le recevraient à leurs foyers comme un des
leurs... mais quoi?., leur causerait-il des misères, comme au
prêtre et au propriétaire?
— Mon Dieu ! . . Que faire ?. . où donc aller ?
C'est dans les forêts qu'il passait la plupart de son temps, il
chantait sous l'épaisse voûte des hymnes religieuses, et récitait
tout liant ses prières, quand, un jour, une idée soudaine lui tra-
versa l'esprit. C'était un désir étrange, et comme il n'en devait
jamais être venu dans la tête de personne. Bien sûr, ce dés;r-là
devait lui être venu en drohe ligne du ciel. Bepousserait-on cette
fois sa demande? Certes non, puisque la chose qu'il sollicitait, qu'il
regardait presque comme un bonheur, était envisagée par les
autres comme un châtiment...
On était à la fin de septembre, les gens faisaient activement leurs
dernières semailles, maugréant contre la sécheresse qui transfor-
mait la terre en véritable cendre, et jaunissait prématurément les
feuilles des vergers et des forêts. Tous se hâtaient, comme des écu-
reuils, de rassembler dans leurs greniers et leurs granges des pro-
visions d'hiver. Chacun avait de l'ouvrage jusque par-dessus la
tête, quand le maire fit répandre partout l'ordre de préparer les
routes vicinales à cause de la visite prochaine du gouverneur. Et
l'on devait en effet l'attendre incessamment, car les chevaux et les
attelages des propriétaires du voisinage furent aussi réquisitionnés,
ainsi que le cuisinier de M. Polanski, lequel aurait à confectionner
le fameux festin qui serait servi dans les bureaux de la commune.
Tout réussit à souhait, et particulièrement le repas. Le gouver-
neur loua la mayonnaise de brochet et les crèmes glacées. Il de-
vait être réellement satisfait, car il daigna adresser quelques
paroles bienveillantes au greffier.
Ses manières étaient plemes de tact et de calme : on n'ignorait
pas qu'il était un mangeur de Polonais, mais avec quel sang-
froid, quelle politesse et quelle persévérance il s'acquittait de sa
mission!..
Il aimait surtout à poser pour les grandeurs et à humilier ses
subordonnés, dont le servilisme chatouillait agréablement sa fatuité.
11 adorait recevoir des placets, se délectait dans les regards sup-
plians des pétitionnaires, et étudiait à l'avance les poses protec-
trices pleines d'indulgence et de bonne grâce, qu'il prendrait en
leur répondant. 11 se sentait créé pour régner. Au reste, un gou-
SIMPLE RECIT. 511
vernciir de province en Russie est une sorte de petit souve-
rain.
Le repas venait de se terminer, et debout, autour de leur supé-
rieur, les employés de la commune, chapeau bas, et se tenant à
une distance respectueuse, attendaient ses ordres. Dehors, sous le
péristyle enguirlandé de branches de sapin, la foule avide des cu-
rieux était maintenue en respect par les gardes.
Le gouverneur faisait ses adieux à ses subalternes, leur adres-
sant avec sa nonchalance aristocratique quelques paroles pleines
d'onction, quand tout à coup, des cris, suivis d'une altercation
violente, parvinrent à ses oreilles. Il se retourna, et aperçut un
garde qui chassait à coups de poing un paysan pâle, défait, vêtu
d'une souquenille en lambeaux. S'imaginant que c'était un men-
diant, le gouverneur fouilla dans sa poche, prêt à lui jeter, de ses
longs doigts effilés, l'aumône cpii devait attirer sur lui les grâces et
les bénédictions dont il était si friand.
— Qu'on laisse entrer cet homme! cria-t il.
Et Blazek parut devant lui.
Le gouverneur s'apprêtait à lui faire son aumône, quand, après
avoir examiné le paysan qui, prosterné à ses pieds, avait déjà com-
mencé à parler, il remit son argent dans sa poche, et écouta.
— Éclairée? très éclairée Excellence !.. écoutez ma prière, mur-
mura Blazek.
— Et que désires-tu ?
— Je demande à Votre Grandeur de vouloir bien m'envoyer,
moi, ma femme et mes cinq enfans en Sibérie.
— Quoi?.. Que demandes-tu? s'écria le gouverneur un peu
eflaré.
— Je demande qu'on nous déporte en Sibérie, répéta le paysan.
— En Sibérie?., mais cet honmie est fou, s'exclama le gouver-
neur.
— Oui, oui, c'est un fou, se hâta de crier le greffier.
— Non, monsieur le gouverneur, je ne suis point fou, dit Bla-
zek, et de ses yeux pâles et brùlans, il jeta au greffier un regard
qui saisit de crainte et de curiosité son interlocuteur.
— Cet homme n'est pas digne de causer avec Votre Excellence,
essaya timidement le greffier.
Le gouverneur esquissa un de ses gestes étudiés, plein de sou-
veraine mansuétude :
— Parle, dit-il à Blazek.
— On m'a séparé de ma femme, gémit le paysan, nous vivions
ensemble depuis AÏngt ans... Nous nous aimions et nous nous res-
pections... On me l'a prise, et emmenée avec nos plus petits en-
fans, à Blindow...
5J2 REVUE DES DEUX MONDES.
Le gouverneur jeta au greffier un regard interrogateur.
— Ce n'était pas sa femme légitime, dit récrivain.
Mais le regard du gouverneur questionnait toujours...
— La loi ne défend pourtant pas... bredonilla-t-il entre ses
dents.
— Il est venu un arrêt du consistoire de Chelm, continua le
greffier.
— Ah! ah!., lit le gouverneur, et il courba la tète.
— Son frère avait épousé la sœur de sa femme.
— Qui les avait mariés ?
— Un curé catholique, mais il a été clairement démontré qu'il
provenait d'une famille uniate, c'est un récalcitrant.
— Rayonnant gouverneur!.. — s'écria Blazek dans les yeux du-
quel se lisait ce feu sacré que devaient avoir les martyrs. — J'ai
eu une femme et des enfans, j'ai possédé une maison, un morceau
de terre, des bestiaux... On m'a tout pris. Ma femme a été em-
menée au loin, mon avoir a été vendu pour payer les amendes et
les contributions... Je n'ai jamais été ni ivrogne, ni dissipateur, je
travaillais, comme Dieu nous l'ordonne, et aujourd'hui, pour mes
vieux jours, je suis un mendiant. Je ne demande qu'une chose...
déportez-moi en Sibérie, avec ma femme et mes enfans.
— Mais ne sais-tu pas que l'on n'y déporte que les malfai-
teurs ?
— Je le sais, mais je pense aussi que je serai peut-être plus
heureux là-bas. Il n'est pas possible que la vie, ailleurs, soit pire
qu'ici... Là- bas on me donnera la permission d'habiter une cabane,
avec ma femme et mes enfans. Ici je suis seul,., là-bas, on m'ou-
bliera peut-être, et je disparaîtrai comme une pierre dans l'eau.
Le gouverneur se sentait dans une position épineuse : il compre-
nait parfaitement toute l'injustice dont Blazek était la victime ; mais
il se sentait entouré de tous les fonctionnaires du district et de la
commune, et il s'agissait, coûte que coûte, de prouver sa fidélité
aux principes orthodoxes.
— Vas-tu à l'église grecque ?.. Remplis-tu tes devoirs religieux?
demanda sévèrement le chef.
— Je suis cathoUque, répondit simplement Blazek.
— Tu es un malheureux, car tu renies la religion de tes pères.
Reviens au sein de l'église schismatique.
Mais Blazek, sans s'émouvoir :
— Vous m'avez tout enlevé,., il ne me reste que ma foi, — et il
mit sa main sur sa poitrine desséchée, — c'est mon unique bien,
ma plus grande richesse... personne au monde ne me l'arrachera.
On m'a pris ma femme, mes enfans, mon avoir; mais personne ne
me prendra ma foi et mon Dieu.
SIMPLE RÉGIT. 513
Le gouverneur sortit de sa poche trois roubles, et, de son geste
étudié :
— Je vois que tu es pauvre, ton esprit est malade, tu es maigre
et affamé... tiens, voici pour un morceau de viande.
— Votre Excellence ferait mieux de donner cela à ces chiens,
dit-il en montrant les gardes et le greffier, ceux-là vendi-aient leur
Dieu pour un rouble et la vue de l'or les aveugle !.. On ne m'achè-
tera pas avec de l'argent!
Le gouverneur s'était avancé sur le perron :
— Gomment pouvez-vous conserver des ious dans la commune?
— dit-il tranquillement en se dirigeant vers la porte ; — pour des
gens pareils, il y a un hospice !.. Il faut que la commune trouve les
ressources nécessaires pour y entretenir cet homme !..
Il avait mis le pied sur la marche de la Aoiture.
Les roues s'ébranlèrent, et l'équipage disparut bientôt dans un
nuage de poussière.
— Bravo! bravo!.. — s'écria le greffier en se frappant sur les
cuisses, — les fous doivent aller à l'hospice!.. Quelle belle chose
que la tête d'un gouverneur!.. Hein, petit père!., cette idée ne
nous serait pas venue à nous?.. — C'est bien smiple pourtant!., il
faut mettre cet homme dans une maison de fous. Que peut-on faire
avec un forcené pareil?.. C'est un embarras pour nous, voilà tout.
Il est ruiné, il n'a pas même de bottes aux pieds. On ne peut donc
plus rien lui prendi'e, et vous verrez qu'il ne lâchera pas son idée...
Nous ne pouvons pas cependant le traîner avec des chaînes au
tcerkief !.. Qu'il aille dans une maison de fous!., et que la com-
mune paie pour lui!.. En voilà un fameux gouverneur, il de-
vrait être nommé ministre!.. Vous verrez qu'il le deviendra un
jour, petit père!.. Et ce Blazek qui avait imaginé la Sibérie!.,
quelle idée !.. il n'y a qu'un prêtre catholique pour lui avoir sug-
géré une invention pareille; mais le gouverneur a été plus fm... il
a trouvé mieux que cela !.. et avec tant de calme ! . .
— C'est vrai, confirma le pope. Combien de fois ne me suis-je
pas dit que nous devrions avoir honte de ne pouvoir venir à bout
de ce paysan... et puis, vis-à-vis des autorités, cela fait si mauvais
effet quand ni les peines, ni les amendes ne réussissent!.. A pré-
sent, tout finit bien... c'était un fou... et hasta! on ne force pas un
fou à l'obéissance.
Blazek fut conduit à X... Il n'opposa aucune résistance, il sem-
blait que son corps seul fût emmené dans ce chariot, à côté du
garde; son âme était ailleurs, dans des régions plus hautes. Quand
les chevaux s'élancèrent sur la grand'route, il se mit à réciter les
litanies de la sainte Vierge:
TOME xav. — 1889. 33
51 A REVUE DES DEUX MONDES.
— Mère très pure, priez pour nous !..
Avant le soii" ils arrivèrent devant l'hospice, c'était hors la ville,
et déjà, de la route, on entendait un sourd bourdonnement monter
de la sinistre bâtisse.
Blazek descendit du chariot, le garde sonna à la porte. Un sern-
teur parut, demandant quel genre de malade on amenait.
— C'est un fou de Korabina, dit le garde.
— Alors, c'est à la sœur Julie qu'il faut le remettre... Est-il
tranquille en ce moment?
— Oui, il est tranquille.
— Mais peut-être que monsieur le garde voudi-a bien avoir l'obli-
geance de m'aider à le conduire à la salle ; on ne peut jamais sa-
voir, avec les fous...
Le garde entra, on inscrivit au registre le nom de l'arrivé, on
lut le certificat envoyé par la commune, et Blazek fut abandonné à
son sort.
Dans la salle, il fut bientôt entouré de fous. Les uns avaient en-
core une lueur de raison, les autres jacassaient et s'amusaient
comme des enfans.
Sœur Julie entra.
• — Eh bien î demanda-t-elle avec un sourù-e, mes garçons sont-ils
sages ?
Les malheureux coururent à elle et l'entourèrent comme des
enfans s'accrochent à leur mère. Pour chacun, elle avait une douce
parole, un reproche maternel.
Blazek la regardait de ses yeux étonnés. C'était la première
fois qu'il voyait cette grande cornette blanche,., et puis des yeux
si doux. La religieuse se tourna vers lui :
— Y a-t-il longtemps que tu es arrivé, mon ami, demanda-t-elle?
Comment te sens-tu après le voyage, es-tu fatigué?., as-tu faim,
peut-être?..
— Je n'ai faim que de repos, dit Blazek, et d'un endroit où l'on
me laissera en paix... peut-être le trouverai-je parmi les fous.
Sœur Julie le regarda stupéfaite :
— Nous ferons connaissance petit à petit, dit-elle,., il n'y a pas
de fous ici, il n'y a que des malades, et je les soigne. Tu verras
qu'on n'est pas si mal sous ma tutelle.
— Oh ! je suis malade ! dit Blazek, mais c'est mon âme qui souffre,
parce qu'elle saigne après ma femme et mes enfans... et à cause
de leur rédemption.
« Il a la manie rehgieuse, » pensa la sœur.
— Nous prierons ensemble pour leur rédemption ! lui dit-elle
affectueusement.
SIMPLE RÉCIT. 515
Elle sortit de la salle.
Blazek regarda longtemps la porte par laquelle elle avait disparu,
il lui semblait qu'une auréole de lumière était restée après cette
douce femme mystérieuse :
« Qui est-elle?., se demandait-il, pour parler avec tant de bonté
à un homme simple? »
Mais personne n'eût pu lui répondre, car il était entouré de fous.
Le lendemain et les jours suivans, il la revit, et il comprit alors
qu'elle devait être quelque ange envoyé de Dieu qui planait sur lui
et sur ces malheureux, les enveloppant des ailes de sa miséricorde.
Alors, lentement, peu à peu , l'espérance et l'amour essayèrent
encore une fois de renaître dans son cœur meurtri.
Sœur Julie avait aussi deviné Blazek : elle avait pénétré sa grande
âme de martyr ; il devint son aide le plus précieux et l'infirmier des
malades.
Il comprit alors pourquoi Dieu l'avait si cruellement châtié, c'est
qu'il le désirait pour lui seul, il voulait qu'il oubliât tout ce qu'il
avait aimé autrefois pour se donner corps et àme à ceux qui souf-
Iraient.
— Joseph! Joseph! entendait-on appeler de toutes parts.
Et Blazek accourait, toujours prêt à accorder son aide, quelque
répugnante que fût la besogne, et sans jamais se départir de son
angélique patience, de son abnégation sublime.
Parfois, le soir, à la veillée, il s'asseyait au milieu des fous et
leur parlait de sa cabane d'autrefois, de ses champs, qu'il labou-
rait et ratissait avec la herse. Il leur disait comment il les ense-
mençait en lançant au loin les grains de blé que les hardis moi-
neaux venaient picorer jusque dans sa main.
Puis il leur parlait de son bai et de son alezan, a qui mangeaient
à présent l'avoine de Dieu sait quel maître; » ou bien, il leur dé-
crivait la vaste forêt de M. Polanski et les pins énormes que trois
hommes à peine pouvaient entourer de leurs bras.
De ses misères passées il ne parlait jamais, et ce n'est qu'avec
la sœur Juhe qu'il s'entretenait de sa femme et de ses enfans.
Son histoire s'est peu à peu répandue au dehors, et ceux qui
visitent l'hôpital demandent en secret à le voir.
Ils le regardent avec curiosité comme un être miraculeux,., et,
pourtant, c'est par milliers que l'on pourrait compter ces modestes
martyrs !
(Adapté par M"* Marguerite Poradowsk.\.)
ETUDES
D'HISTOIRE RELIGIEUSE
DE LA MODERNITE DES PROPHETES.
PREMIÈRE PARTIE.
Les Juifs, à l'époque où le christianisme a commencé de se
répandre, se faisaient, sur la date de leurs livres saints, d'étranges
illusions, et leur attribuaient une antiquité absolument invraisem-
blable, comme on le voit également par saint Paul ou par Josèphe.
Ils croyaient le Pentateuque écrit parMoïse 1600 ans avant notre ère.
Ils attribuaient les Psaumes à leur roi David, les Proverbes et les
autres livres gnomiques à Salomon, etc. Les chrétiens, en accep-
tant les livres des Juifs, ont accepté aussi ces idées, et elles se sont
perpétuées dans l'église catholique, qui n'admettait guère la cri-
tique. C'est ainsi que Pascal et Bossuet appellent hardiment le Pen-
tateuque le plus ancien livre du monde. Et c'est ainsi que dans le
Dictionnaire de l'Académie, édition de 1835, au mot original, on
lisait encore cette phrase : « Le texte original de la Bible, le texte
hébreu qui représente le manuscrit de Moïse (1). » Enfin, tout récem-
ment encore (1888), M. Wallon écrivait dans le Journal des Savons^
(1) La phrase a disparu dans la dernière édition, 1878.
LA MODERNITE DES PROPHETES.
517
en parlant des Juifs : « Leurs livres, à eux, dépassaient de beau-
coup en antiquité ceux des Grecs. »
Dans les pays protestans, la critique avait pu s'introduire. Spi-
nosa avait ouvert la voie ; d'autres y ont marché plus ou moins
librement, et ont étudié la Bible comme on doit étudier tous les
livres. La tradition en a été infirmée, et en grande partie aban-
donnée. Pour reconnaître à quel point on en est arrivé aujour-
d'hui, il suffit de consulter la Bible de M. Edouard Reuss, dont
M. Renan écrivait, dans un Rapport à la Société asiatique (1877),
qu'elle présente « à peu près les derniers résultats de la critique et
de l'exégèse. » On y voit quelles libertés "la science maintenant
peut prendre avec la tradition. Spinosa avait attribué à Esdras,
d'après un témoignage de Tertullien (1), la composition du Penta-
leuque; M. Reuss en fait descendre un siècle plus bas la rédaction
définitive (2). Et pour ce qui est des Psaumes, il ne craint pas de
reporter ces prétendus chants de David jusqu'à l'époque des Asmo-
nées, c'est-à-dire jusqu'à la fin du ii^ siècle avant notre ère, et
il croit pouvoir ajouter qu'on en trouverait difficilement dans le
nombre qui pussent contredire cette hypothèse.
Mais, par une exception bien faite pour étonner, cette hardiesse,
qui dérange si résolument, sur tant de points si importans, les
idées longtemps reçues, s'arrête devant les Prophètes. La tradi-
tion qui les fait remonter jusqu'au viii^ siècle avant notre ère, ou
tout au moins au vu* ou au vi®, a été acceptée de tous. Ni M. Reuss,
ni personne, à ma connaissance, ne s'est écarté là-dessus de la tra-
dition ; et Isaïe, par exemple, continue d'être regardé par tout le
monde comme un contemporain de Salmanasar.
Cependant un critique français, en 1877, conçut à ce sujet un
doute. Ce critique n'était pas un hébraisant, mais il avait lu atten-
tivement les Prophètes, en s'aidant de toutes les ressources que
les hébraïsans fournissent pour cette étude aux profanes. Et ces
ressources sont considérables, car les textes bibliques sont d'abord
peu volumineux, et ces textes étant sacrés, il ne s'y trouve pas
une phrase, il faut même dire pas un mot, qui n'ait été commenté
de manière à en permettre à tout lecteur intelligent l'interpréta-
tion parfaite. Cette lecture l'amena à reconnaître que la tradition
n'était qu'une erreur, et que les livres prophétiques, loin d'avoir
la haute antiquité qu'on leur attribuait, n'avaient été écrits qu'à la
fin du ii« siècle avant notre ère. C'est ce qu'il exposa d'abord
dans la Revue politique et littéraire, puis dans le Christianisme
et ses origines, tome m, 1878.
(1) De cultn feminarum, 1-3.
(2) Introduction au Pentateuque, p. 26i.
518 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette nouveauté n'eut aucun succès, ni au moment même, ni
depuis. Les hébraïsans qui en ont parlé l'ont rejetée, sans daigner
même la discuter, comme une fantaisie qui ne pouvait être prise
au sérieux; ceux-là seulement l'ont ménagée qui n'en ont rien dit.
Parmi ceux qui l'ont écartée, il y a tel juge dont le jugement est
d'un grand poids, soit à cause de sa science, soit quand je considère
la hardiesse et la largeur de sa pensée. Mais je viens de donner à
l'étude de cette question une année entière, pendant laquelle j'en
ai fait le sujet d'un cours public, et cette étude a produit en moi
une telle conviction, qu'il m'est devenu impossible de me rendre
même aux autorités les plus hautes. Je me propose donc aujour-
d'hui de reprendre la question, en développant et en complétant les
argumens produits jusqu'alors, pour établir que les écrits qui por-
tent les noms d'Isaïe, de Jérémie, d'tzéchiel et de ceux qu'on ap-
pelle les Douze, se sont produits, non au viii®, au vu" et au vi® siècle
avant notre ère, à l'occasion des catastrophes qui ont détruit
les royaumes d'Israël et de Juda, mais à la lin seulement du
11^ siècle, à la suite de la lutte que Juda eut à soutenir dans ce siècle
contre les rois grecs de Syrie, et qui aboutit à son affranchisse-
ment sous la conduite des Asmonées (1).
Mais quand je parle d'idées nouvelles, je ne veux nullement
dire qu'il fût nouveau de reconnaître, dans les écrits des Pro-
phète,^, des événemens de l'époque des Asmonées. Dans le cas où
on ne s'en serait pas aperçu jusqu'à notre temps, je me défierais
fort d'une pareille idée. Si les traces des événemens du \t siècle
sont visibles dans les livres des Prophètes, tant de savans commen-
tateurs, qui étudiaient ces livres depuis trois siècles, ne pouvaient
ne pas reconnaître ces traces, et ils les ont reconnues en effet.
Seulement, ils n'ont pas tiré la conclusion, qui semble pourtant
inévitable, que ces livres sont donc postérieurs aux événemens
qui s'y laissent voir. C'est que ces exégètes, et ceux pour qui
ils écrivaient, vivaient sous l'empire de la croyance générale au
surnaturel. Ils admettaient qu'il y avait eu de véritables prophètes,
et de véritables prophéties où l'avenir était prédit. Dès lors il pou-
vait l'être tout aussi bien à courte ou à longue distance. Et il n'y
avait pas d'impossibilité à ce qu'un voyant du viii® siècle eût an-
(1) Un hébraïsant, M. Maurice Vernes, de l'École des liautes études (section des
sciences religieuses), était le seul qui, sans adopter ces idées nouvelles, les eût com-
battues dans des articles étudiés, et par des argumens auxquels il y aura à répondre.
{Revue critique de 1879). Et, tout récemment, dans une leçon d'ouverture de son cours,
M. VoruL's s'est séparé absolument de la tradition généralement admise sur l'âge des
Prophètes. Il les place longtemps après la captivité de Babylone, entre l'an 400 et
l'an 200 avant notre ère : il refuse de descendre plus bas. Je n'ai donc pas le droit de
le compter comme adhérant aux idées que je viens défendre ; mais il m'est permis de
me féliciter qu'il s'en soit tant rapproché.
LA MODERNITÉ DES PROPHETES. 519
nonce un événement qui ne devait s'accomplir qu'au ii^. C'est
ainsi que raisonnait déjà Josèphe à propos du temple d'Onias. Il
voit que ce temple, élevé en Egypte au dieu des Juifs vers 150 avant
notre ère, est clairement désigné dans un passage du livre qui porte
le nom d'Isaïe. Au lieu d'en conclure que ce livre, ou tout au moins
ce passage, n'a été écrit qu'après l'année 150, il assure qu'Isaïe a
prophétisé, six cents ans à l'avance^ ce qu'Onias a accompli. De
même, quand le savant hollandais Vitringa, à la fin du xv!!** siècle,
reconnaissait dans les chapitres xxvii et suivans d'Isaïe la descrip-
tion d'un événement qui s'est passé sous l'Asmonée Simon, on
n'en concluait rien contre l'authenticité du livre.
Vers la fin du xviii® siècle, le point de vue changea ; on ne crut
plus volontiers aux prophéties, du moins dans l'Allemagne protes-
tante, et le rationalisme prévalut dans la critique. Mais comme en
même temps on n'a pas voulu abandonner l'idée qu'on s'était faite
de l'antiquité des Prophètes, il a fallu renoncer à reconnaître dans
leurs livres des événemens des temps modernes. C'est ainsi qu'Er-
nest RosenmûUer, par exemple, s'y refuse absolument, et, sauf de
très rares exceptions, deux seulement dans Isaie, il ne daigne pas
même nous avertir que d'autres avant lui les y avaient reconnus (1).
Mais un commentateur de ceux qu'on appelle les Petits pro-
phètes, P. Ackermann, de Vienne, dont la foi catholique ne mar-
chande pas avec le surnaturel, n'a pas hésité, vers la même date,
à reproduire les idées des exégètes d'autrefois. Il y a dans son
livre plus de vingt passages qu'il applique, d'après eux, à l'époque
des Asmonées, sans parler de ceux pour lesquels il descend jus-
qu'au temps des Romains.
Il n'est donc nullement nouveau de signaler dans les Prophètes
l'impression d'événemens d'une date récente, mais il faut com-
prendre quelles conséquences on en doit tirer, et ne pas s'obstiner
à fau'e remonter les livres pf^ophètiqi/es à une date séparée de ces
événemens par plusieurs siècles.
I.
J'entre maintenant dans le détail des prophéties; mais si je veux
obtenir qu'on reconnaisse dans les livres prophétiques l'histoire
du II® siècle avant notre ère, il faut d'abord que je remette cette
histoire sous les yeux de mes lecteurs; car elle est, en général,
sinon précisément trop peu connue, du moins trop peu présente à
la plupart des esprits.
(l) Je parle des Scholia in comj)endium redacta, Leipzig, 1835, les seuls que j'aie
eus sous les yeux.
520 REVUE DES DEUX MONDES.
Je rappelle d abord qu'à la suite de la mine des deux royaumes
d'Israël et de Juda, détruits l'un à la fin du viii®, l'autre au début
du VI® siècle, les dix tribus disparaissent, pour ainsi dire, de l'his-
toire, et l'histoire même de Juda présente une vaste lacune (1). On
sait que, 70 ans après la destruction de Jérusalem et de Juda par
les Babyloniens, ceux de Juda, déportés en Babylonie, obtinrent de
Cyrus, qui avait anéanti l'empire de Babylone, la permission de
rentrer dans leur pays et d'y repeupler Jérusalem. Mais depuis
cette date jusqu'à celle de la mort d'Alexandre, leurs annales sont
vides, ou du moins nous n'y trouvons que la réédification de leur
Temple, qu'ils ne purent rebâtir qu'un siècle après leur retour. Ils
n'ont rien écrit, puisque Josèphe n'en dit rien, de ce qui s'est passé
chez eux pendant plus de deux cents ans ; et les Grecs, qui ne les
connaissaient pas, ne pouvaient en parler non plus. Mais la con-
quête d'Alexandre les ayant soumis à la domination macédonienne,
ils se trouvèrent enveloppés dans le monde grec. Ils ont alors une
histoire, mais bien incomplète encore, puisque les historiens qui
avaient écrit sur les successeurs d'Alexandre sont presque entière-
ment perdus. Ils furent d'abord soumis aux rois d'Egypte; le pre-
mier Ptolémée, à qui ils avaient essayé de résister, prit Jérusalem
et transporta en Egypte une multitude de prisonniers qui y for-
mèrent une colonie Israélite. Ils devinrent ensuite les sujets des
rois de Syrie. Placés dans ce milieu hellénique, ils s'hellénisent
insensiblement. Leurs maîtres les subjuguent, non pas seulement
par l'ascendant qu'exerce toujours la puissance, mais par la séduc-
tion des mœurs et des idées grecques. Leurs grands-prêtres, c'est-
à-dire leurs princes, prennent des noms grecs et se font les cour-
tisans des rois syriens. Beaucoup les imitent, et le peuple se partage
en deux moitiés, dont l'une semble prête à passer à d'autres
croyances et à d'autres dieux. Mais il y avait dans la fidélité d'Is-
raël à ses traditions, à sa Loi et au culte de son Jéhova, une force
qu'ils ne connaissaient pas eux-mêmes. Elle éclata tout à coup
sous le règne d'Antiochus l'Épiphane. On ne sait pas sous quelle
forme elle se manifesta d'abord, mais il faut qu'elle ait déjà paru
redoutable, puisqu'elle exaspéra Antiochus. Une première fois,
étant entré dans Jérusalem, il s'était fait livrer par un grand-
prêtre, sa créature, — Onias de son nom hébreu, mais qui se faisait
appeler Ménélas, — les trésors sacrés du Temple; mais deux ans
après il fit surprendre la ville par une armée qui tua beaucoup de
monde, mit le feu en divers endroits, et même aux portiques du
Temple, et emmena des hommes et des femmes en captivité. On
occupa, au-dessus de la colline de Sion, où était le Temple, une
(1) Je ne nomme que Juda. mais on sait que Benjamin et Juda ne font qu'un.
LA MODERNITÉ DES PROPHETES. 521
iicropole ou acra fortifiée où fut établie une garnison d'hellénisans
pour tenir en respect les Israélites. Beaucoup de ceux-ci abandonnè-
rent Jérusalem, qui se remplit d'infidèles. Gomme ces infidèles étaient
étrangers, ou affiliés aux étrangers, Israël étant le seul peuple qui
adorât Jéhova, les fidèles les appelaient les Nations, désignation
qui prenait ainsi un sens théologique. Je marque ce sens en em-
ployant une majuscule (1).
Le livre grec qui a pour titre Premier livre des Maccabées (2),
qui est la plus ancienne source que nous puissions consulter,
raconte que Jérusalem devint alors toute grecque, au dehors du
moins; que le Temple fut profané et qu'on y plaça une idole; que
beaucoup violèrent le sabbat et firent des sacrifices aux dieux des
Nations; que les fêtes de Jéhova furent abolies; qu'on brûla les
livres de la Loi, qu'on interdit la circoncision, qu'on s'efforça en-
lin d'exterminer la religion nationale. Mais à Modin, à quelques
lieues de Jérusalem, un prêtre, nommé Mathathias, voyant un
homme de Juda qui sacrifiait à une idole, se jeta sur cet homme
et le tua, et avec lui l'envoyé du roi qui présidait au sacrifice.
Il avait cinq fils déjà hommes. Il gagna les montagnes avec eux,
suivi d'une troupe qui fut bientôt considérable. Ainsi commença
une insurrection qui devait aboutir à l'affranchissement d'Israël.
Mathathias mourut au début même de la lutte; mais Judas, l'un de
ses fils, en fut le chef ; il remporta une suite de victoires qui le
tirent surnommer Maccahée, c'est-à-dire, à ce qu'il paraît, le Mar-
teau. Il reprit possession de Jérusalem, à l'exception de Y acra. Et
il tint si bien en respect la garnison même de Y acra, qu'il put res-
taurer, dans le Temple purifié, le culte de Jéhova. En même temps
son frère Simon battait aussi en Galilée une invasion des Philis-
tins, c'est-à-dire des peuples de Tyr et des environs.
Le surnom de Maccabée n'a jamais appartenu qu'au seul Judas;
c'est donc improprement qu'on dit les livres des Maccabées. Le
nom de cette famille était les Asmonées ou Asamonées, nom pris
de la montagne d'Asmon ou Asamon, en Galilée, dont ils étaient
sans doute originaires (3).
Ainsi Antiochus l'Epiphane était vaincu; quand il mourut, les
Syriens firent un nouvel effort : ils assiégèrent Jérusalem et l'affa-
mèrent. Les divisions intestines de la Syrie vinrent en aide à
Israël; occupés ailleurs, les ennemis levèrent le siège, mais ils dé-
(1) Les Nations, en latin, c'était gentes, les partisans des Nations gentiles, d'où, en
français, les Gentil?.
("2) Il y a deux livres des Maccabées, mais qui ne se font pas suite et sont indépen-
dans l'un de l'autre. Le Premier Livre seul a un caractère vraiment historique.
(3) Jo^èphc, Antiquités, 12-6-1 et 14-16-4, et Guerre des Juifs, 2-18-11.
522 REVUE DES DEUX MONDES.
molirent en partant les murs de Jérusalem. Ils emmenèrent pri-
sonnier, et bientôt ils mirent à mort le grand-prêtre, cet Onias, de
son nom grec Ménélas, qui régnait depuis dix ans. Ces malheu-
reux grands-prêtres, créatures des rois de Syrie, étaient dans la
position la plus fausse, et ne pouvaient jamais contenter ni leurs
maîtres ni leur peuple. Ménélas lut remplacé par un Iakim, Alcime
de son nom grec, qui n'était pas de race sacerdotale. Celui-ci mou-
rut de maladie au bout de quelques années, et les Syriens ne le
remplacèrent pas; la grande-prêtrise demeura vacante.
Cependant il restait un Onias, neveu de Ménélas, qui, à la mort
de son oncle, ne pouvant supporter la déchéance de sa famille, se
retira en Egypte. Il y fut bien accueilli, — les rois d'Egypte favori-
sant naturellement les Israélites contre les rois de Syrie, — et un peu
plus tard, en l'an 150 avant notre ère, il obtint de Ptolémée Philo-,
métor rautorisation d'élever en Egypte un temple au dieu d'Is-
raël. Ce temple subsista jusqu'à la ruine du Temple de Jéru-
salem.
La lutte continua en Juda sous Alcime, mais dans une bataille
Judas fut tué. Le Premier livre des Maccabces pousse ici un cri
de détresse (ix, 20) : «Et ils prirent le deuil pendant plusieurs jours,
et ils dirent : Comment est-il tombé, le fort qui sauvait Israël (1) ? »
La situation des Fidèles parut quelque temps désespérée. Ils se ral-
lièrent pourtant, dans le nord du pays, sous le commandement de
Jonathan, frère de Judas. Il réussit à se maintenir et à se faire res-
pecter des Syriens, avec qui il conclut une espèce de trêve. La
situation changea tout à coup, en 153, deux rois se disputant la
Syrie. Jonathan et son armée s'étaient déjà assez fait compter pour
que chacun des pretendans voulût les avoir avec soi. Celui qui
triompha s'attacha Jonathan en le faisant grand-prêtre à Jérusa-
lem, qui était depuis sept ans sans grand-prêtre. Et le Syrien ayant
épousé la lîUe du roi d'Egypte pour s'assurer son alliance, Jona-
than est invité aux fêtes du mariage et y figure entre les deux
rois.
Cependant, à cette révolution de la Syrie, une autre succède,
puis une autre encore, et à chacune Jonathan gagne quelque chose.
Mais à la fin il se laisse sui*prendre par une démarche de fausse
amitié, et il est assassiné par les Syriens.
La situation de Juda n'en est nullement affaiblie. Simon, qui
succède à son frère, trouve à son tour un roi de Syrie pour le
reconnaître comme grand-prêtre et comme allié. Et il est si fort,
(1) Ce sont les versets qui ont fourni à Fléchier le texte de son oraison funèbre de
Turenne.
LA MODERNITÉ DES PROPHETES. 523
OU plutôt la royauté syrienne est si faible, que les Syriens renon-
cent à l'impôt de la couronne, qu'on leur payait jusqu'alors, et qui
était le dernier vestige de leur souveraineté. Et ceux de Juda ne
datèrent plus les actes publics que par le nom de Simon, prêtre et
ethnarque. On n'a son titre qu'en grec (I Macc, xv, 1). Cela eut lieu
l'an 142 avant notre ère, vingt-cinq ans après la révolte de Matha-
thias.
Dès l'année suivante, Simon à son tour assiégea Vacnt et la
réduisit. Il ne se contenta pas d'en raser les murailles; il voulut
détruire et raser la hauteur même sur laquelle les Syriens avaient
bâti leur place forte. Josèphe dit que le peuple s'y employa avec
acharnement pendant trois années, le travail ne s'interrompant ni
jour ni nuit, jusqu'à ce qu'enfin la hauteur fût absolument nivelée.
Et une fête annuelle fut établie en commémoration de la ruine de
Vacra.
Simon à son tour osa sortir de ses limites ; il prit plusieurs villes
de la côte, entre autres Joppé, la moderne Jafîa, dont il fit le port
du pays. Le Premier livre des Maccabêes célèbre son règne comme
un âge d'or (chap. xiv). Ce règne fut comt. Simon mourut assas-
siné l'an 135, et l'assassin, qui était son gendre, tua avec lui deux
de ses fils. Le troisième échappa et succéda à son père. Il s'ap-
pelait Jean, de son nom hébreu, et prit plus tard le nom grec
d'Hyrcan (1). Il fut grand-prêtre ou prince pendant tout près de
trente ans, et son règne fut glorieux. Il prit Sichem et détruisit le
temple samaritain du mont Garizim, élevé au temps d'Alexand]-e.
Il prit aussi et ruina Samarie, l'antique rivale de Jérusalem. En-
fin il soumit l'Idumée et força les Iduméens à se faire circoncire.
Les fils d'Ésati furent désormais les sujets des fils de Jacob et con-
fondus parmi eux.
Voilà les événemens qui remphrent la seconde moitié du ii® siècle
(Hyrcan est mort l'an 107), et voilà aussi, selon moi, les événe-
mens qui ont inspire les livres mis sous le nom des prophètes,
et dont l'impression s'y fait sentir constamment. Mais il est temps
de les aborder.
Le recueil s'ouvre par celui qui porte le nom d'Isaïe. Mais la
critique, depuis qu'il y a une critique en ces matières, a aisément
reconnu que la dernière moitié du hvre (chap. xl-lxvi) compose
véritablement un livre à part, qui ne fait pas suite à ce qui pré-
cède, et qui est d'une autre main et d'une autre date. On dis-
(1) Quand il eut fait la guerre en Hyrcanie contre les Parthes comme allié du roi
de Syrie, Antioclius de Sidé ou Sidétès.
524 REVUE DES DEUX MONDES.
tingue donc un Premier haie (1) et un Second haie. C'est du Pre-
7nier haie seulement que je vais parler.
Isaïe est le nom d'un prophète du viii® siècle avant notre ère.
Il figure dans le livre I desHois (xvi, 19 et 20), sous le règne d'Ëzé-
chias. Et le livre prophétique qui porte ce nom se donne, dans un
court préambule, comme contenant en effet les prophéties qu'Isaïe
a fait entendre sous le règne des rois de Juda Osias, Jonathan,
Achaz et Ézéchias, c'est-à-dire pendant à peu près toute la durée
du VIII* siècle.
Il faut dire tout de suite que ce témoignage, par lui-même, n'a
aucune valeur. J'ai rappelé déjà que les Punune» ont été long-
temps attribués à David, et un très grand nombre de psaumes
portent en effet des préambules qui, non-seulement les donnent
comme étant de ce roi, c'est-à-dire du xi® siècle avant notre ère,
mais encore les rapportent à telle ou telle circonstance particulière
de la vie de ce roi, et cela avec un tel mépris de toute vraisem-
blance, qu'il a été impossible d'accepter ces indications, et qu'on
a fait descendre ces écrits jusqu'au temps des Asmonées.
Ainsi, je n'ai à tenir aucun compte ni du préambule d'haie,
ni en général de ceux des livres prophétiques, et je dois considérer
ces livres comme des écrits sur lesquels on ne possède aucun ren-
seignement antérieur, et dont on ne peut préjuger la date que seu-
lement par ce qu'ils contiennent. J'aborde maintenant directement
haie.
Dès le début du chapitre i", le prophète, ou plutôt le poète, nous
peint le pays comme désolé, ses villes en feu, ses champs rava-
gés, Sion dans la détresse, pareille à la cabane du gardien dans un
vignoble. Elle n'a conservé des siens qu'un faible reste, sans les-
quels elle serait comme Sodome et Gomon-he. On ne trouve dans
l'histoire de Jérusalem rien de semblable jusqu'à la destruction de
la ville et du royaume de Juda par Nabuchodonosor. Faudra-t-il
descendre jusque-là? Mais si on le fait, le livre ne sera plus
d'haie. Car le principe rationaliste, qui s'impose maintenant à
toute critique, et qui exclut tout surnaturel, ne permet pas de
croire qu'un prophète ait annoncé cette catastrophe à deux cents
ans de distance. D'ailleurs ces tableaux, qui sont trop forts pour
les temps antérieurs, seraient trop faibles, au contraire, pour
peindre la ruine dernière, et ne sauraient la représenter. On ne
trouvera pas d'époque à laquelle ils s'appliquent mieux que celle
de la guerre contre les rois de Syrie, où Jérusalem a passe par de
(l) Je mets ces noms en italiques, ne croyant pas que ce soient les noms véritables.
LA .MODERNITÉ DES PROPHETES. 525
si longues et de si cruelles épreuves sans disparaître absolument.
Et c'est aussi à cette époque que se rapportent le mieux les plaintes
du prophète et les reproches que le dieu adresse à son peuple.
Au vi^ siècle, Jérusalem succombait sous l'invasion brutale des
barbares du dehors. Ce n'était pas le moment de déclamer, comme
dans ces premiers chapitres, contre les fautes des peuples et les
torts de leurs gouvernans, ou le luxe de leurs grandes dames
(chap. m). Au 11^ siècle, l'étranger avait pour complices ceux de
Juda même, leurs nobles, leurs prêtres, infidèles à leur dieu, et
tout pénétrés des mœurs des Nations. Ils croyaient avoir assez fait
pour Jéhova quand ils avaient célébré ses fêtes et offert des sacri-
fices. Et c'est alors que le poète entendait la voix de Jéhova :
u Qu'ai-je à faire de tous vos sacrifices? Je suis rassasié des holo-
<^austes de moutons, de la chair des veaux gras... Je ne vous écoute
pas, car vos mains sont pleines de sang. Lavez-vous, purifiez-
vous, ôtez de devant mes yeux la méchanceté de vos actions; ces-
sez de faire le mal. apprenez à faire le bien, recherchez la justice,
redressez le prévaricateur, faites droit à l'orphelin, défendez la
veuve. » Cette guerre est en même temps une révolution inté-
rieure. Les purs, les assid (c'est le mot hébreu, grécisé dans le
livre des Maccahèes, ii, /i2, etc.), y luttent contre les mauvais, qui
vont être vaincus et rejetés; de là les derniers versets du cha-
pitre, qui saluent, en ayant l'air seulement de l'annoncer, cette
révolution accomplie.
Le second chapitre célèbre la victoire, toujours sous forme de
prophétie. Il décrit la grandeur à laquelle s'élèvent Juda et son
dieu. La hauteur de Sion dépasse toutes les hauteurs. Les étran-
gers eux-mêmes viennent adorer dans son Temple et apprennent à
respecter Jéhova et sa loi. La paix règne dans le pays, qui n"a plus
d'ennemis. Devant Jéhova, les autres dieux, les images d'or et
d'argent disparaissent, rentrent sous terre ou se cachent au fond
des cavernes. Les commentateurs attachés à la tradition cher-
chent en vain dans les temps antiques où placer cette transforma-
tion. Il n'y a dans l'histoire qu'une seule époque où on ait vu tout
cela. C'est celle où, à la fin de la guerre contre les rois de Syrie, le
peuple de Jéhova a proclamé son indépendance et repoussé l'ido-
lâtrie pour jamais.
Ici recommencent les plaintes et la peinture de tout ce que Jé-
rusalem a souffert. Car un livre prophétique ne forme pas rni tissu
bien serré. Il se compose d'effusions poétiques détachées, qui pro-
bablement se sont produites à part les unes des autres, et ont été
rassemblées ensuite. Tous ces morceaux ont leur intérêt et leur
■beauté, mais je ne dois m'arrèter qu'aux endroits qui me fourni-
526 REVUE DES DEUX MONDES.
ront plus particulièrement des observations pour le sujet qui m'oc-
cupe.
C'est au chapitre v, a erset 26, que sont décrits pour la première
fois rinvasion des Syriens et l'aspect de leurs formidables armées.
Ces images, sans doute, conviendraient aussi aux Babyloniens de la
fin du VII* siècle ; mais on en a déjà vu assez pour comprendre
vju'on n'a pas besoin d'aller chercher si loin les ennemis que le
poète a sous les yeux.
En fait, rien absolument jusqu'ici n'invite le lecteur à se croire
ni au viii^ ni au vi^ siècle, et le chapitre ii, au contraire, s'y oppose
expressément, puisqu'il est rempli de tableaux d'une prospérité et
d'une grandeur qu'on ne peut placer à ces époques.
Mais voici qu'au chapitre vu on trouve un récit qui forcerait en
apparence à se reporter en effet au viii® siècle. On y voit le royaume
de Juda, sous Achaz, pèred'Ézéchias, menacé par Rasin, roi d'Aram
et Phacée, roi d'Israël : c'est un événement raconté, à cette date,
dans le second livre des Bois (xvi, 5). Ce n'est pourtant qu'une ap-
parence, et ce que dit le prophète en cet endroit n'est plus du tout
ce dont parle le hvre des Bois. Dans celui-ci, Achaz menacé se
met sous la protection de l'Assyrien Theglat-Phalasar, qui enva-
hit à la fois le pays de Damas et celui d'Israël, et fait mourir le roi
Rasin, tandis que Juda, qui a acheté le salut par sa sujétion, n'a
rien à souffrir. Dans \e prophète, au contraire, il est bien dit que
les deux pays ennemis de Juda sont dévastés (7-16), sans que rien
indique qui est-ce qui les envahit; mais immédiatement Juda est
accablé à son tour par une invasion terrible, qui amène des cala-
mités telles qiion n'en avait jamais vu depuis que les dix tribus
se sont séparées de Juda (7-17). Or il n'y a rien, mais rien absolu-
ment qui ressemble à cela dans l'histoire du viii^ siècle. Il a été
impossible aux commentateurs de trouver à ce passage une explica-
tion satisfaisante. Mais déjà on était averti, par les premiers cha-
pitres du livre, qu'on n'est plus au temps de Theglat-Phalasar.
Il est clah', à la lecture du chapitre vu, qu'Aram et Israël tiennent
ici très peu de place, et que ce n'est pas ce qui préoccupe l'écri-
vain. Ce qui le touche, c'est un autre ennemi^ un ennemi formi-
dable, tout près d'écraser Juda ; c'est aussi la délivrance, qui est
l'œuvre de Jéhova, et avec la délivrance, la prospérité et la gran-
deur. C'est là ce qui remplit six chapitres entiers, et c'est là
l'histoire du it siècle.
L'armée formidable qui fond sur Juda du bout de la terre (5-26),
c'est l'armée des Syriens. Le roi d'Assur (7-17-18 et 8-7), c'est le
roi de Syrie, qui se trouve très bien désigné par cette appellation
antique, puisqu'il est en effet l'héritier des Assyriens. Le pays de
LA MODERMTÉ DES PROPHETES. 527
Juda est dévasté et dépeuplé ; mais Jehova vient au secours de son
peuple. Après la détresse, le salut; après les ténèbres, la lu-
mière (8-22). Elle vient de la Galilée des Nations, d'un pays jusque-
là sans gloire, dit le prophète (8-23), et les commentateurs ne se
rendent pas compte non plus de ce passage ; mais il s'explique
quand on lit que le jeune Simon, frère de Judas le Maccabée,
inaugura, pour ainsi dire, l'affranchissement de son pays par les
\-ictoires qu'il remporte en Galilée au début même de la guerre
(Josèphe, Antiq., 12-8-2). Puis le poète nous conduit tout de suite
au principat de Simon, sous qui Juda devient libre, et à celui de
son fils Hyrcan (chap. ix à xii).
Mes lecteurs ont peut-être oublié Rasin, roi d\\j-am;, et Phacée,
roi d'Israël. Il faut y revenir; mais qu'ont-ils à faire dans cette
prophétie? Je ne puis le dire avec certitude, pai'ce qu'à cette date
du II* siècle, on connaît trop mal l'histoire des rapports de
Juda avec les petits peuples voisins. On sait seulement, en général,
qu'ils étaient toujours en querelle ou en guerre les uns avec les
autres. Aram, c'est Damas (7-8), et Israël s'appelle autrement,
Éphraïm ou Samarie (7-9). On peut donc conjecturer qu'un peu
avant l'invasion d'Antiochus, Damas et Samarie venaient de se li-
guer contre Jérusalem, mais qu'elles tombèrent elles-mêmes immé-
diatement sous la domination des Syriens, qui les pillèrent (8-4).
Et cette conjecture est confirmée par ce cpe Josèphe nous apprend,
à cette date, de la situation difficile et de l'attitude des Samari-
tains {Antiq., 12-5-5). Si Damas et Samarie sont représentées par
les noms antiques de Rasin et de Phacée, comme la Syrie est re-
présentée par celui d'Assur, ce procédé de transposition, comme
je l'appellerais volontiers, se présentait naturellement à l'esprit
d'écrivains qui, au lieu de parler pour leur propre compte, avaient
imaginé de faire parler à leur place les vieux prophètes d'autre-
fois, soit pour inspirer plus de respect, soit simplement pour être
plus libres.
Mais le tableau de Juda libre et florissant mérite que l'on s'y ar-
rête. « Tu fais de ton peuple un grand peuple, tu lui prodigues la
joie, une joie comme au jour de la moisson, comme au partage du
butin. Car le joug qu'on lui avait donné à porter, et le bâton qui
frappait son épaule, sont brisés» (9-1-3). Et plus loin : «Malheur
à Assur! » (10-5). 11 s'est flatté en vain de triompher. Ayant subju-
gué tant de peuples, dont les dieux sont plus grands, à ses yeux,
que ceux de Jérusalem, il ne doutait pas que celui-ci ne fût vaincu
à son tour. Mais c'est lui qui est vaincu lui-même, et, au moment
où il croit déjà tenir sa proie, c'est lui qui est frappé par le
Fort (10-32-34).
528 REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant le poète chante le chef que Jéliova donne à son
peuple : « Un jeune chef est avec nous, un héritier nous a été
donné : le commandement est sur son épaule ; on le nomme l'éton-
nant, le sage, le divin, le père à toujours, le prince de la paix.
Par lui s'agrandit l'empire, et la paix réside à jamais sur le trône
de David et sur son royaume. Il est étayé sur le droit et la justice^
et cela à jamais. Voilà ce qu'a lait l'amour de Jéhova Sabaoth » (9-5).
Des paroles comme celles-là ne peuvent laisser aucun doute. Il
est clair qu'on n'est plus au temps de Rasin et de Phacée, mais au
glorieux principat de Simon. Et les mêmes effusions reviennent
presque tout de suite (11-1) :
« Mais voici qu'il sort un rameau de la souche de Jessé (11-1),
et un rejeton a poussé de ses racines. L'esprit de Jéhova repose
sur lui, l'esprit de sagesse et d'intelligence, l'esprit de conseil
et de force... Il juge les faibles avec justice; il prononce avec
équité pour les humbles. Il frappe le pays de la verge de sa parole,
et du souille de ses lèvres il tue le méchant. La justice est l'ar-
mure de ses reins; la fidélité, la ceinture de ses flancs. Alors le
loup habite avec la brebis, la panthère se couche près du che-
vreau, le jeune taureau, le lionceau, le gras bélier paissent en-
semble, et un petit enfant les conduit... Le nourrisson joue près
du trou de la vipère; dans le repaire du basilic l'enfant à peine
sevré met la main. On ne fait plus de mal, il n'y a plus d'injustice
sur la montagne de ma sainteté (c'est donc Jéhova qui parle) ; car
le pays est rempli de la connaissance de Jéhova, comme le fond
de la mer est recouvert par les eaux. » Et ce morceau se termine
(chap. xii) par un véritable chant de triomphe.
On a remarqué depuis longtemps que ces images de ce qu'on
nomme un âge d'or rappellent un passage de Théocrite dans sa
pièce 24, sur l'enfance d'Héraclès, au vers 8li. Tirésias annonce
qu'Héraclès doit un jour purger la terre de toutes les bêtes malfai-
santes : « Un temps viendra où le loup aux dents tranchantes verra
le faon dans sa couche, et ne voudra pas lui faire de mal. » Mais il
est curieux de reconnaître que les versets hébraïques, au lieu
d'être antérieurs à ces vers de plus de hOO ans, sont au con-
traire beaucoup plus modernes."
Ce tableau, à la poésie près, est d'ailleurs précisément celui que
nous fait du règne, ou si on veut du principat de Simon, le Pre~
mier livre des Maccabées. Tout nous ramène donc à la grande
époque de ce Simon, qui gouverna le premier Juda libre.
Mais pourquoi est-il dit que ce libérateur sort de la souche de
Jessé, le père de David? Cela signifie simplement que c'est un
homme de Juda, et non plus un étranger. Quand le prince de Juda
LA MODERNITÉ DES PROPHÈTES. 529
est un homme de Juda, il est l'héritier de David, le fds de David;
c'est, pom* ainsi dire, David Ini-mème dont le règne continue,
comme on verra qu'il est dit dans Jérémie.
Les commentateurs, qui n'imaginaient pas de descendre jusqu'aux
temps de Simon ou de son fds, ne savaient à quoi rapporter ces
peintures. M. Reuss, de même que Rosenmiiller, a pour seule res-
source d'imaginer que ces morceaux, étant en dehors de l'histoire,
prophétisent le persorinage surnaturel qu'on a appelé l'Oint, en
liébreu le Messie, expression qui ne se trouve d'ailleurs ni dans
haie, ni dans aucun des prophètes de cette époque.
Les contemporains de Simon comprenaient sans difficulté que
c'était lui qui était célébré dans ces passages ; mais quand on fut à
une certaine distance de cette résurrection de Juda ; quand on eut
oublié, avec les dures épreuves de ces vingt-cinq ans, l'émotion de
la délivrance ; quand on eut d'autres soucis et d'autres désirs, on
n'attacha plus le même sens aux mêmes paroles. Le passé était
passé ; désirs et espérances s'envolaient naturellement vers l'ave-
nir ; et, après les tristesses des derniers règnes des Asmonées, après
surtout qu'on eut commencé à sentir le poids de la domination
romaine, quand on relisait les promesses à'Istûe, on se figurait
que ce libérateur si magnifiquement annoncé ne pouvait être que
celui qui viendrait un jour, et comme on ne pouvait plus guère
l'attendre du cours naturel des choses, on l'attendit d'un miracle
et on le fit descendre du ciel. Voilà comment s'est formée l'idée du
Messie.
Aux chapitres xiii et xiv, il n'est plus question de Juda, mais de
Bïibylone, prise et ruinée par les Mèdes (13-17). Gomme il était
impossible de placer cet événement avant le temps de Cyrus, les
critiques modernes ont bien été obligés de reconnaître que ces
deux chapitres ne peuvent être de l'Isaïe du viii^ siècle. M. Edouard
Reuss est même allé dans cette voie jusqu'à se résoudre à les ôter
de la place où on les lit dans le texte hébreu et à les renvoyer à un
autre volume. Mais si on prend une telle hberté avec un \i\re pro-
phétique, qui empêche d'en prendre beaucoup d'autres, et, si on
les fait descendre de deux siècles, pourquoi pas de six?
Et ici en particulier, je ne crois pas en effet qu'il soit question
de la victoire de Cyrus. Nous étions tout à l'heure au ii® siècle ;
je crois que nous y sommes encore, et qu'il s'agit de l'invasion des
Parthes en Syrie, qui eut lieu précisément à cette époque, et où
leur roi Mithridate prit Babjlone(l). Le roi de Syrie était Démétrius
(1) Mithridates, rex Parlhorum sextus ab Arsace, vicio Demetrii priefecto, Babylo-
nam urbem finesque ejus universos victor invasit, etc. (Orose, v, 4, 16.)
TOME XCIV. — 1889. 34
530 RE7UE DES DEUX MONDES.
Nicator, qui mourut une quinzaine d'années après, chassé de son
trône par une révolte et assassiné à Tyr, où il avait cherché un
rehige. De sorte que le descendant d'Autiochus le Grand n'eut
pas même la sépulture d'un roi (l/i-19). C'est à lui, je n'en doute
pas, que s'adressent les magnifiques invectives dont haie salue la
ruine de Babylone et la mort misérable de l'ennemi héréditaire.
Je ne m'arrêterai pas aux prophéties qui suivent contre les divers
peuples voisins : les Philistins, Moab, Damas (chap. xr\-xvii). J'ai
déjà dit que l'histoire de ces peuples nous est trop peu connue
pour que ces chapitres puissent être consultés utilement sur la ques-
tion qui m'occupe.
Mais les chapitres xvin-xx sont remplis par une prophclie sur
rÉg\"pte qui doit attirer toute l'attention des critiques. Le prophète
annonce que l'Egypte va être désolée à la fois par la guerre civile
d'abord, puis par la guerre étrangère. Elle va tomber sous la do-
mination d'un roi victorieux, qui lui fera durement sentir sa puis-
sance. Quel est ce roi? C'est Nabuchodonosor, si on en croit les
hvres qui portent les noms de Jérémie et d'Ëzéchiel (1). Mais
outre que, là encore, nous serions loin du temps d'Isaïe, Nabucho-
donosor n'a jamais conquis l'Egypte, et non-seulement il échoua
en essayant de l'envahir, mais ce furent ses possessions à lui-
même qui furent envahies et enlevées par les Egyptiens (2). Le
passage d'haie ne se rapporte donc pas au temps de Nabuchodo-
nosor.
Mais transportons-nous au miheu du ii^ siècle, et nous y trou-
vons l'Egypte, d'abord déchirée et afïaiblie par des dissensions
intestines sous Ptolémée Epiphane, puis, sous Ptolémée Philométof,
en^•allie par Antiochus l'Épiphane, qui en lut quelque temps le
maître, et qui enfin ne lâcha prise que sur l'injonction des Ro-
mains. Cela se passait immédiatement avant les violences d'Autio-
chus contre Israël.
Voilà le fait principal, mais les détails achèvent de nous éclairer.
Le prophète nous dit qu'en ce temps-là les Egyptiens apportent
des offrandes à Jéhova Sabaoth (18-7). Et plus loin (19-16), après
avoir déclaré que c'est Jéhova qui frappe l'Egv^te, il ajoute que le
nom de Juda est désormais en vénération chez les Ég\-ptiens; puis
il continue : « En ce temps-là il y aura cinq villes dans le pays
d'Egypte, qui parleront la langue de Chanaan, et qui jureront par
Jéhova Sabaoth ; l'une d'elles sera appelée Ville du soleil (3). » Il
(1) Jérémie, -43, H ; Ézéchiel, 29, 19.
(2) Maspero, Histoire ancienne des peuples de VOrient, ch. xii, p. 504.
(3) En grec, Héliopolis. Pour la leçon, Ville du Soleil, voir Gesenius, Lexicon ma-
nuale, 1847. p. 338 bis.
LA MODERMTE DES PROPHÈTES. 531
n'y a pas, dans tout haie^ un verset aussi décisif que celui-là, au
point de vue de la question qui m'occupe.
Josèphe y a reconnu sans hésiter la mention du temple élevé par
Onias, précisément au milieu du ii'' siècle, et précisément dans
le nome d'Heliopolis. Il nous assure que le prophète a prédit cet
Q,i-à\i\\<,èemQiïi six cents ans à l'avance {Antiq., 13-3-1), Cette expli-
cation ne pouvant être la nôtre, il ne nous reste qu'à admettre
que cela a été écrit après qu'Onias a eu élevé ce temple. Et c'est
en efïetce que Ferd.Hitzig, dans son commentaire sur Isaïe (18-31),
avait admis. M. Reuss n'ose conclure.
Mais poursuivons : « En ce temps-là Jéhova a un autel au miUeu
de la terre d'Egypte, et une pierre est dressée à Jéhova sur sa fron-
tière (1). C'est un signe et un témoignage pour Jéhova Sabaoth
dans le pays d'Egypte, parce qu'ils ont crié à Jéhova, à cause de
leurs oppresseurs, et il leur envoie un sauveur, un messager qui
les délivre. » Hitzig a encore reconnu ici des faits qui remontent au
règne d'Antiochus le Grand et de Ptolemée l'Épiphane, au début
du II" siècle. Les Égyptiens avaient été les premiers maîtres de
Jérusalem. Ptolemée, voulant la reconquérir sur les Syriens, y en-
voya une grande armée, sous le commandement de Scopas, et la
reprit en effet ; Scopas établit une garnison dans la citadelle de Jéru-
salem. Mais Antiochus, ayant battu Scopas, reprit à son tour Jérusa-
lem et tout le pays. Josèphe {Ant., 12-3-3) nous représente Juda
comme se donnant au roi de Syrie, et l'accueillant en effet en hbé-
rateur. C'est ainsi que le prophète a pu imaginer que c'était Jéhova
qui, sous Antiochus l'Epiphane, avait vengé son peuple de l'Egypte,
et qu'il a pu croire que la faveur que les Ptolémees, à partir de cette
époque, ont montrée aux Juifs d'Egypte et à leur dieu, faveur qui
s'explique suffisamment par la rivalité des rois d'Egypte et des rois
de Syrie, leur était venue de la pensée que Jéhova était un dieu à
ménager.
Mais cette faveur et cette vénération pour Jéhova étaient arrivées
au plus haut point au moment précisément où, l'an 150, Ptole-
mée Philométor permettait à Onias d'élever son temple.
Écoutons encore le prophète : « Et Jéhova se fait connaître à
l'Egypte, et l'Egypte l'honore en ce jour; elle lui apporte des sacri-
fices et des offrandes ; elle fait des vœux en son honneur et les ac-
complit. Ainsi Jeho^a a frappé l'Egypte, mais en même temps qu'il
la frappe, il la guérit. Elle revient à Jéhova, et il se laisse fléchir,
et il la sauve. En ce temps-là, il y a un chemin frayé d'Egypte à
Assur ; Assur ^ a en Egypte et Egypte en Assur ; Egypte et Assur
adorent ensemble. En ce jour, Israël fait le troisième avec Egypte et
(1) Sur cette pierre, nous ne savons riei. Est-ce la frontière du côté de la Judée ?
532 REVUE DES DEUX MONDES.
Assur. 11 y a sur tous ces pays une bénédiction ; Jéhova l'a pronon-
cée, disant : Bénie soit Egypte, un peuple à moi, et Assur, que
mes mains ont fait, et Israël, ma portion. »
Les commentateurs attachés à la tradition n'ont pu tirer rien de
satisfaisant d'un tel passage. Mais comment n'y pas reconnaître,
avec Hitzig, la situation de l'Egypte, de la Syrie et de Juda sous le
principat de Jonathan? Et comment imaginer même une autre
époque où on ait pu voir quelque chose de semblable à ce que
nous dit le j^roplièle, et à ce que nous a raconté Josèphe {An-
tiq.,lS-^-2)? Ce n'est pas sans doute aux temps antiques que
Juda a été l'allié de ses redoutables voisins, et que ceux-ci ont faii
à Jéhova des offrandes. Mais cela a pu se faire quand le roi de
Syrie, en reconnaissant l'Asmonée comme grand-prêtre, l'habillait
de son propre vêtement royal, et quand le Temple, au témoignage
de Polybe, c'est-à-dire d'un contemporain, était déjà célèbre parmi
les Nations, ainsi que le dieu qui y présidait {IbicL, 12-3-3).
Le chapitre xx ne paraît pas ici bien à sa place ; car il reprend
les menaces contre l'Egypte, qui semblaient avoir fait place à
d'autres pensées. C'est que les livres prophétiques se composent,
on l'a vu déjà, de pièces isolées, qui peuvent n'être pas toujours
aussi bien rattachées les unes aux autres qu'elles devraient l'être :
les versets lA-25 peuvent, par exemple, avoir été ajoutés, l'an 150
au plus tôt, à ces morceaux composés une quinzaine d'années au-
paravant.
Les trois chapitres xviii-xx confirment donc nettement ce qu'on
peut reconnaître dès le début du livre (chap. vii-viii), que le nom
d'Assm-est dans notre prophète im symbole qui désigne le royaume
macédonien de Syrie, et non l'antique empire assyrien.
Le chapitre xxi se compose de deux portions. La première n'est
qu'une reprise du sujet qui a déjà fourni les chapitres xiii etxiv, je
veux dire la ruine de Babylone. La seconde prophétie retrace d'une
manière énergique des événemens sur lesquels il n'existe aucun
renseignement, de sorte que nous n'en pouvons rien tirer.
Le chapitre XXII a beaucoup plus d'intérêt. Les quatorze premiers
versets décrivent un siège de Jérusalem. Ils ne sauraient four-
nir une date, car les sièges de Jérusalem ne manquent pas dans
l'histoire d'Israël ; mais la fin du chapitiv peut fixer là-dessus nos
idées.
11 y est parlé de deux personnages, Sobna et Éliacim, dont les
noms se trouvent déjà associés dans un récit du Hvre des lîois
(IV, XIX, 2) ; mais ce ne sont que les noms qui sont semblables, et
ce qu'on lit dans les Rois n'a aucun rapport avec ce que raconte
\e prophète. J)sins les liois, Éliacim et Sobna sont simplement char-
gés de conférer avec le général de^Sennachéi-ib, qui campe devant
LA MODERNITÉ DES PROPHÈTES. 533
Jérusalem et de rapporter ses paroles au roi Ézéchias ; après quoi
Ezechias les envoie demander au prophète Isaïe, fils d'Amos, de
lui assurer les secours de Jéhova, qui en effet détermine le roi
d'Assyrie à lever le siège. Cela se passe au viii^ siècle : Éliacim est
qualifié de grand-prêtre et Sobna, de sopher ou écrivain. Ici, c'est
Sobna qui est grand-prêtre, et ce qui est raconté, c'est sa dé-
chéance et sa mort, puis l'avènement d'Eliacim, qui lui succède
dans la prêtrise, sans que rien indique la date de cette révolu-
tion.
En traduisant par grand-prêtre l'expression du texte : le chef de
la maison, c'est-à-dire de la maison de Jéhova, ou du Temple, j'y
suis autorisé par saint Jérôme. Il tenait cela du Juif qui était son
maître d'hébreu, et la traduction est confirmée par un passage des
Chroniques (ii, 31-13). On ne peut guère d'ailleurs l'interpréter au-
trement quand on lit de suite, dans les Rois, les versets 1 et 2 du
chapitre xix : « Ezéchias se couvrit d'un ciUce, et vint dans la
maison de Jéhova. Et il envoya Eliacim, le premier de la
maison, etc. »
Je viens de dire que le récit des Rois n'a aucun rapport avec
celui du \\we prophétique. Mais qu'est-ce que celui-ci signifie? Je
crois qu'il doit s'expliquer encore par un événement du ii'^ siè-
cle : la chute et la ruine du grand-prêtre Ménélas. Josèphe nous
raconte, au chapitre ix du livre xii,que le jeune Antiochus Eupator,
fils d" Antiochus l'Épiphane, sous la conduite du général Lysias,
laisait, avec des forces considérables, le siège de Jérusalem, qui
était près de succomber, malgré la présence de Judas le Maccabée,
quand la nouvelle d'une révolte rappela les assiégeans en Syrie et
les détermina à traiter avec les habitans. Ils renoncèrent à les
contraindre dans leur foi religieuse, mais ils exigèrent la démo-
lition de leurs murailles, et en partant ils emmenèrent le grand-
prêtre Ménélas, leur créature et par là haï du peuple, mais à qui
ils s'en prenaient à leur tour de n'avoir pu soumettre les assiégés.
A peine arrivé en «Syrie, Ménélas fut mis à mort et n'eut pas même
les honneurs de la sépulture (II Macc., 13-7). Il fut le dernier
grand-prêtre de l'illustre race sacerdotale des Onias. Son succes-
seur, lacim, ou en grec Alcime, n'avait pas cette illustration. C'est évi-
demment à cette révolution que se rapportent tous les détails de
ce chapitre, à la fin duquel on voit Alcime lui-même disparaître et
sa famille, élevée un moment avec lui, tomber à son tour. On a
vu ({u'il mourut de maladie au bout de quatre ans, et fut, comme
Ménélas, haï des siens (I Macc, 7-9). Les Syriens laissèrent vacante
la dignité de grand-prêtre.
Le nom d'Iacim n'est que l'abrégé de celui d'Eliacim ; c'est là
sans doute ce qui a fait penser le prophète à l'Eliacim du livre des
53Zl REVUE DES DEUX MONDES.
Bois, OÙ ce personnage se trouve précisément rapproché d'isaïe
(il, 19-2). Et le nom d'Ëliacim a amené celui de Sobna. Sobnu,
d'ailleurs, signifiant jeune, à ce qu'il semble, on a pu désigner
ainsi le plus jeune des trois frères qui s'étaient succédé dans les
fonctions de grand-pré tre {Josèphe, 12-5).
On voit que l'interprétation que je donne du chapitre xxii en
rattache naturellement les deux parties Tune à l'autre. Et cette ma-
nière de raconter, sous des noms empruntés au hvre des Bois,
l'histoire de Ménélas et d'Alcime est un des plus curieux exemples
de ce que j'ai appelé les transpositions des prophètes.
Le sujet du chapitre xxiii est la prophétie de la ruine de Tyr.
Elle offre des difficultés, et pour essayer de les résoudre, il est
nécessaire de se reporter à une autre prophétie sur le même sujet
qui se trouve dans Ézéchiel. J'attendrai donc, pour la discuter,
que je sois arrivé à zo, prophète.
Ici se présente un morceau étendu, qui rempUt à lui seul quatre
chapitres (xxiv-xxvii), et qui est, avec la fin du chapitre xix, ce qui,
dans le Premier Isaie, donne l'impression la moins contestable
d'un événement du ii® siècle. Les critiques attachés à la tradition
n'ont pu s'y reconnaître, ni en se plaçant au viii® siècle, ni en des-
cendant au vi^. Cette place forte, cette cité aux remparts si hauts
et si menaçans, ce n'est ni Babylone, ni aucune ville étrangère.
C'est Vacra, où les étrangers étaient campés au-dessus même de
Jérusalem, qui fut enfin emportée sous le grand-prêtre Simon, puis
entièrement rasée par le travail d'un peuple entier, et assura ainsi
son indépendance.
« Jehova, tu as changé leur enceinte en décombres, leur cita-
delle en une ruine. La ville des étrangers n'est plus; elle ne sera
jamais rebâtie. Maintenant la nation redoutable te révérera; la ville
aux populations menaçantes te craindra (25-2-3). »
a Jéhova Sabaoth prépare à tous les peuples un festin sur sa
montagne (1). Voyez, disent-ils: c'est Jehova, de qui nous avions
attendu qu'il nous sauverait; c'est Jéhova en qui nous a\ions
espéré. Soyons dans l'allégresse, réjouissons-nous de son secours;
car la main de Jéhova repose sur cette montagne (9-10). »
« La haute citadelle, avec ses murailles, on l'abat, on la ren-
verse, on la jette à terre dans la poussière. En ce jour, on chante
un cantique dans la terre de Juda : nous aussi nous avons une
place forte; c'est celui qui nous donne son secours en guise de
mur et de fossé. Ouvrez les portes, pour faire entrer ici un peuple
saint et fidèle (25-12, 26-1-2). »
« 11 a abaissé ceux qui résidaient si haut. La ville élevée, il l'a
(1) Celle de Sion, où s'élève le Temple.
LA MODERNITÉ DES PKOPHÈTES. 535
renversée, il l'ajetée dans la poussière. Elle est foulée sous les pieds,
sous les pieds des faibles, sous les pas des opprimés (26-5). »
« Jéhova, notre dieu, d'autres maîtres que toi ont dominé sur
nous; mais nous ne voulons invoquer que toi et ton nom. Les morts
ne ressuscitent pas, les ombres ne reviennent pas à la vie. Tu as
regardé, et tu les as exterminés, et efiacé jusqu'à leur mémoire
(13-1/1). ))
(( A l'avenir, Jacob poussera des racines, Israël fleurira et s'épa-
nouira, et le pays entier sera rempli de ses fruits (27-6). »
u Oui, elle est détruite, 1a ville forte, séjour délaissé, tente soli-
taire. Le bœuf y va paître quelques tiges, les tiges mêmes se des-
sèchent, et les femmes y mettent le feu. Car ce peuple n'a pas été
un peuple sage ; aussi son créateur n'a pas pitié de lui et ne lui
fait pas grâce. Mais en ce temps Jéhova fait sa récolte, depuis le
cours du grand fleuve jusqu'au ruisseau d'Egypte (1), et vous êtes
recueillis tous tant que vous êtes, enfans d'Israël. En ce jour, une
grande trompette sonne, et ils reviennent, ceux qui étaient perdus
au pays d'Assur, ceux qui étaient dispersés sur la terre d'Egypte,
et ils adorent Jéhova sur sa sainte montagne de Jérusalem (10-13). »
C'est-à-dire que l'indépendance d'Israël étant enfin assurée, tous
ceux qui avaient été exilés en Egypte et en Syrie, ou qui s'étaient
exilés eux-mêmes, ne pouvant supporter la domination macédo-
nienne, rentrent de tous côtés dans leur pays.
Il faut donc reconnaître, comme l'avait senti Vitringa au
xvii^ siècle, qu'en efïet, nous entendons dans ces pages si chaudes
le cri de délivrance d'Israël, lorsqu'avec Yacra, la domination des
rois de Syrie a disparu pour toujours, et que les opprimés se
croient sûrs de n'avoir plus que leur dieu pour maître; car qui
pensait alors aux Romains?
Les six premiers versets du chapitre xxviii disent la chute
d'Ephraïm, châtiée dans son orgueil. Elle tombe sous les coups
d'un puissant, envoyé du Seigneur, tandis que Jéhova couvre
son peuple de gloire et donne à son prince la justice et la
force. Ici encore il n'y a qu'une date à laquelle on puisse pen-
ser; c'est celle des victoires de Jean ou Hyrcan, fils de Simon,
qui, en 129, prit Sichem, détruisit le temple samaritain de
Garizim, et enfin, après un siège d'une année, emporta Samarie
elle-même, l'éternelle rivale de Juda, et la détruisit [Antiq.,
13-10-2).
A ces versets succède une invective contre ceux qui dans- Juda
(1) Depuis l'Euphrate jusqu'au ruisseau qui fait la séparation de l'Egypte et de la
Terre-Sainte.
536 REVUE DES DEUX MONDES.
même ne valaient pas mieux qu'Épliraïm et avaient attiré la colère
de Jéhova, qui est enfin apaisée.
Le chapitre xxix décrit encore un siège de Jérusalem, désignée
sous le nom d'Ariel, qui paraît signifier foyer de Dieu, du nom de
l'autel des holocaustes (1). Ce siège a été terrible, et tous déses-
pèrent, car ils ne savent pas les secrets de leur dieu. Mais tout à
coup le danger s'éloigne, et on voit renaître la paix et la joie par
le bienfait de Jéhova. Ce siège est, je crois, celui qui fut mis devant
Jérusalem, au début du principat de Jean ou Hyrcan, par Antio-
chus Sidétès,et qui aboutit à une alliance entre le roi de Syrie et le
grand-prêtre.
Au début de chacun des deux chapitres xxx et xxxi, le prophète
condamne ceux qui, désespérant de lutter dans Jérusalem, parlaient
de passer en Egypte et de s'appuyer sur l'alliance des Égyptiens.
Nous ne savons pas à quel moment précisément cela s'est passé.
Il est probable que c'est à la suite du rapprochement entre
Jonathan et Ptolémée Philométor contre Démétrius (^y?/?'</., xiii,
/i, 2 et 5); mais Ptolémée se rangea tout à coup du côté de Démé-
trius, puis mourut, de sorte que l'Egypte ne fit rien pour les Juifs
[Ibid., 7 et 8).
Je passe tout de suite au chapitre xxxiv, rempli tout entier par
une description passionnée de la défaite et de la ruine desiduméens.
Voilà encore un événement qu'il est impossible de placer dans
l'histoire des derniers temps des deux royaumes. C'est Jean ou
Hyrcan, fils de Simon, qui, l'an 128 avant notre ère, soumit les Idu-
méens, ces frères ennemis de Juda, et en fit définitivement des
sujets, en leur imposant la circoncision.
Mais si on met à part ce grand fait, les cinq chapitres xxxi-xxxv
et déjà la fin du chapitre xxx présentent surtout le développement
général, sous les plus vives images, de la restauration et du triomphe
de Juda et de son dieu, u Les idoles sont proscrites, la prospérité du
pays est assurée. Assur est frappé par Jéhova, et chaque coup qui
le frappe est accueilli, en Israël, au son des tambourins et des
harpes. Assur a succombé, non sous le glaive d'un homme, mais
sous celui de Jéhova (2). La justice règne (sous le grand-prêtre).
Les infidèles sont condamnés, et les justes triomphent. Ils revoient
leur prince dans sa grandeur, ils revoient tout le pays (au Ueu
d'être enfermés dans Jérusalem). Où est maintenant l'enregistreur?
Où est l'exacteur? Où est celui qui surveillait les murailles? Tu ne
(1) D'après Ézéchiel, 43, 15.
(2)11 s'agit probablement de la mort d'Antioche Sidétès. (Voir Saulcy, Sept siècles de
l'histoire judaïque, 187 i, p. 138-139.) — Josèphe, Antiquités, xiii, 4, 4, etc.
LA MODERNITÉ DES PROPHÈTES. 537
vois plus le peuple ennemi, le peuple à la langue barbare : voilà
Sion, la ville de nos fêtes; voilà Jérusalem, ta demeure assurée,
la tente qui ne sera plus démontée, dont on n'enlèvera plus les
pieux ni les cordes... Jéhova notre juge, Jéhova notre capitaine,
Jéhova notre prince, c'est lui qui nous sauve » (chap. xxx-xxxiii,
passim). Enfin, au chapitre xxxv, ces idées s'épanouissent en images
et en elïusions lyriques : » Le désert reverdit, il se couvre de
fleurs et de joies. Il revêt la magnificence du Liban, l'éclat de Saron
et du Carmel; là réside la gloire de Jéhova, la majesté de notre
dieu. Voici que les yeux des aveugles s'ouvrent et que les oreilles
des sourds entendent. Le boiteux court comme le cerf, la langue
du muet est déliée... Un chemin se fraie, une voie appelée la voie
sainte; aucun profane n'y passe, nul ne saurait s'y égarer. Les
rachetés de Jéhova retournent à Sion pleins d'allégresse; la joie
éclate sur leur visage ; le bonheur est à eux ; la peine et la tristesse
ont disparu. »
Avec ce chapitre finit le Premier haïe, car les quatre qui sui-
vent ne font plus partie de h prophétie; ce sont des pages du livre
des Bois, où figure le vieux prophète, et qu'on a cru devoir repro-
duire à la suite du livre qu'on lui attribue (II Bois, de 18-13 à
20-19).
Je crois, pour ce livre, avoir rempli ma promesse. J'ai reconnu
d'abord qu'il ne s'y trouve absolument rien qui se rapporte au
viii^ siècle. Si un récit, et c'est le seul (7-1), semble daté de cette
époque au premier aboi'd, on s'aperçoit bien vite que ce n'est là
qu'une apparence, que l'écrivain a dans la pensée des faits beau-
coup plus modernes, et que, s'il y a mis cette date, c'est seu-
lement pour suivre la fiction par laquelle il lui avait plu d'écrire,
en forme de prophétie, sous le nom d'un prophète des temps passés.
On remarquera surtout qu'il n'est pas dit un mot, dans tout le
livre, de la grande catastrophe du viii® siècle, et dont tous les
esprits alors devaient être pleins, je veux dire la destruction du
royaume d'Israël par les Assyriens. L'écrivain ne paraît pas y avoir
pensé un seul instant, non plus qu'à Salmanasar ni à Ninive.
Ceux qui y ont cherché la fin du royaume de Juda, et la ruine
de Jérusalem et du Temple, puis l'exil de Babylone ou le retour
des exilés après la victoire de Gyrus, ont pu se faire plus facile-
ment illusion, à cause du chapitre xii et d'autres endroits encore.
Alors la prophétie n'est plus d'Isaïe, ni du viii* siècle, elle est du
vii^ et même du vf. Mais cela encore ne peut satisfaire. Car nulle
part il n'est dit, ni que Jérusalem et le Temple soient détruits, ni
que le prophète et ceux à qui il parle aient été dispersés sur la
terre de Babylone, pour y passer soixante-dix ans. Le Temple a
été profané, mais il est debout; Jérusalem subsiste toujours, et le
538 REVUE DES DEUX MONDES.
proplièle^ d'un bout à l'autre, ne s'occupe que de ce qui s'y passe;
rien n'indique qu'il ait connu l'exil. Beaucoup s'y sont résignés,
sans doute pour échapper à la persécution et à la domination des
infidèles ; ce sont eux dont le poète célèbre le retour à l'heure de
l'affranchissement ; mais c'est là toute autre chose que la déporta-
tion brutale du temps de Nabuchodonosor. Celui-ci n'est jamais
nommé.
Je prie d'aillem's mes lecteurs de considérer quel emban'as on
éprouve, lorsqu'en rapportant la prophétie, je ne dis pas au
viii^ siècle, mais même au vi®, on cherche à déterminer à quelle
époque précisément on a pu l'écrire. Est-ce avant l'invasion des
Babyloniens? Mais alors le prophète aurait donc réellement prophé-
tisé l'avenir, au sens où on entend aujourd'hui ce mot; il am-ait
prédit ce qu'il était impossible de prévoir; c'est-à-dire qu'on se
place en plein surnaturel, en dehors par conséquent de toute cri-
tique. Est-ce après le retour des Juifs au temps de Cyrus? Mais
alors l'écrivain, quand il développe les calamités passées, remon-
terait donc à trois quarts de siècle, à des temps que lui-même avait
pu voir à peine, quelque vieux qu'il fût, et que n'avaient pas vus
la plupart de ceux pour lesquels il écrivait. Est-ce enfin pendant
la captivité? Mais outre qu'on n'aperçoit dans le livre aucune trace
des sentimens que cette situation intermédiaire devait faire naître,
on se retrouverait encore en face du surnaturel, puisqu'on ne com-
prendrait pas comment on a pu annoncer à l'avance la victoire de
Cyrus et la destruction de l'empire de Babylone. J'ajoute que le
rétablissement des exilés dans leur pays n'a rien eu du caractère
triomphant que marquent les effusions du poète. Non-seulement ils
n'ont fait alors qu'échanger la domination des Babyloniens contre
celle des Perses, et ils étaient bien loin de pouvoir dire qu'ils
n'avaient plus de maître que Jehova, mais on voit par le hvre
d'Esdras que, pendant plus d'un siècle, ils n'ont eu qu'une exis-
tence très difficile et très précaire. Tous ces embaiTas, — disons
nettement toutes ces impossibihtés, — disparaissent quand on place
le prétendu Isaïe au ii® siècle. Alors, entre une situation deses-
pérée sous les violences furieuses d'Ântiochus, et l'affranchis-
sement définitif de la nation. juive par Simon, il n'y a eu que
vingt-cinq ans d'intervalle, et ces vingt-cinq ans ont été coupés par
toute sorte de péripéties, qui réveillaient à chaque instant ou les
plus vives craintes ou les plus belles espérances. L'écrivain a donc
pu tout voir, tout sentir, et entonner tour à tour des chants de
deuil ou de victoire.
On a vu enfin que tous les événemens du ii® siècle ont laissé
leur empreinte dans \e Premier haie, et que si, parmi ces événe-
mens, il en est qui se sont reproduits plusieurs fois dans l'histoire
LA MODERNITE DES PROPHÈTES. 539
d'Israël, il en est d'autres, au contraire, qu'on n'a jamais vus qu'à
cette date. Telle est avant tout l'indépendance recouvrée, et Israël,
gouverné enfin par Israël. Telle est la réunion de Samarie et de
Juda, de manière que tous les Israélites, à partir de là, ne font
plus qu'un peuple. Telle est aussi la soumission de l'Idumée. C'est
alors seulement aussi que Jéhova a eu un temple en Egypte. Enfin,
c'est alors seulement que le culte des images ou idoles, c'est-
à-dire des dieux étrangers, et avec l'idolâtiie, l'astrolâtrie, — dispa-
rurent définitivement de la terre sainte, qui appartient désormais
à Jéhova tout entière et sans retour.
Enfin, ce rétablissement de la date véritable des prophètes
peraiet seul de se rendre compte de ce que ces Mvres ont de nou-
veau et d'original. Ils font comprendre ce spiritualisme qui iait
dédaigner au Premier haie les sacrifices, les holocaustes, l'encens,
les fêtes, tout cet extérieur du culte, qui a tant d'importance dans
YExode et le Lèvitique, tandis qu'ici Jéhova déclare qu'il ne de-
mande que la justice, et qu'il est le trois lois saint. Ils expliquent
comment, dans les prophètes^ les idoles ne sont plus seulement
condamnées, comme elles l'étaient dans la vieille loi, mais surtout
méprisées comme impuissantes, comme étant l'œuvre de la main
de l'homme, qui ne peut donc que s'en moquer. Gela appartient à
un âge de l'esprit humain plus avancé que l'âge des vieux liwes.
Si on considère enfin que les lixres prophétiques sont les plus beaux
livres de la Bible, on se dira qu'ils ont dû éclore à une époque où
tout devait exalter chez les enfans d'Israël l'imagination et la pas-
sion qui font l'éloquence.
II.
Jêrcmie est le prophète qu'on est le moins tenté d'abord de mo-
derniser, tant il semble en certains endroits nous faire assister aux
événemens du début du vi® siècle avant notre ère. Et M. Vernes a
écrit dans la Revue critique : a J'ose dire que l'hypothèse contraire
ne prendrait une apparence redoutable que du moment où le liM'e
de Jérémie serait directement attaqué et serré de près. » En effet,
le livre de Jérémie, surtout dans ses dernières parties, est plein
Ae prophéties qui sont toutes données comme prononcées à l'occa-
sion d'événemens qui se sont passés dans les dernières années du
royaume de Juda, et M. Reuss dit justement qu'aucun des pro-
phètes dont il nous est parvenu des écrits ne parait avoir été mêlé
aux affaires publiques au même degré que celui-là.
Mais cela même devient l'objet d'un grand étonnement quand
on a constaté, au sujet de Jérémie, le silence absolu du h\ re des
Bois,
5/l0 REVUE DES DEUX MONDES.
Voilà lin prophète qui, d'après le livre qui porto son nom, a
rempli à Jérusalem, pendant les dernières années du royaume de
Juda, un rôle considérable. 11 prêche dans l'enceinte même du
Temple, en présence des prêtres et du peuple; il est mis en accusa-
tion devant les chefs de Juda. Quand le roi Jéchonias, tombé entre
les mains de Nabuchodonosor, a été transporté à Babylone avec
l'élite de ses sujets, il écrit à ces exilés pour leur donner des con-
seils, et sa lettre est portée à Jérusalem par les messagers mêmes
que le nouveau roi, Sédécias, envoie à Nabuchodonosor. Il se
permet encore de venir prophétiser devant Sédécias lui-même ; ou
bien c'est Sédécias qui le fait amener pour l'interroger sur l'avenir.
Une autre fois il met par écrit ses prophèlies, et il en fait faire la
lecture dans le Temple par son secrétaire Baruch, après que le
peuple a été convoqué solennellement pour cette lecture à la suite
d'un jeûne public. Puis, Baruch recommence cette lecture dans la
maison royale devant les serviteurs du roi, et le roi finit par se
faire apporter le livre et le faire lire devant lui. Plus tard, les
chefs de Juda essaient de faire périr le prophète, le roi lui sauve
la vie; mais il demeure en prison, et c'est Nabuchodonosor qui,
lorsqu'il a pris Jérusalem, le fait tirer de cette prison. Comment
comprendre, quand on vient de lire tout cela, qu'il n'en soit pas
dit un mot dans le hvre des 7?o?V, et que le nom même de Jé-
rémie n'y soit pas une seule fois prononcé? Cela ne dispose-t-il
pas à croire que tous ces détails sont de pures fictions, où le
prophète a encadré les pensées que lui inspiraient des événemens
beaucoup plus récens? Je reviendrai plus tard à ces passages. Et
on verra d'ailleurs, dans la suite de ce travail, que cette dernière
partie du livre, où Jérémie a ce rôle extraordinaire, présente une
particularité qui dispose à croire qu'elle n'est pas de la même
main que ce qui précède.
Mais ce qu'il faut dire tout d'abord, c'est que le livre de Jé-
rhnie dans son ensemble, et dès son début, accuse la même situa-
tion de Juda qu'on a reconnue dans haïe. Le peuple fidèle y passe
par les mêmes épreuves et y court les mêmes dangers, sans ce-
pendant qu'il soit jamais question de la destruction du royaume
de Juda et de la ruine de la ville et du Temple, si ce n'est dans
deux morceaux (chap. xxxix et lu) empruntés au livre des l\oh
et qu'on a cousus à la prophétie, comme on a fait pour les quatre
chapitres placés à la fin du Premier haie. Au contraire, Jéhova
dit expressément, et il le répète plusieurs fois (/i-27, etc.), qu'il
épargnera sa ville et ne la détruira pas, et c'est ce qui résulte
aussi d'un verset où il est dit (51-31) : « La honte a couvert notre
front, car nous avons vu les étrangers entrer dans le sanctuaire
de Jéhova. » Ce n'est pas ainsi que parlerait un homme qui au-
LA MODERNITÉ DES PROPHÈTES. 541
rait vu cette maison sainte, non pas profanée, mais réduite en cen-
dres. Celui qui parle pense à Antiochus, et non à Nabuchodo-
nosor.
D'ailleurs, dans Jércmie comme dans haïe, à côté des images
douloureuses se trouve tout de suite la peinture des jours heureux
qui leur succèdent, et où les calamités aboutissent à la délivrance
et à la grandeur. Jéhova ramène Israël à Sion et lui donne des
pasteurs selon son cœur qui gouvernent avec sagesse. Il les mul-
tiplie, et ils prospèrent. Jérusalem est appelée le trône de Jéhova et
les peuples yaccourentpourrhonorer (3-14). Et ailleurs (30-8) : «En
ce jour, Jéhova brise le joug qui est sur ton cou; il déUe teschahies,
les étrangers ne t'assujettiront plus. Ils servent Jéhova leur dieu et
David leur roi que je relève... Oui, je panse tes blessures, je gué-
ris tes plaies... Je rétablis les tentes de Jacob; la ville se relève
sur sa colline; le palais est assis à sa place. Ils lont entendre des
hymnes de louange, des cris de joie;., je les multiplie et leur
nombre ne sera pas réduit; je les glorifie et ils ne seront plus mé-
prisés... Leur chef est un des leurs, leur souverain sort du milieu
d'eux... Et vous serez mon peuple et je serai votre dieu.» — Non-
seulement tout cela est trop beau pour l'humble situation d'Israël,
au retour de la captivité de Babylone; mais surtout, il importe de
le redire, ce retour est trop loin de la catastrophe où le royaume
de Juda avait péri, pour que le même poète ait pu peindre à la
fois l'un et l'autre. De telles paroles ne se comprennent qu'à
l'époque où Juda, vingt-cinq ans seulement après Antiochus Epi-
phane, s'est retrouvé pour la première fois indépendant et a compté
parmi les peuples, La rapidité avec laquelle cette révolution s'est
accomphe a inspiré à l'auteur le récit symbolique (32-7), où tandis
que la ville assiégée est près de tomber dans les mains des Chal-
déens, Jêrèmie, alors enfermé dans une prison, achète un champ
à un parent avec toutes les formalités légales, et met l'acte de
vente dans un vase de terre où il doit se conserver : « Car ainsi,
dit Jéhova Sabaoth, dieu d'Israël, on achètera encore des maisons,
des champs et des vignobles dans ce pays-ci. » C'est-à-dire qu'on
peut attendre et qu'on n'attendra pas longtemps.
J'ai déjà expliqué, à propos d'haïe, comme il faut entendre ces
mots, David leur roi.
Mais voici un autre tableau, qui ne peut non plus se placer
qu'à cette date. C'est celui du retour d'Éphraïm ou d'Israël, au
sens restreint où le nom d'Israël s'oppose à celui de Juda, c'est-
à-dire le retour des tribus séparées : pour la première fois alors,
Éphraïm est réconcilié ou plutôt soumis. Et il suffit d'ouvrir le hvre
d'Esdras pour s'assurer combien il s'en fallait qu'il en fût ainsi au
temps de Zorobabel. Mais cela s'est vu sous Hyrcan, fils de Simon,
54*2 REVUE DES DEUX MONDES.
et voici ce qui se lit dans Jèrémie (3-18) : « En ce temps-là, la
maison de Jiida ira avec la maison d'Israël ; elles viendront en-
semble du pays du nord au pays dont j'ai donné la possession à
leurs pères. » Et ailleurs (31-1) : « En ce temps-là, je serai un
dieuj!?OM/" toutes les familles d'Israël et elles me seront un peuple...
Je redeviens pour Israël un père, etÉphraïm m'est un premier-né...
Tous viendront chanter sur la montagne de Sion. »
Et cette nouveauté a inspiré au poète un admirable passage
(31-15): « Ainsi dit Jéhova: une voix est entendue dans Rama,
une lamentation, des pleurs amers, Rachel gémissant sur ses en-
fans : elle ne veut pas être consolée de ses enfans, car elle ne les
a plus. Ainsi dit Jéhova : Epargne à ta voix les lamentations et
les pleurs à tes yeux... car ils reviendront. » A Rama était le tom-
beau de Rachel et Rachel est à la fois la mère de Joseph et de Rcn-
jamin; c'est-à-dire, Joseph étant le père d'Ephraïm, qu'elle est à la
fois l'aïeule des deux portions d'Israël et que jusque-là, dans son
tombeau, elle faisait le deuil de tout un pcniple.
Enfin \e prophète annonce, toujours comme Isaïe, que les peuples,
émerveillés de ce que Jéhova a fait pour les siens, affluent à Jé-
rusalem pour rendre à ce grand dieu leurs hommages (16-29 et
17-26).
Les prophéties qui se rapportent aux choses du dehors sont aussi
les mêmes que dans Isaie. On y retrace aux chapitres xliii-xlvi l'in-
vasion de l'Egypte par un roi puissant, que le prophète appelle
Nabuchodonosor; mais on a vu que Nabuchodonosor n'a jamais en-
vahi l'Egypte. C'est Antiochus que le prophète a dans l'esprit; et cer-
tains détails achèvent d'en faire la preuve. Il est dit (/i/i-30) que
l'envahisseur a fait prisonnier le roi Éphréé (l'Apriès des Grecs) et il
n'y a rien de cela dans l'histoire ; mais Antiochus a réellement fait
prisonnier le jeune Ptolémée Philométor. Il est dit aussi que la ville
de No est livrée à l'ennemi, — mais la Vnlgate, en cet endroit,
traduit ce nom par celui d'Alexandrie, — et il en est de même dans
Ézèchiel (30-14-16) et dans Nahum (3-8). Saint Jérôme dit, dans
son commentaire sur Nahum, qu'il traduit ainsi d'après son maître
d'hébreu, et il suppose qu'apparemment Alexandrie avait été bâtie
sur les débris d'une ville de Nô plus ancienne. Ne devons-nous pas
plutôt croire que ce maître d'hébreu était l'héritier d'une tradition
qui remontait à un temps o\x on savait que les livres prophétiques
étaient en réalité postérieurs à Alexandre et à la fondation d'Alexan-
drie ?
J'ai déjà dit que je ne m'occuperais des prophéties sur Tyr qu'à
l'article d'Êzéchiel.
La prophétie sur Édom (49-7) doit se rapporter, ainsi que celle
àUsale, à la conquête de l'Idumée par Hyrcan. Et quant à celle de
LA MODERNITÉ DES PROPHÈTES. 5/l3
la ruine de Babylone (chapitres li et lit), je la rapporte encore à
lïnyasion des Parlhes au milieu du ii*^ siècle.
Maintenant se présentent les passages du livre qui se rappor-
tent ou paraissent se rapporter à ces derniers rois de Juda sous le
règne desquels il semblerait^ à lire tel ou tel chapitre^ que le pro-
jjhète a vécu. C'est là, je crois, la partie la plus sèche de mon tra-
vail ; mais je ne puis l'éviter et elle ne me retiendra pas longtemps.
Et d'abord, en examinant ces passages, on reconnaît qu'ils ne s'ac-
cordent pas avec l'iiistoire réelle, telle que la donne le livre des
Roh.
Ainsi on lit dans Jcrêmie cette prophétie contre Joachim, fils de
Josias (22-18) : u On ne fera pas sur lui de complainte: Hélas ! mon
frère... On ne fera pas sur lui de complainte: Hélas! Seigneur,
hélas ! sa gloire. Sa sépulture sera celle d'un âne ; il sera jeté et
traîné loin des portes de Jérusalem. » \\ n'est rien dit de cela pour
Joachim dans les Rois, mais nous connaissons le personnage illustre
qui est mort ainsi ignominieusement et qu'on a laissé sans sépul-
ture : c'est ce Ménélas dont j'ai rappelé la fin tragique à propos du
chapitre xxii à' haïe (1). On a donc là un nouvel exemple de ce
que j'ai appelé les transpositions des prophètes.
Voici maintenant Sédécias. Le livre des Bois raconte qu'après la
prise de Jérusalem, on égorgea les enfans de Sédécias devant leur
père, qu'ensuite on lui creva les yeux et qu'on l'emmena chargé
de chaînes à Babylone. Jérèmie ne lui prophétise rien de pareil (2).
Mais ici, on rencontre une assez grande difficulté ; c'est que le
prophète n'est pas d'accord avec lui-même. Dans un endroit (21-7),
il dit que Sédécias sera passé au fil de l'épée. Dans d'autres (32-5
et 3/i), il déclare au contraire expressément que Sédécias, emmené
à Babylone, n'y restera qu'un certain temps, qu'il reviendra chez
lui, qu'il mourra en paix, et qu'il aura les honneurs d'une sépulture
royale. Ni l'une ni l'autre version ne s'accordent avec l'histoire
réelle de Sédécias. Mais si on croit que sous ce nom antique le
prophète avait dans l'esprit des personnages plus modernes, on
pourrait admettre que ces passages figurent deux histoires diffé-
rentes ; que le roi qui revient mourir en paix à Jérusalem est
Alcime, le successeur de Ménélas (I Macc, 7-25 et 9-56) et que celui
qui est frappé par l'épée est Jonathan, tué par Tryphon (IMacc,
13-25).
Quant à Sellum (22-11), c'est un nom qui ne se trouve même pas
dans le livre des Rois ; mais son histoire précède immédiatement
(1) Les versets 13, 17, 22, de Jérémie rappellent tout à fait haïe, 22, 16.
(2) J'ai déjà eu l'occasion d'avertir que ce qui se lit aux passages 39, 6 et 52, 14
ne fait plus partie de la prophétie ; ce sont de simples récits empruntés au livre des
hois.
bkk REVUE DES DEUX MONDES.
celle de Joachim, qui m'a paru représenter Ménélas ; il est désigné
comme son frère, et le prophète semble opposer à celui qui est
mort celui qui vit dans l'exil, comme plus malheureux encore.
Tout cela pourroit désigner Jason (11 Macc, 5-9).
L'histoire de Godolias (ûO-7) me parait empruntée dans son
fond au second livre des Bois ("25-22-26), mais il y a deux obser-
vations à faire. D'abord le prophète y ajoute (-41-5) l'aventure des
Samaritains massacrés à la suite du meurtre de Godolias, quand ils
venaient adorer Jéhova au Temple de Jérusalem, aventure incom-
préhensible dans la situation où étaient alors ceux de Juda et les
Samaritains, e? an tnomeiit où le Temple vient d'être brûlé (II Roh^
25-9). Le reste du passage sur Godolias semble interrompre la
suite naturelle du récit. De sorte qu'on se demande s'il n'a pas
été interpolé après coup dans le livre des Rois, d'après Jérêmie,
et si Jcrcmie lui-même ne raconte pas, sous des noms antiques,
une histoire arrivée au temps des rois de Syrie, où périt quelque
Israélite agent des Syriens, tué par des purs. Mais j'ai hâte de sor-
tir et de faire sortir mes lecteurs de ces broussailles historiques,
pour rentrer dans une voie plus large.
11 me reste à parler des récits dans lesquels /tWm?*^ lui-même est
en scène, particulièrement à partir du chapitre xxxvi. J'ai déjà dit
qu'on ne pourrait comprendre, si ces récits étaient véritables, com-
ment ils ne se retrouveraient pas dans le livre des Roi». Mais surtout
ils ne donnent en aucune manière l'impression de la réalité, étant
généralement aussi invraisemblables que dramatiques. C'est ainsi
qu'il est raconté que Jérémie ayant dicté à Baruch ses prophéties,
et celui-ci les ayant lues dans le Temple, devant tout le peuple, puis
dans une assemblée de grands personnages qui avaient aussi voulu
l'entendre, ceux-ci, après l'avoir fait cacher ainsi que Jèrhnie, font
au roi un rapport sur ce qu'ils ont entendu. Le roi fait rechercher
l'écrit et ordonne qu'on le lui lise à lui-même; mais après quelques
pages, le roi déchire le rouleau et le jette dans un brasier allumé
devant lui, car on était en hiver. D'ailleurs ni le roi ni ses servi-
teurs ne s'effraient des menaces prophétiques, et ne pensent à de-
mander grâce. Il est clair que nous lisons là une fiction, non une
histoire.
Mais il est temps de laisser là les détails, dont l'interprétation est
quelquefois difficile, pour m'attacher à l'esprit de la prophétie, qui
ne peut laisser aucun doute sur la modernité du livre. Cet esprit
est le même qu'en haie, et il est encore plus marqué : c'est celui
d'une religion réfléchie et passionnée, qui donne au prophète un
accent qu'on peut déjà appeler chrétien. Ce peuple qui a tant souf-
fert pour son dieu, et pour qui son dieu a tant fait à son tour^ s'at-
tache à lui avec une ardeur toute nouvelle et s'émerveille de sa
LA MODERNITÉ DES PROPHETES. 5/l5
grandeur : Saint, saint, saint est Jéhova Sabaoth ; toute la terre est
pleine de sa gloire (1) » [haïe 3-6). Jéhova maintenant est tout pour
les siens : «(Jéhova notre juge, Jéhova notre législateur, Jéhova notre
roi; c'est lui qui nous sauve {haïe, 33-32), « Les autres dieu^î,
au temps de Y Exode, étaient déjà des dieux étrangers et ennemis;
ils n'étaient pas, comme ils le sont maintenant, des dieux méprisés.
On défendaitd'honorer leurs images, on n'insultait pas à ces images.
Mais entendons haïe (2-8), etc. : a Leur pays est rempli d'idoles ;
ils adorent l'ouvrage de leurs mains, ce que leurs doigts ont fabri-
qué... Les idoles, c'en est fait d'elles. Elles disparaissent dans les
cavernes des montagnes, dans les trous de la terre, devant la ter-
reur de Jéhova et l'éclat de sa grandeur, quand il se lève pour
effrayer la terre. En ce temps-là, les hommes jettent aux rats et
aux chauves-souris les idoles d'argent et les idoles d'or, qu'ils se
sont fait faire pour les adorer. » Jèrcniie, avec moins de majesté,
est peut-être encore plus méprisant (10-3). a On coupe le bois dans
la forêt ; c'est la main de l'homme qui fait cela avec la hache ; on
le décore d'or et d'argent ; avec des clous et des marteaux on fixe
l'image, pour qu'elle tienne ferme. C'est comme le poteau planté au
milieu d'un champ, cela ne se meut pas, il faut le porter; cela ne
peut faire un pas. Ne les craignez pas : ils ne peuvent faire du
mal, comme il ne sauraient faire du bien. » — « D'où viendrait
ton égal, ô Jéhova? Tu es grand et ton nom est puissant. Qui
ne te craindrait pas, roi des peuples!.. C'est Jéhova qui est vé-
rité, c'est lui qui est le dieu vivant, le roi éternel... C'est lui qui a
fait la terre par sa puissance, qui l'a établie dans sa sagesse, qiti
par son art a fait le contour des cieux. Il verse des masses d'eau
du haut des airs; il fait monter les nuages du bout de la terre, W
fait éclater la foudre avec l'averse. »
Cette religion-là est tout autre que celle de Y Exode. Si je dis
Y Exode, et non pas le Pentateuque, c'est qu'il y a un livre dans le
Pentateuque, je veux dire le Beutèronome , qui est beaucoup plus
moderne que les quatre premiers, et que je crois, quant à moi, du
même temps que les prophètes, et inspiré du même esprit. Mais
je me borne à indiquer sur ce point mon opinion sans la démon-
(rer, ayant assez à faire avec la question des prophètes (2).
Quand les prophètes pensaient ainsi, la manière de concevoir
la divinité avait fait de grands progrès dans le monde. Et sans que
personne, à Jérusalem, eût encore lu les Grecs, il se faisait
néanmoins, entre Grecs et Hébreux, une infiltration d'idées. Les
(1) Ce verset se répète tous les jours à la messe, à la fin de la Préface.
(2) Voir, au sujet du Deutérononip, le Christianisme et ses origines, t. m, ch. 5.
TOME xciv. — 1889. 35
546 REVUE DES DEUX MONDES.
douleurs avaient eiit^eigné à se moquer des- idoles. Et les. idées
scientifique?!, qui commençaient à. se répandre, apprenaient aux
hommes- à grandir leur di<Hi pour l'égaler à la grandeur de la na-
tiiPe;
L'église? chrétienne n'a fait que rt'péler, dans ses invectives contre
les JN-ations, les déclamations des propiti/rs contre les- id^^les :
Et ce n'est pas un dieu comme vos dieux frivoles,
Insensibles et sourds, impuissans, mutilés,
De bois, de marbre ou d'or, comme vous les voulez :
C'est le dieu de? chrétiens, c'est le mien, c'est le vôtre,
Et la terre et le ciel n'en connaissent point d'autre.
Je comprends qu'au temps de Polyeucte on ait parlé comme on
parlait à la fin du ii® siècle ; mais je ne crois pas qu'on ait tenu ce
langage au tem])s de Sennachérib ou au temps de Nabuchodonosoi'.
Dans Jcrèmie comme dans haie, Jéliova parle avec dédain de
l'encens qu'on brûle devant lui et des victimes qu'on lui offre en
sacrifice en même temps qu'on désobéit à sa Loi (6-20.) Et il y a un
endroit où cela est exprimé d'une manière qui étonne (7-21) : ((Ajou-
tez Yos holocaustes à vos sacrifices et mangez-en la chair (1). Car
je n'ai rien dit, je n'ai rien commandé, quand je les ai fint sortir
du pays d'Égjq^te, en fait d'holocaustes et de sacrifices-. Mais voici
ce que je leur ai commandé : Ecoutez ma voix et je serai votre
dieu et vous serez mon peuple. »
On ne comprend pas d'abord ce verset quand on voit quelle
place tiennent dans le Pentaieuque les sacrifices et les holocaustes^
et des critiques ont été amenés ainsi à supposer que Jêrémie était
antérieur au Penlatenqve, ce qui est contre toute vraisemblance ;
mais le langage du prophclc peut s'expliquer. Il est dit dans
\ kxode que. lorsque les Israélites, trois mois après leur départ de
lËgypte, arrivent au pied du Sinaï, Jéhova, pour la première lois,
appelle à lui Moïse sur cette montagne et lui parle ainsi (1.9-3) : Hj
(( Voici ce (jue tu diras aus enfans d'Israël... Si vous- écoutez ma
voix, si TOUS observez' mon pacte, vous- serez à moi par prédilection
au-dessus de tous les peuples... Vous serez pour moi un royaume
de prétrcB, un peuple saint. » C'est tout ; et c'est précisément là ce
que Jt'f'émie rappelle. Puis, plus loin, Jéhova lui-même promulgue.
du haut du Sinaï, les Dix commandemens, où il n'est pas question
non plus de sacrifices. Il est vrai qu'ensuite il en est parlé plusieurs
fois, et encore plus souvent dans h Lcvifique , mais coumie de Iji
1
(1) Les holocaustes, ainsi que l'indique le mot grec, diiïéraient des simples- sacrifices,
en ce que dans l'holocauste la victime était consumée tout entière {Lévit., i, 9, etc.).
LA MODERXnÉ DES T'ROrHETi:^. &^'7
praticpes déjà établies {Exodr^ 20-21), dont Moïse règle le détai',
mais ojiril n'introduit pas et dont l'importance n'est miUemoni
comparable à celle des paroles que le prophète a citées et auv-
quelles il a\ ait le droit de s'alttacher. Et le dire du prophèle n'-i
vrai, si on l'entend en ce sens que. dans YExoflp même, la pra-
tique des sacrifices n'est pa^ une condition que Jébo^n ait mise au
pacte qu'il fait avec Israël.
On comprend d'ailleurs que dairbs la seconde Tuoitié du it® siècle
les rites ne lussent pas en grande faveur. L'insurrection des
lîommes de Juda n'avait été qu'une réaction contre la séduction
qu'avaient d'abord exercée sur euKles moeurs et les idées grecquo,
et sous cette influence, ils s'étaient insensiblemeut détachés de
leurs pratiques. Et comme leurs gratnds-prètres continuaient d'ètrf%
jusqu'à .Jonathan, des créatures des rois syriens, dont l'âme n'était
plus celle des fKlèles, et qui ne donnaient plus à leur dieu que des
cérémonies extérieures, ces cérémoraes durent être discrédité es
aux yeux des pm"s. L'esprit de hardiesse et de liberté qui faisait
les prophètes était toute autre chose que l'esprit sacerdotal, et il sp
développa, à la suite de la guerre de l'indépendance, un moTive-
ment qui, comme plus tard le mouvement clu:'étien, allait en sotts
contraire des pirescrip tiens littérales.
Mais parmi les sacrifices, il y en avait un particulièrement
odieux, c'est eeliii des enians nouveau-nés, qu'on faisait pass<^r
par le feu devant le dieu pour apaiser sa colère, et c'est là qu'on
a plaisir à entendre Jehova, dans Jèrcmie, protester qu'il ne i'-a
jamais voulu, qu'il n'en a jamais eu la pensée (7-31). Cependani
c'est bien .Jéhova qui commande fonnellement àdii\9,\' Exode : « Tu
me donneras île premier-né de 'tes fils (13-3), » sans qu'il soit dit
d'ailleurs comment se faisait l'offrande. Il est vrai qu'un autre
verset (13-12) permet de sacrifier un animal au heu de l'enfant,
mais c'est là éA'iderament une addition faite plus tard au texte, =et
qui y a été bien singulièrement cousue (1). Le Lèriiiqne parle plfis
expUcitement de ces sacrifices par le feu (18-21 et 21-2), adressés
au roi, c'est l'expression qu'il emploie (en hébreu, au Molek ou M'o-
loch), et ce roi est évidemment Jéhova lui-même, puisque Jéhova
dit qu'ainsi on rend impur son sanctuaire et qu'on profane son saint
nom (.1).he Lèvitiqiie donc, en parlant de ces ionmolations d'enfam,
les condamne ; mais, quoiqu'il les condamne, il n'oso pas les punir.
Car aprts avwr prononcé d'abord la peine de la lapidation, il ajoute
(1) M Tu lacbèteras >par un açneau le premier-né de Ta ne (auimaltrop prêcioux peur
le perdie) et tu rachèteras le premier-né de l'homme parmi tes fils. » Et, dams un
autre endroit {22, 29), on a oublié cette correction,
(2) Voir Jahvé et Moloch, par Baudissin (en latin^. Leipzig, 1874.
548 REVUE DES DEUX MONDES.
(20-'i) f((if' si lo peuple du pays détourne les yeux de cet homme
pour ne pas le faire mourir, c'est Jéhova lui-même qui se charge
du chàtiuient. C'est-à-dire que cette abominable coutume, répan-
due d'ailleurs chez tous les peuples sémitiques (voir Diodore,
•iO-l/i), s'appuyait sur un fanatisme contre lequel toutes les récla-
mations étaient impuissantes. Ce fanatisme avait eu sans doute une
recrudescence, pendant les crises douloureuses du milieu du
II* siècle, et les textes de VExode restaient toujours là pour l'au-
toriser.
11 n'y a pas jusqu'à la circoncision elle-même qui ne semblt^
avoir perdu de son importance au temps des prophètes. Ce qu'il
faut circoncire, dit J trémie, c'est vos cœurs [h-h).
Et à l'égard du Temple même, quelle liberté inattendue (7-4) ! (c]\e
vous fiez pas aux paroles vaines, en répétant : Le Temple de Jéhova !
le Temple de Jéhova ! le Temple de Jéhova ! Si vous redressez tout
de bon vos voies et vos œuvres ; si vous vous appliquez à faire
bonne justice entre celui-ci et celui-là; si vous ne faites pas de tort
àl'étranger, à l'orphelin et à la veuve; si vous ne répandez pas ici
même le sang innocent; si vous ne courez pas après les dieux étran-
gers pour votre perte, alors je vous ferai demeurer en ce lieu jus-
qu'à la fin des temps, sur la terre que j'ai donnée à vos pères.
Mais vous vous fiez à des paroles vaines et qui ne servent à rien.
]\e volez-\ous pas? ne tuez-vous pas? n'êtes-vous pas des adul-
tères et des parjures? ne faites-vous pas des encensemens à Baal? ne
courez-vous pas après des dieux inconnus? Et puis vous venez,
vous vous présentez devant moi en cette maison où mon nom
est invoqué, et vous dites : Nous sommes sauvés, en continuant
vos abominations. Cette maison, où mon nom est invoqué, n'est
donc qu'une caverne de brigands ! » On sait que ces paroles ont
été reprises dans les Evangiles, et mises dans la bouche de Jésus
[Marc, 11, 17). Mais l'emploi qu'en fait l'évangéliste est bien mes-
quin, puisqu'il ne les adresse qu'aux petits marchands qui ven-
daient leiir^ pigeons dans le Temple. Le morceau a dans Jcrcmie
un tout autre accent et une tout autre beauté.
C'est encore /m'm?'^ qui désavoue la vieille tradition d'après la-
quelle Jéhova punissait lesenfans pour les fautes des pères [Exode,
'ÎO, 5). (( En ce temps-là, on ne dira plus : Yos pères ont mangé
du raisin vert, et les dents des fils en sont agacées. Mais nul ne
périra que pour son iniquité : c'est celui qui aura mangé le raisin
vert dont les dents seront agacées (30, 20). »
Mais ce qu'il y a de plus fort en ce sens dans Jcrhnie est l'idée
que Jéhova lui-même a substitué à la Loi qu'il avait donnée jadis,
une Loi nouvelle : « Les jours viennent, dit Jéhova, où je ferai
LA MODERNITÉ DES PROPHETES, 549
Il II pacte nouveau avec la maison d'Israël et avec la mais>on de
Jiida, non pas à la manière du pacte que je lis avec leurs pères,
au jour que je les pris par la main pour les faire sortir du pays
d'Egypte... Mais voici le pacte que je ferai avec la maison d'Israël
quand les temps seront venus, dit Jéhova : Je mettrai ma Loi ait
dedans d'eux et l'écrirai dans leur cœur; je serai leur dieu et ils
seront mon peuple. Chacun n'aura plus à enseigner son prochain
ni à prêcher son frère, en lui disant : a Connais Jéhova; car ils me
connaîtront tous, depuis le plus petit jusqu'au plus grand (31-31). »
Voilà des paroles telles que le christianisme, quand il est venu,
n'avait évidemment qu'à les reprendre, et, en eftet, il les a prises.
Il a déclaré que c'était lui qui apportait le nouveau jnicte (1). Il
est clair que ces paroles, d'un si haut spiritualisme, n'ont pas
été écrites sur la limite du viii" et du vu® siècle avant notre ère,
mais à cent ans à peu près de Jean le Baptiste et de Jésus.
En étudiant le Premier haie, je n'ai pas parlé des prophètes
en général, parce que le livre en parle à peine : Isa'ie ne s'arrête
nulle part sur le don de prophétie qu'il a reçu, et, s'il se plaint une
ou deux fois des faux prophètes, c'est en passant et sans insister.
Au contraire, \-à prophétie tient une très grande place dans Jéré-
mie, et son livre est plein d'invectives contre les prétendus in-
spirés, qui prétendent parler au nom de Jéhova et ne parlent en
effet qu'au nom de Baal, trompant sans cesse les peuples par des
espérances mensongères. Des chapitres entiers ne sont que le dé-
veloppement de ces plaintes. On sent que les esprits étaient conti-
nuellement ballottés entre des prédictions qui les tiraient en sens
contraire et qui entretenaient un état perpétuel de trouble et
d'angoisse. On se défiait surtout, comme il est naturel, des pré-
dictions favorables; celles-là, on ne les croyait que quand elles s'ac-
complissaient ('28-9), tandis que les voix qui annonçaient des ca-
tastrophes réussissaient toujours à effiayer. Mais ceux à qui on
avait fait peur menaçaient à leur tour, et disaient : Tuons le pro-
phète.
Aussi n'y a-t-il rien de plus intéressant dans Jérémie que ce
qui est personnel. Seulement, je n'entends pas par là les aventures
que le livre attribue à Jerémie, et où je ne vois que des fictions.
Mais ce qui n'est plusfiction, ce qui est au contraire la vérité la plus
vivante et la plus touchante, c'est la manière dont est peinte la
situation morale d'un fils d'Israël, serviteur fidèle de son dieu, jeté
(1) 'H xatvT) 5ta6-/ixYi. novum iestamentum ; l'expression latine francisée est devenue
le Nouveau Testament, ce qui n"a pas de sens dans notre langue; il fallait dire le nou-
veau contrat.
550 REVUE DES DEUX MONDES.
et isolé au milieu de Jérusalem sujette des Nations. « Jéhova, tu
me connais; souviens-toi de moi; regaide-moi, venge-moi de ceux
qui me persécutent. Ne m'abandonne point, à force de patienter. Vois
que c'est pour toi que je soufïie l'opprobre. Quand je rencontrais
tes paroles, je les dévorais; ta parole était ma joie et la réjouis-
sance de mon âme; car ton nom est sur moi, ô Jehova Sabaoth.
Je ne me suis pas assis parmi les railleurs pour rire avec eux; je
me suis tenu sous ta main à l'écart; tu me remplissais d'indigna-
tion. Pourquoi est-ce que ma douleur est devenue continuelle?
ma plaie désespérée et incurable? Tu es donc pour moi comme un
ruisseau qui trompe, comme une eau quia fui (15-15). » Ce sont là,
ce me semble, de ces souflrances que l'homme ne connaît cpie
quand il a beaucoup vécu et beaucoup senti, et que la violence et
l'oppression ont pénéti'é jusqu'au fond de l'âme (voir aussi 12-1).
Et encore (20-1/i) : « Maudit soit le jour où je suis né, le jour
où ma mûre m'a enfanté! Maudit soit l'homme qui porta la nou-
velle à mon père, disant : Un enfant mâle t'est né, et qui lui donna
tant de joie! Que cet homme soit pareil aux villes que Jéhova a
détruites sans pitié; qu'il entende dès le matin le cri de guerre,
et à midi le fracas du combat. Que ne m'a-t-onfait mourir avant
de naître! Que ma mère n'a-t-elle été mon tombeau, et que sa ma-
trice ne m'a-t-elle gardé à jamais! au lieu de sortir de son ventre
pour ne voir que peine et misère, et consumer ma vie dans l'op-
probre. »
Mais cette tristesse profonde n'éteint pas en lui l'aideur, et il ne se
décourage pas de son métier de prophète, ou plutôt il ne peut s'y
refuser, car l'inspiration l'obsède. « Tu m'entraînes, ô Jéhova, et
je me laisse entraîner; tu me forces, et je ne puis résister; tout le
jour, je suis un sujet de risée; tous se moquent de moi, car toutes
les fois que je parle, je ne fais que crier, crier contre la violence ;
la parole de Jéhova est sans cesse pour moi un sujet d'insulte et
d'opprobre. Je me dis alors : Je ne ferai plus mention de lui, je
ne parlerai plus en son nom. Mais je sens en moi comme un feu
brûlant qui couve dans mes os; il me fatigue et m'épuise, et je
n'en puis plus... D'ailleurs Jéhova me soutient comme un cham-
pion terrible, mes ennemis succomberont et ne prévaudront pas...
Jéhova Sabaoth sonde le juste; il pénètre les reins et les cœurs.
Je veiTaila vengeance que tu feras d'eux, et je te remets ma cause
(20-7). ))
Je ne veux pas oublier de dire qu'il y a un endroit (15-3) où
Jéhova annonce qu'il va accomjilir sur Babylone toutes les paroles
qui sont dans lelicre des prophéties dcJérèmie. On ne peut guère
avouer plus franchement que ce livre est une fiction.
LA MODERNITÉ DES PROPHÈTES. OÔi
111.
Ézéchiel se donne comme pi-opbétisant à Babylone. pendant la
déportation qui suit la prise de Jérusalem ; mais ce n'est encore là
qu'une illusion. Et il ne faut pas beaucoup de liberté d'esprit pour
reconnaître, à la simple lecture du livre, qu'il a été écrit tout en-
tier à Jérusalem.
On a vu qu'en étudiant Jcrèmie je n'ai pas craint de répéter
les observations et les démonstrations que j'avais présentées au
sujet du Premier haïe. Je ne continuerai pas ainsi, car mon travail
se trouverait plein de redites. Je ne chercherai dans Ézéchiel, à
l'appui de ma thèse, que des ai-gumens nouveaux, ou du moins
qui se produiront, dans les textes de ce prophèie, avec plus de
force. C'est assez de dire une fois qu'on retrouve dans ce livre la
même situation politique, au dedans comme au dehors, les mêmes
douleurs, les mêmes revanches, les mêmes passions que dans les
deux autres.
Mais Ézéchiel a mis plus en lumière que personne la réunion et
la soumission de Samarie à Juda, accomplies sous le princi-
pat d'Hyrcan. Juda avait deux stBurs, Samarie et Sodonie; elles
ont péché et elles ont été punies; elles sont pardonnées, enfin,
comme Juda même. Mais tandis qu'elles étaient jusque-là ses
sœurs, elles deviennent maintenant ses filles (16-61), c'est-à-dire
qu'elles ne sont plus ses égales, mais ses sujettes. Gela ne s'était
jamais vu avant cette époque dans l'histoire d'Israël.
(( Quand il y aurait ces trois hommes au milieu d'eux, dit
Jéhova, Noé, Daniel et Job, cela ne les sauverait pas (xiv, 13). »
Et ailleurs (xxviii, 3) : « Tu es plus sage que Daniel ; rien de secret
n'est caché pour toi. )) Sur quoi M. Ed. Rcuss fait remarquer jus-
tement qu'à l'époque où on fait vivre Ézéchiel, Daniel n'était rien
encore. Il en conclut qu'il s'agit ici d'un personnage inconnu. Il est
plus simple d'admettre que ce hvre est très postérieur au temps où
on l'a placé.
Ézéchiel parle plusieurs fois de la machine de guerre qu'on a
appelée un béUer (A, 2; 2i, 27; 26-9). C'est encore une preuve
que le U^ re n'est pas du vi® siècle, puisque ces machines, encore
inconnues au temps de Thucydide, ne furent inventées, au témoi-
gnage de Diodore (xiv, h'I), que sous Denys de Syracuse, en
l'an âOO avant notre ère (1).
(1) A. de Rochas d'Aiglun, Y Artillerie chez les anciens. Tours. (Extrait du Bulletin
monumental, numéros i et 3, 188'2, 28 pages in-8'', plusieurs figures.
552 REVUE DES DEUX MONDES.
En annonçaiil un avenir heureux à son peuple alïranclii, Jéhova
dit qu'il va y multiplier les hommes comme des troupeaux : « comme
les troupeaux des jours saints, comme les troupeaux de Jérusalem
dans ses fêtes. » N'est-ce pas assez de ces quelques mots pour faire
voir tout de suite que cela n'a pas été écrit pendant l'exil de Baby-
lone?
Mais il est temps de parler de ces prophétie?, au sujet de Tyr,
répétées dans les trois />ro/>A6'/^s, et dont j'avais ajourné l'examen
jusqu'à l'étude d'^2('r/«?W,dans l'espérance de les éclairer les unes
par les autres.
haïe, au chapitre xxiii, nous montre, dans une description très
vive, Tyr emportée d'assaut et ruinée, et, au verset 13, Assur pa-
raît être l'auteur de cette ruine (1). On a vu qu'Assur, dans haïe,
signifie d'ordinaire le royaume de Syrie ; mais on ne sait pas de roi
de Syrie qui ait pris Tyr.
Jèrèmie n'a que quelques mots au sujet de Tyr (xxvii, 3 et 6) ;
il ne décrit ni le siège ni la prise de la ville; mais il déclare qu'elle
sera assujettie, avec d'autres pays encore, à Nabuchodonosor et à
ses héritiers.
Ézcchiel enfin dit à son tour, comme Jà'inine, que Tyr est prise
et détruite par Nabuchodonosor ,xxvi, 7), et il décrit cette ca-
tastrophe encore plus richement qu'/.sv//V. Trois chapitres entiers
sont remplis du détail des richesses de Tyr, de la place qu'elle
tenait dans le monde, et de l'étonnement avec lequel on a appris
sa chute.
Or on a vu dans ce qui précède qu'ainsi que les trois prophètes
annoncent la ruine de Tvr, tous trois annoncent aussi l'invasion et
la conquête de l'Egypte, et cela avec cette circonstance qu huïe ne
nomme pas celui qui doit soumettre l'Egypte, tandis que Jérémie
et Èzt'chiel nomment Nabuchodonosor. Mais on a vu aussi qu'en
réalité Nabuchodonosor n'a jamais soumis l'Egypte, d'où il a fallu
conclure que ce nom antique cache un autre nom. Et en effet,
au II® siècle, c'est-à-dire à l'époque où bien d'autres raisons nous
ont fait rapporter les prophètes, il y a eu une invasion et une con-
quête de l'Egypte par Antiochus l'Épiphane.
11 y a donc lieu de présumer qu'il en est de même au sujet de
Tyr, et que c'est le nom d'Antiochus l'Épiphane qui est sous-
entendu encore une fois sous celui de Nabuchodonosor. Et cela est
d'autant plus vraisemblable que, dans Isine, la ruine de Tyr est
reliée à l'invasion de l'Egypte par ces paroles ('23-5) : « A cette
(1) Dans ce verset obscur, je traduis avec un certain nombre d'hébraîsans : « Assar
leur a appris [aux Chaldéens] la navigation, » à l'aide de laquelle ils assiègent Tyr.
LA MODERNITÉ DES PROPHÈTES. 553
nouvelle, TËgypte tremble en voyant la destruction de Tyr. » Il
semble donc qu'avant de s'attaquer à l'Egypte, Anliochus s'était
attaqué à Tyr.
Mais tandis que l'invasion de l'Egypte, sous Antioclms, est éta-
blie par l'histoire, l'histoire est muette sur le siège et la prise de
Tyr.
Dans cet embarras, on éprouve tout à coup une vive surprise
lorsque, en continuant la lecture à'Ézichiel, on rencontre les ver-
sets suivans (29-18) : « Nabuchodonosor, roi de Babylone, a fait
faire devant Tyr à son armée un rude service ; toutes les têtes sont
chauves, toutes les épaules sont pelées. Mais il n'y a pas eu de
salaire pour lui 7ii pour son armée du travail fait decant Tyr.
C'est pourquoi voici ce que dit Jéhova : Je vais donner à Nabu-
chodonosor, roi de Babylone, le pays d'Egypte; il en enlèvera des
hommes, il en emportera du butin, ce sera le salaire de son
armée. Pour prix du service qu'il a fait, je lui donne le pays
d'Egypte. Ils ont travaillé pour moi, dit le seigneur Jéhova. En ce
temps-là je développerai la puissance d'Israël [sans doute par
l'abaissement même de l'Egypte, qui lui donne plus d'influence
dans ce pays]. »
Ainsi Ëzî'chiel se dément lui-même, et cette ruine de Tyr,
(\\\ haie et lui ont peinte de si vives couleurs, il avoue qu'elle n'a
pas eu heu, et que la ville, si elle a été assiégée, n"a pas été prise,
puisque le vainqueur n'y a rien gagné.
Cet insuccès peut expliquer le silence de l'histoire sur ce siège,
surtout si on considère combien en général l'histoire de ces temps
nous est mal connue, la plupart des livres où elle était racontée
étant perdus. Ce qui est plus difficile à expliquer est que les pro-
phètes triomphent ainsi contre Tyr d'une entreprise avortée et nous
représentent la ville détruite et son peuple passé au fil de l'épée
{Ëzêch., XXVI, 10-12). Faut-il croire que, dès que la ville a été seu-
lement menacée, leurs espérances se sont enflammées par les sou-
venirs du passé? Le coup qu'avait frappé jadis Alexandre avait été
si étonnant, que les imaginations en étaient demeurées pleines.
Et depuis Alexandre, Antigone s'était aussi rendu maître de Tyr,
en la prenant par la faim au bout d'un siège de quinze mois (1).
Ceux de Juda ont cru qu'Antiochus allait leur faire re\oir le même
spectacle, et ils s'en sont d'avance enivrés.
Deux \ersets du second livre des Maccabies {h-!xh et 5-2) mon-
(1) Il est bien à remarquer que ce dernier siège, si mémorable, ne nous est pourtant
connu que sur le seul témoin;nage de Diodore (19, 58), et que l'histoire de Diodore
nous manque pour le temps d'Antiochus.
bbh REVUE DES DEUX MONDES.
trcnt qn'Aiitiochus était à Tjt à la veille de sa seconde expédition
contre l'Egypte, mais on ne nous dit pas ce qu'il y faisait.
Après sa peinture de la ruine de Tyi", Isaïc ajoute tout à coup
que la grande ville l'este dans l'ombre pendant soixante-dix ans,
chiffre qui, en hébreu, n'a rien de précis et exprime seulement un
long intervalle. Au bout de ce temps, Tyr recommence à faire
parler d'elle, ayant retrouvé sans doute son indépendance par
smte de l'abaissement de la puissance des Syriens. Mais l'argent
(fue lui rapporte son commeice, elle le consacre à Jéhova et pour-
\oit par ses dons à la nourritm-e et à l'habillement de ses prê-
tres [hiûe, 23-18). On peut supposer qu'on vit cela au temps
d'Hyrcan, lorsque la fortune miraculeuse des Juifs ayant pour ainsi
dire consacré leur dieu aux yeux des peuples voisins, cemx-ci lui
apportèrent leurs honmiages au Temple de Jérusalem.
Au sujet de la prophcfie d'Ézi'cJtiel siu" l'Egypte, je n'aui'ais qu'à
répéter ce que j'ai dit de celles d'Im/ïe et de Jêrimic (V), y com-
pris la remarque sur le nom de No, traduit par Alexandrie dmns la
Vulfjdte. Et à ce propos, il faut remarquer aussi que dans Ézcdiiel
la Vulgale traduit par Adonis le nom du dieu Thammouz, dont les
femmes font le deuil (8-l/i). C'est en effet un dieu nouveau, comme
la Reine du ciel.
Enfin, la manière dont Ézêchiel lui-niême explique aux Juifs,
en se nommant par son nom, comment certains actes qu'il fait de-
vant eux sont symboliques ("l^-^i), a encore quelque chose d<3
suspect.
Il y a deux manières die se renseigner sur l'âge des prophètes :
rume est de recbercker sous l'impression de quel événement, et
par conséqiiaent à quelle date tel passage a été écrit; l'autre est de
considérer dajis son ensemble l'esprit qui règne dans un livre. La
première, là où on peut la pratiquer, est plus précise; mais quel-
quefois les doniïiees manquent ou soait obscures, et la critique
éprouve quelque embarras, comme on l'a vu em certains pa.ssages.
La seconde peut t/oujours être en)ployée, et olie suffiit poiur pro-
duire la coTivict)i'Oaa.
ÉzèAiei prêchie à son toiur la rénovation de la roligion, spiri-
tualisée et épurée : « Je vous donnerai, dJit JéJiova, mi même
cœur; je mettrai en vous un esprit nouveau; j'ôterai de votre chaij"
le cœur de pierre, et je vous donnerai mi cœur de chair (11-19). »
Il desavoue aussi le proverbe : « Les pères ont mangé du raisin
vert, et les dents des fils en ont été agacées (18-2); » mais cette
idée, il la fait sienne par la largem* avec laquelle il la développe
(1; Jcrcmie, 7-18, etc.
LA MODERNITE DES PROPHETES. 500
dans tout un chapitre, ilichelet a commenté avec complaisance ce
beau passage (1) : « 11 prévient toute équivoque, reprend par trois
fois la chose, s'arrête avec une force, une lenteur, une gravité
digne des juristes romains. On voit qu'il sent l'importance de la
pierre sacrée qu'il fonde, scelle à chaux et à ciment. »
Ainsi sont condamnées les paroles fameuses de VExode sur le
dieu jaloux, qui poursuit le péché des pères sur les fils jusqu'à la
troisième et à la quatrième génération (20-5).
Et non-seulement il ne sacrifiera pas l'innocent, mais il est prêt
à pardonner au coupable : « Est-ce que je prends plaisir à la mort
du méchant? dit le Seigneur. Ne veux-je pas plutôt qu'il revienne
au bien et qu'il vive? » Jéhova a appiis de ses prophètes la justice
et l'humanité.
Mais leur hardiesse va croissant à mesure qu'ils se succèdent.
Dans haïe, Jéhova dit seulement qu'il ne se soucie pas des sacri-
fices et des fêtes là où il voit l'miquité. Dans Jcrîmie, il déclare
qu'il n'a pas voulu, qu'il n'a pas ordonné les holocaustes ni les
sacrifices. Ce n'est pas lui qui a imaginé ces atroces immolations
d'enfans par le feu. Ézéchiel ose davantage. Il reconnaît que cette
horrible coutume a été instituée pai- Jeho\a, et en même temps
qu'elle est criminelle : « Parce qu'ils n'ont pas observé mes ordon-
nances, qu'ils ont rejeté mes commandemens et profané mes sab-
bats, n'ayant devant les yeux que les abominations de leurs pères,
moi à mon tour je leur ai donné des commandemens qui nétaienl
pas bons, des lois par lesquelles ils ne pou\ aient vivre. Je les ai
souillés par leurs offrandes^ en leur faisant ofl"rir tout ce qui omTe
la matiice, pour les conduire jusqu'à la dernière misère, et faire
savoir que je suis Jéhova. » Ainsi le dieu n'avait pu commander
cela à son peuple que pour le perdre. Je ne crois pas que jamais
l'esprit de l'avenir ait infligé au passé un si insolent démenti.
On peut s'étonner de trouver, dans la phrase même où cette
liberté éclate d'une manière si extraordinaire, un tel respect du
sabbat. Le Premier haïe n'avait parlé des sabbats (3-13), que
pour nous montrer son dieu à peu près indiffèrent à ce rite comme
à tous les autres. Mais Jérémie et Ézéchiel prêchent l'observation
du sabbat avec une sollicitude jalouse. Je suppose qu'à mesm-e
que se prolongeait la lutte contre les Syriens, l'observation du sab-
bat devenait de plus en plus la marque principale ffui distinguait
Israël de l'étranger, et que les peuples s'y trou^ èrcnt ainsi atta-
chés autant qu'à leur dieu lui-même.
Ézéchiel ajoute quelques traits à l'histoire du prophétisme. Il
(1, Bible de i'Iiumanit', [■. 378.
556 REVUE DES DEUX MONDES.
nous apprend qu'il y avait des prophétesses aussi bien que des
prophètes (13-17), et comment aurait-on pu en douter? Mais on
ne voit pas qu'aucune prophétesse ait rien écrit (1). Il nous montre
aussi tout le désordre des esprits dans ces temps troublés, en
nous disant que les mêmes hommes qui adoraient les pièces de
boia (les idoles) venaient aussi consulter les prophètes de Jéhova,
et en déclarant que Jéhova condamne et perd tout à la fois le con-
sultant et le prophète (14-3, etc.)-
Mais il faut surtout eniGndre Ézcchiel, comme Jcrémie, s'épan-
cher sur la mission qu'il a reçue d'en haut. Dans une premièie
vision (on sait le caractère étrange de ces visions d'Ézcc/u'el),
Jéhova s'est montré à lui dans sa gloire, et en le voyant il est
tombé par terre comme foudroyé; mais l'Esprit s'est emparé de
lui et l'a remis sur ses pieds. Une main alors lui a tendu un rou-
leau, c'est-à-dire un livre (2-9), sur lequel sont écrits des gémis-
semens et des cris de douleur. On le lui fait avaler, et voilà que
dans sa bouche ces choses amères sont douces comme du miel.
C'est sans doute une autre manière d'exprimer ce qu'exprimait
Jcrémie quand il se représentait lui-même s'abandonnant au tour-
ment de l'inspiration avec une irrésistible ivresse. Jéhova lui pro-
met de le fortifier contre les obstacles, puis il ajoute qu'il l'établit
connue une sentinelle pour veiller sur Israël et pour l'avertir. Si
l'avertissement n'est pas écouté de ceux à qui il s'adresse, ils seront
punis; mais si l'avertissement n'a pas été donné, c'est sur le pro-
phète que tombera le châtiment. Je parlais tout à l'heure des
esprits troublés par \qs prophètes ;\\\dÀ^ il ne s'en trouvait que trop
qui échappaient au trouble par l'indifférence . Non qu'ils pussent
être absoluïuent insensibles à la véhémence des inspirés, mais elle
n'agissait guère que sur leurs sens et ne les pénétrait pas jusqu'au
fond. « Les enfans de ton peuple, dit Jéhova au prophète, jasent
de toi sur leurs divans et aux portes des maisons. Ils s'adressent
l'un à l'autre, et chacun dit à son voisin : Allons, viens, sachons
la parole qui est sortie de Jéhova. Et ils accourent à toi comme
accourt la foule; ils s'assiéent en face de toi et ils écoutent tes
paroles, mais ils n'en tiennent pas compte en efiet; ils les repètent
comme une belle musique, tandis que leurs pensées vont à leurs
gains. Tu leur es comme une belle musique, comme une voix qui
résonne bien ; ils n'agissent pas d'après cela. Mais quand l'événe-
ment sera arrivé, et il arrivera, ils reconnaîtront qu'il y a eu au
milieu, d'eux un prophète (33-30). » ^
(1) Nulle part ailleurs il n'est parlé de prophétesses dans les livres des prophètes.
Mais les livres historiques mentionnent trois prophétesses aux temps antiques : Mario,
sœur d'Aaron {Exode, 15-20); Débora {Juges, ^t-i),e{ Holda sous Josias, ii {Rois, 22-1 i).
LA MODERNITÉ DES PROPHÈTES. 557
Cette musique, ou, si ou veut, cette poésie (uiais il est probable
qu'elle était soutenue en etïét d'une espèce de chant), nous en sen-
tons encore aujourd'hui la puissance, quoique nous n'entendions
pas l'hébreu et que nous ne soyons plus au temps où Jéhova disait
au prophète : a Je ne t'adresse pas à un peuple qui parle en mots
inintelligibles et dans une langue obscure, mais à la maison d'Is-
raël (3-5). )) Nous admirons encore le tableau du champ des osse-
mens (37-1) : « La main de Jéhova fut sur moi, et, emporté par
l'esprit de Jéhova, elle me jeta au milieu d'une vallée pleine d'os-
semens. 11 y en avait sur toute la surface, et ils étaient absolument
desséchés. Il me dit : Fils d'homme, ces os que tu vois peuvent-
ils revivre? Et je dis : Seigneur Jéhova, toi seul le sais. Et il me
dit : Prophète, crie et fais appel à ces os; dis-leur: Os desséchés,
écoutez la parole de Jéhova... Alors je criai, ainsi qu'il m'avait été
ordonné,., et il y eut un bruit et une secousse,., et les os se rap-
prochèrent, un os de celui qui le touchait, et je vis qu'il y eut
des tendons et que la chair se reforma, et sur la chair s'étendit la
peau; mais le souffle de vie n'y était pas. Et il me dit: Prophète,
crie et fais appel au souffle de vie, et dis : Ainsi dit Jéhova : Souille
de \ ie, viens des quatre vents, et souffle sur ces morts pour qu'ils
revivent. Et je criai, et le souffle de vie vint sur eux, et ils re-
vécurent, et ils furent debout sur leurs pieds, et ce fut une grande,
grande nuiltitude. Et il me dit : Fils d'homme, ces os, c'est toute
la maison d'Israël. Ils disent : Nos os sont desséchés, notre espé-
rance est anéantie; nous sonmies disparus; c'est fini pour nous.
Prophète, crie et dis-leur : Ainsi dit le Seigneur Jéhova : Voici que
je vais ouvrir vos tombeaux et que je vais vous faire sortir de vos
tombeaux, et vous faire rentrer dans la terre d'Israël. »
haïe avait eu déjà l'idée de figurer par l'image d'une résurrec-
tion ce relèvement d'un peuple qui était comme mort. Il dit à
Jéhova : « Tes morts à toi revivent, tes cadavres se relèvent. Ré-
veillez-vous avec des cris de joie, car sa rosée est celle qui ravive
l'herbe flétrie (26-19). » Mais l'image est devenue toute une scène,
et de quel effet! Il me semble que, de la distance où nous sommes,
nous voyons et nous entendons la foule émue et l'enthousiasme
avec lequel a été accueilli un tel morceau.
Mais si je me laissais entraîner, que de pages je pourrais citer
encore! Il vaut mieux être sobre sur des textes que je ne puis hre
que traduits. Tout le monde sait d'ailleurs la majesté {[haie, le
pathétique de J trémie, la vigueur et l'emportement d'Ézt'chiel, ses
crudités même, et ces peintures d'une audacieuse impudeur, qui
pourtant n'impriment pas de taches, admirables pour rendre ce
qu'on peut appeler en effet les prostitutions de l'àme, la dt -
558 REVUK DES DEUX MO.\DG&.
praA'ation; et. la deji;i;adulduu litîs multitudes ({ui s'abandomieiit.
Vlais pour m'en It'iiir aux pîirtsagvtj d'L'zcchiel' (\mi j'ai cités, on
hunt bien que ni cetlc passion, iii eetnie confiance, ni cetrte moi-ale
pioi'oiide et fine à 1* foLs-, ni cet éclat d'iuiagiiiatioii, ne petavent
ùlue: des temps iniséiiaèles où le royamuio (hi Juda s'est eirondré
sous la conquête babylonienne, et oà le pempte- juif était' descendu
si bas.
Je doi* a\ei'tir que,, dans- cette étude sur Ézéchiel, je n'ai pas
dtjpasse le chapitre xxxmi. Je parlerai ail'l<?urs de ceuix qui suivent.
Cl j'expliqaieiiaâ pourquoi je n'en ai pas parle ici.
A. la suite di Ézéchiel , l'Eg-lise catholique plùce le livre de Da-
nifl; mais ce livie n'était pay conipDe dans Isi'aël parmi' ceux des
propk-o(m\ Ils le' plaçaient parmi cens ([u'on api>elait simplement
des ÉcL'ivaiJias {keihuabiui, en» ^ee les Haigiograplies) ;: je ne l'abor-
durai qu'à la fm de iimw travail. Je passe aux courtes prophities
des Douze, rassemblées en. mi seui li^ re.
<}.sce vivait au viia'' siècle, si on en croit le préambule du livre
qui porte ce nom. Conmie d'aillems- il se préoccupe d'Ëpliraïm plus
que la. plupart des pruphèies^ et qu'il lui ada^esse saus- cesse des
objurgations et des- menacesy et couame personne ne' s'aAÙsaiî de
cliercher dans l'histoire du ii** siècle rexplicati'on de ce lang-age, il
Îa-Mait bien supposer qu'il avait en vue la. destructifâii du royauuie
des dix tribus pa*' les Assyriens, ce qui le repoitait tout de suite à
laj plus haute antiquité. La eritiqiite a' maintenant toute raison de
st* défier d'une telle hypothèse.
Osée est le plus obscur des prophèle»-, ou plutôt il est, à ce
point de vue, txsut à fait à part,, et oni le trompe si souvent inintel-
ligible, que le livre ne peut, pas- tjsujoui's nous éclairei' sur le temps
où' à ai été écait.. Cependant il contient des- passages- qui ne peuvent
laisser aucun doute, et cela dès le début. On y lit que Jéhova fera
cesser la royauté? d'Isi^aël; cpiil ne lui sera pas pardonné, mais
qu'il sera pardonne à. Juda, et que Juda sera sauvée, mais sauvée
pa^r Jéhova.. non piur des batailles (l-iw) ; que les enfans d'Israël
sw multiplieront comme le sable de la mer; que les fils, de Juda et
ceux d'Israël se reunironit sous uu seul chef et rentreront de
le vil (ir-iiû). Hout eeiai se place- sous le principat d'Hyrcan et
ne peurt se, placer autre part dans rhiMtoii;e des Israélites, non plus
que cette recomriliation du peuple avec soin dieu, qui leiu dispa-
raître les Ldoius et qui ramènera toute prospérité avec toute jus-
tice (;2-L^i) .
On. ht un peu plus loin (3-4) : « Ils deiiieuiferont longtemps
sanSû roiy sans chef,, saiu* sacrifices, sans pieire sacrée, sttns èphvd
I
LA MODERNIIÉ DES PROPHÈTES. 559
^^t saus Iherapkim. PuIb les eiifaiis dlBraël Jievieiidront , et Jéliova
sera leur dieu et David leur roi. j) Les coiniiieDlatems se sont
beaucoup et inutilement touruieules pour expliquer ces v.eriiets en
paitaiU de la tradition. Ils s'expliquent aisément si on les rap-
porte à ce qui s'est passé après la moil du grand-prètre Alcime.
Pendant sept ans, il n'y a pas eu de grand-prètre, et par consé-
quent de roi, au -sons du mot hébreu que nous ti-aduisons par
roii (1), et le culte sans doute s'est trouvé alors suspendu, 'du
moins dans ses rites les plus soleraiels. Et quand, à lavèfieineat
de Jonathan, il y a eu de nouveau un grand-prètre, ce grand-
prètre a été un véritable ministre de Jeho\a et un véritable héritier
de David, puisqu'il était en réalité l'élu du peuple et non plus la
créatmx' et le serviteur des Syriens.
Enfin Os.i:e annonce la ruine de Samarie(!l4-4), et en même temp-b
la réconciliation d'Éphra'im avec Jéhova et son adieu définitif aux
idoles. C'est le seul praphèle où il soit parlé du veau d'or, ou plu-
tôt du jeune taureau, sous la forme duquel Jeho\ a était adoré aux
temps antiques, et dont le culte -suJjsistait encore dajis les tribus
sépai^ées (8-5, etc.).
L'esprit d'Ost-é- est d'ailleurs le mèwie ([ue celui des grands prc-
plièie^) par exemple dans, son mépris pour les sacrifices et les holo-
caustes (6-6 et S-'IS); et en le lisant à la eiiite de leurs livres, -on
se sent partout dans le même milieu. J'ai dit qu'il est trop souvent
inintelligible; mais partout où on le comprend, on n'y tiouve que
ce qu'on a trouvé dans les autres.
Joël a passé encore pour plus antique f.[Vi'0^ée; on n'a pas craint
de le placer au ix® siècle avant notre ère; mais j'ai déjà dit qu'il y
a des critiques qui sont loin d'accepter cette tradition. 11 ne rest-e
sous ce nom que quelques pages, qui ne peuvent guère fournir de
renseignemens. On y voit -seulement la vi^e peinture dune occupa-
tion et d'une désolation du pays, figm'ée par une invasion de sau-
terelles qui ont tout détruit. « Un peuple s'est abattu sur mon
pays, puissant et innombrable (vl-6). » Ce peuple vient du nord; il
s'appelle le seple/ilrio/uil ; il périra, quoiqu'il ait fait de grande^
choses. Jehova aussi fera de grandes choses, et il sauvera son
peuple (2-20). Cette renaissance sera marquée d'un caractère tout
particulier : « Et après cela, dit Jéhova, je répandrai mon esprit
sur toute chair, et vos fils et vos fdles prophétiseront [^c'est-à-dire
seront inspirés]... En ce jour, je répandrai mon esprit jusque sur
les serviteurs et sur les servantes (2-28). » C'est le tableau de
':(1)*^Ge mot. daus la Brble, est appliqué à Mwse 'Venter., 3S-5>.
5(J0 REVUE DES DEUX MONDES.
rexaltalioil que produisent les grandes crises, et dont les prophc-
ties mêmes qui nous restent sont le témoignage éclatant. Les pre-
miers disciples de Jésus, enveloppés, pour ainsi dire, de la même
température, se sont reconnus dans ces images et se sont appliqué
ces versets. Le livre des Ac/es représente la foule dans Jérusalem,
aj)rès la descente de l'Esprit saint sur les apôtres, étonnée de ce
(|u'elle les entend, et disant : « C'est qu'ils sont pleins de vin
nouveau. » Mais Pierre prend la parole et dit : a Ces honnues ne
sont pas ivres, connue aous le pensez, car il n'est que la troisième
heure (neuf heures du matin), mais c'est ce qui a été dit par le
prophète Joël, » et il cite le texte qu'on vient de lire (2-13-18).
Enfin le prophiie annonce que Jéhova tout à l'heure va con\o-
quer les peuples dans la Vallée du jugement, pour prononcer la
condamnation de tous les ennemis d'Israël (3-2). C'est Simon et
Hvrcan qui ont exécuté ce jugement de leur dieu.
Quand on lit cette apostrophe de Jehova à Tyr et Sidon et à
toute la Phénicie [h-ù] : « Vous avez pris mon argent et mon or;
vous avez porté dans vos édifices mes joyaux précieux; les enfans
de Juda et de Jérusalem, vous les avez vendus aux fils de Javan
(c'est-à-dire aux Grecs), » on se rappelle ce passage du Scco/ul
livre des Maecabces (8-11 et 3/i), où il est parle de mille marchands
que le général syrien Nicanor avait amenés à son camp pour leui'
Aendre ses prisonniers.
« Il n'v a plus de fête, dit encore Joël, dans la maison de notre
dieu (1-16). » Et plus loin (2-17) : « Que les prêtres, ministres de
Jéhova, pleurent entre le vestibule et l'autel, et qu'ils s'écrient :
Jéhova, épargne ton peuple; ne permets pas que son héritage soit
^oué à l'opprobre, pour que les Nations nous insultent; pourquoi
dirait-on parmi les peuples : Où est leur dieu? » Mais ensuite (3-5) :
(( Quicon(|ue iiiNoquera le nom de Jéhova sera sauvé, car le salut
est sur la montagne de Sion et de Jérusalem. » Et enfin (5-9) :
(( Jérusalem sera sainte, et les étrangers n'y passeront plus. » Il
est clair qu'il ne s'agit pas là d'une in\asion de sauterelles, mais
do la lutte de Juda contre les Nations, et d'une lutte qui aboutit à
sa délivrance.
(( Déchirez vos cœurs, et non vos habits (2-13); » c'est bien la
même langue qu'on a déjà entendue.
Il ne faut pas plus s'en rapporter au préambule d'Amos qu'à
celui d'Osée sur la date de ce prophèfe.
^•à propiti/ie s'ouvre par des menaces qui ne s'adressent qu'aux
ennemis de Juda, sauf un seul verset où il est dit que Juda même
aura son châtiment. Le morceau se termine pai- la condanniation
I
LA MODERNITÉ DES PROPHETES. 561
d'Éphraïiii, duiil Amos parait encore plus exclusivement préoccupé
que n'était Osée. On pourrait croire que ces deux prophètes n'ont
écrit que quand la lutte de Juda contre les Syriens était terminée;
et que l'asservissement et l'humiliation de Samarie est le seul ob-
jet qui les touche. Mais le châtiment aboutit à une réconciliation
avec le dieu offense et au pardon qu'il accorde. Et la maison de
David, rétablie, réunira sous ses lois, avec l'Idumée, « tous ceux
sur qui le nom deJéhovaest invoqué (9-12). » On connaît déjà cette
formule.
A7?ws contient deux passages qui semblent très intéressans poui-
l'histoire de la prophétie. Dans l'un, parmi les menaces que Jé-
hova adresse à son peuple, il annonce qu'il lui fera sentir la faim
et la soif, non pas du pain et de l'eau, mais de la parole, u Ils cour-
ront au loin, de côté et d'autre, cherchant la parole de Jéhova, et
ils ne la trouveront pas (8-12). » Ce qu'ils cherchent ainsi, sans
doute, c'est une parole rassurante, une promesse qui leur donne
confiance, mais que le dieu ne leur accorde pas. En autres termes,
l'inspiration ne répond pas à ce que ceux qui souffrent attendent
d'elle. C'est ce qu'il y a de plus pénible dans les temps mauvais.
L'autre passage est plus curieux. Amos, se plaçant dans la fic-
tion qui est le cadre de tous les Uvres que j'étudie, se représente
comme dénonce par un prêtre de Béthel, c'est-à-dire du culte
schismatique, au roi d'Israël Jéroboam, comme ayant prophétisé
contre lui (le \rai Jéroboam est du viii® siècle). Et le prêtre de
Béthel lui dit : a Ya-t'en d'ici; va prophétiser en Juda, non à Bé-
thel » (la ville sainte de ceux d'Israël). Là-dessus, Antos fait cette
singulière réponse :
« Je ne suis pas prophète, ni fils de prophète ; je ne suis qu'un
bouvier, cherchant sa vie sur les sycomores. Jehova m'a pris
comme je suivais mon troupeau, et m'a dit : Ya prophétiser sur
Israël mon ])euple (7-14). )> Il se défend d'être prophète, sans doute
parce que la situation des prophètes était changée. Pendant la
lutte contre les Nations, les prophètes pouvaient se faire des enne-
mis et courir des dangers ; mais c'étaient les dangers que comporte
la liberté. Cette liberté, on ne pouvait penser à la contraindre, car
c'était la force dont on avait besoin pour le combat. Après la vic-
toire acquise et l'étabUssement d'un ordre nouveau, l'autorité, qui
n'a jamais beaucoup de goût pour l'inspiration et les inspirés, dut
trouver les prophètes hidisciets et eux-mêmes purent se sentir
suspects. De là le ton que prend Ainos, et qu'on retrouvera plus
tard dans Zacharie.
On ne se lasse pas d'entendre la manière dont le Jéhova des pro-
phètes parle du culte extérieur : « Je hais, je condamne vos fêtes, je
TOME xav. — 1889. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
ne veux pas le-spirer votre eiacen-s... Loin de moi le bruit de nos
cantiques, les accords de vosinstrraiiciiB, mais que la justice s'épan-
ebe comme l'eau, et qu'elle coule coiiïme un'toiTeat (^5-2î) ».
11 y a dans Amoa un vereet où le jprt)/>/*6^/<:', glorifiant la grandeiu'
àe Jéhova, qui a fait le jour et la nuit, qui appelle à lui les eaiiv
et les reverse sur la terre, ajoute un trait particulier : «C'est lui
qui a fait 'Kinia et Kessil (5-8). » D'après tous les témoignages, ces
noms désignent deux constellations, dont la seconde est reconnue
pour Orion ; quant à l'autre, on hésite entre l'Ourse et les Pléiades.
C'est encore là pour moi la marque d'une date réconte. Je ne crois
pas qu'au vin* siècle avant notre ère, les Hébreux, qui paraissent
avoir été si peu curieux, aient eu la curiosité de distinguer les
constellations et de les nommer (1).
Le nom d'Amas, dans la Vitlgitle, rappelle celui d'un Amos, père
d'Isaïe (II îîoh, 19-^2). Mais ces deux noms ne ^s'écrivout pas de
mbmQ en hébreu.
Abdim n'a qu'une tpage, qui est uu chant de triomphe sur la
soumission de l'Idiunée et les victoires d'israëfl (soms Simon et Hyr-
can) sur les Iduméens et les Philistins.
Jonti» est bien le nom d'un prophète des temps antiques, qui
figure au second hvre des lîoh (xrv, 25), sous Jéroboam, roi d'Is-
raël; mais le livre qui porte le nom de Jonas n'est nullement une
prophétie, et 'il n'y a que ce noan qui ait pu le faire placer parmi
les hvres prophétique'^, auxquels il ne ressemble en aucune fa-
çon. D'après le récit curieux qui rempUt ce livre, on sait que Jouhs,
dans le ventre du poisson qui l'a avalé, adresse à Jéhova une prière.
Cette prière n'a aucun rapport avec cette situation. Elle n'est qu'une
espèce de psaume qui n'exprime en réahté que la douleur d'un
Fidèle privé de son Temple et de son dieu sous la tyiannie des
Nations. C'est une poésie antérieure sans doute â 'la fa'ble qui fait
le sujet du livre, et qui l'a suggérée. La métaphore du second
verset a été prise à la lettre : ce Du fond de ma misère, j'^invoque
Jéhova, et il m'exauce ; de Taibniie souterrain, je crie et tu écoutes
ma voix. ïu m'as jeté au plus profond de la mer, et les eaux m'ont
envelop})é et submergé. Et j'ai dit : « Me voilà rejeté 'loin de te's
yeux, mais je reverrai encoi-e'le Temple de ta sainteté... Quand la
vie s'éteignait en moi, je me suis souvenu de Jéhova, et ma
prière est venue jusqu'à toi dans ton saint Temple (2-3). »
Il y a dans Jouas, surtout à la fm, un sentiment religieux réflé-
01) Cela s'applique aussi au livre de ISb.
LA MODERNITE DES PROPHETES. 563
clii et délicait qui eu témoigne assez la modernité. Quand Jonas,
sm' l'ordre de Jiehova, a annoncé que la grande Ninive va èti-e dé-
truite, le roi et ses peuples se repentent et demandent grâce, et
Jehova Lem' pardomie. tonas est offensé de cette indulgence qui
désaivoiie ses loacnaces,, et il s'en plaint à son dieu. Cependant Jo-
uas s'étajiiit couché sur la tel're, à l'ombre d'un arbuste qui avait
poussé tout à coup, il arriva qu'un ver ayant rongé l'airbuste pen-
dant la nuit, il se vit au matin e&posé à un soleil brûlant. 11 se ré-
pandit en plaintes, mais Jélio\a lui dit : « Tu voudrais qu'on eût
epai'gné ce feuillage, poiu" lequel tu n'as pas travaille, et que tu n'as
pas fait pousser. Et moi,, je n'épargnerais pas cette grande ville,
où il y a plus de 120,000 créatures qui ne distinguent pas leur
droite de leur gauche (c'est-à-dii'e plus de 120,000 enfans inno-
cens)! »
Cet écrit est donc au moins aussi moderne que ceux que j'ai
étudiés juisqu'ici, mais il y avait longtemps alors que Ninive n'exis-
tait plus; et il est clair d'ailleurs que ce n'est pas une ville réelk,
que celle qui se convertit ainsi tout entière d'un seul coup à la
parole d'un prophète. On est donc en pleine fiction, et il est pro-
bable que dans cette fiction la grande Ninive figure la grande An-
tioche.
Il y a um prophète >lichée au premier livre desJ?6»«'.s (xxii, 9),
au temps de Josaphat, roi de Juda, c'est-à-dire au début du
IX* siècle; mais la prophétie placée sous ce nom est donnée, dans
le préambule, comme datant de plus de cent ans après.
Michèe rappelle beaucoup A'^ï^. On trouve mêm'e trois versets,
pour célébrer l'ère glorieuse qui succède à tant d'épreuves, qui
sont exactement les mêmes dains les deux écrirts {hme, ii, 1-h, et
Michèe, iVy 1-3). De plus, i7«tAée est le seul prophète, avec htuey
qui célèbie le personnage qu'on a appelé plus tard le Messie, et
qui n'est autre que le prince libérateur qui apporte à la fois au
peuple rindependance, lapais, et la grandeur (chap. v), c'est-à-dire
Simon l'Asmonée.
U est dit que le libérateur est né dans la petite ville de Bethléem
(5-1), et Q'a sait comment, en vertu de ce nom,, les chrétiens se
sont crus obhgés de faire naître à Bethléem Jésus de Nazareth. Car
à l'époque die Jésus, on ne s'intéressait plu& au lieu de naissance
de Simon.
Nuln'arendu plus vivement le retour d'Israël dans sa terre, deve-
nue trop étroite, qui s'accomplit à cette époque : « Je te rassemble-
rai, Jacob, tout entier; je ramasserai tous les restes d'Israël; je les
pousserai ensemble comme les moutons de Bosra, comme les bre-
564 REVUE DES DEUX MONDES.
bis dans la bergerie ; ils s'y presseront en loule tant qu'il y aura
d'hommes. Celui qui fraie la voie marchera devant eux; ils entre-
ront et sortiront par les portes; leur roi passera devant; Jéhova
sera à leur tète (2-12-13. » C'est Jéhova lui-même qui est le roi.
Je veux citer encore ce beau passage : « Avec quoi paraîtrai-je
devant Jéhova? Sera-ce avec des holocaustes, des génisses d'un
an (1) ? Jéhova se soucie-t-il de milliers de moutons, de my-
riades de fontaines d'huile? Donnerai-je mon premier-né pour mon
péché? le fruit de mes entrailles pour le rachat de ma vie {6-6)'^ »
Cette dernière phrase fait bien voir ce qu'on voyait déjà, quoique
moins clairement, dans Jcrétnie et Ézèchiel, que c'était bien à
Jéhova lui-même qu'on faisait ces immolations d'enfans,
Jérctnie (26-18) cite un verset de Michce (3-12), ce qui déter-
mine la date relative des deux passages.
La prophétie de iSalium ne contient que la description très vive
de la prise d'une ville emportée d'assaut, et cette ville est appelée
Ninive.
J'ai déjà dit qu'au u* siècle avant notre ère, il y avait long-
temps que Ninive n'existait plus, et c'est ce qui explique que ni
haïe, ni Jùrétnie, ni Ézèchiel n'aient pas une seule fois prononcé
son nom.
Mais c'est inutilement que pour se rendre compte de cette pro-
phcfie, on voudrait remonter aux temps antiques; il est impos-
sible de la rapporter à ces temps. Lorsque Ninive a été véritable-
ment prise et détruite, en 625 avant notre ère, ceux de Juda
n'étaient pas ses sujets; leur royaume subsistait encore, et le pro-
phète n'aurait pu dire ce que dit JSahum, en s'adressant à la ville
ennemie : « De toi est sorti celui qui pense le mal contre Jéhova...
Ainsi dit Jéhova :.. Je t'ai humihé, je ne t'humilierai plus. Je bri-
serai le joug qui est sur toi et je détacherai tes chaînes... Célèbre,
ô Juda, tes solemnités; acquitte tes vœux ; car le méchant ne passera
plus chez toi; il est entièrement déraciné. »
Quant à une prétendue prise de Ninive, sous Sardanapale, au
viii^ siècle, c'est une pure légende (2). Et quand elle serait vraie,
les versets que je viens de citer demeureraient toujours inex-
plicables.
Il faut donc en revenir au temps des Séleucides, et le roi d'Assur
(3-18) est encore ici, connue dans les autres prophètes, le roi de
(1) C'étaient les victimes de choix Lévit, 9, 3).
(2) « Il est certain aujourd'hui que la premièie destruction de Ninive est un roman
historique. » Masijero, Histoire anceune des peuples de l'Orient, p. 363.
LA .MODERNITÉ DES l'fiOlMIKTES. 565
Syrie. On doit donc admettre que .Nini\e représente Babylone
ou Séleucie, prise par les Parthes dans leur invasion du milieu du
II® siècle.
Je rappelle que dans un verset de Nahnni (3-8), la Vulgale a en-
core traduit le nom de No par celui d'Alexandrie (3-8),
La prophétie (ÏHabacnc, déjà courte, telle que nous la lisons, est
plus courte encore si on en sépare la prière qui forme le troisième
chapitre, qui ne tient au reste en aucune manière, et dont je par-
lerai ailleurs.
Les deux premiers chapitres sont une invective contre les Chal-
déens (1-6), c'est-à-dire les Syriens, peuple redoutable, peuple im-
pie, qui dévore le juste (1-13), mais qui ne prévaudra pas contre
Jéhova.
Il sera frappé à son tour, sans doute par l'invasion des Parthes :
M Tu as pillé des peuples, et des peuples te pilleront (2-8). Tes
multitudes se seront épuisées, pour qu'à la lin tout soit consumé
et anéanti, afin que la connaissance de la gloire de Jéhova remplisse
toute la terre ("2-13). A quoi bon tes idoles?... Malheur à celui qui
dit au bois et à la pierre muette : Éveille-toi, lève-toi. Tout cela est
sans vie. Mais Jéhova, dans son saint Temple, toute la terre se tait
devant lui (2-18-20). )>
Sophonie dit quelques mots seulement des chàtimens que Jéiu-
salem a dû subir pour ses infidélités : les infidèles seront punis,
et parmi eux les fils du prince, et quiconque revêt le vêlement de
Vêt ranger (1-8). Mais il ne s'étend que sur la réconciliation de
Juda avec son dieu, et sur les bienfaits que le règne de Jéhova
amène avec lui. Toute idolâtrie disparait, et non-seulement l'idolâ-
trie, mais l'indifiérence (1-4). Il ne reste que les humbles, c'est-
à-dire les dévots (2-3 et 3-12).
Les peuples voisins et ennemis expieront leur mauvais vouloir et
Juda s'emparera de leurs terres (2-9). Assur et Ninive seront
détruits (2-13) : cest toujours l'invasion des Parthes. Tous les
peuples apprennent à honorer Jéhoxa, et il leur est donné des lèvres
pures pour invoquer son nom (3-9). Sion triomphe, et rassemble
de toutes parts ses fils dispersés, qui échangent leur abaissement
pour la grandeur devant tous les peuples (3-14-20),
Ernest Havet.
LA
JEUNESSE DE RICHELIEU
(1585-1614)
L'EVÈQUE DE LUÇON. — LE DÉPUTÉ AUX ÉTATS DE 161i.
rn. — LKVECHK DE LD(:0.\.
Le diocèse de Liiçon avait besoin d'un bon évêque. Auxvii'' siècle,
le pays était pauvre, stérile, fiévreux. Un voyageur qui, à cette
époque, visita la contrée, nous la décrit dans les termes sui-
vans :
« Luçon ne devroit pas être mise au rang des villes, si on ne
considéroit la qualité qu'elle porte d'évêché. Elle est située dans le
Bas-Poitou, sur un petit ruisseau, au milieu de grands marais qui
s'étendent principalement du côté par où nous arrivâmes, étant
éloignée de la mer seulement de deux lieues... Aux environs, les
chemins y sont entre deux fossés où souvent, si on ne prend garde
(I) Voyez la Revue du f juillet.
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 567
à soi, on peut s'égarer par la quantité des cliemins qui ne sont pas
frayés et qui se dispersent en plusieui-s eauidroLts de ces marais, pour
aller à des petites chaumières qui sont la retraite de païuvres gens,
qui ne vivent que d'un peu de blé qu'ils sèment sur la terre qu'ils
ont tirée des canaux et des pâturages où ils nourrissent quelque
peu de bétail, et n'y ayant point de bois pour se chauffer, ils usent
des bousats de vaches séchés au soleil, qui brûlent comme des
tourbes. En un mot, je ne sais point de gens plus pamres dans la
France, que dans les marais du Bas-Poitou. »
'Ce voyageur, un certain Jouvm de Rochelort, écrivait à une
époque de prospérité relative. On peut s'imaginer ce qu'étaient le
séjour de Luçon et l'aspect de l'évèché dans les années qui suivi-
rent les misères de la Ligue! Richelieu renconli-ait, du piiemier
coup, une tâche digne d'exercer sa piété et son génie.
Il était pauvre, nous l'avons dit. Mais il était ûei* et comptait sur
lui-même. 11 avait vingt-trois ans. Il se mit à l'œuvre avec la dé-
cision qui était dains son humeur et qui est, d'ailleurs, si natm*elle
à cet âge.
Il fallut d'abord s'installer commodément. A ce pomt de viae,
il avait tout à faire. Laissons-le parler lui-même : « Je suis extrê-
mement mal logé, car je n'ai aucun lieu où je puisse faire du
feu à cause de la fumée ; vous jugez bien que je n'ai pas besoin de
grand hiver ; mais il n'y a remède que la patience. Je vous piuis as-
surer que j'ai le plus vilain évêché de France, le plus crotté et le
plus désagréable; mais je vous laisse à penser quel est l'évêquel
il n'y a ici aucun lieu pour se promener, ni jardin, ni allée, ni
quoique ce soit, de façon que j'ai ma maison pour iwison. »
iGette prison, il s'elTorce d'en fane un réduit sortable, et même
honorable. La pointe de vanité qui se mêle à toutes ses actions se
montre surtout par le soin avec lequel il s'applique à s'installer,
à se procurer des domestiq'ues faisant figure, du mobilier d'apparat,
de la vaisselle plate. On sent qu'il est flatté de pouvoir écrire, après
quelques mois de séjour, u qu'on le jM'end pour un grand monsieur
dans le pays. » — « Je suis gueux, comme vous savez, écrit-il en-
core, dans un mouvement d'un joh tom-, je suis gueux ; mais toute-
fois, lorsque j'am'ai plat d'argent, ma noblesse en sera fort rele-
vée. »
On trouve, dans toute sa correspondance avec une bonne amie,
M"^^ de Bourges, les traits curieux d'une application aux détails,
d'une précision méticoileuse, d'un souci du qu'en dwa-l-oii, qui
sont comme les premiers linéamens provinciaux du genre de génie
qu'il devait appliquer à la conduite de sa propre fortune et à la
direction des affaires publiques.
ÔCS REVUE DES DEUX MONDES.
La correspondance de Richelieu contient aussi des renseignemens
intéressans sur tout ce qui touche aux facultés d'administration
du jeune prélat. Ses intérêts, en tant qu'évêque et baron de
Luçon, sont l'objet de ses vives préoccupations.
Sa sollicitude s'étend à tout son troupeau. Dans la grande
misère qui accable ses administrés, il essaie, par tous les moyens,
de leur venir en aide. Il s'efforce d'obtenir des secours ou
du moins des dégrèvemens d'impôts, et, pour cela, s'adresse
un peu à tout le monde, aux personnes chargées de faire l'as-
siette de la taxe, aux habitans des villes voisines qui doivent sup-
porter une part des charges communes; même au surintendant
des finances, au tout-puissant Sully, près duquel il agit par l'inter-
médiaire du marquis de Richelieu^ resté à Paris. Il faut souligner,
en passant, cette première trace des relations qui bientôt se noue-
ront plus étroitement entre le ministre de Henri IV et celui qui de-
vait être le ministre de Louis XIII. Actuellement, Richelieu est le
solliciteur. C'est dans les termes du plus humble respect qu'il
s'adresse au favori du roi. Plus tard, les rôles changeront, et les
attitudes changeront avec les rôles.
Le jeune évêque ne s'occupe pas seulement du temporel. Il donne
au spirituel tous ses soins. Il met sa gloire à arracher, de son
diocèse, l'ivraie qui l'obstrue. Selon les prescriptions des Con-
ciles, il fait, à Pâques de Tannée 1609, sa tournée épiscopale.
11 organise partout des prédications de capucins, des oraisons et
des neuvaines « pour échauffer à la dévotion et à la piété les âmes
qui se sont refroidies. »
Il met un zèle particulier au choix de ses curés. Tandis que, par-
tout ailleurs, ils sont nommés par la simple faveur, ou sur la recom-
mandation de personnes influentes, il décide que, dorénavant, toutes
les cures à sa collation seront données au concours, et, malgré
son désir d'être agréable à ses amis, il écarte ceux de leurs pro-
tégés qu'il considère comme incapables.
La difficulté du recrutement le frappe, comme elle touche tous
ceux qui ont à cœur les intérêts de l'église. Il prend sa part dans ce
grand mouvement qui va faire, du xvii" siècle, le siècle catholique
])ar excellence. Un des premiers, parmi ses confrères, il songe à
établir chez lui un séminaire. Henri IV lui recommande les Jésuites.
Le père Cotton s'adresse à lui, invoquant la « particulière bienveil-
lance dont il honore la compagnie. » Richelieu se tient, il est vrai,
sur la réserve, en ce qui concerne ces messieurs; mais il n'en
poursuit pas moins son entreprise, et elle aboutira bientôt par le
concours de Rérulle, et des pères de lOratoire.
Ce devoir de bon pasteur. Richelieu le poursuit, en assistant aux
LA JEUNESSE DE RTCHELTEU. 569
conférences alors si à la mode, où les apologistes de la foi catho-
lique joutent contre les ministres protcstans. Il s'efforce d'arrangé!-
les querelles qui divisent les gentilshommes de son voisinage et
considère « comme un devoir de sa profession » d'empêcher, par
ses conseils, les duels contre lesquels il dirigera, plus tard, toute la
rigueur de l'autorité royale.
On le voit encore adresser à des amis, quelquefois même à de
simples connaissances, des lettres de condoléance, écrites dans un
style bizarre et contourné qui montre tout l'embarras de la raison
aux prises avec les sentimens.
Rien de plus curieux, à ce point de vue, qu'une longue épîtrc « à
une pénitente inconnue, » qui, sur le point de quitter le monde et ne
se sentant pas la force de s'appliquer à la méditation religieuse,
s'était adressée au jeune évéque. Elle lui faisait part du trouble de
son âme, et de la lassitude, même physique, que produisaient en elle
l'oraison et la contemplation prolongées. Il l'aide, la relève, la sou-
tient avec les marques d'une attention plus forte encore que
tendre. Il la supplie d'écai'ter tout effort, toute peine de l'œuvre
de son salut. Il lui trace une ligne de conduite sage, modérée,
adaptée à la médiocrité de l'entendement humain. Ses paroles sont
claires, vives, pressantes; elles ne s'embarrassent d'aucune érudi-
tion subtile, d'aucun élan mystique. Ce n'est pas le docteur qui
parle au disciple. Mais ce n'est pas non plus l'âme qui parle à
l'âme ; c'est plutôt le bon sens sain qui s'adresse à un sens fatigué
et qui tâche de le réconforter avant de le lancer dans la voie pé-
nible du salut et de l'amour de Dieu.
On peut se demander si ces conseils, dans leur sécheresse, con-
venaient à l'âme blessée qui les implorait. On y trouve des pres-
criptions pour l'hygiène normale du cœur, mais non des remèdes
pour le soulagement d'un cœur défaillant. Le miel de François de
Sales et le sucre de Bérulle eussent été plus efficaces. Cependant,
il faut croire que, dans ce siècle \ igoureux, il y avait, en France,
des femmes pouvant entendre un tel langage. Les clientes de Port-
Royal et les fidèles de Bossuet l'eussent accepté probablement.
Elles eussent écarté les épines d'une parole un peu rude poui-
atteindre les fleurs de sens et de droite raison qui s'y trouvent ca-
chées.
La réaction d'une personnalité aussi forte que celle de Richelieu
sur les choses de la foi mérite d'être étudiée avec soin.
Jeté, par le hasard, dans la carrière ecclésiastique, il trouvait
dans la religion l'équilibre de l'esprit tel que le concevait un hon-
nête homme de son temps ; il recherchait, dans le triomphe de
570 REVUE DES DEUX MONDES.
rrg-lisc, r accomplissement d'un devoir professionnel ; enfin, il ren-
contrait, dans l'org-anisation de la kiérarchie catholique et dans
l'autoritié qu'elle exerçait sur le monde, un secours puissant pour
sa carrière politique.
A l'époque où il vivait, les croyances religieuses étaient, si l'on
peut dire, le tout de l'iioinme. Hors quelques rares esprits indépen-
dans n'ayant à répondre que d'eux-mêmes et des caprices de leur
propre entendement, en dehors de quelques sceptiques, les Mon-
taigne et les Charron, tout homme qui prenait part à la vie du
temps était tenu d'avoir une foi.
Depuis un siècle, toute la politique de l'Europe tournait autour
des questions religieuses. Non-seulement on avait vu les l'étais se
jeter les uns sur les autres au nom de ces idées, mais, dans chaque
État, chaque citoyen avait dû prendre position et s'engager dans
une croyance, non pas seulement avec sa conscience, mais avec ses
intérêts, ses passions, sa vie tout entière.
Le XVI® siècle avait établi cette maxime que le citoyen doit pro-
fesser la rehgion de l'État auquel il appai'tient [cujus regio, ejus
religio), et, de fort bonne foi, on en était venu à confondre les
hérétiques avec les rebelles : seulement, en pays protestant, ce
nom s'appliquait aux catholiques, et aux protestans en pays catho-
lique. Grou'e était un devoir civique.
D'ailleurs, l'hésitation ne pouvait guère naître dans les esprits.
Ils étaient ainsi faits qu'ils acceptaient la foi docilement, à peu
près comme nous faisons aujourd'hui l'idée de patrie.
Le caractère individuel ne se marquait que dans la nuance des
opinions théologiques ou dans le choix des argumens invoqués pour
défendre chacun la sienne.
Au début du xvii® siècle, la lutte était encore ardente entre
protestans et catholiques.
Un peu plus tard, elle se transforme et porte, en France du
moins, sur les débats du gallicanisme et de l'ultramontanisme.
C'est le temps des Pdcher, des Duval et des Bellarmin.
Un peu plus tard, la querelle se raffine encore et c'est le jansé-
nisme qui s'insurge contre le mohnisme. On dispute sur les
problèmes, pour nous si fastidieux, de la grâce, de la contrition
et de l'attrition. Nous faisons un eflort pour essayer de comprendre
l'intérêt que nos pères portaient à leur étude. Il n'y avait pas alors f
un homme du monde, une femme qui; ne se passionnât pour leur
solution. Les Pi'ovinciales de Pascal devaient être le grand hvredu
siècle.
Toute la vie sociale et individuelle aboutissaient là, comme elles
aboutis^sent, de nos jours, aux dissentimens pohtiques. Les pro-
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 57i
blêmes qui nous remuent seront pour l'avenir un sujet d'étonne-
ment, comme nous nous étonnons aujourd'hui des passions d'un
siècle, pourtant si rapproché du nôtre.
Le sentiment religieux était donc le grand ressort de la scène
politique : les ecclésiastiques y jouaient naturellement les pre-
miers rôles. On citait les exemples du chanceUer-cardinal Duprat,
du cardinal de Tournon, du cardinal de Lorraine, du cai'dinal Re-
naud de Beaune, du cardinal d'Ossat, du cardinal du Perron, et de
combien d'autres! Non seulement la direction des masses, l'auto-
rité sur les rois, une sorte de situation cosmopolite, mettant à
l'abri des revers de la fortune, étaient attachées à l'obtention des
hautes charges de la cour romaine; mais elles donnaient, en
même temps, la fortune, les riches prébendes, les abbayes, le rang
et le pas sur les plus hauts dignitaires du royaume.
Il fallait donc être croyant ; il était bon d'être ecclésiastique ;
pour les hommes qui n'appartenaient pas à la haute aristocratie
domaniale, la suprême ambition était la pourpre.
Un homme comme Richelieu, lancé dans cette voie, prétendait
aller jusqu'au bout. Il avait sous les yeux la carrière du cardinal
du Perron, dont la capacité médiocre, débutant dans l'obscurité de
la polémique théologique, bataillant, écrivaillant sur et contre les
protestans, en était arrivée à s'emparer de l'attention publique, de
la confiance du monarque, d'une autorité exceptionnelle à Rome et
dans le royaume.
La fortune du cardinal du Perron eut, sur la première partie de
la vie de Richelieu, la plus grande influence. Nous l'avons déjà
vu sollicitant les bonnes grâces de ce cardinal; nous le ver-
rons bientôt implorant son aide et se réjouissant de son approba-
tion. Richelieu donne à du Perron le plus grand témoignage d'ad-
miration qu'un homme puisse rendre à un autre : il l'imite.
Comme lui, il aspire au mérite et à la louange de la chaii'e et
de la polémique. L'évêque de Luçon prêche et le doctem* de Sor-
bonne écrit. Il le fait avec ardeur, avec courage, avec bonne foi.
Il faut connaître la suite de sa destinée pour saisir, dans ce premier
élan d'un zèle si pur, la préoccupation invisible, mais toujours
présente, de ses ambitions d'homme d'État.
il avait déjà prêché à la cour.
Les avis des contemporains diflerent sur la valeur de Richelieu
comme orateur de la chaire. On peut dire, en gros, que tant qu'il
ne se trouva pas mêlé à la politique, ses sermons furent goûtés.
Dès l'année 1608, le cardinal du Perren, en sa quaUté de grand
aumônier de France, le désignait pour dire l'office et prêcher le
572 REVUE DES DEUX MONDES.
jour de Pâques devant le roi; par les termes mêmes de la lettre
que Richelieu lui écrit pour s'excuser, on voit que celui-ci considé-
rait déjà la chose comme toute naturelle.
Les personnes compétentes avaient, en général, une bonne
opinion des mérites oratoires de l'évêque de Luçon. Lors de la
mort de Henri IV, le doyen de Luçcn, Bouthillier. de séjour à
Paris, regrette qu'on ne lui ait pas confié le soin de prononcer
l'oraison funèbre du défunt. « Eussent esté actions dignes de vous,
lui écrit-il, si vous vous fussiez trouvé ici. » A la même époque, ce
mémo doyen, écrivant à Richelieu, lui parle avec joie « de la ré-
putation que ses mérites lui ont acquise par toute la France. » C'est
l'avis de du Perron lui-même, et le complaisant abbé ne manque
pas d'en prévenir son cher évêque : « M. le cardinal du Perron
fait paroître en toute occasion l'estime qu'il fait de vous... Quel-
qu'un étant venu à vous nommer parmi les jeunes prélats et à vous
louer, selon la réputation que vous avez acquise, M. le cardinal
dit lors qu'il ne vous falloit point mettre entre les jeunes prélats;
que les plus vieux dévoient vous céder et que, pour lui, il en désiroit
montrer l'exemple aux autres... » Il suffit de rappeler enfin, pour
montrer combien cette opinion était unanimement partagée, que
l'ordi-e du clergé réuni, en 1614, dans l'assemblée des états-gé-
néraux, allait confier bientôt à l'évêque de Luçon la mission de par-
ler au nom de tout le corps ecclésiastique.
La haute idée que l'on se faisait généralement des mérites ora-
toires de Richelieu paraît donc sérieusement établie. Mais il faut
reconnaître que le goût de l'époque était loin d'être épuré. Il res-
tait encore assez de la barbarie du moyen âge et du pédantisme de
la renaissance, pour qu'un bon orateur du temps de Henri îV
fût très éloigné de la perfection du genre. Lingendes n'avait pas
encore paru. Du Perron, Richeome, Cotton, tenaient les oreilles
de la cour et de la ville. La plus grande louange était pour les
plus compliqués, les plus chargés d'érudition fastueuse ou de
pointes ridicules. La vigueur grossière et parfois acérée des prédi-
cateurs de la Ligue avait fait place à la sécheresse pénible et am-
poulée des premiers orateurs de cour. On mêlait volontiers, dans un
discours, toute la mythologie profane à l'hagiographie chrétienne,
la médecine à l'histoire, Pline à saint Augustin. Nous voyons,
dans un seul et même sermon, Jupiter, Sémélé et le colosse de
Rhodes accourir à l'appel du prédicateur, pour expHquer aux
fidèles le mvstère de la nativité du Christ.
C'était la mode. Richelieu n'échappe pas à cette influence. Il
nous est resté de lui quelques rares sermons. Si ce n'était la bouche
(|ui les prononça, on ne pourrait les lire.
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 573
Ils sont pourtant sensiblement meilleurs que la plupart de ceux
que nous a laissés cette époque. Ce sont bien encore les concetti,
le gongorisme, le pédantisme et l'abus presque dégoûtant de la
comparaison scientifique ou médicale. Mais il semble qu'on y
trouve parfois autre chose. Écoutons le jeune évèque s'adressant,
le jour de Noël, aux fidèles de son diocèse.
(( Verbiim caro fucfum est. Nous lisons dans le texte de notre
évangile que, lorsque l'ange annonça la naissance de Jésus-Christ,
les pasteurs furent les premiers auxquels il s'adressa et commit
cette sainte nouvelle pour, après, l'épandre par le monde.
« J'ai cru, peuple catholique, que la divine providence, qui
conduit toutes choses avec une infinie sagesse, en avait ainsi usé
pour nous apprendre que c'est particuHèrement à ceux que Dieu a
établis pasteurs de son église à qui il appartient de faire entendre
au peuple que le Fils de Dieu est venu au monde roi lé de notre
humanité pour nous ôter le voile du passé, qu'il est sorfi du ventre
d'une vierge pour nous faire sortir de nos misères,., etc. »
Voilà pour les pointes ; toute la partie théologique du sermon
en est ainsi hérissée. Mais tout à coup, le style s'échauffe, s'anime,
prend vie, force et clarté. Le prédicateur se dépouille de son
apparat théologique. Il se souvient qu'il parle au peuple, que ce
peuple souffre, et que. pour oublier ses souffrances, il a besohi
d'être soutenu, conduit, dirigé. Il se souvient que lui-même,
comme évèque, a une mission politique, une mission sociale^ di-
rions-nous. Sa raison et son autorité s'expriment en phrases
brèves, nettes comme des axiomes, claires et vives comme des or-
dres.
« Dieu, par sa bonté, a tellement favorisé les armes de notre roi,
qu'apaisant les troubles, il a mis fin aux misères de son Etat. Nous
ne voyons plus la France, armée contre soi-même, épancher le sang
de ses propres enfans. La paix est dans ce royaume, mais ce
n'est point assez pour inviter le doux Jésus à venir faire sa de-
meure en nous. Il faut qu'elle soit en nos villes, en nos maisons
et principalement en nos cœurs.
« La paix publique s'entretient par l'obéissance que les sujets
rendent à leur prince, se conformant entièrement à ses volontés,
en ce qui est du bien de son État.
« La paix se maintient aux villes, lorsque les personnes privées
se maintiennent modestement dans le respect qu'elles doivent aux
lois et aux ordonnances de ceux qui ont autorité.
(( La paix est aux maisons, quand ceux qui demeurent ensemble
vivent sans envie, sans querelle, sans inimitié les uns contre les
autres.
A'fl
574 REVUE DEB DEUX MONDES.
(( La paix est en nos cœurs, lorsque la raison commande comme
reine et maîtresse ; que la partie inférieure, qui contient le peuple
séditieux de nos appétits, obéit ; et que tontes deux se soumettent
à la raison éternelle, de laquelle la nôtre emprunte ce qu'elle a de
lamière. »
Ne voilà-t-il pas, en quelques traits, le futur cardinal-ministre, le
contemporain de Descartes et de Corneille?
Mais il n'oublie pas que ce peuple, qui doit obéir, a besoin de
tendresse et de miséricorde. Il se penche sur lui, et, avec lui,élèAM^
vers Dieu une supplication d'une belle venue, touchante et atten-
drie.
« Je proteste que j'emploierai si peu que j'ai d'esprit, si peu
que j'ai de force pour maintenir l'union, de laquelle dépend notre
conservation.
(( Je vous conjure d'en faire autant ; je vous conjure de me se-
conder en ces saintes intentions. Le Tout-Puissant bénira nos des-
seins, principalement si nous l'en supplions avec émotion...
« Seigneur! toute cette assemblée se prosterne à vos pieds, pour
vous supplier humblement de nous vouloir donner la paix; la paix
en son âme, la paix avec son prochain, la paix avec vous; elle
dresse ses vœux vers Votre Majesté ; elle implore votre aide, sa-
chant que vous êtes le père de la paix, sachant que vous êtes
celui qui la donne, qui la maintient et qui l'augmente. Bon
Dieu, regardez cette troupe de votre œil de pitié; exaucez ses
prières!.. »
Ce sermon, où se remarque déjà une si ferme conscience du
rôle que devait remplir le ministre de Louis XIII, fut prêché pro-
bablement en décembre l'609, quelques mois avant la mort de
Henri IV.
Dix-sept ans plus tard, dans un autre sermon prononcé dans
des circonstances autrement solennelles, nous reti'ouvons le même
contraste entre l'affectation embarrassée du théologien et la fer-
meté éloquente du politique.
C'était en 1626, trois jours après la condamnation, quatre jours
avant l'exécution de Chalais. Le cardinal-ministre s'était senti, pour
la première fois, sérieusement menacé par les intrigues de la cour.
Le jeune frère de Louis XIII, Gaston, était le confident et le chef
du complot qui venait d'être découvert et qui allait être pmii. Gas-
ton, s'exerçant à sa première lâcheté, avait lui-même dénoncé et
livré les coupables. Il était encore incertain sut son propre sort. Il
tremblait.
C'est alors que, à l'occasion de la fête de l'Assomption, Riche-
lieu, se souvenant de son caractère ecclésiastique et cherchant à
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 575
lorrifier, une bonne fois, l'ànie pusillanime du jieune prince, Ri-
chelieu, avant de donner Ini-méme l'eudiaristie au, roi, à la reine
mère et à Gaston, réunis auprès de la sainte-tatole, monte en
cliaire.
C'est un sermon d'abord ; mais bientôt c'est une harangue poli-
tique, c'est une plainte hautaine, c'est une menace :
« Dieu descend non-seulement en vous, Sire, mai& qui plus est,
en la reine votre mère et en Monsieur votre frère, qui vont le rece-
voir avec vous.
« Bien qu'il ne soit qu'un, il descend en vous trois, pour vous
montrer que, tous ensemble, vous ne devez être qu'un en lui.
« Il vous unit en terre : vous. Sire, et votre mère, et celui que
vous tenez et traitez comme votre fils, — fils qui vous doit aimer,
respecter et craindre toute sa vie, non-seulement comme son vrai
roi, mais comme son vrai père, et qui ne peut faire autrement sans
avoir lieu d'appréhender une seconde descente du grand Dieu sur
sa personne, non en manne, comme celle d'aujourd'hui, mais en
leu et en tonnerre ! »
C'est ainsi que tous les moyens sont bons à ce vigoureux ouvrier
de sa propre carrière et de notre unité politique. La religion est
une arme dont son ambition dispose, que ses calculs utilisent et
que son esprit, si réellement moderne, met, comme instinctive-
ment, au service de sa politique.
On trouve les mêmes préoccupations dans l'œuvre théologique
de Richelieu. Il écrivit beaucoup. Trois ouvrages, dus à sa plume,
parurent en son vivant ; deiLX après sa mort. Nous n'avons pas à
les analyser ici. Mais puisqu'ils furent conçus et préparés durant
ces laborieuses années de l'évêché, essayons du moins d'indi-
quer la direction que, dans ce genre d'études, se donnait à lui-
même ce puissant esprit.
IV. — LES ÉTUDES DF. THÉOLOGIE.. — LES AilIS DE JEUNESSE.
Nous l'avons vu déjà, dans la première période de sa vie, prendre
les leçons d'un docteur de Louvain.Il s'était enfermé, avec lui, à la
campagne, aux environs de Paris,, et s'était jeté avec une telle ar-
deur dans ces études, que sa santé même s'en était ressentie. Nous
savons aussi qu'il avait étudié sous le célèbre docteur Jacques Hen-
nequin. On a dit enfin qu'il avait eu, pendant quelque temps, pour
maître l'Anglais Richard Smith.
L'ensemble de ces renseignemens nous permet de distinguer,
panni les diverses écoles du temps, celle à laquelle Richeheu pa-
576 REVUE DES DEUX MONDES,
raît se rattacher tout d'abord. De famille noble, sorbonnien, éveque.
il fut un gallican, un épiscopaliste. Le jansénisme même paraît
l'avoir approché d'assez près, (-'est comme une sorte de prédestina-
tion qui réunit tout d'abord, autour de lui, les plus illustres pro-
tagonistes de la doctrine.
Jansénius, Belge, après avoir étudié à Louvain, ^int à Paris
vers 1605, et y resta jusqu'en 1610. Il se fit remarquer en Sor-
bonne, précisément à l'époque où Richer en était le syndic et oii
Richelieu y prenait lui-même ses grades. Richer, Richard Smith, de
Dominis, archevêque de Spalatro, tenaient alors la tête de la doc-
trine épiscopale et gallicane et menaient vivement la campagne
contre la phalange romaine et ultramontaine des jésuites.
Dans ce long séjour à Paris, Jansénius se lia avec Duvergier de
Hauranne, plus tard abbé de Saint-Cyran, l'autre père du jansé-
nisme.
Ce Saint-Cyran est une figure d'athlète. L'ambition le dévore :
l'ambition la plus haute, la plus désintéressée, mais l'ambition.
Il y a en lui je ne sais quel feu sombre qui ne trouve son aliment
que dans la domination, je ne sais quelle soif ardente de se dis-
tinguer du reste du monde et d'être de ceux que rien n'émeut.
« Les grands sont si peu capables de m'étonner, écrit-il, que
si j'avois trois royaumes, je les leur donnerois, à condition qu'ils
s'obligeroient à en recevoir de moi un quatrième dans lequel je
voudrois régner avec eux ; car je n'ai pas moins im esprit de
principauté que les plus grands polenfats du monde... Si nos
naissances sont diftérentes, nos courages peuvent être égaux. »
Tête ronde, tourmentée, brutale, esprit paradoxal, autoritaire, qui
cherche à s'isoler de la foule, des passions communes et des idées
courantes; qui hait les jésuites, peut-être autant pour ce qu'ils ont
de trivial, que par ce qu'ils déploient de souplesse pratique dans
leur prétention à la domination des âmes.
Or ce Duvergier de Hauranne fut le grand-vicaire de l'évêque de
Poitiers, Chasteigner de la Rocheposay ; il est l'ami intime de Le
Bouthillier, abbé de la Cochère, doven de Lucon, le conseiller le
plus précieux et le plus aimé de notre évêque.
Ces deux hommes méritent aussi l'attention de l'hisloire : le pre-
mier, par ce que sa destinée a de singulier, de piquant, de dépaysé
dans le siècle où il vécut ; le second, par la façon étroite dont il fut
mêlé aux débuts de Richelieu et aux premières luttes du jansé-
nisme.
Chasteigner de la Rocheposay d'Abain était fils de ce La Roche-
posay d'Abain, célèbre parmi les combattans des guerres de reli-
gion et ami particulier du père de Richelieu. Les deux pères, tous
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 577
deux Poitevins, avaient combattu pour la cause royale ; tous deux,
ils avaient été parmi les féaux serviteurs de Henri III, en Po-
logne; tous deux, ils avaient servi la même cause dans leur pro-
vince.
L'amitié des deux pères créa l'amitié des deux fds. En 1608,
l'année même où Richelieu devenait évêque de Luçon, La Roche-
posay était désigné pour l'évèché de Poitiers. Il coifia la mitre
en 1611.
Au début, il avait, moins encore peut-être que Richelieu, la voca-
tion ecclésiastique. C'était un tempérament vit sous les aspects de
la froideur, un esprit très ouvert, un cœur très ferme et très vail-
lant. Les évêques de cette époque n'ont rien de bénisseur; lui
moins que tout autre. Sa ronde figure au regard jeunet, telle que
nous la montre un portrait conservé dans la salle capitulaire de
l'église de Poitiers, est charmante. Mais ce regard presque enfantin
a de la fermeté et la bouche, à la moue épaisse, respire la résolution.
C'est la ressemblance frappante du père, le combattant des guerres
de rehgion.
Le fils était, lui aussi, un homme d'action. Il aimait la dis-
cussion, la lutte et même la bataille. Son rôle à Poitiers, du-
rant la régence de Marie de Médicis, fut tout de combat. « Arrivé
à Poitiers en 1612, au milieu de la lutte des partis, il voulut
prendi-e part au gouvernement de la ville, disant qu'il était d'as-
sez bonne maison pour cela, alléguant les devoirs de sa charge, la
tranquillité pubhque, la loi suprême de la nécessité. » C'est lui
qui fit assassiner, sans autre forme de procès, un certain Latrie, en-
voyé par M. le prince, à Poitiers, durant l'époque des troubles. Il
allait « cuirassé et la pique à la main, assisté de douze cavaliers
avec le pistolet à l'arçon de la selle, et quelque quarante hommes à
pied, ayant chacun la carabine sous le manteau et conduits par le
sergent de la compagnie, l'abbé de Notre-Dame. »
C'était, comme on le voit, un fier évêque. Il était fait pour s'en-
tendre aussi bien avec Richeheu qu'avec Duvergier de Hauranne.
Il prit, en effet, celui-ci pour son grand-vicaire, le nomma cha-
noine de son église et le désigna pour l'abbaye de Saint-Cyran.
En revanche, c'est pour défendre la conduite de son évêque que le
futur chef du jansénisme français écrivit l'opuscule célèbre : Contre
ceux qui disent qu'il est défendu aux ecclésiastiques de porter le:>
armes en cas de nécessité.
Des relations d'amitié très étroites et très actives se nouèrent
entre les deux évêchés voisins de Poitiers et de Luçon. Bouthillier,
abbé de la Cochère, doyen de Luçon, servit de trait d'union.
C'est une figure plus effacée. Adroit, souple, insinuant, il est le
TOME xciv. — 1889. 37
578 ^lEVUE DES DEUX MONDES.
grand agent de la première fortune de Richelieu; comme tous les
Boutliillier, excellent au -second rang. On le trouve partout. C'est
un intermédiaire, un officieux. Il fit de Richelieu un cardinal, et
c'est sous ses auspices que le jansénisme se fonda : en 1620, il
présenta l'abbé de Saint-GjTan, son ami (il était l'ami de tout le
monde), à son autre ami, Arnaud d'Andilly : « Voilà M. d'Andilly,
dit-il, voilà M. de Saint-Gyran. » Et il les laissa aux prises.
L'abbé de la Gochère mettait, dans les relations des évêques de
Poitiers et de Luçon, et du grand-vicaire de Poitiers, le hant qui
eut fait défaut dans ce trio de personnalités vigoureuses. 11 allait
de l'un à l'autre, ne perdant pas de vue ce qui pouvait sendr aux
intérêts de son maître. On a déjà cité ce texte de Lancelot : « La
liaison du cardinal de Richelieu et de M. de Saint-Gyran avait com-
mencé dès qu'il était évêque de Luçon et que M. de Saint-Gyran
demeurait chez M. de Poitiers; car M. de Luçon venait souvent s'y
divertir. »
La nature de ce « divertissement » nous est attestée par plusieurs
contemporains ; il s'agissait de sérieuses et profondes études de théo-
logie et de controverse. Un autre prélat, ami de l'évêque de Luçon,
Gabriel de l'Aubespine, évéque d'Orléans, était renseigné sur les
travaux de ce cénacle, et sa bonne humeur enjouée en enviait par-
fois l'austère fécondité : « J'ii*ai à la carême-prenant à Orléans,
écrit-il à son ami, pour y étudier un peu, pour vous imiter et com-
parer mes études et mes passe-temps à vos entretiens... » Dans
une autre lettre : (( J'ai reçu toutes vos lettres et me plains que,
vous étant mis à la controverse, vous ne m'en mandiez rien; et
ayant emmené deux -Anglais pour vous- y servir, vous ne m'en ayez
ni parlé, ni écrit... J'ai toujours fait grand état de votre courage
es choses spirituelles et ecclésiastiques, ajoute-t-il, et maintenant
que vous étuchez si âpremcnt, vous en augmentez l'opinion, esti-
mant que vous ne prenez pas tant de peine sans quelques grands
desseins. »
Ces desseins sont arrivés, en partie, du moins, à leur réali-
sation ; ce sont ces ouvrages de polémique contre les protes-
tans, qui furent publiés plus tard et cpii seront, par la suite, l'ob-
jet de notre attention. Ils avaient été préparés durant les longues
veilles d'une jeunesse laborieuse, dans le silence de la province,
dans la fréquentation des hommes illustres que le hasard avait
réunis à Poitiers, non loin de ce prieuré -de Coussay dont Richelieu
faisait alors son séjour favori.
Si Richelieu quhtait Coussay pour se rendre à son autre prieuré
des Roches, il se rapprochait d'un tiutre centre d'études et d'ami-
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 579
tiéSi Tout près de là s'élevait, à mi-chemin entre Cliinon etSamiiur,
le royal monastère de Fontevrault.
On sait la grandeur de cet établissement, sa réputation, sa-
richesse, son orgueil. Fondé par une reine, il, se vantait de ne
compter, depuis près de doux siècles, parmi ses abbesses, que des
persomies appartenant à la famille royale. Seid peut-être de tous
les monastères de la chrétienté, il était placé sous la domination
absolue d'une femme, tant au spirituel qu'au temporel. Son in-
fluence s'étendait au loin ; des prieurés en grand nombre dépen-
daient de la maison-mère. Des moines lui étaient somnis et rece-
vaient de l'abbesse leur délégation et leur prébende. Il ne man-
quait guère à celle-ci cpe les ordres : « J'ai ouï conter, dit même
Rabelais, qui, en qualité de voisin, s'intéressait au singuher spec-
tacle présenté par cet ordre imitpie, j'ai ouï conter que le pape
Jean XXII, passant par Fontevrault, fut requis de l'abbesse et des
mères discrètes leur concéder unmdult moyennant lequel se pussent
confesser les unes aux autres ^ alléguant que les femmes- gai'daient
mieux le secret que les hommes. »
Au début du xvii® siècle, ce monastère,- toujours remarquable
par sa puissance et par son caractère exceptionnel, était tombé
en décadence. Les religieuses n'obéissaient plus à la règle sévère de
l'ordre. Elles violaient le vœu de pauvreté en se réservant des pen-
sions personnelles ; elles rompaient le silence au réfectoire et au
dortoir ; elles recevaient, sous prétexte d'hospitalité, des personnes
étrangères au couvent. Des scandales plus graves avaient même été
signalés. Mais nous sommes précisément à l'époque où un esprit
de réformes souffle sur les ordres réguliers français. Fontevrault
suit le courant qui emporte le siècle.
L'initiateur de cette réforme est un homme dont le nom, pro-
noncé pour la première fois dans ces pages, accompagnera désor-
mais celui de Piicheheu : c'est le père Joseph.
François Le Clerc du Tremblay, issu d'une bonne famille de l'An-
jou, était né à Paris, le Zi novembre 1577. Il était donc de huit ans
plus âgé cp^ie Richelieu. Il avait été destiné tout d'abord, comme
son illustre ami, à la camère des armes. Mais une vocation, dans
laquelle se confondaient l'élan d'une chaude imagination et l'affir-
mation d'un caractère énergique, l'avait, malgré les instances de
sa famille, porté vers la vie ecclésiastique. Il s'était fait moine et
avait revêtu l'habit: de saint François, en fé\Tieri599. Rientôt prêtre,
puis professeur, puis prédicateur, il s'était signalé par sa piété,
son activité, son génie organisateur. Toujours rempli de vastes des-
seins, il savait les exécuter par les moyens les plus prompts et les
plus pratiques. Il n'avait pas son pareil pour deviner les difficultés.
580 REVUE DES DEUX MONDES.
pour découvrir ses adversaires, pour les battre en les prévenant.
11 avait lïmagination ardente et l'esprit froid ; il était passionné et
désintéressé ; fait pour commander, il savait obéir. C'était un homme
])récieux dans un temps où les divers ordres se disputaient les suc-
cès de la polémique, de la propagande et du confessionnal. En
grattant la crasse du capucin, on découvre en lui l'homme d'en-
treprises et l'espèce de grand aventurier qu'il était au fond. Il ne
rêvait qu'à de grandes choses, parfois chiméricpes. 11 parlait tous
les langages, jouait tous les personnages, était propre aux œuvres
religieuses comme aux œuvres politiques.
Sa valeur se fit bientôt connaître et ses supérieurs l'envoyèrent
au fort du combat, là où s'étaient engagées les plus chaudes et les-
plus glorieuses mêlées, dans ce Poitou qu'il connaissait, à la porte
de ce Saumur qui avait pour gouverneur le plus illustre champion
du protestantisme, Duplessis-Mornay.
A partir de l'année 1607, le père Joseph manœuAre sur ce ter-
rain comme sur un champ de bataille. Ghinon est son quartier-
général. De là il rayonne sur Saumur, Châtellerault, Poitiers, Fon-
tenay, Fontevrault, Loudun, Angers, se portant partout en personne,
surveillant tous les combats et y prenant sa part ; d'une main, ébran-
lant la citadelle de l'hérésie, et, de l'autre, restaurant les remparts-
de la véritable rehgion.
Il lie bientôt connaissance avec ceux qui luttent pour la même
cause, avec les évêques de Poitiers et de Luçon. Dès février 1609,
celui-ci est en relations avec les capucins de Fontenay ; il les en-
gage à prêcher le carême à Loudun, les prie de venir faire à Luçon
même « les prières des quarante heures. » C'est probablement à
cette date qu'il faut faire remontei* l'origine des relations du futur
cardinal et de la future éminence grise.
Dès lors, en effet, ils sont tous deux mêlés à une affaire impor-
tante, qui réclama pendant plusieurs années leurs soins, et c'est
justement la réformation du monastère de Fontevrault.
Fontevrault avait pour abbesse Éléonore de Bourbon, tante de
Henri IV. Mais le pouvoir effectif était passé, à la suite de dé-
mêlés assez obscurs, entre les mains d'Antoinette d'Orléans, nom-
mée, dès 160Zi, coadjutrice. Veuve à vingt-huit ans de Charles-
Albert de Gondi, marquis de Belle-Isle, elle avait pris le voile par
une sorte de coup de tête.
C'était un caractère singulier, rude, autoritaire, qu'échauffait
une dévotion ardente et je ne sais quel désir .de se signaler par
des vertus excessives. Elle avait longtemps refusé de quitter le
couvent des Feuillantines de Toulouse pour prendre la direction du
monastère de Fontevrault, et, à peine était-elle arrivée dans celui-
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 581
ci. qu'elle y semait l'inquiétude et la discorde par ses projets de
réforme. Le père Joseph était son directeur et un peu son tyran.
C'était ce père qui l'avait imposée au couvent et qui lui avait im-
posé à elle-même une telle charge. Il lutte avec elle, par elle et
contre elle. Tout plie à la fois sous la volonté du capucin ou succombe
devant ses intrigues.
Dès 1609, cherchant un appui autour de lui, il s'adresse à
l'évêque de Luçon. Celui-ci, profitant du voisinage, voit quel parti
il peut tirer de cette circonstance pour pénétrer dans le dédale
d'une intrigue où tant de hauts personnages sont directement inté-
ressés. Le moine et l'évêque se sont mesurés d'un coup d'œil ;
ils se sont compris.
A la mort d'Éléonore de Bourbon, en 1611, le père Joseph,
poursuivant son dessein, résolut d'élever Antoinette d'Orléans au
rang d'abbesse. On en écrivit à la cour. Le roi et la reine-régente
déléguèrent Richelieu à l'effet de signifier à leur cousine l'ordre
d'assumer la direction suprême de Fontevrault. Mais celle-ci,
de son côté, avait pris ses précautions. Par un nouveau caprice,
elle s'entêtait à quitter un couvent que son despotisme avait trou-
blé. Elle avait obtenu, dès 1609, du pape Paul V, l'autorisation de
décliner la charge d'abbesse et de désigner elle-même le lieu de sa
retraite. Le chapitre dut choisir une autre sœur, et l'élection, pré-
sidée par l'évêque de Luçon, éleva M™'' de Lavedan-Bourbon à la
dignité abbatiale.
Quant à M™*" d'Orléans, elle se retira à Lencloître, prieuré de
Fontevrault. Elle devait bientôt le quitter encore et fonder à Poi-
tiers même, sous l'œil de l'évêque de Luçon et sous la direction
persévérante du père Joseph, cet ordre des Fille» du Calvaire qui
restaura, en plein xvii^ siècle, les minutieuses prescriptions et l'aus-
térité rebutante de la règle de saint Benoît.
Ainsi, c'est au milieu d'afiaires qui nous paraissent aujourd'hui
mesquines, parmi les intrigues féminines, les rivalités de couvent et
les compétitions de cornettes, que se nouèrent les premières rela-
tions entre ces deux hommes d'État dont la collaboration devait
porter la France au comble de la grandeur militaire et politique.
La première lettre de Richelieu au père Joseph qui nous ait été
conservée est relative à une recommandation de minime impor-
tance. Elle est datée de 1611. Elle est écrite sur un ton de cordia-
lité qui prouve qu'une affection réelle unissait déjà ces deux
hommes extraordinaires.
Il faut encore rapporter à cette même époque de la vie de Riche-
heu sa première liaison avec Bérulle. Le fondateur de l'Oratoire
n'était pas seulement un très saint homme; c'était aussi un cour-
tisan très souple, et il avait des Wsées politiques.
58^2 REVUE DES DEUX MONDES.
Il avait su s'insinuer, de bonne heure, dans la faveur de Maiie de
Médicis. Richelieu n'était probablement pas sans arrière-pensée
lorsqu'il appela Bérulle dans son diocèse pour y fonder un sémi-
naire. Nous avons vu qu'il avait décliné, à ce sujet, les ofïres des
jésuites. Le monde dans lequel il vivait, évêques gallicans, futurs
jansénistes, théologiens anglais, capucins, oratoriens, était plutôt
hostile à la Compagnie. Le projet de séminaire n'aboutit pas, du
moins tel qtie Richelieu l'avait conçu. Mais les oratoriens n'en vin-
rent pas moins s'établir à Luçon, et Richelieu nous apprend qu'ils
trouvèrent dans cette "\dne « la seconde maison qu'ils possédèrent
dans le royaume. »
Bérulle se lia d'une amitié assez étroite avec Richelieu. Il fut de
ceux qui contribuèrent à la fortune de l'évêque de Luçon et qui
l'aidèrent à gagner, après la mort de Henri IV, le premier rang
dans l'intimité de la reine-régente.
Il est vrai que Richelieu ne se souvint pas toujours de ce ser-
vice. Mais une telle conduite n'a rien qui doive nous étonner de la
part de cet homme. Il avait une tendresse larmoyante, toute de
surface, qui pouvait,, au premier abord, tromper les âmes tendres,
dominées d'ailleurs par la force de son esprit. Mais le fond de son
cœur était froid. Jamais un sentiment ne l'écarta de la ligne que ses
calculs lui avaient tracée.
Beaucoup l'aimèrent. Il aima peu. Il n'eut jamais qu'une passion,
l'ambition. Les autres sentimens s'effacèrent toujours en lui devant
cette maîtresse exigeante. Il devait tromper, il devait abandonner tous
ces amis de sa jeunesse, tous ces compagnons de ses premiers tra-
vaux, tous ces hommes dont le mérite avait su le comprendre et
qui faisaient reposer sur lui leurs plus pieuses, leurs plus chères
espérances. A cette époque, un même zèle ecclésiastique les unis-
sait tous. Mais, pour Richelieu, ce n'était déjà plus qu'un voile qui
cou\Tait d'autres desseins.
Ces galhcans devaient le voir bientôt, aux états de IQili, sou-
tenir, au nom du clergé, les principes ultramontains ; ces jansé-
nistes ne devaient pas rencontrer, à leur début, de pire adver-
saire; ces calhoJiqiies enfin, — et ce mot avait, à cette date, un
sons pohtique tout spécial, — ces catlioliques devaient voir le
cardinal arrivé et choisi par eux, soudainement leur tourner le dos,
rechercher l'alliance des politiques et des protestans, les pour-
chasser et les combattre jusqu'à l'exil, jusqu'à la prison, jusqu'à
l'échafaud.
Seul, de ses amis des premiers temps, le père Joseph resta près
de lui. La politique, qui les sépara des autres, les unit au contraire
plus fortement. Une confidence grave et forte s'établit de bonne
■..■àT
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 583
heure entre ces deux esprits. Ils s'accompagnèrent dans toutes les
vicissitudes de la fortune. Ils savaient tout l'un de l'autre. Ils por-
taient sur les hommes et sur les choses un même jugement; Pdche-
lieu, pourtant, plus précis, plus pratique, avec quelque chose de
dominateur, une clarté et une gaité d'homme d'action; le père
Joseph, plus ténébreux, plus muet, embrassant plus encore peut-
être, mais avec une conception moins nette du possible ; couvrant
ses desseins si vastes, ses menées si complexes, ses voies si tor-
tueuses, de Thumilité réelle du capucin; travaillant durant toute sa
vie à je ne sais quelle chimère de croisade qui ne pouvait aboutir,
mais, entre temps, se soumettant volontiers à l'exécution des vo-
lontés de son ami et réunissant la Lorraine et l'Alsace à la
France.
Quel que dût être l'avenir de tous ces hommes éminens qu'une
même profession, un même séjour, des goûts analogues, des intérêts
communs rapprochaient, on croira facilement que la vigoureuse in-
telligence de l'évêque de Luçon était appréciée par eux à sa juste
valeur. On le considérait déjà, malgré sa jeunesse, comme une
lumière de l'Église; on comptait sur lui pour illustrer ce Poitou qui,
pour la plupart d'entre eux, était la terre d'origine.
Poitiers, qui s'enorgueilhssait encore, à cette date, de son univer-
sité, de Taffluence des étudians étrangers, du goût de sa bour-
geoisie pour les lettres et les sciences, Poitiers commençait à faire
au commensal de son évêque un cortège d'approbation et d'hon-
neur. Les Gitoys, les Pidoux, les Ghoisnin, médecins, littérateurs,
avocats, les Sainte-Marthe, les Bouthilher, à la fois personnages
publics et hommes de haut savoir, les Blacvod, les Barclay, profes-
seurs étrangers, appelés de loin par l'illustration de l'enseigne-
ment et par les faveurs dont il était entouré, tous ces hommes
s'attachaient au jeune évêque, s'ingéniaient à tirer l'horoscope
de sa fortune, escomptaient peut-être déjà ses futures bonnes
grâces.
C'est au milieu de cette réunion de sohdes esprits que s'écoulent
les années de l'évèché. Pdchelieu se livre, en compagnie de ces
ecclésiastiques, de ces professeurs, à de vastes études qui for-
ment en lui, à la fois, le théologien et le pohtique. Il développe
ses aptitudes à la controverse, à la polémique écrite et parlée. Il
prépare par une lecture immense, et dont les traces sont parve-
nues jusqu'à nous, ces grands ouvrages de théologie dont la ré-
daction fut toujom-s pour lui un loisir grave, un repos fortifiant,
une consolation dans les temps d'épreuves.
Richelieu reçoit ainsi à Poitiers une nourriture intellectuelle qui,
584 REVUE DES DEUX MONDES.
dans son ragoût provincial, n'en est pas moins éminemment sub-
stantielle. C'est par là qu'il se rattache au xvi^ siècle et qu'il en
garde, même dans l'amoindrissement du siècle suivant, l'origi-
nalité et la vigueur. C'est cette première culture qui forme tout un
côté de son être. Il lui doit particulièrement ce goût littéraire qu'il
ne perdra jamais, cette préoccupation du style, de la langue,
qui feront de lui le fondateur de l'Académie française.
Les succès obtenus dans ce monde choisi et très aux écoutes
d'une université provinciale donnèrent, de bonne heure, au jeune
évêque confiance en lui-même. Dès 1611, ce sentiment se mani-
feste par l'ambition qui lui vient de représenter la province ecclé-
siastique de Bordeaux, dont il était sufTragant, à l'assemblée du
clergé qui allait se réunir à Paris. Quoique malade, Richelieu
s'agite, se pousse. Son métropolitain était alors Sourdis, arche-
vêque de Bordeaux. Richelieu lui écrit maintes lettres obséquieuses.
Ce n'est pas qu'il se présente, mais « quelques-uns des diocèses
circonvoisins » ont lancé sa candidature. 11 ne fait que la soutenir.
En réalité, il y tient beaucoup : ce serait une première occasion de
se signaler. L'élection a lieu à Bordeaux, sous l'œil du métropoli-
tain; mais il n'est pas favorable. Richelieu, au moment décisif,
envoie son fidèle vicaire, Bouthillier. Celui-ci multiplie les intri-
gues, remue ciel et terre et tient son évêque au courant de
tout ce qu'il fait. Mais la réputation de l'évèque de Luçon n'a pas
encore dépassé les limites du Poitou. Les autres évêques s'éton-
nent de cette ambition prématurée. L'assemblée élit l'archevêque
lui-même, M'^'' de Sourdis, et l'évèque d'Aure, coadjuteur de
Condom. Bouthilher revient à Luçon, rapportant, pour se jus-
tifier, le procès-verbal de l'élection et le compte-rendu des
intrigues auxquelles s'étaient livrés les concurrens du jeune
prélat.
Ce premier échec paraît lui avoir été pénible. Il se replie sur lui-
même. C'est alors qu'il sent le poids de ce long séjour en province,
qu'il s'enfonce dans son ermitage de Coussay, qu'il s'abandonne
à son humeur mélancolique ; qu'il se propose de quitter cet étroit
horizon, d'aller plus souvent à Paris, de s'y installer ou d'y faire
de plus longs séjours.
Mais ces momens de découragement, que le mauvais état de sa
santé aggravent encore, ne tardent pas à se dissiper. En d'autres
temps, il se rend justice à lui-même, goûte les succès qui lui
viennent, se félicite des grandes relations qu'il se crée. De Paris
même, on lui écrit que sa réputation va grandissant et que le
cardinal du Perron le cite comme exemple aux jeunes prélats;
l'évèque d'Orléans lui adresse, sur le mode ironique, des lettres, au
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 585
fond, pleines de respect et d'éloges; le père Cotton lui écrit sur
un ton déférent. Tant de travail, de prudence et de réserve n'est
donc pas en pure perte. Une occasion manquée, d'autres se re-
trouvent. Il faut seulement être toujours prêt à les saisir, et, sans
se laisser décourager par des échecs momentanés, s'assurer le
succès définitif, « en y pensant toujours. »
V. — LES PREMIÈRES MENÉES POLITIQUES.
Que Richelieu, simple évêque de Luçon, fût préoccupé de la car-
rière politique à laquelle il se destinait, c'est ce qui résulte, avec
la dernière évidence, d'un des documens les plus extraordinaires
que nous ait laissés la jeunesse d'un grand homme : les Instruc-
tions et imixiines que je me suis données pour me conduire à la
cour; curieux mémoire retrouvé et publié par M. Armand Bas-
chet.
Sur des feuillets détachés, une écriture hâtive a jeté comme le
trop-plein des réflexions qui occupaient les loisirs du jeune évêque.
Avide de clarté, il fixe ses pensées, leur donne, par la rédaction,
le caractère précis et ferme de la chose mûrement délibérée, écrite.
Ce procédé, il devait l'employer toute sa ^ie. Pas une résolu-
tion importante qu'il n'ait ainsi étudiée, discutée, la plume à la
main.
Cette fois, c'est une sorte de bré\âaire portatif de l'ambitieux de
cour, qu'il écrit pour son usage personnel. L'ensemble du texte ne
peut laisser de doute sur la date de la rédaction. Elle remonte,
évidemment, au temps de Henri IV. C'est donc avant le mois de
mai 1610, probablement vers la fin de 1609, qu'il convient de la
placer.
Pénétrons, grâce à ce mémoire, dans le secret le plus intime de
cette âme ambitieuse. Tous les pas sont comptés, toutes les paroles
sont pesées, tous les gestes sont surveillés ; rien n'est abandonné
au hasard de l'improvisation. Un continuel empire sur soi-même
subordonne toutes les manifestations de la pensée à la discipline
d'une volonté toujours en éveil.
Dans son rêve, le rédacteur du mémoire quitte Luçon pour Paris.
Une fois arrivé, il choisira son logement « et ne l'éloignera ni de
Dieu ni du roi. » Les premiers instans de la journée seront donnés
à Dieu. Ce premier devoir rempli, on peut penser à autre chose,
le reste du temps.
En ce qui concerne le roi, c'est un grand art de savoir quand et
comment il convient de le visiter. Sans être importun, il faut se
586 REVUE DES DEUX MONDES.
trouver là pourtant, aux momens propices : une fois par semaine,
à Paris ; tous les deux jours à Fontainebleau, e'esti la bonne me-
sure. Un joli portrait de Henri IV témoigne de l'attention psycholo-
gique du jeune courtisan : « Les mots les plus agréables au roi
sont ceux qui élèvent ses royales vertus. Il aime les pointes et les
soudaines reparties. Il ne goûte point ceux qui ne parlent pas har-
diment, mais il y faut du respect. L'importance est de considérer
quel vent tire et de ne le prendre point sur des humeurs auxquelles
il ne se plaît de parler à personne, se cabre à tous «eux qui l'abor-
dent;.. » et terminant par un trait de fine observation : « prendre
garde d'arrêter le discours quand le roi boit. »
C'est du roi que dépend désormais, enTrance, la fortune de tout
ambitieux politicpe. Il tient une grande place dans ce com't mé-
moire. « Bon de toujours tomber sur cette cadence que c'a été par
malheur que jamais on ne lui a pu fah-e sendce qu'en petites choses
et qu'il n'y a rien d'impossible à une bonne volonté pom* un si bon
maître, un si grand roi. »
Il faut aussi avoir égard aux grands, à la cour dont le suffrage
désigne souvent pour les hauts emplois. Il faut frécpenter le monde,
les tables, mais sans excès, avec dignité ; se tenir à égale distance
du reproche d'orgueil et de celui d'hnportunité ; se taù-e, écouter,
« n'avoir point l'esprit distrait, ni les yeux égarés, ni l'air triste ou
mélancolique quand quelqu'un parle, et y apporter une vive atten-
tion, ainsi que beaucoup de grâce, mais plus par l'attention et le
silence que par la parole et l'applaudissement. »
Puis, par une réflexion qui bride l'élan de son âme hnpétueuse :
« En traitant ou parlant avec des seigneurs de qualité, j'ai eu de la
peine à me tenir et me resserrer en moi-même. Là, plus on est
honoré et respecté, plus il faut faire l'humble et le respectueux...
De toutes choses, il faut due son opinion avec respect et ne j.amais
ni juger ni conclure. »
Si, dans la conversation, quelque beau mot échappe, il faut le
noter ; il faut noter également les principaux faits dont on est le
témoin.
La correspondance demande un soin particulier ; écrire le moins
possible ; penser d'avance aux conséquences qu'on peut tirer de
telle phrase jetée imprudemment; tenir une copie des lettres les
plus importantes ; répondre à tous ceux qui vous écrivent, fussent-ils
inférieurs ; lire et relire plusieurs fois les lettres que l'on reçoit et
celles que l'on envoie : « Le feu doit garder celles que la cassette
ne peut garder qu'avec péril. »
Enfin, Richelieu s'arrête sur la vraie science du courtisan : la
dissimulation. Il en dégage, avec précision, les principes. La dissi-
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 587
mulation supérieure se fait par le silence. Le silence garde les se-
crets qui vous sont confiés ; cache les desseins qui ne peuvent réus-
sir, une fois éventés ; ménage l' amour-propre des gens sur lesquels
on porte au fond un jugement sévère. Le silence sert à tromper
des adversaires qui croient que l'on ignore leurs mauvais desseins ;
il dévore les oiïenses que l'on vengera par la suite ; il écarte les
brouilles et les querelles stériles, en un mot, il évite le tort que
des paroles inconsidérées feraient à autrui et à soi-même.
Il est dur, dira-t-on, de vivre dans une telle contrainte avec ses
amis. Mais il faut toujours penser au plus grand mal qui peut ad-
venir. Cette dissimulation par le silence a même l'avantage d'épar-
gner l'autre, bien plus périlleuse, celle qui se fait par la parole et
« qui conduit l'esprit entre deux écueils, le blâme de la menterie
et le péril de la vérité. »
Si pourtant on est acculé et qu'on ne puisse pas se taire? Alors,
le jeune évêque n'ose aller jusqu'au bout de sa pensée et conseiller
le mensonge; il s'en tire par une métaphore, empruntée au lan-
gage des camps : a 11 faut, en ces occurrences, dit-il, faire des
réponses semblables aux retraites qui, sans fuir, sans désordre et
sans combattre, sauvent les hommes et les bagages. »
Ce court mémoire donne une juste idée de l'âme du jeune Fran-
çais qui se préparait à affi'onter, vers l'année 1610, les périls de la
carrière politique. Le but cp.i'il se propose, c'est la faveur du roi;
son champ d'action, c'est la cour ; ses moyens sont la persévérance,
la souplesse, la dissimulation.
L'intrigue n'a pas le caractère extérieur et tempétueux des siècles
de liberté. Elle est toute couverte, lente, attentive, repliée sur elle-
même, jusqu'au jour où elle s'élance d'un bond. L'exercice cons-
tant de la volonté, le zèle et la grâce souriante, telles sont les qua-
lités qui assurent le succès. Ce sont éminemment des qualités
sociables. Tout repose sm* les relations du monde, sur la confiance
qu'on inspire ou mieux encore sur le charme qu'on exerce. Tout
dépend d'une fantaisie, d'un caprice du monarque, — il faut ré-
péter le mot, — de sa faveur.
Richelieu, dans ce court mémoire, ne parle pas des femmes. Il
leur devra pourtant ses premiers succès. C'est elles qui lui ouvri-
ront le chemin. Le jeune prélat élégant, fin, à l'œil clair, dont la
robe dissimulait à peine la tournure de cavalier, devait penser sou-
vent à elles. Mais Henri IV vivait encore. Richelieu ne pouvait pré-
voir le gouvernement de ^larie de Médicis, ni l'étrange fascination
qu'il devait, un jour, exercer sur elle.
La mort de Henri IV fut, pour le jeune évêque, une heure décisive.
588 REVUE DES DEUX MONDES.
Il l'apprit par une lettre, pleine des détails les plus circonstanciés,
que lui adressa le lendemain du crime, son doyen Boutliillier, qui
se trouvait à Paris. Après s'être ému, comme il convenait, du tra-
gique de l'aventure, Richelieu se demanda quel parti il en pouvait
tirer. Jusque-là, il avait bien eu des velléités d'agir. Il parlait sou-
vent de ce voyage à Paris, de cette installation définitive à laquelle
il fait allusion dans le Mémoire. Cependant, il hésitait. Il semble
que l'abord du roi Henri IV le gênât.
Cette cour, composée de personnages déjà vieux, de soldats à
la figure rébarbative, au geste rude, la bouche toujours pleine des
grands services qu'ils avaient rendus au Béarnais, en nnposait à
sa jeunesse, à ses ambitions provinciales. Il exagérait près d'eux
le respect, la déférence, l'obséquiosité, dans un efïort qui devait
coûter à sa fière nature.
Par l'avènement d'un roi enfant, d'une reine étrangère, entourée
d'un personnel de femmes, de favoris, et de prêtres, il vit s'ouvrii*
un monde nouveau.
Il paraît avoir eu l'intuition très vive de ce changement favorable.
Avec une précipitation qui fut longtemps un de ses défauts, il
s'agite tout à coup, s'efïorce d'attirer sur lui l'attention, écrit à tout
le monde.
Il avait près de la reine un appui naturel ; c'était son frère aîné,
le brillant Henri de Richelieu. Beau et bien fait, mêlé aux intrigues,
celui-ci avait ses entrées dans ce que l'on appelait les cabinets,
c'est-à-dire dans les petits cercles où se plaisait la reine. A peine
Henri IV est-il mort, que nous le voyons mentionné avec son beau-
frère, du Pont de Courlay, sur la hste des seigneurs auxquels la
régente distribue les sommes péniblement amassées par le sage
Sully.
Dans l'entourage de la reine, l'évêque de Luçon avait une autre
protectrice à laquelle la plupart des mémoires du temps attribuent
une certaine influence sur les débuts de sa carrière politique. C'est
Antoinette de Pons, marquise de Guercheville, qui avait été mariée
en premières noces au comte de La Roche-Guyon.
Il faut mentionner encore le nom d'une demoiselle Selvage qui, au
début de l'année 1613, lui écrivait de revenir bientôt auprès de la
reine et lui disait : « Qu'elle parlait souvent de lui à sa majesté ;
comme il le désirait. » Enfin, il pouvait se réclamer du pèreCotton,
du père de Bérulle, du père Joseph, de tout ce personnel ecclésias-
tique qui enserrait déjà la dévote Italienne.
Dans ces conditions, Richelieu crut faire un coup de maître en
adressant à la reine, dès qu'il eut appris la mort du roi, un ser-
jment de fidélité, rédigé en des termes particulièrement expressifs.
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 58^^
Après avoir déploré la mort du roi, il jurait, en son nom e-t
au nom de son clergé de Luçon et de Goussay, « de se com-
porter, envers le roi Louis XIII à présent régnant, tout ainsi que
les très humbles, très affectionnés et très fidèles sujets doivent;
faire envers leur légitime seigneur et roi. » Il ne s'en tenait pas là;
une adroite flatterie se glissait jusque dans l'ordinaire banalité de
ces sortes de formules : « Nous certifions que, bien qu'il semble
qu'après le funeste malheur qu'une homicide main a répandu sur
nous, nous ne puissions plus recevoir de joie, nous ressentons tou-
tefois un contentement indicible de ce qu'il a plu à Dieu, nous
donnant la reine pour régente de cet état, nous départir ensuite de
l'extrême mal qui nous est arrivé, le plus utile et nécessaire bien
que nous eussions pu souhaiter en nos misères, espérant que la
sagesse d'une si vertueuse princesse maintiendra toutes choses au
point où la valem* et la prudence du plus grand roi que le ciel eût
jamais couvert, les aient établies. Nous jurons, sur la part qui nous
est promise en l'héritage céleste, de lui porter obéissance, etc. »
Ce serment, dont les termes étaient si soigneusement pesés eî
paraissaient devoir être si agréables, en un temps où la cour était
pleine d'inquiétude sur la fidélité des provinces et notamment des
provinces de l'ouest, ce serment fut immédiatement envoyé à Paris.
Richelieu priait son frère de remettre le document à la reine elle-
même, en l'accompagnant de paroles significatives. La Cochère
devait informer son évèque de l'effet produit.
Malheureusement les choses ne se passèrent pas comme l'impa-
tience de celui-ci l'avait prévu. Personne dans le royaume n'avait
songé à rédiger un pareil serment. Remettre le document à la reine
eût été afficher un excès de zèle presque ridicule. Les amis de Pa-
ris crurent faire sagement en s'abstenant : « Je crois, écrit Bou-
thillier,que M. de Richelieu vous aura averti qu'il n'apoint présenté
l'acte de fidéhté que vous aviez envoyé, ayant su que cela n'avait
été pratiqué par personne, comme, de mon côté, je l'ai particuliè-
rement appris. » L'évêque en fut pour ses frais de rédaction ; mais
ses ardeurs n'en furent nullement refroidies.
En elïet, au même moment, il décidait brusquement son départ
pour Paris. Il en écrivait à sa bonne amie, M""® de Bourges, la
priant de lui trouver un logis, de lui acheter des meubles ; a doréna-
vant, j'espère faire un tour à Paris tous les ans, » ajoute-t-il. Comme
son frère, il force sa misère pour subvenir à la première mise de
son ambition. Il faut à tout prix faire figure. « C'est grande pitié
que de pauvre noblesse, dit-il ; mais il n'y a remède ; contre for-
tune bon cœur; » et encore : « Tenant un peu de votre humeur,
c'est-à-dire étant un peu glorieux, je voudrais bien, étant plus à
590 REVUE DES DEUX MONDES.
mon aise, paraître davanlage, ce que je ferai mieux ayant un logis
à moi. »
Tandis que l'abbé de LaCochère et M™^ de Bourges veillent ainsi
sur les premiers pas de leur ami, celui-ci écrivait à divers person-
nages, à son métropolitain. M. de Sourdis, alors à Paris, à l'évèque
de Maillezais, frère de ce cardinal, au père Cotton, que la reine
retient à la cour et dont elle demande les avis, à d'autres encore.
C'est toujours le fidèle doyen qui est chargé de remettre les lettres
dont le texte nous manque. Mais nous savons par les réponses de
l'abbé qu'elles produisaient leur effet, que le père Cotton « assurait
l'évèque de tout son service « ; que M. de Sou\Té disait beaucoup
de bien de lui « selon la réputation que vos mérites vous ont ac-
quise par toute la France. » On ajoutait même que si le jeune
é^éque se fût trouvé à Paris, on eût probablement confié à son
éloquence l'oraison funèbre du roi défunt.
Ce séjour à Paris, sur lequel il comptait tant, ne paraît pas avoir
produit les résultats immédiats que Richelieu s'en promettait. La
reine, absorbée par les premiers soucis du pouvoir, assiégée par
les premières convoitises des grands, n'avait pas encore pris la di-
rection effective des affaires. Les anciens ministres de Henri IV
continuaient à gérer les intérêts publics. La place n'était pas prête
pour les nouveaux venus.
Richelieu quitta bientôt Paris, abattu, découragé, rongé par la
fiê\Te. 11 ne rentra pas à Luçon. L'air des marais lui était tout à
fait contraire. 11 avait des difficultés graves avec son chapitre,
avec ses grands vicaires; il écrit à ceux-ci dans des termes 'vdolens,
qui ne sont pas de sa manière habituelle, mais qui découvi'ent le fond
d'un caractère autoritaire et passionné : « Vous êtes tous deux
mes grands vicaires, et comme tels vous devez n'avoir d'autre des-
sein cpie de faire passer toutes choses à mon contentement, ce qui
se fera, pourvu que ce soit à la gloire de Dieu. Il semble par votre
lettre que vous étiez en mauvaise humeur, lorsque vous avez pris
la plume. Pour moi, j'aime tant mes amis que je désire ne con-
noître que leurs bonnes humeurs et il me semble qu'ils ne de-
vroient point en faire paroître d'autres. Si une mouche vous a
piqués, vous la deviez tuer et non en faire sentir l'aiguillon aux
autres... Je sais, Dieu merci, me gouverner et sais davantage
comme ceux qui sont sous moi doivent se gouverner. Vous me
mandez qu'il ne vous chaut de ce qui se passe, disant que l'af-
faire me touche plus qu'à vous. Je trouve bon que vous m'aver-
tissiez des désordres qui sont en mon diocèse ; mais il est besoin
de le faire plus froidement, n'y ayant point de doute que la chaleur
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 591
piqueroit, en ce tenips-cy, ceux c{ui ont le sang, chaud comme
moi... Vous dites que vous renonceriez volontiers au titre que je
vous ai donné ; je l'ai fait pour vous obliger, vous croyant capable
du service à l'église. Si je me suis trompé, en ce faisant, vous dé-
sobligeant au lieu de vous gratifier, j'en suis fâché ; mais je vous
dirai qu'à toute faute il n'y a qu'amende; je ne force personne
à recevoir du bien de moi. Vous prêchez aux autres le libre arbitre ;
il vous est libre de vous en servir. . . »
Ce sont là les paroles d'un homme ulcéré, peu maître de lui. A cette
époque, Flichelieu se plaignait continuellement de sa santé, des
tom'mens qu'il endurait. Son liumeur s'aigrissait. Autour de lui, on
était inquiet; on le ménageait. Sa nature, d'habitude si résolue,
passait par des périodes d'abattement et de mélancolie.
11 habitait parfois son prieuré des Roches, d'où il avait l'œil sur
les aûaires de Fontevrault; mais, le plus souvent, il se renfermait
dans son prieuré de Coussay, près de ^lirebeau, non loin de Poi-
tiers, dont le voisinage l'attirait. 11 se plait dans cette région mon-
tueuse, aux horizons étendus, aux longues promenades, pleines de
rêves fouettés par le vent.
Un joli castel du xvi^ siècle,, muni de totu-s, environné de fossés
et de douves profondes aux eaux jaillissantes, lui oiîrait un abri
coquet, riant et sur. Ce château avait été construit vers le miUeu
du siècle précédent, parBoliier, évèque de Saint-Malo, dans le style
le plus charmant de la Renaissance. Il cachait (et cache encore)
dans un repli de terrain les quatr-e tours coifïées en poivrières et
l'élégant donjon cpii domine la vallée. Tout à l'entour, le paysage
est"\^aste, solitaire, plein de repos.
Richelieu y séjourne ; il s'arrange un promenoir où se perdent
ses pas méditatifs. Il se renferme dans le cabinet de la tour maî-
tresse, près de la chapelle, où il dit la messe, ayant sous la main
ses livres, l'armoire secrète où il cache les papiers précieux , les
notes où se fixent ses premiers desseins. C'est son a hermitage. »
Il y mène l'existence u d'un pauvre moine réduit à la vente de ses
meubles et à la vie rustique. »
Cette pamTeté relative est toujours son grand souci. Il s'en plaint
souvent, s'efforce d'y remédier par un soin attentif, des discussions
d'affaires, des procès sans fin. U prend même en main les intérêts
de sa famille, s'attendrit à la nouvelle de la mort d'une petite nièce,
fille de sa sœm", mais beaucoup plus, à ce qu'il semble, en appre-
nant une perte d'argent qui survient à cette même sœur. M™* de Pont-
Courlay.
Cependant ces chagrins et ces préoccupations ne le détournent
pas longtemps de son éternelle pensée : la com*, Paris.
592 REVUE DES DEUX MONDES.
11 est aux écoules. Le moindre bruit qui Aient de là-bas, l'éveille :
M. de Vie est envoyé dans ces provinces pour apaiser les diflérends
qui subsistent entre les protestans et les catholiques (fin de 1611).
Richelieu lui écrit et se met à sa disposition.
Il s'adresse également à Phelypeaux de Pontchartrain, secrétaire
d'État chargé particulièrement des aflaires de la religion, homme
actif et laborieux, qui tenait très sérieusement en main la direc-
tion des aflaires intérieures de la France (mars 1612).
Richelieu se met en relations suivies avec ces deux personnages,
devient, pour eux, une sorte d'agent officieux, leur donne des rensei-
gnemens précis sur l'attitude des huguenots. Il est question, à un
certain moment, de l'envoyer à La Rochelle « pour haranguer ces
messieurs. »
Il s'entremet, de lui-même, auprès de Du Plessis-Mornay, son
illustre voisin ; approuve la conduite de la reine-mère, l'engage à
venir dans le pays à la tête de l'armée que commande M. de The-
mines ; et achève sa lettre à Pontchartrain par une insinuation où
se révèle son éternelle préoccupation : « ... Cependant, si vous jugez
à propos de faire entendre à la reine ce que je vous mande, parce
qu'elle me commanda, lorsque je partis, de l'avertir de ce qui se
passerait par-deçà, vous en userez comme vous le jugerez bon... »
Il avait vu la reine lors de son voyage à Paris; mais, évidemment,
ses offres de service avaient été reçues un peu froidement. Il les re-
nouvelle sans plus de vergogne.
11 suit les événemens politiques avec l'assiduité d'un homme qui
se prépare. Nous n'avons que de rares échappées sur ses pensées
d'alors; mais elles paraissent déjà pleines de grandeur : a Encore
que les brouilleries présentes et plusieurs pronostics fâcheux sem-
blent nous augurer et présager la guerre, néanmoins, je ne crois
pas qu'elle puisse sitôt éclore, les moyens de la faire naître étant
beaucoup moindres que la volonté de ceux qui la pourraient dési-
rer. La sage conduite et l'affection et fidélité de plusieurs bons ser-
viteurs nous garantiront des maux du dedans. Pour ceux du de-
hors, je les baptiserai d'un autre nom s'ils nous font naître les
occasions d'accroître nos limites et de nous combler de gloire aux
dépens des ennemis de la France. »
Ces fières paroles sont écrites en 1612, du fond de sa province,
par un ecclésiastique à peine âgé de vingt-sept ans !
D'ailleurs, ses mérites finissent par percer. Malgré son échec dans
l'affaire de l'assemblée du clergé on a pensé à lui ; on le considère.
On reconnaît son obligeance, son empressement à rendre service;
on lui tient compte de son humilité, du moins apparente, de son
loyaUsme toujours en éveil. Ses relations s'étendent ; il ne manque
pas à ses propres maximes et s'empresse auprès des grands, mul-
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 593
tipliant auprès d'eux ses protestations, <( comme on offre des sacri-
fices aux dieux mêmes non favorables. » A la mort du comte de
Soissons (novembre 1612), il adresse à la comtesse une longue
lettre de condoléances écrite dans le style le plus amphigourique ;
il offre ses services au duc d'Épernon, alors très en faveur; à
Sully, que sa qualité de gouverneur du Poitou mettait en contact
plus direct avec lui ; à Villeroy, qu'il console tout aussi longuement
de la mort de sa fille.
Il est, à cette époque, très bénin, très épiscopal. La séche-
resse de sa nature s'ingénie à trouver des paroles émues et ten-
dres. Il s'adresse beaucoup aux ecclésiastiques, à l'archevêque
d'Aix, au général des chartreux, à l'archevêque de Toulouse, au
cardinal de La Rochefoucauld, dont la haute personnalité religieuse
pouvait être d'un utile appui.
Il demande au père George u une part dans ses prières. » Il arrange
les différends, apaise les querelles; s'emploie pour ses diocésains,
pour M. de Boisverbert, « un de ses meilleurs amis, » pour MM. de
Fontmorin, de la Brosse, de La Mabillière et du Coustau, (c de bons
gentilshommes, ses amis et ses voisins de campagne, » qu'on pour-
suit injustement ; heureux, enfin, de pouvoir se rendre à lui-même
ce témoignage : « je suis maintenant en ma baronnie, aimé, ce me
veut-on faire croire, de tout le monde. »
Evidemment, il se rend compte de l'importance que sa province
va prendre dans les destinées générales du pays. Par la mort de
Henri IV, le lien de la centrahsation s'est relâché. Le parti protes-
tant relève la tête ; les revendications locales reprennent quelque
vigueur. La cour a besoin de tout le monde : c'est l'heure de s'im-
poser à la cour.
VI. — l'élection adx états de 161/i.
Le personnel que Henri IV avait choisi, et que sa mort avait groupé
autour de la régente, commençait à se lasser et à lasser. A une situa-
tion nouvelle, il fallait des hommes nouveaux. Ceux qui avaient le
mieux personnifié le caractère parfois autoritaire et dur de la poli-
tique de l'ancien roi avaient disparu les premiers ; ainsi, le duc de
Sully. Villeroy, Sillery, plus souples, étaient restés. Mais leur in-
fluence allait en diminuant.
Le parti catholique-espagnol était aux affaires. Des ecclésiasti-
ques, des étrangers conduisaient la France. Nous sommes à l'époque
de la faveur de Concini; faveur inquiète, toujours précaire, cher-
chant en France des appuis que l'esprit français lui refuse.
TOME xciv. — 1889. 38
594 RKVUE DES DEUX MONDES.
Un habile honiiiie peut tii-er un eicellent parti de cette situation
difficile. Dans un pareil temps, les dévoùmens sont précieux.
Le tout est de se faire valoir, de se faire aiiner ou craindi-e;
pour cela, le séjour dans mie province agitée est extrêmement
favorable.
C'est vers cette date, que se dessine nettement la première
partie de la carrière politique de Richelieu. Il ne s'agit nullement
alors de grandes conceptions ou d'actions politiques étendues. 11
ne s'agit pas de savoir ce que l'on fera quand on sera au pouvoù-,
mais seulement des meilleurs moyens d'y parvenir. Tout ambitieux
porte en lui la conviction que les affaires ne peuvent prospérer que
par lui. Il se donno d'abord pour tâche d'en saisir la direction ; c'est
la première partie de sa caiTière, et c'est ptu' là aussi que ses qua-
lités se révèlent. Les actes tiennent ensuite et distinguent, selon
le succès, l'orgueil légitime de la folle présomption.
RicheUeu profite de son caractère ecclésiastique; il se somicnt
de son voyage à Rome, envoie dans cette cour un émissaire qui
traite, parait-il, « de grandes choses, » affiche, vers cette époque,
des sentimens ultramontains. La cabale qui est aux aiïah'es est catho-
lique, jésuite, papiste, espagnole. Le futur adversaire de la maison
d'Espagne, le futur allié de Gustave-Adolphe, le futur chef des
« politiques, » s'y enrôle sans hésiter.
Dans le Poitou, il prend nettement position. La correspondance
qu'il entretient avec M. Pheh-peaux et avec M. de Vie le montre de
plus en plus engagé dans le parti. Il écrit cp^ie a c'est cracher contre
le ciel que de vouloir heurter l'autorité du roi et de la reine.» Bou-
thilher, son fidèle doyen, a l'ordre de l'instruire des menus faits
de la cour et de ne pas perdre de vue le père Gotton, le carduial
Du Perron, les favoris.
Richelieu fait un nouveau voyage à Pai'is, sur la fin de 1613. Il
prend langue, à cette date, avec Goncini. Celui-ci, précisément,
semble menacé d'une disgrâce. Tous les princes ont quitté la cour.
La guerre civile est en perspective.
C'est le moment choisi pai" Richelieu, qui, au fond, ne faisait nid
cas de cet Italien, pour adi'esser à celui-ci une lettre pleine de pro-
testations : « Monsieur, honorant toujours ceux à qui j'ai une fois
voué du service, je vous écris cette lettre pour vous en continuer
les assurances; car j'aime mieux vous témoigner la vérité de mon
affection aux occasions importantes que de vous en offrir, hors le
temps, les seules appai-ences... Je vous supplierai seulement de
croire que mes promesses seront toujom's suivies de bons effets et
pendant que vous me ferez l'honnem* de m'aimer, que je vous sau-
rai toujours très dignement servir... n
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 595
Évidemment, l'évêque de Luçon s'engage à fond dans la cause
du maréchal. Qui sait? peut-être a-t-il déjà conçu le vague dessein
de le supplanter. Les amitiés politiques ont de ces dessous inat-
tendus.
Nous sommes arrivés, d'ailleurs, à cette année 161/i, qui marque
une date iiuportante dans le règne de Louis XIIL
Les fonds amassés par Henri IV dans les caves de la Bastille
avaient été dépensés pendant les trois premières années de la ré-
gence. Les princes du sang, les seigneurs de la cour, les protes-
tans s'agitaient et cherchaient quelque occasion de troubler la tran-
quillité, qui, malgré tout, persistait dans le royaume. Sur la fm de
lôi'l, un prétexte, le plus futile des prétextes, s'était présenté. Le
prince de Condé, pom- le moment d'accord avec le marquis d'Ancre,
s'était montré froissé du refus qu'on lui avait fait du gouvernement
de Château-Trompette et aussi de la faveur dans laquelle la reine
tenait les Guise et d'Épernon. Il s'était retù'é de la cour. Mayenne,
Nevers, Bouillon et le marquis d'Ancre lui-même avaient fait comme
Gondé.
Au bout de quelques mois, Concini était revenu à la cour, avait
repris sa place dans la faveur de la reine, et s'était séparé de la
cabale de Gondé pour se rapprocher des vieux ministres, Villeroy
et Sillery.
Cette fois, Gondé, très irrité, ne ménage plus rien. Il se persuade
que ces intrigues de cour ou d'alcôve intéressent toute la France.
Il profite du mécontentement vague que la puissance du favori ré-
pand dans le royaume ; il lance un manifeste plein de reproches et
de menaces.
Au fond, ce manifeste n'était qu'une adroite exploitation de tous
les raécontentemens : « L'église n'a plus de splendeur, nul ecclé-
siastique n'est employé aux ambassades et n'a plus rang au conseil ;
la noblesse appauvrie et ruinée est maintenant taillée, chassée des
offices de judicature et de finances, faute d'argent, privée de la
paie des gens d'armes et esclave de ses créanciers ; le peuple est
surchargé par des commissions extraordinaires et tout tombe sur
les pauvres pour les gages des riches. »
Ce sont là des plaintes qui peuvent se renouveler de tout temps,
et qui. de tout temps, trouvent l'approbation et l'adhésion de tous
ceux c[ue leur sort ne satisfait pas. Condé ne se mettait pas en peine
d'mdiquer un remède précis aux maux qu'il dénonçait. Mais il es-
sayait de rendre sa conjuration populaire, en réclamant énergicjue-
ment la convocation des états-généraux.
En un mot, on voulait brouiller. « Ce temps étoit si misérable,
dit Richelieu lui-même, que ceux-là étoient les plus habiles parmi
596 REVUE DES DEUX MONDES.
les grands qui éloicnt les plus industrieux à foire des brouilleries :
et les brouilleries étoient telles et y avoit si peu de sécurité en l'éta-
blissement des choses, que les ministres étoient plus occupés aux
moyens nécessaires pour leur conservation qu'à ceux qui étoient
nécessaii'es pour l'Etat. » Le gouvernement de la reine, pauvre,
timide, tiraillé, sans prestige, se défendait mollement contre
des accusations insaisissables ou contradictoires. Pour les écarter, il
eût suffi qu'un mot fût prononcé avec autorité. Mais c'est justement
l'autorité qui manquait à ce gouvernement, qu'on accusait d'abuser
de la sienne.
Aussitôt la publication de son manifeste , Condé esquissa
quelque chose connue une prise d'armes. Le peuple ne bougea
pas. Tout était tranquille. Si le gouvernement de la reine n'était
pas fort, il était doux. On avait le souvenir encore présent des
misères civiles. On végétait dans une sorte d'indifférence que les
objurgations intéressées de Condé et de ses amis ne pouvaient
secouer.
Le gouvernement de la régente rassembla une armée. Les con-
jurés, mal préparés, prirent peur. La reine ne demandait qu'à
s'entendre. Elle craignait que sa force ne se brisât, si elle en faisait
seulement l'essai. Des pourparlers furent engagés à Soissons,
d'abord, puis à Sainte-Menehould. Les princes obtinrent à peu près
tout ce qu'ils voulurent : des places, des châteaux, des gouverne-
mens, de l'argent, et, enfin, pour ne pas abandonner tout leur
programme populaire, la promesse de la réunion des états-
généraux.
La profitable équipée des princes n'avait fait que rider la face du
royaume; pourtant, elle avait agité un peu plus profondément le
Poitou et avait eu, dans cette province, des suites un peu plus
graves.
Le prince de Condé, se rendant à sa maison de Rochefort-sur-
Creuse, devait passer près de Poitiers. Les magistrats municipaux
résolurent d'aller, comme de coutume, au-devant de lui et de le sa-
luer. Sur ces entrefaites, arrive une lettre de la reine, datée du
13 février 161li, qui se plaignait vivement du prince. Les ennemis
du maire répandirent aussitôt le bruit que le projet de voyage
annoncé n'avait d'autre objet que de livrer la ville au prince de
Condé. On disait aussi que la reine, mécontente de Poitiers, avait
conçu le dessein d'y construire une citadelle et d'y mettre une gar-
nison.
Un vif mouvement d'opposition se fit alors contre le maire, Scé-
vole de Sainte-Marthe. Celui-ci se trouvait ainsi, bon gré mal gré, re-
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 597
jeté clans le camp du prince ; ses adversaires exagéraient leur roya-
lisme pour l'expulser du sien.
A la tète de ces adversaires était le jeune évèque, La Rocheposay
d'Abain, l'ami de Richelieu. Il était en correspondance avec la reine,
avec Phelypeaux, et se sentait soutenu par le gouvernement. Il prit
bientôt une attitude violente, agressive, peu convenable à un
évêque. Il fit assassiner un émissaii'e du prince de Condé, Latrie.
Il fit fermer les portes au prince lui-même qui s'avançait- vers la
ville et. enlevant la direction effective des aflaires au maii-e et à
ses échevins, il se mit en posture de soutenir un siège.
Le gouverneur, le duc de Roannès, instruit des faits, accourut
en toute hâte avec des paroles de conciliation. On ne voulut
pas l'entendre. Il fut menacé, maltraité par les partisans de
î'évêque ; il ne dut la vie qu'à sa prudence et fut forcé de quitter
la ville.
Cependant, la paix de Sainte-Menehould était intervenue. La
reine s'avança elle-même, à la tête d'une armée assez miportante
pour pacifier les provinces de l'ouest. Elle délivra à MM. Mangot
et Mazuier, maîtres des requêtes, une commission qui leur donnait
charge d'entendre les deux partis et de calmer les esprits. Le duc
de Roannès revint a pour un jour » à Poitiers. L'assassinat des
compagnons de Latrie fut oublié, tout rentra dans l'ordre. Mais
I'évêque La Rocheposay, qui avait affiché un royalisme si intolérant,
garda toute son influence.
Or c'est précisément à cette influence, à l'appui que lui donna
son ami, que Richelieu dut, en août i6ili, son élection aux états-
généraux.
Le peu de renseignemens que nous avons sur cette période de
sa vie nous le montre se prononçant très nettement contre les
princes. Résidant dans son prieuré de Coussay, il soutient de ses
conseils l'énergie de son collègue de Poitiers. Ils étaient à cette
époque très unis.
Gomme les bandes de Mayenne, allié de Condé, parcouraient le
Poitou, elles n'eurent pas, pour le château de Richelieu, les égards
auxquels avait droit la veuve du grand-prévôt. Richelieu en écrit
de bonne encre à un lieutenant du duc de Mayenne, et il lui fait
savoir qu'il comptait sur plus d'attention de la part du duc : « Je
lui en eusse volontiers écrit, dit-il, si je n'eusse reconnu par le
traitement qu'il a fait à ma mère, ou qu'il ne me croit plus au
monde, ou qu'il me tient du tout incapable de lui rendre jamais
service. » Adressée à l'ancien adversah-e de Henri IV, c'est là une
parole assez fière et qui ne sent plus son débutant.
Lors de la signature de la paix de Sainte-Menehould, Richelieu
598 REVUE DES DEUX MONDES.
avertit lui-même les fidèles de son diocèse; mais il se hâte
d'ajouter que le mérite de cette heureuse conclusion appai'lient
tout entier à la reine, a dont la prudence a veillé pour assurer
notre repos. »
RicheUeu ne perd, on le voit, aucune occasion d'affirmer
sa fidélité à la cause de la régente. C'est à titre de royaliste
avéré qu'il fut choisi pour représenter à Paris le clergé de la
province.
L'occasion était guettée par lui depuis longtemps. Avant même
que les letti'es de convocation fussent lancées, un de ses amis,
aposté dans la chancellerie, avait envoyé à M. de Bouthillier un
double du projet de rédaction de ces lettres : « Voici ce que je vous
ai promis, écrivait cet affidé ; vous en savez l'importance qui lera que
vous le tiendi'ez secret, comme je vous en prie. »
Ainsi, Richelieu avait pu lire avant tout le monde, non-seulement
la lettre du roi aux baillis et sénéchaux, lettre purement officielle,
et toute de formules, mais celle de la reine-régente. Il avait pu
voir que les états étaient convoqués pour le mois de septembre en
la ville de Sens, que les baillis étaient invités non-seulement à pré-
sider l'élection, mais à la surveiller de très près. « Je vous prie,
disait la reine, de voulou* bien exhorter les uns et les autres d'ap-
porter en cette action un esprit de paix et d'obéissance avec une
bonne inclination et entière disposition de n'avoir autre but que
celui que de bons et fidèles sujets doivent porter à ces occasions.
Vous prendrez aussi soigneusement garde et avertirez ceux que
vous estimez être à propos, à ce que le choix et l'élection de ceux
qui doivent être députés soient faits de personnages d'honneur qui
soient recommandables tant par leur probité et mtégrité que pour
leur affection au service du roi, mondit sieur et iils, et au bien et
au repos de ses sujets. »
Richelieu, prévenu à l'avance, pouvait préparer ses batteries.
Pour qui savait lire entre les lignes, il était clah* que la a candida-
ture officielle » allait faire jouer tous ses ressorts.
Quelques jours après (23 juin 161/i), l'évêque de Luçon reçut du
duc de Sully, gouvernem* de Poitiers, l'ordre officiel de convocation
des trois ordres de son diocèse : « Vous tiendrez, s'il vous plaît, la
mam, écrivait le vieux huguenot disgracié, à ce que toutes choses
se fassent avec douceur; et, en tant que vous pourrez, qu'il soit
député une personne de chacun ordre, de probité, quahté, et pou-
voir suffisant et convenable au sujet... Votre piété et aflection au
service du roi me fait espérer que vous les témoignerez tout entières
en une si miportante occurrence... Je vous prie de croire, ajoutait-il
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 599
Obligeamment, que j'honore votre vertu et fais état de votre amitié,
comme je vous conjure de vous assurer de la mienne. »
Pom* obtenir de pareilles protestations de la part d'un homme
si hautain, il fallait que Richelieu fût décidément devenu quelque
chose dans la province.
Les amis, en effet, ne s'endormaient pas. Le 3 juillet I6I/1, La
Rocheposay, au fort de la querelle contre le prince de Condé, lui
écrivait une lettre qui établit l'entente, en vue de l'élection : a Mon-
sieur, je lis hier réponse à M. de Sully et le priai de me mander
le jour auquel il désiroit que se fît l'assemblée pour l'élection des
députés, parce qu'il ne me l'avoit pas spécifié. Toutes les affaires
sont en bon état, ajoutoit l'évêque de Poitiers, tant au dedans cjii'au
dehors, de sorte qu'on ne peut espérer que bien, la reine ayant
offert à M. le prince toute satisfaction en justice. Vous m'obligez
trop d'avoir souvenance de moi et de me plaindre de mes peines;
j'y suis tellement accoutumé depuis cinq mois, que je ne les res-
sens comme point, ayant aussi la résolution de ne rien appréhen-
der en m'acquittaut de mon devoir. »
Un mois après, à la veille même de l'élection, il pi*enait ses der-
nières mesures avec Richelieu et lui indiquait comment il avait
aplani toutes les difficultés : « Je vous envoie M. le priem' de
Sainto-Radegonde pour vous dire l'ordre cjue nous mettons ici pour
l'assemblée du clergé et savoir de vous celui que vous avez ap-
porté à votre diocèse. Ceux de Maillezais sont avertis de se trouver
ici. On ne nommera cp'un député, parce que celui duquel je vous
avois parlé ne peut accepter la charge, à cause de son âge, de
sorte que vous serez seul, ce qui sera bien à propos pour beaucoup
déraisons... »
Le lendemain, 10 août, les cloches sonnèrent dans chaque pa-
roisse et les habitans députèrent quelques-uns d'entre eux pour
aller à Poitiers procéder à l'élection.
Le teiTain, comme on le voit, était bien préparé. La candidature
de Richelieu était seule présentée. Ce jour même, pour apaiser les
dernières incpiiétudes de l'évêque de Poitiers, la reine régente
avait signé le pouvoir de MM. Mangot et Mazuier, chargés de ré-
tablir l'ordre et le calme dans les esprits.
Le mardi 12, la réunion des électeurs du tiers-état eut lieu au
palais, par-devant l'assesseur, en l'absence du lieutenant-général ;
celle du clergé eut heu en la salle de l'évèché ; celle de la noblesse
en la salle de l'audience du palais. Cette première réunion avait
pour objet une entente préalable tant sur le choix des candidats
que sur la rédaction des caliiei^s.
Dès le 19, l'élection de Richelieu était assurée. Duvergier de
600 REVUE DES DEUX MONDES.
Haiiranne l'avait averti le premier, au nom de son évêque. Celui-ci
prend bientôt la plume. On n'avait pu obtenir, du clergé de Poi-
tiers, la nomination d'un seul député : il avait fallu donner, comme
adjoint à l'évêque de Luçon, le doyen de Saint-Hilaire. En outre, le
diocèse de Maillezais n'avait pas voulu se joindre au vote. La Ro-
cheposay s'en explique : « Monsieur, vous savez par M. de Saint-
Cyran comme vous fûtes hier nommé député pour ce diocèse, et
M. le doyen de Saint-Hilaire avec vous, qui est un homme aussi
paisible qu'on en sauroit désirer. On a été obligé de vous donner
cet assistant parce que ceux de la ville eussent murmuré s'il n'y
en eût eu un de la ville (encore qu'on n'a pas laissé de dire que
les évêques vouloient tout faire, qu'un évêque seroit plus que
quatre capitulaires et qu'on avoit toujoiu-s accoutumé d'en nommer
un de Saint-Pierre), outre qu'on nomme deux partout et qu'on
compte aux états, à ce qu'on dit, les voix des députés et non pas
les provinces. La considération que vous serez député pour les
trois évéchés a fort servi pour contenter les capitulans, qui seuls
font les diificultés ; mais, à ce que j'entends, Maillezais va à Fon-
tenay pour faire bande à part, ce qui ne leur réussira pas. Vous y
remédierez, s'il vous plaît, comme à ce qui est de Luçon, et
puisque vous me voulez faire l'honneur de venir ici, j'oserois vous
supplier que ce fût lundi au soir, parce qu'on a pris le mardi sui-
vant pour aviser aux cahiers et mettre ce qui est des trois diocèses
en un cahier. Je me remets à M. de Saint-Gyran pour les autres
particularités... »
Ces documens montrent les trois amis de Richeheu, La Roche-
posay d'Abain, Saint-Cyran, et le fidèle doyen Bouthillier (car
celui-ci n'avait pas quitté Poitiers durant tout le temps de l'élec-
tion), s'employant ensemble à préparer la carrière de leur ami,
écartant devant lui tous les obstacles, lui mettant, selon une méta-
phore du temps, le pied à l'étrier.
11 ne restait plus qu'à donner, au travail qui s'était fait sous le
manteau, une consécration officielle. Le 2/i août, chacun des corps
fut convoqué pour élire définitivement ses députés : « Ceux de
l'église s'assemblèrent en la chambre du conseil ; ils désignèrent
M. l'évêque de Luçon et le doyen de Saint-Hilaire ; ceux de la no-
blesse, en la chapelle ; ils nommèrent MM. de la Ghateigneraie et
de la Noue ; ceux du tiers-état, en la salle de l'audience, nommèrent
MM. Desfontaines -Brochard, ancien conseiller et échevin, Brisson,
sénéchal de Fontenay-le-Comte, et Arnaud, marchand. »
Les quelques semaines qui suivirent furent consacrées à la ré-
daction du cahier du clergé. Richelieu vint exprès à Poitiers pour
prendre part à la discussion. L'exemplaire qui lui fut remis est
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 601
parvenu jusqu'à nous. Il garde, dans le fond comme dans la forme,
de nombreuses traces de sa collaboration. En ce qui concerne les
privilèges ecclésiastiques, le souci de la décence et du respect dans
les actes religieux, l'obéissance au concile de Trente, le désir de
voir s'étendre l'instruction des prêtres, l'abolition des duels, sur
tous ces points, les cahiers du clergé de Poitou sont d'accord avec
les pensées personnelles de l'évêque de Luçon. Ils sont aussi en
conformité absolue avec les doctrines et les préjugés du temps. Ri-
chelieu, mandataire de ses collègues et de ses égaux du clergé poi-
tevin, s'élève peu au-dessus d'eux. Si, déjà, il avait conçu quelque
vague idée de son œuvre future, il se taisait. Pour le moment, il
fallait réussir, et pour réussir, il fallait parler le langage des hommes
dont il sollicitait la confiance.
Le /i septembre 1614, la rédaction définitive du cahier lui fut re-
mise, ainsi qu'à son collègue, le doyen de Saint-Hilaire. Le temps
pressait d'ailleurs. La réunion des états, d'abord indiquée pour
Sens, avait été plusieurs fois retardée; on venait de la fixer pour
Paris, dans les premiers jours d'octobre.
Le jeune évêque, après avoir fait ses adieux à tous ceux qui
l'avaient si généreusement servi dans cette circonstance, monta en
carrosse, et accompagné du doyen de Saint-Hilaire, collègue peu
embarrassant, il refit en hâte ce chemin que, six ans auparavant,
il avait parcouru en sens contraire.
Le séjour qu'il avait fait dans la province n'était pas perdu.
C'était cette province qui, maintenant, le choisissait, qui le dési-
gnait à la cour. Elle avait prolongé assez longtemps son influence
sur lui pour qu'il en gardât l'empreinte toute sa vie.
VII. — LE RETODR A PARIS.
Au moment où il rentre à Paris, ce jeune homme, que la vie
politique va saisir , pétrir , déformer est encore intact , droit ,
frais, tel, ou à peu près, qu'il est sorti des mains de la nature;
il respire encore l'arôme du champ paternel. Il n'a pas trente
ans.
Sur un grand corps maigre, droit, élancé, une figure longue
et pâle, une chevelure noire, tombant en boucles abondantes jusque
sur le col, un nez long, fort, busqué, se rattachant, par deux sour-
cils élevés, comme étonnés, à un front imposant et grave; une
bouche charmante, pleine à la fois de volontés et de sourires, telles
sont les principales lignes d'une physionomie dont la forte con-
struction aquiline se dissimule encore sous les grâces de la jeu-
602 REVUE DES DEUX MONDES.
nesse. La moustache, relevée gaîinent«à la soldade» et la royale,
taillée en pointe, affinent et allongent encore cette figure triangu-
laire qui s'aiguise et luit dans l'éclair d'un regard court, vif, tran-
chant.
Cet œil parle ; c'est lui qui explique et unit dans une même in-
tensité de vie et d'action ce qu'il peut y avoir de contradictoire
dans ce grand corps à la fois anguleux et souple, sur ce visage
froid et vif, sur cette physionomie dure et souriante. Il y a, dans cet
œil, la clarté, la sûreté du regard poitevin. Parfois pourtant la pau-
pière tombe, et l'œil se voile des ombres épaisses qu'amasse le
rephement de la réflexion intérieure. Un sourire l'égaie, une larme
le mouille, avec une mobilité nerveuse, tout d'abord sincère, plus
tard calculée et voulue.
Pour le moment, vêtu de la robe violette, coiffé du bonnet carré,
portant le large col blanc qui convient à la pâleur de son teint,
la main en avant, très grande et très fine, jeune, prompt, lébrile,
l'évéqiie de Luçon s'avance, dans la foule des inconnus, du pas ferme
d'un homme qui se sent parti pour les longs chemins.
Il est fier de sa noblesse, des services rendus par ses aïeux,
par son père. Lem* souvenir n'est pas totalement perdu; il saura
le faire revivre. Les grandes alliances, les amitiés ne lui manquent
pas. Son père, le grand-prévot, a laissé plus d'un compagnon
d'armes parmi les hommes qui entourent la régente. Son frère a
déjà renoué les fils de ces anciennes relations.
Du côté de sa mère, il est vrai, les alhances sont moins illustres.
On ne s'en vante pas. Mais on ne dédaigne pas leur utilité. Les
Boulhillier, personnages insinuans, amis des La Porte, fréquentent
dans le monde parlementaire. Ce sont de ces gens qui se ghssent
par les passages secrets, alors que les grandes portes sont closes.
L'évêque-député les met au service de sa fortune. Il a ainsi un
pied dans les deux mondes, celui de la noblesse et celui de la
haute bourgeoisie.
Ce n'est pas seulement qu'il se mêle à l'un ou à l'autre de ces
deux mondes; il les résume, pour ainsi dire, en sa personne. Fils
d'une race de soldats, il est homme d'action; petit-fils d'un avocat
célèbre, il a le sens des lois, des affaires et de la pratique; prêtre,
évéque, il cache, sous sa robe, les doul)les ambitions et les dou-
bles facultés qui lui viennent de cette double origine.
Trois classes, clergé, noblesse et tiers-état, divisent alors la na-
tion française. Pdcheheu prend quelque chose à chacune d'elles;
il se trouve, si je puis dire, placé exactement à leur point d'inter-
section. Sa carrière est la résultante de leur action historique.
Le hasard l'a fait naître à Paris, dans les dernières aimées, si
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 603
troublées, de la monarchie des Valois. Peut-être son enfance a-t-elle
gardé l'étonnement de cette journée des barricades qui chassa le
roi de sa capitale et mit en péril l'unité du royaume? Son père
concourt à l'avènement de la dynastie des Bourbons et crée ainsi
le lien qui rattache une famille, toujours fidèle, à la nouvelle race
des rois. Ce père meurt. La mère retourne à Richelieu, ramassant
autour d'elle, avec ses fds, les débris d'une fortune que les révo-
lutions ont détruite.
Tout le monde soufTre dans le ro^^aume; la province où elle se
réfugie, plus que nulle autre. La petite famille est exposée à tous
les hasards de ces temps sombres. On vit, dans ce château loin-
tain, serrés les uns contre les autres, en proie à toutes les émo-
tions, à toutes les terreurs, à toutes les misères privées qui suivent
les malheurs publics.
La guerre, la rébellion, frappent aux portes et, à coups répétés,
enfoncent, dans ces âmes impressionnables, l'horreur et la haine de
la rébellion et de la guerre.
La source du mal n'est pas loin : elle est à La Rochelle, à Sau-
mur, à Loudun ; c'est l'hérésie. C'est elle qui engendre l'insou-
mission, les luttes indi\iduelles, le désordre. Elle est la mère fu-
neste de tous les maux dont on souffre.
L'enfant revient à Paris pour y poursuivre des études commen-
cées dans le tumulte. A Paris, même spectacle. La honte et la déso-
lation s'étalent jusque dans le paisible séjour des écoliers, sur
cette Montagne-Sainte-Geneviève cpe la guerre civile n'a pas res-
pectée. Les esprits sont sm- le qui-vive. Il semble toujours que
les maux passés vont reparaître ; les anciennes inquiétudes renais-
s.ent à la moindre alerte.
Pourtant, le pouvoir royal s'est ressaisi, sous la direction d'un
prince vaillant, habile, autoritaire. Cette enfance s'achève dans le
calme et la prospérité relative des dernières années du règne de
Henri IV, On avait tant souffert que le contraste grandit encore le
grand roi auquel on devait ce bonheur. Il suffit de quelques années
heureuses pom- rendre à tous les Français cette inclination vers le
pouvoir personnel qui leur est si naturelle.
Le jeune adolescent recueille bientôt les premiers bénéfices des
services rendus par son père à la nouvelle dynastie. Le roi le re-
marque, le connaît, l'appelle. Par les soins du prince, ses études
sont facilitées ; sa carrière est ouverte. Rome, à la demande du roi,
passe sur les exigences habituelles de la hiérarchie. Henri lY fait
de Richelieu un évêque, son cvêque.
Celui-ci retourne dans sa province. Il y attend, dans le repos
laborieux des lettres, l'iiem-e de se distinguer; il y acquiert le
604 REVUE DES DEUX MONDES.
premier sentiment de sa force, une première expérience des
affaires.
Mais le roi meurt. L'inquiétude renaît. La France est agitée de
nouveau. On reparle des anciennes discordes, des anciennes ré-
bellions, si détestables. Pourtant, le lien de l'autorité royale, quoique
relâché, ne se rompt pas. On peut espérer qu'il sera assez fort pour
contenir les nouveaux périls menaçans.
Mais il faut que tous les bons citoyens concourent à cette œuvre;
qu'ils se groupent autour du pouvoir central pour maintenir, à
tout prix, la paix civile. La province, avec son calme, son sang-
froid, son discernement, s'emploie à cette œuvre. Le pouvoir royal
s'appuie sur elle, pour résister aux attaques de ses vieux adver-
saires : la haute féodalité seigneuriale et le parti huguenot.
Les états vont se réunir à Paris. L'influence de la reine s'est fait
sentir dans les élections et ce sont les élections qui envoient à Pa-
ris tant de fidèles serviteurs de la cause royale.
Richelieu est de ceux-ci. Il a la conception très claire de l'œuvre
qu'on allait entreprendre en commun. Ses ancêtres ont déposé en
lui une tradition de loyalisme qu'ont encore développée les impres-
sion de son enfance, son éducation classique, un voyage à Rome
qui, en ouvrant son esprit, lui a donné le sentiment des intérêts
supérieurs de la patrie commune.
Cet ensemble de traditions, d'impressions, de préjugés mêmes,
race, famille, caste, profession, se fondent dans une personnalité
qui s'achève par une longue réflexion et un grand empire sur elle-
même.
Intelligence et volonté, telle est, en deux mots, cette personnalité.
Elle met un parfait équilibre des facultés au service d'une passion
violente, l'ambition. Cet homme veut; il sait ce qu'il veut. Il sait
agir; il sait attendre. Ce Français, Français de père, de mère, de
naissance, d'éducation, a le sentiment très net de ce qu'est la
France ; il l'a vue au dedans et du dehors ; il en a fait le tour. Mais
il sait aussi ce que la France doit à un homme comme lui. Il attend
beaucoup d'elle, pour lui rendre beaucoup.
Ses ambitions sont exigeantes, très personnelles. Il a dans les
veines le sang (( convoiteux » des vieux chasseurs de La Brenne.
Il est, comme eux, âpre à la curée. Mais ces instincts violens
n'apparaissent qu'à peine. Il les surveille et ne laisse rien per-
cer. Il s'essaie à la dissimulation et déjà il y réussit. N'ayant
pas encore reçu beaucoup, il n'a pas eu le temps de se montrer
ingrat.
Un tempérament susceptible, orgueilleux, fourbe, que peu à peu
LA JEUNESSE DE RICHELIEU. 605
l'âge et l'exercice du pouvoir manifesteront, ne montre encore que
ses beaux côtés, l'ardeur, la finesse, la grâce souriante et ser-
"\iable, le désir des grands services et l'amour de la gloire. Il est
empressé, séduisant, charmant, dans la gravité ecclésiastique d'une
jeunesse déjà mûre.
Justement, le gouvernement d'une reine ouvre devant ce jeune
homme, devant ce prêtre, la voie rapide de la faveur; faveur ac-
tuellement prodiguée à des étrangers indignes. Mais il n'est pas si
difficile de les remplacer, de reprendre, à un point de vue français,
la politique étroitement royale qui est naturellement celle des
favoris.
Si cette entreprise est facile à concevoir, que d'habileté, de per-
sévérance, de prudence pour l'achever ! Il faut jouer un jeu si seiTé
et si dissimulé que personne ne s'aperçoive des desseins obscurs
qu'on ose à peine s'avouer à soi-même.
L'occasion s'est offerte à Richelieu. Il l'a saisie. Le voilà rentré à
Paris, portant en lui l'amas confus de ses aspirations, de ses pro-
jets et de ses rêves. Son activité, son flair, sa souplesse sont en
jeu. Il hume l'air de la cour. C'est- ici qu'il va falloir dompter sa
propre nature, la surveiller sans cesse. Il faut se faire connaître,
montrer ce qu'on est et ne pas le montrer trop ; se couvrir, mais
avec un visage toujours ouvert et charmant.
Se taire, dissimuler, attendre, ce sont ses premiers jeux. Plaire,
émouvoir, conquérir, ce sont ses premiers succès. Il se jette dans
la mêlée avec une résolution contenue, qui se domine jusque dans
l'ardeur du combat.
Comme il est adroit, comme il est prompt, comme il est beau, ce
jeune et gracieux lutteur, fils de Paris, fils de la province, fils de
la France, qui va paraître dans une grande assemblée, se faire écou-
ter par les trois ordres, obtenir la confiance du premier d'entre
eux, étonner la cour, fasciner une reine, s'emparer enfin du pou-
voir; — de ce pouvoir tant désiré, qui n'est encore que le but, mais
qui, une fois saisi, deviendra l'instrument!
Gabriel Hanotaux.
thaïs
CONTE PHILOSOPHIQUE
iir.
L'EUPHORBE.
Paphnuce était de retour au saint désert. 11 avait pris vers Athri-
bis le bateau qui remontait le Xû pour porter des vi^Tes au monas-
tère de l'abbé Sérapion. Quand il débarqua, ses disciples s'avancè-
rent au-devant de lui avec de grandes démonstrations de joie. Les
uns levaient les bras au ciel; les autres, prosternés à terre, bai-
saient les sandales de l'abbé. Car ils savaient déjà ce que le saint
avait accompli dans Alexandrie. C'est ainsi que les moines rece-
vaient ordinairement par des voies inconnues et rapides les avis
intéressant la sûreté ou la gloire de l'Eglise. Les nouvelles couraient
dans le désert avec la rapidité du simoun.
Et tandis que Paphnuce s'enfonçait dans les sables, ses disci-
ples le suivaient en louant le Seigneur. Flavien, qui était l'ancien
de ses frères, saisi tout à coup d'un pieux délire, se mit à chanter
un cantique inspiré :
a Jour béni ! voici que notre père nous est rendu !
(1) Voyez la Revue du l^"' et du 15 juillet.
THAÏS. 607
(( II nous revient, chargé de nouveaux mérites dont le prix nous
sera compté !
« Car les vertus du père sont la richesse des enfans, et la sain-
teteté de l'abbé embaume toutes les cellules.
(( Paphnuce notre père yient de donner à Jésus-Christ une nou-
velle épouse.
« Il a changé par son art merveilleux une brebis noire en bre-
bis blanche.
« Et voici qu'il nous revient chargé de nouveaux mérites,
« Semblable à l'abeille de l'Arsinoitide, qu'alourdit le nectar des
fleurs,
« Comparable au bélier de Nubie, qui peut à peine supporter le
poids de sa laine abondante.
(( Célébrons ce jour en assaisonnant nos mets avec de l'huile ! »
Parvenus au seuil de la cellule abbatiale, ils se mirent tous à
genoux et dirent :
({ Que notre père nous bénisse et qu'il nous donne à chacun une
mesure d'huile pour fêter son retour ! »
Seul, Paul le Simple, resté debout, demandait : Quel est cet
homme ? et ne reconnaissait point Paphnuce. Mais personne ne
prenait garde à ce qu'il disait, parce qu'on le savait dépourvu
d'intelligence, bien que rempli de piété.
L'abbé d'Antinoé, renfermé dans sa cellule, songea :
— J'ai donc enfin regagné l'asile de mon repos et de ma féli-
cité. Je suis donc rentré dans la citadelle de mon contentement.
D'où vient que ce cher toit de roseaux ne m'accueille point en
ami, et que ces murs ne me disent pas : Sois le bien-venu ! Rien
depuis mon départ n'est changé dans cette demeure d'élection.
Voici ma table et mon lit. Voici la tête de momie qui m'inspma tant
de fois des pensées salutaires, et voici le livre où j'ai si souvent
cherché les images de Dieu. Et pourtant je ne retrouve rien de ce
que j'ai laissé. Ces choses m'apparaissent tristement dépouillées de
leurs grâces coutumières, et il me semble que je les vois aujour-
d'hui pour la première fois. En regardant cette table et cette cou-
che, que j'ai jadis taillées de mes mains, cette tête noire et desséchée,
ces rouleaux de papyrus remplis des dictées de Dieu, je crois voir
les meubles d'un mort. Après les avoir tant connus, je ne les re-
connais pas. Hélas! puisqu'en réalité rien n'est changé autour de
moi, c'est moi qui ne suis plus celui que j'étais. Je suis un autre.
Le mort c'était moi ! Qu'est-il devenu, mon Dieu ? Qu'a-t-il emporté ?
Que m'a-t-il laissé ? Et qui suis-je ?
Et il s'inquiétait surtout de trouver malgré lui que sa cellule était
petite, tandis qu'en la considérant par les yeux de la foi, on devait
l'estimer immense, puisque l'infini de Dieu y commençait.
608 REVUE DES DEUX MONDES.
S'étaiit mis à prier, le front contre terre, il recouvra un peu de
joie, il y avait à peine une heure qu'il était en oraison, quand
l'image de Thaïs passa devant ses yeux. Il en rendit grâces à
Dieu :
— Jésus! c'est toi qui me l'envoies. Je reconnais là ton immense
bonté : tu veux que je me plaise, m'assure et me rassérène à la vue
de celle que je t'ai donnée. Tu présentes à mes yeux son sourire
maintenant désarmé, sa grâce désormais innocente, sa beauté dont
j'ai arraché l'aiguillon. Pour me flatter, mon Dieu, tu me la mon-
tres telle que je l'ai ornée et purifiée à ton intention, comme un ami
rappelle en souriant à son ami le présent agréable qu'il en a reçu.
C'est pourquoi je vois cette femme avec plaisir, assuré que sa
vision vient de toi. Tu veux bien ne pas oublier que je te l'ai don-
née, mon Jésus ; garde-la puisqu'elle te plaît et ne souffre pas sur-
tout que ses charmes brillent pour d'autres que pour toi.
Pendant toute la nuit, il ne put dormir, et il vit Thaïs plus dis-
tinctement qu'il ne l'avait vue dans la grotte des Nymphes. Il se
rendait témoignage, disant:
— Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour la gloire de Dieu.
Pourtant, à sa grande surprise, il ne gotitait point la paix du
cœur. Il soupirait :
— Pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi me troubles-tu?
Et son âme demeurait inquiète. Il resta trente jours dans cet état
de tristesse qui présage au solitaire de redoutables épreuves.
L'image de Thaïs ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chas-
sait point parce qu'il pensait encore qu'elle venait de Dieu et que
c'était l'image d'une sainte. Mais, un matin, elle le visita en rêve,
les cheveux ceints de violettes, et si redoutable dans sa douceur
qu'il en cria d'épouvante et se réveilla couvert d'une sueur glacée.
Les yeux encore cillés par le sommeil, il sentit un soufïle humide
et chaud lui passer sur le visage : un petit chacal, les deux pattes
posées au chevet du lit, lui soufflait au nez son haleine puante et
riait du fond de sa gorge.
Paphnuce en éprouva un immense étonnement et il lui sembla
qu'une tour s'abîmait sous ses pieds. Et, en effet, il tombait du
haut de sa confiance écroulée. Il fut quelque temps incapable de
penser; puis, ayant recouvré ses esprits, sa méditation ne fit qu'ac-
croître son inquiétude.
— Dieu juste, à quelles épreuves réserves-tu tes ser-vdteurs, si
les apparitions de tes saintes sont un danger pour eux ? Fais-moi
connaître, par un signe intelfigible, ce qui vient de toi et ce qui
vient de l'Autre !
Et comme Dieu, dont les desseins sont impénétrables, ne jugea
pas convenable d'éclairer son serviteur, Paphnuce, plongé dans le
THAÏS. (309
doute, résolut de ne plus songer à Thaïs. Mais sa résolution de-
meura stérile. L'absente était sur lui. Elle le regardait tandis qu'il
lisait, qu'il méditait, qu'il priait, ou qu'il contemplait. Son approche
idéale était précédée par un bruit léger, tel que celui d'une étofle
qu'une femme froisse en marchant, et ces visions avaient une exac-
titude que n'ofl'rent point les réalités, lesquelles sont par elles-
mêmes mouvantes et confuses, tandis que les fantômes, qui pro-
cèdent de la solitude, en portent les profonds caractères et présentent
une fixité puissante. Elle venait sous diverses apparences ; tantôt
pensive, le front ceint de sa dernière couronne périssable, vêtue,
comme au banquet d'Alexandrie, d'une robe couleur de mauve, se-
mée de fleurs d'argent; tantôt voluptueuse, dans le nuage de
ses voiles légers et baignée encore des ombres tièdes de la grotte
des Nymphes; tantôt pieuse et rayonnant, sous la bure, d'une
joie céleste; tantôt tragique, les yeux nageant dans l'horreur de
la mort et montrant sa poitrine nue, parée du sang de son cœur
ouvert. Ce qui l'inquiétait le plus dans ces visions, c'était que des
couronnes, des tuniques, des voiles, qu'il avait brûlés de ses
propres mains pussent ainsi revenir; il Im devenait é\ident que
ces choses avaient une âme impérissable et il s'écriait :
— Voici que les âmes innombrables des péchés de Thaïs vien-
nent à moi!
Quand il détournait la tête, il sentait Thaïs derrière lui et il n'en.
éprouvait que plus d'inquiétude. Ses misères étaient cruelles. Mais
comme son âme et son corps restaient purs au milieu des tenta-
tions, il espérait en Dieu et lui faisait de tendres reproches.
— Mon Dieu, si je suis allé la chercher si loin parmi les gentils,
c'était pour toi, non pour moi. Il ne serait pas juste que je pâtisse
de ce que j'ai fait dans ton intérêt. Protège-moi^ mon doux Jésus ;
mon Sauveur, sauve-moi. Ne permets pas que le fantôme accom-
pUsse ce que n'a point accon^pli le corps. Quand j'ai triomphé de
la chair, ne souffre pas que l'ombre me terrasse. Je connais que je
suis exposé présentement à des dangers plus grands que ceux que
je courus jamais. J'éprouve et je sais que le rêve a plus de puis-
sance que la réalité. Et comment en pourrait-il être autrement,
puisqu'il est lui-même une réalité supérieure? 11 est l'àme des
choses. Platon lui-même, bien qu'il ne fût qu'un idolâtre, a reconnu
l'existence propre des idées. Dans ce banquet des démons où lu
m'as accompagné. Seigneur, j'ai entendu des hommes, il est vrai,
souillés de crimes, mais non point certes dénués d'intelligence,
s'accorder à reconnaître que nous percevons dans la sohtude, dans
la méditation et dans l'extase des objets véritables; et ton Écritin-e,
mon Dieu, atteste maintes fois la Yertti des songes et la force des
TOME xcir. — 1889. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
visions formées soit par toi, Dieu splendide, soit par ton adver-
saire.
Un homme nouveau était en lui et maintenant il raisonnait avec
Dieu et Dieu ne se hâtait point de l'éclairer. Ses nuits n'étaient
plus qu'un long rêve et ses jours ne se distinguaient point des
nuits. Un matin, il se réveilla en poussant des soupirs, tels qu'il en
sort, à la clarté de la lune, des tombeaux qui recouvrent les vic-
times des crimes. Thaïs était venue,*montrant ses pieds sanglans;
et tandis qu'il pleurait, elle s'était glissée dans sa couche. Il ne lui
restait plus de doutes : l'image de Thaïs était une image impure.
Le cœur soulevé de dégoût, il s'arracha de sa couche souillée et
se cacha la face dans les mains, pour ne plus voir le jour. Les
heures coulaient sans emporter sa honte. Tout se taisait dans la
cellule. Pour la première fois, depuis de longs jours, Paphnuce
était seul. Le fantôme l'avait enfin quitté et son absence même
était épouvantable. P«ien, rien pour le distraire du souvenir du
songe. Il pensait, plein d'horreur :
— Gomment ne l'ai-je point repoussée? Gomment ne me suis-je
pas arraché de ses bras froids et de ses genoux brûlans?
11 n'osait plus prononcer le nom de Dieu près de cette couche
abominable et il redoutait que, sa cellule étant profanée, les démons
n'y pénétrassent librement à toute heure. Ses craintes ne le trom-
paient point. Les sept petits chacals, retenus naguère sur le seuil,
entrèrent à la file et s'allèrent blottir sous le lit. A l'heure de vêpres,
il en vint un huitième dont l'odeur était infecte. Le lendemain, un neu-
vième se joignit aux autres et bientôt il y en eut trente, puis soixante,
puis quatre-vingts. lisse faisaient plus petits à mesure qu'ils se mul-
tipliaient et, n'étant pas plus gros que des rats, ils couvraient l'aire,
la couche et l'escabeau. Un d'eux, avant sauté sur la tablette de
bois placée au chevet du lit, se tenait les quatre pattes réunies sur
la tète de mort et re2;ardait le moine avec des veux ardens. Et il
venait chaque jour de nouveaux chacals.
Pour expier l'abomination de son rêve et fuir les pensées im-
pures, Paphnuce résolut de quitter sa cellule, désormais immonde,
et de se livrer au fond du désert à des austérités inouïes, à des tra-
vaux singuliers, à des œuvres très neuves. Mais avant d'accomplir
son dessein, il se rendit auprès du vieillard Palémon, afin de lui
demander conseil.
Il le trouva qui, dans son jardin, arrosait ses laitues. G'était
au déclin du jour. Le Nil était bleu et coulait au pied des collines
violettes. Le bonhomme marchait doucement pour ne pas effrayer
une colombe qui s'était posée sur son épaule.
— Le Seigneur, dit-il, soit avec toi, frère Paphnuce! Admire sa
bonté : il m'envoie les bêtes qu'il a créées pour que je m'entretienne
THAÏS. 611^
avec elles de ses œuvres et afin que je le glorifie dans les oiseaux;
du ciel. Vois cette colombe, remarque les nuances changeantes de
son cou, et dis si ce n'est pas un bel ouvrage de Dieu. Mais n'as-tu
}Das, mon frère, à m' entretenir de quelque pieux sujet? S'il en est
ainsi, je poserai là mon arrosoir et je t'écouterai.
Paphnuce conta au vieillard son voyage, son retour, les visions
de ses jours, les rêves de ses nuits, sans omettre le songe criminel
et la foule des chacals.
— Ne penses-tu pas, mon père, ajoiita-t-il, que je dois m'en-
foncer dans le désert, afin d'y accomplir des travaux extraordinaires
et d'étonner le diable par mes austérités?
— Je ne suis qu'un pauvre pécheur, répondit Palémon, et je con-
nais mal les hommes, ayant coulé toute ma vie dans ce jardin,
avec des gazelles, des petits lièvres, et des pigeons. Mais il me
semble, mon frère, que ton mal vient surtout de ce que tu as passé
sansménagement des agitations du siècle au calme de la solitude.
Ces brusques passages ne peuvent que nuire à la santé de l'âme. ,
11 en est de toi, mon frère, comme d'un homme qui s'expose pres-
que dans le même temps aune grande chaleur et à un grand froid.
La toux l'agite et la fièvre le tourmente. A ta place, frère Paph-
nuce, loin de me retirer tout de suite dans quelque désert affreux,
je prendrais les distractions qui conviennent à un moine et à un
saint abbé. Je visiterais les monastères du voisinage, 11 y en a d'ad-
mirables, à ce que l'on rapporte. Celui de l'abbé Sérapion contient,
m'a-t-on dit, mille quatre cent trente-deux cellules, et les moines y
sont divisés en autant de légions qu'il y a de lettres dans l'alphabet
grec. Si j'étais de toi, mon frère, j'irais m'en assurer de mes yeux,
et je n'aurais point de repos que je n'aie contemplé une chose si
merveilleuse. Je ne manquerais pas d'étudier les constitutions des
diverses communautés qui sont semées sur les bords du Nil, afin
de pouvoir les comparer entre elles. Ce sont là des soins conve-
nables à un religieux tel que toi. Tu n'es pas sans avoir ouï dire
que l'abbé Ephrem a rédigé des règles spirituelles d'une grande
beauté. Avec sa permission, tu pourrais en prendre copie, toi qui
es un scribe habile. Moi, je ne saurais, et mes mains, accoutumées
à manier la bêche, n'aïu-aient pas la souplesse qu'il faut pour con-
duire sur le papyrus le mince roseau de l'écrivain. Mais toi, mon
frère, tu possèdes la connaissance des lettres et il faut en remer-
cier Dieu, car on ne saurait trop admirer une belle écriture.
Le travail de copiste et de lecteur ofire de grandes ressources
contre les mauvaises pensées. Frère Paphnuce, que ne mets-tu par
-écrit les enseignemens de Paul et d'Antoine, nos pères? Peu à peu
tu. retrouveras dans ces pieux travaux la paix de l'àme et des sen s;
61^ REVUE DES DEUX MONDES.
la solitude redeviendra aimable à ton cœur et bientôt tu seras en
état de reprendre les travaux ascétiques que tu pratiquais autre-
fois et que ton voyage a interrompus. Mais il ne faut pas attendre
un grand bien d'une pénitence excessive. Du temps qu'il était
parmi nous, notre père Antoine avait coutume de dire : « L'excès
du jeune produit la faiblesse et la faiblesse engendre l'inertie. Il est
des moines qui ruinent leur corps par des abstinences indiscrète-
ment prolongées. On peut dire de ceux-là qu'ils se plongent le poi-
gnard dans le sein et qu'ils se livrent inanimés au pouvoir du dé-
mon. )) Ainsi parlait le saint homme Antoine ; je ne suis qu'un
ignorant, mais, avec la grâce de Dieu, j'ai retenu les propos de
notre père.
Papbiiuce rendit grâces à Palémon et promit de méditer ses
conseils. Ayant franchi la barrière de roseaux qui fermait le petit
jardin, il se retourna et vit le bon jardinier qui arrosait ses salades,
tandis que la colombe se balançait sur son dos arrondi. A cette
vue, il fut pris de l'envie de pleurer.
En rentrant dans sa cellule, il y trouva un étrange fourmille-
ment. On eût dit des grains de sable agités par un vent furieux, et il
reconnut que c'étaient des myriades de petits chacals. Cette nuit-là,
il vit en songe une haute colonne de pierre, surmontée d'une figure
humaine, et il entendit une voix qui disait :
— Monte sur cette colonne !
A son réveil, persuadé que ce songe lui était envoyé du ciel, il
assembla ses disciples et leur parla de la sorte :
— Mes fils bien-aimés, je vous quitte pour aller oij Dieu m'en-
voie. Pendant mon absence, obéissez à Flavien comme à moi-même,
et prenez soin de notre frère Paul. Soyez bénis. Adieu.
Tandis qu'il s'éloignait, ils demeuraient prosternés à terre, et,
quand ils relevèrent la tête, ils virent sa grande forme noire à l'ho-
rizon des sables.
Il marcha jour et nuit, jusqu'à ce qu'il eût atteint les ruines de
ce temple bâti jadis par les idolâtres, et dans lequel il avait dormi
parmi les scorpions et les sirènes, lors de son voyage merveilleux.
Les murs, couverts de signes magiques, étaient debout. Trente
fûts gigantesques, qui se terminaient en têtes humaines ou en
fleurs de lotus, portaient encore d'énormes poutres de pierre.
Seule à l'extrémité du temple, une de ces colonnes avait secoué
son faix antique et se dressait libre.
Elle avait pour chapiteau la tête d'une femme aux yeux longs,
aux joues rondes, qui souriait, portant au front des cornes de
vache. Paphnuce, en la voyant, reconnut la colonne qui lui avait
été montrée dans son rêve, et il l'estima haute de trente-deux cou-
THAÏS. 613
dées. S'étant rendu dans le village voisin, il fit faire une échelle de
cette hauteur, et, quand Téchelle fut appliquée à la colonne, il y
monta, s'agenouilla sur le chapiteau et dit au Seigneur :
— Voici donc, mon Dieu, la demeure que tu m'as choisie.
Puissé-je y rester en ta grâce jusqu'à l'heure de ma mort.
Il n'avait point pris de vivres, s'en remettant de ses besoins à
la Providence divine et comptant que des paysans charitables lui
donneraient de quoi subsister. Et en effet, le lendemain, vers l'heure
de none, des femmes vinrent avec leurs enfans, portant des pains,
des dattes et de l'eau fraîche, que les jeunes garçons montèrent
jusqu'au faite de la colonne.
Le chapiteau n'était pas assez large pour que le moine pût s'y
étendre tout de son long, en sorte qu'il dormait les jambes croi-
sées, la tête contre la poitrine, et le sommeil était pour lui une
fatigue plus cruelle que la veille. A l'aurore, les éperviers l'effleu-
raient de leurs ailes, et il se réveillait plein d'angoisse et d'épou-
vante.
Il se trouva que le charpentier qui avait fait l'échelle craignait
Dieu. Ému à la pensée que le saint était exposé au soleil et à la
pluie, et redoutant qu'il ne vînt à choir pendant son sommeil, cet
homme pieux établit sur la colonne un toit et une balustrade.
Cependant, le renom d'une si merveilleuse existence se répandait
de village en village, et les laboureurs de la vallée venaient le
dimanche, avec leurs femmes et leurs enfans, contempler le sty-
lite. Les disciples de Paphnuce ayant appris avec admiration le
lieu de sa retraite sublime, se rendirent auprès de lui et obtinrent
de lui la faveur de se bâtir des cabanes au pied de la colonne.
Chaque matin ils venaient se ranger en cercle autour du maître,
qui leur faisait entendre des paroles d'édification :
— Mes fils, leur disait-il, demeurez semblables à ces petits en-
fans que Jésus aimait. Là est le salut. Le péché de la chair est la
source et le principe de tous les péchés : ils sortent de lui comme
d'un père. L'orgueil, l'avarice, la paresse, la colère et l'envie sont
sa postérité bien-aimée. Voici ce que j'ai vu dans Alexandrie : j'ai
vu les riches emportés par le vice de luxure qui, semblable à un
fleuve à la barbe limoneuse, les poussait dans le gouffre amer.
Les abbés Éphrem et Sérapion, instruits d'une telle nouveauté,
voulurent la voir de leurs yeux. Découvrant au loin sur le fleuve
la voile en triangle qui les amenait vers lui, Paphnuce ne put
se défendre de penser que Dieu l'avait érigé en exemple aux soli-
taires. A sa vue, les deux saints abbés ne dissimulèrent point leur
surprise; s'étant consultés, ils tombèrent d'accord pour blâmer une
pénitence si extraordinaire, et ils exhortèrent Paphnuce à des-
cendre.
614 REVUE DES DEUX MONDES.
— Un tel genre de vie est contraire à l'usage, disaient-ils; il est
singulier et hors de toute règle.
Mais Paphnuce leur répondit :
— Qu'est-ce donc que la vie monacale, sinon une vie prodi-
gieuse? Et les travaux du moine ne doivent-ils pas être singuliers
comme lui-même? C'est par un signe de Dieu que je suis monté
ici; c'est un signe de Dieu qui m'en fera descendre.
Tous les jours des religieux venaient par troupe se joindre aux
disciples de Paphnuce et se hâtissaient des ahris autour de l'ermi-
tage aérien. Plusieurs d'entre eux, pour imiter le saint, se his-
sèrent sur les décombres du temple ; mais, blâmés de leurs frères
ou vaincus par la fatigue, ils renoncèrent bientôt à ces pratiques.
Les pèlerins affluaient. Il y en avait qui venaient de très loin, et
ceux-là avaient faim et soif. Une pauvre veuve eut l'idée de leur
vendre de l'eau fraîche et des pastèques. Adossée à la colonne,
derrière ses bouteilles de terre rouge, ses tasses et ses fruits, sous
une toile à raies bleues et blanches, elle criait : « Qui veut boire? »
A l'exemple de cette veuve, un boulanger apporta des briques et
construisit un four tout à côté, dans l'espoir de vendre des pains
et des gâteaux aux étrangers. Comme la foule des visiteurs gros-
sissait sans cesse et que les habitans des grandes villes de l'Egypte
commençaient à venir, un homme avide de gain éleva un caravan-
sérail pour loger les maîtres avec leurs serviteurs, leurs chameaux
et leurs mulets. Il y eut bientôt devant la colonne un marché où
les pêcheurs du Ml apportaient leurs poissons et les jardiniers
leurs légumes. Un barbier, qui rasait les gens en plein air, égayait
la foule par ses joyeux propos. Le vieux temple, si longtemps en-
veloppé de silence et de paix, se remplit des mouvemens et des rur
meurs innombrables de la vie. Les cabaretiers transformaient en
caves les salles souterraines et clouaient aux antiques piliers des
enseignes surmontées de l'image du saint homme Paphnuce et por-
tant cette inscription en grec et en ég}"ptien : O/i vend ici du vin
de grcnffdes, du vi/i de figues et de lu vruie bière de Cilicie. Sur
les murs, sculptés de profils sveltes et purs, les marchands suspen-
daient des guirlandes d'oignons et de poissons fumés, des lièvres
morts et des moutons écorchés. Le soir, les vieux hôtes des ruines,
les rats, s'enfuyaient en longue file vers le fleuve, tandis que les ibis,
inquiets, allongeant le cou, posaient une patte incertaine sur les
hautes corniches vers lesquelles montaient la fumée des cuisines,
les appels des buveurs et les cris des servantes. Tout alentour, des
arpentem-s traçaient des rues, des maçons bâtissaient des couvens,
des chapelles, des éghses. Au bout de six mois, une ville était fon-r
dée avec un corps de garde, un tribunal, une prison et une école
tenue par un vieux scribe aveugle.
tuaU. 615
Les pèlerins étaient innombrables. Les évêques et les chorévê-
ques accouraient pleins d'admiration. Le patriarche d'Antioche,
qui se trouvait alors en Egypte, vint avec tout son clergé. 11 ap-
prouva hautement la conduite extraordinaire du stylite, et les chefs
des Églises de Libye suivirent, en Tabsence d'Athanase, le senti-
ment du patriarche. Ce qu'ayant appris, les abbés Kphrem et Séra-
pion vinrent s'excuser aux pieds de Paphnuce de leurs premières
défiances. Paphnuce leur répondit :
— Sachez, mes frères, que la pénitence que j'endure est à peine
égale aux tentations qui me sont envoyées et dont le nombre et la
force m'étonnent. Un homme, à le voir du dehors, est petit, et, du
haut du socle où Dieu m'a porté, je vois les êtres humains s'agiter
comme des fourmis. Mais à le considérer en dedans, l'homme est
immense : il est grand comme le monde, car il le contient. Tout
ce qui s'étend devant moi, ces monastères, ces hôtelleries, ces
barques sur le fleuve, ces villages et ce que je découvre au loin de
champs, de canaux, de sables et de montagnes, tout cela n'est
rien en regard de ce qui est en moi. Je porte dans mon cœm* des
Ailles innombrables et des déserts illimités. Et le mal, le mal et
la mort, étendus sur cette immensité, la couvrent comme la nuit
couvre la terre. Je suis à moi seul un univers de pensées mau-
vaises.
Il parlait ainsi parce que le désir de la femme était en lui.
Le septième mois, il vint d'Alexandrie, de Bubaste et de Sais
des femmes qui, longtemps stériles, espéraient obtenir des enfans
par l'intercession du saint homme et la vertu de la stèle. Elles
frottaient contre la pierre leurs flancs inféconds. Puis ce furent, à
perte de vue, des chariots, des litières, des brancards qui s'arrê-
taient, se pressaient, se poussaient sous l'homme de Dieu. Il en
sortait des malades efïrayans à voir. Des mères présentaient à
Paphnuce leurs jeunes garçons dont les membres étaient retour-
nés, les yeux lévulsés, la bouche écumeuse et la voix rauque.
Il imposait sur eux les mains. Des aveugles s'approchaient, les
bras battans, et levaient vers lui, au hasard, leur face percée de
deux trous sanglans. Des paralytiques lui montraient l'immobilité
pesante, la maigreur mortelle et le raccourcissement hideux de
leurs membres; des boiteux lui présentaient leur pied-bot; des
cancéreuses, prenant lem- poitrine à deux mains, découvraient de-
vant lui leur sein dévoré par l'invisible vautour. Des femmes hy-
dropiques se faisaient déposer à terre et il semblait qu'on déchar-
geât des outres. Il les bénissait. Des Nubiens, atteints de la lèpre
éléphantine, avançaient d'un pas lourd et le regardaient avec des
yeux en pleurs sur un visage inanimé. Il faisait sur eux le signe de
-la croix. On lui porta sui' une civière une jeune fille d' Aphrodite-
616 REVUE DES DEUX MONDES.
polis qui, après avoir vomi du sang, dormait depuis trois jours.
Elle semblait une image de cire et ses parens, qui la croyaient
morte, avaient posé une palme sur sa poitrine. Paphnuce ayant
prié Dieu, la jeune fille souleva la tète et ouvrit les yeux.
Comme le peuple publiait partout les miracles opérés par le
tîaint, les malheureux atteints du mal que les Grecs nomment le
mal divin accouraient de toutes les parties de l'Egypte, en légions
innombrables. Dès qu'ils apercevaient la stèle, ils étaient saisis de
convulsions, se roulaient à terre, se cabraient, se mettaient en
boule. Et, chose à peine croyable ! les assistans, agités à leur tour
par un violent délire, imitaient les contorsions des épileptiques.
Moines et pèlerins, hommes, femmes, se vautraient, se débattaient
pèle-mèle, les membres tordus, la bouche écumeuse, avalant de la
terre à poignées et prophétisant. Et Paphnuce, du haut de sa co-
lonne, sentait un frisson lui secouer les membres et criait vers
Dieu :
— Je suis le bouc émissaire et je prends en moi toutes les
impuretés de ce peuple, et c'est pourquoi, Seigneur, mon corps
est rempli de mauvais esprits.
Chaque fois qu'un malade s'en allait guéri, les assistans l'accla-
maient, le portaient en triomphe et ne cessaient de répéter :
— Nous venons de voir une autre fontaine de Siloé.
Déjà des centaines de béquilles pendaient à la colonne miracu-
leuse ; des femmes reconnaissantes y suspendaient des couronnes
et des images votives. Des Grecs y traçaient des distiques ingé-
nieux, et comme chaque pèlerin venait y graver son nom, la pierre
fut bientôt couverte, à hauteur d'homme, d'une infinité de carac-
tères latins, grecs, coptes, puniques, hébreux, syriaques et ma-
giques.
Quand vinrent les fêtes de Pâques, il y eut dans cette cité du
miracle une telle afïluence de peuple que les vieillards se crurent
revenus aux jours des mystères antiques. On voyait se mêler, se
confondre sur une vaste étendue la robe bariolée des Egyptiens,
le burnous des Arabes, le pagne blanc des Nubiens, le manteau
court des Grecs, la toge aux longs phs des Romains, les sayons et
les braies écarlates des barbares et les tuniques lamées d'or des
courtisanes. Des femmes voilées passaient sur leur âne, précé-
dées d'eunuques noirs qui leur frayaient un chemin à coups de
bâton. Des acrobates, ayant étendu un tapis à terre, faisaient des
tours d'adresse et jonglaient avec élégance devant un cercle de
spectateurs attentifs.
Toute cette foule brillait, scintillait, poudroyait, tintait, clamait,
grondait. Les imprécations des chameliers qui frappaient leurs
bêtes, les cris des marchands qui vendaient des amulettes contre la
THAÏS. 617
lèpre et le mauvais œil, la psalmodie des moines qui chantaient
des versets de l'Écriture, les miaulemens des femmes tombées en
crise prophétique, les glapissemens des mendians qui répétaient
d'antiques chansons de harem, le bêlement des moutons, le brai-
ment des ânes, les appels des marins aux passagers attardés, tous
ces bruits confondus faisaient un vacarme assourdissant, que do-
minait encore la voix stridente des petits négrillons nus, courant
partout pour offrir des bananes fraîches.
Et tous ces êtres divers s'étouffaient sous le ciel blanc, dans un
air épais, chargé du parfum des femmes, de l'odeur des nègres,
de la fumée des fritures, et des vapeurs des gommes que les dévotes
achetaient à des bergers, pour les brûler devant le saint.
La nuit venue, de toutes parts s'allumaient des feux, des torches,
des lanternes, et ce n'était plus qu'ombres rouges et formes noires
Debout au milieu d'un cercle d'auditeurs accroupis, un vieillard,
le visage éclairé par un lampion fumeux, contait comment jadis
Bitiou enchanta son cœur, se l'arracha de la poitrine, le mit dans
un acacia et puis se changea lui-même en arbre. 11 faisait de grands
gestes, que son ombre répétait avec des déformations risibles, et
l'auditoire émerveillé poussait des cris d'admiration. Dans les ca-
barets, les buveurs, couchés sur des divans, se faisaient servir de
la bière et du vin. Des danseuses, les yeux peints et le ventre nu,
représentaient devant eux des scènes religieuses et lascives. A
l'écart, des jeunes hommes jouaient aux dés ou à la mourre, et
des vieillards suivaient dans l'ombre les prostituées. Seule, au-
dessus de ces formes agitées s'élevait l'immuable colonne ; la tête
aux cornes de vache regardait dans l'ombre et au-dessus d'elle
Paphnuce veillait, entre le ciel et la terre. Tout à coup la lune se
lève sur le Ml, semblable à l'épaule nue d'une déesse. Les col-
lines ruissellent de lumière et d'azur et Paphnuce croit voir la
chair de Thaïs étinceler dans les lueurs des eaux, parmi les saphirs
de la nuit.
Les jours s'écoulaient et le saint demeurait sur son pilier. Quand
vint la saison des pluies, l'eau du ciel, passant à travers les fentes
de la toiture, inonda son corps; ses membres engourdis devin-
rent incapables de mouvement. Brûlée par le soleil, rongée par la
rosée, sa peau se fendait ; de larges ulcères dévoraient ses bras et
ses jambes. Mais le désir de Thaïs le consumait intérieurement, et
il criait :
— Ce n'est pas assez. Dieu puissant ! Encore des tentations !
Encore des pensées immondes ! Encore de monstrueux désirs ! Sei-
gneur, fais passer en moi toute la luxure des hommes, afin que
je l'expie toute l S'il est faux que la chienne d'Argos ait pris sur
elle les péchés du monde, comme je l'ai entendu dire à certain
618 KEVUE DES DEUX MONDES.
forgeron d'impostures, celte fable contient pourtant un sens caché
dont je reconnais aujourd'hui l'exactitude. Car il est vrai que les
infamies des peuples entrent dans l'âme des saints pour s'y perdre
comme dans un puits. Aussi, les âmes des justes sont-elles souil-
lées de plus de fange que n'en conthit jamais l'àme d'un pécheur.
Et c'est pourquoi je te glorifie, mon Dieu, d'avoir fait de moi
l'égout de l'univers.
Mais voici qu'une grande rumeur s'éleva un jour dans la ville
sainte et monta jusqu'aux oreilles de l'ascète : un très grand per-
sonnage, un homme des plus illustres, le préfet de la flotte
d'Alexandrie, Lucius-Aurélius Cotta, va venir, il vient, il approche!
La nouvelle était vraie. Le vieux Cotta, parti pour inspecter les
canaux et la navigation du ^'il, avait témoigné à plusieurs reprises
le désir de voir le stylite et la nouvelle ville, à laquelle on donnait
le nom de Stylopolis. Un matin, les Stylopolitains virent le fleuve
tout couvert de voiles. A bord d'une galère dorée et tendue de
pourpre, Cotta apparut, suivi de sa flottille. Il mit pied à terre et
s'avança accompagné d'un secrétaire qui portait ses tablettes et
d'Aristée, son médecin, avec qui il aimait à converser. Une suite
nombreuse marchait derrière lui et la berge était couverte de lati-
claves et de costumes militaires. A quelques pas de la colonne, il
s'arrêta et se mit à examiner le stylite en s'épongeant le front avec
un pan de sa toge. D'un esprit naturellement cm'ieux, il avait beau-
coup observé dans ses longs voyages. 11 ahnait à se souveuir et
méditait d'écrire, après l'histoire punique, un livre des choses sin-
gulières qu'il avait vues. Il semblait s'intéresser beaucoup au spec-
tacle qui s'offrait à lui.
— Voilà qui est étrange! disait-il, tout suant et soufflant. Et, —
circonstance digne d'être rapportée, — cet homme est mon hôte.
Oui, ce moine vint souper chez moi l'an passé ; après quoi il enleva
une comédienne.
Et, se tournant vers son secrétaire :
— Note cela, enfant, sur mes tablettes ; ainsi que les dimensions
de la colonne, sans oublier la forme du chapiteau.
Puis, s'épongeant le front de nouveau :
— Des personnes dignes de foi m'ont assuré que depuis un an
qu'il est monté sur cette colonne, notre moine ne l'a pas quittée
un moment. Aristée, cela est-il possible?
— Cela est possible à un fou et à un malade, répondit Aristée,,
et ce serait impossible à un homme sain de corps et d'esprit. Ne
sais-tu pas, Lucius, que les maladies de l'âme et du corps comr-
muniquent à ceux qui en sont affligés des pouvoirs que ne pos-
sèdent pas les hommes bien portans. Et à vrai dire, il n'y a réel-
Iciiaent ni bomie ni mauvaise santé. Il y a seulement des états-
THAl'S. 619
diiïerens des organes. A force d'étudier ce qu'on nomme les ma-
ladies, j'en suis arrivé à les considérer comme les formes néces-
saires de la vie. Je prends plus de plaisir à les étudier qu'à les
combattre. Il y en a qu'on ne peut observer sans admiration et qui
cachent, sous un désordre apparent, des harmonies profondes, et
c'est certes une belle chose qu'une fièvre quarte ! Parfois certaines
aftections du corps déterminent une exaltation subite des facultés
de l'esprit. Tu connais Créon. Enfant, il était bègue et stupide.
Mais s'étant fendu le crâne en tombant du haut d'un escalier, il
devint l'habile avocat que tu sais. Il faut que ce moine soit atteint
dans quelque organe caché. D'ailleurs, son genre d'existence n'est
pas aussi singulier qu'il te semble, Lucius. Rappelle-toi les gymno-
sophistes de l'Inde qui peuvent garder une entière immobilité, non
point seulement le long d'une année, mais dm-ant vingt, trente et
quarante ans.
— Par Jupiter! s'écria Cotta, voilà une grande aberration! Car
riiomme est né pour agir et l'inertie est un crime impardonnable,
puisqu'il est commis au préjudice de l'État. Je ne sais trop à quelle
croyance rapporter une pratique si funeste. Il est vraisemblable
qu'on doit la rattacher à certains cultes asiatiques. Du temps que
j'étais gouverneur de Syrie, j'ai vu d'impurs symboles érigés sur
les propylées de la ville d'Héra. Un homme y monte deux fois
l'an et y demeure pendant sept jours. Le peuple est persuadé que
cet homme, conversant avec les dieux, obtient de lem* providence
la prospérité de la Syrie. Cette coutume me parut dénuée de rai-
son ; toutefois, je ne fis rien pour la détruire. Car j'estime qu'un
fonctionnaire doit, non point abolir les usages des peuples, mais
au contraire en assurer l'observation. Il n'appartient pas au gou-
vernement d'imposer des croyances; son devoir est de donner
satisfaction à celles qui existent et qui, bonnes ou mauvaises, ont
été déterminées par le génie des temps, des lieux et des races.
S'il entreprend de les combattre, il se montre révolutionnaire par
l'esprit, tyrannique dans ses actes, et il est justement détesté.
D'ailleurs, comment s'élever au-dessus des superstitions du vul-
gaire, sinon en les comprenant et en les tolérant? Aristée, je suis
d'avis qu'on laisse ce néphélococcygien en paix dans les airs,
exposé seulement aux offenses des oiseaux. Ge n'est point en le
violentant que je prendrai avantage sur Lui, mais bien en me ren-
dant compte de -ses pensées et de ses croyances.
Il souffla, toussa, posa la main sur l'épaule de son secrétaire :
— Enfant, note que dans certaines sectes chrétiennes, il est
lecommandablc d'enlever des courtisanes et de vivre sur des co-
lonnes. Tu peux ajouter que ces usages supposent le culte desdivi-
020 REVUE DES DEUX MONDES.
nités génésiques. Mais, à cet égard, nous devons l'interroger lui-
même.
Puis, levant la tête et portant sa main sur ses yeux, pour n'être
point aveuglé par le soleil, il enfla sa voix :
— Holà! Paphnuce. S'il te souvient que tu fus mon hôte, ré-
ponds-moi. Que fais-tu là-haut? Pourquoi y es-tu monté et pour-
quoi y demeures-tu ?
Paphnuce, considérant que Cotta était idolâtre, ne daigna pas
lui faire de réponse. Mais Flavien , son disciple , s'approcha
et dit :
— Illustrissime seigneur, ce saint homme prend les péchés du
monde et guérit les maladies.
— Par Jupiter! tu l'entends, Aristée, s'écria Cotta. Le néphélo-
coccygien exerce, comme toi, la médecine ! Que dis-tu d'un con-
frère si élevé?
Aristée secoua la tête :
— Il est possible qu'il guérisse mieux que je ne fais moi-même |
certaines maladies, telles, par exemple, que l'épilepsie, nommée
vulgairement mal divin, bien que toutes les maladies soient éga-
lement divines, car elles viennent toutes des dieux. Mais la cause!
de ce mal est en partie dans l'imagination, et tu reconnaîtras, Lu-j
cius, que ce moine ainsi juché sur cette tête de déesse frappe l'ima-l
gination des malades plus fortement que je ne saurais le faire
courbé dans mon officine sur mes mortiers et mes fioles. Il y a des
forces, Lucius, infiniment plus puissantes que la raison et que la
science.
— Lesquelles? demanda Cotta.
— L'ignorance et la folie, répondit Aristée.
— J'ai rarement vu quelque chose de plus curieux que ce que
je vois en ce moment, reprit Cotta, et je souhaite qu'un jour un
écrivain habile raconte la fondation de Stylopolis. Mais les spec-
tacles les plus rares ne doivent pas retenir plus longtemps qu'il ne
convient un homme grave et laborieux. Allons inspecter les ca-
naux. Adieu, bon Paphnuce! ou plutôt, au revoir. Si jamais, redes-
cendu sur la terre, tu retournes à Alexandrie, ne manque pas,
je t'en prie, de venir souper chez moi.
Ces paroles, entendues par les assistans, passèrent de bouche
en bouche et, publiées par les fidèles, ajoutèrent une incompa-
rable splendeur à la gloire de Paphnuce. De pieuses imaginations
les ornèrent et les transformèrent, et l'on contait que le saint, du
haut de sa stèle, avait converti le préfet de la flotte à la foi des
apôtres et des pères de iXicée. Les croyans donnaient aux der-
nières paroles d'AuréUus Cotta un sens figuré : dans leur bouche,
'■
iii
THAÏS. 621
le souper auquel ce personnage avait convié l'ascète devenait une
sainte communion, des agapes spirituelles, un banquet céleste.
On enrichissait le récit de cette rencontre de circonstances mer-
veilleuses auxquelles ceux qui les imaginaient ajoutaient foi les
premiers. On disait qu'au moment où Cotta, après une longue
dispute, avait confessé la vérité, un ange était venu du ciel essuyer
la sueur de son front. On ajoutait que le médecin et le secrétaire
du préfet de la flotte l'avaient suivi dans sa conversion. Et, le mi-
racle étant notoire, les diacres des principales églises de Libye en
rédigèrent les actes authentiques. On peut dire sans exagération
que, dès lors, le monde entier fut saisi du désir de voir Paphnuce,
et qu'en occident comme en orient, tous les chi'é tiens tournaient
vers lui leurs regards éblouis. Les plus illustres cités d'Italie lui
envoyèrent des ambassadeurs et le césar de Rome, le divin Cons-
tant, qui soutenait l'orthodoxie chrétienne, lui écrivit une lettre
que des légats lui remirent avec un grand cérémonial. Or, une
nuit, tandis que la ville éclose à ses pieds dormait dans la rosée,
il entendit une voix qui disait :
— Paphnuce, tu es illustre par tes œuvres et puissant par la
parole. Dieu t'a suscité pour faire éclater sa gloire. Il t'a choisi
pour opérer des miracles, guérir les malades, convertir les païens,
éclairer les pécheurs, confondre les ariens et rétablir la paix de
l'Église.
Paphnuce répondit:
— Que la volonté de Dieu soit faite !
La voix reprit :
— Lève-toi, Paphnuce, et va trouver dans son palais l'impie
Constance, qui, loin d'imiter la sagesse de son frère Constant, favo-
rise l'erreur d'Arius et de Marcus. Va! Les portes d'airain s'ouvri-
ront devant toi et tes sandales résonneront sur le pavé d'or des ba-
siliques, devant le trône des césars, et ta voix redoutable changera
le cœur du fils de Constantin. Tu régneras sur l'Eglise pacifiée et
puissante. Et, de même que l'âme conduit le corps, l'Eglise gouver-
nera l'Empire. Tu seras placé au-dessus des sénateurs, des comtes
et des patrices. Tu feras taire la faim du peuple et l'audace des
barbares. Le vieux Cotta, sachant que tu es le premier dans le
gouvernement, recherchera l'honneur de te laver les pieds. A ta
mort, on portera ton cilice au patriarche d'Alexandrie, et le grand
Athanase, blanchi dans la gloire, le baisera comme les reliques
d'un saint. Val
Paphnuce répondit :
— Que la volonté de Dieu soit accomplie î
Et, faisant effort pour se mettre debout, il se préparait à des-
cendre. Mais la voix, devinant sa pensée, lui dit :
622 REVUE DES DEUX MONDES.
— Surtout, ne descends point par cette échelle. Ce serait agir
comme un homme ordinain' et méconnaître les dons qui sont en
toi. Mesure mieux ta puissance, angclique Paphnuce. Un aussi
-grand saint que tu es doit voler dans les airs. 'Bautc; les anges
sont là pour te soutenir. Saute donc !
Paphnuce répondit :
— Que la volonté de Dieu règne sur la terre et dans' les eieux !
Balançant ses longs bras étendus comme les ailes dépenaillées
d'un grand oiseau malade, il allait s'élancer quand tout à coup un
ricanement hideux résonna à son oreille. Epouvanté, il demanda :
— Qui donc rit ainsi?
— Ah ! ah ! glapit la voix, nous ne sommes encore qu'au début
ide notre amitié ; tu feras un jour plus intime connaissance avec
moi. Très cher, c'est moi qui t'ai fait monter ici et je dois te témoi-
gner toute ma satisfaction de la docilité avec laquelle tu accomplis
mes désirs. Paphnuce, je suis content de toi !
Pvaphnuce murmura d'une voix étranglée par la peur :
— Arrière, arrière ! Je te reconnais : tu es celui qui porta Jésus
sur le pinacle du temple et lui montra tous les royaumes de ce
-monde.
i II. retomba consterné sur la pierre.
— Gomment ne l'ai-je pas reconnu plus tôt? songeait-il. Plus
misérable que ces aveugles, ces sourds, ces paralytiques qui espè-
rent en moi, j'ai perdu le sens des choses surnaturelles, et plus
dépravé que les maniaques qui mangent de la terre et s'approchent
des cadavres, je ne distingue plus les clameurs de l'enfer des voix
du ciel. J'ai perdu jusqu'au discernement du nouveau-né qui pleure
quand on le tire du sein de sa nourrice, du chien qui flaire la
traoe de son maître, de la plante qui se tourne vers le soleil. Je
suis le jouet des diables. Ainsi, c'est Satan qui m'a conduit ici.
Quand il me hissait sur ce faîte, la luxure et l'orgueil y montaient
à mon côté. Ce n'est pas la grandeur de mes tentations qui me
consterne. Antoine sur sa montagne en subit de pareilles. Et je veux
bien que leurs épées transpercent ma chair sous le regard des
anges. J'en suis arrivé même à chérir mes tortures. Mais Dieu se
tait et son silence m'étonne. Il me quitte, moi qui n'avais que lui;
il me. laisse seul, dans l'horreur de son absence. Il me fuit. Je veux
courir après lui. Cette pierre me brûle les pieds. Vite, partons,
rattrapons Dieu.
Aussitôt, il saisit l'échelle qui demeurait appuyée à la colonne, y
posa les pieds et ayant franchi un échelon, il se trouva face à lace
avec la bête : elle souriait étrangement. Il lui fut certain alors
quexe qu'il avait pris pour le siège de son repos et de sa gloire
n'était que l'instrument diabolique de son trouble et de sa dam-
THAÏS. 623
nation. Il descendit à la hâte tous les degrés et toucha le sol.
Ses pieds avaient oublié la terre; ils chancelaient. Mais sentant
sur lui l'ombre de la colonne maudite, il les forçait à courir.
Tout dormait. Il traversa sans être vu la grande place entourée de
cabarets, d'hôtelleries et de caravansérails et se jeta dans une ruelle
qui. montait vers les collines libyques. Un cliien, qui le poursuivait
en aboyant, ne s'arrêta qu'aux premiers sables du désert. Et Paph-
nu.ce s'en alla par la contrée où il n'y a de route que la piste des
bêtes sauvages. Laissant derrière lui les cabanes abandonnées par
les faux monnayeurs, il poursuivit toute la nuit et tout le jour sa
fuite désolée. Enfln, près d'expirer de faim, de soif et de l'atigue
et ne sachant pas encore si Dieu était loin, il découvrit une ville
muette qui s'étendait à droite et à gauche et s'allait perdre dans la
pourpre de l'horizon. Les demeures, largement isolées et pareilles
les unes aux autres, ressemblaient à des pyramides coupées à la
moitié de leur hauteur. C'étaient des tombeaux. Les portes en étaient
brisées et l'on voyait dans l'ombre des salles luire les yeux des
hyènes et des loups qui nourrissaient leurs petits, tandis que les
morts gisaient sur le seuil, dépouillés par les brigands et rongés
par les bêtes. Ayant traversé cette ville funèbre, Paphnuce tomba
exténué devant un tombeau qui s'élevait à l'écart près d'une source
couronnée de palmiers. Ce tombeau était très orné, et comme il
n'avait plus de porte, on apercevait du dehors une chambre
peinte, dans laquelle nichaient des serpens.
— Voici, souph'a-t-il, ma demeure d'élection, le tabernacle de,
mon repentir et de ma pénitence.
11 s'y traîna, chassa du pied les reptiles et demeura prosterné
sur la dalle pendant dix-huit heures, au bout desquelles il alla à
la fontaine boire dans le creux de sa main. Puis il cueillit des dattes
et quelques tiges de lotus dont il mangea les graines.
Pensant que ce genre de vie était bon, il en fit la règle de son
existence. Depuis le matin jusqu'au soir, il ne levait point son front
de dessus la pierre.
Or, un jour qu'il était ainsi prosterné, il entendit une voix qui
disait :
— Regarde ces images afin de t'instruire.
Alors, levant la tête, il vit sur les parois de la chambre des pein-
tures qui représentaient des scènes riantes et familières. C'était un
ouvrage très ancien et d'une merveilleuse exactitude. On y remar-
quait des cuisiniers qui soufflaient le feu, en sorte que leurs joues
étaient toutes gonflées; d'autres plumaient des oies ou faisaient
cuire des quartiers de mouton dans des marmites. Plus loin, un
chasseur rapportait sur ses épaules une gazelle percée de flèches.
Là, des paysans s'occupaient aux semailles, à la moisson, à a ré-
62ll REVUE DES DEUX MONDES.
coite. Ailleurs, aes femmes dansaient au son des violes, des flûtes
et de la harpe. Une jeune fille jouait du théorbe. La fleur du lotus
brillait dans ses cheveux noirs, finement nattés, sa robe transpa-
rente laissait voir les formes pures de son corps. Son sein, sa
bouche étaient en fleur. Son bel œil regardait de face sur un visage
tourné de profil. Et cette figure était exquise. Paphnuce, l'ayant
considérée, baissa les yeux et répondit à la voix :
— Pourquoi m'ordonnes-tu de regarder ces images ? Sans doute
elles représentent les journées terrestres de l'idolâtre dont le corps
repose ici sous mes pieds, au fond d'un puits, dans un cercueil de
basalte noir. Elles rappellent la vie d'un mort et sont, malgré leurs
vives couleurs, les ombres d'une ombre. La vie d'un mort ! 0 va-
nité !..
— Il est mort, mais il a vécu, reprit la voix, et toi, tu mourras,
et tu n'auras pas vécu.
A compter de ce jour Paphnuce n'eut plus un moment de repos.
La voix lui parlait sans cesse. La joueuse de théorbe, de son œil aux
longues paupières, le regardait fixement.
A son tour elle parla:
— Vois: je suis mystérieuse et belle. Aime-moi; épuise dans
mes bras l'amour qui te tourmente. Que te sert de me craindre? Tu
ne peux m'échapper. Je suis la beauté de la femme. Ou penses-tu
me fuir, insensé ? Tu retrouveras mon image dans l'éclat des fleurs
et dans la grâce des palmiers, dans le vol des colombes, dans les
bonds des gazelles, dans la fuite onduleuse des ruisseaux, dans les
molles clartés de la lune, et, si tu fermes les yeux, tu la retrouve-
ras en toi-même. Il y a mille ans que l'homme qui dort ici, entouré
de bandelettes, dans un lit de pierre noire, m'a pressé sur son
cœur. Il y a mille ans qu'il a reçu le dernier baiser de ma bouche
et son sommeil en est encore parfumé. Tu me connais bien, Paph-
nuce. Comment ne m'as-tu pas reconnue? Je suis une des innom-
brables incarnations de Thaïs. Tu es un moine instruit et très avancé
dans la connaissance des choses. Tu as voyagé, et c'est en voyage
qu'on apprend le plus ; souvent une journée qu'on passe dehors
apporte plus de nouveautés que dix années pendant lesquelles on
reste chez soi. Or tu n'es pas sans avoir entendu dire que Thaïs a
vécu jadis dans Argos sous le nom d'Hélène. Elle eut dans Thèbes
Hécatompyle une autre existence. Et Thaïs de Thèbes, c'était moi.
Comment ne l'as-tu pas deviné? J'ai pris, vivante, ma large part
des péchés du monde et maintenant, réduite ici à l'état d'ombre,
je suis encore très capable de prendre tes péchés, moine bien-aimé.
D'où vient ta surprise ? Il était pourtant certain que partout où tu
irais tu retrouverais Thaïs.
11 se frappait le front contre la dalle et criait d'épouvante. Et
THAÏS. 625
chaque nuit la joueuse de Ihéorbe quittait la muraille, s'approchait
et parlait d'une voix claire mêlée de souilles frais. Et, comme le
saint homme résistait aux tentations qu'elle lui donnait, elle lui
dit ceci :
— Aime-moi; cède, ami. Tant que tu me résisteras, jeté tour-
menterai. Tu ne sais pas ce que c'est que la patience d'une morte.
J'attendrai, s'il le faut, que tu sois mort. Étant magicienne, je sau-
rai faire entrer dans ton corps sans vie un esprit qui l'animera de
nouveau et qui ne me refusera pas ce que je t'aurai demande en
vain. Et songe, Paphnuce, à l'étrangeté de ta situation, quand ton
âme bienheureuse verra du haut du ciel son propre corps se livrer
au péché. Dieu, qui a promis de te rendre ce corps après le
jugement dernier et la consommation des siècles, sera lui-même
fort embarrassé. Comment pourra-t-il installer dans la gloire
céleste une forme humaine habitée par un diable et gardée par
une sorcière? Tu n'as pas songé à cette difficulté. Dieu non plus,
peut-être. Entre nous, il n'est pas bien subtil. La plus simple ma-
gicienne le trompe aisément, et, s'il n'avait ni son tonnerre, ni
les cataractes du ciel, les marmots des villages lui tireraient la
barbe. Certes, il n'a pas autant d'esprit que le vieux serpent, son
adversaire. Celui-là est un merveilleux artiste. Je ne suis si belle
que parce qu'il a travaillé à ma parure. C'est lui qui m'a enseigné
à natter mes cheveux et à me faire des doigts de rose et des ongles
d'agate. Tu l'as trop méconnu. Quand tu es venu te loger dans ce
tombeau, tu as chassé du pied les serpens qui y habitaient, sans
t'inquiéter de savoir s'ils étaient de sa famille, et tu as écrasé leurs
œufs. Je crains, mon pauvre ami, que tu ne te sois mis une mé-
chante affaire sur les bras. On t'avait pourtant averti qu'il était
musicien et amoureux. Qu'as-tu fait ? Te voilà brouillé avec la
science et la beauté. Tu es tout à fait misérable, et laveh ne vient
point à ton secours. 11 n'est pas probable qu'il vienne. Étant aussi
grand que tout, il ne peut bouger, faute d'espace, et si, par im-
possible, il faisait le moindre mouvement, toute la création serait
bousculée. Mon bel ermite, donne-moi un baiser.
Paphnuce n'ignorait pas les prodiges opérés par les arts ma-
giques. 11 songeait, dans sa grande inquiétude :
Peut-être le mort enseveli à mes pieds sait-il les paroles écrites
dans ce livre mystérieux, qui demeure caché non loin d'ici au fond
d'une tombe royale. Par la vertu de ces paroles, les morts, repre-
nant la forme qu'ils avaient sur la terre, voient la lumière du soleil
et le sourire des femmes.
Sa peur était que la joueuse de théorbe et le mort pussent se
TOME xciv. — 1889. /jO
^
<.
626 REVUE DES DEUX MONDES.
joindre, comme de leur vivant et parfois, il croyait entendi-e le
souille léger des baisers. Tout lui était trouble, et maintenant, en
l'absence de Dieu, il craignait de penser autant que de sentit-.
Certain soii*, comme il se tenait prosterné selon sa coutume, une
voix inconnue lui dit :
— Paplmuce, il y a sur la terre plus de peuples que tu ne crois,
et, si je te montrais ce que j"ai vu, tu mourrais d'épouvante. Il y a
des hommes qui portent, au milieu dti front, tm œil miique. Il y a
des hommes qui n'ont qu'une jambe et marchent en sautant; il y
a des hommes qui changent de sexe, et de femelles de^iemient
mâles. Il y a des hommes arbres qui poussent des racines en
terre. Et il y a des hommes sans tête, avec deux yeux, un nez, une
bouche sur la poitrine. De bonne foi, crois-tu que Jésus-Christ soit
mort pour le salut de ces hommes'?
C'est ainsi que Paplmuce était tenté sans trêve dans son corps et
dans son esprit. La solitude de ce tombeau était plus peuplée
qu'un carrefour degrande ville. Les démons y poussaient de grands
éclats de rire, et des milliers de larves, d'empuses, de lémures, y
accomplissaient le simulacre de tous les travaux de la vie. Le soù",
quand il allait à la fontaine, des satyres, mêlés à des faunesses,
dansaient autour de lui et l'entraînaient dans leurs rondes lascives.
Les démons ne le craignaient plus. Ils l'accablaient de railleries,
d'injures obscènes et de coups. Ln jour, un diable qui n'était pas
plus haut que le bras lui vola la corde dont il se ceignait les reins.
Il songeait :
— Pensée, où m'as-tu conduit?
Et il résolut de travailler de ses mains afin de procurer à son
esprit le repos dont il avait besoin. Près de la fontaine, des bana-
niers aux larges feuilles croissaient dans l'ombre des palmes. Il en
coupa des tiges, qu'il porta dans le tombeau. Là, il les broya sous
une pierre et les réduisit en minces lilamens, connue il l'avait vu
faire aux cordiers, car il se proposait de fabriquer une corde en
place de celle qu'un diable lui avait volée. Les démons en éprou-
vèrent quelque contrariété : ils cessèrent leur vacarme, et la joueuse
de théorbe elle-même, renonçant à la magie, resta tranquille sur la
paroi peinte. Paphnuce, tout en écrasant les liges des bananiers,
rassurait son courage et sa foi.
— Avec le secours du ciel, se disait-il, je dompterai la chair.
Quant à l'àme, elle a gardé l'espérance. En vain les diables, en
vain cette damnée voudraient m'inspuer des doutes sur la natm-e
de Dieu. Je leur répondi-ai par la bouche de l'apôtre Jean : « Au
commencement était le Verbe et le Verbe était Dieu. » C'est ce que
je crois fermement; et, si ce que je crois est absurde, je le crois
THAÏS. 6*27
plus fermement encore. Et, pour mieux dire, il faut que ce soit
absurde. Sans cela, je ne le croirais pas : je le saurais. Or ce que
l'on sait ne donne point la vie, et c'est la foi seule qui sauve.
Il exposait au soleil et à la rosée les fibres détachées, et chaque
matin il prenait soin de les retourner pour les empêcher de pour-
rir, et il se réjouissait de sentir renaître en lui la simplicité de l'en-
fance.
Quand il eut tissé sa corde, il coupa des roseaux pour en faire
des nattes et des corbeilles. La chambre sépulcrale ressemblait à
l'atelier d'un vannier, et Paphnuce y passait aisément du travail à la
prière. Pourtant Dieu ne lui était pas favorable, car une nuit il fut
réveillé par une voix qui le glaça d'horreitr : il avait de\dné que
c'était celle du mort. La voix faisait entendre un appel rapide, un
chuchotement léger :
— Hélène! Hélène! ^iens te baigner avec moi ! Viens vite !
Une femme, dont la bouche ellleurait l'oreille du moine, ré-
pondit :
— Ami, je ne puis me lever; un homme est près de moi.
Tout à coup, Paphnuce s'aperçut que sa joue reposait sur le
sein d'une femme. Il reconnut la joueuse de théorbe, qui, dégagée
à demi, soulevait sa poitrine. Alors, il étreignit désespérément cette
fleur de chair tiède et parfumée, et, consumé du désir de la dam-
nation, il cria :
— Reste! reste, mon ciel!
Mais elle était déjà debout, sur le seuil. Elle riait, et les rayons
de la lune argentaient -son sourù-e.
— A quoi bon rester? disait-elle. L'ombre d'une ombre suffit à
un amoureux doué d'une si vive imagination.
Paphnuce pleura dans la nuit; et, quand vint l'aulne, il exhala
une prière plus douce qu'une plainte :
— Jésus, mon Jésus, pourquoi m'abandonnes-tu? Tu vois le
danger où je suis. Viens me secourir, doux sauveur. Puisque ton
père ne m'aime plus, puisqu'il ne m'écoute pas, songe que je n'ai
que toi. De lid à moi, rien n'est possible; je ne puis le com-
prendre et il ne peut me plaindre. Mais toi, tu es né d'une femme,
et c'est pourquoi j'espère en toi. Souviens-toi qiie tu as été homme.
Je t'implore, non parce que tu es Dieu de Dieu, lumière de lumière.
Dieu vrai du Dieu vrai, mais parce que tu vécus pauvre et faible
sur cette terre où je souffre, parce que Satan voulut tenter ta
chair, parce que la sueur de l'agonie glaça ton front. C'est ton hu-
manité que je prie, mon Jésus, mon frère Jésus.
Après qu'il eutpiié ainsi, en se tordant les mains, un formidable
léclat de rire ébranla les murs du tombeau, et la voix qui avait
résonné sur le faîte de la colonne dit en ricanant :
628 REVUE DES DEUX MONDES.
— Voilà une oraison digne du bréviaire de Marcus l'iiérétique.
Paplinuce est arien, Paphnuce est arien !
Comme frappé de la foudre, le moine tomba inanimé. . . .
Quand il rouvrit les yeux, il vit autour de lui des religieux re-
vêtus de cuculles noires qui lui versaient de l'eau sur les tempes
et récitaient des cxorcismes. Plusieurs se tenaient dehors, portant
des palmes.
— Comme nous traversions le désert, dit l'un d'eux, nous avons
entendu des cris dans ce tombeau, et, étant entrés, nous t'avons vu
gisant inerte sur la dalle. Sans doute des démons t'avaient ter-
rassé et ils se sont enfuis à notre approche.
Paphnuce, soulevant la tête, demanda d'une voix faible :
— Mes frères, qui êtes-vous? Et pourquoi tenez-vous des palmes
dans vos mains. N'est-ce point en 'sue de ma sépulture?
II lui fut répondu :
— Frère, ne sais-tu pas que notre père Antoine, âgé de cent
cinq ans, et averti de sa fin prochaine, descend du mont Goizin, où
il s'était retiré, et vient bénir les innombrables enfans de son àme.
Nous nous rendons avec des palmes au-devant de notre père spiri-
tuel. Mais toi, frère, comment ignores-tu un si grand événement?
Est-il possible qu'un ange ne soit pas venu t'en avertir dans ce
tombeau ?
— Hélas! répondit Paphnuce, je ne mérite pas une telle grâce et
les seuls hôtes de cette demeure sont des démons et des vampires.
Priez pour moi! Je suis Paphnuce, abbé d'Antinoé, le plus misé-
rable des serviteurs de Dieu.
Au nom de Paphnuce, tous, agitant leurs palmes, murmuraient
des louanges. Celui qui avait déjà pris la parole s'écria avec admi-
ration :
— Se peut-il que tu sois ce saint Paphnuce célèbre par de tels
travaux, qu'on doute s'il n'égalera pas un jour le grand Antoine lui-
même? Très vénérable, c'est toi qui as converti à Dieu la courti-
sane Thaïs et qui, élevé sur une haute colonne, as été ravi par les
séraphins. Ceux qui veillaient, la nuit, au pied de la stèle, virent
ta bienheureuse assomption. Les ailes des anges t'entouraient
d'une blanche nuée et ta droite étendue bénissait les demeures
des hommes. Le lendemain, quand le peuple ne te vit plus, un
long gémissement monta vers la stèle découronnée. Mais Flavien,
ton disciple, publia le miracle et prit à ta place le gouvernement des
moines. Seul, un homme simple, du nom de Paul, voulut contre-
dire le sentiment unanime. Il disait qu'il t'avait vu en rêve emporté
par des diables ; la foule voulait le lapider, et c'est merveille qu'il
ait pu échapper à la mort. Je suis Zozime, abbé de ces solitaire^
THAÏS. 629
que tu vois prosternés à tes pieds. Comme eux, je m'agenouille
devant toi, atin que tu bénisses le père avec les enfans. Puis, tu
nous conteras les merveilles que Dieu a daigné accomplir par ton
entremise.
— Loin de m'avoir favorisé comme tu crois, répondit Paphnuce,
le Seigneur m'a éprouvé par d'effroyables tentations. Je n'ai point
été ravi par les anges. Mais une muraille d'ombre s'est élevée à
mes yeux et elle a marché devant moi. J'ai vécu dans un songe.
Hors de Dieu tout est rêve. Quand je fis le voyage d'Alexandrie,
j'entendis en peu d'heures beaucoup de discours et je connus que
l'armée de l'erreur était innombrable. Elle me poursuit et je suis
environné d'épées,
Zozime répondit :
— Vénérable père, il faut considérer que les saints et spéciale-
ment les saints solitaires subissent de terribles épreuves. Si tu
n'as pas été porté au ciel dans les bras des séraphins, il est cer-
tain que le Seigneur a accordé cette grâce à ton image, puisque
Flavien, les moines et le peuple ont été témoins de ton ravisse-
ment.
Cependant Paphnuce résolut d'aller recevoir la bénédiction d'An-
toine.
— Frère Zozime, dit-il, donne-moi une de ces palmes et allons
au-devant de notre père.
— Allons, répliqua Zozime; l'ordre militaire convient aux moines,
qui sont des soldats par excellence. Toi et moi, étant abbés, nous
marcherons devant. Et ceux-ci nous suivront en chantant des
psaumes.
Ils se mirent en marche et Paphnuce disait :
— Dieu est l'unité, car il est la vérité qui est une. Le monde est
divers, parce qu'il est l'erreur. Il faut se détourner de tous les spec-
tacles de la nature, même des plus innocens en apparence. Leur
diversité, qui les rend agréables, est le signe qu'ils sont mauvais.
C'est pourquoi je ne puis voir un bouquet de papyrus sur les eaux
dormantes sans que mon âme se voile de mélancolie. Tout ce que
perçoivent les sens est détestable. Le moindre grain de sable
apporte un danger. Chaque chose nous tente. La femme n'est que
le composé de toutes les tentations éparses dans l'air léger, sur la
terre fleurie, dans les eaux claires. Heureux celui dont l'âme est
un vase scellé ! Heureux qui sut se rendre muet, aveugle et sourd
et qui ne comprend rien du monde afin de comprendre Dieu!
Zozime, ayant médité ces paroles, y répondit de la sorte :
— Père vénérable, il con^■ient que je t'avoue mes péchés, puisque
tu m'as montré ton âme. Ainsi nous nous confesserons l'un à l'autre
selon l'usage apostolique. Avant que d'être moine, j'ai mené dans
630 REVUE DES DEUX MONDES.
le siècle une vie abominable. A Madaura, ville célèbre par ses cour-
tisanes, je recherchais toutes sortes d'amours. Chaque nuit, je sou-
pais en compagnie de jeunes débauchés et de joueuses de flûte et
je ramenais chez moi celle qui m'avait plu davantage. Un saint tel
que toi n'imaginerait jamais jusqu'où m'emportait la fureur de mes
désirs. Il me suffira de te dire qu'elle n'épargnait ni les matrones
ni les religieuses et se répandait en adultères et en sacrilèges.
J'excitais par le vin l'ardeur de mes sens et l'on me citait avec rai-
son pour le plus grand buveur de Madaura. Pourtant j'étais chre-
tien et je gardais, dans mes «garemens, ma foi en Jésus crucifié.
Ayant dévoré mes biens en débauches, je ressentais déjà les pre-
mières atteintes de la pauvreté, quand je vis le plus robuste de
mes compagnons de plaisir dépérir rapidement aux atteintes d'un
mal terrible. Ses genoux ne le soutenaient plus. Ses mains inquiètes
refusaient de le servir; ses yeux obscurcis se fermaient. 11 ne tirait
plus de sa gorge que d'affreux mugissemens. Son esprit, plus pe-
sant que son corps, sommeillait. Car pour le châtier d'avoir vécu
comme les bêtes, Dieu l'avait changé en bête. La perte de mes
biens m'avait déjà inspiré des réflexions salutaires, mais l'exemple
• de mon ami fut plus précieux encore : il fit une telle impression
sur mon cœur que je quittai le monde et me retirai dans le désert.
J'y goûte depuis vingt ans une paix que rien n"a troublée. J'exerce
avec mes moines les professions de tisserand, d'architecte, de char-
pentier et même de scribe^ quoiqu'à vrai dire j'aie peu de goût
pour l'écriture, ayant toujours à la pensée préféré l'action. Mes
jours sont pleins de joie et mes nuits sont sans rêves et j'estime
que la grâce du Seigneur est en moi, parce qu'au milieu des péchés
les plus horribles j'ai toujours gardé l'espérance.
En entendant ces paroles, Paphnuce leva les yeux au ciel et mur-
mura :
— Seigneur, cet homme souillé de tant de crimes, cet adultère,
ce sacrilège, tu le regardes avec douceur, et tu te détournes de
moi, qui ai toujours observé tes commandemens ! Que ta justice
est obscure, ô mon Dieu! et que tes voies sont mipénétrables !
Zozime étendit les bras :
— Regarde_, père vénérable : on dirait, des deux côtés de l'ho-
rizon, des files noù-es de fourmis émigrantes. Ce sont nos frères qui
vont, comme nous, au-devant d'Antoine.
Quand ils parvinrent au lieu du rendez-vous, ils découvrirent
un spectacle magnifique. L'armée des religieux s'étendait sur trois
rangs en un demi-cercle mimense. Au premier rang se tenaient
les anciens du désert, la crosse à la main ; et leurs barbes pen-
daient jusqu'à terre. Les moines gouvernés par les abbés Ephrem
et Sérapion, ainsi que tous les cénobites du Nil, formaient la
THAÏS. 631
seconde ligne. Derrière eux apparaissaient les ascètes, venus des
rochers lointains. Les uns portaient sur leurs corps noircis et des-
séches d'informes lambeaux, d'autres n'avaient pour vêtement que
des roseaux Hés en botte avec des viormes. Plusieurs étaient nus,
mais Dieu les avait couverts d'un poil épais comme la toison des
brebis. Ils tenaient tous à la main une palme verte ; l'on eût dit
un arc-en-ciel d'émeraude et ils étaient comparables aux chœurs
des éluS', aux murailles vivantes de la cité de Dieu.
Il régiîait dans l'assemblée un ordre si parfait que Paphnuce
trouva sans peine les moines de son obéissance. Il se plaça près
d'eux, après avoir pris soin de cacher son visage sous sa cuculle
pour demeurer inconnu et ne point troubler leur pieuse attente. Tout
à- coup s'éleva une immense clameur :
— Le saint! criait-on de toutes parts! le saint! voilà le grand
saint ! voilà celui contre lequel l'Enfer n'a point prévalu, le bien-
aime de Dieu! Notre père Antoine!
Puis un grand silence se fit et tous les fronts se prosternèrent
dans le sable.
Du faîte d'une colline, dans l'immensité déserte, Antoine s'avan-
çait soutenu par ses disciples bien-aimés, Macaire et Amathas. Il
marchait à pa« lents, mais sa taille était droite encore et l'on sen-
tait en lui les restes d'une force surhumaine. Sa barbe blanche
s'étalait sur sa large poitrine; son crâne poli jetait des rayons de
lumière comme le front de Moïse. Ses veux avaient le regard de
l'aigle ; le sourire de l'enfant brillait sur ses joues rondes. Il leva,
pour bénh- son peuple, ses bras fatigués par un siècle de travaux
inouïs et sa voix jeta ses derniers éclats dans cette parole d'amour :
— Que tes pavillons sont beaux, ô Jacob !' Que tes tentes sont
ainiables, ô Israël !
Aussitôt d'un bout à l'autre de la muraille animée retentit, comme
un grondement harmonieux de tonnerre, le psaume BcMiis vir qui
limet Doniiiiiun.
Cependant, accompagné de Macaire et d'Amathas, Antoine par-
courait les rangs des moines, des anachorètes et des cénobites.
Ce voyant qui avait vu le ciel et l'enfer, ce solitaire qui, du creux d'un
rocher, avait gouverné l'égHse chrétienne, ce saint qui avait sou-
tenu la foi des martyrs aux joui-s de l'épreuve suprême, ce docteur
•dont l'éloquence avait foudroyé l'hérésie, parlait tendrement à cha-
cun de ses lils et leur faisait des adieux ftmiihers, à la veille de sa
rnort bienheureuse que Dieu, qui l'aimait, lui avait enfin promise.
Il disait aux abliés Ephrcm et Sérapion :
— \ous commandez de nombreuses armées et vous êtes tous
deux d'illustres stratèges. Aussi serez-vous revêtus dans le ciel
632 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une armure d'or et l'archange Michel vous donnera le titre de
kiliarques de ses milices.
Apercevant le vieillard Palémon, il l'embrassa et dit :
— Voici le plus doux et le meilleur de mes enfans. Son âme ré-
pand un parfum aussi suave que la fleur des fèves qu'il sème chaque
année.
A l'abbé Zozinie il parla de la sorte :
— Tu n'as pas désespéré de la bonté divine; c'est pourquoi la
paix du Seigneur est en toi. Le lis de tes vertus a fleuri sur le fu-
mier de ta corruption.
Il tenait à tous des propos d'une infaillible sagesse.
Aux anciens il disait :
— ■ L'Apôtre a vu autour du trône de Dieu vingt-quatre vieillards
assis, vêtus de robes blanches et la tête couronnée.
Aux jeunes hommes :
— Soyez joyeux; laissez la tristesse aux heureux de ce monde.
C'est ainsi que, parcourant le front de son armée fdiale, il semait
les exhortations. Paphnuce, le voyant approcher, tomba à genoux,
déchiré entre la crainte et l'espérance.
— Mon père, mon père, cria-t-il dans son angoisse, mon père,
viens à mon secours, car je péris. J'ai donné à Dieu l'âme de Thaïs,
j'ai habité le faîte d'une colonne et la chambre d'un sépulcre. Mon
Iront, sans cesse prosterné, est devenu calleux comme le genou
d'un chameau. Et pourtant Dieu s'est retiré de moi. Bénis-moi, mon
père, et je serai sauvé; secoue l'hysope sur mon front, et je serai
lavé et je brillerai comme la neige.
Antoine ne répondait point. Il promenait sur ceux d'Antinoé ce
regard dont nul ne pouvait soutenir l'éclat. Ayant arrêté sa vue sur
Paul, qu'on nommait le Simple, il le considéra longtemps; puis il
lui fit signe d'approcher. Gomme ils s'étonnaient tous que le saint
s'adressât à un homme privé de sens^ Antoine dit :
■ — Dieu a accordé à celui-ci plus de grâces qu'à aucun de vous.
Lève les yeux, mon fils Paul, et dis ce que tu vois dans le ciel.
Paul le Simple leva les yeux ; son visage resplendit et sa langue
se délia.
— Je vois dans le ciel, dit-il, un lit orné de tentures de pourpre
et d'or. Autour, trois vierges font une garde vigilante, afin qu'au-
cune âme n'en approche, sinon l'élue à qui le lit est destiné.
Croyant que ce lit était le symbole de sa glorification, Paphnuce
rendait déjà grâces à Dieu. Mais Antoine lui fit signe de se taire
et d'écouter le Simple qui murmurait dans l'extase :
— Les trois vierges me parlent ; elles me disent : a Une sainte
est près de quitter la terre ; Thaïs d'Alexandrie va mourir. Et nous
THAÏS. 633
avons dressé le lit de sa gloire, car nous sommes ses vertus, la Foi,
la Crainte, et l'Amour. »
Antoine demanda :
— Doux enfant, que vois-tu encore ?
Paul promena vainement ses regards du zénith au nadir, du cou-
chant au levant, quand tout à coup ses yeux rencontrèrent l'abbé
d'Antinoé. Une sainte épouvante pàht son visage et ses prunelles
reflétèrent des flammes invisibles.
— Je vois, murmura-t-il, trois démons qui, pleins de joie, s'ap-
prêtent à saisir cet homme. Ils sont à la scmblance d'une tour,
d'une femme et d'un mage. Tous trois portent leur nom marqué
au fer rouge, le premier sur le front, le second sur le ventre, le
troisième sur la poitrine, et ces noms sont Orgueil, Luxure et
Doute. J'ai vu.
Ayant ainsi parlé, Paul, les yeux hagards, la bouche pendante,
rentra dans sa simplicité. Et comme les moines d'Antinoé regar-
daient Antoine avec inquiétude, le saint prononça ces seuls mots :
— Dieu a fait connaître son jugement équitable. Nous devons
l'adorer et nous taire.
Il passa. Il allait bénissant. Le soleil, descendu à l'horizon, l'en-
veloppait d'une gloire, et son ombre, démesurément grandie, par
une faveur du ciel, se déroulait derrière lui comme un tapis sans
fm, en signe du long souvenir que ce grand saint devait laisser
parmi les hommes.
Debout, mais foudroyé, Paphnuce ne voyait, n'entendait plus
rien. Cette parole unique emplissait ses oreilles : a Thaïs va mourir. »
Une telle pensée ne lui était jamais venue. Vingt ans, il avait con-
templé une tête de momie et voici que l'idée que la mort éteindrait
les yeux de Thaïs l'étonnait désespérément.
« Thaïs va mourir. » Parole incompréhensible !
« Thaïs va mourir. » En ces trois mots, quel sens terrible et
nouveau! a Thaïs va mourir. » Alors, pourquoi le soleil, les fleurs,
les ruisseaux et toute la création ? a Thaïs va mourir. » A quoi bon
l'univers? Soudain il bondit. «La revoir, la voir encore! » Il se mit
à courir. Il ne savait où il était, où il alhiit; mais l'instinct le con-
duisait avec une entière certitude ; il marchait droit au S'û. Un
essaim de voiles couATaient les hautes eaux du fleuve. 11 sauta dans
une embarcation montée par des Xubiens et là, couché à l'avant, les
yeux dévorant l'espace, il cria de douleur et de rage :
— Fou, fou que j'étais, de n'a\oir pas possédé Thaïs quand il en
était temps encore ! Fou, d'avoir cru qu'il y avait au monde autre
chose qu'elle ! ô démence! j'ai songé à Dieu, au salut de mon âme,
à la vie éternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose
quand on a vu Thaïs. Comment n'ai-je pas senti que l'éternité bien-
634 REVUE DES DEUX MONDES.
heureuse était dans un seul des baisers de cette femme, que sans
elle la vie n'a pas de sens et n'est qu'un mauvais rêve? 0 stupide,
tu l'as vue et tu as désiré les Liens de l'autre monde ! 0 lâche ! tu
l'as A^ue et tu as craint Dieu... Dieu ! le ciel ! qu'est-ce que cela? et
qu'ont-ils à t'offrir qui vaille la moindre parcelle de ce qu'elle t'eût
donné? 0 lamentable insensé, qui cherchais la bonté divine ailleurs
que sur les lèvres de Thaïs! Quelle main était sur tes yeux? Maudit
soit Celui qui t'aveuglait alors ! Tu pouvais acheter au prix de la
damnation un moment de son amour, et tu ne l'as pas fait! Elle
t'ouvrait ses bras, pétris de la cliair et du parfum des fleurs, et tu
ne t'es pas abîmé dans les enchantemens indicibles' de son sein
deviné. Tu as écouté la voix jalouse qui te disait : « Abstiens-toi. »
Dupe, triste dupe ! ô regrets! ô remords ! ô désespoir! N'avoir pas
la joie d'emporter en enfer la mémoire de l'heure inoubliaJ^Ie et de
crier à Dieu : « Brûle ma chair, dessèche tout le sang de mes
veines, fais éclater mes os, tu ne m'ôteras pas le souvenir qui me
parfume et me rafraîchit pour les siècles des siècles!.. »
Thaïs va mourir! ô Dieu, si tu savais comme je me moque
de ton enfer! Thaïs va mourir et elle ne sera jamais à moi, jamais,
jamais !
Et tandis que la barque suivait le courant rapide, il restait des
journées entières, couché sur le ventre, répétant :
— Jamais! jamais! jamais!
Puis à l'idée qu'elle s'était donnée et que ce n'était pas à lui,
qu'elle avait répandu sur le monde des flots d'amour et qu'il n'y
avait pas trempé ses lèvres, il se dressait debout, farouche, et hur-
lait de douleur. Il se déchirait la poitrine avec ses ongles et mor-
dait la chair de ses bras. Il songeait :
— • Si je pouvais tuer tous ceux qu'elle a aimés.
L'idée de ces meurtres l'emplissait d'une fureur délicieuse. Il
méditait d'égorger Nicias lentement, à loisir, en le regardant jus-
qu'au fond des yeux. Puis sa fureur tombait tout à coup. 11 pleurait,
il sanglotait. Il devenait faible et doux. Une tendresse inconnue amol-
lissait son âme. Il lui prenait envie de se jeter au cou du compa-
gnon de son enfance et de lui dire : a Nicias, je t'aime, puisque tu
l'as aimée. Parle-moi d'elle ! Dis-moi ce qu'elle te disait ! »
Et sans cesse le fer de cette parole lui perçait le cœur : « Thaïs
va mourir! » Clartés du jour! ombres argentées de la nuit , asti'es,
cieux, arbres aux cimes tremblantes, bêtes sauvages, animaux
familiers, âmes anxieuses des hommes, n'entendez-vous pas :
{( Thaïs va mourir! » Lumières, souffles et parfums, cUsparaissez !
Effacez-vous, formes et pensées de l'univers! « Thaïs va mourh"! »
Elle était la beauté du monde et tout ce qui l'approchait s'ornait
des reflets de sa grâce. Ce vieillard et ces sages, assis près d'elle
THAÏS. 635
au banquet d'Alexandrie, qu'ils étaient ainiaBles, que leur parole
était harmonieuse ! L'essaim des riantes apparences voltigeait sur
leurs lèvres et la volupté parfumait toutes leurs pensées. Et, parce
que le souffle de Thaïs était sur eux, tout ce qu'ils disaient était'
amour, beauté, vérité. L'impiété charmante prétait sa grâce à leurs
discours. Ils exprimaient aisément la splendeur humaine. Hélas! et
tout cela n'est plus qu'un songe. Thaïs va mourir!
Oh! comme naturellement je mourrai de sa mort ! — Mais peux-ttt
seulement mourir, embryon desséché, fœtus macéré dans le fiel et
les pleurs arides? Avorton misérable, peux-tu goûter la mort, toi
qui n'as pas connu la vie? Pourvu que Dieu existe et qu'il me
dLamne! Je l'espère, je le veux. Dieu que je hais, entends-moi.
Plonge-moi dans ,1a damnation. Il faut bien que je trouve un
enfer éternel, afin d'y exhaler l'éternité de rage que je sens en
moi.
Dès l'aube, Albine reçut l'abbé d'Antinoé au seuil des cellules.
— Tu es le bienvenu dans nos tabernacles de paix, vénérable
père, car sans doute tu viens bénir la sainte que tu nous avais don-
née. Tu sais que Dieu, dans sa clémence, l'appelle à lui; et com-
ment ne saurais-tu pas une nouvelle que les anges ont portée de
désert en désert? Il est vrai : Thaïs touche à sa fin bienheureuse.
Ses travaux sont accomplis, et je dois t'instruire en peu de mots de
la conduite qu'elle a tenue parmi nous. Après ton départ, comme
elle était enfermée dans la cellule marquée de ton sceau, je lui en-
voyai avec sa nourriture une flûte semblable à celles dont jouent
aux festins les filles de sa profession. Ce que je faisais était pour
cpi'elle ne tombât pas dans la mélancohe et pour cpi'elle n'eût pas
moins de grâce et de talent devant Dieu qu'elle en avait montré au
regard des hommes. Je n'avais pas agi sans prudence, car Thaïs
célébrait tout le jour sur la flûte les louanges du Seigneur, et les
vierges qu'attiraient les sons de cette llûte invisible disaient :
« Nous entendons le rossignol des bocages célestes, le cygne mou-
rant de Jésus crucifié.)) C'est ainsi que Thaïs accomplissait sa péni-
tence, quand, après soixante jours, la porte que tu avais scellée
s'ouvrit d'elle-même et le sceau d'argile se rompit sans qu'aucune
main humaine l'eût touché. A ce signe je connus que l'épreuve
que tu avais imposée devait cesser et que Dieu pardonnait les pé^
chés de la joueuse de fliïto. Dès lors, elle partagea la vie de mes
filles, travaillant et priant avec elles. Elle les édifiait par la modes-
tie de ses gestes et de ses paroles, et elle semblait, parmi elles, la
statue de la pudeur. Pai-fois elle était triste ; mais ces nuages pas-
saient. Quand je vis qu'elle était attachée à Dieu par la foi, l'espé-
rance et l'amour, je ne craignis pas d'employer son art et mémo
636 REVUE DES DEUX MONDES.
sa beauté à l'édification de ses sœurs. Je rinvitais à représenter
devant nous les actions des femmes fortes et des vierges sages de
l'Écriture. Elle imitait Esther, Déborah, Judith, Marie, sœur de La-
zare, et Marie, mère de Jésus, Je sais, vénérable père, que ton aus-
térité s'alarme à l'idée de ces spectacles. Mais tu aurais été touché
toi-même si tu l'avais vue, dans ces pieuses scènes, répandre des
pleurs véritables et tendre au ciel ses bras comme des palmes. Je
gouverne depuis longtemps des femmes et j'ai pour règle de ne
point contrarier leur nature : toutes les graines ne donnent pas
les mêmes fleurs. Toutes les âmes ne se sanctifient pas de la même
manière. Il faut considérer aussi que Thaïs s'est donnée à Dieu
quand elle était belle encore, et un tel sacrifice, s'il n'est point
unique, est du moins très rare. Cette beauté, son vêtement natu-
rel, ne l'a pas encore quittée après trois mois de la fièvre dont
elle meurt. Comme, pendant sa maladie, elle demande sans
cesse à voir le ciel, je la fais porter chaque matin dans la cour,
près du puits, sous l'antique figuier, à l'ombre duquel les abbesses
de ce couvent ont coutume de tenir leurs assemblées. Tu l'y trou-
veras, père vénérable. Mais hâte-toi! car Dieu l'appelle, et ce soir
un suaire couvrira ce visage que Dieu fit pour le scandale et poui-
l'édification du monde.
Paphnuce suivit Albine dans la cour inondée de lumière mati-
nale. Le long des toits de brique, des colombes formaient une file
de perles. Sur un lit, à l'ombre du figuier, Thaïs reposait toute
blanche, les bras en croix. Debout à ses côtés, des femmes voilées
récitaient les prières de l'agonie.
— « Aie pitié de moi, mon Dieu, selon ta grande mansuétude
et efface mon iniquité selon la multitude de tes miséricordes ! »
Il l'appela :
— Thaïs !
Elle entr'ouvrit les paupières et tourna du côté de la voix les
globes blancs de ses yeux. f;
Albine fit signe aux femmes voilées de s'éloigner de quelques
pas.
— Thaïs ! répéta le moine.
Elle souleva la tête ; un souffle léger sortit de ses lèvres blanches :
— C'est toi, mon père?.. Te souvient-il de l'eau delà fontaine
et des dattes que nous avons cueillies?.. Ce jour-là, mon père, je
suis née à l'amour,., à la vie.
Elle se tut et laissa retomber sa tête. La mort était sur elle et
la sueur de l'agonie couronnait son front. Rompant le silence au-
guste, une tourterelle éleva sa voix plaintive. Puis les sanglots du
moine se mêlèrent à la psalmodie des vierges.
— « Lave-moi de mes souillures et purifie-moi de mon péché;
THAÏS. 637
car je connais mon injustice et mon crime se dresse sans cesse
contre moi. »
Tout à coup Thaïs se dressa sur son lit. Ses yeux de violette
s'ouvrirent tout grands; et, les regards envolés, les bras tendus
vers les collines lointaines, elle dit d'une voix limpide et fraîche :
— Les voilà, les roses de l'éternel matin !
Ses yeux brillaient ; une légère ardeur colorait ses tempes. Elle
revivait plus suave et plus belle que jamais. Paphnuce agenouillé
l'enlaça de ses bras noirs.
— Ne meurs pas ! criait-il d'une voix étrange qu'il ne recon-
naissait pas lui-même. Je t'aime, ne meurs pas! Écoute, ma Thaïs.
Je t'ai trompée; je n'étais qu'un fou misérable. Dieu, le ciel, tout
cela n'est rien. 11 n'y a de vrai que la vie de la terre et l'amour
des êtres. Je t'aime! i\e meurs pas. Ce serait impossible; tu es
trop précieuse. Viens, viens avec moi. Fuyons, je t'emporterai bien
loin dans mes bras. Viens, aimons-nous. Entends-moi donc, ô ma
bien-aimée; et dis : « Je vivrai, je veux vivre. » Thaïs! Thaïs!
lève-toi !
Elle ne l'entendait pas. Ses prunelles nageaient dans l'intini.
Elle murmura :
— Le ciel s'ouvre. Je vois les anges, les prophètes et les saints...
Le bon Théodore est parmi eux, les mains pleines de fleurs ; il me
sourit et m'appelle... Deux séraphins viennent à moi. Ils appro-
chent... Qu'ils sont beaux!.. Je vois Dieu...
Elle poussa un soupir d'allégresse et sa tête retomba inerte sur
l'oreiller. Thaïs était morte. Paphnuce, dans une étreinte désespé-
rée, la dévorait de désir, de rage et d'amour.
Albine lui cria :
— Va-t'en, maudit !
Et elle posa doucement ses doigts sur les paupières de la morte.
Paphnuce recula, chancelant, les yeux brûlés de flammes et
sentant la terre s'ouvrir sous ses pas.
Les vierges entonnaient le cantique de Zacharic :
— « Béni soit le Seigneur, le dieu d'Israël... »
Brusquement la voix s'arrêta dans leur gorge. Elles avaient vu
la face du moine et elles fuyaient d'épouvante en criant :
— Un vampire! un vampire!
11 était devenu si hideux, qu'en passant la main sur son visage
il sentit sa laideur.
Anatole France.
LA TRANSFORMATION
DU
GOUVERNEMENT LOCAL
AUX ÉTATS-UNIS
Au commencement de ce siècle, malgré les violences et les in-
succès de la Révolution française, les peuples de l'Europe récla-
maient avec instance une constitution et le régime parlementaire,
et, pour les obtenir, plusieurs d'entre eux se sont soulevés contre
leur souverain. On croyait que cette forme de gouvernement assu-
rerait la liberté, l'égalité devant la loi, l'économie dans les dé-
penses et la félicité publique. Les publicistes comme les foules
considéraient avec envie l'heureuse Angleterre, qui jouissait de ce
régime politique, dépeint en termes si enthousiastes dans V Esprit
des lois.. Successivement, soit par des insurrections, soit par l'octroi
des rois, tous les états européens, excepté la Russie, ont obtenu
ce qu'ils désiraient avec tant d'ardeur : le pouvoir législatif est
exercé par des assemblées délibérantes, dont les membres sont
élus librement par les citoyens.
Mais quel étonnant revirement d'opinion s'est produit ! On est
prêt à, brûler ce qu'on adorait naguère. Ce régime parlementaire,
si ardemment désiré jadis, est aujourd'hui presque partout l'objet
LE GOUVERNEMENT LOCAL AUX ETATS-UNIS. 639
des attaques les plus vives. On ne peut en dire assez de mal ; il
est la cause de toutes les crises, de toutes les souffrances, même
de celles qui sévissent exclusivement dans le domaine économique.
En France, il inspire, dit-on, une telle animadversion, que le
peuple, qui a fait la Révolution de 1789 pour conquérir la liberté,
est prêt à la sacrifier et à demander au premier dictateur venu qu'il
le délivre des mains du parlementarisme. En Italie, c'est à lui qu'on
s'en prend de toutes les fautes commises, dépenses exagérées
de l'armée et de la marine, déficit croissant du budget, ruine
des campagnes, émigration croissante, politique coloniale et, cette
faute sans excuse, l'occupation de Massaouah. Récemment, à
la clôture du parlement autrichien, le président Smolka repro-
chait aux députés d'avoir prononcé plus de neuf mille discours,
dont deux mille à propos de la loi financière. En Angleterre, dans
la patrie même du régime parlementaire, on dit qu'il est devenu
impuissant, qu'il ne marche plus, et récemment on allait jusqu'à
l'appeler la « grande nuisance. » En Amérique, comme le mon-
trait récemment ici même M. le duc de Noailles, sous l'action de
l'esprit conservateur des anciens colons, les institutions libres ont
échappé aux tendances de la démocratie extrême, et cependant
toutes les réformes qui se font dans l'ordre politique ont pour but
de restreindre l'activité des assemblées délibérantes et de concen-
trer le pouvoir aux mains de certains hauts fonctionnaires. J'ai con-
sacré une précédente étude (1) à faire voir sous quelle forme
ce mouvement s'est produit au centre de la Fédération, dans la
chambre des députés, où il a eu pour résultat d'attribuer au pré-
sident, un vrai dictateur, et aux comités nommés par lui, un pou-
voir plus absolu et moins contrôlé que celui des souverains des-
potiques de l'Europe. Je voudrais faire voir maintenant comment
une transformation semblable s'accomplit dans les états particuliers
et dans les grandes villes. Il n'est guère dans l'ordre politique de
phénomène plus important et plus curieux à étudier, puisqu'il est
général dans les deux mondes, partout où fonctionnent des parle-
mens et des administrations électives (2).
(1) Voyez la Bévue du l*"' novembre 1886.
(2) Je prendrai surtout pour guide le beau livre de M. Bryce, The American eom-
monweallh, qui vient de paraître et qui est, à mon avis, depuis Tocqueville, l'étude la
plus complète et la plus profonde qu'il y ait de la grande république. Membre
du parlement anglais, ancien sous-secrétaire des affaires étrangères, professeur de la
faculté de droit de l'université d'Oxford et auteur d'une histoire de l'empire romain,
M. Bryce était admirablement préparé pour bien saisir les caractères de la société
américaine et pour analyser les ressorts de ses institutions. Je dois beaucoup aussi aux
communications d'un publiciste américain très distingué, ^I. Albert Shaw, qui a en-
trepris de comparer le système d'administration de son pays à ceux de l'Europe.
QliO REVUE DES DEUX MONDES.
I.
Les trente-huit états qui, en ce moment, constituent l'Union amé-
licaine ont chacun, on le sait, leur constitution particulière que le
peuple a votée et qu'il peut amender, en suivant certaines prescrip-
tions, assez compliquées pour qu'il ne soit pas fait usage de ce droit
à la légère. Toutes ces constitutions étaient, dans le piincipe, cal-
quées sur le modèle de celle de la Fédération. Elles avaient pour
but essentiel de garantir aux citoyens ce que l'on appelait les droits
naturels et les libertés nécessaires : liberté de la parole, de la presse,
de l'enseignement, des cultes, égale admissibilité aux emplois, éga-
lité devant la loi, habeas corpus, le jury ; et tous ces droits étaient
déclarés sacrés, inaliénables et placés au-dessus de toute loi et de
toute entreprise de l'autorité. Ce que les auteurs de ces constitu-
tions avaient eu surtout en vue, en Amérique comme en Europe,
c'était d'opposer une barrière infranchissable aux entreprises et à
l'arbitraire du pouvoir exécutif; mais on n'avait pas songé à limiter
l'activité du pouvoir législatif. On s'aperçut bientôt que de ce côté
existait un danger non prévu, mais très réel, surtout pour la bourse
des contribuables. On vit les législatures des états particuliers con-
tracter des dettes insensées et parfois les répudier, fonder des ban-
ques sans base sérieuse, multiplier les fonctions pour y placer les
favoris du groupe dominant, accorder des faveurs à certaines cor-
porations privilégiées, construire des ponts et des routes à l'usage
des meneurs politiques, accorder des concessions de chemins de
fer uniquement pour enrichir les lanceurs d'affaires, en un mot,
les chefs des difïérens partis, mettre le trésor au pillage, parfois
successivement, d'autres fois de connivence, et de façon à iaire tous
fortune aux dépens du public.
Heureusement en Amérique, quand un mal est nettement aperçu
et mis au jour, il y est appliqué des remèdes prompts et énergi-
ques. Celui qui fut adopté ici consista à hmiter de plus en plus, pai'
des articles des constitutions revisées, l'activité malfaisante des
chambres. Comme le dit très bien M. Albert Shaw, le peuple reprit
en main, dans une mesure de plus en plus grande, le pouvoir légis-
latif, en imposant au parlement des restrictions très grandes rela-
tives à la durée des sessions et aux objets soumis aux décisions
des chambres.
MM. Bryce et Shaw nous font connaître les diiTér(^ns moyens que
consacrent les constitutions des états particuliers pour brider l'ac-
tivité des parlemens. Tout d'abord, il y a le système des deux cham-
bres qu'on rencontre partout; car, en Amérique, on est plus que
LE GOUVERNEMENT LOCAL AUX ETATS-UNIS. 641
jamais convaincu de la vérité de ce mot de Lally-Tollendal, rappor-
teur du comité de la constitution en 1789 : « Avec une seule
chambre vous pourrez tout détruire, sans les deux chambres vous
ne pourrez rien fonder.» Tel projet de loi destiné à favoriser l'un
ou l'autre intérêt particulier sera rejeté par le sénat, parce que les
mêmes influences n'y dominent pas et aussi parce que Tune des
deux assemblées se plaît souvent à tenir l'autre en échec. Cette
opposition a toujours un excellent résultat, disent les Américains:
«lie empêche l'adoption d'un grand nombre de bills, et c'est au-
tant de gagné, car « en fait de lois, comme en fait de vermine,
plus on en tue, mieux cela vaut. »
Le veto que possède le gouverneur dans 34 états sur les 38 est
aussi un moyen de préservation contre l'activité législative des
chambres, car ce n'est point là, comme en Europe, une arme rouil-
lée et vaine, dont un souverain ne peut faire usage sans risquer
sa popularité, son trône ou même sa vie. Dans un article de la
Revue (1), M. le duc de Noailles a montré l'importance de cette
prérogative aux mains du président de la Fédération. Les gouver-
neurs y ont recours tout aussi souvent que lui, car assez fréquem-
ment ils appartiennent à un autre parti que celui qui domine dans
les chambres, et leur responsabilité étant plus grande, ils se laissent
guider davantage par l'intérêt général. D'après ce que rapporte
M. Bryce, il n'est pas rare de voir un gouverneur invoquer comme
un titre à sa réélection l'emploi énergique qu'il a fait de son droit
de veto.
Nous n'avons nulle idée de la fureur de légiférer des parlemens
aux Etats-Unis. Je trouve à ce sujet des chiffres très curieux dans
un discours prononcé à la réunion de 1886 de l'Association du
barreau américain par son président, M. William Allen Butler. Ainsi,
dans la session du congrès fédéral 1885-1886, le nombre total des
bills (( introduits » s'est élevé à 2,906, dont 1,101 ont été votés.
Dans les différons états, les chiff'res ne sont pas moins stupéfians.
Dans dix états, l"2,/i/i9 bills ont été proposés et 3,793 votés. New-
York a pour sa part 2,093 bills proposés et 681 votés; Kentucky,
2,390 proposés, /i/i6 votés; Alabama, l,/i69 proposés, hhl votés.
Les lois votées dans le Minnesota, pendant la session de 1887,
forment un volume de 1,100 pages. A chaque session, les lois
adoptées par le parlement du Wisconsin remplissent, en moyenne,
1,500 pages très serrées. Il est vrai que la plupart de ces bills se
rapportent à des objets d'intérêt particulier.
(1) Voyez la Revue du 1") a\ril.
TOME xav. — 1889. 41
6A2
REVUE DES DEUX MONDES.
Pour mettre des bornes à ce déluge législatif, les constitutions
réformées ont élevé toute sorte de barrières. Ce qu'il fallait ré-
primer tout d'abord, c'était l'entraînement aux dépenses excessives
exigeant de nouveaux impôts, et surtout de continuels emprunts.
C'est là un des plus graves défauts du régime parlementaire. Chaque
groupe de députés réclame de l'argent dans l'intérêt de la cir-
conscription qu'il représente, et, sous peine de succomber sous la
coalition des appétits frustrés, il faut bien que le ministre leur
accorde quelque satisfaction. Puis arrive tonte une séiie d'exi-
gences nouvelles en vue « de favoriser le progrès. » Le trésor
public est mis en coupe réglée; le déficit se creuse; les contri-
buables, de plus en plus frappés, ne savent à qui s'en prendre et
s'irritent sourdement ; le prestige du système représentatif est
ébranlé.
Les états américains de l'Ouest, les plus maltraités sous ce rap-
port, ont été les premiers à attaquer le mal dans sa racine.
Dès 18/i6, la constitution de l'Iowa interdit à la législature d'ac-
corder des subsides à des sociétés ou des corporations et de con-
tracter aucune dette nouvelle, même pour des travaux publics ou
des objets d'utilité générale, sauf une dette flottante de 100,000 dol-
lars, en attendant la rentrée des impôts. La plupart des autres
états suivirent successivement cet exemple. En 187/i, l'état de
New-York, en revisant sa constitution, interdit absolument tout
nouvel emprunt, sauf si le corps électoral le vote directement en
vue d'un objet déterminé, et des restrictions du même genre
sont maintenant en vigueur dans presque tous les états. C'est le
régime appliqué partout en Suisse : toute dépense nouvelle, à
moins qu'elle ne soit très minime, doit être approuvée par le
peuple. En France, les conseils municipaux de deux localités, Cluny et
Riom, ayant besoin de faire un emprunt pour construire l'une un
marché, l'autre une caserne, ont soumis le projet au vote popu-
laire; et, dans les deux cas, celui-ci s'est prononcé pour la néga-
tive.
Les Américains ont trouvé un moyen plus simple encore de se
préserver des efïets d'un mal nécessaire, la réunion des chambres.
Autrefois elles siégeaient, comme en Europe, chaque année. Au-
jourd'hui, dans tous les états, sauf dans cinq faisant partie du
groupe des treize états primitifs, il n'y a plus de session du parle-
ment que tous les deux ans, et chacun s'en félicite. Un gouver-
neur d'état disait à M. Bryce : « Nos législateurs sont certes de
très braves gens; mais c'est un soulagement universel quand nous
les voyons renti'er dans leurs foyers. » On demande à un autre
gouverneur s'il n'y a pas d'inconvénient à ne réunir les chambres
LE GOUVERNEMENT LOCAL AUX ETATS-UNIS. 6Û3
que tous les deux ans : a Nullement, répond-il ; au contraire, tous
les trois ou quatre ans seulement ^ audrait encore mieux. )> La du-
rée de la session bisannuelle est aussi généralement limitée à un
terme très court. Ying^t-deux états ont fixé d'une façon absolue le
nombre de jours pendant lesquels les chambres peuvent siéger;
d'autres ont préféré une autre méthode : ils n'accordent l'indem-
nité aux députés que pendant un certain temps. Ceux-ci peuvent
continuer à se réunir; mais le sentiment du devoir rempli est alors
leur seule rémunération. Je n'ai pu constater dans combien de cas
cela a paru suffisant.
Dans beaucoup d'états, la durée de la • session ne peut excéder
soixante jours. Dans d'autres, on a accordé quatre-vingt-dix jours.
Le INebraska avait même réduit le terme à, vingt jours ; on y est
revenu récemment à un autre système : on ne limite plus la durée
de la session, mais le traitement des députés y est fixé à 300 dol-
lars, ce qui équivaut à peine au salaire d'un manœuvre. Toutefois,
un autre inconvénient se fait sentir. Ces représentans du peuple,
qui ne peuvent se réunir qu'une fois tous les deux ans, pendant
deux ou trois mois seulement, arrivent de leurs cantons respectifs
chargés de biils dont ils veulent absolument obtenir le vote. D'où
plus d'examens préliminaires, plus de délibérations, plus de dé-
bats. On vote, on vote au pas de course. On fait presque autant
de lois, et elles sont plus mauvaises. Quelques états, comme le
Colorado et la Californie, par exemple, ont prolongé la durée des
sessions ou le terme pendant lequel l'indemnité parlementaire est
payée.
On demeure confondu quand on voit la démocratie extrême, en
Suisse et aux Etats-Unis, réaliser l'idéal du représentant le plus
décidé du principe d'autorité, M. de Bismarck, en limitant k des
bornes de plus en plus étroites l'activité des assemblées délibé-
rantes. Dans les pays monarchiques, il serait imprudent de trop
restreindre les pouvoirs du parlement, car ici c'est l'autorité du
souverain qui doit être tenue en échec, sous peine d'aboutir au
despotisme; mais dans les républiques, où le danger réside dans
l'omnipotence des chambres, c'est à ce mal qu'il faut porter re-
mède, et ainsi tout ce qui se fait aux Etats-Unis à cet effet mérite
l'étude la plus attentive.
II.
Pour se rendre compte des tendances nouvelles de la démocratie
en Amérique, il faut considérer, non les changemens introduits
dans la constitution fédérale, qui sont très rares, mais les modili-
6hh REVUE DES DEUX MONDES.
cations des constitutions des états, qui sont très fréquentes, sur-
tout dans ceux de l'Ouest. D'après ce que nous apprend M. Hitch-
cock, dans son livre si instructif, Sludij of american state
co)îsfùulio)is (1), depuis 1776 on a adopté 105 constitutions nou-
v^elles, plus 214 amendemons constitutionnels. La durée moyenne
d'une constitution est de trente ans. Dans les états de la Nouvelle-
Angleterre, où l'esprit traditionnel des puritains a conservé plus
d'action, les changemcns sont moins fréquens. Ainsi, le Massa-
chusetts vit encore sous sa constitution de 1780; le Connecticut,
le Rhode-Island et le Maine n'ont modifié la leui- qu'une fois; le Yer-
mont et le New-Hampshire que deux fois. Les constitutions et les
lois des états particuliers ont pour le citoyen une tout autre im-
portance que celles du gouvernement fédéral ; car les premières le
touchent sans cesse et dans sa vie de chaque jour, pour ses
droits civils et pohtiques, tandis que les secondes se rapportent
plutôt aux relations de la Confédération avec l'étranger ou aux
rapports des états particuliers entre eux.
Dans les modifications de ces nombreuses constitutions, M. Bryce
a été frappé de deux tendances, en apparence, opposées, mais nées
d'un même sentiment de défiance à l'égard des députés : d'une
part, on a accru l'autorité du pouvoir exécutif, représenté par le
gouverneur ; d'autre part, on a fait intervenir plus directement le
vote populaire. Ainsi, à l'origine, on aurait cru porter atteinte à la
souveraineté du peuple en donnant à l'exécutif le droit de refuser
sa sanction aux lois votées par les chambres. Peu à peu, comme
nous l'avons dit, le veto a été accordé au gouverneur dans tous leS'
états, sauf quatre. La durée de ses fonctions a été prolongée, et
les restrictions à sa rééligibilité ont été presque partout suppri-
mées. Les juges aussi sont nommés pour un temps plus long, et
leur traitement a été augmenté. Ils étaient naguère souvent choisis
par le parlement; aujourd'hui, là où ils ne sont pas élus par le suf-
frage universel, ils sont désignés par le gouverneur.
D'où vient cette tendance générale à accroître les prérogatives
de l'exécutif, si opposée, semble-t-il, à l'esprit démocratique'? C'est
d'abord parce que le gouverneur élu par le corps électoral de l'état
tout entier est souvent un personnage considérable, connu et jouis-
sant de l'estime publique. C'est ensuite parce que l'on a reconnu
que dans le domaine de la politique, comme dans celui de l'indus-
trie, rien n'est aussi efficace pour obtenir de bonne besogne que la
(1) En Europe tout ce qui concerne le gouvernement de la grande république a été
l'objet de nombreuses et excellentes études; mais ce qui se rapporte aux états particu-
liers, étant d'accès plus difficile, a été négligé, sauf par M. Boutni}-, qui en fait ressortir
toute rimportance.
LE GOUVERNEMENT LOCAL AUX ÉTATS-UNIS. 6Zl5
responsabilité. Le gouverneur agit sous les yeux de tous ; il sait
que c'est à lui seul qu'on demandera compte des résolutions qu'il
aura prises; tandis que les décisions des chambres, étant l'œuvre
d'une majorité collective, échappent souvent au jugement de l'opi-
nion publique.
Le second changement à noter est celui qui consiste à faire in-
tervenir directement le peuple dans la confection des lois. On est
arrivé à ce but de plusieurs façons, et tout d'abord d'après une
méthode spécialement anglaise et que l'on appelle local option^
« l'option locale,» c'est-à-dire qu'on délègue aux habitans des divers
districts le droit de décider s'ils y admettent l'application de cer-
taines lois. C'est là un excellent système, premièrement parce que
la situation différente de chaque circonscription n'admet pas l'appli-
cation d'une règle uniforme; secondement, parce que certaines me-
sures ne sont vraiment efficaces que si elles sont appuyées par
l'opinion publique. Dans les pays qui ont subi l'influence de la
Révolution Irançaise et de l'Empire, on veut que des règlemens
identiques soient mis en viguem* partout, dans un hameau de cent
habitans comme dans une ville qui en compte des centaines de
mille, au Nord comme au Midi, dans les cantons les plus arriérés
comme dans les plus avancés. Voici des exemples du système de
« l'option locale. » La loi sur l'enseignement primaire en Angle-
terre n'a pas édicté l'enseignement obligatoire pour tout le pays :
il appartient à chaque localité de décider si elle veut avoir un co-
mité scolaire [School Board) et si elle entend imposer aux parens
le devoir d'envoyer leurs enfans à l'école. S'agit-il de créer une
bibliothèque communale [free library) et de lever à cet effet un
impôt spécial, la question est soumise aux votes des habitans; et
récemment, à Glascow, le projet d'en fonder une a été repoussé
par 2S,9Zi6 non contre 22,755 oui. Accordera-t-on dans un
certain district des licences pour la vente des boissons alcooliques,
la majorité des électeurs aura à le décider. Aux États-Unis, on a
soumis ainsi au vote populaire la question de savoir, ici, si l'ensei-
gnement sera entièrement gratuit, et il l'est devenu, en effet, dans
la plupart des états; ailleurs, si le débit des spiritueux sera oui ou
7îon interdit; dans l'état de >ie\v-York, si les objets fabriqués par
les détenus dans les prisons seront vendus en concurrence avec
l'industrie privée.
J'ai montré ici même (1) que le régime plébiscitaire a été succes-
sivement introduit dans tous les cantons suisses, sauf dans celui de
Fribourg : toutes les lois, tous les règlemens d'ordre général et
(1) Voyez la Revue du 1'^'' novembre 188G.
6/i6 REVUE DES DEUX ^lONDES.
surtout toute dépense nouvelle doivent y être ratifiés par le corps
électoral entier votant au re/'eremlum, par oici ou par non. Aux
Etats-Unis, les cours de justice ont décidé, à maintes reprises, que
la législature, étant investie du pouvoir délégué de faire les lois, ne
peut céder cette prérogative à aucun autre corps politique, pas
même au corps électoral. Il a donc lallu recourir à un autre moyen
d'en appeler directement à la volonté populaire. Ce moyen, qu'on
pourrait appeler le système plébiscitaire américain, consiste à intro-
duire dans la constitution les prescriptions que l'on veut faire con-
sacrer pai' le peuple. Cette méthode ressemble, à certains égards,
an référendum suisse, car l'amendement constitutionnel est d'abord
discuté et approuvé par la législature, où une majorité des deux
tiers est souvent requise, et puis soumise à la votation directe de
tous les électeurs de l'état. La conséquence de cette façon de faire
a été que les constitutions des états de l'Union américaine sont très
différentes de celles qui sont en vigueur en Europe et qui ne con-
tiennent que deux groupes de dispositions, les premières consa-
crant les droits essentiels des citoyens, les secondes fixant les formes
de gouvernement. Dans les constitutions d'état en Amérique, on
trouve réglées un grand nombre de matières qui, ailleurs, sont l'objet
des lois ordinaires ; ainsi le régime des successions etd eçcontrats,
les détails du droit administratif et de l'organisation judiciaire, le
système d'administration des chemins de fer et des banques, la
création des comités et des fonds scolaires, la formation d'un bureau
ministériel spécial pour l'agriculture, pour le travail {Labour Bu-
reau)., pour les canaux, la fixation du traitement de certains fonc-
tionnaires, etc. Parfois des articles constitutionnels s'occupent d'ob-
jets de la plus minmie importance. Ainsi on a déterminé, ici, de
quelle façon se fera la fourniture du charbon pour chauffer le bâti-
ment où se réunit le parlement; ailleurs, combien il serait payé pour
emmagasiner du blé dans les docks. Dans le Wisconsin, ce sont les
électeurs qui ont à décider, en votant Banks ou no Banks, si les
banfjTies pourront se constiLuer sous forme de sociétés commer-
ciales. Dans le Minnesota, « le fonds d'amélioration intérieure » ne
peut recevoir aucun emploi qui ne soit au préalable ratifié par une
majorité des électeurs prenant part à l'élection générale annuelle.
Comme le fait remarquer M; Bryce, à qui j'emprunte ces détails, le
plébiscite enlève dans ce cas à la législature l'exercice de la plus
essentielle de ses fonctions, l'application des ressources financières
de la nation. De cet expédient cpii fait régler par les constitutions ce
qui devrait l'être par les lois, il est résulté que le texte de ces pactes
fondamentaux s'allonge à chaque revision et tend à prendre des
proportions démesurées. Ainsi, la première constitution de la Yir-
LE GOUVERNEMENT LOCAL AUX ETATS-UNIS. 647
ginie, qui remonte à Tannée 1796, n'avait que quatre pages; celle
de 1830 en a sept et celle de 1870 trente-deux. La constitution du
Texas de ISA 5 avait seize pages, celle de 1876 en a trente-quatre ;
celle de la Pensylvanie en avait huit en 1776 et vingt-cinq en 1870;
celle de l'Illinois dix en 1818, vingt-cinq en 1870.
Les Américains recourent de plus en plus à cet étrange système,
parce qu'ils constatent que les lois préparées par une convention
spéciale, sous forme d'articles constitutionnels, et ensuite votées
par le peuple, sont meilleures que celles adoptées par les législa-
tures ordinaires. Les conventions qui élaborent ces amendemens
aux constitutions sont composées d'hommes plus capables que les
chambres. Ils délibèrent sous les regards du public, dont l'attention
a été spécialement éveillée sur la matière en discussion. Ils sont
moins exposés à ces influences « sinistres » dont parle Stuart ^lill,
c'est-à-dire à la comiption et aux excès de l'esprit de parti. Toute-
fois, si la démocratie doit en arriver peu à peu au gouvernement
direct, il est certain que le référendum à la manière suisse est
préférable à la méthode américaine. Celle-ci arrivera à faire des
constitutions une masse chaotique et indigeste d'articles sans ordre,
sans lien logirrue, souvent d'un intérêt secondaire, ce qui est d'au-
tant plus fâcheux que, pour les supprimer ou les modifier, il faut
recourir à la procédure très compliquée d'une revision constitu-
tionnelle.
En Angleterre, depuis quelque temps, le régime représentatif
tend aussi à se subordonner au régime plébiscitaire, quand il s'agit
d'une question importante et surtout d'une application nouvelle des
principes démocratiques. La chambre des communes vote une loi ;
la chambre des lords la rejette; alors commence dans le pays une
campagne d'intense agitation politique. De toutes parts s'organisent
des7neetùigsi, des processions, des pétitionnemens. Les deux partis
comptent ainsi le nombre de leurs adhérens, et chacun d'eux s'ef-
force de démontrer qu'il a pour lui la majorité de la nation. Quand
le courant de l'opinion se prononce d'une façon très forte et avec
une grande surexcitation des passions populaires, la chambre des
lords finit par céder, car elle se persuade que son existence même
est en jeu. D'autres fois, on a recours à une dissolution de la
chambre des communes, pour que le mmistère puisse savoir, sans
s'y tromper, ce cpie veut la majorité les électeurs. De toute façon,
c'est la volonté populaire qui dicte la loi.
Ces procédés de gouvernement sont non-seulement irréguliers,
révolutionnaires et pleins de danger pour le maintien des institu-
tions établies, mais, en outre, ils sont dictés par mie idée fausse et
antiscientifique, mtdheureusement très répandue aujourd'hui, à
6à8 REVUE DES DEUX MONDES.
savoir que la loi doit être, comme l'a dit Rousseau, l'expression de
la volonté du peuple. C'est, sous forme démocratique, l'adage des
anciens juristes romains : a La loi est l'expression de la volonté
du souverain. » Des deux parts, l'erreur est profonde et fertile en
conséquences funestes. Les lois doivent être l'expression des né-
cessités sociales. Mirabeau l'a dit admirablement : « La raison est
(c'est-à-dire doit être) le souverain du monde. » Grande vérité, que
Guizot a reproduite en ces termes : « C'est toujours de la raison,
jamais de la volonté, que dérive le pouvoir. » Pourquoi le père
a-t-il autorité sur son enfant? Parce qu'il sait mieux ce qui lui est
utile, de sorte qu'il est de l'intérêt des deux que celui qui a le
plus de raison commande et que celui qui en a le moins obéisse.
En tout pays, à un certain moment, il y a des rêglemens qui sont
les plus conformes à la justice et à l'intérêt général. Ce sont ces
rêglemens qu'il s'agit de découvrir et de convertir en lois : lois
politiques, lois civiles, lois pénales, lois commerciales, lois admi-
nistratives. Ceci est affaire de science, non de volonté. Certes, le sou-
verain,— roi, parlement ou peuple, — peut prendre telles résolutions
qu'il voudra ; mais les conséquences qui en résulteront dépendront
non de lui, mais de la nature des choses. S'il a fait de mauvaises
lois, il en portera la peine. La politique est une science d'observa-
tion; c'est à elle qu'il faut en appeler, non à la volonté si souvent
égarée du peuple, à moins qu'on ait plus de confiance en lui qu'en
ses représentans. Il est vrai que c'est là, dit-on, le cas en Amé-
rique.
IH.
L'organisation des communes a subi, aux États-Unis, des modi-
fications encore bien plus radicales que les constitutions des états,
et, ce qui étonne, elles semblent faites dans un esprit complètement
opposé. Pour la législation des états, on se rapproche peu à peu
du gouvernement direct, tandis que, pour l'administration commu-
nale, on fortifie sans cesse le principe d'autorité, on accroît les pou-
voirs du maire, de façon à en faire un vrai dictateur, et on restreint
dans une limite de plus en plus étroite les prérogatives des conseil-
lers municipaux. Pour comprendre combien ce changement est
grand, il faut voir ce qu'était la commune américaine; et, à cet
effet, il est nécessaire de remonter à ses origines en Angleterre.
Dans la Bretagne anglo-saxonne, avant la conquête des Normands,
le village, le Uuiscip, réglait les intérêts locaux dans l'assemblée
générale de tous les habitans, le timscipmot. Leur affaii-e la plus
LE GOUVERNEMENT LOCAL AUX ÉTATS-UNIS. 649
importante était le partage périodique des terres communes. Le
tunscip était un petit état rural souverain.
Plus tard, sous le régime féodal, le manoir s'empara peu à peu
de la plus grande partie de ces terres communales et le reste de-
vint propriété privée des cultivateurs. L'un des principaux objets
dont l'autorité locale avait à s'occuper vint à disparaître, ainsi que
la responsabilité collective qui formait un lien puissant entre les
familles voisines. Le manoir et le pouvoir central accaparèrent
d'autres attributions, notamment de celles qui concernaient la jus-
tice, et ainsi la commune civile, le tunscip, s'effaça pour faire place
à la commune ecclésiastique, \e pan'sh (1). Toutefois, dans les actes
anciens, le mot toivn est encore souvent employé dans le sens de
parish. Le parish meeting, appelé aussi vesfri/ meeting, remplaça
le tumcipitiot . Tous les chefs de famille continuaient à se réunir,
chaque année, pour régler directement les intérêts communaux ;
mais, à mesure que la cour et les agens du manoir attiraient à eux
la décision des affaires civiles, leurs soins s'appliquèrent plus exclu-
sivement aux affaires de l'église. Cependant, au xvi^ siècle, la com-
mune, le town ou parish, s'occupait encore de maintenir l'ordre
sur son territoire, de secourir les pauvres, d'entretenir l'église et
les grands chemins, et de régler la jouissance des biens commu-
naux, ainsi que de tout ce qui n'était pas devenu « manorial, »
c'est-à-dire relevant du manoir. A cet effet, l'assemblée du village
pouvait imposer certaines taxes et faire des règlemens locaux (by-
laivs, loië du bie ou by, village, dans les langues scandinavo-germa-
niques).
Pouvaient assister à l'assemblée tous ceux qui avaient un inté-
rêt dans les décisions à prendre, par conséquent ceux qui avaient
une habitation dans le village ou qui y « fumaient des terres. »
La convocation se faisait dans l'église, avant ou après le service, ou
parfois sur la place du marché. Des réunions avaient lieu réguliè-
rement pour la reddition des comptes, pour l'élection des fonction-
naires et, extraordinairement. pour décider une réparation urgente
aux chemins, à l'église et pour la levée des impôts.
Le fonctionnaire principal était le constable qui avait charge de
la police et de l'arrestation des malfaiteurs, chose très importante,
car la paroisse, le town^ était pécuniairement responsable des vols
et des assassinats commis sur son territoire. Il avait le droit de
nommer des gardes, surtout pour la nuit ; il représentait la com-
(1) Le mot anglais parish vient, par le français et le latin, du mot grec Ttapocxta,
indiquant un groupe d'hommes différens du reste de la population. Vestry est pris du
mot vestiarum (le vestiaire), le lieu où l'on conservait les vêtemens ecclésiastiques.
650 REVUE DES DEUX MONDES.
rnune auprès des autorités du comté. Les churchœarden ou raar-
guilliers, aussi élus par les habitans, formaient un corps qui veillait
à l'eutretien de l'église, des vêtomens du pasteui- et à toutes les
nécessités dti culte.
Les maîtres des pauvres, avemeersi of the poor, donnaient des
secours aux indigens, conformément à la loi d'Elisabeth, et levaient
à cet effet une taxe spéciale consentie par les contribuables. Les
marguilliers convoquaient, chaque année, les habitans pour choisir
deux hommes probes qui étaient chargés d'entretenir les chemins
et de régler la prestation des six jours de corvée que chacun devait,
chaque année, à cet effet.
En outre, sous des noms très différens : jurats.queslmen, swoni-
7?îeH, sidesineii, etc., et avec des attributions mal définies, on ren-
contrait dans chaque village un groupe d'hommes composés prin-
cipalement d'anciens conslables et de churclnvarden, élus par les
habitans et qui avaient pour mission d'assister de leurs avis les
fonctionnaires communaux. Us devinrent plus tard le selert vestry
en Angleterre et les townsmen, priulential inen ou selectmen dans
la Nouvelle-Angleterre. Jusque-là, le gouvernement direct avait été
complètement exercé par les citoyens; mais bientôt, en Amérique,
on vit apparaître un corps représentatif. Les institutions commu-
nales des Anglo-Saxons, transportées au delà de l'Atlantique, y reçu-
rent une vie nouvelle qui les rapprocha du tanscipmot primitif,
sous l'influence démocratique du clu'istianisme réformé, que les
puritains et les Pilgrim futhers pratiquaient dans leur nouvelle
patrie. Gomme le dit un auteur qui a étudié à fond les origines
de la démocratie aux États-Unis, le président Portet : « Tout ce qui
caractérise la vie politique de la Nouvelle-Angleterre vient du mee-
ting /toKse , de la salle d'assemblée religieuse. Sa construction a
été l'origine de toutes les conmiunautés qui s'y sont fondées, et
c'est d'elle qu'émanent les traits distinctifs de leur histoire. »
Quand les émigrés anglais s'établissent dans la baie de Massa-
chusetts, on voit naître parmi eux le gouvernement communal
d'une façon pour ainsi dii-e naturelle. Ainsi, à Rochester-ToAvn, le
8 octobre 1633, ils se réunissent et décident qu'à certains jours,
le son du tambour appellera tous les halDitans de la « plantation n
à l'église, afin d'y arrêter, dans l'mtérêt général des règleniens
auxquels tous seront tenus de se soumettre, et de choisir douze
hommes qui ordonneront toute chose jusqu'à la prochaine assem-
blée mensuelle. Ces hommes choisis, ces selcclmen, formèrent plus
tard le conseil municipal.
Le township constitua l'unité politique primordiale, la molécule
organique, dont la multiphcation et l'union constituèrent l'État. Le
LE GOUVERNEMENT LOCAL AUX ÉTATS-UNIS. 651
toivnshi'p faisait tous ses règlemens locaux [by-laws], à condition
qu'ils ne fussent pas contraires aux lois générales ; il avait une cour
de justice et une compagnie de milice ; il choisissait sans contrôle
tous ses fonctionnaires et élisait les délégués qui le représentaient
au gênerai court, c'est-à-dire à l'assemblée plénière de la province.
Pour prendi-e part à la réunion ordinaire des habitans, qui avait
lieu, chaque année, en mars, comme chez les Francs et les anciens
Germains, il fallait posséder une propriété, freehold, d'un certain
revenu. En outre, les selecimen, dont le nombre variait de trois à
neuf, devaient convoquer mie assemblée extraordinaire chaque fois
(jue dix freeholders ou propriétaires le demandaient.
Le gouvernement direct était le principe essentiel. Les électexirs
nommaient des fonctionnaires spéciaux pour chaque sen'ice, au lieu
de confier ces soins d'administration aux conseillers communaux,
comme nous le faisons en Europe. Dans la réunion du mois de mars,
on choisissait le coiistahle qui veillait au maintien de l'ordre et par-
fois à la rentrée des impôts, le surveillant des chemins {surveyor
of the highwaya) qui avait le droit de requéiii" les corvées de travail
manuel et de charroi nécessaires pour l'entretien des routes, les
maîtres des pauvres [overseers of the poor) qui distribuaient les
secours aux indigens et aux infirmes, les percepteurs des impôts
[coUector of taxea) qui prélevaient les contributions levées en pro-
portion de l'avoir de chacun, le secrctah'e (town clerk) qui inscri-
vait dans des registres les votes émis, les règlemens arrêtés, les
dépenses votées, les naissances, les décès et les mariages, et qui
citait à comparaître devant la cour de justice locale ; les surveil-
lans des haies [fence vieœers) qui Aeillaient à ce que toutes les clô-
tures fussent en bon état et « hautes au moins de k pieds, » les
gardiens {ivardena) qui s'occupaient de tout ce qui concernait la
moralité, — ivresse, cruauté à l'égard des animaux, actes obscènes,
immoraux ou sacrilèges, — et enfin les membres du grand et du
petit jury.
Dans les villages des Etats-Unis, Fancienne forme démocratique
du gouvernement s'est maintenue à peu près intacte et, comme en
Grèce et dans les Land^gemeinde des cantons primitifs de la Suisse,
ce sont les liabitans réunis sur la place publique, à certaines épo-
ques, qui font les règlemens, votent les dépenses et les impôts,
nomment les fonctionnaires et, en somme, s'administrent eux-
mêmes directement. C'est le self-gover)iment dans toute la force
du terme. Mais, dans certaines localités, la population s'est accrue et
la richesse s'est accumulée : des villes se sont formées. L'état en a fait
des « corporations, » c'est-à-dire des « cités, » en leur donnant une
charte qui détermine leur régime administratif. 11 ne pouvait main-
652 REVUE DES DEUX MONDES.
tenir le gouvernement direct du toivn meeting, c'est-à-dire de l'as-
semblée générale des citoyens ; il créait donc le système représen-
tatif. Le corps électoral nommait un conseil municipal d'aldennen
ou de cowirilmeti, qui, dans les limites des lois générales, réglaient
toutes les affaires communales, comme, en général, dans nos villes
européennes. Mais l'accroissement rapide du nombre des habitans
et la complexité correspondante des questions à résoudre amena
presque partout une situation troublée, qu'on jugea intolérable.
Ce qui augmentait le mal, c'est que l'Etat, usant du droit de sou-
veraineté absolue, en vertu duquel il avait créé la cité, intervenait
à chaque instant dans ses affaires par des lois spéciales. 11 en résul-
tait de tels abus et des marchés si scandaleux que les constitutions
revisées interdirent de plus en plus fréquemment aux législatures
des États de voter des bills de ce genre. En outre, l'organisation
nouvelle donnée aux villes modifia entièrement les institutions an-
ciennes et enleva presque tous les pouvoirs au conseil communal,
pour en investir le maire. Ceci n'est rien moins qu'une révolution,
car c'est la suppression du régime parlementaire municipal.
La cause de ce changement mérite de nous arrêter un moment,
car c'est un phénomène économique qui se produit en Europe
comme en Amérique, et dont les redoutables conséquences peu-
vent mettre en péril la liberté même ; je veux parler de l'accroisse-
ment de la population des villes, aux dépens de celle des cam-
pagnes. Les historiens nous apprennent que telle a été la cause
principale de la décadence irrémédiable de l'empire romain. Les
provinces étaient vides d'habitans, quand elles furent occupées
par les barbares.
D'après le recensement de 1790, il n'existait alors aux États-
Unis que treize villes comptant plus de 5,000 habitans, et aucune
d'elles n'en avait /iO,000. En 1880, il y en avait h9!i de plus de
5,000 âmes, kO de plus de liO,000 et 13 de plus de 100,000. Il
doit y en avoir aujourd'hui au moins 30 de cette importance. La
proportion des personnes vivant dans les localités de plus de
8,000 âmes était, en 1790, de 3.3 pour 100, en 18h0, de 8.5, et
en 1888 de 20.5. L'accroissement relatif des populations urbaines
se fait donc plus rapidement encore aux États-Unis qu'en Europe.
Ce sont les capitales surtout qui grandissent d'une façon ef-
frayante. Ainsi, Londres a plus de II millions d'habitans, Paris plus
de 2 millions, Berlin plus de 1 million, New-York et ses faubourgs
1 million 1/2. Le nombre des villes comptant 50,000 oulOO,000 âmes
augmente sans cesse. La raison en est claire. Les grandes villes
offrent des avantages de toute espèce : des plaisirs plus nombreux
et plus choisis ; plus de réunions et de fêtes, de meilleurs théâtres
LE GOUVERNEMENT LOCAL AUX ÉTATS-UNIS. 653
et concerts ; plus de moyens de s'instruire : cours publics, biblio-
thèques, musées ; plus d'hommes éminens dans tous les genres;
plus d'occasions de se placer et de gagner de l'argent ; des emplois
et des fonctions mieux rétribués, et, en même temps, pour ceux
dont les revenus sont diminués, par suite d'un revers de fortune
ou d'une mise à la retraite, plus de facilités pour se perdre dans
la foule. La centralisation attire l'argent vers la capitale, et les
hommes suivent l'argent. Déjà Mirabeau, V Ami des hommes, disait
dans son énergique langage en parlant de Paris et de la France de
son temps : « Une tête apoplectique sur un corps anémique. » De-
puis lors, le mal s'est bien aggravé : tandis que, dans les provinces
et surtout dans les campagnes, la population s'accroît très lente-
ment ou même diminue, à Paris elle n'a cessé d'augmenter, malgré
les guerres, les révolutions et les crises économiques.
En même temps que les causes d'attraction vers les chefs-lieux
sont devenues plus nombreuses et plus puissantes, les motifs qui
portaient à y résister ont disparu. Jadis la vie était chère dans les
grandes villes, très bon marché en province. Aujourd'hui, les che-
mins de fer ont nivelé les prix, en enlevant les denrées là ou elles
abondent pour les porter là où elles sont le plus demandées. Ainsi
souvent la marée coûte moins à Paris que dans les ports de mer.
Sans les bateaux à vapeur, il eût été impossible d'approvisionner
et de nourrir les !i millions d'habitans de Londi'es ; maintenant
rien n'empêche qu'ils ne s'élèvent un jour au double.
Cette énorme accumulation d'hommes au centre crée, en tout
pays, une situation nouvelle et pleine de périls. Nulle part le con-
traste entre l'opulence et la misère ne se présente sous un aspect
plus frappant que dans les capitales : c'est là qu'on rencontre,
côte à côte, les plus grandes fortunes et les tableaux les plus dé-
solans de l'extrême dénùment. Chaque jour, l'élite des oisifs étale
tous les raffmemens d'un luxe tapageur aux yeux d'une foule d'ou-
vriers, qui n'ont pour subsister qu'un salah*e parfois insuffisant.
C'est donc là que les idées et les passions hostiles à l'ordre
social actuel prennent le plus de violence et se répandent le
plus rapidement. Et pourtant, c'est dans ces cités menacées de
désordres et même d'insurrections, si par malheur l'autorité ve-
nait à être momentanément paralysée, qu'on a placé le siège du
gouvernement. Les Américains ont été plus sages et plus pré-
voyans ; car, tant pour la Confédération que pour les états parti-
culiers, c'est dans une petite ville que résident les représentans du
pouvoir et que se réunit le parlement. En France, l'enseignement
si chèrement acheté de la Commune avait fait choisir Versailles
dans le même dessein; mais bientôt l'attrait de Paris l'emporta, et les
65 /l REVUE DES DEUX MONDES.
assemblées se décidèrent à y revenir. Puissent-elles n'avoir jamais
à s'en repentir !
De toute façon se pose ce difficile problème : comment organiser
le gouvernement municipal dans les grandes villes et surtout dans
la capitale ? 11 faut tout d'abord que ces autorités locales soient ca-
pables de gérer convenablement les intérêts si divers et si consi-
dérables dont l'administration leur est confiée. Puis, à moins de
mettre en tutelle la cite qui est le centre des lumières et de l'acti-
vité nationales, on ne pourra refuser à ses habitans le droit d'élire
le conseil communal. Et cependant, si on leur accorde une autono-
mie complète, que de périls, quel redoutable inconnu ! Par les
raisons que nous avons indiquées, les idées avancées, radicales,
ou même subversives, domineront dans la capitale. Le gouverne-
ment national et le parlement, qui représentent le pays entier, où
régnent d'autres opinions, seront placés en ftice et pour ainsi dire à
la merci d'un gouvernement municipal qui leur est hostile, qui
dispose de forces considérables et qui, au besoin, peut déchaîner
les passions révolutionnaires et faire appel à l'insurrection. Les sou-
venirs inoubliables de la Commune de Paris de 1793 et de 1871
montrent clairement en quoi consiste le danger.
L'augmentation si rapide de la population dans les villes a eu aux
États-Unis deux conséquences fâcheuses et d'autant plus pénibles
qu'on y était moins préparé : l'accroissement et de la criminaUté et
des dépenses publiques. Quelques cliilTres suffiront pour faire voir
la gravité du mal. Les statistiques publiées par le surintendant
des pénitenciers à New -York nous apprennent qu'on comptait
en 1850, 1 détenu sur 3,/iA5 habitans; en 1860, 1 sur 1,640; en 1870,
1 sur 1,172 et en 1880, 1 sur 855. En trente ans la criminalité
avait donc quadruplé. J'emprunte à M. Bryce quelques faits rela-
tifs à l'augmentation des impôts dans les villes. En comparant pour
les quinze plus grandes de celles-ci la situation de 1860 à celle
de 1875, on arrive au résultat suivant : accroissement de la popu-
lation, 70.5 pour 100; de la valeur taxable des biens, 156.9; de la
dette, 270.9; des impôts, 363.2. Les dépenses locales sont
énormes : ainsi elles s'élevaient à Boston, en 1880, à enwon 1/iO fr.
par tête, soit à près de 600 francs par famille. Les dettes de cer-
taines villes ont triplé en dix ans, et malheureusement elles ont
souvent, en grande partie, pour origine, des malversations ou des
vices d'administration.
Pour mettre un terme à des abus, si énormes et si scandaleux
que le bruit en est venu jusqti'en Europe, les Américains ont eu
recours à une réforme qui au premier abord étonne : ils ont limité
dans des bornes très étroites la compétence des conseils munici-
LE GOUVERNEMENT LOCAL AUX ETATS-UNIS. 655
paux et étendu les pouvoirs du maire au point d'en faire un vérir
table autocrate. Telles sont, du moins, les tendances qui se révè-
lent dans la plupart des constitutions communales revisées. Bien
entendu, celles-ci diffèrent dans chaque état particulier et pour
chaque ville ; mais voici les caractères généraux qu'on y retrouve.
Certains hauts fonctionnaires, comme le maire, le contrôleur-géné-
ral, le greffier, sont élus directement par le peuple; ils nomment
leurs subordonnés sous leur responsabilité vis-à-vis des électeurs.
On a créé autant de départemens spéciaux qu'il y a de services
publics, et à leur tète se trouve, tantôt un comité [board) de plu-
sieurs personnes, tantôt un seul fonctionnaire, lesquels sont nom-
més, soit par le maire, soit par le collège du maire et des alcler-
7Jien. Ces comités administratifs sont très nombreux ; en voici
l'énumération qui est curieuse parce qu'elle montre la variété d'ob-
jets auxquels doit pourvoir de nos jours un gouvernement munici-
pal : instruction, — bibliothèque communale, — pohce, — accise,
— charité publique, — hôpitaux et correction, — salubrité, —
incendies, — pohce. — désignation des jurés, — finance, — im-
pôts, — législation et contentieux, — pavage, — distribution des
eaux, — nettoyage des rues, — travaux publics, — parcs, —
londs d'amortissement. Les règlemens concernant chaque matière
sont faits par les comités desquels elle relève, et, s'il s'agit d'un
intérêt général, par la législature de l'état. On voit que le rôle des
conseils municipaux est singulièrement réduit. Le pouvoir régle-
mentaire leur est presque entièrement enlevé et ce qui se fait en
Europe par des comités composés de leurs membres l'est aux États-
Unis par des bureaux qui échappent à leur contrôle. Ce que l'on
peut appeler le parlement communal est souvent composé de deux
chambres, la chambre haute, le conseil des aldermen nommés sur
une seule liste par le corps électoral tout entier, et la chambre basse,
le commoii council, issu d'élections par quartier. Les juges locaux
sont généralement élus par le peuple, mais parfois choisis par
l'état.
Afin de montrer l'étendue vraiment inouïe des pouvoirs attribués
au maire, je citerai l'exemple de New-York. On me permettra une
énumeration un peu longue : elle est indispensable, si l'on veut
comprendre ce que devient ce personnage aux États-Unis. Pour
trouver chose semblable en Europe, il faut aller en Russie et y de-
mander quels sont les prérogatives du tsar. Combien cela est diffé-
rent de ce tableau séduisant de ^elf-govermnent que nous traçait
naguère Tocqueville !
Le maire de New-York est nommé directement, au suffrage uni-
versel,par le corps électoral tout entier, et il reste deux ansenfonc-
656 REVUE DES DEUX MONDES.
tion. 11 ne siège pas dans les conseils municipaux; mais comme le
président de la république et les gouvoineurs des états, il a un
droit de veto qui ne peut être annulé que par une majorité des
deux tiers. Gomme représentant du pouvoir exécutif, il veille à
l'ordre public et peut appeler aux armes la milice pour réprimer les
désordres et les émeutes. Il nomme les onze juges de police pour
dix ans, les quatre juges de la police criminelle pour six ans, les
trois membres du comité de charité publique et du pénitencier, les
trois membres du comité des incendies, deux membres du comité
de la salubrité publique dont les deux autres sont ex ofjicio^ le
président du bureau de police et l'oflicier de santé que désigne le
gouverneur, les trois membres du comité de l'accise qui concède
les licences pour la vente des spiritueux, les membres du comité
qui dresse les listes des jurys, le commissaire des travaux publics
qui seul dirige le service du pavage et de l'éclairage des rues, des
eaux alimentaires et des égouts, de la construction et de l'entre-
tien des bàtimens communaux, département qui exige des dépenses
énormes, le commissaire du nettoyage des rues nommé pour six
ans, les trois membres du comité des parcS;, les trois membres du
comité des docks, le conseiller légiste du contentieux, les trois
membres du comité des assesseurs qui font l'estimation de la for-
tune mobilière des contribuables, sur laquelle est assis l'impôt au
profit de l'état et de la commune, le caissier municipal qui reçoit
les revenus et acquitte les dépenses de la ville, les deux commis-
saires des comptes, qui contrôlent les livres de la caisse communale,
enfin les commissaires du service civil qui déterminent les examens
que doivent subir les candidats aux places dans l'administration.
Le maire choisit aussi le nombreux état-major des fonctionnaires
qui président au service de l'instruction prmiaire, les vingt-quatre
membres du conseil supérieur [board of éducation)^ les trustées
des écoles qui désignent tous les instituteurs et les institutrices, et
les vingt-quatre inspecteurs, trois pour chacun des huit districts
scolaires. En général, le maire a aussi le droit de destituer ceux
qu'il nomme, sous réserve de l'approbation du gouverneur. Dans
cet étonnant système, ni le corps électoral, ni ses élus les conseil-
lers municipaux n'interviennent plus dans l'administration des
affaires communales. Par les nominations qu'il fait, tout dépend d'un
dictateur temporaire, le maire.
Dans le livre de M. Bryce se trouve un chapitre écrit par M. Seth
Lovv, ancien maire de Brooklyn, où il explique le motif qui a fait
adopter cette organisation nouvelle. Les Américains savent, dit-il,
qa'une grande entreprise industrielle ne réussit que si l'on accorde
au directeur de pleins pouvoirs de direction et le libre choix de ses
LE GOUVERNEMEAT LOCAL AUX ÉTATS-UNIS. 657
employés. Dès lors, aussitôt qu'ils ont vu que les affaires d'une vaste
cité ressemblaient à celles d'une société commerciale, ils se sont
convaincus qu'il fallait y appliquer le même principe : pouvoir ab-
solu et responsabilité absolue. Si l'exécutif est fort, il s'efforcera de
bien faire. Si son autorité se trouve contrôlée par celle des conseil-
lers, les électeurs ne sauront plus à qui s'en prendre, en cas de malver-
sation. Maintenant les citoyens comprennent que la gestion des inté-
rêts communaux dépend entièrement des qualités du maire qu'ils
élisent, et ils font généralement de bons choix. Depuis 1882, le nou-
veau régime a donné d'excellens résultats, et nul ne s'en plaint.
N'est-il pas étrange de voir la démocratie extrême chercher son
salut dans la concentration des pouvoirs?
Ces changemens s'opèrent, bien entendu, sous l'empire des ex-
périences faites et des nécessités reconnues. Quand la population
et la richesse se sont accrues, il a fallu renoncer au gouvernement
populaire direct. On a eu recours alors au gouvernement des con-
seils ; mais l'étendue et la complexité des besoins auxcpiels l'admi-
nistration communale devait pourvoir sont devenues si grandes,
les dépenses, les recettes, les emprunts si considérables que le
régime parlementaire municipal a fléchi sous la charge. 11 ne restait
plus qu'à essayer du gouvernement d'un seul. C'est qu'on ren-
contre aux États-Unis une évolution politico-économique qu'on
remarque également en Europe, l'intervention plus grande des pou-
voirs publics et l'extension incessante de la réglementation : ce qui
n'est autre chose que du socialisme municipal, comme l'appelle
M.Albert Shaw. Voyez, par exemple, ce qui se fait dans le pays par
excellence de l'initiative individuelle, en Ecosse, à Glascow. Non-seu-
lement cette cité a organisé l'enseignement gratuit et obligatoire,
mais elle offre un repas aux enfans nécessiteux Iréquentant les écoles
publiques, elle fournit aux habitans le gaz, les appareils d'éclairage
et de chauffage et elle éclaire les escaliers communs des maisons à
plusieurs logemens ; propriétaire des tramways, elle met à la dispo-
sition des ouvriers des trains presque gratuits le matin et le soir ;
elle a créé des bains, des salles de natation et des lavoirs publics;
elle a fait plus encore : après avoir exproprié des quartiers encombrés
[sltmis] , elle a construit des maisons qu'elle loue aux familles les
moins aisées {housing of t/ie poors). Il y a partout un entraînement
général dans cette direction, qui, à mon avis, s'explique.
Dans les sociétés primitives, la liberté de tous est entière, limi-
tée seulement par quelques coutumes presque immuables. Le choc
des intérêts n'est point réglé par l'autorité : les conflits sont
tranchés par la force. Plus tard, quand la population devient
TOME xciv. — 1889. Ii2
658 REVUE DES DEU.V MONDES.
plus dense, les relations des hommes entre eux plus intimes et
plus fréquentes et l'organisation sociale plus perfectionnée et ainsi
plus sujette à dérangement, il faut plus d'ordre et par conséquent
plus de règles imposées pour le maintenir. A mesure que la civili-
sation progresse, les besoins et les exigences des citoyens aug-
mentent. Ils veulent de belles rues bien pavées, bien nettoyées,
bien arrosées, bien éclairées, des boulevards aérés, des parcs om-
breux, l'instruction mise à la portée de tous, les arts enseignés et
encouragés, les pauvres secourus, les malades soignés, les cou-
pables réformés, des ports creusés, des quais construits, des mo-
numens pour tous les services. Pour tout cela, il faut des rouages
très nombreux, une légion de fonctionnaires et beaucoup de mil-
lions. Il en résulte nécessairement que, pour accomplir cette be-
sogne de plus en plus grande, l'ancienne macliine gouvernemen-
tale doit être réformée, sous peine de se briser ou de donner
occasion à des abus de toute espèce.
Pour mieux faire comprendre comment s'est opéré ce change-
ment, en vertu d'une loi pour ainsi dire naturelle, j'emprunterai
un exemple très simple à un discours de M. Goschen, actuellement
chancelier de l'Échiquier en Angleterre, sur l'intervention crois-
sante des pouvoirs publics : « Jusque récemment, la circulation
dans les rues de Londres se réglait d'elle-même. Le fleuve des
véhicules passait dans les deux sens librement et conformément
au principe du laif.$ez faire, laissez passer. Mais, quand les em-
barras de voitures, les contestations, les arrêts complets et les
accidens de^durent plus fréqucns, on demanda à grands cris l'in-
tervention de la police. La société, sous la forme de deux agens,
apparut dans les endroits les plus fréquentés. Les cochers durent
suivre une direction imposée; les véhicules furent arrêtés pour
laisser passer les piétons ; des refuges furent créés pour facihter la
traversée de la rue. La liberté de la circulation cessa, ou du moins
ne s'exerça plus que sous le contrôle de la réglementation. Il en
fut de même sur les grandes routes et sur les chemins de fer. Le
trafic industriel et l'activité humaine, danslem's diverses manifesta-
tions, donnèrent lieu à tant de collisions, de disputes et de désor-
dres, qu'on en appela au gouvernement et à la pohce pour mettre
fin à un état de choses intolérable. Des règlemcns, qui auraient
paru inutiles et odieux au sein d'un ordre social plus simple, furent
acceptés et même hautement réclamés. »
Ce qui ressort de cette étude, c'est que, dans le gouvernement
local, non moins que dans le gouvernement central, le régime par-
lementaire a perdu aux États-Unis beaucoup de terrain, lequel a été
pris par le président de la chambre des députés, au sein du con-
i
LE GOUVERNEMENT LOCAL AUX ÉTATS-UNIS. 659
grès, par le gouvernement direct dans les états particuliers et par
le maire dans les villes. Les assemblées délibérantes ont eu une
glorieuse carrière. Elles ont donné à l'histoire des peuples libres
quelques-unes de leurs plus belles pages, aux annales de l'élo-
quence de magnifiques discours, et à la volonté nationale l'un des
meilleurs moyens de limiter le pouvoir des souverains. Mais quand,
comme aujourd'hui, la masse des aiïaires à traiter s'accroît déme-
surément et que les partis se multiplient et se scindent en groupes
indisciplinés, elles deviennent incapables d'accomplir convenable-
ment l'énorme besogne qui leur incombe. Elles ne trouvent même
plus le temps d'examiner à fond le budget, ce qui est, en réalité,
leur principale mission et celle pour laquelle elles ont été créées.
Dès lors, certaines reformes deviennent indispensables; on com-
mence à le reconnaître dans tous les pays constitutionnels, en An-
gleterre même, non moins qu'en France, en Italie et en Espagne.
Je ne puis indiquer ici en quelle mesure ce qui s'est fait aux
Etats-Unis peut être appliqué en Europe. On arrive toutefois,
semble-t-il, à deux conclusions : c'est que, premièrement, dans une
société égalitaire, la nécessité d'une autorité forte et armée de
nombreuses prérogatives se fait sentir plus encore que dans les
états qui ont conservé la royauté ou une aristocratie ; seconde-
ment, c'est que le peuple, s'apercevant que les affaires publiques,
les finances surtout, ne sont pas bien gérées, voudra en reprendre
le contrôle d'une façon plus directe. Ira-t-on jusqu'à en appeler
pour toutes les lois et toutes les dépenses au référendum, à la ma-
nière suisse? J'en doute; car bien des nations en Europe n'y sont
pas suffisamment préparées. Mais il paraît probable que c'est dans
cette voie que l'esprit de réforme se portera. Le système représen-
tatif était inconnu aux républiques antiques et l'esprit de la dé-
mocratie lui paraît peu favorable, car, récemment, dans les Etats
les plus démocratiques, il fait place, peu à peu, d'une part, au
gouvernement populaire, et, d'autre part, aux droits accrus du pou-
voir exécutif élu par le peuple.
É.MILE DE LaVELEYE.
A PROPOS D'UN LIVRE
SUR
LA FRANCE DU CENTENAIRE
I.
Il arrive souvent que, dans les affaires de ce monde, l'acces-
soire l'emporte sur le principal. Ceux qui avaient imaginé de donner
plus d'éclat à la célébration du Centenaire de la révolution de 1789
en l'accompagnant d'une Exposition universelle n'ont pas atteint
leur but : le décor était si riche, si magnifique, qu'il a fait oublier
la pièce. Ils avaient cru que les gouvernemens étrangers s'empres-
seraient de se joindre à eux pour célébrer un grand événement, qui
est une date mémorable non-seulement dans l'histoire de France,
mais dans l'histoire de l'Europe tout entière. Leur gracieuse invi-
tation avait peu de chances d'être acceptée. Les gouvernemens
monarchiques ont fait grise mine; ils ont trouvé singulier qu'on les
engageât à fêter un jubilé qui ne leur rappelle que de déplaisans
souvenirs, et il fallait une forte dose de cette candeur qui nous
distingue entre tous les peuples pour nous flatter de les faire revenir
sur leur refus.
En revanche, l'Exposition attire tout l'univers. Les jaloux, les
boudeurs, qui avaient déclaré dès le premier jour qu'ils ne vien-
draient pas, ne laissent pas de venir, et ils avouent que rarement
une si belle fête a été donnée au monde ; mais, à quelques excep-
tions près, ils se soucient peu du Centenaire. On a institué aux
Tuileries un musée de la révolution. Si incomplet qu'il soit et
LA FRANCE DU CENTENAIRE. 661
quelque critique qu'on puisse en faire, il est fort curieux et digne
d'être visité; on n'y va guère. Les étrangers qui s'entassent au
Champ de Mars et sur l'Esplanade des Invalides emporteront dans
leurs yeux la tour Eiffel, la galerie des machines, la rue du Caire et
ses ânes blancs, le palais des colonies, le théâtre annamite, des
figures de Javanaises, de Sénégalais et de Canaques. Ils partiront
pour la plupart sans avoir vu Jean-Jacques Rousseau mangeant des
cerises avec Thérèse Levasseur, les assiettes et les pendules révo-
lutionnaires, les éventails aux assignats, le portrait d'Éléonore Du-
play, le rouet de Charlotte Corday, l'écharpe de Camille Desmoulins
et le gilet que lui broda Lucile, le masque de Marat, la tabatière
de Danton et le plat à barbe de Robespierre.
Ce ne sont pas seulement les étrangers qui ont oublié le Cente-
naire pour ne s'occuper que des merveilles accumulées au Champ
de Mars ; les Français en ont fait autant, à l'exception de ceux qui
avaient quelque intérêt dans cette affaire. L'Exposition a tout à la
fois flatté notre amour-propre et procuré à notre esprit un repos,
une détente dont il avait grand besoin. C'était une trêve de Dieu,
une diversion des plus heureuses à la maudite politique dont nous
étions saturés. Nous nous sentions terriblement las des séances tu-
multueuses de la chambre, des controverses et des querelles des
partis, de leur intolérance, de leurs hyperboles, de leur pompeux ver-
biage, de leur rhétorique qui sonne creux, des gens qui ne parlent
que de lem"s principes et ne songent qu'à leur réélection, et nous
avons été transportés d'aise en découvrant que les Expositions sont
des fêtes pacifiques où les opinions n'ont rien à voir et qui apportent
de la joie à tout le monde. Hélas ! après la trêve, l'implacable guerre
recommencera; plus le divertissement aura été doux, plus dure
sera la réaction. Ce qu'un journaliste appelait le deliriinn festoyant
fera place avant peu au delirimn électoral. Ainsi vont les choses.
Race irritable, intempérante, excessive et mobile : le ciel, qui ne
veut pas notre mort, a fait aussi de nous la race la plus élastique
de la terre. La chaleur de notre sang nous joue des tours cruels,
notre élasticité nous sauve, et de si haut que nous tombions nous
avons bientôt fait de nous ramasser et de recommencer à courir.
Les peuples ont la mémoire si courte, que la célébration des
Centenaires les laisse presque indifférens. L'ancien régime est si
loin de nous qu'il nous semble parfois qu'il n'a jamais existé, et
nous avons peine à nous représenter que la France n'ait pas tou-
jours possédé certaines garanties dont nous ne pourrions plus nous
passer, certains droits qui sont devenus la chair de notre chair et
que nous tenons de la révolution. Un voyageur, en arrivant pour
la première fois dans un pays lointain, va de surprise en sur-
662 REVUE DES DEUX MONDES.
prise; après quelques mois de séjour, il ne s'étonne plus; archi-
tecture, costumes, mœurs, tout ce qui lui paraissait étrange lui
paraît tout naturel. Nous aussi, accoutumés comme nous le sommes
à la société créée par la révolution, nous la trouvons si naturelle
que nous ne songeons plus à bénir ceux qui l'ont construite à la
sueur de leur front et qui en ont arrosé les fondations de leur
sang.
Il était trop tard pour nous demander de célébrer avec enthou-
siasme le jour où s'ouvrirent les états-généraux, le serment du Jeu
de Paume, la prise de la Bastille; et, d'autre part, il était trop tôt.
Blasés sur les avantages que nous a procurés la révolution, nous
sommes très sensibles à ce qui nous manque. Les hommes de 1789,
nous dit-on, ont fait de nous un peuple libre. Nous avons connu
les excès de la liberté, et c'est pour le principe d'autorité que
nous sommes inquiets. Nous nous plaignons depuis bien des années
de n'être pas assez gouvernés, nous vivons dans une sorte d'anar-
chie qui a ses douceurs, mais il y a des poisons qui sont doux, et
nous serions heureux d'avoir un gouvernement qui sût bien ce
qu'il veut et qui sût le vouloir. C'est grâce aux honmies de 1789,
nous dit-on encore, que la France est devenue l'arbitre et la maî-
tresse de son sort. Malheureusement, nous avons tant de peine à
fixer nos destinées, nous nous entendons si peu sur ce qu'il con-
vient de faire de nous, il y a tant d'incertitude dans noire avenir
que beaucoup d'entre nous envient les peuples à qui quelqu'un se
charge de montrer leur chemin, et sont tentés de croire qu'il y a
du bonheur dans l'obéissance : « Avant de fêter la révolution,
disent-ils, et de nous féhciter de ce que nous sommes aujom'd'hui,
attendons de savoir ce que nous serons demain. »
Parmi les livres composés et publies à l'occasion du centenaÙT,
celui de M. Goumy a été fort remarqué, et assurément, il méri-
tait de l'être (l).Les uns l'ont vivement goûté; d'autres ont repro-
ché à l'auteur d'avoir l'esprit trop chagrin, trop de penchant au
pessimisme et plus de goût pour les réquisitoires passionnés que
pour les résumés impartiaux d'un président de cour. Toute la par-
tie de la France du centenaire consacrée à dresser notre bilan, à
peindre et à critiquer notre situation présente, respire une haute
raison, un généreux bon sens, accompagné d'une éloquence amère,
mise au service des vérités tristes. Les premiers chapitres du vo-
lume contiennent un résumé succinct de l'histoire de la révolution.
On peut se plaindre que cette histoire soit trop sommaire, que
M. Goumy ait simplifié jusqu'à l'excès des questions fort compli-
(1) La France du centenaire, par Édouad Goumy. Paris, 1889; Hachette.
LA FRANCE DU CENTENAIRE. 663
quées, qu'il ait condamné la politique révolutionnaire sans tenir^
compte des circonstances atténuantes, de tout ce qu'on peut allé-
guer ou pour excuser les folies ou pour faire comprendre les cri-
mes. On peut regretter aussi que cet acte d'accusation soit écrit
dans un style trop véhément, trop échauffé. M. Goumy a l'humeur
bouillante, il est de ces hommes qui aùncnt à s'indigner. Il est per-
mis et quelquefois utile de se lâcher contre les vivans; à quoi bon
se fâcher contre les morts? On ne leur doit que la justice, et les
ombres qui ont bu l'eau du Léthé sont insensil3les à l'injure.
M. Goumy n'est pas un ennemi systématique de la révolution, il
la tient pour très légitime; mais, selon lui, c'est un beau fruit où
les vers se sont mis dès le pren:ùer jour : « L'ordre politique qu'on
appelle l'ancien régime et que cette révolution fit disparaître, nous
dit-il, portait en lui, à cette date, son irrévocable condamnation.
Rien ne prouve mieux, d'ailleurs, combien cette révolution était
mûre, que l'extrême facilité avec laquelle elle s'accomplit. Ani-
més par la conscience de leur force et le désaiToi de leurs rivaux,
les députés du Tiers se déclarèrent tranquillement députés de la
nation, et, en cette qualité, sommèrent leurs collègues des ordres
privilégiés de se réunir à eux pour travailler en commun à la nou-
velle constitution de l'État. Les deux ordres s'exécutèrent et se jetè-
rent dans le gouffre de l'Assemblée bourgeoise. Le gouffre se re-
ferma et tout fut fini. C'est de cette façon extraordinairement simple
que disparut du monde un étabhssement politique qui_avait duré
huit siècles. » — M. Goumy admet que l'ancien régime était à bout
de voie et qu'on ne bâtit pas une société avec la poussière des
morts. C'est une démonstration qui n'est plus à refaire ; personne
ne l'a faite avec une méthode plus rigoureuse et une si nerveuse
dialectique que M. Taine dans ses Origines de la France contem-
Ijoraine. Malheureusement, cette révolution légitime et nécessaire
a été mal conçue et mal exécutée ; architectes ou maçons, M. Goumy
traite de haut tous ceux qui, après avoir jeté bas la vieille maison,
n'ont pas su la reconstruire.
Il déclare « que l'œuvre de la grande Constituante était une
œuvre d'extrême présomption, d'extrême inexpérience et surtout
d'aveugle et violente passion. » Il nous représente les modérés de
l'assemblée législative et de la Convention comme de piètres sires,
« ne sachant rien ni de l'iiistoire, ni du monde, ni du passé, ni du
présent, ayant pom' toute sagesse et toute expérience politique leurs
souvenirs de classe et le Contrat social, collégiens attardés, achar-
nés à un éternel concours en discours français, histrions ineon-
sciens, fomToyés dans une tragédie. » Quant aux jacobins, « ces
massacreurs prendront leurs ébats en gens pressés de dévorer
66/» REVUE DES DEUX MONDES.
leur règne d'un moment, et étaleront, sans vergogne, la satur-
nale des fous, des cabotins et des chenapans. » Assurément, il y
avait en 1792 et en 1793 beaucoup de chenapans, de cabotins et de
fous; il y en eut dans tous les siècles, il y en aura toujours; ce
n'est pas là ce qui caractérise une époque. Les croisades, la réforme,
la révolution anglaise ont eu leurs hallucinés, leurs comédiens et
leurs drôles. Toutes les fois que se produit une de ces grandes crises
de l'histoire qui remettent tout en question, les esprits pervers ou
détraqués sont en joie et profitent d'une si belle occasion pour mon-
trer tout ce qu'ils savent et tout ce qu'ils peuvent. Les extravagans
déraisonnent à l'envi, les hommes d'imagination théâtrale paradent
sur les tréteaux, les scélérats se croient les maîtres du monde et
disent : a L'univers est mon huître! » — jusqu'au jour où la terre
s'entr'ouvre et les engloutit. Le montagnard Thuriot se plaignait que
la France, à partir du 31 mai, « eût été Uvrée au coquinisme. » Le
coquinisme est une maladie de tous les siècles et de tous les cli-
mats; mais il ne faut pas confondre son histoire avec celle du genre
humain.
M. Goumy en veut moins peut-être aux coquins qui ont souillé
la révolution qu'aux honnêtes gens inexpérimentés, crédules, ma-
ladroits, qui n'ont pas su la gouverner et la conduire. Mieux inspi-
rés ou moins ignorans,ils auraient compris que leur premier intérêt
était d'accorder les nouveautés avec les traditions nationales. Ils ont
humilié, outragé celui qui représentait la maison de France et ses
gloires, ils ne lui ont laissé sa couronne « que pour l'exposer, sans
défense possible, à des avanies que le dernier de ses sujets n'eût
pas supportées. » Lem' devoir était de s'appliquer par leurs ména-
gemens, par leurs généreuses avances, à le réconcilier avec son
sort. Mais ils n'ont pas su reconnaître « qu'en vertu des lois de
l'histoire, un état, comme une conquête, se conserve par les moyens
qui ont servi à le fonder, que la royauté qui avait fait la France était
plus capable que personne de la conserver, qu'au surplus la mo-
narchie héréditaire a de grands avantages , qu'elle résout par sa
seule existence le plus difficile problème de la politique, l'organi-
sation de l'exécutif. » Il est permis de le croire ; mais on peut dou-
ter aussi « que les simples égards dus à sa personne et à son rang
eussent suffi pour avoir raison des méfiances de Louis XVI. » On
nous dit (( que la résignation était le fond de cette nature passive,
qui ne fut grande que pour souffrir. » Ce roi très honnête avait par
malheur le front et le cœur fuyans, et les êtres faibles et passifs sont
précisément ceux dont on est le moins sûr; on ne les tient jamais.
Tiraillé en tous sens, ballotté entre des influences contraires,
Louis XVI était condamné à chercher éternellement et en vain sa
LA FRANCE DU CENTENAIRE. 665
volonté, et M. Goumy passe bien légèrement sur les intrigues de
la cour, sur le mauvais vouloir et les préventions haineuses d'une
reine persuadée qu'un souverain ne peut régner sans être ab-
solu, sur les menées de princes qui regardaient toute réforme
comme un attentat à la couronne, sur les complots tramés dans
l'ombre , sur les négociations souterraines avec les puissances
étrangères, sur des accords secrets qui purent ressembler quel-
quefois à des traliisons.
Mais l'entente entre la royauté et la révolution eût-elle été aussi
possible qu'elle était désirable, c'est une grande illusion de croire
que les révolutions puissent être sages ; leur loi et leur destin est
de ne l'être pas. Dans ces crises redoutables qui font sortir le monde
de ses gonds, les vérités auxquelles on croyait la veille n'ont plus
de sens ni d'emploi ; les règles de conduite pratiquées jusque-là ne
sont plus applicables ; les jugemens fondés sur l'expérience sem-
blent douteux, la sagesse parait folie, la folie paraît sagesse. Les
esprits les plus lucides se troublent, les âmes les plus fermes hé-
sitent et flottent, les volontés les plus hardies tombent en défail-
lance ; il n'y a plus d'homme qui fasse ce qu'il voulait faire, qui
soit ce qu'il voulait être. Les pacifiques poussent des cris de guerre,
les miséricordieux sentent leur cœur s'endurcir, les modérés de-
viennent violens, les violens ne se servent de leur force que pour
se détruire eux-mêmes. La loi des causes et des effets semble comme
suspendue; ce qu'on attendait n'arrive pas, ce qu'on redoutait ar-
rive par l'efiort même de ceux qui travaillent à l'empêcher, et
tour à tour le bien produit le mal, le mal enfante le bien. Les an-
nées ne sont plus des années, les jours ne sont plus des jours;
les événemens se succèdent avec une vertigineuse rapidité,
l'œuvre d'un siècle s'accomplit en moins d'une heure. « Je n'ai que
vingt-six ans, écrivait la marquise de La Rochejaquelein dans ses
Mémoires, et il me semble que j'ai vécu déjà plusieurs siècles, et
la révolution n'est pas finie. »
11 ne faut pas juger les hommes sur ce qu'ils pensent et font
dans ces jours extraordinaires. Ils se démentent sans s'en aperce-
Yoir, ils ont cessé de se ressemblera eux-mêmes, de s'appartenir;
ils sont comme possédés. Ils exécutent les décrets qu'a rendus une
puissance mystérieuse et in\dncible, dont ils sont les jouets ou les
^'ictimes. Les révolutions suppriment pour quelque temps la res-
ponsabilité humaine. Le conventionnel Baudot, qu'a si bien peint
Quinet, avait été le compagnon de Saint-Just dans sa mission aux
lignes de Wissembourg, et il se vantait d'avoir découvert Hoche.
Ce montagnard, d'un grand et charmant esprit, à l'œil d'aigle, à la
bouche souriante, au grand habit noir, aux bas de soie, ne parlait
6(56 BEVUE DES DEUX MONDES.
jamais de la révolution. Un jour, pourtant, il se prit à dire :
(( D'autres hommes ont la fièvre pendant vingt-quatre heures. Moi,
madame, je l'ai eue pendant dix ans. » Si vous n'aimez pas les
révolutions, arrangez-vous pour les rendre impossibles ; mais ne
leur demandez pas d'être sages. Demandez plutôt à la tempête de
ne pas faire de bruit et de ne rien casser.
Il ne faut pas leur demander non plus de tenir toutes leurs pro-
messes, de réaliser entièrement leur programme et leur idéal.
Même dans ces temps paisibles et réguliers où il semble qu'on
puisse mener à bonne fin tout ce qu'on entreprend, l'histoire est
fatalement imparfaite, miséralîlcment fragmentaire ; pour y trouver
un peu d'or, il faut remuer des monceaux de scories. Ce n'est que
dans les légendes, dans les contes bleus, que tout est beau, char-
mant ou sublime, que la fin répond aux commencemens, que les
causes produisent leurs effets selon les règles d'une infaillible logique,
que la liaison des conséquences a,vec les principes, l'enchaîne-
ment rigoureux des faits nous procurent ces joies de la raison que
donne aux esprits méthodiques un théorème de géométrie élégam-
ment démontré. C'est un genre de plaish* qu'on éprouve rarement
en étucUant les annales des peuples.
Dans quelques pages admirables que je viens de relire, un de nos
critiffues les plus distingués, penseur original auîant qu'ingénieux,
M. MontégiUt, oppose aux misères de rhistoù'e réelle les splendeurs
de cette histoh'e idéale qui n'est jamais arrivée et ne sera jamais
écrite, dont les documens existent pourtant dans le cœur et dans
l'âme de l'homme, et qui est la seule vraie, la seule belle, la seule
vivante (1). Se souvenant de Platon et de sa caverne, il ajoute cpie
toaas les événemens qui se produisent ici-bas ne sont que les fan-
tômes de choses qui ne se voient point, a une succession d'ombres
se projetant sur un mur mal blanchi. » C'est pour cette raison que
l'étude de l'iiistoire, comme il le remarque, attriste et chagrine
certains esprits ; elle apparaît comme la plus décevante des fantas-
magories à quiconque ne sait pas conclure de la présence de ces
ombres visibles à l'existence des réalités invisibles. « L'effort trahit
toujours la volonté, le mot traîiit toujours la pensée, l'exécution
traMt toujours le désir. Là où l'histoire idéale proposera l'édifica-
tion de la cité deilMeu siu- la terre, l'histoire réelle répondra par la
hiérarchie cathoUcpie; an lieu de la réforraation de l'église, nous
aurons le protestantisme; au lieu du règne de la justice, la révo-
lution française. » Qu'est-ce après tout que l'histoire idéale? C'est
celle de nos rêves et de nos bonnes intentions.
(1) Mélanges critiques, par M. Emile Montégut. Paris, 1887; Hachette.
LA FRANCE DU CENTENAIRE. 667
Les enfans s'iniaginent que les palais ne ressemblent pas à des
maisons, qu'on y vit d'une façon toute particulière, que leurs
habitans mangent et boivent autrement que le commun des mor-
tels, qu'ils ont tous de nobles attitudes, de grandes manières,
un air de majesté, et que les rois et les reines couchent avec
leur com'onne sur la tête. Les peuples, qui sont de grands en-
fans, aiment à se figurer que tout est grand dans les grands évé-
nemens et que pour y jouer un rôle de quelque im.portance, il faut
être un héros, un fier personnage. Delà naissent des légendes que
les historiens ont peine à démolir. Mais ceux qui, ayant découvert
la petitesse des auteurs, en concluent que la pièce ne méritait pas
d'être représentée, se trompent également. On a détruit depuis
longtemps la légende du 14 juillet, « de cette immortelle journée
où une bande de héros, sortis des pavés de la grande ville, ont
conquis la Bastille sur quatre-vingts invalides et trente-deux
Suisses. » Il n'en est pas moins vrai que cette journée a marqué
dans l'histoire. La Bastille était un symbole ; elle représentait le
régime du bon plaisir, le mépris de toutes les garanties, le caprice
royal disposant des libertés et des personnes, la justice sans juge-
ment, l'arbitraire dispensé de s'expliquer- et de donner des raisons.
Quiconque a vu une lettre de cachet a ressenti l'impression que
produit un vilain \^sage ; on ferait cent lieues pour ne pas rencoji-
trer certaines figures, on en ferait mille pour ne pas habiter un
pays où l'on est exposé à recevoir des lettres de cachet. Quand on
annonça à l'Europe que la Bastille avait été prise et rasée, l'Europe
s'émut, et eût-eUe appris que la \ieille forteresse n'avait été défen-
due que par un invalide et deux Suisses, elle se serait encore émue.
Peu lui importait ce qu'avaient fait les hommes ce jour-là; ce qui
la touchait, c'était la victoire d'une idée.
Divinités impassibles et souverainement ironiques, les idées se
plaisent à apparaître ici-bas sous une forme humble ou pitoyable.
Gomme les comédiens de Thespis, elles s'amusent à se barbouiller
le visage de lie, à se couvrir d'oripeaux baroques. Quand l'heure
est venue, elles entrent en scène ; si basse que soit la porte, elles
trouvent moyen d'y passer, et on ne les reconnaît pas. Parhmt une
langue que nous n'entendons point, elles ont besoin de trouver des
interprètes parmi les hommes. Ceux qu'elles choisissent sont souvent
très médiocres ou très répugnans ; elles ne regardent ni au talent, ni à
la vertu, ellesne regardent qu'à l'obéissance. Ce qu'elles ont à dire au
monde, elles le disent quelquefois par la bouche d'un rhéteur em-
phatique qui s'appelle Robespierre, quelquefois aussi par la bouclie
injurieuse et écumante d'un Marat. Il en résulte cfue celui qui
demandait cent mille têtes pour sauver la France appartient à l'his-
668 REVUE DES DEUX MONDES.
toire, et qu'on ne peut le confondre avec tel coquin qui assassine
des servantes pour leur voler leur argent. Si méprisable qu'il soit,
il a été l'ouvrier d'une destinée, qu'à de certaines heures on croit
apercevoir derrière lui, à demi sortie de l'ombre où elle se cachait,
terrible, farouche, frémissante, ayant aux lèvres ce sourire des
dieux qui nargue la sagesse des hommes et leur promet des mal-
heurs.
II-
« Le 30 septembre 1791, nous dit M. Goumy, l'assemblée na-
tionale, par la voix de son président Thouret, déclara sa mission
terminée et se sépara, convaincue 'qu'elle laissait une constitution
à la France. Elle lui laissait, en effet, un papier, une charte, charta,
dont les nombreuses et solennelles dispositions pouvaient se ra-
mener à cette formule très simple: il n'y avait plus d'ancien régime,
et il n'y avait plus de gouvernement. »
Le plus grave reproche que M. Goumy adresse aux constituans
est de n'avoir pas su donner un gouvernement à la France, et
peut-être n'en dit-il pas assez : il les accuse de n'avoir pas su, il
pouvait les accuser de n'avoir pas voulu. Non-seulement ils n'avaient
pas organisé le pouvoir, ils s'étaient employés à le désorganiser ;
par une pente naturelle de leur esprit, ils estimaient que sa fai-
blesse serait une garantie de durée pour l'œuvre de réforme sociale
où ils avaient mis leur cœur, et qui était leur unique souci.
Dans un article sur le Centenaire, un publiciste anglais, M. Fré-
déric Harrison, s'appliquait à démontrer que la révolution française
a inauguré une nouvelle forme de civilisation, qu'en étudiant ce
prodigieux cataclysme, il faut savoir oublier les erreurs, les folies,
les excès criminels, les monstrueuses méprises, pour ne considérer
que les résultats acquis, que l'année 1789 marque la fin d'une so-
ciété fondée sur la force, sur l'esprit de droit héréditaire associé
aux idées de sanction théologique, sur la séparation des classes,
sur les privilèges locaux et personnels, sur l'inégalité, que la même
année a vu installer dans le monde une société nouvelle fondée sur
la solidarité des intérêts, sur l'égalité des droits et des devoirs,
« et que l'époque d'une telle transformation mérite d'être regardée
comme une des plus considérables qu'il y ait dans l'histoire. » Au
mois de juin dernier, M. Jules Ferry s'exprimait à ce sujet comme
le publiciste anglais : « Il y a deux choses, disait-il, dans l'œuvro
de la constituante, une œuvre sociale et une œuvre politique.
L'œuvre sociale suffit à sa gloire. En deux ans, l'assemblée consti-
tuante a donné l'égalité des droits, la justice, la propriété, le libre
LA FRANCE DU CENTENAIRE. 669
vote de 1 UTipôt, la sécularisation de la famille et de l'état. Elle a
réussi dans tout cela. Pourquoi? parce qu'elle n'était pas un com-
mencement, mais un dénoûment. Elle continuait un travail de quatre
siècles, elle a été le continuateur de l'histoire. Mais la constituante
a échoué dans son œuvre politique, parce qu'elle avait méconnu, vo-
lontairement peut-être, les conditions essentielles de tout gouverne-
ment, Elle avait superposé des pouvoirs élus, sans lien, sans dépen-
dance entre eux; c'était le modèle de l'anarchie. Aussi, quand deux
ans plus tard, la Convention fut mise dans la nécessité de se dé-
fendre, elle substitua à cette constitution la plus formidable dicta-
ture que l'histoire ait jamais connue. »
Vers la fin du siècle dernier, on a vu pour la première fois une
société nouvelle sortir des délibérations d'une assemblée, et cela
suffit pour rendre cette époque à jamais mémorable. Les consti-
tuans ont réussi dans leur œuvre sociale. La fortune l'a bénie, tout
a servi à la consolider, les événemens les plus imprévus, les me-
sures les plus révolutionnaires, les violences, les confiscations.
On avait transformé la propriété féodale en propriété libre et aboli
tous les droits personnels ; ils se seraient rétablis d'eux-mêmes si
la noblesse et le clergé avaient continué à détenir la majeure partie
du territoire français. Il fallait que l'occasion se présentât de mul-
tiplier les petits propriétaires et de les enrichir aux dépens des
grands; elle s'est offerte, on ne l'a pas manquée. Plus tard, quand
un régime d'anarchie et de confusion fut remplacé par la dictature
d'un homme de génie, cet homme, dégageant le droit nouveau de
tout ce qui s'y était mêlé de douteux et d'utopique, le consacra
délinitivement. Le code auquel il donna son nom, et dont il faisait
plus gloire, disait-il, que de toutes ses batailles gagnées, n'avait
été que remanié, revisé par lui. Il avait débarbouillé l'enfant, mais
c'était la révolution qui l'avait mis au monde.
Cette société nouvelle a ses défauts, ses misères; on n'a jamais
vu d'institutions parfaites. Mais quoi qu'on puisse lui reprocher,
elle offre plus de garanties de justice et de bonheur que toute
autre, sans compter qu'elle nous assure le plus précieux des droits,
qui est celui de nous plaindre. Ceux qui la critiquent avec le plus
d'amertume en font plus de cas qu'ils ne pensent ; ils ne pourraient
vivre ailleurs, ni respirer un autre air. Le moindre des abus de
l'ancien régime, si on le ressuscitait, suffirait à leur rendre la vie
insupportable ; cette écharde enfoncée dans leur chair gâterait tous
leurs plaisirs. Aussi cette société a-t-elle été, en fin de compte,
acceptée de tous les partis. Les ultras de la restauration avaient
juré de la détruire, la royauté légitime elle-même la détendit. L'édi-
fice est debout depuis un siècle ; il a bravé plus d'un orage, et on
n'y voit encore aucune lézarde.
670 REVUE DES DEUX MONDES.
L'injustice est grande de ne penser qu'à ce que les hommes
de 89 n'ont pas su faire et d'oublier ce qu'ils ont fait; Ils avaient
une société à démolir et une autre à bâtir. Les maçons ont mené
leur travail à bonne fin ; mais il iaut convenir que les couvreurs
ont été moins heureux dans le leur. Nous avons cru bien souvent
nous être enlin donné un gouvernement définitif, c'était une illu-
sion, et par momens nous sommes tentés de préférer à notre mai-
son bourgeoise telle chaumière misérable qui a le bonheur d'avoir
un toit, La France, a dit quelqu'un, est une marmite qui cherche
son couvercle depuis un siècle et ne réussit pas à le trouver. Ce
n'est pas la faute de nos pères ; ils ont rempli leur tâche, nous
n'avons pas su comprendre la nôtre.
Les hommes de 89 avaient les qualités et les dons qui connen-
nent à des réformateurs ; mais à quelques exceptions près, ils
n'avaient ni le tempérament, ni l'esprit politique ; c'était à nous de
les avoir, et c'est en quoi nous avons failli. Le peu de vrais poli-
tiques qui se sont rencontrés parmi eux, n'ont pu remplir leur des-
tinée. Mirabeau, qui avait assurément la tète d'un homme d'état,
n'a jamais exercé qu'une influence intermittente, et il lui était plus
facile de se faire écouter que de se faire comprendre. Après lui, il
faut citer Danton. Il olïrira son alliance à la Gironde, et la Gu'onde
n'en voudra pas. « Nul doute, dit avec raison M. Goumy, que cette
alliance acceptée n'eût changé le cours et peut-être les destinées
de la révolution. Mais Danton n'eut pas l'heur d'agréer aux Giron-
dins, qui le repoussèrent dédaigneusement. Ils ne le trouvèrent
pas assez pur, et il est certain qu'il ne l'était guère, surtout du
sang de septembre. »
La marque commune des vrais politiques est le sentiment vif et
prompt des situations, l'esprit de conduite, le souci des intérêts
plus que des principes. Ils ont peu de goût pour les doctrineSj ils
haïssent les systèmes; quelque décision qu'ils aient à prendre, ils
consultent leur raison plus que leurs sentimens, et se fient à leur
instinct encore plus qu'à leur raison. Au demeurant, ne se faisant
aucune illusion sur les hommes, ils les regardent d'habitude comme
des animaux comphqués, plus difficiles à apprivoiser et à gouver-
ner que d'autres, et ils les traitent en conséquence. Tout au con-
traire, il convient aux réformateurs de se faire une haute idée de
l'humanité et de ses destinées, d'être très ambitieux pour elle, et
ils rougiraient d'employer la contrainte ou des moyens bas pour
conduire une si noble espèce.
Les bourgeois qui ont préparé et fait la révolution étaient pour
la plupart ce qu'on appelait alors des hommes sensibles, des hommes
de foi, de désir et d'espérance. Intrépides raisonneurs, très amou-
reux d'abstractions, enclins à la rhétorique, ils pensaient que les
LA FRANCE DU CENTENAIRE. 671
convictions sincères, les sentimcns généreux, l'éloquence du cœur
ont une action irrésistible sur les peuples. Aussi la question de
gouvernement leur paraissait-elle secondaire et facile à résoudre.
Ils étaient persuadés qu'une fois les abus extirpés, les injustices
réparées, le corps social épui'é et renouvelé, les hommes se gou-
verneraient d'eux-mêmes, qu'il suffirait de leur révéler leurs vrais
intérêts pour qu'ils s'y attachassent, et que leurs passions mêmes
conspireraient avec leur raison et avec la félicité publique.
Pleins de respect pour l'homme abstrait, qui n'est qu'une entité
métaphysique, et le retrouvant dans le dernier des humains, ils
étaient égalitaires dansTàme. Ainsi s'explique la haine féroce qu'ils
ressentaient pour le régime féodal, pour les restes encore subsis-
tans de ce moyen âge, qui, confondant les idées de propriété et de
souveraineté, donnait à l'homme des droits sur l'homme et autori-
sait tout possesseur de terre noble à recevoir des hommages et à
commander à des serfs, La philosophie du commencement et du
milieu du siècle avait sans doute exercé sur eux une grande in-
fluence, mais ils l'avaient accommodée à leur façon, à leur guise,
amalgamant ensemble des systèmes inconciliables, dont ils ne gar-
daient que ce qui pouvait leur convenir, c'est-à-dire un certain
nombre d'idées moyennes, accessibles à tous les esprits et qui
prêtaient à l'éloquence. C'est avec les idées moyennes, les seules
à l'usage des orateurs, qu'on prépare les révolutions qui réussis-
sent. D'ailleurs les hommes sensibles sont tous des éclectiques; ils
empruntent aux doctrines ce qui leur plaît et écartent avec soin
les vérités tristes, tout ce qui gêne, contrarie ou chagrine leur ima-
gination.
L'optimisme était une disposition à la mode dans ces délicieuses
premières années du règne de Louis XYI, qui furent une de ces
oasis de l'histoire qu'il est doux d'habiter. On avait des mœurs hu-
maines, l'àme généreuse, l'esprit ouvert aux nouveautés, toutes
les bonnes intentions et la certitude qu'il suffit de vouloir le bien
pour le faire. On aimait les bergeries, les idylles ; si raisonnable
qu'on fût, on croyait à la magie, au merveilleux, aux baguettes
qui font des miracles, et on pensait que les moyens aimables suffi-
sent pour amener à perfection les dressages les plus difficiles. Ce
goût d'espérer et de croire, cet esprit de confiance un peu chimé-
rique dans les destinées de notre espèce se retrouvent dans tous
les écrivains, dans tous les penseurs du temps, qu'ils s'appellent
Vicq d'Azyr ou Turgot ou Bernardin de Saint-Pierre. En revenant
des Pyrénées, Piamond déclarait que les montagnes révèlent à
l'homme sa bonté naturelle, qu'il est impossible de les gravir
« sans se trouver régénéré et sentir avec surprise qu'on a laissé
672 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la plaine sa faiblesse, ses infirmités, ses soins, ses inquié-
tudes, en un mot la partie débile de son être et la portion ulcérée
de son cœur. » Sylvain Bailly, qui le 12 novembre 1793 devait
endurer le plus cruel des martyres et mourir dix fois avant d'avoir
la tête coupée, l'excellent et digne Bailly au long nez, au visage à
la fois sévère et doux, et dont les yeux de myope voyaient tout en
beau, Bailly qui croyait que jadis au centre de l'Asie avait vécu un
peuple sage, vertueux, pacifique, employant ses loisirs à contem-
pler les étoiles, fut longtemps convaincu que la révolution était
destinée à ramener l'âge d'or sur la terre. Nommé président de
l'assemblée, on lui fit une ovation à Ghaillot, où il passait les
étés : « Je ne dis rien de trop en disant que je fus embrassé par
cette foule presque entière, qui se pressait autour de moi avec les
plus vives expressions de l'amour et de l'estime, une joie pure et
douce, une paix qui annonçait l'innocence. Cette fête était vrai-
ment patriarcale, elle m'a donné les plus délicieuses émotions et
m'a laissé le plus doux souvenir. » Sous le règne de Louis XVI,
l'imagination française s'était mise au régime lacté.
Les hommes de 89 avaient pris à Voltaire son amour de la civili-
sation et sa haine de l'intolérance ; ils n'avaient eu garde de lui
prendre son impitoyable sens critique, et son aversion pour les
utopies, pour les chimères, pour tout ce qui flatte l'orgueil hu-
main. Ils avaient pris à Montesquieu la plus contestable de ses
théories, celle de la séparation des pouvoirs, mais ils avaient trop
peu médité son principe que les lois sont des rapports nécessaires
résultant de la nature des choses. Ils avaient emprunté à Rousseau
le Dieu du vicaire savoyard, et ils disaient, pour le lui avoir en-
tendu dire, que le vrai souverain est la volonté générale ; mais ils
n'ajoutaient pas comme lui qu'il y a bien de la différence entre la
volonté générale et la volonté de tous, que le peuple se trompe
souvent, et qu'au surplus il est toujours très dangereux de tou-
cher au gouvernement établi.
On a souvent répété que c'était du misanthrope Rousseau qu'ils
avaient appris à regarder l'homme comme un être naturellement
bon. Ils comprenaient mal les leçons de leur maître. Quand Rous-
seau nous parle de nos origines, il a bien soin de nous dire « que
ce n'est pas une légère entreprise de démêler ce qu'il y a d'origi-
naire et d'artificiel dans notre nature et de bien connaître un état
qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement
n'existera jamais. » L'homme primitif dont il vantait le bonheur,
l'innocence, et auquel il attribuait fort gratuitement un penchant à
la commisération, une répugnance à voir soufïrir, est un sauvage
préhistorique, fort différent de tous ceux que nous pouvons trouver
LA FRANCE DU CENTENAIRi:. 673
en Afrique ou en Australie. Il était heureux parce qu'il ignorait ujie
multitude de passions qui sont l'ouvrage de la société, et qui ont
rendu les lois nécessaires. Il était bon parce que, n'ayant pas d'autre
souci que celui de vivre et de se conserver, borné dans ses désirs
qui ne passaient pas ses besoins physiques, il avait peu d'occasions
d'être méchant. Les seuls biens qu'il connût dans l'univers étaient
la nourriture, le repos et une femelle, et comme son imagination
ne lui peignait rien, comme son cœur ne lui demandait rien, il ne
prenait pas la peine de choisir cette femelle ni de désirer celle qu'il
ne pouvait avoir ; la première venue lui suffisait, et on s'unissait
fortuitement, « selon la rencontre et l'occasion. » Si l'homme natu-
rel est bon, selon Rousseau, cela signifie tout simplement qu'un
être sans besoins factices n'est capable de nuire que lorsqu'il a laim.
« L'homme sauvage, quand il avait dîné, était en paix avec toute
la nature et l'ami de tous ses semblables. » Mais quand il cherchait
son dîner, il devenait dangereux, car il n'avait nulle notion du
juste et de l'injuste. C'était, nous dit encore Rousseau, (c un animal
stupidc et borné, » que la civilisation et la fatale habitude de ré-
fléchir changeront « en animal dépravé. » Il faut être un Bernardin
de Saint-Pierre pour croire aux vertus naturelles de l'homme. Il se
tenait pour un disciple de Jean-Jacques, il n'était que son traduc-
teur très charmant, mais très infidèle, un de ces traducteurs qui
retranchent du système du maître tout ce qui effarouche la can-
deur de leur âme.
L'auteur d'un livre intéressant sur les Principes de 11 89, M. Fer-
neuil, s'en prend à Rousseau du goût qu'avaient les constituans pour
les abstractions, pour ce qu'il appelle la méthode géométrique, et
de l'idée étrange qui leur vint « de mettre une déclaration des droits
naturels et inaliénables de l'homme au frontispice de leur constitu-
tion (1). )) Non, bonne ou mauvaise, ce n'est pas Rousseau qui leur
donna cette idée. Le seul droit naturel qu'il reconnût est celui de
ce sauvage préhistorique qui ne vivait pas en société et qui, ayant
le droit de vivre, avait celui de prendre partout où il le trouvait tout
ce qui était nécessaire à sa subsistance. En ce temps-là, les fruits
étaient à tous, et la terre n'était à personne. « Le premier qui, ayant
enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des
gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société
civile. )) La propriété que les constituans déclaraient « un droit
inviolable, dont nul ne peut être privé, » était, selon Rousseau, la
négation du droit naturel, et la société civile, établie pour obliger
les hommes à respecter le bien d'autrui et la distinction du tien et
(1) Les Principes de 1789 et la Science sociale, par Th. Ferneuil. Paris, 1889; Hachette.
TOME xav. — 1889. 43
G7Ù REVUE DES DEUX MONDES.
(lu mien, repose sur un contrat. Il n'y aura plus désormais que
des droits de convention, que les contractans étendent ou rédui-
sent à leur gré.
Us ont résolu de vivre sous des lois; ils s'en font donner par
un législateur, et ce législateur, qui se charge d'instituer un
I)ieu!ple, doit se seMir en état de changer, pour ainsi dire, la na-
ture humaine. 11 sait « que la meilleure des constitutions est celle
qui dénature le plus l'honmie et transforme chaque individu, qui,
par lui-même, est un tout parfait et soUtaire, en partie d'un plus
grand tout, dont il reçoit en quelque sorte sa vie et son être. » Que
parlez-vous encore de droits inaliénables , parce qu'ils sont natu-
rels? La loi est toute-puissante; elle fait ce qu'il lui plaît, elle
détermine comme elle l'entend la règle du juste et de l'injuste,
ellie décide quelle portion de lui-même tout individu doit aliéner
pour devenir membre de la cité. Pourquoi dites-vous que tous
les hommes naissent libres et égaux? Cela n'était vrai qu'avant
rins^itution de la loi : « La loi, lisons-nous dans le Contrat social,
peut statuer qu'il y aura des privilèges, et de même qu'elle peut
établir un gouvernement royal et une succession héréditaire, elle
peu! faire plusieurs classes de citoyens, assigner les qualités qui
donneront droit à rentrée dans ces classes. »
Comment Rousseau eijt-il été égalitaire à la kçon des hommes
de 1789? Il aidmirait beaucoup la constitution de son pays, et son
pays était une république où les conditions étaient fort inégales.
Gouvernée par des corps qui se recrutaient les uns les autres et
pnr des magistrats pris dans un petit nombre de familles, en dé-
jM de son conseil général, cette démocratie tenait beaucoup de
roKgarchie. On y distinguait jusqu'à cinq ordres d'habitans. Les
sujets étaient de vrais sujets ; les natifs, privés de tout di'oit poli-
tij(çu;e, ne possédaient qu'une partie des droits civils des bourgeois ;
les. bourgeois n'avaient pas tous les droits des citoyens ;, ces citoyens,
SGuls dépositaires de la véritable volonté générale , formaient une
classe privilégiée, et Rousseau en était. Il se plaît à nous rappeler
dans ses Confessions, qu'il est né d'Isaac Rousseau, citoyen, et de
Sn/anne Bernard, citoyenne, et dans le Contrefit so^rial u qu'il est
hii-mènoie citoyen d'uu état libre et membre du souverain. » Dans
seK aigres discussions avec les magistrats de Genève, il n'a jamais
pfeàdé lai cause des natifs, ni demandé l'abolition des classes et le
sMH'rage uaMverseL II estiiuait <( que s'il y avait un peuple de dieux,
il se gouvernerait démocratiquement, mais qu'un gouvernement si
pkirlkit ne convient pas à. des hommes, qu'il est contre l'ordre natu-
rel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné,
que le meilleur des régimes politiques est l'aristocratie élective,
LA FRANCE DU CENTENAIRE. 675
que d'ailleurs, la liberté, n'étant pas un fruit de tous 'les climats, tkï
convient pas à tous les peuples. »
Si Rousseau avait vécu jusqu'à la RévoKîtion, il aurait pu dire
aux constituans : « Tous avez décidé que désormais tous les citoyens
seront admissibles aux places et emplois sans autre distinction que
celle des vertus et des talens, que toutes les contributions seront
réparties également entre eux, en proportion de leurs fecuités, que
les mêmes délits seront punis des mêmes peines et par le même
tribunal, sans aucune distinction des personnes. Votre constitution
leur garantit pareillement la liberté d'aller et de venir, de rester et
de partir à leur gré, d'avoir la religion qui leur plaît ou de n'en
point avoir, de croire ou de ne pas croire, de ne relever que de leur
conscience, de parler, d'écrire, d'imprimer et de publier leurs pen-
sées, de s'assembler sans armes, de demander compte de son admi-
nistration à tout agent public, d'élire et de cboisiT les ministres de
leurs cultes, et beaucoup d'autres libertés encore. Tous avez stipuîé
que le pouvoir législatif ne pourra faire aucune loi rrui porte atteinte
à aucun de ces droits ; mais vous ajoutez que la liberté ne consis-
tant qu'à pouvoir faire tout ce qui ne nuit ni aux droits d'autrui ni
à la sûreté publique, la loi peut établir des peines contre les actes
reconnus nuisibles à la société. Ainsi du même coup vous recon-
naissez que la volonté générale, qui fait la loi, est le seul juge de
•ce qui peut nuire ou ne pas nuire à la société, et tout en la pro-
•clamant souveraine, vous prétendez lui imposer de'= restrictions et
protéger contre ses entreprises ce que vous appelez les droits na-
turels et civils. Vous brouillez tontes les idées, vous vous piqu-ez
de faire à la fois des hommes et des citoyens. Si vous voulez jouir
des droits naturels, supprimez la propriété, détruisez les murs et
les haies, rasez les villes et vivez dans les bois. Si vous voulez fa-ine
des citoyens, emseignez-leur que, comme je l'ai écrit, dans l'état de
nature on ne doit rien à ceux à qui on n'a rien promis, mais que,
dans l'état civil, tous les droits sont fixés par la loi. Vous vous con-
damnez aux inconséquences ; je prévois qu'avant peu il y aura parmi
vous des hommes qui, accusés d'être un péril pour la sûreté pu-
blique, seront privés du droit d'aller, de venir, de partir et méwe
du droit de vivre, qui est le seul droit naturel. »
Les constituans auraient pu ]m répondre : « N'C nous reprochez
pas nos inconséquences. Nous avons lu le Aieux Plut arque, Mon-
tesquieu, Yol taire, vos liM'es, et nous nons sommes fait un certain
idéal des choses d'ici-bas. ?s'ous avons conçu le plan d'une société
d'ordre composite, très ci\ilisée, très humaine, très moderne, et
qui pourtant, par la forme de son gouvemernent, rapjjellerait les
cités antiques. La loi y serait l'expression de la volonté de tous, et
676 REVUE DES DEUX MONDES.
toujours respectable, elle serait toujours respectée, et en même
temps, les individus y jouiraient de libertés peu connues à Sparte,
même à Athènes, et nécessaires aux Français de ce siècle, qui ne
sauraient en être privés sans se sentir atteints dans leur dignité
d'iionmies. Gela ne s'est jamais vu ; grâce à nous, cela se verra. A
chacun son métier; vous avez toujours été un éloquent logicien,
rot)gé par la mélancolie, et vous avez toujours pensé qu'il n'y a de
bon que ce qui ne peut être ; aussi n'avez-vous fait que des livres.
II n'y a que les optimistes qui fassent des révolutions. »
III.
Ces optimistes sont moins des philosophes, des métaphysiciens
que des croyans et les apôtres d'une foi nouvelle, les missionnaires
d'un nouvel évangile. La philosophie du xviii'' siècle s'est transfor-
mée en religion; les cœurs sensibles ne peuvent se passer d'un
Dieu qui leur ressemble et les rassure. Leur constitution étant
destinée à opérer une réforme sociale, ces croyans ont inscrit au
frontispice tous les droits de l'homme. Ils les déclarent non-seu-
lement inaliénables, imprescriptibles, mais sacrés, et ils les gravent
sur l'airain en invoquant l'Etre suprême, celui qui fait naître tous
les hommes libres, égaux, raisonnables et bons. Voilà le dogme;
quel sera le culte? Ils ont décidé que des fêtes nationales seront
instituées « pour conserver à jamais le souvenir de la révolution,
entretenir la fraternité entre les citoyens, et les attacher à la con-
stitution, à la patrie et aux lois. »
On les a souvent blâmés d'avoir entrepris sur les droits de
l'église, de se l'être aliénée. Il eût été d'une sage politique de ne
pas se brouiller avec elle, de la gagner insensiblement au nouvel
ordre de choses; mais ils n'étaient pas des pohtiques; ils s'attri-
buaient une mission, ils ont voulu la remplir. Ils eurent pour alliés
les jansénistes et leurs rancunes ; qu'avaient-ils besoin d'alliés ou
d'incitateurs? Ils cédaient à un irrésistible entraînement. Le dogme
du péché originel, de la chute, de la déchéance de l'homme leur
faisait horreur, et ils ont opposé dogme à dogme, ils ont élevé autel
contre autel. C'est le trait d'union entre eux et les jacobins, leurs
terribles et sanglans héritiers. Quoi qu'on en dise, 89 a fatalement
engendré 93, qui lui ressemble si peu. Toutes les religions s'éta-
blissent par l'enthousiasme et la terreur. Elles promettent et ou-
vrent le ciel; ne vous sentez-vous pas attirés, elles vous feront
entrer de force.
L'autel révolutionnaire, vous le verrez au musée des Tuileries;
il est entouré de candélabres, et un coq, comme on l'a dit, rem-
LA FRANCE DU CENTENAIRE. 677
place ragneaii. Approchez-vous des cadres qui tapissent les mu-
railles; parcourez tous ces placards, toutes ces proclamations
ornées de la devise : « Liberté, égalité. » Elles ressemblent à des
sermons, c'est une nouvelle éloquence de la chaire. Ailleurs, ce
sont des Oreimis, des Pater, des Credo : « Chaste fille des cieux,
ô liberté! tu es descendue pour nous sur la terre. Que ton nom
soit à jamais chéri ! Ton règne est venu. Celui de la loi est pareille-
ment venu; que sa volonté soit faite!.. Je vous salue, sans-culot-
tides, noms vénérés!.. Je crois dans un Ktre suprême qui a créé
les hommes libres et égaux. » Voici le nouveau décalogue :
La république tu serviras,
Une, indivisible seulement...
A ta section tu viendras,
Convoqué légalement.
Ta boutique tu fermeras
Chaque décadi strictement.
A ton poste tu périra?,
Si tu ne peux vivre librement.
Plus loin, ce sont les vingt-cinq préceptes de la raison : « Tout
mortel républicain est ton frère. » — Art. 2/i : « Sans-culotte répu-
blicain, à tous tes frères tu dois le bon exemple et des faits qui les
persuadent. » Si extraordinaire que soit ce style, il s'accorde si
bien avec tout le reste qu'on finit par le trouver naturel; et,
quand on s'est promené quelque temps dans ce musée de la révo-
lution, ce sont les choses écrites dans la langue de tout le monde
qui étonnent. On est surpris de trouver dans un coin cette an-
nonce d'une feuille royaliste : « Cinquante louis à gagner pour celui
qui citera un honnête homme du peuple qui ait gagné à la révolu-
tion. » En me penchant sur une vitrine, j'ai lu dans une lettre de
^jme Roland cette réflexion charmante : u Les femmes ont une raison
à elles et une façon de la traiter que les hommes n'entendent pas. »
Pauvre guillotinée, tu n'avais pas su traiter la tienne!
La révolution fut une religion; c'est ce qui explique ses gran-
deurs et ses folies, ses actions héroïques et ses crimes. Si elle avait
été une philosophie, elle n'aurait pas fait tomber la tête d'un roi,
et peut-être, bien que cela me semble douteux, serait-elle par-
venue à éviter la guerre avec l'Europe. Mais, assurément, si cette
guerre avait éclaté, elle n'eût pas réussi à conjurer tous les périls,
à faire sortir de terre quatorze armées, à enchaîner la victoire à
ses drapeaux, à braver tous les trônes coalisés contre elle. Les
religions seules font des miracles ; elles allument des incendies
dans les âmes. De 1789 à l79/i, il semblait que le climat moral de
678 BEVUE DES DEUX Al0-^DES.
la France eût changé, que cette température modérée, pour la-
quelle nous nous sentons nés, eût été remplacée par ces chaleurs
torrides qui donnent à la végétation des formes magnifiques ou
monsti"ueuscs, et qui, dans les âges antédiluviens, ont produit
ces fougères colossales, grandes comme des arbres, dont nous nous
servons encore pour nous chaufïcr.
L'armée prussienne, quand elle envahit la France en 1792,
éprouva de grands étonncmens et de grandes déconyenues. Comme
Fa raconté Goethe, qui fit la campagne pom- son instruction per-
sonnelle, on sétait flatté de vaincre sans coup férir, de ne laire
quune promenade militaire. On entrait dans un pays profondément
troublé où tout était mis en confusion; on se promettait de trouver
partout des alliés, des complices, des populations lasses, impa-
tientes d'être délivrées de leurs nouveaux maîtres et se portant
avec joie à la rencontre de l'envahisseur. Verdun se rendit, et on se
disait les uns aux autres: u Tous voyez bien! » Mais on eut le
chagrin d'apprendre que le commandant de la place, Beaurepaire,
n'avait pas voulu survivre à son honneur. Il avait écrit au repré-
sentant Choudieu : « Assurez le corps législatif que, lorsque l'en-
nemi sera maître de Verdun, Beaurepaire sera mort. » Il avait tenu
parole, il s'était brûlé la cervelle. Bientôt après, Delaunay d'Angers
proposait à l'assemblée de placer sa cendre au Panthéon, et le
théâtre de la Nation représentait V Apothéose de Beaurepaire.
Son exemple fut contagieux. Quand les Prussiens entrèrent dans
Verdun, un soldat, qm avait refusé de capituler, déchargea son
fusil sur un lieutenant de hussards, le comte de Henkel. On l'ar-
rêta incontinent ; mais, trompant la smTeillance de ses gardiens, il
gravit le parapet d'un pont et se précipita dans la Meuse, où il
trouva la mort. Ce nouvel incident parut de fâcheux augure, ah-
nwigsvoll, et de ce jour on alla de mécompte en mécompte. On ne
fut pas battu à Valmy ; mais, pom* décider Brunswick à la retraite,
il lui suffit de s'être heurté contre une armée dont l'attitude ré-
solue et la ferme résistance avaient dissipé ses dernières illusions.
Le soir même de la bataille, Goethe prononçait devant un groupe
d'officiers décontenancés et moroses cette parole fameuse, tant de
fois répétée : « Aujourd'hui, messieurs, a commencé une nouvelle
époque de l'histoh-e du monde, et chacun de vous pourra dire :
Ty étais. »
Les religions ont leurs héros et leurs martyre ; elles ont aussi
leurs juges et leurs inquisitem'S. Les dogmes sont des vérit-és sa-
crées, et qui les nie se rend <?oupable d'impiété. Les assemblées
révolutionnaires sont des conciles, à cela près que ce n'est pas le
Samt-Lsprit qui les visite; elles cherchent leurs inspirations dans
LA FRANCE DU CEMEXAIRE. 679
les couches profondes, et l'âme d'un peuple leur ayant dit ses se-
crets, elles représentent la volonté générale. « C'est nous, disent-
elles, qui sommes le droit et la justice. » Malheureusement une na-
tion composée d'élémens infiniment divers et travaillée par des
partis opposés n'a pas toujours une volonté générale. C'est la diffi-
culté contre laquelle se débat le jacobinisme, et il ne la résout pas,
il la tranche. L'état se chargera de créer lui-même cette volonté
générale dont il ne devait être que l'interprète et le très humble
serviteur, et c'est ainsi que la liberté absolue se change en
tyrannie.
C'est par l'éducation civique qu'un gouvernement parvient à
façonner tout un peuple à sa ressemblance et lui inculque les
dogmes nouveau-X que rejettent les impies. L'assemblée consti-
tuante avait pensé « à créer une instruction publique commmie à
tous les citoyens, gratuite à l'égard des parties d'enseignement in-
dispensables pour tous les hommes. » Mais les jacobins aiment à
brusquer les choses, et l'éducation étant un ouvrage de longue
haleine, ils anticiperont sur ses efiets en mettant hors la loi les dis-
sidens. Il y a désormais des délits d'opinion, des tribunaux char-
gés d'en connaître, et à défaut d'actes à poursuivre, on sévit contre
les intentions. On fera des lois contre les suspects, et sera tenu
pour suspect tout homme que les intérêts particuliers de la caste
à laquelle il appartient doivent prédisposer à mal penser. « Ceux
qui n'ont voulu voir en Robespierre, a dit très justement M. Goumy,
qu'un cuistre ulcéré, qu'un bellétriste envieux et jaloux, se trom-
pent et le calomnient; sa conduite eut des motife plus hauts...
Robespierre nous montre en lui un homme chez qui le dévot avait
étouffé tout le reste, il appartenait à son Dieu et n'appartenait qu'à
lui, et quel Dieu? Un certain idéal qu'il s'était fait de la révolution
et de la république. A cet espiit étrangement borné la guillotine
apparut comme l'instrument sacré de la purification nationale. »
Deux partis sont en présence : l'un soupire après le rétablissement
de l'ancien régime et des vieux abus, de toutes les institutions
abohes ; l'autre trouve son bonheur et sa joie dans le triomphe dé-
finitif de la révolution. C'est le parti des regrets et le parti de l'es-
pérance ; et l'espérance, tenant les regrets pour des crimes, les
châtie par la main du bourreau.
Il ne suffit pas aux religions intolérantes d'être reconnues comme
religion d'état et de diriger lé gouvernement. Elles veulent régner
sur les esprits, posséder les cœurs, marquer les consciences à leur
chiffre, régler les m<Eurs, les occupations, les passe-temps, l'éco-
nomie domestique et jusqu'au costume. Elles se mêlent de tout,
elles ne méprisent aucun détail, et sans cesse elles prescrivent ou
680 REVUE DES DEUX MONDES.
proscrivent. La république de 17P2 aura les mêmes prétentions.
Elle décidera qu'il y a des plaisirs républicains et d'autres qui ne
le sont pas, des façons de penser, de parler, de s'habiller, d'écrire
qui conviennent à des hommes libres et d'autres qu'ils doivent ré-
prouver. Il n'y a pour elle point d'actions indifîérentes. A la liste
des crimes qu'elle poursuit, elle ajoute la liste des péchés qu'elle
condamne, presque aucun ne lui semble véniel, et elle pose en
principe que quiconque n'est pas un croyant est nécessairement
un pécheur. La terreur n'est qu'un moyen, la vertu est le but. La
vertu par excellence est l'amour de la révolution, et on n'aime vé-
ritablement la révolution que lorsqu'on se sent heureux de l'ai-
mer, et que, haïssant tout ce qu'elle hait, on se plaît à tout ce qui
lui plaît. M. Taine a cité le projet de constitution retrouvé dans les
papiers de Sismondi, alors écolier : a Art. 1". Tous les Français
seront vertueux. — Art. 2. Tous les Français seront heureux. »
Que si les Français s'exécutent de mauvaise grâce, on les obligera
d'être heureux, on les forcera d'aimer la vertu, on les contraindra
d'être libres.
Les religions considèrent que les œuvres ne sont rien sans la
foi, et elles produisent des fanatiques qui pensent que la foi jus-
tifie et sanctifie tout, même le crime. Les vieux conventionnels,
qui avaient gardé jusqu'au bout la ferveur de leurs croyances, ne
reniaient rien de leur passé ; ils avaient agi par conviction, ils
étaient prêts à recommencer. Mais ceux qui, ayant eu la fièvre, ne
l'avaient plus, comprenaient difficilement comment ils l'avaient
eue, et les uns tentaient de se dérober à leurs souvenirs, les autres
au contraire se perdaient dans de longues explications, et ils
avaient beau se nettoyer les mains, ils y voyaient toujours repa-
raître cette petite tache de sang que les explications ne peuvent
laver. Un fanatique sincère, qui se fait l'exécuteur des hautes
œuvres, croit obéir à une loi divine ; le jour où il ne croit plus, il
découvre qu'il y avait une autre loi qu'il a volontairement violée.
Dans le trouble de ses pensées ou dans l'exaltation de son esprit,
il ne la voyait pas. Elle est sortie de la nuit, elle lui est apparue,
et ne retrouvant plus son âme dans son crime, il se dit : a Était-ce
bien moi? »
Les fanatiques sont le fléau des religions, les hypocrites en sont
la honte. La révolution eut les siens ; ce sont ces coquins qui, à
juste titre, déplaisent tant à M. Goumy. Lorsqu'une idée devient
une puissance et qu'elle établit son règne dans ce monde, elle a
aussitôt ses séides, et avec ses séides ses vils courtisans, qui ne
pensent qu'à solliciter ses grâces. Pour faire son chemin, il faut
agréer au prince, et le plus sûr moyen de lui plaire est de se con-
LA FRANCE DU CENTENAIRE. 681
lormcr à ses mœurs et à ses goûts. Sous Néron, tout le monde
aimait les vers et la musique. Sous Adrien, tout le monde voya-
geait. A peine Marc-Aurèle fut-il monté sur le trône, il s'étonna
de voii' pulluler dans les provinces la race des philosophes
austères, portant tous \e pallùim; nous savons par Lucien ce qu'il
fallait penser de leur sévérité. Quand la révolution fut devenue
souveraine, une foule de gens qui n'y croyaient pas, et qui au de-
meurant ne croyaient à rien, prirent sa livrée, parlèrent sa langue,
qui dans leur bouche n'était qu'un jargon, singèrent ses gestes,
et leurs grimaces en imposèrent aux sots. Quelques-uns avaient
des revanches à prendre, de vieilles haines à assouvir, de vieilles
injures à venger; c'est à quoi leur servait leur crédit. D'autres
avaient des dettes et des goûts catilinaires. Ils n'étaient pas mé-
chans, ni si farouches qu'ils le semblaient; mais ils s'amiaient
beaucoup, et la révolution leur offrant les occasions de se faire du
bien, tour à tour ils faisaient des phrases ou coupaient des têtes à
la seule fin de se pousser aux grands emplois. Tel de ces his-
trions, ayant fait fortune, a rejeté loin de lui son fangeux et sanglant
passé comme on se dépouille d'une chemise sale, et devenu le
plus bénin des hommes, il n'a plus songé qu'à jouir de la vie. On
pouvait dire de lui en toute justice ce que Rœderer disait injuste-
ment de Danton : « 11 n'a été un grand scélérat que pour pouvoir
être tranquillement un bon drôle. »
La révolution a excité les plus nobles passions et des appétits
pervers ; elle a inspiré de grandes et généreuses actions et autorisé
l3ien des désordres et des vilenies; elle a renouvelé l'àme d'un
peuple qui ne savait plus à quoi se prendre, mais elle lui a donné
le goût des utopies, des chimères, des éternelles inquiétudes, un
penchant malheureux à n'aimer que ce qui lui manque, à ne dé-
sirer que ce qu'il ne peut avoir, à espérer ce qui n'arrivera
jamais. Les historiens ont souvent parlé de la vieille mobilité gau-
loise ; mais ils parlaient aussi du vieux bon sens français. A quoi
tient-il que nous soyons si facilement dupes des charlatans et des
félicités qu'ils nous promettent ?
Pour qui veut juger la révolution de 89 et décider si elle a fait
plus de bien ou plus de mal, la question revient à savoir s'il est
bon que l'idéalisme, à de certaines époques de l'histoire, fasse in-
vasion dans la politique et prétende à gouverner le monde. L'idéa-
lisme est un grand trouble-fête et un maître qui se change facile-
ment en tvran. Il bouleverse tout, il veut tout transformer à son
image. Il ne compte pas avec la nature humaine, avec ses incu-
rables infirmités; il méprise la tradition, l'expérience; il ne s'oc-
cupe pas de ce qui est, mais de ce qui doit être ; il sacrifie à ses
682 REVUE DES DEUX MONDES.
hautaines exigences les intérêts eux-mêmes ; il \iolente les choses
et les hommes. Mais il a sa mission, sa tâche que lui seul peut rem-
plir. Quand une société semble mourir d'épuisement et se décom-
poser, il peut seul la rajeunir, lui infuser un sang noureau, ressus-
citer le bois mort, réveiller les eaux croupissantes.
•Ceux qui pensent que La révolution de 1789 n'était point néces-
saire, qu'une réforme des vieilles institutions eût suffi et qu^e cette
réforme était possible, ont de bonnes raisons à faire yaloir. C'est
ainsi qu'après la conversion de Constantin, tel païen put s'étonner
et s'indigner de l'infidélité que faisait Rome à ses vieux cultes na-
tionaux, qu'il suffisait de purifier et de réformer pour qu'ils répon-
disseut aux besoins nouveaux. Le paganisme tendait de lui-même
à se nettoyer, à se changer en monothéisme ; il autorisait les sages
à ne voir dans la multitude de ses dieux qu'une seule divinité ado-
rée sous des appellations diverses. Dès les premiers temps de l'em-
pire, les mœurs s'étaient adoucies; en devenant plus cosmopolite,
on devenait plus humain, on rendait des décrets en faveur des
opprimés et des esclaves, on abohssait les ergastules, on secou-
rait les classes soutirantes ; empereurs ou particuliers multipliaient
les fondations charitables, on créait des orphelinats. Il y avait beau-
coup de débauchés et de voluptueux ; mais il y avait aussi une
foule d'honnêtes gens, qui préféraient leurs règles de conduite aux
préceptes de l'évangile parce qu'ils les trouvaient tout aussi nobles
et moins romanesques. L'évangile nous ordonne d'aimer nos enne-
mis, et beaucoup d'entre nous ont déjà tant de peine à aimer leurs
amis! Comme Platon et Sénèque le recommandent, les honnêtes
païens d'alors se faisaient une loi d'être justes pour les gens qu'ils
n'aimaient pas, et comme Plutarque le veut, ils tâchaient de mettre
à profit, pour le bien de leur âme, toutes les injures qu'on leur
faisait. C'était de la vraie sagesse, et il leur semblait que les dis-
ciples d'un Dieu mort étaient des fous, qu'une révolution n'était
point nécessaire, qu'il suffisait de balayer le temple au lieu de le
renverser, de guérir les âmes au lieu de les amputer. L'empire
romain eût vécu, et des siècles de barbarie eussent été épargnés
au genre humain. Mais quoi! l'heure de l'idéalisme avait sonné,
et k foHe de la croix s'empara du monde.
Il est des cas désespérés où il faut que la société périsse ou que
l'idéalisme la sauve ; mais l'idéalisme ne peut rien fonder de du-
rable qu'à la condition de se tempérer, de se départir de ses pré-
tentions, de se laisser apprivoiser et assouplu* par la raison. Pour
quiconque le lit avec des yeux non prévenus, l'évangile est le code
immortel dmie morale d'ascètes, qui, pleins de foi dans le prochain
avènement du royaume de Dieu, engagent les hommes à s'y pjxj-
LA FRANGE DU CENTENAIRE. 683
parer en renonçant à tous les atlachemens de la terre qui font la
douceur, le prix ou la gloire de notre courte existence. Une mo-
rale qui commande de se détacher de tout, qui déclare que pour
mériter Dieu il faut haïr son père et sa naère, sa femme et ses en-
fans, ses frères et ses sœurs, et jusqu'à sa propre vie, qu'il y a des
hommes qui se sont faits eunuques pour conquérir le bonheur éter-
nel et que leur exemple est bon à suivre, qu'il est plus difficile à
un riche d"entrer dans le divin royaume qu'cà un chameau de passer
par le trou d'une aiguille, qu'il faut vendre tout son bien et le
donner aux pauvres, que qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède
et à tout ce qu'il est ne peut être un ^Tai discii)le du Christ, cette
morale, il faut bien l'avouer, ne peut être pratiquée que par des
anachorètes et des moines.
Si le christianisme s'en était tenu là, s'il n'avait pas eu autre
chose à dire aux hommes, il ne serait pas dcA^enu la religion du
monde, puisque le monde refusait de finir. Heureusement l'église,
institutrice infiniment clairvoyante et judicieuse, s'est chargée de
faire l'éducation de cet idéahsme intransigeant. Elle s'était instruite
auprès des pliilosophes grecs, elle avait appris de Rome la science
du gouvernement, et elle a gouverné les cités et les nations en
apportant à la morale qu'elle leur prêchait tous les tempéramens
nécessaires, en l'accommodant à la nature humaine et aux réalités
d'ici-bas. Sans décourager les saints et tout en les glorifiant, elle
a enseigné l'art de faire son salut sans être un saint et d'être
chrétien sans vivre comme le Christ. C'est ainsi que d'une religion
qui n'était propre, semblait-il, qu'à multiplier les cénobites, les
thébaïdes et les ermitages, elle a fait durant des siècles un puis-
sant instrument de civihsation et de progrès social.
L'idéaUsme est la ressource des temps extraordinaires, la ca-
suistique est la science de tous les jours et de toutes les heures
du jour. 11 faut accorder à M. Goumy que les hommes de 89 n'ont
pas su donner à la France un gouvernement ; mais encore un coup,
ils étaient occupés ailleurs et ce qu'ils n'avaient pas fait, c'était à
nous de le faire; nous ne devons nous plaindre que de nous-
mêmes. Nous avions besoin de casuistes qui nous apprissent tous
les accommodemens utiles et comment il faut s'y prendre pour ne
pas être superstitieux et pour concilier le respect des principes
avec ce que demandent les situations, les circonstances, avec l'in-
térêt public, avec le bon sens. Mais nos pères ayant dogmatisé,
nous avons voulu dogmatiser comme eux, « La politique, ahisiquele
dit fort bien M. Goumy, est l'art de se servir de ce qu'on a. » Voilà
précisément ce que nous n'avons pas su faire. Les éternels consti-
tuans à outrance dont parlait l'autre jour M. Ferry, qui, oubliant
68 Û REVUE DES DEUX MONDES.
que la France a déjà eu treize constitutions, en révent une qua-
torzième, laquelle sera sûrement la constitution idéale, les sectaires
qui partagent les hommes en boucs et en brebis, qui décident ce
qu'il faut croire pour être digne de gouverner un peuple et qui
excommunient les mécréans, le principe que la foi est plus pié-
cieuse que les œuvres, l'intolérance, la fureur de se prendre pour
une église et de faire concurrence à celle qui baptise et confesse,
telle est la cause de nos divisions et de nos inquiétudes, et nous
avons travaillé contre nous.
La révolution a été une religion, et aujourd'hui encore, elle a
ses prêtres, qui font le service du tabernacle et disent aux étran-
gers : « N'approchez pas, ou le feu du ciel tombera sur vous et vous
consumera. » Mais ils ne sont qu'à moitié sincères. Pour dogma-
tiser en politique, il faut croire au Dieu du vicaire savoyard; est-i
un seul de nos modernes jacobins qui consentît à célébrer la
fête de l'Etre suprême, un bouquet de violettes à sa boutonnière?
Les hommes de 89 étaient imprégnés de la philosophie de leur
temps, qui n'est plus la nôtre. Les philosophes de la fin de ce siècle
nous enseignent qu'en dehors des mathématiques qui n'ont jamais
trompé personne, la méthode inductive est la meilleure et qu'elle
nous apprend à douter de beaucoup de choses que nous tenions
pour certaines. Ils nous enseignent aussi que les êtres ne se mé-
tamorphosent que par une succession de changemens insensibles,
que le plus fortuné est celui qui a le mieux su s'adapter à son mi-
lieu, que les pires institutions furent bienfaisantes en leur temps,
que les meilleures dégénèrent, se corrompent et font place à d'autres,
qu'il n'est pas de principes absolus et sacrés, que les idées qui se
manifestent à nous dans la nature et dans l'histoire ne s'y réalisent
jamais parfaitement, que leurs créations les plus heureuses ne sont
que des à-peu-près, que ces infatigables ouvrières ne font pas ce
qu'elles veulent, mais ce qu'elles peuvent, que la loi de tout ce
qui vit est de se sentir incomplet et de s'aimer tel qu'il est.
Un évolutionniste d'aujourd'hui ne voit pas les choses humaines
avec les mêmes yeux qu'un jacobin déiste d'autrefois. Ceux qui se
flattent de sauver la France en laïcisant les hôpitaux lui rendraient
un meilleur service en sécularisant la révolution, et dans l'intérêt
même de la cause qu'ils défendent, ils feraient bien de ne plus prê-
cher, de ne plus dresser autel contre autel, de laisser l'église va-
quer paisiblement à ses affaires qui ne sont pas les leurs, et de
jeter une bonne fois aux orties leur bonnet rouge et leur froc.
G. Valbert.
POÉSIE
LE DERNIER DES MAOURYS.
C'était un soii* du monde austral océanique.
Écarlate, à demi baigné des flots dormans,
Le soleil flagellait de ses rayonnemens
Les longues houles d'or de la Mer-Pacifique.
Les lames, tour à tour, et près de s'assoupir,
A travers le corail des récifs séculaires,
S'en venaient, le marbrant de leurs écumes claires
S'éteindi'e sur le sable en un grave soupir.
Or, ce soir-là, tandis que, rose sur les cimes,
La lumière laissait la nuit, par bonds croissans,
Escalader les monts de versans en versans,
Sur le roc qui longeait la mer nous nous assîmes.
Le ciel, dans le silence et dans la majesté.
Planait sur le désert de l'océan paisible,
Et déjà la lueur de la lune invisible
Tremblait à l'orient vaguement argenté.
Osseux, le front strié de creuses rides noires.
Tatoué de la face à ses maigres genoux.
Le vieux Chef dilatait ses yeux jaunes sur nous.
Assis sur les jarrets, les paumes aux mâchoires.
686 lŒVUZ DES DEUX MONDES.
Un haillon rouge autour des reins, ses blanches dents
De carnassier mordant la largeur de sa bouche,
On eût dit une Idole inhumaine et farouche
Qui rêve et ne peut plus fermer ses yeux ardens.
A la rigidité rugueuse de ce torse,
Labouré de dessins l'un à l'autre enlacés,
On sentait que le poids de tant de jours passés
L'avait pétrifié sans en rompre la force.
Tel, inerte, il songeait silencieusement.
Puis, enfin, retroussant sa lèvre avec un râle.
Il se mit à parler d'une voix gutturale,
Apre comme l'écho d'un fauve grondement :
— Voyez! Le monde est grand. La terre est-elle pleine
Où vos pères sont morts, où vos enfans sont nés?
Fuyez-vous, par la faim sans trêve aiguillonnés.
De l'am'ore au couchant, blêmes et hors d'haleine?
Non ! Mais l'essaim vorace, impossible à saisir.
Des moustiques vibrant dans la nuit lourde et chaude,.
Moins avide que vous se multiplie et rôde ;
Vos cœurs sont consumés d'un éternel désir.
Kcoutez, Blancs! Ma race était l'antique aïeule
Des hommes qu'autrefois, loin du soleil levant,
Nos dieux avaient portés sur les ailes du vent
Dans l'île soh taire où la foudre errait seule.
Le divin Mahouï, de son dos musculeux,
Y remuait encor les montagnes surgies'.
El dans leurs cavités soufflait ses énergies
Qui flamboyaient d'en haut sur les abîmes bleus.
Et les temps s'écoulaient, et, de la base au faîte,
Le bloc géant, couvert d'écume et de limons,
Fut stable, et les forêts verdirent sur les monts,
Et le Dieu s'endormit, son œuvre étant parfaite.
11 s'endormit dans Pô, la noire Nuit sans fin,,
D'où vient ce qui doit naître, où ce qui meurt reton^be,
Ombre d'où sort le jour, l'origine et la tombe,
Dans l'insondable Pô, le Réservoir divin.
POESIE. 087
Et, palpitans, eclos de la clialeur féconde,
Les germes -de la vie, épars au fond du sol.
Pour semer leurs essaims vagabonds à plein \o\,
Ouvrii-ent par milliers les entrailles du monde.
Et mes i>ères anciens, les braves Maourys,
Vers le jeune soleil faisant viJjrer lem's flèches,
Se couchèrent jo} eux au bord des sources fi-aiches
Qui chantaient, ruisselant sur les coteaux fleuris.
Bien des soleils sont morts dans ma vieille prunelle
Depuis que je suis né, là-bas, sous d'autres deux,
Sur la côte orageuse où les os des aïeux
Dorment, bercés au bruit de la mer éternelle.
Au fond des bois, enfans d'un immuable été.
Sur les sommets ba;ignés de neiges et de flammes,
Hardi nageur riant du choc des hautes lames.
J'ai grandi dsms ma force et dans ma liberté.
Le mâle orgueil de vivre emphssait ma poitrine.
Et sans m'inquièter du fugitif instant,
ie sentais s'élargir dans mon cœur palpitant
Le ciel immense a\ ec l'immensité marine.
Qu'ils étaient beaux, ces jours qui ne me luiront plus,
Où j'ai mangé la chair et bu le sang des braves,
Moi, chef des chefs, servi par un troupeau d'esclaves
Dans la hutte où pendaient cent crânes chevelus!
Je les avais ti*anchés, en face, homme contre homme,
Ces crânes de guerriers, dans mes jours triomphans,
Pour que le lier esprit qui les hantait vivans
Me lit un des meilleurs piii'mi ceux qu'on renomnae.
Car alin d'agrandir et de hausser leur cœur,
Nos vaillantes tribus luttaient pleines de joie,
Et le vaincu, conquis comme une noble proie.
De sa chair héroïque engraissait le vainqueur.
Mais la lumière tombe aux nuits occidentales ;
Toute gloire éclatante a de mornes revers ;
Les Dieux trahissent l'homme, et les Esprits pervers
Déchaînent le torrent de nos heures fatales.
6SS REVUE DES DEUX MONDES.
Or, mille Maourys de l'île aux pics neigeux.
Jaloux de notre gloire et de nos champs prospères,
Pour s'emparer du sol hérité de nos pères,
Franchirent une nuit le détroit orageux.
Nous fîmes vaillamment, et le combat fut rude.
On brisa bien des os, on rompit bien des cous
Avant que ma tribu, sous l'averse des coups,
Dût céder à l'assaut de cette multitude.
Donc, furieux, le cœur saignant, à bout d'efforts,
Acculé sur les rocs qui hérissent la côte,
Avec deux cents guerriers, par la mer vaste et haute
J'ai fui vers l'Orient où va l'âme des morts.
Entassant jusqu'au bord des ph'ogues couplées
Vivres, silex tranchans, lances à pointe d'os.
Esclaves pagayeurs, enfans liés au dos
Des femmes qui hurlaient, d'épouvante affolées;
Loin de l'île natale emportés désormais
Dans l'horreur de l'espace infranchissable et sombre,
Nous allions, et les Dieux qui nous chassaient dans l'ombre
A nos clameurs d'ang^oisse étaient sourds désormais.
'O^
Onze fois le soleil illumina la nue.
Onze fois l'ombre épaisse enveloppa les cieux
Tandis que nous voguions au hasard, anxieux
Du pays d'où jadis notre race est venue.
La faim, la soif, l'ardeur des midis aveuglans
Tordaient et déctiiraient nos chairs et nos entrailles,
Et nous buvions le sang des dernières batailles
Qui, rouge et tiède encor, ruisselait de nos flancs.
Battus et flagellés par la bave écumante
Que vomissait la gueule elïroyable des flots,
-Mêlant nos cris de guerre à leurs stridens sanglots,
-Nous nagions, pleins de rage, à travers la tourmente.
Atouas ! Dieux jaloux de mon passé si beau!
0 traîtres et maudits ! Mieux eût valu peut-être,
Expirant sur le sol sanglant qui me vit naître.
Choisir le noble sein des braves pour tombeau.
POÉSIE. 689
Enfin, à l'horizon des grandes Eaux salées,
Quand la brume nocturne un matin s'envola.
Brusquement apparut la terre où nous voilà,
Avec ses longs récifs, ses rocs et ses vallées.
Tout un peuple hideux, noir, stupide, crépu,
Y fourmillait, hurlant et nous jetant des pierres;
Mais qu'étaient de tels chiens entre nos mains guerrières?
Moins que rien. Mieux armés, d'ailleurs, qu'auraient-ils pu?
Gela fut balayé comme les feuilles sèches
Qui s'en vont tournoyant dans les airs obstrués ;
Et, pour ne pas mourir, les guerriers tatoués
Mangèrent ces chiens noirs hérissés de nos flèches.
Ce qui restait du lâche et vil troupeau ploya
La tête sous le faix pesant de l'esclavage,
Jusqu'au jour où, grondant sur ce même rivage,
Votre fatal tonnerre, ô Blancs, nous foudroya.
Et tous les miens sont morts. Et moi, spectre funèbre
D'un chef vaillant issu d'ancêtres glorieux.
Je vais, vous mendiant ma vie, et dans mes yeux
L'aile du grand sommeil passe et les enténèbre.
Puisque les nations de l'univers ancien
Se dispersent ainsi, Blancs, devant votre face ;
Puisque votre pied lourd les broie et les eiface ;
Si les Dieux l'ont voulu, soit! Qu'il n'en reste rien!
Le murmure se tait qui parlait dans mes songes,
Echo lointain d'un temps à jamais aboli,
Et je bois l'eau de feu qui me verse l'oubli.
J'ai dit. Vous n'avez point entendu de mensonges. —
Et le vieux Mangeur d'homme, alors, grinça des dents,
Nous mordit d'un regard de haine et de famine,
Et, brusque, redi-essant les jarrets et l'échiné.
S'en alla, tête basse et les deux bras pendans.
Fantôme du passé, silencieuse image
D'un peuple mort, fauché par la faim et le fer,
Il s'enfonça dans l'ombre où soupirait la mer
Et disparut le long de la côte sauvage.
LeCOME de LIîLE.
TOME xciv. — 1889. k'4
A TRAVERS L'EXPOSITION
il
LE PALAIS DE LA FORCE.
Rentrons dans la galerie des machines ; non plus pour en consi-
dérer la structure, mais pour observer ce qu'on fait dans la mai-
son de fer. Accoudons-nous au balcon de l'étage supérieur ou
prenons place sur l'un des ponts roulans ; etregai'dons au-dessous
de nous.
Si quelque parfait désœuvré vient d'aventure flâner en ce lieu,
j'imagine que cet inutile brûleur d'oxygène y ressentira un léger
malaise en faisant retour sur lui-même ; tant la loi universelle du
travail se révèle ici visible et vivante. Partout où tombe le regard,
dans les profondeurs de l'immense vaisseau, les machines sont en
travail. D'une extrémité à l'autre, les arbres de couche tournent
sous nos pieds; on dii'ait les moelles épinières de cet organisme.
Comme un réseau de nerfs, les courroies de ti'ansmission s'en dé-
tachent ; elles communiquent une même vie aux milliers de mem-
bres qui s'emploient à des tâches diverses ; les bras mécaniques
façonnent les métaux, tissent les étofies, préparent les alimens,
allument les lampes ; ils cousent, impriment, gravent, sculptent,
ils se ploient à toutes les besognes, aux plus pénibles et aux
plus déUcates. Du poste élevé où nous sommes, on ne distingue
(1) Voyez la Revue du 1" et du 15 juillet.
A TRAVERS LEX,POSITIO.\. 691
pas le détail de leurs opérations ; on ne saisit que le mouvement
confus de cette foule d'automates ; bielle ou piston, chaque indi-
vidu y poursuit son dessein particulier, dans le bruit et l'affaire-
ment collectif de la masse. C'est comme un dédoublement de la
foule humaine qui ck'cule sur ces huit hectares et remplit tout l'es-
pace vide entre les emplacemens des machines ; à certains jours,
le regard promène sur dix mille personnes, plus peut-être. Ce spec-
tacle évoque dans la mémoire d'anciennes images, les miniatures
naïves des manuscrits, ou les tailles-douces que nos yeux d'enfans
admiraient au frontispice des Aieilles bibles ; la construction de
l'arche, de Babel, du Temple de Salomon, ces tableaux symbohques
où les ajTtistes d'autrefois aimaient à représenter des multitudes
dans les grandes scènes du labeur humain. Le diorama de la
galerie nous rend ce que ces artistes excellaient à traduire, l'im-
pression de la diversité dans l'unité du travail.
Mais combien les formes de ce travail ont changé ! Combien son
intensité s'est accrue ! L'homme n'est plus au premier plan, avec
le pauvre et rude effort de ses muscles, directement appliqué au
petit outil individuel. Il se dissimule derrière l'esclave mécanique,
il le gouverne d'un geste. Dans ces réservoirs de tôle et sur ces
fils de cuivre, il a capté les forces vives de la nature ; il joue avec
ces puissances soumises, il les transforme et les distribue à son
gré. Chaque jour ramène ici deux momens qui rendent plus sen-
sible la majesté du lieu : l'heure où l'homme déchaîne la force,
l'heure où il la réfrène. Il est midi; les lourdes machines dorment
encore, tout est immobile, silencieux. Un coup de sifflet retentit,
puis un grand rugissement de la force délivrée; d'un bout à
l'autre de la galerie, en quelques secondes, elle court et com-
munique le mouvement aux rouages qui entrent en branle. Avec
chacun de ces rouages, le mouvement diffère d'application et de
vitesse ; et pourtant, tous lui conservent un caractère uniforme, qui
le distingue des mouvemens humains. Dans les uns, il est très lent,
mais sans donner à l'œil une sensation de paresse ou de lassitude ;
très rapide dans les autres, il ne paraît jamais violent ni précipité.
11 est toujours rythmique, doux et moelleux, avec quelque chose
d'implacable sous cette douceur. Observez un homme rassem-
blant toute son énergie pour un effort véhément, pour asséner le
coup de hache qui fendra l'arbre, le coup de pic qui brisera la
roche ; regardiez ensuite ce piston, si régulier dans son inva-
riable champ de parcours ; la tranquilhté contmue de ce bras d'acier
est mille fois plus effrayante, plus ineiorable que la violence mo-
mentanée de cette main de chair. C'est l'image du travail moderne,
accomph par la nature contre elle-même, pour le service de
692
REVUE DES DEUX MOiNDES.
l'homme. C'est aussi, — nous le verrons une autre fois, quand
nous viendrons à ce propos, — c'est l'image de l'état social créé
par ce travail, de « la loi de fer » modelée sur le jeu impassible
de cette mécanique.
Six heures. Un nouveau coup de sifflet, un nouveau rugisse-
ment de la force qu'on entrave. Docile, elle obéit ; elle s'évanouit
aussi soudainement qu'elle s'éveilla et va se reperdre dans les élé-
mens d'où on l'avait suscitée. Les rouages se ralentissent, s'arrê-
tent. Rien ici de la fatigue qu'on remarque dans les bras du tra-
vailleur, quand la nuit fait tomber l'outil de ses mains ; c'est plutôt
l'arrêt sur tous les membres d'un cheval de sang, encore plein
d'action, quand on pèse brusquement sur le mors ; rendez-lui les
rênes, il repartirait de plus belle. Mais l'homme a décidé que la
force avait fini sa journée ; sur cette aire où le bruit et le mouve-
ment nous étourdissaient, il y a quelques minutes, tout est rentré
dans le repos, dans le silence. Les machines sont enchantées jus-
qu'à demain.
Avant qu'elles se rendorment, descendons de notre observa-
toire et parcourons quelques rues, quelques quartiers de la ville
industrielle. Chacun des grands agens de la force a le sien, dans
cette cité-type ; ainsi les différens corps de métier se partageaient
les villes de l'ancien temps et continuent de se partager aujourd'hui
les villes de l'Orient. D'abord, le quartier de la houille, de la
vieille force emmagasinée dans le sein de la terre ; réserve calculée
depuis de longs siècles pour suffire aux besoins de la période de
transition où nous sommes, jusqu'au moment où nous serons mieux
instruits à maîtriser les forces libres qui nous environnent. Ne
semble-t-il pas que le Père commun, agissant par son soleil, nous
ait préparé d'avance cette énergie concentrée, comme la mère pré-
pare la seule nourriture utile à son enfant, durant les mois où il ne
sait pas encore conquérir sur le monde les divers alimens qui sou-
tiendi'ont sa vie? — Ce coin de la galerie reporte l'imagination à
Ânzin ou à Saint-Étienne ; tout le long de la rue, des plans en lelief
et en creux, ingénieusement combinés, permettent au regard de
descendre dans le fond de nos grandes mines, d'y étudier la dispo-
sition des couches, la vie souterraine du mineur, les procédés d'ex-
traction. On suit le bloc de charbon jusque sm* le carreau où la
benne le décharge, et de là dans les canaux, sur le chaland qui
l'emporte. Accompagnons ce bloc dans le vaste quartier de la mé-
canique. Il empiète forcément sur tous les autres. Le charbon,
transformé en vapeur, travaille dans tous ces cylindres.
A la place d'honneur, trois vitrines historiques renferment une
série de petits modèles ; ce sont les types des principaux appareils
A TRAVERS l'eXPOSITION. 693
nés successivement des découvertes de la mécanique appliquée à
Findustric, avec les noms des inventeurs, depuis Denys Papin jus-
qu'à Foucault. On sait qu'avant d'être relevé sur ce livre d"or, plus
d'un, parmi ces noms, a figuré sur l'obituaire des maisons de fous
et des hôpitaux. Qui passerait indifférent devant ces vitrines?
Poètes, laissez votre songerie s'y poser un instant; dans ces arran-
gemens de roues et de leviers, d'autres songeurs ont dépensé
autant d'imagination qu'un Homère ou un Shakspeare dans leurs
arrangemens de mots. Gens de la pensée pure, si l'on vous dit
que la méditation déroge en s'abaissant à ces emplois pratiques,
lisez le nom de Pascal, notre maître; il a travaillé là à sa presse
hydraulique. Ouvrier qui conduis le métier voisin, viens apprendre
à les vénérer, ces bons révolutionnaires, les seuls qui aient vrai-
ment fait quelque chose pour ta libération, qui aient souffert pour
toi et ne t'aient pas menti.
On aperçoit souvent, autour de ces engins simulés ou devant
une machine à vapeur en action, les chemises bleues et les figures
rieuses d'une bande d'âniers du Caire. Ils sont grands péripaté-
ticiens, grands curieux, ces enfans fellahs. Rien ne les étonne, et
quand nous nous rencontrons, je suis toujours plus émerveillé
qu'eux, en revoyant ici ceux qui m'ont tant de fois conduit sur la
berge limoneuse de Boulaq ou dans le sentier sablonneux de Saq-
qarah. Quand on prend le croquis d'une pyramide, là-bas, on fait
placer l'un d'eux au pied du monument ; il sert de point de com-
paraison pour apprécier l'échelle des hauteurs. Sans le savoir, ils
tiennent ici le même emploi. Ils reportent la pensée aux méthodes
rudimentaires de leurs ancêtres, au châdouf et à la sakyé, qui sont
encore chez leurs frères le dernier mot de la mécanique; et ils
servent de jalons pour mesurer l'ascension du génie humain jus-
qu'aux sommets où nos savans l'ont porté. De même, parmi les
gens de toute race que l'on croise dans la galerie, ce nègre du
Soudan, arrêté devant la chaudière où l'on enfourne le charbon.
Celui-là s'agenouillerait, s'il savait combien il doit bénir l'esclave
minéral que nous lui avons substitué ; nous chargeons ce dernier à
la place du nègre dans l'entrepont des bateaux où l'on amarrait les
cargaisons de chah- noire, nous Talions vendre sur tous les marchés
du monde où l'on réclame l'instrument de travail qu'était jadis le
Soudanais. — Continuons notre promenade. Les exotiques l'ont
retardée, ils la retarderont souvent encore. On les rencontre à
chaque pas, et chaque fois qu'on les rencontre, l'histoire en prend
occasion pour ressaisir notre esprit, pour lui remémorer d'où il est
parti, où il est arrivé. Nos hôtes sont distribués dans l'Exposition
comme les degrés du méridien sur un globe terrestre, rappels
694 REVUE DES DEUX MONDES.
incessans des me&Trres du temps et de l'espace dans le monde que
nous étudions.
Voici le quartier de l'électricité, où nous reviendrons dans un
instant; celui des moteurs hydrauliques; celui du gaz, de la houille
transformée en lumière, de la lumière retransformée en agent de
travail. Plus loin, un petit district pour l'air comprimé, un autre
pour le pétrole, ce nouveau-venu de grande ambition et de grand
avenir. Il a quinze ou vingt ans d'âge, au plus, et il aspire à la
conquête du monde industriel au profit de ses deux patries, l'Amé-
rique et la Russie. Vous pouvez voir son quartier-général dans la
rotonde du bord de l'eau, au débouché du pont d'Iéna; on y re-
trouve un panorama fidèle de Bakou, la ville du feu, bâtie sur le
lac souterrain de naphte qui vomit ses éruptions dans la Caspienne,
qui couronne presque chaque nuit la ville d'un dais de lumière et
la menace du sort de Sodome. J'ai lu dans une statistique de
M. Maxime Du Camp qu'il y avait à Paris deux Parsis, adorateurs
du feu, et cfu'ils allaient de temps à autre faire leurs dévotions au
soleil levant, sur le sommet de Montmartre. Ces disciples de Zo-
roastre peuvent venir aujourd'hui accomplir les rites guèbres dans
la rotonde du Champ de Mars, devant 1 image de la fontaine sa-
crée. L'an dernier, quand je visitai à Bakou leur temple métropo-
litain, il n'y avait plus ni prêtre ni fidèles dans cette ruine, devenue
la dépendance d'une u&ine à pétrole. Décidément, Paris est encore
le dernier refuge des dieux comme des rois en exil.
A l'extrémité occidentale de la galerie, nous passons dans le
département des chemins de fer, vaste et riche, comme il convient
à ces hauts et puissans seigneurs. Ici la vapeur, productrice dans
les machines précédentes, devient messagère, elle emporte et fait
circuler tout ce qu'elle a produit avec ses autres engins. L'exposi-
tion des chemins de fer est des plus intéressantes ; à l'étage supé-
rieur, les ingénieurs de ce service ont accumulé les témoignages
de leur labeur constant pour le perfectionnement des transports ;
plans et tableaux graphiques, modèles des grands ouvrages d'art,
des gares, dispositifs nouveaux pour assurer aux trains toujours
plus de vitesse et de sécurité. On s'est même inquiété, le croi-
riez-vous , des aises du voyageur. Admirons ces nombreux t^pes
de wagons, aux installations commodes, spacieuses ; ils semblent
nous promettre la mise en réforme des véhicules pénitentiaires où
l'on charrie habituellement en France les détenus pour cause de
A'oyage. Admirons vite ces belles voitures, avant que les compa-
gnies les rentrent dans leurs dépôts. Des sceptiques prétendent que
nous ne les re verrons plus. Mais peut-être nos petits-enfans, s'ils
vivent très vieux...
A TRAVERS l'eXPOSITIOxX. 695
On n'attend pas que je passe en revue toutes les applications de
-ces forces. J'entends dire aux gens compétens >q.uc les machines
n'ulïrent rien de neuf et d'instructif pom* le spécialiste , à cette
Exposition. C'est possible , mais tout est nouveau à qui ne sait
pas. Depuis 1878, une génération est venue à l'âge d'homme; la
plupart des jeunes visiteurs n'ont jamais eu le loisir ou l'occasion
^e voh" fonctionner le grand outillage mécanique et les métiers ;
ils s'en rendent compte ici pour la première fois. Une invention au
moins est nouvelle et peut faire concevoir de belles espérances
•à l'une de nos industries nationales ; c'est l'essai de M. de Chardon-
net pour fabiiquor de la soie avec la ceiUulose. Ce que le ver à 8>0ie
fait av'ec la feuille de mûrier, dans les élevages où cet insecte valé-
tudinaire consent encore à travailler, de petits tubes capillaires le
font ici avec une dissolution de fibres de sapin ; ils sécrètent un
brin de û\ qui s'enroule sur les bobmes. Une vitrine justifie les
assertions de l'inventeur; elle expose des pièces d'étoffe tissées
avec ce fil. Si le procédé est viable, ce dont la pratique décidera,
la Chine n'a qu'à se bien tenir ; les fabriques lyonnaises trouveront
leur matièi'e première dans la forêt la plus proche.
A moins toutefois que cette forêt ne soit déjà débitée par les
papetiers. Ces mdustriels ont comploté de métamorphoser la na-
ture eu rames de papier. Les arbres, les céréales, les légumes
et les fleurs, ils jettent toute la parm*e de la terre dans leurs chau-
dières, et tout devient le rouleau sans fin que l'imprimerie dévore.
Devant leurs installations, on a le cauchemai" d'une France réduite
en pâte pour les exigences du journalisme, laminée en liwa grand
hnceul blanc, où l'on imprmierait sans relâche des myiiades de
lettres et de syllabes, afin de mieux déciii'e et de mieux expliquer
les choses qui n'existeraient plus, l'analyse ayant eu besoin de leur
poussière pom' ses développemens. Cauchemar assez conforme aux
directions (pie prend la vie réeUe. La foule stationne à l'entour des
papeteries, attenantes à une presse, et je comprends cette préfé-
rence des curieux; nulle vision n'est plus révélatrice. Un filet
d'eau sale tombe du premier réservoir; dans ses chutes succes-
sives, cette eau devient écume, mince pellicule, feuille déjà résis-
tante que les cylindres recueilkut, eairoulent, sèchent, durcissent,
([u'ils jettent enfin sur un dernier rouleau, où elle reçoit l'em-
preinte de la presse rotative, et d'où elle sort journal du matin.
£n quelques minutes, la goutte d'eau sale est devenue « un organe
de l'opinion, » le grand instituteur, le grand juge, le seul pouvoir
effectif et obéi qui subsiste dans ce pays. Approchez-vous aux
heures où l'engin de gouvernement fonctionne, le spectacle en
vaut la peine. La foule s'écrase, des bras se tendent, — beau-
096 REVUE DES DEUX MONDES.
coup de bras d'enfans, — vers la machine qui élabore cette pâture,
coimne ils se tendraient en un moment de famine vers le four du
boulanger. On s'arrache les feuilles humides, distribuées gratuite-
ment; les yeux en absorbent la substance; et comme ils s'étaient
gravés sur ce cliché de plomb, les caractères se gravent dans ces cer-
veaux, éveillant des idées, déterminant des actes. Tant que l'en-
chaînement des effets aux causes demeurera une notion certaine,
aucun sophisme ne prévaudra contre cette évidence : la responsa-
bilité du rouleau de plomb dans les pensées de ces cerveaux,
engendrant des actes. On voudrait amener ici tous ceux qui ont
jamais touché à la machine divine et infernale, au semoir d'idées ;
il serait à plaindre, l'homme qui ne ferait pas réflexion sur le pou-
voir redoutable qu'il assume, sur l'eflet de ces mots, jetés à la hâte
au compositeur, devenus irrévocables dans le moule du clicheur.
Il y a, aux Beaux-Arts, une petite toile de Gharlet, émouvante
comme tous les tableaux de ce peintre. Un soir de bataille, au
sommet d'une colline, dans la lumière du couchant, l'Empei'eur
est immobile sur sa selle; le regard pensif du grand capitaine
compte les morts couchés dans la plaine par sa volonté du jour.
Sans être un grand capitaine, celui qui a manié l'arme dont nous
surprenons à cette place le jeu rapide et sûr, celui-là doit parfois
se demander, le soir : « Quel droit avais-je sur ces âmes? Ai-je dit
la vérité? Et croyant la tenir, ai-je bien fait de la dire? Comment
me jugera l'éternelle justice? »
Revenons à la classe 62, à l'électricité. Voici, dans ce palais de
la science et de l'industrie, la grande, l'incontestable nouveauté.
Elle suffirait à expliquer le ralentissement dans le progrès des ma-
chines thermiques, comme si la pensée des inventeurs abandon-
nait ces dernières. Par cette classe 62, l'Exposition de 1889 mar-
quera une date dans l'histoire du monde. Il y a quinze ans, en
1874, je rencontrai sur un paquebot du Levant M. Denayrouze; en
descendant à Paris, il m'engagea à aller voir dans un petit ateher
du boulevard Voltaire un Russe qui lui avait apporté une idée et
qui travaillait à la réaliser. Je trouvai là M. Jablochkoff, en train
de monter sur un modeste établi sa première bougie électrique ; il
m'expliqua son système, comme un inventeur à brevet explique,
de façon à ce que l'on comprenne tout dans sa trouvaille, excepté
le point capital. Des difficultés l'arrêtaient encore, mais il parais-
sait plein de confiance dans la réussite finale. En effet, peu de
temps après, les globes Jablochkoff versaient sur quelques points
de Paris leur clarté violacée, encore sujette alors à de subites fai-
blesses et à des éclipses momentanées. Depuis lors, la bougie du
Russe a fait école, elle ne compte plus ses rivales françaises et amé-
A TRAVERS L EXPOSITION. 697
ricaiiies. La lumière neuve éclaire presque seule la ville du Champ
de Mars ; elle va partout, dans ce monde en miniature, comme
elle ira bientôt dans le monde véritable ; on la voit luire dans
le bazar de l'Annamite, sur les huttes du Canaque et de l'Okandais.
Du premier coup d'œil, par la seule inspection des larges empla-
cemens attribués dans la galerie à l'électricité, on peut mesurer
la situation qu'elle s'est faite dans le domaine industriel. Cepen-
dant les stations qui concourent au service de l'éclairage et à l'il-
lumination quotidienne ne se trouvent pas ici ; elles sont réparties
en cinq groupes sur le pourtour de l'Exposition. Presque tous les
appareils disséminés dans la galerie n'y figurent que pour l'exhibi-
tion ; les cordons de lumière qui brûlent en plein jour autour de
ces appareils ne servent qu'à décharger une petite quantité de la
force sans emploi. Et l'éclairage, s'il est encore la principale appli-
cation de cette force, n'est plus son unique souci ; elle se propose
de supplanter ses aînées dans toutes les autres branches du tra-
vail.
Regardez, bien en évidence dans la travée centrale de la nef,
cette machine qui rappelle par sa forme la roue du gouvernail sur
un navire; encore quelque temps, et la comparaison sera plus
h'appante, quand ce gouvernail imprimera le mouvement à toute
l'usine. C'est la dvnamo, — accordons à ce vocable nouveau la
place qu'il saura bien se faire, — le type le plus fréquent de la
machhie électro-magnétique .
Celle-ci développe une puissance de 250 chevaux; cette autre,
plus loin, fournirait 500 chevaux. Grands ou petits, nous retrou-
vons partout ces couples de bobines sous leur armature de fils
goudronnés ; ils se mêlent aux lourdes machines à vapeur, ils s'in-
sinuent entre les volans et s'accrochent aux courroies, comme une
armée d'invasion résolue à asservir ces colosses. Et c'est bien là, —
retenons ce fait capital, — la tendance actuelle de l'électricité : as-
servir la machine à vapeur, en attendant qu'on puisse s'en passer ; lui
dérober sa force fatale, limitée à un court rayon d'action, pour la
transformer en une force plus subtile, plus maniable, plus semblable
de tout point à la force nerveuse de l'homme. Le physicien anglais
Joule avait déjà remarqué que l'animal ressemble à une machine
électro-magnétique plutôt qu'à une machine thermique. Cette assimi-
lation ressort de tout ce que nous apprennent les électriciens sur
les mouvemens de l'àme nouvelle qu'ils veulent donner au travail
mécanique; ceci n'est point une métaphore arbitraire; je crois
juste de dire que le travail va changer d'âme. D'après ceux qui
l'étudient, l'énergie électrique est spasmodique, dans l'appareil le
mieux réglé ; elle a comme celle de l'homme des sursauts et des
698 REVUE DES DEUX MONDES.
défaillances ; si l'on demande à la dynamo un travail au-dessus do-
ses moyens, elle le donne, mais elle marque ensuite sa lassitude*,,
on. la croirait douce d'intelligence, car elle mesure d'elle-même-
son eflort aux dépenses variables que les circonstances exigent. En
cas de danger subit, s'il faut, par exemple, réagir sur le moteur à
vapeur qui l'actionne pour arrêter net ce dernier, elle développera
durant quelques instans une puissance double, tiiple de celle que
le constructeur a prévue, sauf à s'afïaisser ensuite ; tout comme
l'être humain en pareille occurrence. Je signalais plus haut la dy-
namo de 500 chevaux de force, construite par M. Hillairet pour
M. Marcel Deprez ; elle reçoit son mouvement du géant voisin, le
grand moteur à vapeur de M. Farcot, qui peut développer jusqu'à
1,500 chevaux. Supposons, — l'expérience a été faite ailleurs, —
un accident survenant au moteur ; la dynamo retournera contre ce
dernier la force qu'elle en tirait, et son énergie soudainement accrue
suffira à enrayer l'énorme volant. Une compai-aison tirée d'idées-
plus familières, et pourtant rigoureusement exacte, fera mieux
comprendre l'opération : imaginez le choc d'un régiment de ca-
valerie neutrahsant le choc adverse de trois régimens.
Pour beaucoup d'usages industriels, la dynamo s'est déjà inter-
posée entre le moteur à vapeur et l'outil spécial du métier. Elle
fait manœuvrer des treuils, des cabestans, des marteaux-pilons,
des machines à river, à perforer. L'électricité soude les métaux,
elle pousse sur nos têtes les ponts roulans ; ici elle actionne des-
wagonnets, là elle fait tourner l'hélice d'un bateau. Je ne rappelle
que pour mémoire ses applications à l'acoustique, le téléphone, le
phonographe, les appareils déjà populaires qu'on voit fonctionner
dans l'exposition de M. Edison. Elle travaille partout dans la ga-
lerie ; et elle s'en échappe pour aller travailler au loin. Depuis les-
essais de M. Marcel Deprez, les recherches pratiques des électri-
ciens ont pour principal objet k transmission du travail mécanique
à distance. On en voit ici un exemple. Une djnamo transmet à
sa sœur jumelle, placée dans la section agricole du quai d'Or-
say, à un kilomètre et demi du palais, la force que cette dernière
distribue aux machines de l'agriculture. Dans ce petit trajet^
la perte d'énergie est presque nulle, 6 à 7 pour 100. — Nous allons
là-bas « recevoir la force » que nous avions vu accumuler dans la
galerie. Elle bat et vanne le blé, dians les engins qui simulent à
vide les travauix des champs. Ils consomment une très faible quan-
tité de travail. Mais voici qu'on commence à débiter des madriers-
dans une scierie mécanique, au pont de l'Aima ; du coup la con-
sommation de force est doublée; cependant il n'a pas été nécessaire
de demander au bout du Champ de Mars un envoi supplémen-
A TRAVERS l'eXPOSITIOX. 699
taire, et le surveillant de la dynamo n'a point à intervenir; elle
donne d'elle-même, instantanément, l'excédent de labeur que la
réceptrice réclame.
Nous venons de voii" comment la dynamo emprunte aujourd'lMi
son énergie au moteur à vapeur. Ce n'est là pour l'électricité qu'une
période transitoire, une étape en espérant mieux. Son idéal, c'est
d'aller puiser dii'ectement cette énergie aux grandes sources de
force naturelles, aux chutes et aux cours d'eau, d'abord ; plus tard ,
elle apprendra peut-être à saisii' et à ti*ansfomier dans ses lils les
autres mouvemens élémentaires qui agissent à la surlace du globe.
Déjà réalisé en Suisse, sur quelques points de notre Dau,ij)liiné,
dans les régions montagneuses où les chutes sont proches et puis-
santes, cet idéal est contrarié ailleurs par des difficultés de détail.
Les électriciens sont unanhnes à affirmer qu'ils triompheront bien-
tôt de ces derniers obstacles. Quand on cause avec eux, on recueille
•cette impression : depuis quelques années, ils ont travaillé en si-
lence, lutté contre des problèmes qui paraissaient insolubles ; le
moment est venu où ils se sentent maîtres de leur terrain, et sur
le bord de nouvelles découvertes dont les résultats seront incalcu-
lables. Lem* foi prédit, et à très bref délai, une révolutiMi radicale
■dans les moyens de locomotion, dans l'outillage industriel, et par
•suite dans les conditions économiques du travail, le jour où le trans-
port et la division de la force permettront de la distribuer partout
à domicile. Je me refuse à conter ici leurs espérances ; en accor-
dant la plus petite place au rêve, fùt-il prophétique, je risquerais
•de faire naître un doute suj* ce que je rapporte des conquêtes ac-
quises et déjà considérables.
Je demande grâce pour ces détails techniques, encore arides et
peu accessibles à la plupart d'entre nous ; telles furent pour nos
pères, il n'y a pas si longtemps, les notions nouvelles sur la vapeur,
notions aujourd'hui familières à tous. Nos yeux, notre esprit et notre
langage se sont accoutumés à la locomotive, à ses organes, à ses
•comptes en chevaux-vapeur. Amsi, dans un prochain avenir, cha-
■cun sera familiarisé avec les types usuels de la dynamo, avec le
fonctionnement de ses courans, avec la nomenclature excellente
d'une science qui emprunte à d'illustres ancêtres ses dénomina-
tions, les ampères, les volts... D'ailleurs, si je m'attarde dans cette
merveilleuse classe 62, c'est parce que tout y suggère des mdica-
tions de philosoplûe générale bien faites pour contenter rintelli-
gence.
Avant d'arriver dans cette galerie, nous en avons traversé beau-
coup d'autres où l'industrie a rassemblé tout ce qu'elle est capable
■de produire, les innombrables créations, utiles ou behes, dont le
700 REVUE DES DEUX MONDES.
génie humain se fait honneur. Ces galeries vassales viennent aboutir
à leur suzeraine, au foyer central du travail, si logiquement situé
derrière l'Exposition des produits. Depuis Tentrée du Champ de
Mars, le visiteur a vu un abrégé du monde ; voici le laboratoire
où Ton façonne ce monde, avec les métiers et les outils requis pour
cette tâche. Ces métiers et ces outils sont mus par les forces de la
nature. Mais il est temps de rélormer un mauvais langage et de
dire avec les gens de savoir : ils sont mus par la force unique, par
l'énergie. Depuis quarante ans, tous les progrès des sciences phy-
siques concourent à établir un petit nombre de vérités capitales
aujourd'hui hors de contestation pour la philosophie naturelle.
L'énergie est une, comme la matière. L'axiome : « Rien ne se crée,
rien ne se perd, » est vrai de la première comme de la seconde. La
loi de la conservation de l'énergie, toujours en quantité égale dans
l'univers, toujours restituée dans son intégrité en achevant le cycle
des transformations qu'on lui fait subir, cette loi est peut-être la
plus belle conquête de la science contemporaine. L'énergie unique
imprime le mouvement à la matière ; il se manifeste à nous sous
des modes différens, que nous appelons chaleur, lumière, électri-
cité. Ces termes subsisteront sans doute pour la commodité du lan-
gage; mais avant peu, quand on essaiera de se représenter les
entités distinctes, irréductibles les unes aux autres, qu'ils signi-
fièrent si longtemps pour nous, on sourira comme nous sourions,
quand nous trouvons dans les traités des anciens l'univers divisé
en quatre élémens : le feu, l'air, la terre et l'eau (1). — Ces divers
états de l'énergie ne sont que des transformations : la nature les
accomplit librement dans son domaine; l'homme est parvenu à
l'imiter, il reproduit et règle ces transformations pour en tirer le
travail approprié à ses différens besoins. Dans ce grand laboratoh*e
de la force prisonnière, derrière ces machines quelle anime, nous
(1) J'assistais, ces jours derniers, dans le laboratoire de la Société internationale des
électriciens, aux curieuses expériences instituées par le professeur Herz et reproduites
en France par M. Joubert, en confirmation d'une théorie de Maxwell. Ces eApériences
apportent une preuve nouvelle de l'identité de la lumière et de l'électricité, dans leur
mode de propagation à travers les milieux. Sans fil conducteur, sans aucun intermé-
diaire, par le simple rayonnement d'un foyer d'où émanent des ondes électriques, on
obtient des étincelles en rapprochant deux pièces de monnaie, sur tous les points de
la salle, dans les salles suivantes, et jusque dans la cour du laboratoire. Ainsi, pour
la première fois, nous parvenons à constater la présence et le mode de propagation de
l'électricité sans le secours d'un corps solide qui la porte. Un miroir incliné, placé
dans l'axe du foyer, donne des réflexions d'électricité pareilles à celles de la lumière.
Les calculs approximatifs qu'on a pu établir d'après ces expériences confirment les
anciens calculs théoriques qui donnaient des chiffres identiques pour les vitesses des
ondes lumineuses et des ondes électrique*.
A TRAVERS l'eXPOSITION. 701
apercevons l'ouvrier chélif qui la dirige et la transforme à sa fantaisie,
en pesant du doigt sur un ressort. Comment y parvient-il? Ce n'est
pas, à coup sur, par le ridicule excédent d'énergie physique qu'il
additionne à cette force, surabondante pour broyer des milliers
d'êtres comme lui. — C'est par le calcul, par l'intelligence, c'est-
à-dire par l'énergie morale.
Jusqu'à ce point, les sciences physiques nous suffisaient pour la
recherche des causes ; elles nous abandonnent ici, leur prudence
se refuse à quitter le terrain des phénomènes qui tombent sous
l'observation directe. Mais notre libre spéculation a le droit de
pousser plus loin, tout en gardant les méthodes de ces sciences,
en transportant dans le monde moral les lois qu'elles ont assignées
au monde matériel. L'énergie morale est une, elle aussi, avec la
même capacité de transformations, d'applications variées. Est-elle
de même nature que l'énergie physique? En diffère-t-elle essentielle-
ment? Peut-elle seulement se prévaloir d'une supériorité qualitative
sur cette dernière, comme le travail mécanique sur la chaleur (1)?
— Peu nous importe; à cette heure, nous cherchons toujours plus
avant la source première de l'énergie, sans nous inquiéter de sa
nature, inaccessible à nos investigations. Or, derrière l'énergie
physique, agent universel du travail, nous avons trouvé l'énergie
morale de l'homme, qui a pouvoir d'adapter cet agent à un travail
plus utile, déterminé en vue de certains besoins. Mais pas plus
que l'autre, cette énergie morale n'a sa source en elle-même ;
bien qu'incomparablement plus perfectionnée, la machine spirhuelle
n'est pas absolument maîtresse de ses transiormations, elle n'a pas
conscience de toutes, et, d'ailleurs, elle n'est que la dépositaire
momentanée de l'énergie qu'elle emploie; comme elle conditionne
(1) Il est intéressant de constater que la science la plus sage, la plus émancipée de
préjugés, la mieux précautionnée contre toute intrusion de la métaphysique, n'échappe
pas à la nécessité d'introduire dans son vocabulaire des expressions, et partant des
idées purement morales. Le professeur Tait, au cours d'une des leçons magistrales
où il discute la question de l'équivalence dans les transformations de l'énergie phy-
sique, est amené à s'exprimer ainsi : « Pourquoi une certaine quantité de travail ou
d'énergie potentielle peut-elle être totalement transformée en chaleur, et, cette trans-
formation une fois efiTectuée, pourquoi ne peut-on plus reconvertir qu'une partie de
la chaleur en forme supérieure de travail ou d'énergie potentielle? La réponse est
entièrement comprise dans le mot supérieur que je viens de prononcer. Lorsque vous
transformez une forme supérieure d'énergie en une forme inférieure, vous pouvez
efTectuer l'opôration entièrement ; mais lorsqu'il s'agit d'une transformation inverse,
— de remonter, pour ainsi dire, — alors une fraction seulement, une faible fraction
de l'énergie inférieure peut retourner à l'état d'énergie supérieure. » — (P. -G. Tait,
Des Progrès récens de la physique, trad. par Krouchkoll, p. 96.) — On ne s'expri-
merait pas autrement pour caractériser, en vertu des mêmes lois, les phénomènes de
la vie morale, par exemple une transformation de sensibilité en volonté.
702
REVUE DES DEUX MONDES.
l'autre, elle doit être conditionnée à son tour par une énergie supé-
rieure, souveraine, par une cause unique, source première d'où
émanent les deux formes d'énergie qui tombent sous notre con-
naissance et auxquelles nous avons ramené les lois du monde.
BuflTon l'entendait ainsi, quand il disait en d'autres termes, dans
son Traité de l'aimant et de .s^s usages : « 11 n'y a dans la nature
qu'une seule force primitive, c'est l'attraction réciproque entre
toutes les parties de la matière. Cette force est une puissance éma-
née de la puissance divine, et seule elle a suffi pour produire le
mouvement et toutes les autres forces qui animent l'univers...
L'origine et l'essence de la force primitive nous seront à jamais in-
connues, parce que cette force n'est pas une substance, mais une
puissance qui anime la matière. » Tout ce passage sur les forces
de la nature est à relire ; les erreurs de détail n'y infirment pas la
vérité des principes généraux, discernés par le grand homme qui
eut l'intuition obscure de la plupart des systèmes accrédités au-
jourd'hui. — Un siècle et demi a passé ; admirons comme la science
indépendante, au terme de ses efforts couronnés de succès pour
établir l'unité de cause dans les phénomènes de la vie, est poussée,
pressée vers la nécessité logique de recourir à la Cause absolue, à
la Loi primordiale d'où découlent les quelques lois simplifiées qui
régissent en dernier ressort l'univers. La science loyale avoue cette
nécessité ; elle fait siennes les belles paroles prononcées parM. Stokes,
dans une réunion de l'Association britannique, à Exeter : « Lorsque
nous passons des phénomènes de la vie à ceux de l'esprit, nous
entrons dans une région encore complètement mystérieuse... La
science ne pouira probablement nous aider ici que fort peu, l'in-
strument de recherche étant lui-même l'objet de l'investigation.
Elle peut seulement nous éclairer sur la profondeur de notre igno-
rance, et nous amener à avoir recours à un aide supérieur pour
tout ce qui touche de plus près à notre bien-être. »
Je n'ai voulu qu'indiquer ici en traits sommaires les réflexions
qui s'emparent de l'esprit dans le palais de la force. Je ne puis
quitter ce palais sans toucher un point plus particulier; en m'y
arrêtant, je répondrai du même coup à ceux qui reprendraient un
profane de son incursion dans les domaines fermés de la science.
Notre dernière causerie portait sur l'alliance nécessaire entre les
arts et l'industrie. Un autre rapprochement est non moins dési-
rable. Il s'est fait un divorce, tout nouveau pour l'esprit français,
entre les lettres pures et les sciences apphquées. Rien n'est plus
contraire aux saines traditions du xvii'' et du xviii^ siècle. La pliilo-
sopliie natiu-elle, dans le sens étendu et nullement pédant qjae ce
mot avait alors, faisait l'entretien iiabituel des hoBnêttes gens;
A TRAVERS l'exPOSTTION. 703
l'écriram désireu"x de leur plaire ne fuyait pas ces matières, quand
il les rencontrait sur son chemin, il était curieux des opinions du
physicien et du naturaliste. En ce temps-là, M. Vapereau eût été
souvent empêché pour parquer les esprits sous ses rubriques tout
d'une pièce : littérateur français, savant français, philosophe fran-
çais. Depuis le second quart de notre siècle, des causes multiples
ont entamé ces traditions libérales. Les ouvriers du monde intel-
lectuel se sont soumis, comme les autres, à une tyrannie que dé-
signe un vilain mot: la spécialisation. Le romantisme a inculqué
à ses disciples, avec la doctrine de l'art pour l'art, un mépris
farouche pour toutes les applications de rintelligencc qui se pro-
posent un but pratique. Je sais bien qu'on est revenu depuis au
réalisme, on l'a cru du moins; le malheur a voulu que notre réa-
hsme ne fût, le plas souvent, qu'un romantisme privé de ses ailes,
travesti sous la casquette à trois ponts et dans les bottes d'égou-
tier. Le fâcheux régime scolaire de la bifurcation, sous lequel beau-
coup d'entre nous furent élevés^ a consommé la scission entre les
gens de science et les gens de lettres. Il en est résulté un rétré-
cissement d'horizon pour les uns et pour les autres. Tout en ren-
dant justice à de glorieuses exceptions, on a pu regretter que les
gens de science, ceux-là surtout cp^ii se tournaient vers les applica-
tions industrielles, demeurassent trop près de terre; leurs travaux
ont été parfois conduits dans un esprit durement positif, illibéral,
un esprit de négation ou tout au moins d'indifférence pour les no-
bles problèmes qu'on ne résout pas avec une équation, pour les
idées qui ne se chiffrent pas et ne rapportent rien. Et nous, les
lettrés, nous avons perdu de vue les exemples que nous donnent
encore quelques-uns de nos maîtres et de nos aînés; ayant pris
notre parti d'ignorer tout un côté des acquisitions de notre temps,,
nous avons borné le domaine des idées à des querelles d'école,
des questions de mots, des recherches de forme ; les plus délicats
d'entre nous se sont confinés dans l'analyse de leurs sensations
indi^dduelles, négligeant de renouveler ces sensations au contact
du monde nouveau que le savant et l'industriel façonnaient à ren-
contre de nos goûts. Quand nous avons vu que ce monde nous
échappait pour suivre en masse ceux qui comprenaient ses besoins,
noti'e humeur un peu puérile s'est aigrie contre l'ennemi-né, contre
le type qui symbolise tout ce que nous excluons de la littérature;
Lingénieur est devenu pour nous ce cfu'était le philistin pour nos
devanciers, l'être antilittéraire par définition.
C'est là un arrêt bien sommaire contie une profession, contre un'
art qui est caractéiisé en ces termes, dans les statuts de la société
anglaise des ingénieurs civils : « l'art de diriger les gi'andes sources
704 REVUE DES DEUX MONDES.
de force de la nature au plus grand profit de l'homme. » Voilà un
métier qui ne doit point rabaisser ceux qui l'exercent, ni leur fer-
mer l'entendement au sens du beau. — On ne fréquente pas l'Ex-
position sans rencontrer un certain nombre d'ingénieurs ; ils sont
là dans leur place, sur les ouvrages où flotte leur drapeau ; pour
avoir l'accès et l'intelligence de ces ouvrages, il faut bien leur
demander le « Sésame, ouvre-toi. » Tout en examinant les ma-
chines, on a l'occasion de regarder dans les âmes de ceux qui les
gouvernent; et, si intéressantes que soient les machines, les âmes
le seront toujours davantage. J'y ai regardé à la dérobée, je dirai
h-anchement ce que j'ai cru y voir. Sous les singularités indivi-
duelles, un trait commun de physionomie m'est apparu. On sait où
l'on va, dans ce régiment de la science active, et l'on y va allègre-
ment, du pas vif et relevé d'une troupe en marche, qui a conscience
de ses victoires et bon espoir de conquérh' le monde. La plupart
de ces hommes ont entrepris une lourde tâche, la matière est re-
belle, les problèmes sont obscurs, les ressources font défaut, plus
d'un tombe sur la route; n'importe, l'allure des autres ne se ralen-
tit pas, ils ignorent le découragement, ils comptent que la nature
ne peut pas leur résister longtemps, et que tôt ou tard ils touche-
ront au but. Leur obstination tranquille s'explique; ils ont foi dans
leur œuvre, ils se sentent portés par l'esprit qui souffle où il veut,
et qui passe suivant les époques aux diverses formes de l'activité
humaine, comme un vent de confiance et de succès. Cet esprit ani-
mait les gens de guerre, aux premières années de notre siècle, les
novateurs littéraires vers les dernières années de la Restauration ;
et les politiques l'ont connu, aux belles heures d'illusion où la po-
litique apparaissait souriante de promesses. Aujourd'hui, l'ingé-
nieur l'a capté avec les autres sources de force. Le nom de cet
esprit n'est pas difficile à trouver; c'est la vie, qui bat de ce côté
à pleines artères.
J'en écoute les pulsations, et Je fais un retoiu* sur nos frères des
lettres. Dans notre camp, — ce n'est pas un secret, nous le crions
assez haut, — on ne connaît plus guère cette fière assurance.
L'absence de but et d'idéal, le doute et le dégoût, le décourage-
ment du pessimisme, tel est le thème habituel de nos lamentations,
de nos aveux en vers et en prose. Le dilettantisme nous donne en-
core de courtes consolations, mais la curiosité de l'Angély ne suffit
pas à distraire le triste Louis XIII qui se morfond en chacun de
nous. En attendant mieux, si nous élargissions le champ de cette
curiosité ? Si nous la portions du côté où va la vie ? A ce contact,
peut-être, la vie nous reviendrait. Le monde nouveau, où qu'il se
tourne, aura toujours besoin de nous pour élucider le sens caché
A TRAVEHS i/eXTOSITIOX. 705
de ses ôvolutions. Encore faut-il nous inquiéter de le connaître et
pénétrer résolument dans ce monde, dussions-nous faire le sacri-
fice de quelques-uns de nos raffmemens. Si nous nous en éloignons
de plus en plus, si nous continuons de passer indiftérens devant
ces merreilles, parce qu'elles ont le tort d'être utiles, et devant
ceux qui les créent, parce qu'ils ont le défaut d'être pratiques,
notre hoioscope deviendra trop facile à tirer; un beau jour, nous
nous retournerons étonnés : il n'y aura plus personne derrière
nous ; nous resterons une douzaine, dans là pagode aux manda-
rins; nous échangerons nos livres entre nous, ce qui sera peu
rémunérateur ; nous les vanterons en famille, ce que nous ne fai-
sons pas toujours d'un cœur très prompt. Ce seront des temps
bien durs.
Je ne préconise pas, juste ciel! ce qu'on appelle la vulgarisation
scientifique. Le mot, qui est odieux, nous prévient assez contre la
chose. Il s'agit de reprendre partout notre bien, les idées géné-
rales, les préoccupations des plus actifs parmi nos contemporains,
les aspects changeans du travail, leur symbolisme moral, leur
poésie; il s'agit de puiser, nous aussi, au grand réservoir de la
îbrce. Quelques gens de science, jaloux de leur privé, nous feront
d'abord grise mine; ils relèveront avec sévérité nos inadvertances;
car si l'on peut toujours avancer une sottise philosophique, parce
qu'elle s'intitule une idée originale, on n'a pas le droit de risquer
une hérésie scientifique, celle-ci s'appelant jusqu'à nouvel ordi-e
une erreur. Les vrais savans ne nous en voudront pas de penser et
d'imaginer, à nos risques et périls, au-dessus des sujets qu'ils ap-
profondissent par le dessous. Aujourd'hui surtout, quand la science
s'est fait une loi, très sage pour elle, de limiter rigoureusement
ses recherches aux objets qui soulïrent l'expéiimentation, il est
bon que des esprits moins retenus aillent errer autour de ses livres
et de ses creusets, afin d'en reverser le contenu dans ce vieux fonds
d'idées communes que l'on ne prouve jamais entièrement, et dont
l'humanité a toujours besoin pour vivre.
Le mot de poésie est venu sous ma plume. Dire que la poésie re-
naîtra de la science et de ses applications, c'est énoncer un dogme
déjà banal, accepté de tous depuis longtemps. Mais on l'accepte
comme tant d'autres vérités dont on ne semble pas très sûr, sans
essayer de les mettre en pratique. — L'autre soir, avant de me
rendre à la galerie des machines, je relisais le Promélliée enchaîné^
le drame souverain où Eschyle a jeté toute la philosophie et toutes
les douleurs de l'humanité. Quand j'entrai dans la nef de fer, inon-
dée de lumière et toute frissonnante sous l'haleine de l'énergie mys-
lOME xav. — 1889. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
térieuse, il me sembla que le livre se rouvrait devant moi, ou plutôt
c^ie le drame prenait vie; les principaux personnages étaient en
scène, la Force, la Puissance, et cet éternel Promélhée, en qui le tra-
gique grec incarnait à la fois la science et l'homme. Le dieu forgeron
q^^ rivait ce Tindestructible airain » sur les rocliers du Caucase a
changé de figure, mais on le reconnaît là, métamorphosé en monstre
d'acier, et tout aussi poétique. Voilà, dans ces foyers, « le feu res-
plendissant, le don fait aux hommes. » Et ce n'est plus dans une
« lerule » desséchée, mais sur ces roseaux de cuivre qu'elle luit,
« l'élincelle féconde, la source do la flamme, le maître qui a ensei-
gné aux mortels tous les arts, l'artisan de tous les biens. » Pro-
méthée l'a dérobée au ciel une seconde fois, pour nous la rendre
plus subtile, plus inventive, plus secourable. Cette fois, il n'est pas
châtié pour son bienfait. Aussi bien, je me trompais, ce n'est plus
le Promclhce enchainc qui est en scène , c'est l'autre drame du
poète, si longtemps perdu et enhn retrouvé là, le Promcthée déli-
vre. Le titan a fait accord avec la Force et la Puissance, il ne souffre
plus par elles, il les emploie à ses œuvres ; à son tour, il les a
liées dans le frêle réseau de ces fils magnétiques. Et le Chœur,
qui plaignait l'héroïque criminel d'avoir trop aimé les hommes,
tient désormais un autre langage devant la Puissance qu'il ne re-
doute plus : « Force, jadis hostile et fatale, sois bénie et glorifiée.
Tu es l'esprit deviné par les anciens poètes, depuis Eschyle, l'es-
prit que Virgile sentait, agitant la masse du globe et pénétrant dans
tous les membres du grand corps. Tu émanes de l'Energie pre-
mière, qui est aussi intelligence et bonté. 11 semble que tu aies un
reflet de son intelligence : apporte-nous un rayon de sa bonté. Il
ne se peut pas que tu sois descendue des sources pures de l'uni-
vers à l'unique fin cVenfler un tas d"or dans quelques mains ; sois
miséricordieuse aux petits, allège leur humble tâche, fais-toi pour
eux facile et douce, lledeviens terrible si nous avons besoin de ton
secours pour détendre notre sol , foudre qui dispenses la vie et la
mort, toi qui peux anéantir l'homme ou luire pacifique dans sa lampe
de travail, éclairant ce palais où nous t'admirons, ô Force! »
Eugène -MfLGiiiOR de Vogue.
CHRONIOUE DE LA QUINZAINE
31 juillet.
Cependant tout suit son cours, — un cours en vérité bien extraordi-
naire, même dans un temps oii tout arrive. Tandis que l'Exposition
déploie sans trouble le spectacle continu et éblouissant des œuvres de
la paix bienfaisante, tandis que M. le président de la république se
prodigue au Champ de Mars et à TÉlysée, recevant en maître de
maison d'une nation hospitalière le roi de Grèce, le comte de Flandre
ou le shah de Perse, la politique semble prendre à tâche de nous faire
vivre dans un autre monde. La politique, ou ce qu'on veut bien appe-
ler de ce nom, offre de son côté le spectacle de ses déchaînemens, de
ses incohérences assourdissantes, de ses licences effrénées et même
de ses avilissemens. Est-il possible d'imaginer un plus saisissant con-
traste que celui de ces deux Frances qui passent tour à tour sous nos
yeux, — l'une généreuse, accueillante, facile, fière de se sentir tou-
jours industrieuse et féconde, — l'autre défigurée, dénaturée par les
partis, livrée aux plus vulgaires, aux plus stériles passions?
Rien sans doute n'est nouveau sous le soleil, il y a longtemps qu'on
l'a dit. Ce n'est pas la première fois que des gouvernemens, des partis
qui se sont compromis parleurs fautes, s'efforcent de se défendre à ou-
trance, par toutes les armes, et que des oppositions irritées ont recours
à toutes les représailles. Non, ce n'est pas d'aujourd'hui que gouverne-
mens et oppositions rivalisent de passions implacables dans leurs
luttes; mais c'est la première fois peut-être que la vie publique ace
caractère de dépression morale qu'on lui voit aujourd'hui, qu'elle se
déroule à travers les incidens déshonorans, les diffamations, les polé-
miques avilissantes, les défis et les violences. Après la Chambre qui
a fini comme elle a commencé, par des turbulences et d'équivoques
expédiens de parti, voici les élections des conseils généraux, où M. le
général Boulanger, avec sa présomption frivole, a prétendu s'essayer à
la conquête de la France, — et dans l'intervalle le torrent s'est déchaîné
plus que jamais. Depuis quelque temps, en vérité, on dirait qu'il n'y
708 REVUE DES DEUX MONDES.
a plus ni lois, ni décence, ni institutions, ni dignité publique, ni con-
venances morales. Rien n'est respecté, tous les T:ioyens sont bons et
les plus violens ou les plus louches sont les meilleurs. 11 y a des par-
tis qui ne reculent pas devant la violation des secrets de la justice, de-
vant les soustractions frauduleuses de documens réservés ou les accu-
sations flétrissantes dirigées contre les hommes. Il y a malheureuse-
ment aussi des ministres qui ne craignent pas de recourir au témoi-
gnage des repris de justice pour servir leur cause ou pour ruiner leurs
adversaires, qui ne semblent nullement gênés par les scrupules et qui
sont prêts à toutes les besognes douteuses, au risque de compromettre
le pouvoir qu'ils représentent. C'est entendu, tout est permis. On n'est
plus difficile sur les procédés, on peut s'accuser mutuellement de vol,
de rapine, de concussion : c'est le langage du jour, ce sont les mœurs
nouvelles! On ne voit pas qu'à ce jeu cruel tout s'use, tout s'épuise, que
s'il y a des ministres qui ne sortent pas toujours intacts de ces assauts
d'injures, les partis eux-mêmes achèvent de se ruiner, que gouverne-
ment et oppositions ne peuvent arrivera rien, si ce n'est à fatiguer et
à dégoûter le pays, troublé dans son repos et dans ses intérêts.
C'est le malheur, c'est la faute, sinon du régime, du moins de la po-
litique qui, après avoir abusé de tout, a fini par créer cette situation
où elle voit se relever contre elle les passions qu'elle a déchaînées, les
ambitions qu'elle n'a pas su prévoir, les mœurs violentes qu'elle a en-
couragées,— et où de l'anarchie morale est née la menace de dictature
que représente M. le général Boulanger. D'où serait-elle née si ce n'est
de là, cette menace devenue une obsession ? Est-ce que depuis vingt
ans, sous les régimes conservateurs comme sous les premiers minis-
tères républicains, elle était apparue un instant? Est-ce qu'elle s'est
montrée avec M. le maréchal de Mac-Mahon, le loyal et incorruptible
soldat? Elle ne s'est produite qu'avec le temps, à mesure que s'est ac-
compli le travail de désorganisation tendant à multiplier les mécomptes
du pays, à favoriser la licence des instincts violens, en affaiblissant
d'un autre côté tous les ressorts de l'autorité publique. M. le ministre
des finances, dans un discours qu'il a récemment prononcé à Grasse,
s'est fait un mérite d'avoir le premier, il y a deux ans, tenté de « faire
rentrer dans le rang » le soldat qu'il appelle aujourd'hui un « césarion
d'aventure. » C'est possible; seulement M. le ministre Rouvier est peut-
être un peu imprudent de rappeler un moment où, appelé à la prési-
dence du conseil, il aurait pu effectivement arrêter l'essor du « césa-
rion d'aventure » par une politique plus sérieusement prévoyante, par
l'alliance de toutes les forces modérées, — et où il a préféré continuer la
politique de parti qui a préparé la fortune de l'aspirant dictateur. Oui, on
aurait pu alors opposer à cette turbulence infatuée le faisceau de toutes
les bonnes volontés modératrices alliées pour garantir, pour éclairer et
rassurer le pays. On ne l'a pas voulu, on a laissé grossir l'orage, on a
REVUE. — CHRONIQUE, 709
opposé l'infatuation opportuniste et radicale à l'infatuation boulangiste.
Aujourd'hui, au lieu de la politique qui aurait pu prévenir le danger,
on ne parle plus que de combattre, de réprimer, d'exterminer. La
question est justement de savoir comment on peut combattre avec
quelque efficacité ce qu'on n'a pas su empêcher. Jusqu'ici on n'a pas
trouvé d'autres moyens qu'un procès devant le sénat érigé en haute
cour, un expédient de légalité électorale contre les candidatures plé-
biscitaires et la guerre aux fonctionnaires suspects. C'est beaucoup,
c'est peut-être trop, ce n'est peut-être pas assez.
Qu'on juge M. le général Boulanger, si on en a les moyens, si on a
les preuves précises de l'attentat, du complot, des concussions dont on
l'accuse dans des actes d'instruction qui n'ont plus rien de mystérieux,
puisqu'ils ont été dérobés et publiés, soit ; qu'on le juge,— à la conditic n
toutefois de ne pas faire de la justice, même de la justice du sénat,
l'instrument d'une politique, d'une sorte d'exécution personnelle. Assu-
rément, M. le général Boulanger est un ambitieux remuant et sans
scrupules, qui n'est difficile ni sur ses relations ni sur ses programmes,
qui a grandi par l'indiscipline et a évidemment abusé de son passage
au ministère pour se faire la plus équivoque des popularités. Il ne res-
pecte rien, ne doute de rien et se croit appelé à tout sans avoir rien
fait. Sa fortune ne s'explique que par la lassitude universelle, par l'in-
stinct de changement qui saisit les peuples éprouvés, et à voir com-
ment il traite les lois quand il n'est que candidat, on peut soupçonner
comment il les traiterait s'il était au pouvoir. Tout cela peut être vrai ;
mais enfin il faut savoir ce qu'on fait, même contre un ambitieux dont
on veut se délivrer. 11 est impossible de ne pas se souvenir que, si M. le
général Boulanger est devenu un personnage à l'ambition gênante,
il y a été aidé par ceux-là mêmes qui prétendent être aujourd'hui ses
accusateurs et ses juges. Ce sont les républicains qui lui ont ou-
vert la voie, qui l'ont élevé au pouvoir, qui l'y ont soutenu. C'est
avec leur connivence ou sous leur tolérance qu'ont été accomplis la plu-
part des actes recueillis tardivement aujourd'hui comme autant de
griefs. On savait quel usage le ministre de la guerre faisait de ses
fonds secrets; on le connaissait lorsqu'on lui donnait encore le com-
mandement d'un corps d'armée. 11 a tenu, dit-on, un propos suspect,
indigne d'un chef militaire, dans une nuit prétendue historique, en
pleine crise présidentielle, il y a deux ans; mais il n'était pas seul. Il
y a eu avec lui ou à côté de lui, jusqu'à l'hôtel de ville, d'autres orga-
nisateurs de complots, d'autres conspirateurs, et s'il est poursuivi pour
ce fait, comment ne poursuit-on pas ceux qui ont conspiré aveclui? De
plus, dans une affaire de justice, il ne suffit pas de recueillir des bruits,
des soupçons, des témoignages qui ne sont que la continuation ou l'écho
des polémiques du jour; il faut des faits précis, saisissables, décisifs,
qu'on aura peut-être, qu'on ne semble avoir jusqu'ici que par pré-
710 REVUE DES DEUX MONDES.
somption ou par interprétation. C'est là le danger de ce procès qui
peut placer le sénat dans l'alternative de rendre un jugement de parti,
un arrêt d'animosité, — ou de prononcer une absolution qui serait la
condamnation du gouvernement.
A parler franchement, l'attentat le plus vrai, le plus évident de M. le
général Boulanger, c'est une ambition agitatrice, dangereuse pour le
pays, et ce genre d'attentat, ce n'est pas par un arrêt de haute cour
qu'on peut le combattre avec quelque efficacité, pas plus que par des
expédiens électoraux destinés à fractionner ou à neutraliser des candi-
datures. L'inconvénient de ces mesures est de ressembler toujours à
une affaire de circonstance ou de personne. On dirait depuis quelque
temps, en vérité, qu'il nV a plus que M. le général Boulanger. On vou-
drait exalter son importance qu'on ne s'y prendrait pas mieux. Tout ce
qu'on fait, c'est contre M. le général Boulanger. Il y a quelques mois,
sous le coup de l'élection du 27 janvier, on rétablissait le scrutin d'ar-
rondissement après avoir toujours préconisé le scrutin de liste, et
c'était tout simplement, on ne le cachait pas, une tactique, une pré-
caution contre les candidatures plébiscitaires. L'autre jour, avant sa
séparation, la chambre, sans examen, sans nommer même une com-
mission, sans se conformer aux plus simples règles parlementaires, a
voté une loi contre les candidatures multiples, avec les peines les plus
sévères contre les complices de ces candidatures, — et c'est toujours
contre M. le général Boulanger! De quelque façon qu'on l'explique,
c'est évidemment une loi de panique et de défiance, une limitation du
droit électoral, une sorte de mise en tutelle du suffrage universel. Et
cette panique d'une chambre expirante, de quelques chefs de partis
effarés, semble d'autant plus étrange aujourd'hui que les élections des
conseils-généraux, en trompant toutes les espérances de M. le général
Boulanger, qui a pu pourtant donner libre carrière à ses fantaisies de
candidat, viennent de montrer ce qu'il y a d'inutile et de puéril dans
ces artifices de la peur.
Ce n'est pas tout. Il y a aujourd'hui, depuis quelque temps, on n'en
peut douter, une véritable campagne contre les fonctionnaires sus-
pects. Des circulaires ministérielles récentes ont donné le ton en met-
tant tous les serviteurs de l'état aux ordres des préfets, en leur impo-
sant, non plus seulement la réserve, la fidélité à leurs devoirs, ce qui
serait tout simple, mais une participation active aux luttes politiques. Et
ce n'est pas à Paris que cela se fait sentir le plus, quoiqu'il y ait eu,
même à Paris, de récentes disgrâces ; c'est surtout au fond des provinces
que se manifeste sous toutes les formes cette recrudescence de pression
officielle, dont la révocation est assez souvent l'inévitable sanction. Il
n'y a pas à l'heure qu'il est une petite ville, un canton, où les délateurs
ne soient à l'œuvre, où les plus modestes employés ne soient épiés, dé-
placés, révoqués ou menacés. Qu'est-ce à dire cependant? La chose
REVUE. — CHRONIQUE. 711
est peut-être piquante. Après vingt ans écoulés, il n'y a plus guère de
vieux fonctionnaires liés aux régimes anciens par leurs souvenirs et
par leurs regrets : ceux qui sont restés, qui ont échappé aux oscilla-
tions de la politique, ne sont pas des ennemis dangereux. Depuis dix
ans, tout a changé, les épurations se sont succédé dans la magistra-
ture, dans l'administration. La république a eu le temps de se créer
son personnel, et s'il faut encore des épurations nouvelles, cela prou-
verait que les ministères républicains qui ont passé au pouvoir n'ont
fait que de médiocres choix dans leur clieniéle ou qu'ils ont laissé
dépérir les traditions de régularité, de fidélité dans le service de l'état.
Les ministres d'aujourd'hui veulent des fonctionnaires qui marchent
comme un régiment, qui se compromettent, et ceux qui procèdent
ainsi ne voient pas qu'ils irritent sans intimider et ne font qu'achever
la désorganisation administrative, qu'ils n'ont plus désormais rien à
dire des révocations du 16 mai, des candidatures officielles. Ils sont en
train de perfectionner le système. — Mais enfin, dira-t-on, on ne peut
pas rester désarmé ! le gouvernement serait trop naïf de se laisser
attaquer sans se défendre.
Eh ! sans doute, le gouvernement a le droit de se défendre contre
toutes les attaques, contre l'esprit de dictature, contre les fonction-
naires infidèles; mais ce n'est pas en compromettant la justice, le Sé-
nat lui-même dans des procès hasardeux, en improvisant de petits
expédions de scrutin, en procédant par les révocations et les épura-
tions à outrance dans les services publics qu'il se défendra. Le meil-
leur moyen de combattre l'esprit de dictature, c'est de lui opposer les
garanties des institutions libres, la libéralité et la dignité du pouvoir.
Et qu'on ne se hâte pas trop de triompher des élections récentes des
conseils généraux, d'y voir la confirmation et la justification des actes
que le gouvernement appelle sa défense. M. le général Boulanger, et
c'est fort heureux, a échoué assez piteusement dans sa campagne de
candidat errant et universel ; mais ce serait une étrange illusion de
croire que le pays, en refusant de se prêter aux fantaisies plébiscitaires
de M. le général Boulanger, se tient pour satisfait de se sentir sous
l'égide de M. Gonslans et de M. Thévenet ; ce serait surtout la plus
dangereuse des méprises, de croire que le pays a entendu voter pour
la continuation d'une politique qui, en dix ans de règne, ne lui a donné
que l'avilissement des mœurs publiques, le trouble dans sa vie morale,
le déficit dans ses finances, l'effacement dans ses affaires extérieures.
Depuis que le repos du monde est si bien protégé et garanti par les
grandes alhances, par la ligue de la paix, il ne peut plus se passer un
mois, pas même une semaine, fût-ce par cette saison d'été, sans qu'il
y ait quelque alerte nouvelle, sans que les bruits suspects courent à
travers l'Europe. C'est une histoire qui recommence sans cesse avec
une désespérante monotonie. A peine se croit-on pour quelque temps
712 REVUE DES DEUX MONDES.
en sûreté, à peine les souverains, les princes, les diplomates sont-ils
en voyage ou ont-ils fait leurs préparatifs, les vigies qui veillent par-
tout se hâtent de signaler dans vingt journaux quelque nouveau nuage
qui monte à l'Orient ou à l'Occident. Comme si ce n'était pas assez des
diiîicultés trop réelles, des questions qui ne pourront être évitées, des
crises qui auront fatalement leur heure, on se plaît à supposer des
conflits, à grossir lesincidens, à remuer l'opinion par un système d'agi-
tations factices. Un jour, et l'histoire est d'hier, c'est de Vienne que
partent les nouvelles pessimistes, les bruits alarmans, à propos des
Balkans ou des arméniens russes; un autre jour, c'est à Rome qu'on
afiecte l'inquiétude et le mystère, qu'on semble se mettre sur le qui-
vive comme si l'on s'attendait à tout. Par extraordinaire, c'est de Ber-
lin que viennent le moins aujourd'hui les nouvelles alarmantes. M. de
Bismarck, qui, avec toute sa puissance, a peut-être assez de se dé-
fendre contre l'ascendant croissant du parti militaire, principalement
représenté par le nouveau chef dei'état-major allemand, le comte Wal-
dersée, M. de Bismarck laisse à ses alliés de Vienne et de Rome le soin
de tenir l'opinion en éveil. Ce qu'il y a de caractéristique d'ailleurs,
c'est que ces campagnes de bruits inquiétans, qu'elles partent de
Vienne, de Rome ou de Berlin, n'ont le plus souvent d'autre objet que
de couvrir des embarras ou des armemens. Elles ont coïncidé récem-
ment à Vienne avec les délibérations des délégations à qui on avait à
demander de nouveaux crédits militaires ; elles coïncident à Rome
avec une précipitation à peine déguisée dans les armemens et les em-
barras que cause la recrudescence des agitations irrédentistes. C'est
une tactique invariable dont le chancelier de Berlin a plus d'une fois
lui-même donné l'exemple. C'est l'affaire de quelques jours. Puis ces
bruits tombent et il n'en est ni plus ni moins. La fantasmagorie guer-
rière s'est pour le moment évanouie jusqu'à la prochaine occasion !
On en revient en attendant à des objets plus pacifiques, aux diver-
sions de la saison. On s'occupe des voyages d'agrément de l'empereur
Guillaume, qui, après avoir visité en touriste les côtes de la Norvège,
se dispose à visiter l'Angleterre et sa grand'mèrela reine Victoria. Évi--
demment le jeune empereur tient à se montrer avec un certain appa-
reil de puissance sur les côtes britanniques. 11 n'ira peut-être pas à
Londres chercher des ovations ou assister à quelque gala de la cité :
ce n'est pas jusqu'ici dans le programme. On ne lui refusera pas pour
sûr le plaisir de passer une revue navale et de voir son escadre figurer
auprès de l'escadre anglaise. Ce voyage, sans être menaçant pour la
paix du monde, ne laissera peut-être pas d'offrir un spectacle curieux,
surtout au moment oi^i l'Allemagne et l'Angleterre, alliées pour le blocus
de Zanzibar, ne semblent pas toujours parfaitement d'accord dans la
pratique de l'alliance. On s'occupe aussi, pour cette saison d'été, du
voyage de l'empereur d'Autriche qui tient à ne pas différer de rendre
REVUE. — CHROMOUE. 713
sa visite à l'empereur Guillaume à Berlin, mais qui, accablé d'un deuil
encore si récent, paraît vouloir se refuser à tout ce qui serait apparat
et ostentation. On s'occupe enfin de la visite que le tsar songerait à
rendre au jeune empereur d'Allemagne, en échange de la visite que
Guillaume II a faite à Peterhof il y a plus d'un an et qui ne paraît pas
avoir laissé des souvenirs encourageans; mais il y a ici encore, à ce
qu'il semble, quelque mystère. Où aurait lieu l'entrevue, qui coïncide-
rait sans doute avec le voyage de la famille impériale de Russie à Co-
penhague? L'empereur Alexandre III ira-t-il à Berlin? Les deux souve-
rains se rencontreront-ils à Kiel ou dans quelque autre ville des côtes,
sans bruit, sans éclat? Ce sera une politesse rendue. Il est douteux que
l'entrevue éventuelle dont on parle puisse avoir une influence décisive
sur la direction des affaires des deux empires, dans les conditions où
la politique de l'Europe est engagée par les alliances de l'Allemagne
avec l'Autriche. Vraisemblablement tout restera au même point.
Alexandre III reviendra imperturbable dans ses résolutions à Péters-
bourg et Guillaume II pourra achever ses promenades d'été en allant à
Athènes pour le mariage d'une princesse de sa famille avec le jeune
héritier du royaume de Grèce. Guillaume II pourra même au besoin
passer par l'Italie, aller à Constantinople, puis, comme cela a été dii,
revenir par l'Espagne : on ne voit pas que la paix en soit bien menacée,
qu'il y ait rien jusqu'ici qui justifie les récentes paniques, la crainte
d'explosions soudaines. I
Est-ce à dire que les voyages princiers soient tout, même pour une
saison d'été, dans la politique, qu'il n'y ait pas toujours dans les af-
faires de l'Europe des incidens d'une certaine importance, des élémens
incandescens qui peuvent être un danger? Assurément il y a toujours
des incidens. Il y en a qui, sans être immédiatement menaçans, en
gardant un caractère limité et peu grave en apparence, n'ont pas moins
une certaine portée, une signification internationale; il y en a surtout
qui ne deviennent sérieux que parce qu'ils ont l'air d'avoir été provo-
qués avec intention, avec préméditation, comme cette querelle que
M. de Bismarck a faite à la Suisse, à propos de ses 'réfugiés et de son
droit d'asile. Le chancelier a visiblement cédé à un accès de prépotence
impétueuse en prétendant imposer sa volonté à la Suisse, en la mena-
çant de ses représailles, en accompagnant ou en laissant accompagner
son action diplomatique de commentaires qui dépassaient toute me-
sure. 11 s'est laissé emporter par un premier mouvement d'irritation à
la suite de la mésaventure d'un de ses agens de police, et il a fini par
mettre en doute jusqu'aux traditions hospitalières de la Suisse, jusqu'à
la neutralité même de la république des Alpes. Il s'est un peu calmé
depuis, il est vrai : il a compris que, s'il était dans son droit, s'il pou-
vait même avoir l'appui de quelques autres puissances, tant qu'il se
bornait à réclamer des garanties contre les complots révolutionnaires
714 REVUE DES DEUX MONDES.
qui s'organiseraient en Suisse, il ne pouvait demander au gouver-
nement fédéral des mesures qui auraient été une abdication de sou-
veraineté. Il a pu du moins le comprendre en rencontrant aussitôt
devant lui la résistance aussi modérée et aussi calme que ferme
du gouvernement fédéral, qui, en offrant sans hésitation les garanties
qu'on lui demandait, a maintenu sans jactance ses droits de souve-
raineté indépendante. Le terrible chancelier ne s'est pourtant arrêté
qu'à demi, et il semble ne point vouloir en rester là dans ses tentatives
de pression à l'égard de la république helvétique.
Au fond, à quoi se réduit cette querelle qui a déjà passé par plu-
sieurs phases successives et qui n'a point dit son dernier mot? L'Alle-
magne a un traité, qui date de 1876, par lequel la Suisse s'engage à
reconnaître le droit de résidence et d'établissement aux Allemands
munis d'un certificat d'origine et d'une attestation de moralité. La
diplomatie de BerUn en conclut que la Suisse ne peut accorder l'hospi-
talité qu'aux Allemands qui ont leur certificat, qui portent pour ainsi
dire l'estampille officielle. Il en résulterait que l'Allemagne resterait,
jusqu'à un certain point, l'arbitre du droit d'asile dans les cantons
suisses, la régulatrice de l'hospitalité helvétique pour ses nationaux.
C'est justement ce que le gouvernement fédéral n'admet pas; c'est le
sens de la réponse que le ministre des atïaires étrangères de Berne,
M. Numa Droz, vient d'adresser au cabinet de Berlin. Le gouverne-
ment de Berne entend bien respecter les conditions du traité à l'égard
de ceux qui se présenteront avec le certificat officiel allemand; il n'en-
tend pas subordonner d'une manière générale le droit d'asile au bon
plaisir des autorités allemandes. Il prétend garder sa liberté à l'égard
de tous ceux qui cherchent un asile en Suisse, demeurer fidèle aux plus
vieilles traditions de l'hospitalité nationale, sans décliner d'ailleurs les
obligations et la responsabilité de la surveillance qu'on a le droit de
lui demander. C'est évidemment l'interprétation la plus plausible du
traité avec l'Allemagne aussi bien que des traités du même genre que
la Suisse peut avoir avec d'autres puissances. Le chancelier, cependant,
ne se rend pas, et à la dépêche suisse il répond en dénonçant pure-
ment et simplement le traité de 1876. A-t-il l'intention de compléter
cette dénonciation par d'autres mesures restrictives dans les relations
des deux pays ? Cela se peut. On dirait qu'il y a déjà un commence-
ment d'hostilités de frontières, de vexations, devant lesquelles, d'ail-
leurs, les Suisses ne semblent pas jusqu'ici disposés à plier. Ce qu'il y
a de plus grave, dans tous les cas, c'est cette attitude assez nouvelle,
visiblement calculée, d'un puissant empire à l'égard d'une petite et
fière nation dont l'indépendance et la neutraUté ont été jusqu'à pré-
sent une garantie pour l'Europe.
Sans doute il y a aujourd'hui des incidens comme cette affaire suisse
qui peut ne pas aller plus loin pour le moment et n'est pas moins une
REVUE. — CHRONIQUE. 715
menace éventuelle dans des circonstances qui n'ont rien d'impossible,
il y a aussi des élémens incandescens, et l'Orient, avec ses confusions,
avec ses incertitudes, reste à coup sûr un des foyers de ces élémens
inflammables, c'est toujours un des points faibles de l'Europe. Le fait
est qu'on ne sait jamais bien ce qui en sera de ces contrées où les agi-
tations intérieures se compliquent des plus puissans antagonismes
extérieurs. La Bulgarie, cette création du congrès de Berlin, a un
prince que personne n'a reconnu, qui règne en dépit des traités dans
un état aux Imiites indécises, qui ne se soutient que par une neutra-
lisation à peine déguisée des grandes influences rivales. La Bulgarie,
c'est le provisoire tourmenté qui ne peut pas devenir définitif tant
qu'il lui manque la sanction invraisemblable de la Bussie. La Serbie,
quoique moins irrégulièrement constituée, n'est peut-être pas beau-
coup plus en sûreté avec son roi enfant, sa régence incohérente, dont
le chef, M. Bistitch, est gravement malade, et les partis toujours prêts à
se déchaîner. Le roi Milan qui, après son abdication, était allé cher-
cher le repos ou des inspirations à Jérusalem et même à Constanti-
nople, vient de reparaître tout à coup à Belgrade. Il n'y est, dit-il,
qu'en passant ; il n'est revenu, à ce qu'il assure, que par un sentiment
de sollicitude paternelle, pour revoir et protéger son jeune fils. 11 a
retrouvé à Belgrade le métropolite Michel qu'il avait exilé et qui est
maintenant plus puissant que jamais, les radicaux, des radicaux serbes
qu'il a plus d'une fois traités en ennemis et qui sont aujourd'hui maî-
tres du pouvoir. Autour de lui les passions s'agitent, et si ce prince à
l'humeur fantasque se laissait aller à la tentation de ressaisir le gou-
vernement, on ne voit pas bien ce qui arriverait. A Belgrade comme à
Sofia, d'ailleurs, la vraie question est entre l'Autriche, qui a besoin
d'étendre son influence pour assurer sa position dans la Bosnie, dans
l'Herzégovine, et la Bussie, qui n'a pas versé son sang pour se laisser
bannir des Balkans, qui reste armée de son ascendant sur le monde
orthodoxe. C'est la lutte qui peut éclater à tout instant sur les fron-
tières serbes ou bulgares, pour laquelle la Bussie se tient prête en face
de l'Autriche plus ou moins appuyée par ses alliés. Et comme si ce
n'était pas assez de ces complications toujours possibles, voilà un inci-
dent ou une diversion de plus, — une insurrection Cretoise qui peut être
aussi un des élémens de cette éternelle question d'Orient, qui rouvre
la carrière aux rivalités, avec la perspective d'un nouveau démembre-
ment de l'empire ottoman.
C'est en effet l'éternelle histoire. Toutes les fois que des mouvemens
éclatent dans une des provinces ottomanes, c'est l'intégrité, ou, si l'on
veut, ce qui reste de l'intégrité de l'empire des Osmanlis qui est en
jeu. On sait comment ces insurrections orientales commencent, on ne
sait jamais comment elles finissent, ou, plutôt, on le sait aussi, elles
finissent par raviver l'idée des partages, par attirer les interventions
716 REVUE DES DEUX MONDES.
étrangères. C'est par l'insurrection de l'Herzégovine qu'a commencé,
il y a plus de dix ans, la crise qui a conduit les Russes aux portes de
Constantinople et a diminué l'empire de plusieurs provinces, sans tran-
cher la question, sans créer les conditions d'une paix durable. Aujour-
d'hui, c'est en Candie que le mouvement insurrectionnel éclate, un
mouvement encore obscur et mal défini. Ces populations de l'île de
Crète, elles se soulèvent comme elles se sont soulevées plus d'une
fois, contre des excès d'impôts et de fiscalité, contre les vexations
d'une autorité surannée et oppressive. La Porte, suivant son habitude,
s'est hâtée d'envoyer un com.missaire impérial , Mahmoud-Djehalle-
din-Pacha, pour recueillir les plaintes des populations, pour essayer de
pacifier l'île par de bonnes paroles et des promesses de réformes;
mais Mahmoud-Pacha est revenu à Constantinople sans avoir rien pa-
cifié du tout ; c'est même une question de savoir si des réformes
administratives peuvent être efficaces, et comme la Porte ne peut pas
procéder par la force, l'insurrection peut se prolonger jusqu'à ce que
les puissances s'en mêlent, au risque de compliquer et d'aggraver la
question par leurs antagonismes. C'est là effectivement le point déli-
cat. Déjà des Cretois paraissent avoir eu l'idée de profiter de la pré-
sence prochaine de l'empereur Guillaume à Athènes pour invoquer son
appui. D'un autre côté, il y a, depuis quelque temps, une propagande
assez active, même assez bruyante, pour persuader aux insurgés de
l'île de Crète qu'ils n'auraient rien de mieux à faire que de solliciter
le protectorat de l'Angleterre, de réclamer le sort peu enviable de l'île
de Chypre; mais l'empereur Guillaume ne peut rien que d'accord avec
les autres puissances, et l'Angleterre, malgré les sympathies témoi-
gnées par lord Salisbury aux insurgés crétois, ne songe probablement
pas à rechercher, à accepter un nouveau protectorat.
En réalité, il n'est point douteux que le jour où l'île de Crète serait dé-
tachée du domaine ottoman, la solution la plus sensée, la plus natu-
relle serait l'annexion au royaume hellénique. C'est le vœu intime de
la population Cretoise; c'est aussi l'ambition des Grecs qui, en tacti-
ciens prudens, comprennent aujourd'hui la nécessité de ne rien préci-
piter. Ils se défendent habilement de toute solidarité avec l'insurrec-
tion. Ils prodiguent même les conseils de patience aux Crétois; ils
sentent que tout pourrait être compromis encore à l'heure qu'il est par
une agitation qui pourra toujours renaître quand on le voudra. Évidem-
ment le dernier mot n'est pas dit, et en attendant, cette insurrection de
l'île de Crète reste un élément incandescent de plus dans ce vaste foyer
de l'Orient où il y a déjà la Serbie, la Bulgarie, la Macédoine, — où
peuvent s'allumer tous les conflits que l'Europe redoute.
Que l'Angleterre, qui a déjà l'île de Chypre par une fantaisie d'osten-
tation de lord Beaconsfield, qui occupe l'Egypte et se trouve engagée à
cette heure même sur le haut Nil dans des expéditions périlleuses pour
I
REVUE. — CHRONIQUE. 747
sa renommée, ait tourné ses regards vers l'île de Crète, c'est possible.
Il est peu vraisemblable que le gouvernement anglais fût encouragé
par son parlement à étendre la main sur une île dont la possession
lui créerait plus de difficultés que d'avantages. L'Angleterre est une
grande puissance qui a quelques points fixes et ne se laisse pas entraîner
facilement au-delà de la sphère de ses intérêts précis et pratiques.
Elle a récemment augmenté ses forces navales dans des proportions
presque colossales pour rester en mesure de prendre position dans les
conflits qui peuvent s'élever en Europe. Elle ne paraît pas disposée à
se compromettre pour une médiocre conquête ou à se lier d'avance.
Elle tient à garder à tout événement la liberté de son action. Plus d'une
fois depuis quelque temps, le ministère a été interrogé avec une cer-
taine insistance sur la direction réelle de sa politique extérieure; ces
jours derniers encore, dans la chambre des communes, il a été pressé
de s'expliquer sur la mesure de ses engagemens avec la triple alliance,
particulièrement avec Fltalie, et le sous-secrétaire d'état, sir James
Fergusson, a répondu une fois de plus que l'Angleterre n'avait aucun
engagement, qu'elle restait maîtresse de conformer sa conduite à ses
intérêts nationaux, aux circonstances. Sir James Fergusson ne s'est
point, à vrai dire, beaucoup compromis. 11 n'a dit que ce que tout le
monde sait, que l'Angleterre n'a pas l'habitude d'entrer dans des en-
gagemens permanens; il n'a pas dit ce qu'il entendait par les intérêts
anglais, dans quelles circonstances ces intérêts pourraient se trouver
engagés. La chambre des communes ne s'est pas moins tenue pour
satisfaite, comme si elle avait compris; elle s'est probablement dit
qu'après tout rien ne se ferait sans elle.
Le parlement anglais au surplus, avant de prendre ses vacances, a été
occupé depuis quelques jours d'une bien autre affaire tout intérieure.
Il ne s'agit pas même de l'Irlande, dont la ligue agraire vient de se
transformer en une sorte de ligue légale pour la défense des fermiers.
Il s'agit d'une de ces questions qui sont l'épreuve du vieux loyalisme
britannique, de la dotation des enfans de la maison royale, à l'occa-
sion du mariage de la fille du prince de Galles avec un grand seigneur
anglais, lord Fife. Évidemment cela n'a pas marché tout seul. Les radi-
caux ont saisi l'occasion d'éplucher le budget de la reine, ses dépenses,
ses économies depuis un demi-siècle. Le ministère a été obligé d'entrer
en transaction pour éviter des difficultés qui auraient pu devenir pé-
nibles. Il a été convenu d'abord qu'on accorderait un supplément de
dotation de près d'un million au prince de Galles, à condition que le
pays n'aurait point à subvenir à l'établissement de ses autres enfans ;
mais la reine Victoria s'est révoltée contre cette restriction qui enga-
geait l'avenir, et on a fini par s'en tenir pour le moment à voter le
supplément de dotation du prince de Galles. Le ministère a été, du
reste, puissamment secondé par le vieux chef de l'opposition, M. Glad-
718 REVUE DES DEUX MONDES.
stonc, qui, avec sa loyauté de serviteur éprouvé, a rendu témoignage de
sa lidélité à sa souveraine, et si M. Gladstone n'a pu décider les radi-
caux de son parti à voter avec lui, il a entraîné M. Parnell lui-même et
ses amis irlandais. Au fond, si les radicaux ont disputé sur la dot, la
masse anglaise se sent peut-être plus llattée dans son orgueil du ma-
riage de leur princesse, fille de l'héritier de la couronne, avec un lord,
que de tous les mariages avec de petits princes allemands, et des dé-
bats éphémères n'altèrent pas la popularité de la dynastie liée aux des-
tinées de la libre Angleterre.
en. DE MAZADE.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
La Bourse a vécu pendant toute la seconde quinzaine de juillet dans
Tattentedu résultat des élections de dimanche dernier. Le monde finan-
cier ne croyait pas à un succès complet du boulangisme dans une par-
tie où les conditions de la lutte étaient si inégales. Toutefois le résultat
l'a surpris, car il ne s'attendait pas non plus à une défaite aussi écra-
sante. Et comme la spéculation haussière avait pris position sur
l'échec éventuel du boulangisme, elle triomphe. D'un seul coup elle a
fait monter le 3 pour 100 français de 0 fr. 70 et menacé le découvert
d'un mauvais quart d'heure en liquidation.
Il y a deux semaines, la rente se relevait brusquement de 83.20 à
84.30, mais cet élan ne se soutenait pas et de nouvelles ventes rame-
naient notre principal fonds de spéculation entre 83.50 et Sk francs.
Samedi dernier, veille des élections, le 3 pour 100 se relevait encore
de 83.70 à 83.90.
Lundi, dès l'ouverture, on cotait 84.25, puis en clôture 84.50. L'élan
a porté la rente jusqu'à 84.75 mardi, mais la lutte pour la réponse des
primes s'est alors engagée, et une réaction de 0 fr. 35 a été le résultat
de l'effort des vendeurs. Du 15 au 30, le 3 pour 100 se trouve avoir
gagné 0 fr. 50 à 84.40.
Dans l'intervalle, le marché des fonds étrangers avait été encore
plus éprouvé que celui des rentes françaises. Deux valeurs ont surtout
subi une très forte dépréciation, l'Italien et l'Extérieure.
Sur ritalien, on pouvait constater un premier résultat des arbitrages
REVUE. — CHRONIQUE. 719
opérés au printemps dernier en faveur des fonds russes. Longtemps
soutenue par les banquiers allemands, la rente italienne s'était déclas-
sée en France. Le nombre des titres flottans allait s'accroissant à
chaque liquidation. Le fardeau est devenu à la fin trop lourd, et en
deux ou trois séances la spéculation berlinoise a dû abandonner deux
ou trois points. Entre 92 et 93 francs, toutefois, des rachats ont com-
mencé à se produire. On cote 93.35, et on peut compter sur le maintien
de ce niveau pour un certain temps, sauf imprévu.
L'Extérieure, cotée il y a peu de temps encore 76 francs ex-coupon tri-
mestriel, a rétrogradé en un mois à Ik et en deux ou trois séances do
7Zi à 72. On signalait une débâcle à Barcelone, l'impossibilité, pour
la spéculation de cette place, de trouver à faire reporter ses positions.
De plus, la Banque d'Espagne, avec un portefeuille tout gonflé de
valeurs gouvernementales, atteignait la limite de sa circulation fidu-
ciaire. Déjà, cependant, la période aiguë de ces embarras semble pas-
sée. Le Trésor espagnol, condamné à user d'expédiens jusqu'à la ses-
sion prochaine des Cortès, augmentera encore ses engagemens, et h
crise se terminera dans quelques mois par un gros emprunt. Les difii-
cultés les plus fortes ont paru suffisamment escomptées par le cours de
72 francs. Des rachats sont intervenus et l'Extérieure a été relevée de
72 à 73 francs. Nous la laissons à 72.50 sur la nouvelle d'un emprunt
de 50 à 80 millions en or que ferait la Banque d'Espagne auprès de
maisons de banque de Londres ou de Paris, en donnant en nantisse-
ment une partie de son stock de k pour 100 amortissable.
Les fonds russes et le rouble ont monté. Le k pour 100 1880
cote 89.75 au lieu de 89.15 et les obligations consolidées des chemins
de fer 89.25 au lieu de 88.75.
Le Hongrois a été à peu près immobile à Sk. La situation budgétaire
est bonne en Autriche-Hongrie, et les marchés de Vienne et de Pesth se
reposent des grands efforts dépensés au commencement de l'année
pour les conversions des anciennes dettes 5 pour 100. Les Chemins de
fer, comme les Autrichiens et les Lombards, dont les recettes dans le
second semestre de l'exercice sont pour une bonne part déterminées
par le transport des céréales, ont été déjà affectés par les apprécia-
tions officielles concernant la qualité et la quantité du rendement pro-
chain. Les titres des deux compagnies ont baissé de 10 francs à 470 et
251.25. Les Autrichiens toutefois, dans la dernière Bourse, se sont re-
levés de 5 francs à 475.
Le Portugais se tient à 65 et est assez justement recherché par les
capitaux à ce cours. L'affaire du chemin de fer de la baie Delagoa ne
semble pouvoir exercer aucune action fâcheuse sur la situation finan-
cière du pays.
Les valeurs ottomanes sont complètement abandonnées. Les infor-
mations lancées presque chaque jour d'Athènes et de Constantinople
720 REVUE DES DEUX MONDES.
sur les troubles de Crète n'ont pas eu le don jusqu'ici d'attirer l'atten-
tion des spéculateurs sur le marché délaissé du 1 pour 100 turc, des
obligations des douanes ou de la Banque ottomane, cotés respective-
ment 16.20, 357.50 et 508.75.
L'Unifiée d'Egypte ezt calme à hhS.ld. Bien qu'on ait signalé de nou-
veaux pourparlers entre les cabinets de Paris et de Londres et le gou-
vernement du khédive pour la conversion de la Dette privilégiée, il ne
saurait être question désormais d'une opération d'une telle importance
avant plusieurs mois.
Les titres des institutions de crédit ont fléchi avec nos fonds publics
et se sont relevé: avec eux, mais sans fluctuations violentes. La Banque
de France a été portée de 3,760 à 3,810. On continue à craindre pour
cet établissement une perte, peu importante d'ailleurs selon toute pro-
babilité, sur le montant des avances faites à l'ancien Comptoir d'es-
compte. Le Crédit foncier gagne 6 fr. 25 à 1,260, la Banque de Paris
2 fr. 50 à 720, la Banque d'escompte 3 fr. 75 à 505, le Crédit lyonnais
7 fr. 50 à 667 fr. 50. Les actions de nos grandes compagnies, grâce à
d'excellentes recettes pour les dernières semaines, ont été activement
recherchées, malgré le peu d'empressement des capitaux à s'employer
pendant cette période d'incertitude. Le Lyon s'est maintenu au-dessus
de 1,300, le Nord à 1,700; l'Orléans a gagné 10 francs à 1,3^5.
Le Gaz, longtemps délaissé, a progressé de ko francs à 1,360. Le
Suez s'est maintenu sans variations notables.
Les Voitures à 750 et les Transatlantiques à 575 ne se sont pas en-
core relevées. Mais les Omnibus ont gagné 25 francs à 1,325.
L'action du Panama a fléchi de 55 à 45. Le liquidateur de la Compa-
gnie a tenté une émission de 357, 894 obligations à lois au prix de
105 francs, qui devait paraître fort avantageux, à cause de la sécurité
complète donnée par le législateur au dépôt fait par la Société civile
pour le service des lots et l'amortissement. Malgré le concours de neuf
de nos établissemens de crédit, cette opération ne paraît pas avoir eu
* tout le succès espéré par le liquidateur. Il est probable toutefois qu'elle
lui fournira les sommes nécessaires pour constituer la commission
technique d'études qui doit dresser le devis des travaux à achever.
L'ancien Comptoir d'escompte a reculé de 95 à 80 francs. Les plai-
doiries ont été prononcées dans le procès en responsabilité intenté
par les liquidateurs judiciaires contre les administrateurs. La date du
jugement n'est pas encore fixée.
La Banque parisienne a lancé une émission d'obligations de la pro-
vince de San-Luis (République argentine). Le public n'a pas répondu à
cet appel. Avec la prime sur l'or à 75 pour 100 à Buenos-Ayres, le mo-
ment était mal choisi pour rouvrir le robinet des valeurs argentines.
Le d'rccteur-gérant : G. Bllùz.
EXAMEN
DE
CONSCIENCE PHlLOSOPilIOlE
I.
Le premier devoir de l'homme sincère est de ne pas influer sur
ses propres opinions, de laisser la réalité se refléter en lui comme
en la chambre noire du photographe, et d'assister en spectateur aux
batailles intérieures que se livrent les idées au fond de sa con-
science. On ne doit pas intervenir dans ce travail spontané ; devant
les modifications internes de notre rétine intellectuelle, nous de-
vons rester passifs. Non que le résultat de l'évolution inconsciente
nous soit indifférent et qu'il ne doive entraîner de graves consé-
quences ; mais nous n'avons pas le droit d'avoir un désir, quand
la raison parle ; nous devons écouter, rien de plus; prêts à nous
laisser traîner pieds et poings liés où les meilleurs argumens nous
entraînent. La production de la vérité est un phénomène objectif,
étranger au moi, qui se passe en nous sans nous, une sorte de
précipité chimique que nous devons nous contenter de regarder
avec curiosité. De temps en temps, il est bon de s'arrêter, de se
recueillir en quelque sorte, pour voir en quoi la façon dont on
envisage le monde a pu se modifier, quelle marche, dans l'échelle
TOME XCIV. — 15 AOCT 1889. /jG
722 REVUE DES DEUX MONDES.
de la probabilité à la certitude, ont pu suivre les propositions dont
on a fait la base de sa vie.
Une chose absolument hors de doute, c'est que, dans l'univers
accessible à notre expérience, on n'observe et on n'a jamais observé
aucun fait passager provenant d'une volonté ni de volontés su-
périeures à celle de l'homme. La constitution générale du monde
est remplie d'intentions, au moins apparentes; mais dans les faits
de détail, rien d'intentionnel. Ce qu'on attribue aux anges, aux
ddimones, aux dieux particuliers, provinciaux, planétaires, ou
même à un Dieu unique agissant par des volontés particulières, n'a
aucune réalité. De notre temps, rien de ce genre ne se laisse
constater. Des textes écrits, si on les prenait au sérieux, feraient
croire que de tels faits se sont passés autrefois ; mais la critique
Itistorique montre le peu de crédibilité de pareilles narrations.
Si le régime des volontés particulières avait été, à une époque
quelconque, la loi du monde, on verrait quelque reste, quelque
arrachement d'un tel régime dans l'état actuel. Or l'état actuel
ne présente aucune trace d'une action Tenant du dehors. L'état
que nous avons devant nous est le résultat d'un développement
dont nous ne voyons pas le commencement; dans les innom-
brables mailles de cette chaîne, nous ne découvrons pas un seul
acte libre, avant l'apparition de l'homme ou, si l'on veut, des
êtres vivans. Depuis l'apparition de l'homme, il y a eu une cause
libre qui a usé des forces de la nature pour des fins voulues;
mais cette cause émane elle-même de la nature ; c'est la na-
ture se retrouvant, arrivant à la conscience. Ce qui ne s'est ja-
mais vu, c'est l'intervention d'un agent supérieur pour corriger
ou diriger les forces aveugles, éclairer ou améliorer l'homme,
empêcher un affreux malheur, prévenir une injustice, préparer les
voies à l'exécution d'un plan donné. Le caractère de précision
absolue du monde que nous appelons matériel suffirait à éloigner
l'idée d'intention ; l'intentionnel se trahissant presque toujours par
le manque de géométrie et l'à-peu-près.
Ce que nous A"enons de dire s'applique avec une certitude en
quelque sorte expérimentale à la planète Terre, dont l'histoire nous
est assez bien connue pour qu'une grosse particularité de son ré-
gime ne puisse nous échapper. Nous pouvons l'appliquer sans hési-
tation au soleil et au système solaire tout entier, qui ne forment avec
nous qu'un seul petit cosmos. Nous pouvons même l'appliquer à tout
le système sidéral qui se révèle aux habit ans de la terre grâce à la
transparence de l'air et de l'espace (1). Malgré les distances dépas-
(1) C'est là ce que, dans tout ce morceau, j'appellerai univers.
EXAMEX DE CONSCIENCE PIIILOSOPIUQUE. 7'23
sant toute imagination qui séparent ces diiTérens corps les uns des
autres et de nous, on a pu constater que la physique, la mécanique,
la cliimie de ces corps sont les mêmes que celles du système
solaire. Nul doute qu'ils ne suivent, comme le système solaire, les
lois d'un développement ayant ses causes en lui-même. En tout
cas, s'il en était autrement, Y omis prohandi incomberait à ceux qui
soutiendraient le contraire, en vertu de ce principe que l'on ne
doit pas discuter comme possible ce qu'aucun indice ne porte à
supposer. Tout indice, même faible, doit être suivi par la science
avec acharnement. Mais l'assertion gratuite n'a pas besoin d'être
réfutée; qnod gratis asseritur gratis negalar.
De même que nous ne voyons pas au-dessus de nous de trace
d'intelligence agissant en vue de fins déterminées, nous n'envoyons
pas non plus au-dessous. La fourmi, quoique très petite, est plus
intelligente que le cheval ; mais si, dans l'ordre microbique, il y
avait des êtres très intelligens, nous nous en apercevrions à des
actions réfléchies émanant d'eux. Or l'action de ces petits êtres,
qui sont la cause de presque tous les phénomènes morbides, a si
peu de portée qu'il a fallu une science très avancée pour l'aper-
cevoir; à l'heure qu'il est, leur^ action se confond presque encore
avec les forces chimiques et mécaniques. D'après notre expérience,
bornée sans doute, l'intelligence paraît limitée au règne du fini;
au-dessus et au-dessous, c'est la nuit.
On peut donc poser en thèse que le fieri par développement in-
terne, sans intervention extérieure, est la loi de tout l'univers que
nous percevons. Le nombre infini des coups fait que tout arrive et
que des buts atteints par hasard semblent atteints par volonté.
Notre univers expérimentable n'est gouverné par aucune raison
réfléchie. Dieu, comme l'entend le vulgaire, le Dieu vivant, le Dieu
agissant, le Dieu-Providence, ne s'y montre pas. — La question est
de savoir si cet univers est la totalité de l'existence. Ici le doute
commence. Le Dieu actif est absent de cet univers; n'existe-t-il pas
au-delà ?
Et d'abord, cet univers est-il infini? La poussière d'or, inégale-
ment répartie, que nous voyons au-dessus de notre tête, dans une
nuit claire, remplit-elle l'infini de l'espace? Est-il sur qu'il n'y ait
pas des stations dans l'espace d'où un œil verrait : d'un côté, un
ciel peuplé d'étoiles comme celui que nous contemplons; de l'autre,
un abîme noir, le vide de tout coi"ps lumineux? Immense, cet uni-
vers l'est assurément. Mais qu'est-ce qu'un décillion de lieues au-
près de l'infini?
Et quand il serait sûr que l'espace rempli de soleils est sans
limites, s'ensuivrait-il qu'il n'y a pas d'autres infinis d'un ordre
724 REVUE DES DEUX MONDES.
supérieur ou inférieur? Le calcul infinitésimal ne roule assurément
que sur des formules; mais ces formules sont des symboles frap-
pans. 11 y a des ordres divers d'infini, dont les inférieurs sont zéro
à l'égard des supérieurs. Ce paradoxe apparent sert do base à des
calculs d'une absolue vérité. Toute quantité finie, ajoutée à l'infini
ou retranchée de l'infini, équivaut à zéro ; toute quantité finie n'est
rien comparée à l'infini. Nos idées de l'espace et du temps sont
toutes relatives. La distance de la terre à Siiius est énorme d'après
nos mesures. Les vides intérieurs d'une molécule peuvent être
aussi considérables pour des êtres doués d'un autre critérium de
la grandeur. La longévité de notre monde pourrait, aux yeux d'un
dieu, paraître l'équivalent d'un jour.
Tout semble ainsi composé de mondes existant à peine au re-
gard les uns des autres, et pour eux-mêmes étant l'infini. Celui qui
connaît le mieux la France ignore ce qui se passe dans les mille
petits centres de province ; celui qui connaît un de ces petits cen-
tres ne voit rien au-delà et le trouve composé de centres plus
petits encore, dont chacun ne voit que lui-même. Des mondes ren-
fermant des mondes, l'infiniment petit de l'un étant l'infiniment
grand de l'autre, voilà la vérité. Notre réalité (celle où nous vivons
et qui pour nous est le fini) est faite avec des infinis d'un ordre
inférieur; elle sert elle-même à faire des infinis supérieurs. Elle
est un infiniment grand pour ce qui est au-dessous, un infiniment
petit pour ce qui est au-dessus, un miUeu entre deux infinis.
Nous voyons peu l'ordre d'infini qui nous dépasse; mais l'ordre
d'infini qui est au-dessous de nous, le monde de l'atome, de la
cellule, du microbe composé de microbes, est d'une existence aussi
certaine que l'ordre du fini, qui est le sujet habituel de nos re-
cherches et de nos méditations. Les clichés de la mémoire, ces
iimombrables petites images que nous pouvons épousseter et faire
revivre à volonté, tiennent sous la boîte osseuse de notre cerveau,
dans un espace très limité. Les types de la génération, renfermés
les uns dans les autres, comme le bouton de fleur dans le bouton,
sont un autre exemple de la flexibilité infinie de l'espace ou plutôt
de sa relativité (1). L'atome peut renfermer un infini. Le charbon
de terre qui entretient la chaleur dans nos cheminées est un com-
posé de petits mondes que notre monde emploie ; nous sommes
peut-être l'atome de carbone qui entretient la chaleur d'un autre
monde. Nous ne voyons pas Dieu en cet univers ; l'athéisme y est
logique et fatal; mais cet univers est peut-être subordonné; on
(I) Les considérations de la géométrie moderne sur l'espace ayant plus de trois di-
mensions ont peut-être ici un lien a\ec la réalité.
EXAMEN DE CONSCIENCE PHILOSOPHIQUE. 725
est peut-être athée pour ne pas voir assez loin. Des cercles sans
lin se connnandent-ils les uns les autres, ou bien un absolu
lixe et immobile englobe-t-il ces zones infinies du variable et du
mobile, selon la belle formule biblique : Tu autem idem ipse es, el
anni tiii non deficiunt? Nous l'ignorons absolument.
C'est dans la comparaison de l'atome à l'univers que les consi-
dérations infinitésimales ont leur juste application. Relativement à
l'ordre de grandeurs où nous vivons, l'atome est un infiniment
petit, un zéro. Relativement à un ordre de grandeur au-dessous,
l'atome est un infiniment grand. L'atome est pour nous un point
résistant; la conception de l'atome comme un solide plein, aussi
petit que l'on voudra, paraît devoir être écartée; le plein indivisible
n'existant pas dans la nature. Notre univers, quoique composé de
corps laissant entre eux d'immenses vides, est en réalité impéné-
trable. Supposons une flèche tirée avec une force infinie aux con-
fins de l'univers ; cette flèche ne traverserait pas l'univers, en appa-
rence si clairsemé ; elle rencontrerait des corps sans nombre, qui
l'arrêteraient; de même qu'une balle ne réussirait pas à traverser
un nuage sans se mouiller.
Un atome de corps simple, un atome d'or, par exemple, peut ainsi
être con:u comme un univers, dont les diflerens composans, loin
de former un solide plein, seraient aussi éloignés l'un de l'autre que
les difl"érens centres de systèmes solaires. L'impénétrabilité résul-
terait de l'invariabilité interne d'un tel corps, à laquelle aucun
moyen naturel ou scientifique n'a pu jusqu'ici porter atteinte. L'in-
attaquabilité du corps simple serait un fait analogue à la stabi-
lité des lois de notre univers ou plutôt à l'absence de volontés
particulières dans le gouvernement de cet univers. L'absence de
toute intervention externe dans l'ordre de choses que nous voyons
répondrait à ce fait qu'aucun chimiste n'a réussi jusqu'ici à détruire
le groupement d'une iorce primordiale infinie qui constitue un
atome.
Il n'est donc pas exact de dire: « l'univers que nous voyons est
éternel, » pas plus qu'il n'est exact de dire: « l'atome est éternel. »
L'atome est un phénomène qui a commencé ; il finira ; notre uni-
vers est un phénomène qui a commencé; il finh*a. Ce qui n'a jamais
commencé et ne finira jamais, c'est le tout absolu, c'est Dieu. La
métaphysique est une science qui n'a qu'une ligne : « Quelque
chose existe ; donc quelque chose a existé de toute éternité ; )> une
telle affirmation équivaut à « Nul eflet sans cause, » assertion qui
a bien quelque chose d'expérimental. Mais, entre cette existence
primordiale et le monde que nous voyons, il y a des infinis d'in-
tervalle. Le monde que nous voyons et l'atome de corps simple
726 REVUE DES DEUX MONDES.
ont peut-être des décillions de décillions de siècles d'existence;
ou, ce qui revient au même, depuis des décillions de décillions
de siècles, aucune volonté particulière n'a atteint ni notre univers
ni l'atome. Comme l'imagination humaine ne saisit pas la différence
entre l'infini et l'indéfini, cela suffit pour les certitudes dont nous
avons besoin. Entre une probabilité d'un milliard contre un et la
certitude nous ne distinguons pas. L'induction : « Le soleil s'est
levé aujourd'hui, il se lèvera demain, » nous donne une pleine sé-
curité ; cette grande construction par à peu près, qui est la vie hu-
maine, trouve une base plus solide qu'elle-même dans ce fait que
jamais, à notre connaissance, les lois de la nature n'ont subi d'in-
fraction.
Mais, de ce que cela n'est point arrivé, au moins depuis un temps
énorme, est-on en droit de conclure que cela n'arrivera jamais?
Le monde est peut-être le jeu d'un être supérieur, l'expérience
d'un savant transcendant, possédant les derniers secrets de l'être.
Un chimiste de génie réussira-t-il un jour à décomposer l'atome
simple ou à le supprimer? Jusqu'à la veille du jour où une telle dé-
couverte se fera, les consciences qui peuvent exister dans l'atome (1)
diront, comme nous disons : « Le monde est immuable, éternel, »
et, au moment de la découverte, elles reconnaîtront leur erreur.
De même, un être supérieur portera peut-être un jour atteinte à
la loi de stabilité de notre univers, sans avoir beaucoup plus de
souci des êtres qui s'y trouvent que le manœuvre qui gâche une
motte de terre n'en a des insectes qui peuvent y mener leur petite
vie. Sans aller jusqu'aux profondeurs de l'action chimique, prenons
pour objet de notre méditation tel atome perdu dans les masses de
granit qui forment les substructions de nos rivages. Voilà des milliers
de siècles qu'il existe, et, s'il y a dans cet atome des êtres pensans,
leur opinion doit être que leur monde, si petit pour nous, si grand
pour eux, est impénétrable, infini, autonome, \àvant de lui-même.
Ils se tromperaient cependant. Vis-à-vis de la côte de Bretagne où
j'écris ces lignes ("2), j'ai vu dans mon enfance une île, l'île Grande,
qui a maintenant presque disparu. C'est M. Haussmann qui l'a fait
disparaître ; les masses de granit qui la composaient forment, à
l'heure qu'il est, les trottoirs des boulevards de Paris construits
sous le second empire. Quand la mine commença de jouer dans ces
(1) L'atome n'est pas plus conscient que l'univers; rien, du moins, ne le prouve; mais,
de même que l'univers, inconscient dans son ensemble, renferme des consciences, celle
de l'homme, par exemple, qui ne se font pas sentir dans le tout ; de même l'atome,
dans ses élémens, deux fois infiniment petits relativement à nous, peut renfermer des
consciences, qui ne se font pas non plus sentir dans le tout.
(2) Septembre 1888.
EXAMEN DE CONSCIENCE PHILOSOPHIQCE. 727
profondeurs, l'étonnement des millions de milliards de petits mondes
qui étaient là, cachés dans une ombre pour nous absolue, a dû être
grand. Et seuls les univers granitiques placés sur les points de
brisement ont dû s'apercevoir de quelque chose. A l'intérieur
des dalles que nous foulons aux pieds à Paris, des millions d'uni-
vers dorment, aussi trancpiilles dans leur erreur de l'autonomie
de leur monde, que quand ils faisaient partie des rochers de Bre-
tagne. La lumière ne tiendra pour eux que le jour où ils seront ré-
duits en macadam.
La surprise qu'éprouvèrent les petits univers des rochers grani-
tiques de l'île Grande, la surprise qu'éprouverait le monde caché
dans un atome d'or, si l'or venait à être dissous, peut nous être
réservée. Un Dieu se révélera peut-être un jour. L'éternité de
notre univers n'est plus assurée, du moment que l'on est en droit
de supposer qu'il est un fini, subordonné à un infini. L'infini supé-
rieur peut disposer de lui, l'utiliser, l'appliquer à ses fins. « La na-
ture et son auteur » n'est peut-être pas une expression aussi absurde
qu'il semble. Tout est possible, même Dieu. L'histoire de l'univers,
dira-t-on, n'a jamais montré, autant que l'homme peut savoir, au-
cune raison de former une telle hypothèse. Sans doute ; mais les
atomes des profondes couches de granit de l'île Grande ont été
bien longtemps aussi avant de s'apercevoir de l'existence de
l'humanité. Dieu ne fait pas d'apparitions dans le monde que
nous mesurons et observons ; mais on ne peut prouver qu'il n'en
fasse pas dans l'infini du temps. L'homme ne voit pas faux, comme
le supposent les sceptiques subjectifs; il voit borné. Son univers
est grand et vieux sans doute ; c'est a dans la formule x -\- a^ or
dans ce cas ^7 = 0.
Il n'est donc pas impossible qu'en dehors de l'univers que nous
connaissons (fini ou infini, n'importe) il y ait un infini d'un autre
ordre, pour lequel notre univers ne soit qu'un atome. Cet infini,
qui pour nous serait Dieu (1), peut ne se révéler qu'à des inter-
valles selon nous extrêmement longs, insignifians au sein de
l'absolu. A ce point de vue, l'existence d'un Dieu aux volontés par-
ticulières, qui n'apparaît pas dans notre univers, peut être tenue
pour possible au sein de l'infini, ou du moins il est aussi témé-
raire de la nier que de l'afhrmer.
(1) Je parle au sens relatif. Un être nous dépassant de l'infini et se décelant à nous
par des actes particuliers intentionnels, serait Dieu pour nous, comme l'homme est le
dieu de l'animal.
728
REVUE DES DEUX MONDES.
II.
Les innoiTibrablcs consciences individuelles que la planète Terre
a produites, que les autres planètes, les autres soleils, les autres
univers ont pu produire, ont bien l'air de devoir rester encapsulées
dans l'univers auquel elles ont appartenu. La reviviscence de ces
consciences serait un miracle, comme l'ont pensé les théologiens
qui ont soutenu que l'àmc de l'homme est immortelle, non par sa
nature, mais par une volonté particulière de Dieu. Dans le milinu
que nous expérimentons, il ne se passe pas de miracles ; mais, au
point de vue de l'infini, rien n'est impossible. Il est bien curieux
que les juifs, qui, sans croire aucunement à une âme immortelle,
ont le plus contribué à répandre les idées des récompenses futures,
sous la forme de croyance au royaume de Dieu et à la résurrection,
se formaient une imagination analogue, concevant les apparitions
de la justice divine comme intermittentes et le réveil des justes
comme un miracle directement opéré par Dieu. Cela valait mieux
assurément que les sophismes du Phcdon. L'infinité de l'avenir
noie bien des difficultés. Si Dieu existe, il doit être bon, et il finira
par être juste. L'homme serait ainsi immortel dans l'infini, à l'infini.
Les deux grands postulats de la vie humaine, Dieu et l'immortalité
de l'âme, gratuits au point de vue du fini où nous vivons, sont
peut-être vrais à la limite de l'infini.
Le temps, en efiet, n'existant que d'une manière toute relative,
un sommeil d'un décillion d'années n'est pas plus loiig qu'un som-
meil d'une heure. Le paradis n'existe pas ; dans un décillion d'an-
nées, il existera peut-être. Ceux qu'une tardive justice y replacera
croiront être morts de la veille. Comme dans la légende du moyen
âge, en palpant leur lit d'agonie, ils le trouveront encore chaud.
Avoir été, c'est être. La successivité est la condition absolue de notre
esprit; mais, dans l'objet, la successivité et la simultanéité se con-
fondent. A ce point de vue, un feu d'artifice est éternel. Mon petit-
fils, qui a cinq ans, s'amuse tellement à la campagne qu'il n'a
qu'une tristesse, c'est de se coucher, a Maman, demande-t-il à sa
mère, est-ce que la nuit sera longue aujourd'hui? » Quand, en
présence de la mort, nous nous demandons : « Cette nuit sera-
t-clle longue? » nous ne somiues pas moins naïfs.
Ici le mystère est absolu; nous sentons bien en nous la voix d'un
autre monde ; mais nous ne savons quel est ce monde. Que nous
dit cette voix? Des choses assez claires. D'où vient cette voix ? Rien
de plus obscur. Cette voix se fait entendre à nous dans des attraits
inexpliqués, des plaisirs impalpables, des petits airs de farfadets,
EXAMEN DE (:O^S(;IE^CE PHILOSOPHIQUE. 729
fugaces, insaisissables, qui nous insinuent le dévoûment,nous ren-
dent capables du devoir, nous inspirent le courage, nous font subir
les séductions de la beauté. Elle éclate surtout dans ces sublimes
absurdités où l'on s'engage, tout en sachant fort bien que l'on fait
un mauvais calcul, dans ces quatre grandes folies de l'homme,
l'amour, la religion, la poésie, la vertu, inutilités providentielles
que l'homme égoïste nie et qui, en dépit de lui, mènent le monde.
C'est quand nous écoutons ces voix divines que nous entendons
vraiment l'harmonie des sphères célestes, la musique de l'infini.
Prœstet fides supplonoituin seiis/fum defectui.
L'amour est le premier de ces grands instincts révélateurs qui
dominent toute la création et qui semblent édictés par une volonté
suprême (l). Sa grande excellence, c'est que tous les êtres y par-
ticipent et qu'on en voit évidemment le lien avec les fins de l'uni-
vers. Son premier nid paraît bien avoir été aux origines de la vie,
dans la cellule. Le commencement de la dualité des sexes y donna
une direction qui ne changea plus et produisit de merveilleuses
éclosions. La dissonance des deux sexes, se réunissant à une cer-
taine hauteur en une consonance divine, d'où naît l'accord parfait
de la création, est la loi fondamentale du monde. Dans le règne
végétal, ces aspirations mystérieuses se résument en la fleur, la
fleur, ce problème sans égal, devant lequel notre étourderie passe
avec une inattention stupide ; la fleur, langage splendide ou char-
mant, mais absolument énigmatique, qui semble bien un acte
d'adoration de la terre à un amant invisible, selon un rite toujours
le même. La petite fleur, en effet, que l'homme voit à peine, est
aussi parfaite que la grande. La nature y met la même coquetterie ;
un même être se mire dans les deux.
Au sein du règne animal, l'équivalent de la fleur est l'ivresse de joie
de l'enfant, la beauté de la jeune fdle, cette lueur d'un jour, cette
exsudation lumineuse qui, comme la phosphorescence du ver lui-
(1) Il est surprenant que la science et la philosophie, adoptant le parti-pris frivole
des gens du monde de traiter la chose mj^stérieuse par excellence comme une simple
matière à plaisanterie, n'aient pas fait de l'amour l'objet capital de leurs observations et
de leurs spéculations. C'est le fait le plus extraordinaire et le plus suggestif de l'univers.
Par une pruderie qui n'a pas de sens dans l'ordre de la réflexion philosophique, on
n'en parle pas, ou l'on s'en tient à quelques niaises platitudes. On ne veut pas voir
qu'on est là devant le nœud des choses, devant le plus profond secret du monde. La
crainte des sots ne doit pourtant pas empêcher de traiter gravement de ce qui est
grave. Les physiologistes ne veulent voir que ce qui tient au jeu des organes. Je parlai
un jour à Claude Bernard de ce que le fait universel de l'attrait se.vuel a de profond.
11 me répondit, après un moment de réflexion : « Non ; ce sont là des fonctions claires,
des conséquences de la nutrition. » Très bien ; mais qu'alors on fonde une science qui
s'occupera des conséquences obscures des fonctions claires. Pourfiuoi, par exemple, la
fleur a-t-clle le parfum?
730 REVUE DES DEUX MONDES.
sant, montre l'ardeur fiévreuse d'une vie aspirant à l'épanouis-
sement. Gomme la Heur, la beauté est impersonnelle ; l'eflort de
l'individu n'y est pour rien. Elle naît, apparaît un moment, dispa-
raît, comme un phénomène naturel. La nature tout entière est elle-
même une grande lleur pleine d'harmonie. On n'y trouve pas une
foute de dessin. — C'est nous, dit-on, qui y mettons cette eurythmie.
— Gomment se fait-il alors que l'homme gâte si souvent la na-
ture? Le monde est beau jusqu'à ce que l'homme y touche; le ridi-
cule, les gaucheries, le mauvais goût, les fausses couleurs, les cru-
dités, les laideurs, les saletés, commencent avec l'apparition de
l'homme dans ce paradis auparavant immaculé.
Ghez l'animal, l'amour a été le principe de la beauté. G'est
parce qu'à ce moment l'oiseau mâle fait un effort suprême pour
plaire, que ses couleurs sont plus vives et ses formes mieux
dessinées (1). Ghez l'homme, l'amour a été une école de gentillesse
et de courtoisie, j'ajoute de religion et de morale. Une heure où
l'être le plus méchant a un mouvement de tendresse, où l'être le plus
borné a le sentiment d'une communion intime avec l'univers, est
sûrement une heure divine. G'est parce qu'à ce moment-là l'homme
entend la voix de la nature, qu'il y contracte de hauts devoirs, y
prête des sermens sacrés, y goûte des joies suprêmes ou se pré-
pare de cuisans remords. G'est, en tout cas, l'heure de sa vie pas-
sagère où l'homme est le meilleur. La sensation immense qu'il
'éprouve, quand il sort ainsi en quelque sorte de lui-même, montre
qu'il touche véritablement l'infini. L'amour, entendu d'une ma-
nière élevée, est ainsi une chose religieuse, ou plutôt fait partie de
la religion. Croirait-on que cet antique reste de parenté avec la
nature, la frivolité et la sottise aient réussi à le faire envisager
comme un reste honteux de l'animalité? Est-il possible qu'une fin
aussi sainte que celle de continuer l'espèce ait été attachée à un acte
coupable ou ridicule? On prête ainsi à l'Eternel une intention gro-
esque, une véritable drôlerie.
Le caractère sérieux de l'amour a été oblitéré par la légèreté.
Le devoir est sûrement quelque chose de plus haut, puisqu'il n'est
accompagné d'aucun plaisir et souvent entraîne de durs sacrifices.
Et pourtant l'homme y tient presque autant qu'à l'amour. L'homme
est reconnaissant quand on lui donne des raisons de croire au dé-
voûment; lui prouver le devoir, c'est lui retrouver ses titres de no-
blesse. On est mal venu à lui proposer de l'en déUvrer. Le soin
(1) Les choses ont été renversées par l'humanité. Le vrai analogue de la beauté du
mâle, c'est la pudeur de la femme. Un petit air de réserve, de timidité, de sujétion
touchante, a fini par devenir pour l'homme quelque chose de plus attrajant que la
beauté.
EXAMEN DE CONSCIENCE PHILOSOPHIQUE. 731
de l'animal pour sa progéniture, une foule de faits qui nous mon-
trent le besoin du sacrifice dans les consciences en apparence les
plus égoïstes, prouvent que très peu d'êtres se soustraient tout à
fait aux commandemens établis par la nature en vue de fins dont
eux-mêmes se soucient fort peu. Le devoir et les instincts de nidifi-
cation et de couvée chez l'oiseau ont la même origine providen-
tielle. Même dans la vie la plus vulgaii-e, la part de ce que Ton fait
pour Dieu est énorme. L'être le plus bas aime mieux être juste
qu'injuste ; tous nous adorons, nous prions bien des fois par jour,
sans le savoir.
Ces voix, tantôt douces, tantôt austères, d'où viennent-elles?
Elles viennent de l'univers, ou, si l'on veut, de Dieu. L'univers,
avec qui nous sommes en rapport comme par un conduit ombilical,
veut ledévoùment, le devoir, la vertu; il emploie, pour arriver à
ses fins, la religion, la poésie, l'amour, le plaisir, toutes les décep-
tions. Et ce que veut l'univers, il l'imposera toujours; car il a
pour appuyer ses volontés des ruses inouïes. Les raisonnemens les
plus évidens des critiques ne feront rien pour démolir ces saintes
illusions. Les femmes, en particulier, résisteront toujours; nous
pouvons dire ce que nous voudrons, elles ne nous croiront pas, et
nous en sommes ra^is. Ce qui est en nous sans nous et malgré
nous, rinconscient, en un mot, est la révélation par excellence.
La religion, résumé des besoins moraux de l'homme, la vertu, la
pudeur, le désintéressement, le sacrifice, sont la voix de l'univers.
Tout se résume en un acte de foi à des instincts qui nous obsè-
dent, sans nous convaincre, en l'obéissance à un langage venant
de l'infini, langage parfaitement clair en ce qu'il nous commande,
obscur en ce qu'il promet. _\ous voyons le charme ; nous le dé-
jouons; mais il ne sera jamais rompu pour cela. Quis j^osuit in
visceribus hominis sapîcntiain?
De cette résultante suprême de l'univers total, nous ne pouvons
dire qu'une seule chose, c'est qu'elle est bonne. Car si elle n'était
pas bonne, l'univers total, qui existe depuis l'éternité, se serait dé-
truit. Supposons une maison de banque existant depuis l'éternité.
Si cette maison avait le moindre défaut dans ses bases, elle eût
mille fois fait faillite. Si le bilan du monde ne se soldait point par un
boni au profit des actionnaires, il y a longtemps que le monde
n'existerait plus. De l'immense balancement du bien et da mal
sort un profit, un reliquat favorable. Ce surplus de bien est la rai-
son d'être de l'univers et la raison de sa conservation. Pourquoi
être, s'il n'y avait pas du profit à être? Il est si facile de n'être pas.
Je trouve superficielles les objections que quelques savans élèvent
contre le finalisme, en faisant remarquer certaines imperfections
732 REVUE DES DEUX MONDES.
de la nature, les défauts du corps humain, par exemple, tel muscle
constituant un levier de l'espèce la moins efficace, l'œil construi
avec un singulier à-peu-près. On oublie que les conditions de la
création, si l'on peut s'exprimer ainsi, sont limitées par le balance-
ment d'avantages et d'inconvéniens contradictoires. C'est une
courbe déterminée par la rencontre de ses coordonnées et écrite
d'avance dans une équation abstraite. Un meilleur levier à l'avant-
bras nous eût conformés comme des pélicans. Un œil qui éviterait
les défauts de l'œil actuel tomberait probablement dans des incon-
véniens plus graves. Des cerveaux plus puissans que les meilleurs
cerveaux humains se conçoivent ; mais ils eussent amené pour ceux
qui en auraient été doués des congestions, des fièvres cérébrales.
Un homme qui ne serait jamais malade, au contraire, serait proba-
blement condamné à une incurable médiocrité. Une humanité qui
ne serait pas révolutionnaire, tourmentée d'utopies, ressemblerait
à une fourmilière, à une Chine croyant avoir trouvé la forme par-
faite et y restant. Une humanité qui ne serait pas superstitieuse
serait d'un positivisme désespérant. Or la nature a une sorte de
prévoyance ; elle ne crée pas ce qui serait destiné à mourir par un
vice interne. Elle devine les impasses et ne s'y engage pas.
Certains inconvéniens du corps sont comme des abus historiques
que le progrès de l'évolution n'a pas eu un intérêt suffisant à réfor-
mer. Quand l'inconvénient a été assez grave pour tuer l'individu et
supprimer l'espèce, la lutte a été à mort; le vice mortel a été cor-
rigé ou l'espèce a disparu; mais quand le vice (par exemple, le pro-
longement inutile du cœcum) n'était de nature qu'à produire quel-
ques maladii^s, quelques morts, la nature n'a pas jugé qu'il valût
la peine de faire un coup d'état pour si peu de chose. C'est ainsi
que, dans une société, l'extirpation des grands abus est plus facile
que la correction des petits ; car, dans le premier cas, c'est une
question de vie et de mort; dans le second, personne n'a assez
d'intérêt à la réforme pour engager une lutte radicale. Les objec-
tions des savans qui se mettent en garde contre ce qu'ils tiennent
pour une résurrection du finalisme portent à fond contre le sys-
tème d'un créateur réfléchi et tout-puissant. Elles ne portent en
rien contre notre hypothèse d'un /iis//s profond, s'exerçant d'une
manière aveugle dans les abîmes de l'être, poussant tout à l'exis-
tence, à chaque point de l'espace. Ce nisiis n'est ni conscient, ni
tout-puissant; il tire le meilleur parti possible de la matière dont il
dispose. Il est donc tout naturel qu'il n'ait pas fait des choses
offrant des perfections contradictoires. Il est naturel aussi que la
partie du comtos que nous voyons offre des limites et des lacunes,
tenant à l'insuffisance des matériaux dont la productivité de la na-
EXAMEN DE CONSCIE.NCE PHILOSOPHIQUE. 733
turc disposait sur un point donné. C'est le /tisiis agissant sur la
totalité de l'univers qui sera peut-être un jour conscient, omni-
scient, omnipotent. Alors pourra se réaliser un degré de conscience
dont rien maintenant ne peut nous donner une idée.
Au moven âge, le plus haut résultat du monde, au moins de la
planète Terre, était un chœur de religieux chantant des psaumes.
La science de notre temps, répondant au désir qu'a le monde de se
connaître, atteint des effets bien supérieurs. Le Collège de France
est fort au-dessus de la plus parfaite abbaye de l'ordre de Giteaux.
L'avenir amènera sans doute de bien plus beaux résultats encore.
A rinfmi, l'Être absolu, arrivé au comble de ses évolutions déili-
ques, et se connaissant parfaitement lui-même, réalisera peut-être
ces beaux vers du mystique chrétien :
lUic secum habitans in penetralibus,
Se rex îpse suo contuitu beat.
III.
Les deux dogmes fondamentaux de la religion. Dieu et l'im-
mortalité, restent ainsi rationnellement indémontrables; mais on
ne peut dire qu'ils soient frappés d'impossibihté absolue. Les tou-
chans efforts de l'humanité pour sauver ces deux dogmes ne doi-
vent pas être taxés de pm-e chmière. Une conscience générale de
l'univers, une âme du monde, sont choses que l'expérience n'a ja-
mais prouvées; mais une molécule d'un de nos os ne se doute pas
non plus de la conscience générale du corps dont elle fait partie, de
ce qui constitue notre unité.
L'attitude la plus logique du penseur devant la religion est de
faire comme si elle était vraie. Il faut agir comme si Dieu et l'àme
existaient. La religion rentre ainsi dans le cas de ces nombreuses
hypothèses telles que l'éther, les fluides électriques, lumineux, ca-
loriques, nerveux, l'atome lui-même, que nous savons bien n'être
que des symboles, des moyens commodes pour expliquer les phé-
nomènes, et que nous maintenons tout de même. Dieu créant le
monde en vertu de profonds calculs est une formule bien grossière ;
mais les choses se comportent à peu près comme si cela avait eu
lieu. L'àme n'existe pas comme substance à part; mais les choses
se passent à peu près comme si elle existait. Bien n'a jamais été
révélé à aucune famille humaine par des voix surnaturelles, et
pourtant la révélation est une métaphore dont l'histoire religieuse a
de la peine à se passer. Le paradis éternel promis à l'homme n'a
7 3 A REVUE DES DEUX MONDES.
pas de réalité, et pourtant il faut agir comme s'il en avait ; il faut
que ceux qui n'y croient pas surpassent en bonté, en abnégation,
ceux qui y croient.
On a coutume de présenter ces grands dogmes consolateurs, Dieu
et l'immortalité, comme des postulats de la vie morale de l'huma-
nité ; et certes on a raison à beaucoup d'égards. Agir pour Dieu,
agir en présence de Dieu, sont des conceptions nécessaires de la vie
vertueuse. Nous ne demandons pas un rémunérateur; mais nous
voulons un témoin. La récompense des cuii-assiers de Reichshofen
dans l'éternité, c'est le mot du vieil empereur : « Oh ! les braves
gens! » Nous voudrions un mot de Dieu comme celui-là. Les sa-
crifices ignorés, la vertu méconnue, les erreurs inévitables de la
justice humaine, les calomnies: irréfutables de l'histoire légitiment
ou plutôt amènent fatalement un appel de la conscience opprimée
par la fatalité à la conscience de l'univers. C'est un di'oit auquel
l'homme vertueux ne renoncera jamais. Dans les situations héro'i-
ques de la Révolution, la nécessité de l'immortalité de l'âme fut
réclamée à peu près par tous les partis. Le souci des mémoires
et des papiers justificatifs tenait, chez les hommes de ce temps,
au même principe. Ils écrivaient, écrivaient, persuadés qu'il y au-
rait quelqu'un pour les hre. On voulait absolument un juge au-
delà de la tombe ; on le demandait à la conscience du monde ou
à la conscience de l'humanité. L'humanité est ainsi acculée à cette
singulière impasse que, plus elle réfléchit, mieux elle voit la né-
cessité morale de Dieu et de l'immortalité, et mieux aussi elle voit
les difficultés qui s'élèvent contre les dogmes dont elle affu'me la
nécessité.
Ces difficultés sont des plus graves ; il ne faut pas se les dissi-
muler. Les anciennes idées religieuses étaient fondées sur le con-
cept étroit d'un monde créé il y a quelques milliers d'années, dont la
terre et l'homme étaient le centre. Une petite terre, contenant un
nombre compté d'habitans, un petit ciel la surmontant comme une
coupole, une cour céleste à quelques lieues en l'air, tout occupée
des enfantillages des hommes, des îles des Bienheureux, situées vers
l'Ouest, où les morts se rendent en barque, ou bien un paradis
de papier que la moindre réflexion scientifique crèvera, voilà le
monde qu'un Dieu à grande barbe blanche enserre facilement dans
les pUs de sa robe. Quand Nemrod tirait ses flèches contre le ciel,
elles lui revenaient ensanglantées ; nous avons beau tirer, les flè-
ches ne reviennent plus. L'élargissement de l'idée du monde et la
démolition scientifique de l'ancienne hypothèse anthropocentrique,
au xvi*" siècle, est le moment capital de l'histoire de l'esprit humain.
Aristarque de Samos avait eu à cet égard les premières lueurs et
EXAMEN DE CO.XSCIEXCE PHILOSOPilK^UE. 735
passa pour un impie. La rage de l'Église contre les londateurs de
l'ordi'e nouveau, Copernic, Giordano Bruno, Galilée, fut de même assez
conséquente. Le petit monde sur lequel l'Église a\ait régné, avec
ses dogmes restreints à la terre, était brisé sans retour. Les vues
plus modernes sur les âges de la nature et les révolutions du globe,
en ouvrant à l'homme la perspective de l'infini du temps en arrière,
ont eu le même résultat, d'une façon encore plus démonstrative.
On ne reconstituera pas les anciens rêves. Si la loi du monde
était un lanatisme étroit, si l'erreur était la condition de la mo-
ralité hmuaine, il n'y aurait aucune raison pour s'intéresser à un
globe voué à l'ignorance. Nous aimons l'humanité, parce qu'elle
produit la science ; nous tenons à la moralité, parce que des races
honnêtes peuvent seules êti'e des races scientifiques. Si on posait
l'ignorance comme borne nécessaire de l'humanité, nous ne voyons
plus aucun motil de tenir à son existence. L'humanité qu'appellent
de leurs vœux nos réactionnaues serait si insignifiante que j'ai-
merais autant la \ oir périr par anarchie et manque de moralité que
par sottise. Le retour de l'humanité à ses vieilles erreurs, censées
indispensables à sa moralité, serait pù-e que son entière démorali-
sation.
11 faut donc en prendi'e notre parti, et, dans nos vues sur l'uni-
vers, éviter le ridicule des provinciaux qui, ne voyant rien au-delà
de leur clocher, s'imaginent que tout le monde s'inquiète de leurs
affaires, que le roi n'a de souci que pour leur petite ville, que Dieu
même a une opinion sur les petites coteries qui la divisent. L'hu-
manité est dans le monde ce qu'une fourmilière est dans une forêt.
Les révolutions intérieures d'une fourmilière, sa décadence, sa
ruine, sont choses secondaires pour l'iiistoire d'une lorèt. Que
l'humanité sombre faute de lumières ou de vertu, qu'elle manque à
sa vocation, à ses de vous, des faits analogues sont arrivés mille
fois dans l'iiistoire de l'univers. Gardons-nous donc de croire que
nos postulats soient la mesure de la réaUté. La nature n'est pas
obligée de se plier à nos petites convenances. A cette déclaration
de l'homme : « Je ne peux être vertueux sans telle ou telle chi-
mère, » l'Éternel est en di'ûit de répondi-e : a Tant pis pour vous.
Vos clùmères ne sam-aient me forcer à changer l'ordre de la fata-
lité. »
Ce qui affaiblit encore les raisonnemens a priori sur ce point,
c'est que, parmi les postulats de l'humanité, il y en a de notoue-
ment impossibles. Il faut bien remarquer que le dieu que postule
la plus grande partie de l'humanité n'est pas le dieu situé à l'in-
fini, dont nous admettons l'existence comme possible. Ce dieu-là
est trop éloigné pom* que la pieté s'y attache. Ce que veut le vul-
36
REVUE DES DEUX xMONDES.
gaire, c'est un dieu qui certainement n'existe pas, un dieu qui
s'occupe de la pluie et du beau temps, de la guerre et de la
paix, des jalousies des hommes entre eux, que l'on fait changer
d'avis en l'importunant. L'humanité, en d'autres termes, voudrait
un dieu pour elle, un dieu qui s'intéresse à ses querelles, un dieu
particulier de la planète, la gérant en bon gouverneur, comme
les dieux provinciaux que rêva le paganisme en décadence. Chaque
nation va plus loin; elle voudrait un dieu pour elle seule. Une
idole lui conviendrait mieux encore, et, si on laissait un libre cours
aux vœux des hommes, ils réclameraient des pouvoirs pour les re-
liques nationales, pour les images sacrées (l).Que de postulats dont
il ne sera tenu aucun compte! L'homme a besoin d'un dieu qui
soit en rapport avec sa planète, son siècle, son pays : s'ensuit-il que
ce dieu existe ? L'homme a besoin d'immortalité personnelle : s'en-
suit-il que cette immortalité existe ? En d'autres termes, l'homme
est désespéré de faire partie d'un monde infini, où il compte pour
zéro. Un paradis composé d'un décillion d'êtres n'est pas du tout
ce petit paradis en famille, où l'on se connaît, où l'on continue
de voisiner, de potiner, d'intriguer ensemble. Il faut demander à
Dieu de rapetisser le monde, de donner tort à Copernic, de nous
ramener au cosmos du Campo-Santo de Pise, entouré des neuf
chœurs d'anges, et tenu entre les bras du Christ.
Ainsi, on arrive à ce résultat étrange, que l'immortalité est,
a priori, le plus nécessaire des dogmes et, a posleriori, le plus
faible. Comme la fourmi ou l'abeille, nous travaillons par instinct
à des œuvres communes dont nous ne voyons pas la portée. Les
abeilles cesseraient de travailler, si elles lisaient des articles où on
leur dirait qu'on leur prendra leur miel et qu'elles seront tuées en
récompense de leur travail. L'homme va toujours, malgré le sic cos
non vobis. Nous ne voyons pas ce qui est au-dessus de nous ni ce
qui est au-dessous de nous ; « nous faisons la chaîne, » me disait
un esprit supérieur. Les volontés divines sont obscures. Nous
sommes un des milhons de fellahs qui travaillèrent aux pyramides.
Le résultat, c'est la pyramide. L'œuvre est anonyme, mais elle
dure ; chacun des ouvriers vit en elle. Ce qui ne serait vraiment
pas injuste, c'est ce que demandent les ouvriers des manufactures,
c'est que nous fussions associés à l'œuvre de l'univers en partici-
pation des bénéfices, que nous sussions du moins quelque chose
;1) Voilà pourquoi la dévotion du vulgaire va bien jjlus aux saints qu'à Dieu. Le
déisme pur ne sera jamais la religion du peuple; en fait, le déiste et le vulgaire
n'adorent pas le même Dieu. Il 3^ a là un malentendu dont une certaine ptiilosopliic a
l>n se couvrir en temps de guerre, mais dont elle devrait se faire scrupule en temps
û>i paix.
EXAMEX DE CONSCIENCE PHILOSOPHIQUE. 737
du résultat de notre travail. Or, admis aux labeurs, nous ne sommes
pas admis aux dividendes, et même notre salaii-e nous est assez
mal payé. D'autres se mettraient en grève; nous, nous allons tout
de même.
En résumé, l'existence d'une conscience supérieure de l'univers
est bien plus probable que l'immortalité individuelle. Nous n'avons
d'autre fondement à nos espérances à cet égard que la grande pré-
somption de la bonté de l'être suprême. Tout lui sera un jour possible.
Espérons qu'alors il voudra être juste, et qu'il rendra à ceux qui
auront contribué au triomphe du bien le sentiment et la vie. Ce
sera un miracle. Mais le miracle, c'est-à-dire l'intervention d'un
être supérieur, qui maintenant n'a pas lieu, pourra un jour, quand
Dieu sera conscient, être le régime normal de l'univers. Les rêves
judéo-chrétiens, plaçant au terme de l'humanité le règne de Dieu,
conservent encore ici leur grandiose vérité. Le monde, gouverné
maintenant par une conscience aveugle ou impuissante, pourra être
gouverné un jour par une conscience plus rélléchie. Toute injustice
alors sera réparée, toute larme séchée. Abslerget Deiis oiniieni
lacinjmmn ah oculh eoruin.
L'huitre à perles me paraît la meilleure image de l'univers et du
degré de conscience qu'il faut supposer dans l'ensemble. Au fond
de l'abime, des germes obscurs créent une conscience singulière-
ment mal servie par les organes, prodigieusement habile cependant
pour atteindre ses fins. Ce qu'on appelle une maladie de ce petit
cosîiws vivant amène une sécrétion d'une beauté idéale, que les
hommes s'arrachent à prix d'or. La vie générale de l'univers est,
comme celle de l'huitre, vague, obscure, singulièrement gênée,
lente par conséquent. La souffrance crée l'esprit, le mouvement
intellectuel et moral. Maladie du monde, si l'on veut, en réalité
perle du monde, l'esprit est le but, la cause hnale,le résultat der-
nier et certes le plus brillant du monde que nous habitons. H est
bien probable que, s'il y a des résultantes ultérieures, elles sont
d'un ordre infiniment plus élevé.
Ernest Renan.
TOME xciv
[889. /|7
L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS
DEPUIS
LA FOINDATTON DE L'INSTITUT
LA CLASSE DES BEAUX-ARTS SOUS LE CONSULAT ET SOUS L'EMPIRE.
Lorsque le xix® siècle s'ouvrit, les quatre sections des beaux-arts
comprises dans la troisième classe de l'Institut se trouvaient encore
composées à peu près comme elles l'avaient été à l'origine. Sauf
Grandménil, de la Comédie-Française, qui dans la section de mu-
sique et de déclamation avait remplacé son camarade Préville
démissionnaire, sauf les successeurs des architectes BouUée et de
Wailly morts, l'un en 1798, l'autre en 1799, les membres de ces
quatre sections étaient ceux-là mêmes qui avaient été appelés à en
faire partie dès 1795. Quant aux vingt-quatre associés non-résidans
que l'Institut avait nommés au commencement de l'année 1796,
deux d'entre eux seulement n'existaient plus ; les autres, dont
quelques-uns devaient, comme Prud'lion et l'architecte Heurtier,
devenii- plus tard membres résidans, continuaient de figurer sur
la liste du personnel de l'Institut, mais, en réahté, à titre presque
(1) Voyez la Revue du l" et du 15 juillet.
l'académie des beaux-arts. 739
uniquement honorifique. Forcément étrangers aux travaux que
leurs confrères do Paris avaient la mission d'accomplir, assez peu
actifs pour leur propre compte, les associés non-résidans ne ser-
vaient guère qu'à compléter le chilïre réglementaire que les fon-
dateurs de l'Institut avaient jugé bon de fixer. Aussi, même avant
le jour où un arrêté consulaire vint supprimer les associés non-
résidans, l'inutifité était-elle généralement reconnue de ces pré-
tendus coopérateurs qui, loin de contribuer à fortifier la vie et à
étendre l'influence du corps auquel ils appartenaient, ne faisaient
que compromettre l'autorité de celui-ci, aussi bien par leur propre
inaction présente que par la valeur équivoque ou l'insuffisance de
leurs titres dans le passé.
Et ce n'était pas seulement de ce côté qu'il y avait des réformes
à faire ou des améliorations de détail à tenter. Quoique plusieurs
années se fussent écoulées déjà depuis la fondation de l'Institut,
plus d'une question de discipline intérieure n'était pas encore ré-
solue, plus d'une prescription relative aux occupations en commun
des diverses classes demeurait à peu près à l'état théorique. En
outre, l'expérience avait démontré la nécessité de modifier l'orga-
nisation même de ces classes; de composer chacune d'elles d'élé-
mens moins mélangés et, pour ce qui concernait en particulier la
troisième classe, d'en renouveler les conditions en la dédoublant,
de manière à donner aux deux groupes d'écrivains et d'artistes
dont elle avait été primilivemen-t formée des attributions indépen-
dantes et un champ d'action séparé.
Le premier consul avait gardé pour tout ce qui intéressait
l'honneur ou l'influence de l'Institut les premiers sentimens et le
zèle du général Bonaparte. Même à l'époque où la seconde cam-
pagne d'Italie le retenait loin de la France, il s'occupait des affaires
intérieures du corps auquel, dans ses bulletins militaires d'alors
comme naguère dans ses proclamations à l'armée d'Egypte, il se glo-
rifiait d'appartenir. Sept jours avant la bataille de Marengo, le 5 juin
1800, il écrivait à ses collègues du consulat pour désapprouver
une mesure tendant à la suppression d'un journal qui avait raillé
l'Institut à propos d'une décision récemment prise, u Le rapport du
ministre pour la suppression de Y Ami des loin, disait-il dans sa
lettre, ne me paraît pas du tout fondé en raison. Il me semble que
c'est rendre l'Institut odieux que de supprimer un journal parce
qu'il a lâché quelques quolibets sur cette société qui est tellement
respectée en Europe qu'elle est au-dessus de pareilles misères. Je
vous assure que, comme président de l'Institut (i), il s'en faut de
peu que je ne proteste. Qu'on dise, si l'on veut, que le soleil tourne,
(1) Bonaparte avait été élu président de la première classe, le 22 mars 1800.
7/|0 REVUE DES DEUX MONDES.
que c'est la fonte des glaces qui produit le flux et le reflux, et
que nous sommes des charlatans : il doit régner la plus grande
liberté (1)... »
Que celui qui proclamait ainsi les droits de la liberté n'ait pas
toujours par ses propres actes soutenu la cause dont il se faisait ce
jour-Là le champion, c'est ce qu'il serait sans doute assez superflu
de rappeler; mais il n'y a que justice à reconnaître qu'il resta
beaucoup plus fidèle à sa confiance dans l'autorité morale de l'In-
stitut. S'il lui est arrivé quelquefois, — lors de l'élection de Cha-
teaubriand par exemple, — de se laisser aller à des emportemens
de mauvaise humeur contre les personnes, il n'a jamais cessé de
se montrer ouvertement favorable à l'institution même et de tra-
vailler, soit à en consolider les bases, soit à en faciliter les déve-
loppemens.
La réorganisation de l'Institut en 1803 est un des premiers et
des plus éclatans témoignages de cette solUcitude de Napoléon pour
les intérêts du grand corps que la Convention avait eu la gloire
d'établir, mais dont elle s'était hâtée de fixer les conditions ré-
glementaires avec plus de générosité dans les intentions que
d'esprit pratique et de prévoyance. Nous avons essayé dans les
chapitres qui précèdent d'indiquer quelques-uns des inconvéniens
inhérens à l'organisation primitive de l'Institut, particulièrement
ceux qu'entraînait, pour le fibre fonctionnement et même pour le
recrutement de chaque classe, cette doctrine de l'unité à outrance
qu'on avait entendu faire prévaloir sur tout le reste. Ce fut pour
corriger ces imperfections du décret de 1795, et aussi pour en
combler sur plus d'un point les lacunes, qu'un arrêté consulaire,
en date du 3 pluviôse anix (23 janvier 1803), vint modifier la lettre
et, dans une certaine mesure, l'esprit même des lois qui avaient jus-
qu'alors régi l'Institut.
Aux termes de cet arrêté, — œuvre personnelle du premier consul
et signée de son nom à l'exclusion de ceux de ses deux collègues,
— l'Institut se trouvait divisé en quatre classes, au fieu des trois
qui l'avaient d'abord composé. La première, dite des Sciences pluj-
siques et mathcmuliques, comprenait soixante-cinq membres, plus
huit associés étrangers et cent correspondans, en remplacement
des associés non-résidans désormais supprimés dans cette classe
comme dans les autres. En outre, elle s'augmentait de la section
de Géographie^ qui avait depuis 1795 appartenu à la classe des
sciences morales et politiques.
La seconde classe, Lungne et littérature françaises, arait qua-
rante membres, dont plusieurs membres de l'ancienne Acadenne
(1) Correspondance de Xapoléon, t. M, p. 432.
l'académie des beaux-arts. 74 1
française laissés de côté lors de la première organisation de l'In-
stitut; d'autres sortant, comme Volney, Garât, Bernardin de Saint-
Pierre, etc., de la classe, maintenant supprimée, des sciences mo-
rales et politiques ; d'autres enfin, comme Delille, Lebrun, Ducis, etc. ,
de la classe de la littérature et des beaux-arts.
Dans la troisième classe, Histoire et littérature tniciefuies, com-
prenant également quarante membres, on avait fait entrer, outre
plusieurs membres de l'ancienne seconde classe ou de l'ancienne
Académie royale des inscriptions, les six érudits qui, dans la classe
de la littérature et des beaux-arts, avaient composé la section dite
des Antiquités et momimem.
Enfin le nombre des artistes réunis dans la quatrième classe, au
lieu de rester limité à vingt-quatre comme dans l'ancienne classe
de la littérature et des beaux-arts, était élevé à vingt-huit, non
compris un secrétaire perpétuel, et devait se compléter tout d'abord
par des nominations que le gouvernement ou plutôt que le premier
consul se réservait de faire directement. De plus, une nouvelle sec-
tion, la section de Gravure (1), venait s'ajouter aux sections main-
tenues de peinture, de sculpture, d'architecture et de musique, —
sauf, pour celle-ci, la réduction à trois des six membres dont elle se
composait quand elle était à la fois section de déclamation et de
musique, et l'obligation de n'admettre à l'avenir aucun représen-
tant de l'art de la déclamation. Or ceux qui étaient devenus mem-
bres de l'Institut à ce titre, Grandménil et Monvel (2), n'avaient pas
personnellement démérité et ne pouvaient par conséquent être
expulsés sans une iniquité véritable. On prit le parti, pour leur
faire place, de laisser deux fauteuils vacans dans la section de
peinture, de manière à ce que le nombre réglementaire des mem-
bres composant l'ensemble de la quatrième classe ne fût pas dé-
passé. Monvel et Grandménil demeurèrent annexés à la section de
AJusique, le premier jusqu'à ce que sa mort, survenue en 1812,
permît à la section de peinture de lui donner un successeur dans
ses propres rangs : le second, en attendant qu'on le casât dans la
section de Théorie et d'hiatoire de l'art créée en 1815, supprimée
au bout de quelques mois, après quoi il fut attaché de nouveau à
la section de musique, à laquelle il appartenait' encore lorsqu'il
mourut en 1816. Le nombre des associés étrangers destinés à com-
pléter la quatrième classe restait d'aillem*s fixé à huit (3), et celui
(1) Les trois membres nommés par arrêté du gouvernement pour composer cette
nouvi-lle section furent : Bervic, graveur en taille-douce; Dumarest, graveur en mé-
dailles, et Jeuffroy, graveur en pierres fines.
(2) Mole, nommé par arrêté du Directoire exécutif au mois de novembre 179.^, et
Préville, élu quelques jours plus tard par l'Institut, n'existaient plus en 1803.
(3) Tel avait été, en effet, le cbiffre déterminé par la loi du 3 brumaire an iv (25 oc-
7/i2 REVUE DES DEUX MONDES.
des correspondans appelés, dans la classe des beaux-arts comme
dans les trois autres classes de l'Institut, à remplacer désormais les
associés non-résidans, ne devait pas dépasser trente-six.
Ainsi, d'une part simplification des rouages trop compliqués, de
l'autre suppression des rouages inutiles ; répartition plus logique
que par le passé des membres de l'Institut dans les diverses classes;
restrictions prudemment apportées à l'exercice de leurs fonctions
collectives, sans que pour cela les liens les unissant les uns aux
autres risquassent de se relâcher plus que de raison, encore moins
de se rompre, — tels étaient, tels sont encore, malgré quelques
modifications de détail, les avantages résultant des mesures prises
en 1803.
Est-ce à dire que, dans l'arrêté consulaire qui réorganisait l'In-
stitut, tout doive être absolument approuvé ? Quelques-unes des
dispositions de cet arrêté nous semblent au contraire autoriser
les réserves, particulièrement celle qui conférait à chacune des
quatre classes de l'Institut le droit de se recruter, le cas échéant,
dans les autres classes. La première classe, par exemple, pou-
vait élire jusqu'à six de ses membres parmi les membres appar-
tenant déjà à l'Institut ; la seconde pouvait en élire douze et la troi-
sième neuf. Enfin, la classe des beaux-arts, dont le caractère tout
spécial ressortait des titres mêmes donnés aux sections qui la com-
posaient, cette compagnie de peintres, de sculpteurs et d'archi-
tectes, de graveurs et de musiciens, devenait maîtresse d'ouvrir
ses rangs, si bon lui semblait, à des mathématiciens de la première
classe ou à des écrivains de la seconde, et de les transformer ainsi
de sapropre autorité en artistes. Etait-ce raisonnable, était-ce juste?
Que des savans de profession pussent se rencontrer dont le mérite
comme tels fût doublé d'un talent littéraire assez remarquable
pour que l'on songeât à récompenser l'un après avoir une première
fois récompensé l'autre : passe encore, bien que, le plus souvent,
cette seconde consécration ne dût guère accroître qu'en apparence
l'importance de ceux qui la recevraient; mais comment admettre
que les mêmes hommes ou leurs pareils, que des érudits ou des
lettrés, si éminens qu'ils fussent, se trouveraient en mesure de
tobre 1795). Seulement, aucun de ces huit associés étrangei's dont chaque classe de
l'Institut devait faire choix dès lors n'avait été nommé encore quand le xviii'' siècle
prit fin. Ce ne fut qu'en 1801 qu'on se décida à se conformer sur ce point aux prescrij)-
tious de la loi. La classe de la littérature et des heau.varts élut cette année-là même
l'illustre Haydn, l'année suivante, le sculpteur Canova et les poètes Klopstock et VVie-
land. Lorsque, en vertu de l'arrêté qui réorganisait l'Institut, la troisième classe fut
devenue, eu 1803, la classe des beaux-arts e.\clusivement, elle nomma aussitôt, pour
compléter le nombre de ses huit associés étrangers: les peintres Appiani et Benjamin
West, le sculpteur Sergel et l'architecte Calderai'i, le compositeur de musique Gu-
glielmi et le graveur Morghen.
l'académie des beaux-arts. 743
justifier le choix qu'on pourrait faire d'eux à titre d'artistes? Aussi,
en ce qui concerne la quatrième classe, l'article de Tarrèté de 1803
qui lui permettait d'emprunter aux autres classes de l'Institut
jusqu'à six membres pour les faire entrer dans ses sections, de-
meura-t-il en tout temps et en toute occasion comme non avenu.
Sauf quelques-uns de ses secrétaires perpétuels ou de ses acadé-
miciens libres (1), aucun membre de cette quatrième classe, aussi
bien avant qu'après l'époque où elle eut reçu le nom d'Académie
des Beaux-Arts, ne fut choisi ailleurs que parmi des candidats étran-
gers jusqu'alors à l'Institut et dans les rangs des artistes propre-
ment dits.
En outre, la faculté laissée aux différentes classes de se complé-
ter ainsi par l'élection de trente-trois membres appartenant déjà à
l'Institut, — ce qui en réalité pouvait réduire à cent trente-huit le
nombre des membres fixé à cent soixante et onze pour l'ensemble du
corps, — cette sorte d'invitation officielle au cumul ne risquait-
elle pas d'apporter un grave préjudice aux intérêts des candidats
du dehors et, à l'intérieur, de compromettre sinon de démentir les
principes d'égalité qu'on s'était appliqué à fah-e prévaloir? Ne sem-
blait-on pas par là tendre à introduire le régime de la faveur, du
privilège tout au moins, dans une assemblée composée d'hommes
réputés dignes des mêmes honneurs, investis des mêmes droits,
classés par leurs pairs au même rang, et entre lesquels, au point
de vue de leur valeur relative, il ne devait appartenir qu'à l'opinion
publique d'étabhr des comparaisons et de relever des différences ?
Les fondateurs de l'Institut avaient apparemment pressenti le dan-
ger, puisqu'un des articles de la loi de 1795 (2) déclarait « qu'au-
cun membre de l'Institut ne pourrait faire partie de deux classes
diflërentes. » En levant cette interdiction, le législateur de 1803
commettait une imprudence que devait aggraver encore, treize ans
plus tard, l'ordonnance par laquehe Louis XVIII décidait que « les
membres de chaque académie pomTaient être élus aux trois autres
académies. »
On ne s'est pas fait faute depuis lors de profiter de la latitude,
et, aujourd'hui moins que jamais, la jurisprudence admise sur
ce point ne parait près de tomber en désuétude. L'Académie
française à l'heure présente compte onze membres, — plus
(l) Des six secrétaires perpétuels que l'Académie des beaux-arts a eus jusqu'à ce
jour, quatre ont appartenu à TAcadémie des inscriptions; les deux autres ont été pris
dans le sein de l'Académie même. Quant aux académiciens libre^;, depuis 1816, c'est-
à-dire depuis l'époque où ils furent institués, (jualre d'entre eux, — le comte de Choi-
seul-Gouffier, le duc de Richelieu, Charles Blanc et iM. le duc d'Aumale, — ont fait par-
tie à la fois de l'Académie des heaui-arts et de l'Académie française.
(2j Titre IV, art. 4.
7àk REVUE DES DEUX MONDES.
du quart de la compagnie, — appartenant à d'autres classes de
l'Institut. Il n'y a rien là que de parfaitement légal sans doute;
mais n'y a-t-il pas là aussi quelque abus dans l'exercice du droit
conféré, et ne serait-il pas plus avantageux pour tout le monde
qu'on usât désormais de ce droit avec plus de réserve ou, mieux
encore, qu'on prît le parti d'y renoncer?
Cette égalité absolue entre tous les membres de l'Institut dont
on avait entendu à l'origine fliire la condition fondamentale de leur
association et que l'arrêté de 1803 ne laissait pas, au moins sur un
point, de mettre en péril, on s'était d'autre part donné le soin de
la confirmer par des résolutions secondaires et par des mesures de
détail. Pour la rendre sensible aux regards comme on s'était efforcé
d'en faire pénétrer l'idée dans les esprits, il avait paru utile de
soumettre les membres des quatre classes à l'obligation de porter
un costume uniforme, tant dans les séances publiques qu'ils de-
vaient tenir ou le jour des funérailles d'un des leurs, que dans les
cérémonies où ils seraient appelés à figurer à leur rang avec les
grands corps de l'État (1). C'était là du reste une innovation. Les
anciennes académies n'avaient pas eu de costume officiel ; les mem-
bres des assemblées politiques de la Révolution postérieures à la
Constituante avaient siégé en habits de ville ; mais, à l'époque du
Directoire, le goût des marques distinctives et des accoutremens
fastueux avait si bien remplacé les habitudes de simplicité que,
depuis les représentans du pouvoir exécutif et les législateurs des
deux conseils jusqu'aux administrateurs de tout ordre, on en était
venu, sous prétexte de s'assurer le respect, à s'alïubler de vête-
mens d'un caractère niaisement théâtral.
Les membres de l'Institut n'avaient eu garde pour leur compte
de se faire les complices de cette manie. Ils savaient trop bien que
leur crédit et leur dignité morale n'avaient nul besoin de s'empa-
nacher, pour ainsi dire, et que l'un et l'autre s'imposeraient d'au-
tant mieux qu'ils aftécteraient de moins pompeux dehors; mais
encore fallait-il qu'on pût reconnaître entre tous les autres des
hommes qui par leurs mérites exceptionnels honoraient si haute-
(1) La place qu'il appartenait à l'Institut d'occuper en pareil cas avait été détermi-
née dès l'année 1798. Dans une fête que le Directoire avait eu l'idée, très fâcheuse
d'ailleurs, de consacrer à la célébration du premier anniversaire du 18 fructidor.
Tordre de préséance pour les quarante-quatre groupes dont se composait la procession
officielle avait été réglé de telle sorte que le groupe formé par l'Institut venait
trente-neuvième, n'ayant derrière lui que le « tribunal de cassation, les ambassadeur
étrangers, l'état-major de Paris , les ministres et le Directoire. » Aujourd'hui, c'est
dans un ordre inverse que se forment les cortèges officiels. Les grands corps de l'État
prennent la tête au lieu de marcher, comme autrefois, à la fin. Le Parlement (sénat et
chambre des députés) passe le premier; puis viennent le conseil d'État, la cour de cas-
sation, la cour des comptes et l'Institut, qui précède immédiatement la cour d'appel.
l'académie des beaux-arts. 7/i5
ment le pays. Dans la correspondance entamée par eux avec le
ministre de l'intérieur au commencement de l'année 1801, les
membres de l'Institut s'étaient contentés de faire ressortir la con-
venance, la nécessité même d'ajouter à la médaille qui consacrait
leur titre et qu'ils recevaient après leur élection, un insigne exté-
rieur quelconque, ruban, brassard ou écharpe. On leur répondit,
au nom du premier consul, par l'ofïre d'un costume spécial, avec
la faculté pour eux d'en indiquer la forme et les couleurs. C'était
plus qu'ils n'avaient demandé; ce n'était pas trop, même à leurs
propres yeux, puisque en leur laissant le soin de régler à leur gré
ce costume, — et la classe des beaux-arts fut naturellement char-
gée d'en fournir le projet, — on leur ôtait d'avance toute crainte
d'avoir à subir les intempérances du goût pittoresque qui venait
de sévir ailleurs. Aussi s'acquittèrent-ils de leur tâche sans retard
et avec la réserve qui convenait. Approuvé par un arrêté du pre-
mier consul en date du 23 floréal an x (13 mai 180L), l'uniforme
qu'ils avaient choisi est celui que leurs successeurs portent encore
aujourd'hui. Dès la seconde séance publique tenue dans le cours de
la même année 1801 par les quatre classes, les membres de l'In-
stitut se montrèrent pour la première fois revêtus de l'habit noir à
broderies vertes.
Cependant, aux conditions nouvelles faites en 1803 à l'Institut
par l'arrêté du premier consul, l'empereur Napoléon allait bientôt
ajouter l'installation des quatre classes dans des bàtimens exclusi-
vement affectés à leur service et qui, de nos jours, ont gardé la
même destination. On a vu qu'à l'époque de sa fondation l'Institut
avait été établi au Louvre dans les locaux occupés jusqu'à leur
suppression par les anciennes académies, c'est-à-dire qu'on l'avait
mis en possession de la salle des Cariatides pour ses séances pu -
bliques et, pour ses séances particulières, des salles du premier
étage, précisément au-dessus de celle-ci. Un peu plus tard ces
locaux s'augmentèrent, au profit de la classe des beaux-arts, d'une
partie des salles consacrées aujourd'hui à l'exposition des dessins,
en sorte que, au temps du consulat, l'Institut avait à sa disposi-
tion la presque totalité du premier étage de l'aile dont le paAillon
de l'Horloge forme le centre; mais ni le reste de cet étage, ni le
rez-de-chaussée qu'il surmonte ne lui appartenaient. Là, comme
dans les trois autres corps de bâtiment encadrant la cour du Louvre,
se trouvaient des magasins encombrés d'objets d'art de toutes
sortes ou de meubles, des logemens et des ateliers concédés par
l'état à un certain nombre d'artistes ou même à de simples artisans,
mouleurs, ébénistes, ciseleurs, etc. Depuis les pièces sans des-
tination fixe qu'on livrait tantôt aux restaurateurs des tableaux
'Ii6
REVUE DES DEUX MONDES.
du Muséum, tantôt aux entrepreneurs de quelque exposition (1),
jusqu'aux ateliers particuliers de plusieurs jeunes peintres déjà
célèbres, ou de suryivans de l'ancienne Académie royale, jus-
qu'aux ateliers que David avait un peu partout, tant pour lui-même
que pour ses nombreux élèves (2), — c'était, d'un bout à l'autre
du Louvre, une succession de salles ou de galeries coupées dans
leur hauteur par des entresols ou divisés tant bien que mal par
des cloisons, suivant les besoins de chaque habitant ; des escaliers
interrompus ou détournés de leur direction primitive ; des corri-
dors dont on avait fermé une des issues pour y établir des cabinets
de débarras ou des chambres; c'était, suivant le témoignage d'un
homme qui avait vécu dans ce dédale de voies incertaines et de
demeures bizarrement enchevêtrées^ « une suite de cahutes qu'on
avait laissé maçonner intérieurement,., et qui, tirant toutes leur
jour de la grande cour, mettaient dans l'obscurité le reste des
vastes galeries dont les murs, ainsi que les charpentes de la toi-
ture, étaient à nu (3). » Encore faut-il ajouter, sur la foi du même
écrivain, que les outrages dont la grossièreté des mœurs romaines
souillait alors le seuil des plus somptueux palais se renouvelaient
ici effrontément : il était grand temps qu'un autre Hercule entre-
prît de nettoyer ces modernes écuries d'Augias contiguës aux lieux
mêmes où s'assemblait le sénat des lettres, des sciences et des
arts, et à ce musée d'anciens chefs-d'œuvre maintenant plus riche,
plus glorieusement peuplé que jamais.
Il y avait donc un double motif pour que l'Institut ne continuât
pas d'être logé au Louvre : d'une part, la cessation nécessaire d'une
promiscuité compromettante pour sa dignité, de l'autre l'obligation
(1) C'est ainsi que le tableau de David, les Sabines, fut exposé, du 21 décembre 1799
au mois de janvier !80i, dans la partie du Louvre où se trouvent aujourd'hui la salle
dite des pastels et la première de celles qui renferment les objets provenant des col-
lections de M. Thiers. On sait que, par une innovation qui lui fut vivement repro-
chée à cette époque et depuis lors, David, s'autorisant des usages admis pour les exhi-
bitions anglaises, e.vigea de ceux qui venaient voir son tableau le paiement d'un droit
d'entrée. La somme qu'il se procura par ce moyen s'éleva, dit son petit-fils, « à
T^.OOO livres. » {Le peintre Louis David, p. 387.) Lorsque David eut ouvert cette
exposition au Louvre, Regnault voulut en organiser une pour son propre compte sous
le même toit et dans les mêmes conditions ; mais, loin d'attirer la foule comme les
Sabines, ses tableaux, — Hercule délivrant Alceste, la Mort de Cléopâtre et les Trois
Grâces, — obtinrent à peine les regards et les offrandes de quelques curieux.
(2) Des ateliers à l'usage de David ou à celui des jeunes gens auxquels il donnait
ses leçons, plusieurs se trouvaient dans ce qui forme aujourd'hui la cage du grand
escalier, construit sous le premier empire à l'angle de la colonnade et de la face nord
du Louvre. Un autre atelier, dans lequel David exécuta son tableau des Sabines, avait
été pratiqué dans les combles de la partie du palais qui fait face au pont des .\rts.
(3) Dclécluze, Louis David, son école et son temps, p. 10.
l'académie des beaux-arts. Ihl
de laisser le champ libre aux travaux qu'exigeraient la restauration
et l'achèYement du palais dans un coin duquel on l'avait établi un
peu à l'aventure. Mais où trouver un monument approprié d'avance
aux services qu'il s'agissait d'installer? Comment, à moins de les
construire tout exprès, mettre à la disposition de l'Institut des
murs qui ne fussent en désaccord, ni par trop de faste avec le ca-
ractère d'un établissement scientifique, ni par trop de simplicité
avec l'importance des hommes et des travaux qu'ils auraient à abri-
ter? Faute de mieux, on s'accommoda de l'ancien collège des
Quatre-Nations que son aspect monumental et sa situation à proxi-
mité d'autres grands édifices publics seml^laient, malgré les incon-
véniens des distributions intérieures, rendre digne de la haute
destination qu'on prenait le parti de lui donner (1). Un architecte
qui devait, vingt ans plus tard, devenir membre de l'Académie des
beaux-arts, M. Yaudoyer, fut chargé de transformer en salle de
séances pubHques l'ancienne église du collège et d'utiliser les
autres bàtimens de manière à y aménager, outre des pièces réser-
vées à chacune des quatre classes, une bibliothèque spéciale, in-
dépendante de la bibliothèque Mazarine et exclusivement à l'usage
des membres de l'Institut, des bureaux pour le secrétariat, enfin
des salles de diverses grandeurs, tant pour les concours annuels
des aspirans aux prix de Rome que pour les études quotidiennes
des élèves admis à dessiner ou à modeler d'après le modèle vivant,
sous la direction de professeurs pris dans le sein de la classe des
beaux-arts (2).
(1) On sait que le collège des Quatre-Nations ou collège Mazarin, fondé par les
héritiers de Mazarin en exécution d'une de ses dernières volontés, était destiné à
recevoir soixante élèves originaires des provinces limitrophes de l'Italie, de l'Alle-
magne, de la Flandre et de l'Espagne conquises sous le ministère du cardinal. Le col-
lège des Quatre-Nations conserva sa destination jusqu'à la Révolution. A cette époque,
il fut converti en prison pour dettes ; un comité révolutionnaire j tint ensuite ses
séances, et, lors de la réorganisation générale de l'instruction publique, une des écoles
centrales supérieures créées par la Convention y fut momentanément installée. Enfin,
après avoir été, en 1801, affecté à l'École des beaux-arts, l'ancien collège des Quatre-
Xations fut attribué à l'Institut de France par un décret en date du 10 ventôse an xiii
(1" mars 1805).
(2) Sans être, à proprement parler, un corps enseignant, comme l'avait été l'ancienne
Académie royale de peinture, la quatrième classe de l'Institut ne se trouvait pas pour
cela privée de toute influence sur l'éducation des jeunes artistes. Cette influence, elle
l'exerçait par le choix même de ceux de ses membres qu'elle jugeait bon d'appeler à
ces fonctions de professeur et que, jusqu'en 1863, elle continua de désigner aux minis-
tres à qui appartenait le droit de nomination définitive; mais son rôle en matière
d'enseignement officiel ne s'étendait pas au-delà de cette intervention indirecte. C'est
donc bien à tort qu'on le confond assez ordinairement avec la fonction, indépendante
en réalité, et les attributions toutes spéciales de l'École des beaux-arts. Cette école
n'a jamais été et n'est pas plus une annexe de l'Académie des beaux-arts que l'École
polytechnique ne relève de l'Académie des sciences ou l'École de droit de l'Académie
■/j8
REVUE DES DEUX MONDES.
Étant donné le plan des bâtimens dont il fallait, bon gré mal
gré, tirer parti et, spécialement, celui de Tancienne église, la tâche
n'était pas de natm-e à exciter beaucoup l'imagination d'un archi-
tecte. M. Vaudover se contenta de demander conseil à son bon
sens et, là où il ne pouvait en réalité liiire acte d'invention person-
nelle, de travailler de son mieux à adapter l'œuvre d'autrui aux
exigences du programme qu'il avait à remplir ; dût-il, en raison
même des conditions imposées par les constructions primitives,
n'obtenir que des résultats incomplets. Il ne dépendait pas de lui,
par exemple, d'avoir pleinement raison des difficultés que présen-
taient, — soit pour la sonorité des murs dans lesquels les orateurs
prononceraient leurs discours, soit pour l'aménagement des places
destinées aux auditeurs, — la hauteur excessive du corps de bâti-
ment principal et le renfoncement des anciennes chapelles du pour-
tour, aussi bien que celui du sanctuaire qui se trouvait sous la
coupole du petit dôme, au fond de l'église (1). En établissant des
ampliithéâtres dans le centre du monument et dans la partie infé-
rieure des chapelles, des tribunes dans la partie supérieure, en
construisant à mi-hauteur du dôme une coupole intermédiaire
ayant pour cfTet d'empêcher jusqu'à un certain point la déperdi-
tion de la voix, on fit à peu près tout ce qu'il était possible de
faire pour atténuer les inconvéniens inhérens à la forme même et
aux dimensions du local qui avait été choisi; mais il ne s'ensuit pas,
tant s'en faut, que tout soit au mieux pour cela. Certes, au point de
vue pratique, la salle des séances publiques de l'Institut n'est pas, à
beaucoup près, la plus avantageuse qu'on puisse imaginer; et,
quant aux décorations qu'elle recevait au commencement de ce
siècle, — depuis les tristes 3Ii(^es en grisaille de la coupole jus-
qu'au maigre mobilier à l'usage des orateurs et des membres du
bureau, — il serait, je le crains, assez difficile pour le regard de
s'y intéresser ou de s'y plaire. Et pourtant, si défectueuses qu'en
soient forcément les dispositions architectoniques, si surannés ou
(les sciences morales. Seule, l'Académie de France à Rome est sous le patronage légal
et sous Tautorité immédiate de l'Académie des beaux-arts.
(1) L'espace réservé au sanctuaire était celui qu'occupent aujourd'hui le bureau
dans les séances publiques et la travée centrale du vestibule qui s'étend derrière la
cloison à laquelle ce bureau est adossé. Aux deux côtés, — c'est-à-dire dans la pre-
mière et dans la troisième travée du vestibule actuel, — s'ouvraient deux chapelles
qui devaient servir de lieu de sépulture aux membres de la famille Mazarin et dans
l'une desquelles avait été érigé le tombeau du cardinal, par Coysevox. Ce monument
magnifique s'élevait le long du mur de tond de la chapelle dont il s'agit à la place
même où se trouve maintenant la statue de Napoléon I", sculptée, en 1807, par Ro-
land. Transporté pendant la période révolutionnaire au Musée des Petits-Augustins,
et, après la destruction de ce Musée, au Louvre, le tombeau de Mazarin orne aujour-
d'hui dans ce palais une des salles consacrées aux chefs-d'œuvre de la sculpture fran-
çaise.
l'académie des beaux-arts. 749
si pauvres qu'en puissent paraître les ornemens, cette salle em-
prunte de son histoire même, des traditions qu'elle perpétue et
des souvenirs qu'elle évoque, une majesté dont nulle part, fût-ce
en face des murs les plus beaux ou les plus riches, on ne saurait
trouver l'équivalent.
Plus d'une fois, notamment sous le second empire, on a eu la
pensée de déplacer Flnstitut, pour lui donner, disait-on, une de-
meure plus digne de lui, en même temps qu'on exprimait l'inten-
tion d'augmenter le chiffre, resté invariable depuis l'origine, de l'in-
demnité allouée aux membres des diverses académies. Ce double
projet heureusement n'a pas eu de suites, et il faut souhaiter qu'à
aucune époque on ne soit tenté de le reprendre, parce que, en pré-
tendant honorer davantage ceux qu'il intéresse, on courrait le
risque en réalité de les amoindrir, eux et leur situation. La petite
somme de quinze cents francs que chaque membre de l'Institut
reçoit annuellement ne peut, aux yeux de personne, représenter
rien de plus qu'une simple indemnité, et c'est en effet comme telle
qu'elle est, et qu'elle a été de tout temps inscrite au budget de
l'Institut. La grossu', ce serait, au moins en apparence, la convertir
en traitement, par conséquent assimiler une dignité à une fonc-
tion et les hommes qui en sont revêtus à ceux que l'État rémunère
pour des travaux accomplis par son ordre ; ce serait en un mot dé-
naturer le caractère tout honorifique, tout indépendant, tout désin-
téressé, que comporte le titre même de membre de l'Institut, et
introduire une question de profit pécuniaire là où il ne saurait y
avoir de place que pour les privilèges du talent. Le déplacement
de l'Institut pourrait également, dans une certaine mesure, dimi-
nuer le prestige attaché à des coutumes déjà presque séculaires,
et aiïàiblir auprès du public l'autorité de ces communications aca-
démiques auxquelles manqueraient, dans le lieu où elles seraient
faites, les échos pour ainsi dire qu'elles éveillent si sûrement au-
jourd'hui. C'est dans ces murs où tant d'hommes illustres ou jus-
tement respectés se sont succédé depuis plus de quatre-vingts ans,
où tant de voix éloquentes ont, chacune à leur tour, célébré le
beau sous toutes ses formes, le bien à tous ses degrés, où beau-
coup de ceux-là mêmes qui devaient un jour les décerner sont
venus dans leur jeunesse recevoir les couronnes promises aux dé-
butans d'élite, — c'est dans ces murs imprégnés des souvenirs
glorieux du passé que l'Institut de France est à sa vraie place et
qu'il doit continuer de siéger, sous peine de compromettre quoique
chose de sa signification historique et de son crédit extérieur.
L'honneur d'inaugurer cette salle maintenant si bien consacrée
revint à la classe des beaux-arts. La première des six cent neuf
séances publiques tenues jusqu'à ce jour dans l'ancienne église du
750 REVUE DES DEUX MONDES.
collège Mazarin (1) eut lieu, le h octobre 1806, sous la présidence de
l'architecte Heurtier. Elle fut remplie presque entièrement par la lec-
ture d'un morceau de circonstance dans lequel, suivant le goût du
temps, le secrétaire perpétuel de la classe, Joachim Lebreton, ne
manquait pas de rappeler à propos du fait présent les exemples
d'Athènes et de Rome. «Quand les anciens, disait-il, inauguraient un
temple, ils commençaient par invoquer la divinité qui devait y être
honorée... S'il était dans nos mœurs, dans les opinions modernes de
diviniser de même les idées morales, les vertus, les affections de
l'âme, quels beaux rapprochemens, messieurs, ne pourrions-nous
pas faire aujourd'hui que les arts, les sciences et les lettres pren-
nent possession de ce nouveau temple!.. Mais si nous sommes
moins riches que les anciens en fictions ingénieuses, moins heu-
reux en allusions sentimentales, qu'il nous soit permis cependant
de les imiter en quelque chose dans cette solennité. Nous invoque-
rons le génie de la France : puisse-t-il ne pas cesser d'être fécond
en grands artistes, en grands talens dans tous les genres! » Après
quoi, et pour utiliser apparemment ce qui restait de l'antique fonds
des « allusions sentimentales, » l'orateur s'empressait de « déposer
sur l'autel de Minerve, » autrement dit de présenter à ses con-
frères et au public, le compte rendu des travaux de la classe à
laquelle il appartenait.
L'importance et la variété de ces travaux prouvaient d'ailleurs
que, depuis que son action avait cessé de se confondre avec celle
de l'Institut tout entier, depuis le jour oii elle avait commencé
d'avoir sa responsabilité propre et sa fonction distincte, la classe
des beaux-arts s'était vaillamment acquittée des tâches qu'elle
s'était prescrites. Grâce à elle, l'Académie de France à Rome, dé-
serte depuis 1792, s'était repeuplée et, parmi les jeunes artistes qui
s'y trouvaient réunis, plusieurs déjà en rajeunissaient avec éclat
les traditions ; les musiciens et les graveurs, qui ne pouvaient, aux
termes des anciens statuts, aspirer au titre de pensionnaires, avaient
été officiellement reconnus aptes à l'obtenir, ceux-ci depuis 180/î,
ceux-là depuis 1802. En outre, à la suite d'une correspondance
échangée entre Suvée, alors directeur de l'Académie de France, et
les membres de la classe des beaux-arts qui avaient gagné les
pouvoirs administratifs à leur cause, un arrangement avait été né-
gocié par lequel le gouvernement de la Toscane cédait à la France
la villa et les jardins qu'il possédait à Rome sur le Pincio : le 1" no-
vembre ISO/i, le directeur et les pensionnaires quittaient en con-
(1) Le chiffre total des séances publiques de l'Institut, à partir du mois d'octobre ISOG.
se décompose ainsi : 82 séances tenues par les Académies réunies, 383 par ces Acadé-
mies à tour de rôle, enfin 144 par l'Académie française pour la réception de chacun des
membres successivement élus.
l'académie des beaux-arts. 751
séquence leur palais délabré du Corso (l) pour aller s'établir dans
cette incomparable villa Médicis dont tous ceux qui s'y sont suc-
cédé depuis cette époque ont gardé ou gardent encore un si cher
souvenir, et comme la vision toujours présente au milieu des vicis-
situdes de leur vie.
La nouvelle classe des beaux-arts avait d'ailleurs provoqué
ou réalisé d'autres progrès, pris ou fait prendre d'autres décisions
aussi profitables aux études qui se poursuivaient à l'Académie de
France, à Rome, qu'à la discipline intérieure ou à l'autorité de la
compagnie elle-même. Elle avait ajouté aux obligations que les pen-
sionnaires architectes aA"aient eu jusqu'alors à remplir celle d'exé-
cuter, pendant les deux dernières années de leur séjour en Italie :
« 1° la Restauration d'un édifice ou monument antique ; 1° un
projet de monument ou d'édifice de leur invention applicable à la
France. » De ces deux prescriptions la première seulement a été
maintenue jusqu'à nos jours; mais si, pour des motifs qu'il serait
peut-être inutile de rapporter ici, l'Académie a cru devoir modifier
sur le second point le règlement cju'elle avait édicté, la tradition
fondée par elle au commencement de ce siècle n'en a pas moins
été invariablement féconde en ce qui concerne les travaux de res-
tauWtion. Lorsqu'on examine à la bibliothèque de l'École des beaux-
arts la belle série de ces travaux où la sagacité archéologique et
l'érudition de nos jeunes architectes se manifestent avec la même
évidence que les efforts de leur imagination personnelle ou que
l'habileté déjà sûre de leur main, on comprend de reste l'utilité de
la mesure prise, dès les premiers jours de sa réorganisation, par
la classe des beaux-arts (2) et l'heureuse influence qu'a pu exercer
ce régime de fortes études sur l'avenir des talens qui, d'abord, y
avaient été soumis. A de bien rares exceptions près, tous les ar-
chitectes qui ont honoré l'école française dans notre siècle, depuis
Huyot jusqu'à Duban et depuis celui-ci jusqu'aux architectes au-
jourd'hui membres de l'Institut, tous ont été pensionnaires de l'Aca-
démie de France et, par conséquent, se sont acquittés chacun à
leur tour des tâches dont il est question ici : croit-on que, s'ils
n'avaient pas eu à les remphr, le talent dont ils ont fait preuve
(1) A l'angle du Corso et de la Via-Lata. Avant d'être installée en 1725 dans ce palais
dit de Xeverr. ou palais Mancini, l'Académie de France occuriait une partie du jjalais
Capranica, aujourd'hui transformé en théâtre.
(2) Antérieurement à cette époque, il est vrai, plusieurs des jeunes architectes que
le roi pensionnait à Rome avaient envoyé des restaurations. Ainsi Percler, qui avait
remporté le prix en 1786, fit pour son envoi de dernière année une Restauration de la
colonne Trajone; mais des travaux de ce genre n'étaient pas absolument obligatoires.
Ils ne le devenaient pour les pensionnaires que dans le cas, — et ce fut précisément
ce qui eut lieu pour Percier, — où l'Académie d'architecture elle-même avait désigné
le monument qu'il s'agissait de restituer.
752 REVUE DES DEUX MONDES.
plus tard en produisant des œuvres de leur invention se serait
montré aussi châtié dans les formes et, au fond, aussi bien muni ?
Dans l'énumération des travaux entrepris ou projetés en 1806 par
la classe des beaux-arts, le secrétaire perpétuel ne manquait pas de
comprendre un ouvrage qui avait pour objet d'initier le public à la
connaissance des termes particuliers dont les artistes se servent
pour désigner soit les instrumens qu'ils manient, soit les procédés
ou les matériaux qu'ils emploient. « La classe, disait-il, s'est per-
suadée qu'elle ferait une œuvre utile si elle déterminait les accep-
tions des mots usités dans les beaux-arts, et elle s'est livrée avec
beaucoup de zèle à la formation d'une espèce de dictionnaire des
termes techniques. Il y en a beaucoup qui n'ont aucun de ces
rapports d'analogie, d'étymologie, de composition ou de décompo-
sition qui peuvent faire connaître d'où ils dérivent ou ce qu'ils si-
gnifient ; cependant ils ont un sens déterminé et un droit de pos-
session dans la langue des arts. C'est à la classe chargée de faire
le Dictio)i)uiire de lu langue française qu'il appartiendra de choisir
ceux qui pourraient mériter d'y être admis ; mais ceux-là mêmes
qu'elle rejetterait ont leur sens qu'il est utile de déterminer. Tel
est le but que s'est proposé la classe des beaux-arts ; dans le cours
de l'année, elle a discuté environ la moitié des mots de la lettre A. »
Le plan adopté en 1806 pour la confection de cette « espèce de
dictionnaire des termes techniques » restreignait donc, on le voit,
la tâche de la quatrième classe à l'examen et à la solution de pures
questions de métier. Tout ce qui aurait pu avoir le caractère d'un
avis doctrinal, au point de vue esthétique ou au point de vue de
l'histoire de l'art, demeurait en dehors du programme; en un mot,
au lieu d'un dictionnaire raisonné contenant à la fois des ensei-
gnemens théoriques et des explications pratiques, on entendit
d'abord s'en tenir à un simple vocabulaire. Ce ne fut que beau-
coup plus tard, — à l'époque du second empire, — qu'après bien
des essais en divers sens, bien des propositions faites ou des tra-
vaux successivement entrepris en vue d'agrandir le cadre primitif,
un plan à la fois plus précis et plus large fut irrévocablement
adopté, et que la publication si longtemps ajournée du Diction-
naire de V Académie des beaux-arts commença, pour se continuer
désormais sans interruption : mais revenons au moment où la
quatrième classe venait d'accomplir ses premiers actes et où, pour
la première fois, celui qui parlait en son nom s'acquittait de cet
office en qualité de secrétaire perpétuel.
Il y avait là une nouveauté, en effet, aussi bien dans l'organisa-
tion même de la Compagnie que dans le titre et la condition per-
sonnelle de l'orateur. Sans doute, antérieurement à 1803, c'est-à-dire
avant qu'on eût fait cesser la confusion établie à l'origine entre
l'académie des beaux-arts. 753
les littérateurs et les artistes, les fonctions de secrétaire de la classe
avaient été exercées par des hommes choisis dans son sein ; mais
ces fonctions, toutes temporaires d'ailleurs (1), étaient restées le lot
de quelques membres appartenant aux sections de Grammaire, de
Pohie ou de Langues anciennes; aucun artiste de profession, ni
même aucun érudit familiarisé avec les études relatives à l'art ou
à son histoire n'avait été appelé à les remplir. Or l'arrêté du pre-
mier consul, modifiant le régime auquel l'Institut avait été soumis
jusqu'alors, portait que dans chaque classe il y aurait « un secré-
taire perpétuel » au lieu des secrétaires qui s'y succédaient annuel-
lement, et comme, aux termes de cet arrêté, l'ancienne classe de
la Littérature et des Beaux- Art s devenait celle des Beaux- Arts
exclusivement, il était tout naturel que les membres qui la com-
posaient choisissent pour les représenter un d'entre eux, ou, tout
au moins, un érudit qui parlât leur langue et que sa propre expé-
rience eût initié à leurs secrets. Celui qu'ils honorèrent de leurs
suffrages, Joachim Lebreton, s'en était rendu digne par la part
active qu'il venait de prendre à la formation et aux enrichissemens
du Muséum, par le zèle et par l'intelligence dont il avait fait
preuve, au ministère de l'intérieur comme chef du bureau des
beaux-arts, au tribunat comme rapporteur d'un projet de loi relatif
aux monnaies, enfin, et surtout par une indépendance de carac-
tère qui, tout en lui méritant l'estime de ses confrères, devait,
treize ans plus tard, attirer sur lui les rigueurs du pouvoir.
Avant d'être nommé secrétaire perpétuel de la quatrième classe,
Lebreton d'ailleurs avait, dans une autre classe de l'Institut, rempU
à plusieurs reprises, et toujours très utilement, les fonctions de
secrétaire temporaire et de rapporteur. Membre, dès la fondation,
de la classe des Sciences morales et politiques, il s'y était signalé
par des services rendus avec un complet dévoûment et avec une
parfaite justesse d'esprit.
Ce qu'il avait été, depuis 1795, dans la classe des Sciences mo-
rales et politiques, Lebreton le fut encore dans la classe des Beaux-
Arts. Dès les premières années qui suivirent son entrée en fonc-
tions, il avait largement donné la mesure de son zèle et de ses
aptitudes spéciales. Grâce à lui, les travaux en commun de ses
(1) Aux termes des règleraens en vigueur de 1795 à 1803, le secrétaire était nommé
pour une année seulement. Toutefois, il pouvait être réélu, pourvu qu'une année au
moins se fût écoulée depuis le jour où il avait quitté ses fonctions. C'est ainsi que
dans la classe de la littérature et des beau.\-arts, Monorez, de Fontanes et Villars furent
élus chacun plusieurs fois; les autres secrétaires de la classe, jusqu'à 1802 inclusive-
ment, furent Andrieux, Collin d'Harleville, François de Xeufchàteau, de La Porte du
Theil et Sicard.
TOME xciv. ^= 1889. 48
754 REVUE DES DEUX MONDE?.
confrères s'étaient succédé avec une régularité inusitée jusqu'alors,
et les comptes rendus analytiques de ces travaux lus dans les
séances publiques, d'autres rapports adressés au gouvernement
en réponse à des questions posées, montrent assez quelle con-
science le nouveau secrétaire perpétuel apportait dans l'accom-
plissement de sa tâche. Le tout montre aussi la fécondité de l'in-
iluence exercée au dehors par la Compagnie dont Lebreton était
l'interprète, et l'activité avec laquelle les membres de la quatrième
classe s'employaient pour encourager les jeunes talens, pour sti-
nmler les études archéologiques intéressant directement l'histoire
de l'art, ou pour signaler à ejui de droit les découvertes dont l'ap-
phcation semblait utile : — le transport sur toile, par exemple,
d'anciens tableaux peints sur panneau, ou la restauration de ces
tableaux sans l'emploi de moyens dangereux ou incomplètement
efficaces (1). Enfin, lorsque, au commencement de Tannée 1808, le
rapport général prescrit en 1802 par un arrêté du premier consul
fut présenté à l'empereur jNapoléon pour lui rendre compte des
« progrès accompUs depuis 1789 dans les sciences, les lettres et
les arts, » la partie de ce rapport que Lebi'eton lut au nom de ses
confrères résumait avec une précision remarquable non-seulement
les opinions de ceux-ci sur le mouvement de l'art français durant
la période indiquée, mais encore les résultats plus ou moins heu-
reux auxquels ils avaient personnellement contribué et les titres
particuliers qu'ils s'étaient acquis par leurs talens. Sans doute, au
point de vue littéraire, le travail du secrétaire perpétuel de la qua-
trième classe n'avait pas le même éclat que les travaux dus à
d'autres rapporteurs, à Guvier, par exemple, ou à Marie-Joseph
Chenier, auteur de cet éloquent mémoire publié plus tard en vo-
lume sous le titre de Tableau de la littérature française depuis
1189 : toujours est-il que les pages écrites à cette occasion par
Lebreton gardent au moins une sérieuse valeur liistorique et que,
pour apprécier l'évolution opérée dans notre école à partir des
dernières années du xv!!!*" siècle, il y aura profit à les consulter.
Cependant, en dehors des récens progrès que les délégués des
dillercntes classes avaient reçu la mission d'étudier dans le do-
maine des sciences, des lettres et des arts, d'autres événemens
étaient survenus, d'autres changemens s'étaient produits qui, sans
(1) Parmi les chefs-d'œuvre de l'art italien momentanément rassemblés au Louvre
à la suite des campagnes du g-énéral Bonaparte, plusieurs n'ont échappé à une ruine
imminente que grâce aux soins qu'ils ont reçus et à l'habile traitement auquel ils ont
été feoumis chez nous. C'est ainsi que la Vierge de Foliyno, de Raphaël, arrivée à Paris
•dans un état déploi-able, fut, en 1802, sauvée de la destruction au moyen d'un trans-
port sur toile pratiqué par M. Hacquin, sous les yeux d'une commission composée de
membres de l'institut, et que la Sainte Cécile, aujourd'hui la gloire du Musée de Bo-
logne, subit ici une opération analogue à la même époque et avec le même succès.
L ACADEMIE DES BZAUX-ARTS, 700
atteindre l'Institut dans l'exercice de sa fonction même, modifiaient
singulièrement les conditions d'égalité officielle établies d'abord
entre ses membres. Un de ceux-ci, vers la fin de ISOli, avait pris,
ou, si l'on veut, accepté la couronne impériale, et ce fait, que natu-
rellement les règlemens n'avaient pu prévoir, ne laissait pas de
donner à penser aux membres dé l'Institut pour leurs relations à
venir avec leur tout-puissant confrère. Le nouveau césar, toute-
fois, y mit pendant qtielque temps de la bonne grâce et presque
de la coquetterie. Lorsque, à l'occasion de la cérémonie du sacre
qui avait eu lieu quelques jours auparavant, il reçut la députation
des quatre classes chargée de le féliciter, il l'accueillit en décla-
rant bien haut que, plus que jamais, « il se faisait gloh'e d'appar-
tenir au corps célèbre » dont il avait les représentans devant lui.
Une autre fois, il disait à ses confrères de la première classe : « J'ai
voulu connaître ce qui me restait à faire pour encourager vos tra-
vaux, afin de me consoler par là de ne pouvoh-plus y concourir; »
mais bientôt c'est d'un autre ton qu'il répond aux discours que les
membres de l'Institut lui adressent ou aux rapports qu'ils lui sou-
mettent. « J'attache du prix à vos travaux, leur dit -il en 1808; ils
tendent à éclairer mes peuples et sont nécessaires à la gloire de
ma couronne. Vous pouvez compter sur ma protection. »
Quoi de plus naturel d'ailleurs à ce moment qu'un pareil lan-
gage? Ce titre de protecteur par lequel ÏNapoléon remplaçait celui
qu'il s'était honoré de porter jusqu'alors, l'Institut Hui-mème ne le
lui avait-il pas décerné d'avance en sollicitant,'|dès les premiers
jours de l'année 1806, l'autorisation d'ériger au nouveau souve-
rain, comme au dieu du temple, une statue dans la salle des
séances publiques? Bien entendu, ni Napoléon, ni ses ministres
n'avaient marchandé leur consentement. Par une lettre en date
du 13 février 1S06, M. de Champagny informait le président de
l'Institut que « Sa Majesté avait vu avec satisfaction cet hommage
de la première société savante et littéraire de! l'Europe, à qui il
appartient, ajoutait le ministre, autant que des contemporains peu-
vent le faire, de devancer le jugement de la postérité. » En consé-
quence, il avait été décidé que l'exécution de la statue serait con-
fiée à l'un des plus habiles sculpteurs de la quatrième classe,
Roland, et que les frais seraient acquittés par une retenue sur
l'indemnité mensuelle allouée à chacun des membres de l'Institut.
Roland eut bientôt accomph sa tâche. Le 3 octobre 1807, l'œuvre
due à son ciseau était solennellement inaugurée dans la séance
annuelle tenue par la classe des beaux-arts pour la distribution des
grands prix, et un hymne de circonstance, dont Ârnault avait écrit
les paroles et Méhul la musique, achevait |de;consacrer ce « monu-
756 REVUE DES DEUX MONDES.
ment de la reconnaissance, élevé, disait-on, sur un socle éternel. »
Socle et statue, pourtant, durèrent assez peu, au moins là où ils
avaient été érigés, c'est-à-dire au centre de l'espèce de cella que
forme l'emplacement réservé aujourd'hui au bureau. L'un et
l'autre, au bout de huit ans, disparaissaient de la salle des séances
publiques pour rester, jusqu'à la fin de la Restauration, relégués
dans un magasin destiné à recevoir les objets mobiliers de rebut.
Retirée de ce cachot sous le gouvernement de Juillet, la statue de
Napoléon fut installée, tant bien que mal, au fond du vestibule qui
s'étend derrière la salle des séances, et dans lequel, par un assez
étrange rapprochement, elle figure entre les images de Molière et
de La Fontaine.
Peu après l'époque où l'Institut rendait avec tant d'empresse-
ment à l'empereur l'hommage que nous venons de rappeler, la
classe des beaux-arts s'occupait de remphr une tâche à tous
égards moins facile et qui, imposée aussi aux autres classes, exi-
geait peut-être plus de travail et plus d'efforts d'impartialité encore
que n'en avait coûté le rapport présenté en 1808 sur le mouvement
des arts depuis 1789 : je veux parler de l'examen des ouvrages
admis aux concours pour les prix décennaux. .
Par un décret rendu en 1805 pendant son séjour à Aix-la-Cha-
pelle, Napoléon avait institué ces prix, destinés à récompenser, « de
dix ans en dix ans, les meilleurs ouvrages qui auront été produits
dans les sciences, les lettres et les arts; » et, par un second décret
daté du 28 novembre 1809, à Paris, il avait complété les premières
mesures prises par les dispositions suivantes :
« Voulant étendre les récompenses et les encouragemens à tous
les genres d'études et de travaux qui se lient à la gloire de notre
règne ;
« Désirant donner auxjugemens qui seront portés le sceau d'une
discussion approfondie et celui de l'opinion du public ;
{( Ayant résolu de rendre solennelle et mémorable la distribution
des prix que nous nous sommes réservé de décerner nous-même ;
« Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
« Article 1®'. — Les grands prix décennaux seront au nombre de
trente-cinq, dont dix-neuf de première classe et seize de seconde
classe (1).
(1) La valeur de ces grands prix était de 10,000 francs pour les prix de première
classe et de 5,000 francs pour les autres. Les dix-neuf grands prix de première classe,
rais à la disposition de l'Institut, devaient être ainsi répartis : sept à décerner par la
classe des sciences, cinq par la classe de la langue et de la littérature françaises, un
par la classe d'histoire et de littérature ancienne, et six par la classe des beau.v-
aïts, qui disposait en outre de quatre grands pri.x de deuxième classe.
l'académie des beaux-arts. 757
« Art. 5. — Les ouvrages seront examinés par un jury composé
des présidens et des secrétaires perpétuels de chacune des quatre
classes de l'Institut.
t( Art. 8, — Chaque classe fera une critique raisonnée des ou-
vrages qui ont balancé les sulîrages, de ceux qui ont été jugés
dignes d'approcher du prix, et qui ont reçu une mention spéciale-
ment honorable.
« Art. 12. — La première distribution des prix aura lieu le 9 no-
vembre 1810, jour anniversaire du 18 brumaire. Les distributions
se renouvelleront ensuite tous les dix ans à la même époque de
l'année.
« Art. 13. — Elles seront faites par nous, en notre palais des
Tuileries où seront appelés les princes, nos ministres et nos grands
officiers, des députations des grands corps de l'État, le grand-maître
et le conseil de l'université impériale et l'Institut en corps... »
La fondation des prix décennaux, à laquelle Napoléon prétendait
donner le caractère d'une institution durable, ne fut en réaUté dans
l'histoire de son règne qu'une tentative éphémère. Non-seulement
le concours ouvert en 1809 ne fut jamais renouvelé, mais, après le
jugement rendu en 1810, cette « première distribution des prix.»
si solennellement annoncée, n'eut pas lieu. Tout se borna aux rap-
ports présentés, au nom des diverses classes de l'Institut, par les
membres qui composaient le jury, et dont la tâche avait été dans
certains cas d'autant plus délicate que les travaux des concurrens
se montraient moins conformes à la lettre, à l'esprit même des con-
ditions prescrites. Ainsi la classe de la langue et de la littérature
françaises avait été chargée de décerner un des premiers grands
prix (( à l'auteur du meilleur poème épique publié en France depuis
dix ans. » Comment eût-elle pu de ce côté remplir à souhait sa
mission, alors qu'elle se trouvait réduite à l'obhgation de prendre,
faute de mieux, pour objets d'examen trois œuvres à peine remar-
quées au moment où elles parurent, bien oubliées sans doute au-
jourd'hui, — Charles Martel ou la France délicrée des Sarrasins,
par M. de Saint-Marcel, Or^-s/^ par ^[.Dumesni], et \si Bataille d' Has-
tings ou V Angleterre conquise par M. Dorion? Aussi, pour sortir
d'embarras, le jury, estimant « qu'une excellente traduction en
vers était l'ouATage de poésie qui approchait le plus du genre de
talent et de l'étendue de travail qu'exigeait l'épopée, » proposait-il
tout uniment d'attribuer aux traductions, publiées par Dehlle, de
YÉncide et du Puiradis perdu, la récompense promise « au meil-
leur poème épique. »
La classe des beaux-arts heureusement n'avait pas eu besoin de
recourir à ces subterfuges ou, si l'on veut, à ces interprétations un
peu libres, pour répartir entre lesplus dignes les hautes récompenses
758 REVUE DES DEUX MONDES.
rpi'elle était chargée de distribuer. Pendant les dix années qui ve-
naient de s'écouler, l'art français avait produit en tout genre des
œuvres assez considérables pour que les juges, appelés à signaler les
meilleurs travaux accomplis, pussent rendre leurs arrêts sans forcer
le sens d'aucune partie du décret promulgué. Dira-t-on qu'un certain
jour pourtant ils parurent accommoder un peu complaisamment les
prescriptions du texte officiel aux exigences politiques du moment?
En désignant le Sacre de Napoléon peint par David comme le tableau
représentant le mieux « un sujet honorable pour le caractère na-
tional, » ne risquaient-ils pas de confondre trop volontiers l'éclat
de la gloire impériale avec les mérites inhérens au génie français
et aux belles actions qu'il inspire? Soit; mais, sans parler de l'in-
contestable valeur pittoresque de l'œuvre, il convient de faire re-
marquer que le peintre que l'on récompensait ainsi avait con-
couru sans succès pour un autre grand prix, — celui qui était
réservé « au meilleur tableau d'histoire, » et que l'on avait décerné
à la Schie du clclnge peinte par Girodet, de préférence même au
tableau des Sabinei^. Comment, à moins d'une iniquité flagrante,
eût-il été possible de s'obstiner à ne pas inscrire le nom de David
sur la liste des lauréats, et de sacrifier une seconde fois le chef re-
connu de l'école à quelqu'un de ses élèves, moins savant en réalité
et moins justement célèbre que lui ?
En dehors de la peinture au surplus, il ne pouvait y avoir dans
le travail du jury matière à équivoque ou à hésitation pour le jury
lui-même, ni, dans les résultats de ce travail, occasion de surprise
pour le public. Des dix grands prix destinés aux artistes, sept, il
est vrai, furent décernés à des membres de l'Institut par leurs pro-
pres confrères ; mais serait-il venu à l'esprit de personne de soup-
çonner dans les jugemens rendus quelque parti-pris de faveur,
quelque arrière-pensée de camaraderie, alors que les membres de
la quatrième classa récompensés étaient un musicien comme
Méhul, un sculpteur comme Chaudet, un graveur comme Bervic?
Pour que les choses se passassent difleremment, il eût fallu, — ou
que les membres de l'bistitut fussent, en raison de leur titre même,
préalablement exclus du concours, ce qui en aurait infailliblement
abaissé le niveau, — ou bien qu'ils n'eussent figuré parmi les con-
currens qu'à la condition de ne pas siéger parmi les juges, ce qui
n'aurait pas manqué d'affaiblir l'autorité morale de ceux-ci et les
garanties qu'ils devaient oflrir, au point de vue de la compétence
et de l'expérience personnelles.
De nos jours, on a quelquefois dans des circonstances analogues,
— à la suite de certaines grandes expositions par exemple, —
essayé de faire prévaloir cette doctrine, plus démocratique que de
raison, de l'inhabileté des maîtres à recevoir les récompenses qu'ils
l'académie des beaux-arts. 759
avaient eux-mêmes la mission de décerner. On a cru sauvegarder
par là leur dignité, en même temps que les intérêts de la justice; on
n'a réussi en réalité qu'à servir la cause de la médiocrité ou, tout
au moins, des talens secondaires, sur lesquels il a bien fallu se
rabattre, à défaut des talens supérieurs qui se trouvaient légalement
mis en interdit. Les mesures prises pour l'organisation et le juge-
ment des concours décennaux étaient à la fois plus larges et plus
libérales. Elles procédaient d'une confiance plus fière dans l'indé-
pendance des artistes, d'un respect plus judicieux des droits acquis,
et il est permis de regretter que depuis lors on ait paru craindre
d'en renouveler les témoignages et d'en continuer la tradition.
Quant à l'institution même des prix décennaux, on peut regretter
aussi qu'elle n'ait pas été maintenue, à la durée près de l'inter-
valle entre les concours qu'il eût convenu peut-être de prolonger.
A ne considérer ici que la fonction spéciale confiée à la quatrième
classe et sans parler des tâches également utiles que les autres
classes de l'Institut étaient appelées à remplii*, il y avait dans cette
consécration solennelle des plus belles œuvres produites en France
depuis un certain nombre d'années, il y avait dans ces récom-
penses nationales décernées par des juges autorisés entre tous un
puissant encouragement pour les artistes et, pour le public, un en-
seignement d'autant plus sur qu'il était plus indépendant des petites
querelles de parti ou des inlluences de la mode. Sans doute, les
chefs-d'œuvre ne sauraient naître par ordre, à un moment donné;
aux années fécondes peuvent succéder les années stériles ; mais,
dans notre siècle et dans notre pays, le risque n'eût pas été grand
de ne se trouver, au terme du délai fixé, qu'en face de travaux
d'une importance insuffisante ou d'une valeur contestable. Si le
concours jugé en 1810 s'était, depuis cette époque, rouvert trois
ou quatre fois, croit-on que, — sans compter les maîtres qui ho-
norent présentement l'école française, — Prud'hon et Géricault,
Ingres et Delacroix, plusieurs autres encore, depuis le peintre de
Y IIé})iiajcle de l'école des beaux-arts jusqu'au peintre de la Frise
de Saint-Vincent-de-Paul et depuis celui-ci jusqu'à Baudry, n'eus-
sent pas mérité à leur tour la haute distinction obtenue par quelques-
uns de leurs devanciers? Eût-il été plus difficile d'apprécier les
titres et moins juste de couronner les omTages de Cherubini et de
Boieldieu, d'Hérold et d'Aubcr ? de reconnaître dans Piude un sculp-
teur de premier ordre et d'inscrire successi\ ement à côté de son
nom ceux de Pradier et de David d'Angers, de Duret et de Barye?
Enfin, dans les monumens élevés à Paris par Huyot ou par Debret,
par Lesueur ou par Duban, par Duc ou par Lefuel,et, en province,
.par Yaudoyer, Questel, Espérandieu, — dans les planches dues
au burin de Desnoyers ou au burin, plus savant encore, de
760 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Ilenriqiiel, — ^^ n'aurait-on pas relevé sans peine des témoignages
(le talent assez solides pour qu'on dût les signaler publiquement,
au grand honneur de rarchitecture et de la gravure françaises?
A la vérité, depuis la suppression des concours décennaux, plu-
sieurs prix d'une importance exceptionnelle par le chiffre de la
somme attribuée aux lauréats ont été fondés au nom de l'État, no-
tamment sous le second empire. Plus récemment, d'autres dona-
tions faites par des particuliers sont venues augmenter les res-
sources dont l'Académie dispose pour encourager les efforts des
jeunes artistes ou pour honorer des talens déjà mûrs : mais, quelle
qu'en soit l'utilité, ces diverses fondations ne remplacent pas celle
dont Napoléon avait eu la pensée. Elles n'ont pour effet que de ré-
compenser des entreprises toutes spéciales, isolées les unes des
autres, accidentelles pour ainsi dire, au lieu de comporter, comme
l'institution des prix décennaux, une comparaison d'ensemble entre
les chefs-d'œuvre en tout genre, une sorte de récapitulation pu-
blique de tous les progrès accomplis. — Mais c'est trop anticiper
sur ce qui n'appartient pas à la période dont nous avons à résumer
l'histoire : il convient de revenir au moment où les juges du grand
concours clos en 1810 ont achevé de remplir leur fonction temporaire
pour reprendre leurs fonctions accoutumées et les exercer, sans
interruption comme sans trouble, jusqu'à la fin du premier empire.
Les dernières années du règne de Napoléon, en effet, n'amenè-
rent pour la quatrième classe ni changemens dans les lois qui la
régissaient depuis 1803, ni difficultés intérieures ou extérieures
dans le règlement des affaires de son ressort. Rapports officiels lus
dans les séances pubUques annuelles, non-seulement sur les tra-
vaux de la classe, mais sur ceux du dehors qui avaient mérité son
attention (1), — direction et jugement des concours pour les prix
(1) Pour donner une idée de la variété des questions examinées par la quatrième
classe de 1810 à 1814, il suffira de citer parmi les découvertes techniques dont les rap-
ports annuels contiennent des comptes-rendus détaillés : l'invention par les frères
Érard d'un piano « infiniment plus sonore » que les instrumens antérieurs du môme
genre, et celle de « l'orgue e.\pressif, » par M. Grenié, — la composition d'un enduit
pour la conservation des monumens, — les perfectionnemens introduits dans les pro-
cédés de transport sur toile ou sur un panneau neuf d'une peinture adhérente à un
panneau détérioré, — et, parmi les principaux ouvrages sur les beaux-arts : le Traité
théorique et pratique de Vart de bâtir, par Rondelet, l'Histoire de l'art par les monu-
mens, de Séroux d'Agincourt, — les Monumens français inédits, de Willemin, — les
premières livraisons du grand ouvrage de la commission d'Egypte, — le Musée fran-
çais, de Robillard et Laurent,— plusieurs recueils encore considérables à divers titres.
Enfin, les plus importantes publications dues à des artistes ou à des savans étrangers
étaient, aussi bien que les œuvres parues en France, mentionnées et appréciées dans
ces rapports annuels de la quatrième classe, l'Histoire de la sculpture, par Cic> gnara.
entre autres, et le Voyage de Humboldt aux régions équinoxiales du nouveau cor.'
tinent.
l'académie des bealx-arts. 761
de Rome, examen périodique des travaux envoyés par les pension-
naires de l'Académie de France, — tout se continua, tout s'accom-
plit avec une régularité et une méthode dues en grande partie au
zèle et à l'inlluence de Lebreton. En outre, sur l'initiative de celui-ci,
certaines mesures avaient été prises, certaines coutumes s'étaient
introduites qui, en resserrant les liens de la conh-aternité acadé-
mique, avaient aussi ce résultat d'associer le public aux affaires
privées en quelque sorte de la compagnie, à ses deuils tout au
moins, et au renouvellement de son personnel. Ainsi, depuis 1807,
l'usage s'était établi d'employer une partie des séances annuelles
à la lecture de Nolices sur la vie et les ouvrages des membres ré-
cemment décédés, lecture suivie de la proclamation des noms de
leurs successeurs. Haydn, que Paisiello venait de remplacer, avait
été l'un des premiers (en 1810) l'objet de ces hommages posthumes:
quatre ans plus tard, c'était à la mémoire d'un autre grand musi-
cien qu'ils étaient rendus. Les funérailles triomphales que la popu-
lation de Paris tout entière avait naguère faites à Grétry recevaient
à l'Institut leur complément et comme leur consécration suprême
dans la séance pubhque du l^' octobre 181Zi.
De tous les artistes appartenant à l'Institut depuis l'époque
de sa fondation, Grétry était celui dont la foule connaissait le
mieux le nom et les ouvrages, celui qui, pour elle, représentait
avec le plus d'éclat les progrès accomplis en France vers la fin du
xviii' siècle et au commencement du xix^. Ni Houdon ni Méhul,
malgré leur célébrité déjà longue, ni David lui-même, malgré
le prestige de son rôle de réformateur et l'étendue de son in-
fluence, n'étaient arrivés à posséder une gloire aussi populaire.
De là l'émotion universelle à la nouvelle de la mort du maître et
les honneurs sans précédens, au moins dans notre pays, dont on
entoura son cercueil. Peut-être faudrait-il remonter jusqu'au sou-
venir des pompes déployées à Piome, lors des obsèques de Raphaël,
ou, à Londres, le jour où les restes de Garrick reçurent dans l'ab-
baye de Westminster une sépulture quasi royale, pour trouver à
l'étranger l'équivalent de ce qui se passa chez nous à l'occasion de
la mort de Grétry. En tout cas, notre propre histoire ne fournirait
pas à une date antérieure l'exemple d'un deuil aussi unanime, des
témoignages aussi solennels de vénération pour un homme qui
n'avait été ni un grand de ce monde par la naissance ou par les
fonctions, ni un de ces héros que Dieu suscite à son heure pour
la défense du territoire ou des institutions de leur pays.
De nos jours seulement, au lendemain de la mort d'un autre
grand artiste, on a vu les mêmes empressemens se produire, les
mêmes enthousiasmes en apparence précipiter la foule à la suite
du char funèbre qui portait la dépouille de Victor Hugo; mais, —
762 REVUE DES DEUX MONDES.
sans parler de l'absence ici de toute cérémonie religieuse, de tout
appel par conséquent à la foi spiritualiste et aux espérances qu'elle
comporte, — ])Ourrait-on dire que dans ces manifestations exté-
rieures du deuil et de la gratitude publics, tout s'adressait au génie
de celui qui n'était plus? Des souvenirs fort étrangers à la poésie
ne se mêlaient-ils pas à l'admiration pour le poète, tandis que,
soixante-douze ans auparavant, au convoi de Grétry, il n'y avait
eu place dans le cœur de chacun que pour des sentimens d'un
ordre unique? En un mot, parmi ceux qui accompagnaient Victor
Hugo jusqu'au seuil du Panthéon, combien entendaient surtout pro-
mener par les rues leur adhésion aux doctrines politiques qu'il avait
professées dans les dernières années de sa vie ! l'auteur de liiclutrd
Cœur-de-Lion, de Zémire et Azor, et de tant d'autres bienfaisans
chefs-d'œu^Te n'avait dû les hommages rendus à sa mémoire qu'au
charme que, dans le pur domaine de l'art, il avait de tout temps
exercé.
Grétry était mort, le 2A septembre 1813, dans cette petite mai-
son de V Ermitage^ près de Montmorency, que Jean-Jacc{ues Rous-
seau avait autrefois habitée. C'était de là que, bien peu de jours
avant celui dont il ne devait pas voir la fin, il avait adressé aux
membres de la quatrième classe une lettre d'adieu qui se terminait
ainsi : « J'attends maintenant le résultat de mes souffrances. Je
suis résigné; mais je sens qu'en quittant cette vie, un de mes plus
vifs regrets sera de ne plus me réunir à mes chers confrères que
j'aime autant que je les honore... Adieu, je vous embrasse de tout
mon cœur. » 11 va sans dire que, en réponse à cette lettre, les
confrères de Grétry étaient accourus à l'Ermitage et que beaucoup
d'entre eux ne l'avaient quitté que pour y revenir les jours suivans;
mais quand Grétry eut succombé, tous comprirent qu'ils avaient
envers lui de nouveaux devoirs à remplir et que leur deuil parti-
culier ne pouvait, sans une sorte d'usurpation, s'isoler de celui de
la nation elle-même. Aussi, de concert avec les représentans offi-
ciels du gouvernement, prirent-ils les mesures nécessaires pour
que, au bout de cinq jours (29 septembre 1813), une solennité dé-
diée à cette illustre mémoire rassemblât sans distinction ni privilège
tous ceux qui avaient à cœur de l'honorer.
Rapporté de l'Ermitage et exposé pendant quelques heures au
seuil de la demeure du maître, à Paris (1), le corps de Grétry fut
placé sur un char où s'amoncelaient les palmes et les couronnes,
et qu'entouraient les membres au grand complet des quatre classes
de l'Institut. Derrière eux et derrière la famille, des députations du
(1) Grétiy habitait la maison sise à l'angle du boulevard des Italiens et de la i-ue de
Grammoût.
l'académie des beaux-arts. 763
Conservatoire et d'autres établissemens publics, des sociétés musi-
cales ou littéraires de Paris et de la province, du personnel des
divers théâtres, etc., savançaient entre deux haies doubles chacune
et formées, d'une part, par les troupes de la garnison immobiles le
long de la chaussée, de l'autre par les élèves du Conservatoire et
des Ecoles, marchant un à un sur les flancs du convoi. Deux cents,
musiciens partages en deux corps, dont l'mi dirigé par Persuis,.
l'autre par Kreutzer, exécutaient alternativement la marche funèbre
que Gossec avait composée pour les obsèques de xMirabeau ; et
lorsque, après avoir purcouru les boulevards jusqu'à la hauteur de
la rue Montmartre, le cortège se fût détourné pour s'arrêter devant
le théâtre Feydeau, dont la façade tout entière était tendue de noir,
les artistes de ce théâtre , groupés sur les marches du péristyle
autour du buste de Gretry, firent entendre, au milieu de l'émotion
générale, l'air admirable de Zémire et Azor : Ah! laissez-moi lu
pleurer! transformé en chœur pour la cu'constance. Devant le
tliéàtre de l'Opéra, situé alors rue de Piichelieu , nouvelle station
et nouveaux chants, nouvelles couronnes ajoutées à celles sous
lesquelles disparaissait le cercueil ; puis, à l'église Saint-Pioch,
trop petite pour contenir à la fois la foule qui, depuis le matin,
en assiégeait les portes et la totalité de ceux qui composaient le
convoi, le Requiem de Mozart fut exécuté , sous la direction de
Lesuem-, par l'orchestre et les chanteurs de la chapelle impériale.
On n'atteignit que vers la lin de la journée le cimetière de l'Est,
où « plusieurs milliers do personnes )), dit un journal du temps,
attendaient l'arrivée du cortège. Méhul, au nom des membi-es de
l'Institut, Bouilly, au nom des auteurs dramatiques, prononcèrent
chacun un discours; des chœurs de jeunes filles chantèrent le trio
de Zémire et Azor sur des paroles adaptées par Marsollier à la mu-
sique : après quoi le corps de Grétry fut, sous une pluie de fleurs
que versaient les mains des mêmes jeunes filles, déposé dans la
sépulture préparée pour le recevoir auprès de la tombe de Delille
et à quelques pas de l'emplacement où devait s'élever un peu plus
tard le monument à la mémoire de Mohère.
Le vide que la mort de Grétry laissait dans la classe des beaux-
arts était certes difficile à combler. Quels que fussent les mérites
des artistes qui se portaient candidats, — Berton, Martini et Che-
rubini, — aucun d'eux ne paraissait jouh', auprès du public,
d'un crédit assez sûr et assez étendu pour que la succession d'un
musicien populabe entre tous pût lui être dévolue, sans donner lieu
à des rapprochemens fâcheux entre l'immense renommée du dé-
funt et la notoriété personnelle de l'héritier. Afin d'éviter ce dan-
ger, on s'avisa d'aller chercher dans la retraite où il vivait depuis
76'l REVUE DES DEUX MONDES.
près de quarante ans, un devancier de Grétry lui-même , et un
devancier resté célèbre, — l'auteur, entre autres ouvrages qui
n'avaient pas cessé d'occuper la scène, de Rose et Colas et de la
Belle Arsène, du Dherteiir et de Félix. Ce dernier opéra avait été
représenté en 1777, et Monsigny, depuis lors, n'avait plus écrit
une seule ligne de musique (1). C'était donc, en réalité, le passé,
et un passé déjà lointain que la classe des beaux-arts entendait
honorer dans sa personne ; mais du moins elle satisfaisait ainsi aux
exigences particulières de la situation en même temps qu'elle ac-
complissait un acte de justice, presque de réparation, envers un
artiste trop facilement oublié, à ce qu'il semble, lors du recrute-
ment primitif de l'Institut.
Les trois candidats de la première heure n'hésitèrent pas à s'ef-
facer devant le vieux maître devenu maintenant leur compétiteur.
A la nouvelle de la candidature de Monsigny, ils écrivirent chacun
aux membres de la quatrième classe une lettre de désistement.
Celle de Berton se terminait par ces mots : u Mon respect pour
l'âge et pour le caractère de M. Monsigny, mon admiration pour son
grand talent, m'imposent la loi de cesser, pour le moment, de pré-
tendre à l'honneur de siéger parmi vous : trop heureux de pouvoir
donner à l'auteur divin de Félix, du Déserteur et de tant d'autres
chefs-d'œuvre, ce témoignage de ma vénération. » Martini expri-
mait en termes différens des sentimens identiques, et il ajoutait :
« C'est incontestablement à M. Monsigny qu'appartient le droit
d'occuper la place de Grétry. » Enfin, le plus important des trois
candidats par l'élévation de son talent et, à ce titre, le mieux au-
torisé à solliciter pour lui-même les suffrages de la compagnie,
Cherubini, avait signé une lettre ainsi conçue :
« M 'ayant pas la présomption de croire que mon nom porté sur
la liste des candidats qui aspirent à la place vacante dans la sec-
tion de musique puisse nuire à la nomination de M. Monsigny, je
; (1) A un certain moment pourtant, Monsigny avait paru tenté de faire trêve aux
occupations que lui imposait sa double charge d'administrateur des domaines du duc
d'Orléans et d'inspecteur-général des canaux, pour revenir à l'art qu'il avait si heu-
reusement pratiqué jusqu'à Tàge de quarante-huit ans. Ce l'ut quand Bedaine, dont il
avait été tant de fois le collaborateur, lui eut proposé d'écrire la musique de Richard
Cœur-de-Lion. Monsigny avait d'abord accepté cette tâche, mais il ne tarda pas à la
décliner, en conseillant à Sedaine de la confier à Grétry. Une lettre, aujourd'hui en
ma possession, établit clairement le fait : « Ne doutez pas que Grétry ne fasse votre
pièce, écrivait Monsigny à Sedaine, le 2 octobre 178i... Il aurait tort de se fâcher de
la préférence que vous m'aviez donnée. Si elle ne m'était pas due pour le talent, je la
méritais à un autre titre. Dans ce moment, ce n'est pas à mon refus que vous lui
offrez l'ouvrage dont il s'agit, c'est au contraire moi qui vous dis : « Prenez M. Gré-
try... B
l'académie des beaux-arts. 765
ne demanderai pas à être rayé de cette liste ; mais comme il est
aussi loin de mon cœm- que de ma pensée de vouloir lutter contre
un artiste respectable par son âge, ses vertus et son talent, je prie
Messieurs les membres de la classe qui pourraient avoir l'intention
de m'accorder leurs suffrages de les réunir sur le doyen des com-
positeurs français, afin qu'il soit élu comme il le mérite, c'est-à-
dire à l'unanimité. »
Ce fut en effet par un vote unanime que les anciens confrères de
Grétry lui donnèrent pour successeur Monsigny, alors âgé de quatre-
vingt-quatre ans. Pour la dixième fois, depuis la réorganisation de
l'Institut en 1803, la classe venait de pourvoir au remplacement
d'un de ses membres (1); mais des neuf élections antérieures à
celle de Monsigny, aucune n'avait eu lieu à la suite du décès d'un
compositeur. Les vacances s'étaient produites : dans la section de
peinture, par la mort de Vien et par la suppression, au profit de
cette section, de la place qu'occupait Monvel dans la section de
musique et de déclamation ; dans la section de sculpture, par les
pertes qu'elle avait faites presque coup sur coup de Julien et de
Pajou, de Ghaudet et de Moitte ; dans la section d'architecture, par
la mort à quelques jours d'intervalle, au mois de janvier 1811, de
Piaymond et de Ghalgrin; enfin, dans la section de gravure, par
celle du graveur en médailles Dumarest.
Tous ces artistes diversement considérables avaient plus ou
moins emporté avec eux ce qui survivait encore de l'art et des tra-
ditions du XVIII® siècle; la plupart de ceux qui venaient de les
remplacer, — Gérard, entre autres, Percier et Fontaine, Lemot et
Gartellier, — représentaient au contraire l'école nouvelle, celle qui
s'était formée sous la discipline même de David ou sous son in-
fluence indirecte. En outre, à l'exemple du maître que son passé
révolutionnaire n'avait pas empêché de devenir un des courtisans
de l'empereur, mais sans avoir à se désavouer comme lui, presque
tous avaient célébré dans leurs œuvres l'empire et ses gloires. Gé-
rard devait surtout sa réputation au tableau qu'il avait peint de la
Bataille d'Austerlitz et à ses portraits des membres de la famille
impériale; Percier et Fontaine avaient élevé l' arc-de-triomphe de la
place du Carrousel et construit l'escalier du Musée Napoléon ; Le-
mot et Gartellier avaient exécuté sur les frontons du Louvre
des compositions allégoriques en l'honneur du conquérant trans-
formé, pour les besoins de la cause, en héros pacificateur; d'autres
sculpteurs de la quatrième classe quelques-uns des bas-reliefs qui
(1) Parmi les membres de la classe nommés en 1795 par arrêté du Directoire exé-
cutif ou élus dans le cours de cette même année ou des années suivantes, quatre seu-
lement étaient morts et avaient été remplacés avant 1803 : les architectes Pâi-is.
Boullée, Antoine ei l'acteur Mole.
7(56 REVUE DES DEUX MONDES.
décoraient la colonne de la Grande-Armée. En un mot, la classe
des beaux-arts, telle qu'elle était composée vers la fin de l'empire,
avait à la fois dans les doctrines et dans les coutumes plus d'ho-
mogénéité qu'au début. Au point de vue esthétique, David n'y
comptait guère que des coreligionnaires ou des disciples ; et quant
au soldat couronné qui, depuis près de vingt ans, éblouissait la
France de son génie et de sa gloire, c'était avec le même bon vou-
loir, au moins en apparence, que, à l'Institut comme ailleurs, on
en subissait l'ascendant.
Cependant le moment était proche oii l'autorité de ce souverain
tout-puissant lasserait, en raison de ses excès mêmes, la confiance
et la docilité publiques; où celui qui se disait et que l'on croyait le
chef d'une dynastie allait disparaître, sans laisser derrière lui rien
de plus que l'éclat de son nom et le souvenir de sa prodigieuse
fortune. Encore quelques mois, et Louis XVIII prenait possession
du trône d'où Napoléon venait d'être précipité.
L'Institut, tant que dura le gouvernement delà première restau-
ration, ne se ressentit qu'extérieurement pour ainsi dire de la ré-
volution accomplie. Devenu « Institut royal » « d'Institut uxipé-
rial » qu'il était, il en fut quitte d'abord pour ce changement de
titre, un peu plus tard pour quelques modifications dans la tenue
de ses séances solennelles, ou tout au moins pour le renouvelle-
ment partiel du public qu'il y avait convié jusque-là. Le jour par
exemple où cet Éloge de Grétry dont nous pai'lions tout à l'heure
fut lu, au mois d'octobre I8I/1, dans la séance annuelle de la classe
des beaux-arts, ce n'étaient plus les ministres de l'emperem- ou
les princes de sa famille qui figuraient aux premiers rangs des au-
diteurs : ce jour-là le neveu du roi, le duc d'Angoulême, assistait
à la séance, ou plutôt il la présidait, car ce fut lui qui, au lieu du
président de la classe et par une dérogation aux usages dont l'his-
toire de l'Académie des beaux-arts ne devait pas d'ailleurs offrir
un second exemple, couronna de sa main les lauréats (1). 11 serait
sans doute assez superflu d'ajouter que dans la salle où cela se
passait, la place occupée naguère par la statue de Napoléon était
vide, et que dans le discours consacré à la mémoire de Grétry la
nomenclature des œuvres du maître ne comprenait naturellement
ni le Congrès des rois, ni la Rosière républicaine.
Henri Delaborde.
(1) Un de ceux-ci était Léopold Robert, encore graveur à cette époque, et qui,
comme tel, avait remporté le second grand prix.
n
LA
STRATÉGIE NAVALE
Il y a une stratégie navale. On n'en pouvait douter à la fm dui
siècle dernier, dans ce brillant état-major qui dirigea les opéra-
tions de la guerre de l'indépendance américaine. Quinze ans plus
tard, en exil, les survivans de nos chefs d'escadre observaient, im-
^uissans, les belles combinaisons qui permirent à l'Angleterre de
dominer les mers, de bloquer nos côtes, et cependant de présenter
toujours sur les champs de bataille que nous lui offrions des forces
égales aux nôtres.
Depuis les grandes luttes du commencement de ce siècle, il n'y a
plus eu de guerre exclusivement maritime, et les révoluiions qui
se produisent dans le matériel naval absorbent à ce point l'atten-
tion de nos officiers que la stratégie des flottes semble tombée dans
un injuste oubli. Comment s'en étonner? N'est-on pas allé jusqu'à
contester qu'il pût y avoir encore des armées navales ? Les grands
navires ne devaient-ils pas disparaître devant un adversaire minus-
cule, le torpilleur, devant un engin formidable et mystérieux,
« l'arme des faibles, » la torpille'?
L'expérience a fait justice de ces prétentions : de cruels accidens
sont venus rappeler à tous des lois que la nature ne laisse pas en-
freindre; on a vu qu'un exact équilibre ne pouvait se produire
entre la résistance, si promptement limitée, du petit navire et la.
768 REVUE DES DECX MONDES.
puissance destructive des élémens; et quand on constate au con-
traire la solidité du grand navire, quand on note les progrès de son
armement offensif, on est obligé de reconnaître que, si l'emploi de
la torpille doit modifier les méthodes de combat des flottes mo-
dernes, c'est au profit du cuirassé, qui a su s'approprier l'arme
nouvelle, et qui de\ient ainsi lui-même un torpilleur, mais un tor-
pilleur autrement puissant, autrement sûr de ses coups, que la ché-
tive barque secouée par les flots.
Il n'y a point d'arme des faibles, renonçons à cette illusion géné-
reuse : à la guerre, tout profite au fort.
Au demeurant, la tactique seule était en jeu dans cette ques-
tion, la tactique, qui, restant dans la dépendance étroite des engins,
va se modifiant sans cesse avec eux, la tactique, qui a déjà subi
dans notre siècle une transformation radicale, lorsque parurent les
cuirassés, étalant lourdement sur la mer leurs flancs impénétrables,
et laissant deviner à la courbure de leur étrave l'arme terrible qu'ils
empruntaient aux antiques galères. Ne craignons pas de l'affirmer :
la portée de cette révolution est autrement grande que celle dont
on veut faire honneur à la torpille, et ce n'est pas l'apparition de
celle-ci, c'est le retour de l'éperon, disons mieux, c'est Vemploi du
choc, utilisant la masse et la vitesse du cuirassé, qui marquera
d'un trait caractéristique les méthodes de combat des flottes mo-
dernes.
Mais pouvait-elle être atteinte par ces transformations, la stratégie
luivale, la science qui fixe, abstraction faite des engins, la distribu-
tion et la direction d'ensemble des forces maritimes, et qui impose-
rait ses lois immuables aux escadrilles de torpilleurs (si, d'aventure,
les cuirassés venaient à disparaître), comme elle les a imposées
aux flottes à voiles du passé?
Non, sans doute, et c'est ce qui ressortira, je l'espère, de cette
étude, où nous allons établir les principes de la stratégie navale,
principes qu'elle emprunte à la stratégie générale, ou, si l'on veut,
à la stratégie des armées, sans qu'on puisse toutefois la confondre
avec celle-ci.
Quels sont donc les principes de la stratégie générale? Cette
science, qui permet de distribuer logiquement les armées sur le
théâtre de la guerre, de les y diriger, d'en coordonner les mouA'e-
mens, a pour bases l'étude approfondie des accidens géographiques
ou hydrographiques, la connaissance parfaite des ^moyens dont
dispose l'adversaire, la juste prévision des besoins des masses ar-
mées que l'on veut mettre en mouvement, et l'appréciation exacte
des forces morales qui s'y développent.
Précisons maintenant quelques termes de cette définition : que
LA STRATÉGIE NAVALE. 769
faut-il entendre, d'abord, par l'expression : théâtre de la guerre?
Il faut entendre toutes les contrées et toutes les mers où les puis-
sances belligérantes peuvent s'attaquer : « Lorsqu'une guerre se
complique d'opérations maritimes, dit Jomini, alors le théâtre n'en
est pas restreint aux frontières d'un état; mais il peut embrasser
les deux hémisphères, comme cela est arrivé entre la France et
l'Angleterre, depuis Louis XIV jusqu'à nos jours, »
Il est clair, pourtant, qu'il y a certaines parties de ce vaste théâtre
où les opérations seront plus décisives, où leur succès amènera
plus tôt et d'une manière plus immédiate le résultat que nous vi-
sons ; de là, suivant qu'elles se dérouleront dans telle ou telle
partie du théâtre de la guerre, des opérations, principales et des
opérations secondaires. Or il importe au plus haut point de les
distinguer les unes des autres afin de pouvoir consacrer aux pre-
mières plus de forces actives et de mei'lem's élémens.
Établh" cette distinction, en déduire logiquement la répartition
de ses forces, c'est ce qu'on appelle tracer son plan de cam-
pagne.
On ne peut douter que de tels principes soient applicables à la
guerre maritime : par leur généralité même, aussi bien que par
leur é\ddente justesse, ces principes acquièrent un caractère essen-
tiel qui les impose à tous les genres de conflits, quels que soient
les moyens d'action, terrestres ou maritimes, employés par les bel-
ligérans pour vider leur querelle. Ces principes enfin dominent les
guerres de tous les temps, quels que soient les engins mis en jeu,
quels que soient par conséquent les procédés tactiques.
11 s'est introduit pourtant, dans la conduite générale des grandes
guerres, une condition nouvelle ou du moins une condition à la-
quelle on attache aujourd'hui plus de prix qu'autrefois, c'est la
rapidité des opérations, conséquence obligée du besoin plus vive-
ment ressenti peut-être d'abréger la crise, d'obtenir en peu de
temps des résultats décisifs.
Xe pouvant supprimer la guerre, la civiUsation moderne exige
au moins que ce mal nécessaire soit limité dans sa durée. Mais,
pour le contenir dans les bornes étroites de quelques mois, il a
fallu étendre singulièrement le champ de ses ravages et y intéresser
l'universalité des citoyens : de là cette redoutable grandeur des
conflits de notre siècle, qui voit renaître les invasions antiques, qui
voit le choc des peuples armés succéder aux savantes opérations
sur les frontières.
Dès lors il ne suffisait plus de bien discerner le théâtre des opé-
rations principales et de répartir judicieusement ses forces, il fal-
lait se mettre en mesure de terrasser l'adversaire par une ollénsive
TOME xciv. — 1889. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
vigoureuse exécutée avec de graiides masses, il follait se donner
\iOUT objectif e^^enliel (V iilteindre et de drlniire V année principale
de Vcntiemi. C'est là le dernier mot de lart de la guerre dans les
temps modernes, le secret des triomphes du grand capitaine dont
toutes les opérations tendaient à amener une bataille décisive; et
si nos adversaires de 1?^70 surent lui dérober ce secret, ce sera du
moins pour nous un juste honneur de n'avoir pas laissé tomber
nos armes après l'anéantissement de nos armées de Sedan et de
Metz.
Que ce principe si fécond, et si simple en apparence, ait été long-
temps sacrifié dans les guerres maritimes à des considérations
d'ordre secondaire, nous allons le prouver aisément.
Lorsque, en 1778, Louis XVI et M. de Sartiues, résolus à pro-
fiter des embarras du gouvernement anglais, fixèrent la distribution
de leurs forces navales, la préoccupation de porter des secours im-
médiats aux « insurgens » d'Amérique leur fit perdre de vue l'in-
térêt capital d'infliger à la Hotte anglaise de la Manche un échec
décisif.
Douze vaisseaux, armés à Toulon, furent donnés au lieutenant-
général comte d'Estaing, avec la mission de se porter sur les côtes
des États-Unis et de combiner ses opérations avec les forces amé-
ricaines, qui se proposaient d'assiéger l'arsenal maritime de New-
port dans Rhode-Island. Vingt-huit vaisseaux, armés à Brest, for-
mèrent la Hotte de l'océan, confiée au lieutenant-général comte
d'OrviUiers ; cet officier reçut la recommandation expresse d'agir
avec prudence et de n'engager sa flotte contre celle du vice-amiral
Keppel, à peu près égale en nombre, que s'il se jugeait en situation
de ne rien compromettre. De telles instructions étaient bien faites
pour paralyser l'initiative d'un commandant en chef; cependant
l'amiral français, excellent tacticien, dont l'âge (il avait soixante-
neuf ans) n'avait pas glacé l'ardeur, n'hésita pas, le 27 juillet, à
offrir le combat à son adversaire, au large d'Ouessant. Après une
sorte de tournoi chevaleresque, où l'avantage parut rester au comte
d'Orvilliers, les Anglais rentrèrent à Portsmouth et les Français à
Brest.
Il y avait là, en faveur de notre marine, à peine remise des dé-
sastres de la guerre de sept ans, un succès moral incontestable ;
peut-être même le combat du 27 juillet pouvait-il passer pour une
victoire tactique^ le « champ de bataille » nous étant resté ; mais
assurément, l'avantage stratégique était nul : cette rencontre entre
deux armées navales égales en forces et en valeur, d'ailleurs bien
commandées toutes les deux, ne pouvait rien décider et ne décida
rien en effet.
LA STRATÉGIE NAVALE. 771
Supposons maintenant Napoléon ou M. de Moltke, chargés du soin
de tracer le plan de ces opérations maritimes à la place de Louis XVI
et de M. de Sartines.
On peut être assuré qu'apercevant nettement Y objectif prin-
cipal, reconnaissant la nécessité de prendre sur le tlicdtre principal,
des opérations une olïensive énergique, ils auraient prescrit la jonc-
tion des deux escadres armées à Toulon et à Brest, et donné au
comte d"Orvilliers la mission précise d'attaquer et de détruire avec
ces 40 vaisseaux l'armée anglaise de la Manche, qui n'en comptait
que 27.
Et, en eflet, qu'importait à l'issue du conflit engagé entre les
deux plus grandes puissances de ce temps, le résultat du siège d'une
bicoque américaine? C'était dans les eaux d'Europe, c'était dans la
Manche qu'il fallait arracher à la Grande-Bretagne la domination du
.\ouveau-Monde, et une défaite décisive essuyée par l'escadre de
keppel obligeait tout au moins l'amirauté anglaise à rappeler des
Etats-Unis les vaisseaux de l'amiral Howe : privés de leur appui
naturel, les soldats de Clinton ne se seraient pas soutenus longtemps
au milieu des colonies insurgées.
Au demeurant, rien ne nous empêchait de continuer, en faveur
des Américains, nos envois d'armes, d'uniformes et d'argent ; on
pouvait y consacrer des bâtimens légers, des frégates, des avisos,
dont nous avions un bon nombre. N'était-ce pas là des opérations
accessoires qui répondaient parfaitement à un objectif secondaire'.'
L'erreur de Louis XVI et de son conseil fut donc de ne pas dis-
tinguer nettement leur objectif principal de l'objectif secondaire, et
de ne pas consacrer à la poursuite du premier la plus grande partie,
sinon la totalité de leurs forces.
Nous allons voh* la même faute commise dans des temps plus
rapprochés de nous.
Sans revenir sur les longues discussions auxquelles a donné lieu
l'avortement du plan de campagne des armées italiennes en 1866,
il est permis de rappeler que le projet soumis au roi Victor-Emma-
nuel par le général Cialdini, commandant de l'armée du Pô, com-
portait la coopération de la flotte à l'invasion de la Vénétie par le
sud. Sans doute cette coopération active ne pouvait être demandée
à la puissante escadre de l'amiral Persano qu'à parth* du moment
où elle aurait mis liors de cause l'armée navale que l'amiral
Tegetthoi armait péniblement à Pola. Mais le projet Cialdini ne
reçut pas la sanction royale : on préféra s'attaquer directement au
quadrilatère, tentative hardie qui aboutit à la défaite de Custozza.
Au reste, cpiel que fût le plan poursui\i par les armées de la jeune
Italie, il ne pouvait y avoir de doute, semble-t-il, sur X objectif
principal, sur l'objectif essentiel dévolu à sa flotte : c'était tou-
772 REVUE DES DEUX MONDES.
jours d'atteindre et de détruire cette escadre qui, seule, lui dispu-
tait la domination de l'Adriatique ; et la poursuite de cet objectif
était, au début des hostilités, d'autant plus facile que la mobilisa-
tion des forces autrichiennes, paralysée par les embarras financiers
du gouvernement impérial et par la faiblesse des ressources de
l'arsenal de Pola, subissait de très longs retards.
Cependant au début de la campagne, aucun ordre catégorique
ne fut donné à l'amiral italien pour se porter rapidement sur Pola
et y forcer l'escadre autrichienne, hors d'état de résister à une
atlaque brusquée, si elle était menée avec quelque vigueur.
Ce ne fut que le 13 juillet, vingt jours après Custozza, que l'ami-
ral Persano, de retour à Ancône, après une timide croisière de cinq
jours au large, reçut du major-général La Marmora une lettre qui,
dans des termes plus énergiques que précis, il le faut avouer, le
poussait vivement à renoncer à sa prudente attitude :
« Ce matin, écrivait le chef d'état-major du roi Victor-Emma-
nuel, le conseil a été unanime à déplorer que la flotte n'ait pas
encore trouvé le moyen d'agir énergiquement contre l'ennemi;
c'est pourquoi, au nom de Sa Majesté, je vous donne l'ordre pé-
remptoire que cet état de choses ait à cesser au plus tôt...
u Le ministre de la marine me charge de communiquer à Votre
Excellence que, si la flotte continuait à rester inactive, il serait dans
la pénible nécessité de vous en retirer le commandement, pour le
confier à des mains sachant mieux profiter d'un élément oflensif
qui a coûté tant de sacrifices et qui a fait naître de si justes exi-
gences. »
C'était fort bien dit; mais il n'y avait là ni plan, ni vue d'en-
semble, pas même une indication qui pût fixer les irrésolutions du
commandant en chef de l'armée navale sur le genre d'opérations
que l'on attendait de lui. Cette marine, créée de toutes pièces et à
si grands fi'ais, on ne savait, le moment venu, comment l'em-
ployer !
La dure lettre dont nous venons de citer quelques passages
n'avait cependant pas suffi pour vaincre les appréhensions de l'in-
fortuné Persano : le 16 juillet, il voyait arriver à Ancône le ministre
de la marine, l'avocat Depretis, qui lui renouvelait l'ordre absolu
de « faire quelque chose, » sommation funeste que nos généraux
recevront à leur tour quatre ans plus tard. C'est alors que l'amiral
italien fit accepter l'idée de réduire l'île fortifiée de Lissa par une
attaque combinée entre la flotte et une brigade de l'armée. Entre-
prendre une telle opération avant d'avoir battu Tegetthof, c'était
une lourde faute dont les conséquences devaient bientôt apparaître
d'autant plus dangereuses que l'on avait négligé les mesures pro-
pres à donner à l'attaque de Lissa le caractère d'un coup de main
LA STRATÉGIE NAVALE. 773
rapide, et que la flotte italienne allait recevoir le choc de l'escadre
impériale après avoir dépensé pendant deux jours une grande partie
de ses forces dans une lutte stérile.
En elTet, quand, le matin du 20 juillet, l'aviso Esploratore si-
gnala l'approche de l'escadre autrichienne, l'armée de Persano
était dispersée ; un de ses meilleurs cuirassés, le Formidahile,
très éprouvé la veille par le combat qu'il avait soutenu contre les
batteries de San-Giorgio, se retirait sur Ancône ; un autre, le Ter-
ribile, ne devait rejoindre sa division qu'à la fin de la bataille; les
soutes à combustible et à munitions étaient déjà fort entamées ;
enfin, les équipages restaient sous l'impression fâcheuse d'un pre-
mier échec.
Nous n'entreprendrons pas, après tant d'autres et de plus auto-
risés, d'écrire une relation de la bataille de Lissa : cette étude, si
intéressante qu'elle fût, nous entraînerait au-delà des limites de
notre cadre. On nous permettra pourtant de saisir l'occasion de
rectifier, une fois de plus, une erreur de fait longtemps acceptée par
le public, sinon par les gens du métier : ce n'est pas le vaisseau en
bois le Kaiser qui coula, en employant le choc, la frégate bhndée
lie d'Iîalia, c'est le cuirassé Ferdinand Max, commandé par M. de
Sterneck, et où Tegetthof avait arboré son pavillon.
Cette confusion s'explique assez aisément quand on lit les pre-
miers récits de cette mémorable rencontre : l'amiral autrichien,
pour ne citer que lui, insiste sur les brillantes manœuvres du Kai-
ser, qui, entouré par plusieurs cuirassés italiens, n'avait pas hésité
à se jeter sur l'un d'eux, le Be di Portogallo, pour prévenir juste-
ment le choc de cette frégate. 11 s'en fallait, d'ailleurs, que les
résultats de ce coup de vigueur fussent semblables à ceux qu'avait
obtenus le Ferdinand Max; sans doute le Kaiser avait réussi à se
dégager, mais son étrave et sa guibre s'étaient écrasées sur les
flancs bardés de fer du navire italien; son beaupré, son mât de
misaine, sa cheminée étaient brisés... Le Re di Portogallo, au
contraire, n'avait subi que des avaries insignifiantes.
Quoi qu'il en soit des incidens d'une lutte où les deux partis
déployèrent une valeur égale, sinon une égale habileté, il faut re-
connaître que la flotte de Persano était, dès le principe, mal enga-
gée. Presque toujours une première faute en entraîne d'autres à
sa suite ; à la guerre, en tout cas, les erreurs tactiques découlent
souvent d'une erreur stratégique. Les Italiens avaient perdu de
vue qu'avant d'entreprendre une opération secondaire, — un siège
maritime surtout, — il fallait mettre hors de cause l'armée prin-
cipale de l'ennemi ; l'escadre autrichienne se chargeait, dans la
bataille du 20 juillet, de punir cet oubli du principe essentiel de la
stratégie navale.
77A REVUE DES DEUX MONDES.
II.
Ce principe essentiel de la stratégie navale, nous sommes arrivés
à l'établir, par mie série de déductions, en partant de l'un des
termes de la définition. Il en est d'autres, on le pense bien, qui
n'ont rien perdu de leur solidité et qui méritent un examen d'au-
tant plus attentif qu'ils se lient étroitement au principe essentiel,
découlant comme lui de la définition même.
La stratégie navale, disions-nous, est l'art de distribuer et de
diriger les forces maritimes sur le théâtre de la guerre.
Diriger une flotte, une escadre, une division même, soit en vue
des opérations principales, soit en vue d'une opération secondaire,
cela se traduit, en dernière analyse, par le tracé d'une ligne d'opé-
rations; cette ligne, si elle suppose un point terminal, (( l'ob-
jectif, » suppose aussi un point initial, qu'il dépend de nous de
désigner, mais dont le choix ne saurait être indiJïerent. C'est, en
eflet, la ba:<e d'opérations.
Pour la stratégie, en général, une base d'opérations est un point
d'appui autour duquel on concentre l'armée après y avoir réuni à
l'avance toutes les ressources qui lui sont nécessaires. C'est de là
que cette armée se met en marche pour atteindre le théâtre des
opérations.
Cette défmition, on n'en saurait douter, s'applique aussi bien
aux armées navales qu'aux armées de terre; toutefois, si nous
entrons dans le détail, nous découvrons dans la manière de consti-
tuer une base d'opérations, suivant qu'elle est destinée à une
flotte ou à une armée modernes, des différences importantes qui
justifient déjà la distinction que nous avons faite des deux branches
de la stratégie .
Les grandes armées d'aujourd'hui, ne pouvant se mouvoir avec
aisance que sur des voies bien tracées, routes carrossables et che-
mins de fer, sont obligées d'élargir leur base de façon à embrasser
tout un réseau dont les branches vont se réunir sur le théâtre
présumé des opérations. D'ailleurs, l'encombrement qui résulterait
de la concentration des masses mobilisées sur un étroit espace ne
permettrait plus de se contenter d'une place forte comme unique
point d'appui. Enfin, mie base étendue peut seule garantir à une
arm°e poursuivie, débordée par l'ennemi, la précieuse faculté de
se dérober à son étreinte par une retraite latérale.
Rien de semblable pour une armée navale : sa base d'opérations
ne saurait embrasser une vaste étendue de côtes ; la côte est inhos-
pitalière aux grands vaisseaux, et les ports dont elle est semée ne
donnent guère asile qu'à des navires de tonnage moyen : ce n'est
LA STRATÉGIE NAVALE. 775
pas assez, du reste, qu'ils puissent recueillir une flotte vaincue.,
s'ils ne peuvent la reparer, lui fournir des renforts, la défendi-o
surtout contre l'attaque d'un ennemi victorieux. La base d'une
escadre de cuirassés se réduit toujours à un grand arsenal mari-
time, puissamment organisé, doté d'un outillage complet, et avant
tout de bdssi/ia de radoub; d'ailleurs abondamment pourvu des
munitions spéciales à la marine de guerre, de vivres, de charbon;
mis enfin par la nature et par l'art dans un état de défense qui
assure à une escadre un refuge inexpugnable.
Ainsi, tandis que la base d'une armée de terre s'étend sur une
ligne, la base d'une armée navale se résume en un point. Doit-il
en résulter quelque gêne pour sa concentration, quelque désavan-
tage pour son olïensive, quelques conséquences fâcheuses pour sa
retraite ?
Je ne le pense pas : la constitution des escadres et celle des
armées suivent des progressions inverses ; quand tous les jours on
ajoute de nouveaux bataillons à ces masses épaisses dont une pro-
vince entière ne pourra bientôt plus assurer la subsistance ni per-
mettre le déploiement, les escadres, au contraire, voient décroître
peu à peu le nombre, sinon la puissance, de leurs unités de com-
bat. Cent trente vaisseaux avaient combattu à Beveziers et à La
Hougue (1690-1692); les armées navales engagées à 0uessant(1778)
et aux Saintes ( 1782 ) n'en comptaient chacune que trente ou
trente-cinq; à Lissa, en 1866, seize cuirassés à peine prirent part
à l'action, et c'est tout au plus si, dans une guerre entre la France
et l'Angleterre, chacun des deux partis pourrait se présenter au
combat avec douze ou quinze navires. Il est vrai qu'en deux siècles
le prix d'un bâtiment de ligne s'est élevé de 600,000 livres à
23 millions de francs. Les grands ports d'aujourd'hui suffisent donc
parfaitement à la concentration des plus puissantes escadres. Leur
offrh'aient-ils pour l'offensive un débouché convenable? Oui, sans
doute, parce qu'au sortir de la rade où elle s'est concentrée, l'es-
cadre a, sur la vaste mer, le choix de sa route; fût-elle même
observée par les éclaireurs de l'ennemi, qu'il lui serait facile de les
dépister par une fausse marche.
Cette escadre, battue par l'ennemi, regagnera-t-elle aisément une
base d'opérations si étroite?
Ceci veut être examiné de plus près : sans doute une escadre
obligée de se dérober n'est pas astreinte, comme une armée vain-
cue, à suivre [des chemins fixés d'avance et connus de l'ennemi.
Les retraites latérales, les fausses routes, lui seront, la nuit au
moins, toujours possibles; la mer est discrète, d'ailleurs, et ne
garde point de traces...
Nelson poursuivant, en 1798, la flotte qui portait en Egypte Bc-
776 REVUE DES DEUX MONDES.
naparte et son armée croisa, à quelques lieues de distance, la
route de l'énorme convoi, dont les mâtures venaient de s'efïacer à
l'horizon : la mer, presque calme, conservait encore de faibles
traces du sillage de ces deux cents navires ; on crut, à bord des
vaisseaux anglais, que c'étaient là quelques indices de courans de
surface, et l'on passa outre.
Toutefois, une flotte vaincue ne saurait errer sur les mers sans
s'exposer à de fâcheuses rencontres, sans s'exposer au moins à se
voir prévenue par l'ennemi aux atterrages du port qui lui sert de
base d'opérations.
// faut donc que cette base soit assez proche du théâtre de la
rencontre, du théâtre des ojt?m//?o«8, pour recueillir en peu d'heures
les vaisseaux fugitifs. Nous ne devons le désastre qui suivit la glo-
rieuse bataille de La Hougue qu'à la distance qui séparait l'armée
de Tourville de sa ^base d'opérations, le port de Brest. Cherbourg
n'existait pas alors, et aucun refuge assuré ne se présentait dans le
Cotentin, qui pût grouper cette vaillante flotte autour de son chef.
Le principe que nous venons d'énoncer n'a pas moins d'impor-
tance au point de vue de l'offensive, car, s'il faut atteindre le plus
tôt possible l'armée principale de l'ennemi, il importe évidemment
de se donner la hgne d'opérations la plus courte, il importe de
partir d'un point très rapproclié du théâtre probable de la ren-
contre. Pour cette attaque brusquée, les heures sont précieuses et
les coups frappés seront d'autant plus décisifs, d'autant plus reten-
tissans qu'ils seront plus rapides et plus inattendus.
D'ailleurs, les facultés oflénsivesdes flottes modernes s'alïaiblis-
sent graduellement à mesure qu'elles s'éloignent de leur base
d'opération ; ces facultés sont dans l'étroite dépendance de l'approvi-
sionnement de combustible : or le charbon, source unique de l'éner-
gie, alimente à bord de nos navires non-seulement les machines
motrices, mais encore les machines hydrauliques qui manœuvrent
les canons, les accumulateurs d'air comprimé qui fournissent à
nos torpilles leur indispensable moteur, enfin les macliines électri-
ques qui pourvoient à l'éclairage intérieur et extérieur du bâtiment;
encore ne parlé-je point des appareils d'épuisement et des pompes
à incendie qui joueront un si grand rôle pendant le combat, mais
toujours au détriment du combustible.
Se résoudra-t-on, au risque de lui enlever les plus précieuses
de ses facultés, la mobilité et la souplesse, à faire suivre l'escadre
de vapeurs charbonniers ? Mais ce serait un encombrant et lourd
convoi à protéger, ce serah la liberté des mouvemens perdue, ce
seraient des forces vives absorbées dans la recherche d'un bénéfice
aléatoire, car il n'est jamais certain que l'on puisse opérer à la
4iier le transbordement du charbon : il faut que le temps s'y prête.
LA STRATÉGIE NAVALE. 777
Ainsi, nos « unités de combat, » devenues des usines flottantes,
où l'approvisionnement de combustible reste hors de proportion
avec la consommation, seront de plus en plus étroitement rivées à
la côte et au grand port qui peut seul les ravitailler.
Mais nos arsenaux maritimes réalisent-ils l'idéal de la ba,^e lu
plus nrpprorhce du théâtre des opérations?
Sans doute, la position de quelques-uns de ces ports de guerre
(et il ne saurait être question de les déplacer) n'a pas été fixée, il
y a cent cinquante ans ou deux cents ans, par des considérations
du même ordre que celles qui nous préoccupent aujourd'hui.
Rochefort offrait, dans le golfe de Gascogne, à des navires à voiles
et à faible tirant d'eau, un abii que les escadres à vapeur de nos
jours ne pourraient plus utiliser. Lorient ne dut son existence qu'à
une entreprise commerciale de la célèbre compagnie des Indes :
l'accès de son port est difficile ; ses ressources sont peu étendues.
Cet établissement conserve toutefois une notable importance comme
chantier de construction pour les bàtimens en fer,
Brest présentait et présentera toujours les avantages d'une rade
spacieuse, d'une belle position géographique aux avancées de
l'Europe, et d'une population solidement attachée aux institutions
de notre marine. Mais, au point de vue exclusivement militaire, ce
grand port n'a de valeur que comme point d'appui des navires
chargés de la guerre du large, de la guerre de croisière, dont nous
discuterons tout à l'heure la véritable efficacité.
En somme, nos trois arsenaux de l'Océan ont un vice commun
et un vice essentiel : ils s'ouvrent sur l'ouest, où, de longtemps,
nos escadres n'auront que faire.
Cherbourg et Toulon, seuls, répondent à des objectifs stratégi-
ques nettement caractérisés : ce sont, en même temps que de pré-
cieux refuges, des positions offensives dont nos voisins apprécient
toute l'importance.
Cependant, depuis que l'axe de notre politique extérieure s'est
déplacé, depuis que certains groupemens de puissances nous im-
posent d'accumuler A^ers l'est et vers le sud latotaUté de nos moyens
d'action, Cherbourg, osons le dire, a beaucoup perdu de sa valeur
comme position oftensive et comme centre de ravitaillement ; Tou-
lon même ne satisfait plus entièrement, comme base d'opérations,
à la condition dont nous reconnaissions plus haut l'importance.
Si le premier de ces grands ports n'est pas assez rapproché de
AVilhelmshafen et de Kiel, le second est trop loin de Naples, de
Tarente et de Pola. — Il est donc nécessaire de créer en faveur de
nos escadi'esde nouveaux points d'appui, plus voisins de la mer du
Nord, de la mer Tyrrhénienne, de l'Adriatique ; des b(/ses secon-
daires sommairement outillées , mais abondamment pourvues de
778 RE^TE DES DEUX MONDES.
charbon et de munitions de combat, défendues d'ailleurs par de
solides batteries, et qui prolongeraient pour ainsi dire le rayon
d'action efficace de nos deux grands arsenaux, b(tses prùicipales,
bascs^cssentielles de nos armées navales. Quels sont donc les points
favorables à la création de ces bases secondaires? N'est-ce point,
au nord-est, Calais ou Dunkerque, nos seuls débouchés naturels
sur la mer du Nord? Dunkerque plus avancé dans l'est, déjà en
pleine Flandre, peuplé de « pratiques » et de pilotes de la Beutschsee,
d'ailleurs en possession d'un rudiment d'arsenal maritime et fier
encore de ses glorieuses tradhions ; Calais plus accessible peut-être
aux navires de guerre et mieux aménagé depuis ses récens tra-
vaux.
Et dans le sud, n'avons-nous pas, outre la précieuse rade de
Yillefranche, poste avancé de Toulon vers la rivière de Gènes,
des ports avantageux comme Ajaccio, qui surveille le débouché de
Bonifacio, qui protège notre ligne de commnications avec l'Algé-
rie; comme Porto-Yeccliio, sur l'autre versant de la Corse et tout
près de la menaçante Maddalena? N'avons-nous pas une remarqua-
ble position offensive, Bastia, à égale distance (six heures de marche
à J^ nœuds) de la Spezzia et de Givita-Vecchia ?
Plus loin enfm, dans cette France nouvelle qui grandit sur l'autre
rive de notre mer intérieure, faut-il signaler Bizerte qui, mieux
que .Malle, domine à la fois les deux bassins de la Méditerranée,
et où nous tiendi-ions dans nos mains le nœud qui la resserre;
Bizerte pour qui la nature a tant fait, et qui deviendrait, avec quel-
ques travaux, un excellent port de refuge en même temps qu'un
relais, qu'une étape, raccourcissant de moitié notre ligne d'opérations
contre Tarente et contre Pola.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'on s'efforce de donner des bases
secondaires aux armées navales ; pendant la guerre de la succes-
sion d'Autriche, de 1743 à 17Zi8, les flottes anglaises qui flan-
quaient, dans le golfe de Gènes, l'aile gauche des Austro-Sardes, i
se A oyaient obUgées d'interrompre trois lois par an leurs opérations
pour aller se ravitailler à Gibraltar, alors leur seule base dans laj
Méditerranée. Pendant quelques semaines nos malheureuses popu-
lationsprovençales respiraient plus Ubrement et nos armées, jointes,
à celles de l'infant don Philippe, pouvaient marcher sans entraves.
La Corse tentait déjà nos avisés ennemis,' et, la soulevant contre j
Gènes, ils essayèrent sans succès de s'établir à Bastia.
Plus heureux en 179Zi, grâce à PaoU, lord Jervis put établir dans!
le golfe de Saint-Florent une véritable buse secondaire^ juste enj
face de ces routes de la Corniche où s'usaient en efforts stériles les j
valeureux soldats d'Anselme, de Dugommier et de Schérer; c'est
delà que l'amh^al anglais détachait l'actif Nelson pour inquiéter
LA. STRATÉGIE NAVALE. 779
nos communications, pour couper nos convois, pour battre notre
aile droite, et, plus tard, pour capturer à Savone le parc de siège
que Bonaparte destinait à l'attaque de Mantoue; c'est de là qu'il
appareillait, le l'2 juillet 1795, pour se jeter sur la flotte française
de l'amiral Martin, assez audacieuse pour sortir de Toulon.
Mais le mouillage de Saint-Florent est peu sur. Nelson s'était
bien promis que, commandant en chef, il saurait choisir une base
secondaire plus favorable : c'est lui, en effet, qui reconnut, au nord
de la Sardaigne, la belle rade à laquelle il donna le nom de Tun
de ses vaisseaux, YAgùicoiirt, bassin tranquille que les îles de Ga-
prera et de la Maddalena défendent contre les vents du détroit de
Bonifacio. Laissant à ses agiles frégates le soin d'observer la côte
de Provence, il venait là renouveler ses provisions d'eau douce et
de vi"STes, il venait surtout faire goûter à ses équipages quelques
nuits de repos bien méritées.
Prévoyait-il, quand il signalait les avantages stratégiques de cette
position, quand il disait qu'elle (t bloquait naturellement Toulon
et Marseille, » et que jamais flotte française ne perdrait de vue la
côte de Provence sans qu'il eût le temps de se jeter sur elle et de
la prendre en flanc ou en queue, pouvait-il prévoir qu'une nouvelle
grande puissance, qu'une marine inconnue de son temps recueille-
rait avidement ses leçons et ferait de la Maddalena une des plus
remarquables bases secondaires qu'on ait jamais organisées pour
les armées navales?
Heureux Italiens, heureux imitateurs, qui devaient déjà leur su-
perbe port de la Spezzia au coup d'œil de Napoléon P'' I
III.
Quand une armée s'enfonce en pays ennemi, elle ne manque pas
de jalonner sa route, d'étape en étape, par des postes fortifiés; d'y
laisser des troupes mobiles pour les défendre et les relier ; enfin de
créer sur cette route précieuse, qui doit lui amener ses renforts,
ses vivres et ses munitions, un système de places du moment,
points d'appui solides, capables de résister, non-seulement aux
coups de main des coureurs et des partisans, mais aux attaques des
corps organisés avec lesquels l'ennemi tenterait de s'établir sur lu
ligne de communications.
Cette organisation défensive de la ligne de communications, tous
ies maîtres en l'art de la guerre l'ont considérée comme une des
tâches les plus difficiles, comme l'objet des plus constans soucis
d'un général en chef.
Les flottes ont, elles aussi, des lignes de communications, qui
veulent être organisées avec d'autant plus de soin que les lignes
780 REVUE DES DEUX MONDES.
d'opérations s'allongent et que l'on porte la guerre dans des mers
plus éloignées : il importe d'ailleurs de remarquer que ces lignes
ne se confondent pas avec les lignes d'opcnilio/is: en efl'et, des rai-
sons momentanées et d'ordres très divers, politique, militaire ou
nautique, peuvent obliger une flotte à employer une route détournée
pour se rendre sur le théâtre de la guerre ; mais sa ligne de com-
munications, celle que suivront ses renforts et ses approvisionne-
mens, doit se rapprocher de la ligne droite, ou du moins du plus
court chemin.
On reconnaît à la fois l'existence et l'importance des lignes de
communications pour les armées navales, quand on étudie certaines
routes maritimes, comme celle qui conduit du nord de l'Europe dans
les contrées de l'extrême Orient, et que marquent d'un trait carac-
téristique cinq défdés inévitables, les détroits de Gibraltar et de
Sicile, le canal de Suez, les détroits de Bab-el-Mandeb et deMalacca.
Ces défdés sont aujourd'hui dans les fortes mains d'une nation dont
on ne peut trop admirer ni trop redouter la prévoyante et tenace
énergie. L'occupation successive de la vieille forteresse de Tarik,
de l'île de Malte, de Port-Saïd et de Suez, de Périm et d'Aden, de
Singapore et de Hong-Kong restera longtemps comme la preuve
frappante de la persévérance et de l'unité des vues politiques chez
une aristocratie qui n'a pas son égale en Europe pour la valeur
intellectuelle, et qui a conduit l'Angleterre à de si hautes desti-
nées.
Qu'on ne croie pas d'ailleurs que la précision des indications
fournies par les accidens géographiques puisse diminuer le mérite
du gouvernement anglais. Avant que le canal de Suez fût percé,
sa ligne de communications avec les Indes était nettement jalonnée
autour de l'Afrique par les points de Bathurst, l'Ascension, Sainte-
Hélène, le Gap, les Seychelles ou l'île de France, dont nos achar-
nés ennemis avaient salué la prise avec tant de joie, en 1810.
Encore ne parlé-je pas des îles du Gap-Vert, du port précieux
de la Praya, aux mains du Portugal, devenu lui-même comme une
colonie anglaise.
Mais un enseignement immédiat se dégage de ces considéra-
tions, c'est que, au contraire de celles des armées, les lignes de
communications des flottes peuvent et doivent être établies d'avance,
dans le temps de paix : c'est encore là un point où se séparent les
deux stratégies.
Il est en effet presque toujours facile à une armée qui progresse
de créer en peu de temps sur sa ligne de communications des
points d'appui doués d'une suffisante résistance : des fortifications
passagères ou semi-permanentes, des palissades, des ouvrages en
terre, quelques bataillons, quelques bouches à feu en font les
LA STRATÉGIE NAVALE. 781
frais, et la valeur de ces moyens de défense est dans un juste rap-
port avec celle des moyens ordinaires de l'attaque. Il n'en va pas
de même pour les armées navales : leurs engins de combat sont
trop spéciaux, leurs elïeclifs trop réduits, leurs approvisionnemens
trop exactement limités en vue d'opérations exclusivement mari-
times pour qu'il leur soit possible de se constituer elles-mêmes,
sur leur route, des places du moment, des bases secondaires.
Cette faculté précieuse, les flottes d'autrefois la possédaient à un
haut degré : elle leur était pourtant moins utile qu'aux escadres
d'aujourd'hui, parce qu'elles jouissaient, n'employant qu'un mo-
teur naturel, d'une bien plus grande autonomie que nos flottes à
vapeur ; parce qu'elles étaient à elles-mêmes leur propre convoi,
parce qu'elles emportaient dans les flancs de leurs vaisseaux, que
n'alourdissait pas une épaisse cuirasse, six mois de vivres et
plus de munitions qu'il n'en iallait pour livrer plusieurs batailles
rangées. C'était le temps où l'on pouvait envoyer de puissantes
armées navales aux Antilles, aux États-Unis, dans les Indes, et où
l'industrie d'un Suflien entretenait trois ans quinze vaisseaux sur
une côte ennemie sans toucher barre à l'île de France. Cependant
ces escadres sentaient, elles aussi, le besoin de points d'appui,
de bases secondaires, et savaient se les ménager : je ne parle-
rai pas de l'armée navale de Brueys, jalonnant sa route par la
prise de possession de Malte; elle devait ce succès à l'armée
qu'elle transportait et surtout à l'influence morale du général en
chef, Bonaparte ; mais j'ai montré Jervis s'instaliant à Saint-Flo-
rent, Nelson guettant, de la Maddalena, tous les mouvemens de
nos escadres. Je pourrais citer encore l'exemple du grand SufTren
assurant à Achem d'abord, à Trinquemalé ensuite, conquis sur les
Anglais, son hivernage, son ravitaillement, ses rechanges de mâts,
de voiles et d'agrès ; car s'il refusait, malgré les ordres de M. de
Castries, de revenir à l'île de France, c'est que, disait-il, « l'exé-
cution de ces ordres nous ferait perdre six mois et tous les fruits
de nos combats. » Et M. de Souillac, gouverneur de l'île de France,
écrivait au ministre : « Le parti courageux qu'a pris M. de Suflren
sauve l'Inde... »
C'était là de la belle et bonne stratégie navale : on l'a justement
admirée. Malheureusement de si précieux exemples ne pourraient
plus nous servir aujourd'hui; les engins maritimes, disions-nous
tout à l'heure, sont trop spéciaux... Ajoutons qu'ils se spécialisent
de plus en plus. On pouvait encore, il y a trente ans, armer une
batterie de circonstance, élevée à terre, en empruntant quelques
pièces de 18, montées sur de commodes affûts en bois, à la bat-
terie haute d'un vaisseau. Aujourd'hui cela même n'est plus pos-
sible; la complication, la puissance, le poids du matériel nouveau,
782 REVUE DES DEUX MONDES.
s'y opposent absolument, et ce n'est là, pour les officiers de vais-
seaii, qu'une des moindres raisons de se défier de la voie dans la-
quelle est engagée l'artillerie navale.
Débarquer des hommes, il n'y faut pas songer davantage ; la
tendance à la diminution des effectifs est générale : on semble
accorder ainsi aux appareils mécaniques, aux appareils hydrauli-
ques en particulier, une confiance qu'ils ne justifieront peut-être
pas, et considérer les opérations d'une guerre maritime comme
réduites à une seule rencontie...
11 faut donc que les escadres qui opéreront dans les mers loin-
taines y trouvent des bases secondaires déjà organisées, déjà
pourvues de charbon, d'approvisionnemens, de munitions et des
objets de rechange indispensables ; des places du 'inoment conve-
nablement fortifiées et où nos équipages soient assurés de goiiter
quelque repos. Dès lors ce sont nos colonies seules qui peuvent
nous procurer ces avantages. Eh bien ! ces établissemens sont-ils
distribués, sont-ils disposés de manière à remplir un rôle aussi
important?
Revenons à cette route de l'extrême Orient qu'il nous importerait
tant de jalonner, et occupons-nous d'abord de nos dépôts de com-
bustible. D'Obock à Saigon il faut compter 5,300 milles marins ; nous
avons bien, dans le sud de THindoustan, les relâches de Mahé ou
de Pondichéry; mais, en cas de conflit avec l'Angleterre, ces points
seraient immédiatement occupés par nos adversaires.
Quels sont donc les navires capables de franchir sans relâcher
cette énorme distance de 5,300 milles? Éliminons d'abord les cui-
rassés, bien éloignés qu'ils sont de porter dans leurs flancs le
stock de charbon nécessaire: d'ailleurs, l'importance prépondérante
des opérations en Europe les retiendra toujours dans nos eaux.
Les anciens croiseurs mixtes pouvaient, en marchant à la voile et
à la vapeur, en protitant des moussons, résoudre assez économi-
quement ce problème. Il n'en serait pas ainsi des croiseurs nou-
veaux, que nous privons de toute voilure; je sais que ces navires,
s'ils développent de grandes vitesses, au prix de grandes dépenses
de combustible, peuvent aussi marcher à une allure ralentie et rela-
tivement économique. Mais, sans parler des inconvéniens de l'ordre
militaire qui résulteraient de la lenteur de leur marche, la capacité
de leurs soutes ne leur permettrait pas de franchir ces 5,300 milles.
Il ne faut pas perdre de mt^ en efiet, que dans la pratique de la
navigation, et surtout en temps de guerre, on ne doit jamais con-
sidérer la provision de charbon embarquée à bord comme totale-
ment disponible. Une notable partie de ce charbon joue un rôle
défensif essentiel en protégeant les chaudières, la machine, les
soutes à poudre contre les projectiles ennemis ; de plus, un na\ire
LA STRATÉGIE NAVALE. 783
allégé de tout son combustible se trouve dans des conditions de
stabilité aussi fâcheuses pour la navigation que pour le combat ;
enfin aucun capitaine ne se souciera d'atterrir en brûlant sa der-
nière briquette, « en grattant ses soutes, î) au risque de trouver
au dernier moment un vent contraire qui le rejette au large, au
risque de devenir le jouet des caprices de la mer.
Ainsi, tandis qu'un narâ'e anglais trouverait sur cette route des
dépôts de charbon espacés de 2,000 milles au plus, distance tou-
jours franchissable, même à grande vitesse, pour les croiseurs ré-
cens, un na\"ire û'ançais aurait à parcourir* avec ses seules res-
sources une distance plus que double et serait, en atterrissant,
à la merci de son adversaire, arrivé plus tôt que lui et pourvu en
abondance de tous ses moyens d'action.
C'est là un élément de supériorité incontestable et que le pre-
mier lord de l'amirauté, sir Georges Hamilton, ne manquait pas
de signaler tout dernièrement à l'attention du parlement anglais.
Je ne dis rien du passage du canal de Suez, que je suppose
ricllement ncuiraliac, supposition sans cloute bien gratuite.
La distrib/dion de nos colonies, considérées comme bases d'opé-
rations secondaires, est donc défectueuse, et nous avons depuis
longtemps laissé prendre à l'Angleterre toutes les positions favo-
rables.
L'organisation de ces établissemens est-elle du moins en état de
satisfaire aux besoins des escadres modernes et, pour préciser,
d'une division de croiseurs tels que nous les construisons en ce
moment ?
Le temps n'est plus où l'on trouvait partout les élémens essen-
tiels au ravitaillement et au réapprovisionnement des bâtimens de
guerre : de l'eau douce, du biscuit, des cordages, des bois, des
toiles, de la poudre et des boulets ronds ; c'est tout autre chose qu'il
nous faut aujourd'hui : c'est de la poudre prismatique expressément
fabriquée non-seulement pour tel modèle d'artillerie, mais encore
pour tel calibre de bouche à feu ; ce sont des boulets d'acier ayant
une certaine trempe, des formes particulières, un montage et un
ajustage parlaits, des obus chargés avec des substances explosives
d'une manipulation fort délicate ; ce sont encore des cartouches
spéciales et pour les canons à tir rapide, et pour les canons re-
volvers, et pour les fusils; ce sont des pièces de rechange façon-
nées au dixième de millimètre pom* les torpilles, et des torpilles
elles-mêmes avec leurs charges de fulmi-coton, pour remplacer
celles que l'on aura lancées, heureux encore si ces torpilles se
trouvent de calibre pour les tubes du croiseur ; c'est enfin pour
toutes les armes, pour tous les engins mécaniques, hydrauliques,
électriques, un outillage délicat qui ne s'est guère aventuré jus-
784 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ici hors de nos arsenaux, dont l'entretien aux colonies exigerait
un personnel technique, des magasins, des ateliers dispendieux,
et dont la conservation, dans ces régions chaudes et humides, in-
spire à tous les hommes compétens des doutes autorisés. Le ser-
vice de l'artillerie navale anglaise n'exprimait-il pas dernièrement
la crainte que les propriétés des poudres lentes ne s'altérassent
pendant leur séjour dans les pays chauds?
Ainsi, à moins d'engager des dépenses considérables, dont les
fruits ne sont même pas assurés, nous ne pouvons plus constituer
de fortes lignes de communication aux divisions navales destinées
à opérer dans les mers lointaines ; nous ne pouvons plus nous
flatter de créer dans nos colonies des bases secondaires pour nos
grands croiseurs modernes.
Il faut s'y résigner : dès que l'on donne à ces navires la pro-
tection des blindages métalliques, dès qu'on les dote d'une machi-
nerie compliquée, de canons longs brûlant des poudres lentes et
manœuvres par des appareils hydrauliques, de torpilles automo-
biles, d"un éclairage électrique intérieur et extérieur, dès qu'on en
fait, en un mot, des cuirassés mal déguisés sous le nom de croi-
seur.s prolègùs, on les ramène fatalement dans la zone d'influence
des grands arsenaux.
Pour vouloir exalter certaines de leurs facultés, on diminue leur
rayon d'action, dont la grandeur est le facteur essentiel de leur
puissance, et s'il est vrai de dire que la guerre d'escadre sera rivée
à la côte, il ne l'est pas moins d'affirmer que la guerre des croi-
seurs se localisera dans les eaux de l'Europe.
IV.
Faut-il, au demeurant, le regretter beaucoup? Sans doute la
protection de notre commerce dans les mers lointaines pourra en
souflrir ; moins cependant que d'aucuns semblent le croire. Notre
marine marchande subit largement les efl'ets de la révolution qui,
peu à peu, fait passer l'industrie des transports des na^^res à voiles
aux bâtiments à vapeur, et, j'ajoute, aux grands vapeurs. Si le
nombre total de nos navires diminue, celui de nos paquebots aug-
mente, et leur tonnage moyen, surtout, s'accroît avec une rapidité
significative. C'est une loi générale : il est moins coûteux pour une
compagnie maritime d'entretenir dix grands vapeurs que quinze
navires moyens qui ne draineraient pas une plus grande quantité
de marchandises. Or les grands paquebots acquièrent chaque jour
une allure plus rapide et voient par conséquent s'augmenter leurs
chances d'échapper aux croiseurs mixtes à vitesse moyenne qui,
LA STRATEGIE NAVALE. 785
seuls, à peu près, pourront tenir croisière sans relâches fréquentes,
et battre les mers d'une manière continue.
Je ne prétends pas dire que tous nos paquebots pourront conti-
nuer leurs opérations commerciales : aucune nation ne saurait se
flatter de cet avantage, à moins de former des convois protégés par
de véritables escadres de croiseurs, et ce moven ne semble guère
à la disposition que de la seule Angleterre. Je crois seulement que
les paquebots-poste pourront y parvenir, à condition de modifier
leurs routes ordinaires, trop connues des navires de guerre, et que
les autres, moins rapides, réussiront à gagner sans encombre soit
une de nos colonies, soit un port neutre.
Les guerres modernes sont assez courtes pour que cette der-
nière solution d'une question délicate puisse satisfaire une nation
dont ni la vie quotidienne, ni les intérêts essentiels, ne sont sus-
pendus aux arrivages de ses navires.
Mais la difficulté, pour ne pas dire l'impossibilité, de protéger nos
paquebots dans les régions exotiques n'est pas la seule consé-
quence fâcheuse de la transformation de nos types de croiseurs.
Concentrés désormais dans les eaux d'Europe, au moins dans
l'Atlantique nord, ces navires vont-ils donc laisser les vapeurs en-
nemis opérer en toute sécurité leurs transactions commerciales de
l'autre côté de la terre?
Je pourrais dire qu'il importerait assez peu, si nous réussissions
à barrer, en fin de compte, à ces paquebots le chemin de la mé-
tropole. Mais le moment est venu sans doute d'élargir le débat et
de discuter les avantages, sinon de la guerre de courte, qui nous
est désormais interdite par les traités, du moins de la guerre des
croiseurs.
Dans l'examen des chances diverses que nous offre un conflit
avec une puissance exclusivement maritime, l'Angleterre par
exemple, quelques officiers de mérite, et surtout nombre de per-
sonnes étrangères à la marine, ont cru pouvoir préconiser cette
méthode de guerre à l'exclusion de toute autre.
On a rappelé avec complaisance qu'en huit années, de 1793
à 1801, la marine marchande anglaise avait perdu 2,500 navires,
non pas capturés, mais naufragés pour la plupart; on a né-
gligé de dire que, dans cette même période, les croiseurs anglais
nous avaient enlevé un nombre égal de bàtimens; on a surtout
oublié de reconnaître que, si ce chiffre ne représentait qu'une partie
de l'outillage maritime du commerce anglais, il donnait en revanche
la totalité du nôtre.
Pour réduire la Grande-Bretagne à merci, ajoute-t-on, c'est as-
sez de l'atteindre dans cette énorme flotte marchande qui draine
TOME xciv. — 1889. 50
..^^
786 REVX'E DES DEUX MONDES.
les richesses du monde entier; c'est assez de l'afiamer en inter-
ceptant les paquebots qui suppléent par l'appoint de leurs charge-
mens de blé à l'insuffisance de ses récoltes.
Ces longues files de cargo-bouts suivent des routes à peu près
invariables et connues de tous les navigateurs : chacun de ces na-
vires vient à son tour reconnaître certains caps, certains accidens
hydrographiques qui jalonnent leur route et rectifient leur « estime ».
Il est donc aisé de les atteindi'e sur leur route préférée ou à l'at-
terrissage.
Je n'y contredis pas et je veux même qu'au début de la guerre
nous réussissions à infliger des pertes sensibles au commerce an-
glais. La Grande-Bretagne restera-t-elle désarmée en face de ce
danger? 11 serait puéril de s'en flatter.
Sa flotte de croiseurs est nombreuse et puissante : elle le sera plus
encore dans quelques années. Dédaignant la capture de nos trop
rares bâtimens de commerce, ces navires se consacreraient à la
protection de leurs paquebots : la lutte s'établirait bientôt en haute
mer entre croiseurs de types analogues, et peu à peu, quelle que
fût la valeur des nôtres, le nombre finirait par l'emporter.
Admettons toutefois que deux ou trois croiseurs français, supé-
rieurs à leurs adversakes en armement, en vitesse, en approvision-
nement de combustible, puissent se maintenir au large et conti-
nuer leurs ravages sur le commerce anglais : enlèveront-ils à
l'ennemi les convois de paquebots naviguant de conserve et pour-
vus d'une puissante escorte, où figureront sans doute les beaux
croiseurs à ceinture c uirassée, ^4 «ro/v7,Or/<//i(/o^ Inn/iortality, etc.,
que rx\ngleterre semble construire justement en vue de ce service
spécial?
C'est ainsi qu'agissait déjà l'amirauté pendant les grandes guerres
maritimes du siècle dernier, et les judicieuses mesures qu'elle pre-
nait alors pour comTir avec ses escadres la navigation de ses flottes
marchandes lui réussiraient encore aujourd'hui. Ces flottes mar-
chandes se formaient dans les ports de commerce de la Grande-
Bretagne en même temps que l'on armait, dans ses arsenaux, les
escadres destinées aux opérations dans la Méditerranée, aux An-
tilles, aux Indes, ou les divisions chargées de renforcer ces armées
navales. On utilisait ainsi tous les départs de forces constituées en
vue des opérations exclusivement militaires, pour faire franchii*
aux navires marchands les zones réputées les plus dangereuses,
celles de l'Atlantique nord, par exemple ; la séparation se faisait
assez loin dans le Sud, quelquefois vers le tropique, et les bâti-
mens de guerre reprenaient leur route normale. D'ailleurs on ne
laissait pas d'armer, quand il le fallait, des divisions spéciales, uni-
quement chargées de défendre le convoi jusqu'à sa destination ; ces
LA STRATEGIE NAVALE. 787
divisions se composaient en général d'un petit nombre de vaisseaux
et de grosses iregates, choisis parmi les mieux armés et les meil-
leurs marcheurs, capables par conséquent de soutenir le combat
contre des forces supérieures pendant que le conyoi se dispersait,
puis de se soustraire aux coups de Tennemi quand les navires mar-
chands aidaient pu gagner une avance suffisante. Souvent aussi le
départ d'une flotte marchande, ou son atterrissage, étaient mas-
qués par une entreprise contre notre littoral, que l'on ne manquait
pas d'annoncer avec fracas et qui retenait dans nos eaux les forces
-actives dont nous aurions pu disposer.
Les meilleurs amiraux anglais, les Rodney, les Howe, les Darby,
ne s'estimaient point diminués quand on leur confiait le soin d'es-
corter des convois considérables : ils y consacraient tous leurs
soins, toutes les ressources de leur tactique, et les opérations de
lord Howe pour faire pénétrer dans la baie de Gibraltar la flotte de
transports qui devait ravitailler cette place en 1782, sont longtemps
restées des modèles du genre.
Cet officier général n'avait cependant que oli vaisseaux à oppo-
ser à l'armée navale franco-espagnole, qui en réunissait hd sous
les ordres de l'amiral don Luis de Cordova. La fortune même lui
avait d'abord paru peu favorable, et un calme plat qui l'avait pris à
l'entrée du détroit avait obligé sa flotte à le franchir sous la seule
impulsion du courant qui porte dans la Méditerranée : le 11 oc-
tobre au soir, l'armée anglaise, à l'exception d'un vaisseau et de
à transports qui avaient réussi à gagner Gibraltar, se trouvait re-
jetée assez loin de la place : le 13, Tarmée alliée, jusque-là retenue
par le calme dans la baie d'Algésiras, appareillait au premier souflle
de brise et venait s'interposer entre Gibraltar et l'amiral anglais.
Malheureusement don Luis de Cordova, leurré par son habile ad-
versaire de l'espoir d'une bataille rangée, se laissa entraîner à
suivre de près toutes ses évolutions : les vaisseaux anglais, la
plupart doublés en cui^Te, étaient de bons marcheurs, et tous les
capitaines, attentifs à saisir les intentions de leur chef, secondaient
la justesse de ses ordres par la précision de leurs maTiœu'\Tes.
Pendant trois jours lord Howe réussit à refuser le combat tout en
gardant le contact de son adversaire, et en se plaçant toujours
entre lui et son convoi ; le 17 octobre, enfin, au moment où les vents
d'est se prononçaient, lord Howe se trouva plus près du détroit
que don Luis de Cordova : en quelques heures, tous les transports
avaient pu rentrer dans la rade de Gibraltar, et le 18 l'amiral an-
glais, sa mission heureusement remplie, se hâtait de faire route à
l'ouest pour regagner les côtes d'Angleterre, dont son escadre con-
stituait le seul élément de défense. Le 20 octobre, par un retour
de fortune inespéré, la flotte combinée franco-espagnole, qui avait
788 REVUE DES DEUX MONDES.
suivi d'assez loin l'armée anglaise, put profiter d'une saute de vent
pour se rapprocher de l'ennemi : l'occasion était précieuse... don
Luis de Cordova allait-il l'utiliser pour écraser l'armée principale
de V ennemi, et les flots du cap Trafalgar, que l'on voyait encore à
l'horizon, allaient-ils engloutir des vaisseaux anglais?
On put le croire un moment : la division légère de l'armée com-
binée, sous les ordres de l'intrépide Lamotte-Piquet, laissa rapi-
dement porter sur l'ennemi et engagea l'action avec la dernière
vigueur ; déjà lord Howe, contraint d'accepter le combat et de for-
mer sa ligne, appelait de ses vœux la nuit, dont les ombres com-
mençaient à s'étendre sur le champ de bataille... A deux milles,
couvert de to'le, s'avançait le gros de l'escadre française; plus
loin se détachaient sur le ciel les mâtures des lourds vaisseaux es-
pagnols ; ils étaient loin sans doute, mais les nôtres, brûlant du
désir de combattre, suffisaient pour arrêter l'ennemi et pour sou-
tenir le premier effort de la lutte. Un signal monta au grand mât
du vaisseau amiral espagnol : c'était le « ralliement général et ab-
solu. )) Don Luis de Cordova trouvait son armée navale mal engagée
et craignait, malgré la supériorité de ses forces, de la compro-
mettre dans un combat de nuit.
Notre vaillante avant-garde abandonna l'ennemi, qui se garda
de la poursuivre, et le lendemain l'amiral espagnol reprenait, au-
tour de Gibraltar, un blocus désormais inutile.
Au risque de nous attarder sur le terrain de la tactique, nous
citerons encore, pour prouver que nos chefs d'escadre ont su, eux
aussi, se dévouer pour le salut des convois confiés à leur garde,
le beau combat du Ih octobre 17/i7. M. de l'Étanduère avait été
chargé de convoyer, avec 8 vaisseaux, 250 voiliers qui se rendaient
dans la mer des Antilles : dans les parages du cap Finislerre
14 vaisseaux anglais, sous les ordres de l'amiral Hawke, se mon-
trèrent sous le vent de la flotte française. Pour permettre à cette
lourde masse, que la brise et la mer poussaient sur l'ennemi, de
serrer le vent et de s'échapper, M. de l'Étanduère se hâta de se
rapprocher de l'escadre anglaise, et l'on vit ces huit vaisseaux
présenter audacieusement leur ligne bien serrée aux coups d'un
ennemi si supérieur en nombre. Au bout de quatre heures de lutte
un seul de nos vaisseaux avait succombé; Hawke, un moment dé-
concerté par une telle résistance, revient à la charge, et cette fois,
les trois vaisseaux qui formaient la queue de la ligne, entourés de
tous côtés, rasés, ruinés, ruisselans de sang, cèdent aux coups de
l'ennemi : la nuit est venue. Le Tonnant, que monte M. de l'Etan-
duère, \ Intrépide sous Vaudreuil, le Terrible Qi le Trident comhdX-
tent encore, assurés de périr, mais certains désormais d'avoir sauvé
le convoi, car l'amiral Hawke n'a pu distraire du combat'aucun de
-V,
LA STRATÉGIE NAVALE. 789
ses na-vires. A neuf heures du soir l'étendard aux fleurs de lis ne
flotte plus que sur les poupes fracassées du Tonnant et de ï Intré-
pide ; le Tunmnit va succomber, lorsque V Intrépide, qui a conserve
quelques lambeaux de voiles, passe sur son avant, lui donne un
grelin et s'éloigne du champ de bataille, remorquant les glorieux
débris du vaisseau amiral.
La flotte anglaise, absolument désemparée, laissait échapper
les plus beaux trophées de sa victoire.
Quand les deux vaisseaux français rentrèrent, quelques jours plus
tard, dans la rade de Brest, M. de TÉtanduère, dont le vaisseau
avait pu se constituer une mâture de fortune, voulut cependant que
V Intrépide le prît une seconde fois à la remorque, reconnaissant
ainsi qu'il devait son salut au dévoûment et à l'habileté de M. de
Vaudreuil ; touchante délicatesse et bien digne de ces deux vaillans
cœurs I
Faut-il rappeler enfin que c'est pour assurer l'arrivée d'un grand
convoi de blés d'Amérique, impatiemment attendu dans nos ports,
que la Convention fit sortir de Brest l'armée navale de Villaret-
Joyeuse et la jeta sur la flotte de lord Howe, malgré l'infériorité de
son organisation, malgré l'ignorance de ses équipages, malgré la
profonde incapacité de quelques-uns de ses capitaines, nommés
par la faveur des clubs révolutionnaires?
Assurément, la victoire resta le 13 prairial et devait rester à la
flotte la mieux organisée, à l'amiral le plus expérimenté, enfin à un
corps d'olTiciers qui avait conservé les traditions de la guerre d'Amé-
rique; toutelois, notre défaite fut honorable, et nous n'aurions même
laissé aucun vaisseau entre les mains de nos habiles adversaires si
le \irement de bord signalé par Villaret à la fin de la journée avait
été ponctuellement exécuté par toute son armée navale ; cette ma-
nœuvre, qui avait pour but de recueillir dix de nos vaisseaux abso-
lument hors d'état de se mouvoir, n'en sauva que quatre, et l'ar-
mée anglaise put quitter le champ de bataille en emmenant les six
autres.
Mais ce qu'il faut reconnaître impartialement, c'est que Yacan-
tage stratégique nous restait et que l'objectif essentiel de la sortie
de Villaret-Joyeuse était atteint, puisque les Anglais, très maltrai-
tés, laissaient le passage libre à notre convoi. Le surlendemain du
13 prairial, en eHet, cette flotte marchande traversait le champ de
bataille où avait péri le Vengeur du peuple.
Ainsi, on le voit bien par ces exemples, malgré les aptitudes par-
ticulières de la marine à voiles pour les croisières, peu à peu, en
raison même de la formation de ces grands convois, la guerre d'es-
cadre se substituait, pour leur défense comme pour leur attaque,
à l'ancienne guerre de course : il en serait encore de même aujour-
790 REVUE DES DEUX MONDES.
d'iiui, car aiijourd'liui n'est jamais aussi difïérent d'iiicr que notre
orgueil cherche à nous le persuader; il en serait de même, dis-je,
et l'Atlantique nord verrait des divisions de grands croiseurs se
disputer les grandes routes de naAigation et combattre, à quel-
ques centaines de milles au large, pour la liberté des atterrissages.
— Dans cette lutte, encore une fois, sur un théâtre d'opérations ainsi
circonscrit, l'avantage finirait toujours par rester au nonibre.
Saluons cette marine mixte qui s'en va, ces engins maniables
et robustes qui pouvaient seuls nous permettre de suivre
sur les mers lointaines les grands exemples des Lamotte-Piquet,
des Linois, des Lhermitte, des Allemand. C'était la voile qui, don-
nant aux frégates de ces habiles officiers une autonomie que n'au-
ront jamais les navires mus exclusivement par la vapeur, favorisait
les longues recherches, les patientes investigations, les combinai-
sons savamment mûries. C'était la voile encore qui aurait permis
à nos croiseurs mixtes de se maintenir longtemps au large et de
réserver pour la poursuite ou pour le combat leur précieuse provi-
sion de combustible : or, si nos grands croiseurs sont devenus des
cuirassés, nos croiseurs légers deviennent à leur tour des cclai-
rew^ d'escadre, dont la puissance effective et le rayon d'action
paraissent sacrifiés à la pénible recherche des très grandes \itesses.
La conclusion s'impose : sans renoncer à faire au commerce
ennemi tout le mal que nous pourrons, nous devons nous péné-
trer de cette idée que la guerre des côtes l'emporte définitive-
ment sur la guerre du large, les combats d'escadre sur les ren-
contres isolées.
Ce sont des opérations rapides, des coups vigoureux qu'il nous
faut aujourd'hui ; l'esprit public s'y prête et nos engins l'exigent :
la stratégie navale y trouve, d'ailleurs, l'application de ses lois
essentielles... Souhaitons seulement que, pour y satisfaire, la ré-
sistance et la durée de notre matériel puissent rester au niveau de
sa complication.
V.
Nous avons reconnu déjà que l'une des bases de la stratégie
navale est la parfaite connaissance des moyens d'action maritimes
de ses adversaires éventuels.
A défaut d'un examen approfondi des flottes de nos voisins et de
l'organisation de leurs défenses côtières, étude qui nous entraîne-
rait fort loin , nous nous contenterons d'une esquisse rapide des
traits caractéristiques de la puissance maritime de l'Angleterre et
des nations qui forment la triple alliance. -^
Occupons-nous d'abord de celles-ci : on sait qu'après avoir porté
LA STRATÉGIE NAVALE. 791
son organisme militaire au plus haut degré de force et de sou-
plesse, après avoir réalisé, autant que le permet Fétat social ac-
tuel, l'idéal de Ja nation année, Tempire d'Allemagne se tourne
aujourd'hui vers la mer et consacre une gi-ande partie de ses res-
sources à l'augmentation de ses forces navales. Les hommes émi-
nensqui le gouvernent apprécient l'importance du rôle que jouera
la marine dans les luttes de l'avenir; aussi, pour faciliter la tâche de
leur flotte, lui ont-ils assuré, pendant une longue période de labeur
obscur et persévérant, des ports à peu près inexpugnables et admi-
rablement outillés, une administration prévoyante, un personnel
exercé avec le plus grand soin. Ce sont là des bases solides, sur
lesqnelles on bâtit l'édifice d'une marine qui prend peu à peu une
inquiétante extension.
A ses douze anciens cuirassés d'escadre , l'Allemagne pourra
joindre, en 1895, quatre nouveaux cuirassés, non point des masto-
dontes comme ceux du « fidèle allié » du sud, mais des navires de
déplacement moyen, d'un tirant d'eau relativement faible, qualité
précieuse pour des bàtimens appelés à naviguer dans les mers
basses du nord de l'Em-ope ; il n'est que juste d'ajouter à ces
quatre cuirassés d'escadre, sept croiseurs blindes qui sont, en réa-
lité, des cuirassés de deuxième rang; enfin, il faut noter le précieux
appui que ces navires de haute mer recevront de dix cuirassés
garde-côtes qui paraissent destinés spécialement à la défense des
deux issues, dans l'estuaire de l'Elbe et dans la baie de Kiel, du
canal maritime de l'isthme holsteinois. — Je passe sur les croiseurs
non blindés et sur les avisos torpilleurs qui viendront renforcer
une flotte légère déjà très bien pouiTue.
En résumé, les traits essentiels de la marine allemande résul-
tent de la parfaite méthode qui a présidé à sa constitution : elle
est restée longtemps une arme défensive des plus sohdes ; main-
tenant que l'ensemble de ses institutions a pris le développement
et la cohésion qui font la force des vieilles marines , elle va de-
venu- un instrument d'ofl'ensive avec lequel il faudi-a largement
compter.
Un moment découragée par sa défaite de Lissa, l'Italie sentit
renaître après nos désastres toutes ses ambitions maritimes et s'ap-
prêta à recueillir dans la Méditerranée une succession qu'elle jugeait
ouverte. Mais il fallait se hâter de créer une nouvelle flotte pour
remplacer celle qui avait si malheureusement combattu en 1866 et
dont les types, anciens déjà, n'étaient plus à la hauteur des nou-
velles exigences. — Appelés à présider à la réfection du matériel
flottant, M. l'amù-al de Saint-Bon et M. l'ingénieur Brin, deux hommes
aux talens de qui nous nous plaisons à rendre hommage, se déci-
dèrent à rompre avec de thnides tradhions et à réunù- sur quel-
792 REVUE DES DEUX MONDES.
(|ues navires très puissans toutes les facultés ofiensives et défen-
sives que l'on dissémine d'ordinaire sur des types très distincts.
Ce programme conduisait à la construction de navires d'un très
grand déplacement, et c'est là, en effet, le caractère frappant de la
nouvelle flotte italienne : malheureusement, les grands déplacemens
entraînent avec eux les grands tirans d'eau ; ils excluent volontiers
les qualités évolutives, et, quand on veut les combiner avec des
vitesses de 17 et de 18 nœuds, comme celles dont on a théorique-
ment doté V Italia et le Lepanto, il faut em{)loyer des chaudières
à très haute pression dont la solidité et la durée sont fort problé-
matiques, et donner aux appareils mécaniques un développement
peu en rapport avec le nombre et l'expérience des mécaniciens
d'une jeune marine.
Aussi peut-on se demander si le défaut d'une exacte corrélation
entre la complication du matériel et l'habileté du personnel n'est
pas le trait saillant de la flotte italienne, et si l'on n'a pas compro-
mis pour longtemps cet équilibre en voulant faire à la fois trop
grand et trop vite.
Nous ne prétendons pas en décider : disons seulement que les
dix cuirassés neufs qui formeraient la première ligne de l'armée
navale italienne seraient en état de figurer avantageusement dans
la plus puissante flotte du monde, et que l'Angleterre, en effet, les
envie à la nouvelle venue des nations maritimes. — Derrière ces
superbes navires viendraient se ranger huit cuirassés anciens d'une
médiocre valeur, des cuirassés de réserve, dont quelques-uns,
refondus, il est vrai, ont vu la bataille du 20 juillet 1866.
Notons aussi sept grands croiseurs protégés qui pourraient, à la
fin d'une bataille navale, tenir tête à des cuirassés épuisés par la
lutte et couverts de blessures, et que, d'ailleurs, leurs très belles
vitesses soustrairont toujours à des périls trop pressans,.. mais
ces vitesses d'essais se maintiendront-elles en service courant,
lorsque disparaîtront les chauffeurs spéciaux des maisons anglaises
qui fournissent les machines, lorsqu'on se trouvera aux prises
avec les difficultés, avec les exigences imprévues de la navigation
pratique?
Je ne mentionne que pour mémoire une très belle flotte légère
de croiseurs, d'avisos torpilleurs et de torpilleurs de haute mer.
Tout au contraire de son ambitieuse voisine, l'Autriche ne s'est
pas laissé entraîner sur la pente glissante des augmentations de
déplacement : n'ayant que des ressources très limitées à consacrer
à sa marine, elle a donné la préférence aux cuirassés maniables sur
les cuirassés géans, aux canons solides sur les canons monstres,
aux machines robustes sur les machines brillantes, s'attachant à
faire profiter ses engins de tous les progrès réellement acquis.
LA STRATÉGIE NAVALE. 793
mais ne cherchant à devancer personne dans des voies inexplorées
et peut-être dangereuses.
Montée par un personnel qui n'a rien perdu de sa valeur de-
puis 1866, et qui se souvient de la glorieuse journée de Lissa plus
qu'il conviendrait peut-être à une marine engagée dans les liens
de la triple alliance, la flotte de combat autrichienne se compose de
7 cuirassés d'escadre, de 3 cuirassés à faible déplacement qui ne
pourraient jouer que le rôle de gardes-côtes, et d'un bon nombre
d'èclaireurs rapides qui ont fait leurs preuves, l'an dernier, dans la
traversée de Pola à Barcelone.
Récapitulons maintenant les forces maritimes des trois puis-
sances et ne comptons d'abord, pour simplifier, que les cuirassés
capables de figurer avec honneur dans un combat d'escadre, livré
en haute mer : l'Allemagne nous en présente 10, l'Itahe 8, l'Au-
triche 7, en tout 25. Nous, en éliminant de notre « ordre de bataille,»
comme nous venons de le taire pour nos voisins, les navires que
l'ancienneté de leur construction ou les exigences particulières de
leur type retiendraient sur nos côtes, nous trouvons un total de
26 cuirassés d'escadre.
Si, après une première bataille, par exemple, nous voulions faire
appel à toutes nos forces, nous pourrions disposer de 10 à 12 cui-
rassés anciens ou gardes-côtes ; mais nos adversaires, à leur tour,
nous en présenteraient 13. On le voit, les forces se balancent...
A la vérité, si nous n'y prenions garde, il n'en serait plus de
même dans quatre ans : 9 cuirassés nouveaux (sans parler des
10 gardes-côtes du canal allemand), auxquels nous n'en pourrions
opposer que 5, rompraient déjà l'équilibre à notre détriment.
Aussi, tenant compte des difficultés de notre situation intérieure et
de l'intérêt des économies, est-il juste d'applaudir à la courageuse
initiative du ministre de la marine, qui vient de signaler au parle-
ment la nécessité de faire un sérieux effort en faveur de notre ma-
rine.
Soyons assurés que la vigilance des pouvoirs publics maintien-
dra nos forces navales au niveau de celles qu'elles peuvent un
jour avoir à combattre. Mais comptons aussi sur les élemens de
faiblesse iiihérens à toute coalition maritime : comptons sur le dé-
faut de simultanéité dans les préparatifs, résultat de la différence
des institutions, sur la diversité des moyens mis en jeu, sur la
divergence des objectifs poursuivis : il y a un peu pins d'un
siècle, quand nous unissions contre l'Angleterre nos flottes avec
celles de l'Espagne, le cabinet de Madrid, peu préoccupé de l'inté-
rêt général, ne visait qu'à reprendre Gibraltar et Minorque ; ni ses
hommes d'Etat ni ses marins ne voulaient comprendre que c'était
794 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la Manche que se • déciderait le sort de ces places fortes, et
leurs objections, leurs retards, quelquefois calculés, paralysaient
les efforts des escadres combinées.
Comptons aussi sur la difficulté, pour les coalisés, de réunir
leurs forces : pour une jonction réussie à souhait, celle qui,
en 1781, fît converger des Antilles et de Boston, vers la baie de la
Ghesapeake les forces françaises et américaines dont la victoire de
Yorktown allait couronner les opérations, combien d'autres de
manquées ! L'Angleterre le savait bien quand elle brava deux fois
en vingt ans les ligues des neutres : en 1781, la flotte batave, avant
d'avoir pu combiner son actiou avec celle des escadres franco-
espagnoles, fut mise hors de cause pom- toute la guerre au terrible
combat du Dogger-Bank. En 1801, quand la ligue des puissances
de la Baltique menaça son omnipotence sur mer, l'Angleterre prit
hardiment l'offensive avant que les alliés eussent pu se concentrer,
écrasa à Copenhague les batteries flottantes des Danois, et, par ce
coup de vigueur, ti'ancha les Mens de la coalition.
Il y a là, pour nous, des exemples à méditer.
Comptons enfin sur la jalousie, peut-être sur l'antipathie qui sé-
parerait aujourd'hui les escadres dJe certains coalisés ; l'avenir se
chargera de montrer jusqu'à quel point la pohtique froidement cal-
culatrice des cabinets peut étouffer, aux heures des grandes crises,
les sentimens intimes des peuples que divisent des souvenirs
amers et des intérêts opposés.
Ce sont là de ces forces morales dont l'exacte appréciation, djous
Tavons dit, est une des bases de la stratégie.
Pouvons-nous maintenant lutter seuls contre l'Angleterre? Le
moment serait mal choisi pour s'en flatter, quand cette puissance
va dépenser en quatre ans 600 millions pour ses constructions na-
vales. La force de la marine britannique était jusqu'ici calculée en
vue d'une guerre contre la France, soutenue par une puissance
maritime de second ordre : c'était la tradition des grandes luttes
du siècle dernier. Aujourd'hui, cela ne suffit plus à nos orgueilleux
voisins : ils veulent être, ainsi que le disait dernièrement 3L le
ministre de la marine, « aussi forts que tous les autres réunis : »
du moins j a-t-il là, pour notre politique générale, une indication
précieuse.
En ce moment, la flotte anglaise ne compte pas moms de 52 cui-
rassés d'escadre, 18 gardes-côtes, 24 croiseurs de 1'^ et 2.^ classe,
28 de seconde, 10 croiseurs-torpilleurs, 23 croiseurs auxiliaires,
10 avisos-torpilleurs, 88 torpilleurs'^ de 1" classe, 73 de seconde
classe et un nombre considérable de corvettes, d'aiisos, de canon-
nières, exclusivement destinés aux stations lointaines.
LA STRATEGIE .\A7ALE. 795
Ajoutons, ce qui n'est pas d'un médiocre intérêt, pour apprécier
le degré de disponibilité des navires que nous venons d'énumérer,
que les grandes colonies anglaises se constituent en ce moment
des flottes séparées. Il serait donc imprudent de compter sm* la
dissémination des élémens qui forment l'armée navale de la mé-
tropole.
Pom-tant, l'étincelante cuirasse de l'empii-e britannique est-elle
sans défaut? Et nous est-il interdit d'espérer sur quelque théâtre
d'opérations bien choisi un succès momentané de nos vaisseaux
qui permette à notre armée d'intervenir dans la lutte ?
Nous ne le pensons pas, et l'Angleterre ne le pense pas davan-
tage. Mais ce succès momentané, il faudrait le demander à des
combinaisons stratégiques ayant pour objet précis de dérober notre
escadre d'évolutions à la flotte anglaise de la Méditerranée, de la
joindre à nos divisions de l'océan et de frapper un coup décisif sur
« l'escadre du canal. »
Etre maître de la Manche pendant quelques jours! La fortune
refusa d'accorder à Napoléon un bonheur si ardemment sou-
haité!.. Mais pourquoi accuser une puissance aveugle? Il a suffi
d'un choix malheureux dicté par l'amitié à mi ministre dont le bril-
lant esprit et la souple docihté masquaient mal le défaut de discer-
nement. Gomment Napoléon, qui avait exactement apprécié la valeur
de Villeneuve, après Aboukir, accepta-t-il de lui conlier le comman-
dement de l'escadre de Toulon et l'exécution de ce plan grandiose
dont il se promettait la ruine de ses plus miplacables ennemis ?
L'amiral hançais avait pourtant rempli avec succès la première
partie de sa mission; miraculeusement échappée aux étreintes de
Nelson et de Galder, son armée navale s'était doublée en touchant
au Ferrol ; encore un pas, encore un effort, elle débloquait Gan-
teaume resserré dans Brest par Gornwallis, et 50 vaisseaux don-
naient dans la Manclie, assurant le passage de la flottille !
Il y a de ces heures capitales où le cours indécis des destmées
d'une grande nation semble remis par une puissance ironique aux
mains d'un agent subalterne. L'iiistoire a le droit de retenir cette
journée du 18 août 1805 où l'infortuné Villeneuve, écrasé par une
responsabihté trop lourde, dévoré d'anxiétés, partagé entre la voix;
qui l'appelait au Nord et la crainte chimérique de cette flotte de
Nelson, qu'il croyait toujours voir poindre à l'horizon, se décida
enfin à laisser porter vers le sud et à s'enfermer dans Cadix.
Déjà ^ingt-cinq ans auparavant, 66 vaisseaux français et espa-
gnols avaient paru à l'ouvert de la Manche (août 1779), tandis
qu'une armée sous le comte de Vaux se massait sur les rives du
Cotentin, prête à s'embarquer sur un nombreux convoi de navires
marchands.
796 REVUE DES DEUX MOiNDES.
L'Angleterre elïrayce, réunissant en hâte toutes ses divisions,
n'avait pu donner à l'amiral Hardy que /lO vaisseaux : ses troupes,
réduites par la lutte qu'elles soutenaient en Amérique à quelques
dépôts et à des milices mal exercées, étendaient un trop mince
cordon sur le littoral de la Manche. Enfin c'était d'Orvilliers qui
commandait la puissante flotte combinée, celui-là même qui, l'an-
née précédente, avec des forces égales, avait contraint les Anglais
à se retirer dans leurs ports... Pouvait-on douter d'un succès com-
plet quand on avait pour soi tant de chances favorables?
Malheureusement l'administration de M. de Sartines ne s'était
pas montrée à la hauteur de sa tâche ; les approvisionnemens de
l'escadre française étaient trop limités et les équipages, déjà incom-
plets au départ, étaient décimés par le scorbut. 3,000 malades
encombraient, dès le commencement d'août, les faux-ponts et les
cales de nos navires; le 20, le commandant en chef renvoyait à
Brest huit vaisseaux désormais incapables de combattre...
Nos forces avaient cependant encore une telle supériorité qu'elles
pouvaient triompher de tant d'obstacles : déjà un vaisseau de
l'amiral Hardy avait été capturé par les frégates de l'armée com-
binée; déjà la flotte anglaise, renfermée dans Plymouth, nous cé-
dait la domination de la Manche, lorsqu'un violent coup de vent
d'est rejeta nos vaisseaux à plus de cent milles au large.
Non, il faut le reconnaître : les destins ne l'ont pas voulu! Que
de fois ils ont sauvé cette nation d'un désastre irréparable! Que
de tempêtes ils tiennent en réserve pour disperser les Armadas,
que de Cordovas pour paralyser les plus généreux efforts, que de
Villeneuves pour ruiner les plans les mieux conçus!
De ces tentatives toujours vaines, toujours renouvelées pourtant
parce qu'elles sont toujours séduisantes, nous pouvons tirer du
moins nos dernières conclusions.
Quand on jette un coup d'oeil d'ensemble sur ces grandes guerres,
on voit bien que les flottes n'y luttent plus seulement pour avoir
le droit de promener sur les mers leurs pavillons victorieux, satis-
faction assez vaine au fond, mais bien pour préparer, pour appuyer
l'action des armées chargées des opérations décisives. Les combats
engagés dans ce dessein, les efforts, plus difficiles peut-être, soute-
nus contre les élémens, marquent toujours pour les escadres le
moment le plus intéressant de la lutte ; il peut y avoir plus tard
des rencontres importantes au point de vue exclusivement tactique,
il peut y avoir un Aboukir, qui n'empêcha pas Bonaparte de con-
quérir l'bgypte ; il peut y avoir un Trafalgar, sacrifice inutile, coup
de désespoir d'un amiral affolé par de justes reproches; mais il n'y
a plus de hautes combinaisons, il n'y a plus d'opérations straté-
giques.
LA STRATÉGIE NAVALE 797
Trafalgar n'est qu'un accident qui se rattache à peine à la grande
campagne stratégique de 1805 ; cette campagne, nous l'avons vu,
était virtuellement terminée le 18 août, le jour où Villeneuve re-
nonçait à se porter sur Ouessant ; le 21 octobre, lorsque notre flotte
succombe sans profit, sinon sans gloire, l'armée du camp de Bou-
logne est au cœur^de l'Allemagne, Mack capitule, \apoléon, à re-
gret détourné de la mer, rêve la conquête du continent : les des-
tins de la France sont fixés.
Répétons-le : le point culminant de la guerre maritime, V apogée
de la crise sera toujours le moment où la flotte liera ses opérations
à celles de l'armée pour amener une solution que, séparées, ni l'une
ni l'autre ne sauraient obtenir. C'est ainsi que la stratégie navale se
rattache à celle des armées, sans se confondre avec elle, et que
les combinaisons de la première assurent le succès des combinai-
sons de la seconde ; c'est ainsi que d'habiles .uénéraux ou de grands
capitaines, Cimon en Pamphylie, Scipion en Afrique, César en Bre-
tagne et en Epire, Napoléon en Egypte, poursuivent à terre, avec
leur armée, le résultat décisif que leur flotte a su préparer.
C'est à terre, en eifet, on ne peut se le dissimuler, que se joue
toujours la dernière partie : Salamine n'a pu sauver la Grèce, ni
Lépante la chrétienté ; il a fallu Vienne et Platée pour terminer, à
ces deux grandes époques, la querelle sans cesse renaissante de la
civilisation et de la barbai'ie. Invoquerait-on l'exemple isolé d'Ac-
tium? Mais si, quittant au cap Malée la galerie royale, Antoine était
venu reprendi'e à Canidius le commandement de ses légions, il
aurait fallu un nouveau Pharsale pour décider du sort de l'empire.
J'ai dû reconnaître ici la seule, mais inévitable supériorité des
armées sur les flottes : que les marins me le pardonnent! La na-
ture fixe à l'eiïort de ces vaillans les mêmes hmites qu'à la mer...
.Mais qu'importent les hommes, les engins, les moyens d'action, à
qui s'élève assez haut pour ne voh- que le but suprême, le salut de
la patrie !
D'ailleurs, il jouira d'une gloire assez éclatante pour satisfaire le
plus ambitieux, l'amiral vainqueur qui, par le choc de ses cuiras-
sés, saura ouvrir à nos bataillons une voie nouvelle et préparer
cette oflensive vigoureuse qui convient seule au tempérament de
notre nation. La renommée de Courbet nous en est une preuve
suffisante, et je n'en veux pour garant que les honneurs dont un
peuple reconnaissant entoura la dépouille de ce grand marin qui,
après tant de jours sombres, lui avait montre l'aurore d'une gloire
nouvelle.
Nous avons constaté successivement, dans cette étude, que les
flottes, comme les armées, avaient, dans une grande guerre :
79S REVUE DES DEUX MONDES.
Un objectif principal, qu'il faut savoir distinguer des objectifs
secondaires ;
Des bases d'opérations^ qu'il faut choisir et distribuer logique-
ment ;
Des lignes de communications, dont la création et l'entretien
s'imposent avec d'autant plus d'urgence que les lignes d'opéra-
tions s'allongent.
\ous avons montré, avec la réserve que comporte un tel sujet,
de quel intérêt était pour nous la connaissance exacte des moyens
d'action de nos adversaires éventuels.
Nous avons surtout insisté sur la nécessité d'appliquer sur mer
le principe essentiel de l'art de la guerre dans les temps mo-
dernes : « détruire l'armée principale de l'ennemi ; » et nous avons
fait renaarquer que les engins actuels se prêtent mieux aux coups
vigoureux et rapides qu'aux opérations lentes et méthodiques.
Chemin faisant, nous avons fait justice de cette prétendue
« guepre industrielle » que l'on prône autour de nous sans se
donner la peine d'en peser les véritables conséquences.
Notre tâche est terminée : nous espérons avoir montré qu'il y a
une stratégie navale.
Et m, dans la dernière partie de cette étude, obéissant à une
intime conviction, nous avons reconnu que les combinaisons stra-
tégiques des flottes finissaient le plus souvent par se lier à celles
des années, conclurons-nous, infirmant ainsi nos prémisses, qu'il
n'y a, au fond, qu'une seule stratégie?
Non, la distinction est bien réelk : nous en avons fourni des
preuves quand nous avons noté la différence de constitution des
bases d'opérations, quand nous avons signalé la nécessité de créer
à l'avance les points d'appui qui jalonnent la ligne de communica-
tions d'une armée navale.
Ainsi, l'application des principes généraux qui régissent tous les
conflits des peuples armés ne saurait être réalisée sur terre et sur
mer que par des voies différentes. Il semble que de ces principes
essentiels, comme d'une source unique, découlent deux grands
codes qui édictent, en vue de circonstances analogues, mais non
pas semblables, des lois nettement séparées.
11 y a donc une stnxtégie navale.
* * *
ETUDES
D'HISTOIRE RELIGIEUSE
DE LA MODERNITE DES PROPHÈTES.
DERNIÈBE PiUlTIE.
IV.
Ici, je 'suis obligé d'interrompre la suite des Douze; caries pro-
phètes dont il me reste à ^parler appartiennent évidemment à un
autre âge que ceux cpe j'ai étudiés jusqu'à présent.
La tradition elle-même en témoigne, car tandis qu'elle rapporte
ceux qui précèdent à une haute antiquité, les plaçant au plus tard
au temps où commence, après la destruction du royaume de Juda,
la captivité de Babylone, elle suppose au contraire qyiAggce et
Zacharie (voir les préambules de ces deux prophètes) n'ont paru
qu'au temps où Zorobabel rebâtit le Temple au commencement du
règne de Darius, comme le dit le livre d'Esdras (4-2/i). Et il s'agit
du second Darius, comme l'indiquent les noms de Xerxès et d'Ar-
taxercès, mentionnés comme ses prédécesseurs au même chapitre
(versets 6 et 7), ce qui mettrait les deux prophètes à plus de cent
ans après les autres,
(1) Voyez la Revue du l" août.
800 REVUE DES DEUX MONDES.
Maintenant, si on est bien pénétré de la nécessité de faire ce que
i"ai ai)})clé une transposition, il doit y en avoir encore une à faire,
et il ne faut accepter la tradition que relativement, et en conclure
seulement, après avoir fixé la date des premiers prophètes au
II® siècle, que les deux autres, étant plus récens encore, ont paru
à une distance du u® siècle à peu près égale à celle qu'il faudrait
supposer entre les uns et les autres, d'après la tradition même.
Quelle sera cette distance, et où les placerons-nous? Il me semble
qu'avant tout examen, on pense naturellement au règne d'Hérode.
En efl'et, l'histoire des temps qui séparent le premier Hyrcan d'Hé-
rode n'était pas faite pour inspirer les écrivains. L'intervalle est
rempli à la fois par des désordres et des guerres civiles qui déchi-
rent le pays au dedans, et par des coups terribles frappes du de-
hors. Pompée entre dans Jérusalem et emporte le Temple d'assaut
en l'an 63 avant notre ère, et les israélites furent dès lors des su-
jets. Puis la révolte de César bouleverse le monde entier, et avec
le monde, le peuple d'Israël. La race illustre des Asmonées s'éteint
au milieu de l'anarchie. Voilà ce qu'auraient eu à dire les prophètes
d'alors.
Tout à coup, Hérode est roi. 11 s'était élevé, en dehors de la
race royale, je dirais presque en dehors de la nation, car il était
d'une famille de l'Idumée, et un Iduméen n'était, dit Josèphe.
qu'un demi-juif {A?itiq., 18-5-Zi). Nullement scrupuleux et très ha-
bile, il fut de très bonne heure un personnage. Héritier d'une for-
tune énorme, amassée par^son ,'père Antipater, et qu'il grossit en-
core, il^la mit au service d'Antoine d'abord, puis d'Octave, aussitôt
qu'Antoine fut détruit, et s'assura ainsi l'apjjui des Romains. Ils le
hrent roi et 'lui [prêtèrent une armée romaine, pour assiéger et
prendre avec lui Jérusalem. Il eut un règne de quarante ans, pros-
père et brillant même.
Les Romains lui avaient rendu tout ce que Pompée avait ôté à
ceux d'avant lui ; jamais le pays n'avait été si grand ni si riche. Il
se passait, il est Mai, d'étranges scènes dans l'hiterieur du palais
du roi ; mais les desordres ou même les assassinats n'allaient pas
jusqu'à la foule. Son autorité ne fut menacée qu'une fois, au mo-
ment où il allait mourir, et il la maintint à force d'être impitoyable.
Ses bâtimens étaient magnifiques, et son crédit auprès des maîtres
du monde se soutint toujours. Ses sujets, sans doute, ne l'aimaient
pas : c'était un Idumeen, un fils d'Ésau; c'était le meurtrier des
Asmonées, rois et grands-prêtres ; c'était le courtisan de César ; c'était
un Grec, un homme des iNations, par les mœurs et l'indifférence.
Mais ses trésors lui permirent de soulager efficacement 'le pays,
fi'appé par de grandes calamités, en même temps qu'il l'eblouissait
et qu'il flattait son orgueil par la magnificence de ses bàtmiens. Et
LA MODERiMTÉ DES PROPHÈTES. 801
eu ce genre, il lui lui donné de faiie une cliose qui foira toul Is-
raël à le célébrer. 11 reconstruisit le Temple, maltraité par les Syriens
et par les Romains, et il en fit un monument digne du prestige
qui entourait alors le dieu. Déjà si obligés à un prince qui les avait
nourris dans la famine, et qui rebâtissait les maisons détruites
par un tremblement de terre, ses sujets, je dis les plus dévots
mêmes, ne pouvaient ne pas lui sa\oir gré d'avoir restauré le
Temple de Jehova. Ce Temple attirait maintenant les yeux de tous
les peuples, car si Juda paraissait avoir grandi, le judaïsme avait
grandi bien plus encore.
La propagande Israélite, qui avait commencé bien avant l'époque
des Asmonees, avait fait depuis des progrès considérables, pour
des raisons que j'ai développées ailleurs, mais qui ne sont pas ici
de mon sujet. Les Israélites formaient une espèce d'association in-
ternationale, qui pénétrait peu à i)eu dans l'empire romain tout
entier. On voit par Varron que leur religion, en même temps qu'elle
s'étendait pai'mi les petits et les humbles, occupait déjà les es-
prits curieux et leflecliis. Slrabon dit qu'il n'y a\ ait pas de cité où
il n'y eût une colonie d'Israël, avec laquelle il fallait compter. L'im-
portance de la religion de Jehova était arrivée à son comble préci-
sément à l'époque du règne d'Hérode, et Hérode lui-même y ajou-
tait.
Enfin les destinées de ses héritiers, à la fois tristes et mesquines,
firent ressortir encore sa gloire, et on l'appela Hérode le Grand (1).
On comprend donc que ce règne ait eu aussi une littérature, non
pas égale sans doute à celle de la lin du ii^ siècle, car celle-ci était
eclose aux rayons de la liberté, non de la faveur d'un maître ;
mais cette littérature royale a pu cependant avoir ses beaux jours
et être goùtee et applaudie. Voyons si on reconnaît en effet l'in-
fluence du règne d'Hérode dans les prophéties à!Aggie et de
Zacharie.
Toutes deux sont censées célébrer la reconstruction du Temple
parZorobabel, mais il est aise de voir que ce n'est pas cela dont il
s'agit en realite. On lit tout d'abord (1-2) : « Ainsi parle Jcliova
Sabaoth : Ce peuple dit : Le temps n'est pas venu, le temps de
bâtir le Temple de Jelio\a... Mais est-il temps pour \ous d'ha-
biter vos maisons lambrissées, tandis que la mienne est aban-
donnée? » Ces paroles ne s'expliquent guère au temps de Zoroba-
bel ; mais au temps d'Hérode, elles s'exj)liquent très bien par
le témoignage de Josèphe [Aiiliq., lô-ll-l). Le roi n'étant pas
populaire, la foule ne croyait pas à ses promesses, et ])eut-ètre
(1) Josèphe {Antiquités, i8, 5, 4).
TOME xav. — 1889. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi ne se souciait pas qu'il eût l'honneur de rebâtir le Temple ;
elle se montra d'abord opposée à ce projet, et il eut de la peine
à la ramener. Jehova continue et déclare que c'est parce qu'ils
ne rebâtissaient pas sa maison, qu'il a déchaîné contre eux la
famine (1-10 et 2-16) ; cette famine, qui désola la Terre-sainte et
la Syrie, sévit en effet peu avant qu'Hérode eût commencé à rebâtir
le Temple (Josèphe, 15-9-1).
A côté de Zorobabel, /i<7<7('e nomme le grand-prêtre Jésus ou Jo-
sué. Au temps des Asmonées, le grand-prêtre était le même que le
prince; mais il n'en était plus ainsi sous Hérode ; car en se substi-
tuant à eux comme roi, il n'osa se faire grand-prêtre, étant pro-
fane comme Iduméen. Il y eut donc alors un roi et un grand-
prêtre en face l'un de l'autre, comme cela est mieux marqué encore
dans Zaduirie. — Du reste, ce Josué ou Jésus figure avec Zoro-
babel dans le livre d'Esclras; mais il n'y est pas dit qu'il fût grand-
prêtre.
Mais voici comment Jéhova lui-même parle du Temple dans
Aggée : « Qui est-ce qui reste parmi vous, qui a vu cette maison
dans sa gloire première'? Et quand vous la voyez maintenant, n'est-il
pas vrai qu'elle est comme rien à vos yeux?.. Mais je mettrai en
mouvement toutes les nations, et ici viendront les trésors de tous
les peuples, et je remplirai cette maison de splendeur. L'or est à
moi, l'argent est à moi, et grande sera la splendeur de cette mai-
son, plus encore que celle de la première, et en ce heu je met-
trai la paix (2, 3-9). » De telles paroles ne peuvent convenir qu'au
Temple d'Hérode. Au temps de Zorobabel, sous le second Darius,
il ne restait personne qui eût pu voir l'ancien Temple. Mais au
temps d'Hérode, beaucoup avaient vu le Temple, tel qu'il était
avant la prise de la ville par Hérode et Sossius, c'est-à-dire seize
ans auparavant, et le comparer à ce qu'il était depuis ces seize ans.
Et surtout les magnifiques promesses qu'on vient de hre ne peu-
vent se rapporter qu'à ce règne à la fois brillant et paisible, et à
une époque où le Temple en eiïet recevait des offrandes apportées
de tous les points du monde, et même du Palatin.
Enfin voici ce qu'on lit aux derniers versets (2-21-23) : « Voici
que j'ébranle le ciel et la terre ; je renverse le trône des rois, et je
brise la puissance des royaumes des Nations ; je culbute les chars
et ceux qui les montent, et les- chevaux tomberont et les cavaliers
avec eux, chacun par l'épée de son frère. Et en ce temps-là, je te
prends, Zorobabel, fils de Salathiel,mon serviteur, et je t'étabUs pour
être mon anneau (1), car je t'ai choisi, dit Jéhova Sabaoth. » Ces
paroles sont d'une parfaite clarté. En ce temps-là en ellet tombent
1^(1) C'est-à-dire mon sceau, l'instrumenl ei la manifestation de ma puissance.
LA MODERNITÉ DES PROPHÈTES. 803
à la fois les rois de Jiida et les royaumes des Nations, c'est-à-dire
la Syrie et rÉgyjite ; tout cela à ti"avers les guerres civiles des Ro-
mains. C'est alors qu'Hérode de\^ient roi, sans droit, sans titre, d'une
manière inattendue, simplement parce que Jehova l'a choisi.
Il y a un verset (1-13) où Aggce s'appelle lui-même messager de
Jehova. C'est le même mot hébreu qu'on traduit ailleurs par ange,
ange n'étant en efîet que le mot grec qui signifie un messager.
Les deiLX courts chapitres d'Aggée contiennent donc déjà, sur
le temps où ils ont été écrits, les indications les plus décisives;
mais la prophétie plus étendue de Zacharie est pleine de témoi-
gnages dans le même sens.
Le prophète voit quatre cornes, « qui ont jeté au vent Juda,
Israël et Jérusalem (2-2), » puis quatre forgerons, chargés d'abattre
ces cornes ennemies. Les quatre cornes sont les quatre empires
qui ont tom' à tour asservi Juda (Assyriens, Chaldéens, Perses, Ma*
cédoniens'', et les forgerons sont les conquérans qui ont détiuit ces
empires (Nabuchodonosor, Cyrus, Alexandre et Pompée).
Jérusalem est reconstiTiite sans murailles ; « sa muraille sera
Jéhova (2-8). » — C'est que les Romains ne permettaient pas que
Jérusalem fût une place forte ; mais Zacharie aime mieux dire
qu'elle est maintenant trop peuplée pour pouvoir être enfermée
dans une enceinte. Elle se peuplait en effet de tous les Juifs qui
s'étaient réfugiés en Syrie (2-11), pendant les cruelles épreuves
qui avaient précédé le règne nouveau.
Le grand-prêtre revient dans Zacharie, mais a\ ec des détails
cmieux. Il comparaît devant l'ange de Jéhova (3-1) ; mais à sa
droite se tient l'xAccusateur (le SaUm) pour l'accuser. Jéhova fait
taire l'Accusatem-. Celui-là. dit-il, c'est un tison retiré du feu,
c'est-à-dire qui a été en péril, mais qui est sauvé. Et Jésus était
vêtu d'iial^its misérables (comme accusé). Mais Jéhova lui fait retirer
ces habits, et le fait revêtir de v-êtemens magnifiques. — Tout cela
nous est expliqué par Josèphe dans l'iiistoii-e d'Hérode. Celui-ci, je
l'ai dit, n'osant succéder comm-e grand-prêtre aux Asmonées, avait
fait un grand-^prêtre, nommé Ananel. Mais il restait mi pctit-fils d'un
Asmonée. Herode, qui lui-mêoK? avait épousé une fille des Asmonées,
Maiiamne, n'osa refuser à la mère de cet héritier des rois de le faire
grand-prêtre, et pour lui donner ces hautes fonctions, il les ôta
à Ananel que, sans doute, il en déclara indigne. Mais il se repentit
bientôt de sa complaisance pour le sang royal, et le jeune grand-
prêli'e di^aiiit en moins d'une année, s'étant noyé, disait-on, en
prenant un bain. Ananel fut alors rétabli dans son office de grand-
pretre (1). C'est lui qu'il faut entendre sous ce nom de Jésus.
(1) Josèphe (Antiqiiitéi, 16, 2, 4 et 3, 3).
804
REVUE DES DEUX MONDES.
Zacltarie est le seul prophète qui parle de ce Satan, sorte de mi-
nistre de Jéhovà chargé de sa police, comme on le voit par le préam-
bule du livre de Job. On pourrait presque dire aussi que c'est le seul
où on voit un ange, rnaleac. Il y en a bien un dans Oûe, mais Osie
ne fait que reproduire une histoire qu'on ht dans la Genèse (32-29),
et dans la Genhe les anges ne sont que le dieu lui-même apparais-
sant sous une forme humaine, tandis que dans les hvres historiques
plus récens, ils sont plutôt ce que nous sommes habitués à appeler
de ce nom. Il en est de même dans Zacliarie, puisqu'il y a un en-
droit où l'ange de Jéhova dialogue avec Jéhova lui-même (1-
12-13).
L'ange de Jéhova annonce, pour ainsi dire, au grand-prêtre le
régne d'Hérode ; « Pousse est son nom (3-8) ; » un nom emprunté à
Jèrcniie (1) ; un règne qui permettra à chacun de jouir en paix
f.oas sa vigne et sous son figuier (2). Puis le prop}ièle voit un
candélabre d'or, surmonté d'un vase d'où l'huile se verse dans
sept lampes. De part et d'autre s'élèvent deux oliviers, à côté des-
quels deux tuyaux d'or versent encore l'huile. Les versets qui sui-
vent montrent que le candélabre représente Zorobabel, c'est-à-dire
Hérode, dont il est dit qu'il règne, u non par les armes ni par la
lorce, mais par mon inspiration, dit Jéhova Sabaoth, » et encore,
« qu'il posera au Temple nouveau la pierre angulaire, qu'il l'a com-
mence et qu'il l'achèvera. » — Mais qu'est-ce que les deux oliviers?
Le prophète fait la question et la réponse : « Ce sont les deux fils
de l'huile, qui se présentent devant le Seigneur maître de la terre
(13-13). ))Les fils de l'huile, ce sont les fils de l'Oint, c'est-à-dire
du roi, et ces paroles ont encore leur explication dans Josèphe.
Immédiatement après la reconstruction et l'inauguration du Temple,
Herode alla à Rome, et il en ramena, avec la permission d'Auguste,
les deux fils qu'il avait eus de Alariamne ; ils y faisaient leur édu-
cation, et ils y étaient aussi des espèces d'otages. Et Josèphe nous
dit (16-1-2) : u Quand ils arrivèrent d'Italie, la foule s'empressa
autour de ces jeunes gens, et tous les regards se portèrent sur eux,
parés qu'ils étaient de la grandeur de leur fortune, et de leur
beauté, qui répondait à la noblesse de leur sang royal. » Et ce fut
sans doute au Temple, relevé par leur père avec tant d'éclat, qu'ils
se donnèrent d'abord en spectacle.
Plus loin, Jéhova présente encore une fois Hérode au grand-
prêtre, c'est-à-dire au peuple : « Voici l'honmie : Pousse est son
nom ; // poussera de lui-même, et il bàtiia le Temple de Jéhova.
(1) Dans Jérémie, 23, 3. « C'est une pousse qui sort de David ; » il s'agit d'un chef
libéraleui- d'Israël, et, par cette expression, il faut entendre uu chef Israélite, uou un
étranger.
(2) Expression encore empruntée {Miellée, i, 4).
LA MODERiMTE DES PROPHÈTES. 805
... 11 sera plein de gloire, et il régnera sur son trône ; et le prêtre
sera aussi sur son siège, et il y aura esprit de paix entre les deux
(6-12-13).))
On ne peut méconnaître Hérode dans ce roi qui pousse de lui-
même, et non pas d'une autre tige, et qui partage en quelque sorte
avec un grand-prêtre sa dignité.
L'auteur du psaume 110, qui est sans doute aussi du temps d"Hé-
rode, et qui lui fait dire par Jéhova : « Sieds à ma droite, » n'a pas be-
soin d'autre prêtre que le roi lui-même, et ne craint pas de lui dire :
<( Tu es prêtre à jamais (toi et les tiens) suivant l'institution de
Melchisédech. )> C'est-à-dire comme ce vieux roi de Salem (la même
que Jérusalem), que la Genhe nomme dans l'histoire d'Abraham
(l/i-18), et qui y figure à la fois comme roi et connue prêtre.
Ainsi s'explique ce verset, autrement inexplicable, car ce n'est
pas l'expliquer que le rapporter au personnage imaginaire du
Messie.
Comme Aggée, Zacluirie dit encore que c'est à partir du Tenqjle
rebâti que renaît la prospérité de Jérusalem (8-10), que Juda et
Israël seront désormais aux yeux des nations le peuple béni, connue
elles étaient en d'autres temps le peuple maudit (2-13) ; que de
tous côtés on affluera vers Jérusalem ; que d'une ville à l'autre les
gens se diront: a Allons, cherchons Jéhova Sabaoth; moi aussi, j'y
irai ; et les hommes des Nations de toutes les langues saisiront le pan
de la robe du juif, disant : Nous allons avec vous, car nous savons
qu'un dieu est avec vous (8-20-23). » Aucun passage n'accuse mieux
la modernité de cette propliùtie. Et le mot même de Juif ou Ju-
déen [lehoudi) est un mot nouveau, qui ne se trouve jusque-là
dans aucun prophète (1) , et (jui n'a pu s'introduire que quand Is-
raël ne s'est plus distingué de Juda, et que toutes les tribus en-
semble ont formé ce que les Nations ont appelé la Judée, car ce
dernier mot est également nouveau.
Il y a dans Zacharie une menace adressée à Tyr (9-2-4), mais ce
passage n'est pas plus satisfaisant que ceux qu'on a lus dans d'au-
tres prophéties. Pour voir Tyr brisée dans sa puissance au milieu
de la mer, pour la voir en feu, il faudrait remonter jusqu'à l't-po-
que d'Alexandre. Mais d'après ce qui suit jusqu'au verset 7, il
semble que, dans Zacharie comme dans le Premier haïe, le souve-
nir de cette catastrophe n'est rappelé que pour montrer ces peuples
des bords de la mer, autrefois frappés par Jéliova (9-/i), revenus
maintenant à lui, et se confondant avec les Juifs pour l'adorer (9-7).
(Voir Isaïe, 23-18.)
(1) Excepté dans les vingt derniers chapitres de Jérémie. J'aurai à ra'expliquer plus
tard sur cette exception.
806 REVUE DES DEUX MONDES.
« L'orgueil d'Assur est abattu, dit Zacharie, et le sceptre de
l'Egypte lui est retiré (10-il). «Il parle encore là coiume Aggée.
Le royaume d'Égj^te avait fini quelques années avant qu'Hérode
commençât la reconstruction du Temple.
Puis vient le tableau des mallieurs et de la ruine des Asmonées :
« Les cèdres du Liban sont abattus (11-1). » ■ — « En un mois, dit
Jéhova, j'ai retranché ti'ois pastems (11-8). » En mi mois, c'est-
à-dire en un court espace : il s'agit du second Hyrcan, d'Aristobule
et d'Antigone. Le pasteur supérieur, Jéiiova, ne se chai'ge plus
de conduu''€ le troupeau et brise sa houlette. Il demande cepen-
dant (ou le prophète demande en son nom) qu'on lui paie le piix
de la peine qu'il s'était donnée jusque-là, et on lui paie en effet
trente sieles d'argent (11-12), qui sont versés au trésor du Temple.
Je ne cite ce passage singulier et obscm* que parce que c'est de
là que vient, dans les Evangiles, l'histoire des trente deniers de
Juda.
Quant aai mauvais p/isteur du verset 16, c'est sans doute Anti-
gène, celui qui régnait au moment où Hérode, aidé des Romains,
lui a arraché la royauté avec ia vie.
Au chapitre suivant (12-2), une ivresse s'empare des peuples et
leur fait assiéger Jérusalem, et Juda même l'cissiège acec eux. iuda,
c'est Hérode lui-même, en compagnie de Sossius, et c'est en effet
la première fois, et ia seule fols dans l'histoire, qu'on voie des
Juifs assiéger iérusalera. Le prophète revient plus loin sm* un fait
aussi étrange (12-7 .et 14-14). Il est impossible d'exphquer ce
passage d'une manière satisfaisante, si on ne se place pas au temps
d'Hérode.
Mais, pour l'avenir, Jérusalem n'a plus maintenant rien à craindre :
le plus faible y est désormais am David, et la maison de David (c'est-
à-dire la royauté) y est un dieu : « c'est l'ange de Jéhova qui
marche devant son peuple (12-8), »
« Et Jéhova répand sur la maison de David et sur les habitans
de Jérusalem un esprit d'affection let d'imploration, et ils se tour-
nent vers moi, vers celui qu'ils ont déchii'é, et ils pleurent comme
sur un premier-né, comme sur un fils unique (12-10), » Ce dcchiré
métaphorique pouvant éti-e pris aussi au sens propre (1), on ti'ouve
ce verset, dans le quatrième évangile (19-o7), apphqué au Christ
mis en crois.
Cependant, Juda règne d'une mer à l'autre (9-10) et fait régnei*
la paix autour de lui. Plus d'armes, pLus de càai's de gueiTe. Son
roi fait son entrée sur l'âne, sur le poulain, fils de l'ànesse (9-9) (2) ;
(1) Gesenins, p. 230,
(2) Le mot de poulain est le seul que je trouve à employer.
LA MODERNITÉ DES PROPHETES. 807
c'est la monture de la paix. Cette image, quand on ne s'est plus
soucié d'Hérode, a été transportée au Messie, dont l'idée date de
cette même époque, et de là, chez les évangélistes, l'entrée de
Jésus sur une ânesse dans Jérusalem. Déjà plus haut, l'écrivain
avait figuré lapaLx d'une autre manière (8-i). « On verra les vieux
et les vieilles assis dans les rues de Jérusalem, le bâton à la main
à cause du nombre de leurs jours ; tandis que les jeunes garçons
et les jeunes filles joueront çà et là dans les rues. » Pourtant ils
auront aussi leurs victoires : « Je tends Juda comme un arc, et je
mets dessus Éphraïm (qui est la flèche), et je fais lever tes fils,
Sion, contre tes fils, Javan (9-13). » Les fils de Javan, ce sont les
Grecs (ceux de la Syrie) ; c'est peut-être une allusion à l'expé-
dition d'Hérode dans la Trachonitide {Antiquités, .i6-Q-i). Je ne sais
si les idoles, détruites à l'époque des grands Asmonées, avaient
reparu depuis, pendant les temps des troubles;, mais elles dispa-
raissent cette fois pour jamais (13-2). Zacharie ajoute qu'avec elles
disparaît aussi la prophétie, et ce passage est fort curieux : u J'ôte-
rai de cette terre les prophètes et l'esprit d'infidéUté. Quand quel-
qu'un prophétisera, dorénavant son père et sa mère, qui l'auront
engendré, lui diront : — ^ Tu ne vivras pas, car tu as proféré le men-
songe au nom de Jéhova ; et ils te tueront. Etales prophètes eux-
mêmes am'ont honte de leurs visions, et ils ne se revêtiront plus
du manteau de poil pour mentir, disant : — Je ne suis pas prophète ;
je travaille la terre; on m'a acheté pour cela tout enfant. — Et on
lui dira : — Qu'est-ce que ces cicatrices à tes mains? — et il répon-
dra: — Ce sont des coups que j'ai reçus dans la maison des miens
(12-2-6). »
On a déjà vu. quelque cliose de cela dans Amos (7-14)'; mais ce
n'est pas précisément la même chose. Là ce prophète, à qui on
reproche de jeter le trouble dans- les esprits, répond que ce n'est
pas sa faute, qu'il n'a pas prétendu être prophète, que c'est Jéhova
qui l'a fait tel malgré lui. Ici l'homme qui s'est donné pour pro-
phète avoue son mensonge. Zacharie cependant propJiélise lui-
même, mais probablement il ne prophétimit que par écrit, et ne
prenait pas le costmne ni le& allures de prophète. Ceux qui les pre-
naient étaient obhgés de les désavouer. La />ro;jAt^^/e, déjà suspecte
peut-être sous le premier Hyrcan, l'était devenue bien davantage,
sous un pouvoir d'autant plus ombrageux, que lui-même il a un
maître, et qu'il aurait à répondre aux Romains de tout ce qu'il au-
rait permis. S'il y a encore des prophéties, c'est à condition cjri'elles
soient très discrètes. Si chez nous un pouvoir supprimait la presse,
il n'en aurait pas moins ses journaux. La prophétie de Zacharie est
une prophétie de gouvernement.
808 REVUE DES DEUX MONDES.
Le manteau de poil est le même que prit un peu plus tard Jean
le Baptiste.
Les cicatrices sont les marques des incisions, des balafres que se
faisaient antérieurement les proplièles pour marquer qu'ils ne se
possédaient plus, et qu'ils étaient emportés par une espace de
fureur divine. Pour les expliquer, le faux prophète de Zacliarie les
attribue à des coups qu'il a reçus « dans la maison des siens. »
Le mot à mot est : « dans la maison de ceux qui m'aiment. » Cette
manière de désigner ses parens, quand il s'agit de coups et de
plaies, peut étonner; mais l'éducation juive était rude, comme en
témoigne le livre des Proverbes (1),
Au dernier chapitre (A-2), on voit Jérusalem prise d'assaut et
subissant toutes les horreurs accoutumées. (Comparez Josèphe,
Antiquités, 1/1-15-2.) Puis Jéhova, qui a sauvé son peuple des en-
nemis conjurés contre lui, révèle sa puissance par une manifes-
tation extraordinaire. Le sol s'entr'ouvre, les montagnes se dépla-
cent et les hommes fuient de toutes parts, a comme ils ont fui
devant le tremblement de terre au temps d'Osias, roi de Ju-
dée (l/i-5). » Le tremblement de terre du temps d'Osias n'est pas
mentionné dans les livres bibliques qui nous restent; mais celui
qu'a vu le Proplictc nous est connu encore par Josèplic [Antiqui-
tés, 15-5-2). 11 se produisit l'année de la bataille d'Actium et causa
d'aflreux désastres. Le tremblement de terre du règne d'Osias est
mentionné aussi dans le préambule du livre d.'Amos. Mais ces
préambules sont évidemment postérieurs aux hvres prophétiques
auxquels on les a attachés, et il est probable que cette mention
a été empruntée à Zacharie. Les derniers versets célèbrent encore
la gloire de Jéhova et de son Temple, où les peuples affluent :
« Jéhova est roi dans toute l'étendue du pays ; Jéhova est unique
et son nom unique (l/i-9). » — Et tout ce qui subsiste des Na-
tions qui marchaient contre Jérusalem y monte tous les ans pour
adorer Jéhova Sabaoth et pour célébrer la fête des Tentes (lA-1 6) (2). »
— u En ce jour, sur les clochettes des chevaux se verra gravé :
Consacré à Jéhova, et les marmites de la maison de Jéhova seront
comme des coupes devant l'autel (c'est-à-dire aussi nombreuses).
Toute marmite à Jérusalem et en Juda est consacrée à Jéhova Sa-
baoth. Tous ceux qui viennent sacrifier en prendront et y feront
cuire, et en ce jour il n'y aura plus de marchand dans la maison
(1) Prov., 13-2i. « Celui qui épargne les verges à son fils est son ennemi; celui qui
l'aime s'applique à le corriger. » Voir aussi, 20-30, sur la vjrtu qu"onldes coups « qui
pénètrent jusqu'aux entrailles. » El 19-18 : « Châtie ton fils, mais ne t'emporte pas
jusqu'à le tuer. »
(2) Sur cette fête, voir Néhcinie, 8, li.
LA MODERNITE DES PROPHÈTES. 809
(ie J('liova(U-20-21). » C'est le tableau, idéal peut-être, d'un pèle-
rinage universel, où les marchands ne suffiront plus, et ce tableau,
([ui représente l'apogée du judaïsme, ne peut se placer dans aucun
temps antérieur.
Quand on rassemble tant d'indications si précises, tant de rap-
[)rochemcns si décisifs et qu'on lit parallèlement ZacJiaric et l'His-
loire juive de Josèphe, on ne comprend même plus quel aveugle-
ment a pu faire méconnaître si longtemps la jeunesse de ce
propliclc, et chercher, dans des siècles où les Juifs étaient ignoi'és
du monde, l'explication d'idées et de sentimens qui n'ont pu se
[iroduire qu'à une époque où le monde commençait déjà à de-
venir juif.
La prophétie de Mulachie est une des plus courtes, et aussi une
de celles qui nous en apprennent le moins. La place qu'elle occupe
dans le recueil des Douze (c'est la dernière) semble indiquer
([u'elle est au moins aussi récente que les deux qui la précèdent,
et, d'un autre côté, l'invective contre l'Idumée par laquelle elle
s'ouvre ne permet pas de croire qu'elle ait été écrite du vivant du
roi iduméen ; on peut la placer plutôt dans les temps troublés qui
suivirent sa mort.
En reprochant aux prêtres de son temps d'offrir à Jéhova des
victimes de mauvaise qualité, apparemment pour s'approprier l'ar-
gent qu'auraient coûté des viandes meilleures, Jéhova ajoute (1-11) :
<( Car depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, mon nom est
grand parmi les peuples, et en tout lieu on présente en invoquant
mou nom des parfums et des offrandes de choix. » Puisqu'on ne
sacrifiait qu'à Jérusalem, il faut entendre par oi tout lieu que de
tout lieu on envoyait ces offrandes choisies, que le prophète oppose
à celles que les prêtres fournissaient pour le service de tous les
jours. On voit que ce verset témoigne encore du culte universel
que le dieu des juifs recevait alors.
MdUidiie reproche ensuite aux juifs de violer la Loi, particuliè-
rement en ce qu'ils épousent des filles d'un dieu étrangei', et qu'en
les introduisant dans leur maison ils attristent la femme juive qui
était la femme de leur jeunesse. Celle-ci pleure devant l'autel de
Jéhova, et le dieu ne peut plus agréer une offrande gâtée par ses
larmes (2-13). 11 y a là un passage assez obscur, mais où on voit
pouitant se manifester l'esprit nouveau cjui aboutit, mais plus tard
seulement, à condamner la polygamie. Car ce n'est que la répu-
diation q,u'il condamne; il permet, au contraire, qu'on se sépare
de sa femme qu'on n'aime plus ; mais il ne veut pas qu'on lui fasse
subir la vue odieuse d'une rivale plus jeune et plus aimée (2-16).
Et il n'accepte pas même l'exemple d'Abraham, l'excusant seule-
810 «EVUE DES DEUX MONDES.
ment par la nécessité où il était de faire naître l'enfant de la pro-
messe. On sent là encore qu'on approche des temps chrétiens.
Enfin Xçiprophè.le annonce l'avènement prochain du Seigneur (3-1),
qui condamnera l'iniquité et établira la justice. Mais il annonce aussi
quelque chose de tout nouveau, et dont il n'est parlé nulle part ail-
leurs, la venue d'Ëlie, qui préparera le jour de Jéhova (3-23). Les
évangiles témoignent combien cette idée s'était répandue et accré-
ditée à l'époque chrétienne. On se demande si Jean le Baptiste n'était
pas Éhe [Marc, 9-12). Et qui sait si ce n'est pas en effet la prédi-
cation de Jean le Baptiste qui a inspiré ce passage de Malachie?
J'ai épuisé la liste des Prophètes, mais je rappelle qu'au début
de ce travail, en parlant du livre qui porte le nom d'Isaïe, j'ai
laissé de coté toute une moitié de ce livre, qui commence au cha-
pitre XL, qui diffère sensiblement de la première partie, que tous
les critiques s'accordent à reconnaître comme plus récent et qu'on
est convenu d'appeler le Second haïe : il me faut enfin l'aborder.
Quand on plaçait le Premier haïe au vm*' siècle avant notre ère,
le rationalisme moderne ne permettait pas de mettre à la même
date cette seconde partie, puisqu'on y trouvait le nom de Cyrus.
Pour moi, qui crois le Premier haïe du ii° siècle, ce n'est pas là ce
qui me forcerait de séparer les deux prophéties. Mais dès qu'on
passe de l'une à l'autre, on s'aperçoit tout de suite qu'il y a dans
la seconde un autre esprit que dans la première, un autre accent,
évidemment plus moderne. Et après avoir traversé les discussions
qui précèdent, mes lecteurs ne seront pas étonnés de m'entendre
dire qu'à mon sens le Second haïe est du temps d'Hérode.
Ce n'est pas que cette date puisse s'établir par des argumens
aussi multipliés et surtout aussi précis que ceux que m'ont fournis
Aggèe et Zacharie. Ceu5-ci enregistrent, pour ainsi dii'e, les évé-
nemens comme ferait un chroniqueur, en les couvrant à peine par
des expressions symboliques; mais on peut suivre ces événemens
dans leurs livres aussi facilement que dans Josèphe. Le Second
haïe est un poète plein de sensibilité et d'imagination, et qui se
laisse aller à nous émouvoir plus qu'il ne s'occupe de nous rensei-
gner. Cependant, je trouve encore chez lui assez de témoignages
pour n'avoir pas de doutes sur le temps où il a écrit.
Les premiers chapitres, xl à xliv, peignent surtout la situation
générale d'Israël. Israël vient de souffrir plus qu'il n'a jamais souf-
fert, mais tout à coup il est sauvé, sauvé par son dieu. Et cela est
présenté comme un miracle absolument extraordinaire, .et que le
monde ne pouvait attendre. Et, en effet, jamais les Juifs, depuis
les grands Asmonées, n'étaient tombés à un tel degré d'humilia-
tion et de misère. Déchirée par l'anarchie, puis investie par les
LA MODERNITÉ DES PROPHÈTES. 811
Romains, Jérusalem avait été tout près de périr et le Temple avec
elle. Mais Jéhova veille sur son peuple : a Ne n'ains rien, car je
suis avec toi... Necrains rien, Jacob, pauvre vermisseau (41-10-14). »
Jacob est bien petit, mais Jéhova est si grand! Aucun prophète
jusque-là ne l'avait porté si haut : « Il pèse les montagnes dans ses
balances... Les nations sont pour lui comme une goutte dans un
seau... Tous les peuples sont comme rien devant lui : du néant
et du vide (40-15) (1). » — « Et à qui me comparez-vous pour le
trouver semblable? Levez les yeux en haut et voyez : il a créé les
armées du ciel ; il les range en bon ordre ; il appelle chacun des
astres par son nom et nul ne manque (40-25). » Voilà comme le
sentiment religieux s'est exalté, soit par l'effet du temps et le dé-
veloppement de la pensée, soit surtout par le spectacle des révo-
lutions de cette époque, bien autrement étonnantes que celle par
exemple qui a inspiré, dans une oraison fmièbre, rélocfuence de
Bossuet, puisrpi'on avait vii à la fois deux antiques royaumes dis-
paraître, et le monde tout entier bouleversé pai* les guerres civiles
de Rome et l'avènement des Césars ; rien n'était plus fait pour
rapetisser les hommes et grandir le dieu qu'on imaginait au-dessus
d'eux. D'ailleurs, Juda a d'autant plus de confiance dans ce dieu
que le judaïsme prenait alors de plus en plus possession des esprits
et se faisait une plus grande place dans le monde. Le peuple juif
n'a plus l'orgueil qu'on sent dans les prophète?, de la fin du
n® siècle; soils le poids de la puissance romaine, cette espèce
d'orgueil n'était plus permis; mais il en a un autre, que le Second
haïe exphque à meiTeille. « Voici mon serviteur, dit Jéhova (c'est
Israël qu'il appelle ainsi); j'ai mis sur lui mon esprit, il donnera
aux Nations sa justice. Il ne crie pas, il n'élève pas la voLx, il
n'ameute pas la foule ; il ne casse pas le roseau qui plie ; il n'éteint
pas la mèche qui fume; il enseigne la justice véritable; il ne se
lasse pas, il ne faiblit pas jusqu'à ce qu'il ait établi le droit sur la
terre (42-1-4). » C'est comme s'il disait : Il ne conquiert pas le
monde, il le convertit. Ce peuple, qui semblait si peu de chose,
son dieu lui a communiqué sa grandeur ; il lui fait briser sous lui
les montagnes (41-13), en ce sens du moins que le dieu les brise
pour lui et à son profit. Ces montagnes, ce sont les deux grands
royamiies qui étaient pour les juifs des ennemis à travers les siè-
cles, l'Egypte et la Syrie. Jéhova dit à Israël : « J'ai donné l'Egypte
pour ta rançon (43-3), » parole mémorable, et qui ne trouve son
application qu'à ce moment de l'histoire, où la Judée semblait tout
(1) Et les faibles mortels, vains jouets du trépas,
Sont tous devant ses yeui comme s'ils n'étaient pas.
(Racoe, Esther.)
812 REVIE DES DEUX MONDES.
pivs d'être engloutie paî' la puissance romaine, et où tout à coup c'est
l'Égyple que Rome dévore, en même temps qu'elle agrandit la Judée,
dont le roi l'avait servie à son gré, avec des morceaux de la Syrie
qui étaient les dépouilles de Cléopâtre. C'est aussi Jéhova qui
envoie à Babel et en fait sortir les Chaldéens (Zi3-1A) ; sans
doute quand Rome encore réduit la Syrie en province romaine et
en chasse les derniers rois syi'iens. Ce sont les deux grands faits
i\\\ temps, et il y en avait un autre qui, bien que moins considé-
rable, ne frappait pas moins les Juifs, c'est-à-dire la dégradation
des Asmonées, rois et grands-prêtres : « J'ai profané les princes du
sanctuaire (A3-28). » Suul le peuple juif a grandi; tous ils prospé-
reront désormais, car il n'y a plus prami eux que des fidùlcs ;
« tous appartiennent à Jéhova, tous sout les vrais héritiers de
Jacob (44-5). ))
Mais ce qui émerveille surtout le poète, c'est l'inattendu, l'ines-
péré de cette restauration d'Israël. iNi ses ennemis ne prévoient
leur ruine, ni lui-même ne prévoyait son salut, car il n'avait rien
fait pour le mériter. « Tu n'as pas prodigué l'argent pour m'offiir
des parfums ; tu ne m'as pas rassasié de la graisse de tes sacrifices;
tu lu'as mis seulement au service de tes péchés. C'est moi qui
efface tes péchés pour l'amour de moi (43-24). » Eux-mêmes, les
juifs, étaient des aveugles (42-18). Mais comme il insulte à cette
astrologie babylonienne qui n'a pas su dire à Babylone ce qui
l'attendait (47-14 )et généralement à tous ces dieux, incapal)les de
rien savoir ni de rien prédire! Jéhova seul voit l'avenir et l'an-
nonce (42-9), etc. Poui- s'expliquer ces paroles, il faut se rappeler
que les proplièles. du il" siècle ont tous célébré l'affranchissement
de Juda à la fin de la guerre contre la Syrie, et qu'ils l'ont fait
sous la forme de prédictions attiibuées aux prophètes des an-
ciens temps. Cette forme de prophétie , subsistant toujours , a
paru plus tard se rapporter, non plus à un présent devenu le
passé, mais k une situation nouvelle, et c'est ainsi que, quand il
s'est produit une restauration , elle a paru avoir été prédite par
Jéhova. Qu'ils en fassent autant, ces dieux misérables, s'ils veu-
lent qu'on les croie des dieux (41-23). Mais que sont-ils pour pou-
\oir entrer en comparaison avec lui (40-25)? Aussi le Second h/fïc
s'exprime, au sujet des idoles, avec une violence de mépris qui
dépasse les prophèfea antérieurs. « On plante un pin, et la pluie
le fait grandir, et on s'en sert pour se chauffer. On en prend du
bois, dont on se chauffe ; on en allume le four pour cuire du pain ;
avec le reste on fait un dieu et on se prosterne pour l'adorer. On
prend un moi'ceau pour brûler ; on en prend un pour cuire la
viande; on la fait rôtii' et on s'en régale, ou bien on se chauffe et
on dit : a Bon, j'ai chaud, voilà du feu. » On fait ensuite un dieu
LA MODERXTTÉ DES PROPHÈTES. 813
avec le reste, une image devant laquelle on se prosterne; on lui
adresse des prières et on lui dit : (( Sauve-moi, lu es mon dieu. » Ils
ne savent pas ce qu'ils font, car leur espi'it est aveuglé pour qu'ils
ne voient point, et leur intelligence est bouchée pour qu'ils n'en-
tendent point. Et leur pensée ne leur rappelle rien, et leur esprit
ne les avertit pas. Ils ne se disent pas : J'ai fait du feu avec un
morceau de ce bois, j'en ai cuit du pain; j'en ai rôti de la
viande, que j'ai mangée, et, avec le reste, vais-je faire une nbo-
minalion? vais-je adorer un morceau de bois [hh-\h)ln Voir
aussi 40-19 et 46-1 et 6. On sent que l'idolâtrie est bien défini-
tivement détruite en Judée, en attendant que l'esprit juif, poui-
suivant son œuvre, arrive à la détruire dans le monde entier (1).
Et c'est ici enfin que se rencontre pour la première fois cette
grande parole: « Je suis le premier et le dernier [hh-Q) » (2),
c'est-à-dire celui qui existe avant toutes choses et après toutes
choses, formule métaphysique toute nouvelle, née sans doute de
quelque infiltration de la philosophie des Grecs.
Je n'ai pas encore parlé de l'homme que Jéhova a chargé de
l'exécution de ses desseins, et auquel le prophète va s'arrêter tout
à l'heure, luais qui était déjà indiqué par un verset presque à l'ou-
verture du livre (41-2) : « Qui est-ce qui a fait lever de l'Orient
celui dont la justice accompagne les pas ; qui a amené à lui les
peuples et a mis les rois en sa puissance, de manière qu'ils n'ont
été qu'une poussière devant son épée, qu'une paille devant ses
flèches? Il les a poursuivis en passant en paix par un chemin où il
n'a pas posé ses pieds. » Et un peu plus loin (41-25) : « Je l'ai
appelé du Nord, c'est de l'Orient qu'il a invoqué mon nom; il foule
aux pieds les puissans comme la boue des rues, comme le potier
pétrit l'argile. »
Si on croit que le livre est du temps d'Hérodc, c'est à Hérode
qu'on rapportera ces paroles, qui lui conviennent très bien en
effet. On voit dans Josèphe qu'Hérode, étant chassé de Jérusalem
par Antigone, aidé des Parthes, eut l'idée hardie d'abandonner
pour un temps la Judée et d'aller chercher aide et vengeance à
Rome, près d'Antoine, qui le fit déclarer roi de Judée par le sénat
et le mit ainsi sous la protection des armes romaines [Aniiq., xiv,
14-2-5). Revenu de Rome en Asie, il apprend qu'Antoine est occupé
au siège de Samosate et entouré de barbares ; il se hâte de le re-
joindre, en lui amenant des troupes juives qui se trouvent venir en
ce moment très à propos, et achève ainsi de se l'attacher. Et c'est
(1) Il ne s'agit pas ici, bien entendu, d'examiner si cette espèce d'argumentation
était bien solide, philosophiquement parlant. Il suffisait, pour qu'on pût s'en servir,
que Ji'hora n'eût pas d'image.
(2) L'alpha m Voméga, dans l'Apocalypse, 22, 13.
Si II REVUE DES DEUX MONDES.
bien de TOiient, et du Nord, car c'est de Samosate que, suivi de
deux légions qu'Antoine fait partir avec lui, il vient tout à coup
assiéger Jérusalem (l/i-15-8). Quant à ce chemin par lequel il
passa tranquille, en poursuivant Antigone, sans qu'il y eût posé
les pieds, je pense que c'est la mer, qu'il avait traversée deux
fois, et dont il a fait ainsi le chemin de sa victoire.
Mais voici comme parle Jéhova en un autre endroit (ZtZi-26) :
{( J'accomplis les promesses de mes messagers; je dis de Jérusa
lem : Elle sera repeuplée, et des villes de Juda : Elles seront rebâ-
ties ; je relèverai leurs ruines. Je dis à la mer : Dessèche-toi, je
taris tes eaux. Je dis- à Cyrus : Sois mon pasteur, aiccomplis mes
volontés. Je dis de Jémsalem : Qu'elle soit reconstruite; et toi.
Temple, sois rebâti. Ainsi dit Jéhova à son Oint, Cyrus : Je le tiens
par la main; j'abaisse devant lui les peuples; je brise la force des
rois; j'ouvre devant lui les portes, et elles ne se ferment pas pour
lui. Moi-même je marche devant toi, j'aplanis les obstacles; j'en-
fonce les portes d'airain ; je biise les barreaux de fer. Je te donne
des trésors enfouis dans l'ombre et profondément cachés, afin que
tu saches que c'est moi, Jéhova, qui t'appelle, le dieu d'Israël. En
faveur de Jacob, mon serviteur Israël, mon élu, je t'ai appelé
par ton nom, je t'ai donné ton titre, et tu ne me connaissais pas. »
En Hsant le nom de Cyrus, il semble qu'on est bien loin d'Hé-
rode; mais que faut-il penser de ce nom? On a vu déjà que les
noms propres peuvent tromper dans les prophètes; Nabuchodo-
nosor n'est pas Nabuchodonosor ; Zorobabel n'est pas Zorobabel;
pourquoi Cyrus serait-il Cyrus? Eh bien! ce n'est pas Cyrus, et on
peut en donner des preuves. La première, la plus éclatante, c'est
qu'il n'est pas possible qu'un juif ait appelé Cyrus l'Oint de Jéhova.
Jéhova ne pouvait avoir ni un Oint ni un pasteur de son troupeau
hors de Juda, de son roi ou de son grand-prêtre. Un roi des Perses,
quelque favorable qu'il pût être à son peuple, n'était pas son Oint.
De plus, dans ces versets sur un prétendu Cyrus, il n'est pas
question de ce qui a été avant tout l'œuvre de Cyrus, c'est-à-dire
de la destraction de l'empire babylonien (on n'y nomme pas même
BaJ^ylone), ni de l'aflranchissement des juifs qui en a été la suite.
Il n'y est parlé que de la restauration du Temple, où CyiTis, en
réahté, n'a été pour rien, puisqu'on voit par le livre (ÏEsdras et
par Aggèe et Zacharie, que le Temple n'a été reconstruit que sous
le second Darius. Il est vrai qu'il existe un récit qui donne dans
cette restauration une paît à Cyrus (1) ; mais il suffit de lire ce
récit pour y reconnaître une pure légende : « Jéhova inspira l'es-
prit de Cyrus, roi de Perse, et il fit répandre par tout son royaume
(1) Voir II, Chroniques, 36, 22, et Esdras, i, 1.
LA MODERNITÉ DES PROPHÈTES. 815
des annonces et aussi des lettres qui disaient : Ainsi a dit Cyrus^
roi de Perse : Jéhova, le dieu du ciel, m'a donné tous les royaumes
de la terre, et lui-même il m'a ordonné de lui bâtir une maison à
Jérusalem en Judée, etc. » Il est clair que ce langage n'est pas du
temps de Cyrus, mais d'une époque où les juifs étaient devenus
assez considérables pour prétendre que c'était pour eux que tout
se faisait dans le monde, et que tous les puissans étaient les ser-
viteurs et les instrmuens de leur Dieu.
Je conclus que le Cyrus du Second haïe est Hérode : Aggée et
Zacharie l'avaient représenté sous le nom de Zorobabel ; un pro-
phète, qui avait l'imagination plus vive, n'a pas jugé ce nom
assez glorieux et assez royal, et il a trouvé un plus brillant paral-
lèle. Tout le détail de ces yersets s'applique alors à merveille.
Nous savons ce que c'est que « ces trésors enfouis dans l'ombre. »
Josèphe nous a renseignés sur cette immense opulence, amassée
sans bruit par Antipater et qui éclata sous Hérode, son fils, à
l'étonncment de tous ; sur ces richesses dépensées à profusion
pour les chefs romains d'abord, puis pour son peuple, quand,
après Actium, il se trouve plus riche que jamais par ses prodiga-
lités mêmes [Antiquités, 15-6, 15-5) (1). Et ce mot : a Tu ne me
connaissais pas, » s'adresse on ne peut mieux à cet Iduméen, nul-
lement dévot, dent la foi même était fort suspecte, qui avait failh
être condamné par le Sanhédrin (2), qui, avec les Nations, avait pris
d'assaut la ville sainte et ne prétendait pas alors agir au nom de
Jehova.
Un peu plus loin, Jéhova dit à son peuple (45-lA) : « Le travail
de l'Egjqite, le commerce de l'Ethiopie et des Sabéens à la haute
stature passera à toi ; ils t'appartiendront, ils marcheront à ta suite,
ils défileront enchaînés, ils se prosterneront devant toi en supplians,
disant : Chez toi seulement est le Fort, et il n'y a pas d'autre
dieu. Oui, tu es le Fort qui te caches, le dieu d'Israël sauveur. »
Ce verset parait faire allusion à l'expédition d'Hérode chez les
Arabes, racontée par Josèphe [Antiquités, 15-5), où il fit tant de
prisonniers et d'où il rapporta un si riche butin ; les Arabes trans-
portaient en Syi'ie les marchandises de l'Egypte. Quant à cette for-
mule d'un dieu caché, on sait quelle fortune elle a faite ; elle n'est
ici qu'une nouvelle expression de l'étonnement qu'excitait la pro-
spérité inattendue de la Judée,
Jéhova dit encore (A6-11) : « De l'Orient j'ai appelé l'aigle; d'un
pays lohitain j'ai fait venir l'homme de mes desseins. » On n'a vu
(1) Il revient sans cesse sur les richesses et sur les dépenses d'Hérode, qui firent
pendant tout son règne l'étonnement, non - seulement des Juifs, mais même des
Romains.
(2) Josèphe, Antiquités, li, 0, 4.
816 REVUE DES DEUX MONDE?.
dans cet aigle qu'une métaphore : pourquoi ne serait-ce pas l'aigle
romaine qui conduisit Ilérode d'Antioche à Jérusalem?
J'ai déjà signalé ces mots : (( J'ai donné l'Egypte pour ta ran-
çon. » Mais le poète triomphe surtout de l'abaissement des Syriens,
l'ennemi perpétuel, sous le nom de Babel ou Babylone (A7-1) (1). »
Tout ce chapitre est rempli du développement de cette i-uine d'une
puissance si redoutable et qui, par son astrologie, seml)lait même
en commerce avec le ciel. Jehova dit : « Je ferai manger à tes op-
presseurs leui" propre chair et je les enivrerai de leur sang (/i9-'26) ; »
allusion sans doute aux discordes intérieures dans lesquelles s'est
abîmée la monarchie syrienne et par où elle est tombée aux mains
des Romains. Beaucoup de juifs étaient relégués parmi ces impies,
soit que l'anarchie et la guerre les eussent chassés de la Judée,
soit qu'ils fussent retenus malgré eux par les Syi'iens. Et le pro-
phète leur criait : « Sortez de Babylone, fuyez de chez les Chal-
déens (/i8-20). » Ce sont les Syriens, au contraire, qui sortent main-
tenant de la Judée (/i9-17). Leurs dieux sont chassés aussi; Bel et
Nébo sont emportés par les bêtes de somme (/iG-l). S'agit-il d'idoles
qui avaient reparu en Judée pendant que la Judée n'était plus maî-
tresse d'elle-même? ou de quelques divinités emportées de la Syrie
par les Romains, seulement pour en orner la ville souveraine? Ou
ces versets s'appliquent-ils à un de ces territoires syriens cédés par
Auguste à Herode, et dont celui-ci s'empressa sans doute de faire
disparaître des images odieuses aux juifs?
J'ai épuisé les faits extérieurs qu'on reconnaît ou qu'on peut
croire reconnaître dans le Second haïe; mais il s'en faut bien qu'ils
fassent la principale préoccupation du prophète. Hérode lui-même,
avec quelque éclat qu'il paraisse dans ce livre, n'y tient pas après
tout une très grande place. Le poète n'est pas un poète de cour.
Ce qui l'occupe, ce qui le passionne, c'est la fortune du judaïsme.
11 grandissait tous les jours en dehors même de la Judée, et on
pouvait pressentir déjà la révolution qu'on appelle l'avènement du
christianisme, et que les juifs auraient eu le droit d'appeler l'avè-
nement du judaïsme chez les Nations. Jéhova dit à son peuple :
« C'est peu que tu sois mon serviteur pour relever les tribus de
Jacob et ramener les restes d'Israël. Je te réserve pour être la
lumièi'e des Nations, afin que le salut que je vous donne aille jus-
([u'au bout de la terre. Ainsi parle Jéhova à celui qui est méprisé
de chacun, haï des peuples, esclave des puissans. Les rois ont vu,
et ils se lèvent, les princes aussi, et ils se prosternent à cause de
Jéhova qui est fidèle, et du Saint d'Israël qui t'a choisi (/i9-6-7). »
C'est la première fois, et c'est la seule fois, dans l'histoire des
(I) Ailleurs, on retrouve lo nom d'Assiir, o1. l.
LA MODERNITÉ DES PROPHÈTES. 817
juifs, qu'ils ont pu associer cette glorification d'eux-mêmes avec
cette conscience de leur déchéance.
Le monde entier s'intéresse maintenant à Jérusalem et se met
à son service. Les puissans s'emploient à la repeupler. Elle en-
tend ses fils qui reviennent de tous côtés et qui se disent :
« La place est trop étroite ici, serre-toi contre moi pour que je
puisse me loger. Et tu diras : Qui m'a enfanté tous ceux-là?.,
où étaient-ils?... Les peuples apportent tes fils dans leurs bras et
tes filles sur leurs épaules. Les rois prennent soin de toi, les prin-
cesses te servent de nourrices; la tête humblement baissée, ils se
prosternent et lèchent la poussière de tes pieds, et tu sauras que
je suis Jéhova (49-20-23). » (Voir encore 5/i-2.)
Un peu plus loin se trouve le passage fameux où est développée
avec une complaisance particulière l'idée que la grandeur d'Israël
est sortie de ses humiliations mêmes et de la patience avec laquelle
il a souffert : « Voyez, mon serviteur est adroit; il monte, il
s'élève, il grandit. Combien on a été surpris à son sujet! car son
aspect était étrangement misérable, et son visage plus triste à voir
qu'aucun visage! Eh bien! il émerveille les peuples, et les rois
demeurent muets d'étonnement, car ils voient ce dont on n'avait
rien dit, ils entendent ce dont personne n'avait parlé. Qui a cru à
ce que vous annonciez? Qui a reconnu le bras de Jéhova? Voilà
qu'il s'élevait devant lui comme une jeune pousse qui germe sur
un sol aride; il n'avait nulle beauté quand nous l'avons vu, nul
éclat qui pût nous attirer. Méprisé et abandonné des hommes,
homme des douleurs, portant la marque de la souffrance, comme
quelqu'un dont les visages se détournent, nous le méprisions et
ne tenions aucun compte de lui. Mais il a pris sur lui nos plaies;
nos chàtimens, c'est lui qui les a supportés. Et nous, nous le con-
sidérions comme un malheureux, frappé par la colère divine. Il a
été maltraité pour nos péchés, châtié par nos injustices ; la puni-
tion est tombée sur lui pour notre salut; les coups qu'il a reçus
ont fait notre guérison. Tous nous errions comme des brebis éga-
rées et qui n'ont point de berger; nous suivions chacun notre voie;
mais Jéhova a jeté sur lui nos crimes à tous. Il a été inquiété,
tourmenté, mais il n'a pas ouvert la bouche, comme le mouton
qu'on va égorger, comme la brebis qui reste muette entre les
mains qui la tondent. Saisi et condamné, quand il a été retranché
de la terre des vivans, qui se l'est expliqué parmi les hommes de
cet âge ? Qui a compris que c'est pour les crimes de mon peuple
qu'ils sont frappés? Sa sépulture a été parmi les impies, son tom-
beau au milieu des rebelles, quoiqu'il n'eût pas fait de violence
TOME xav. — 1889. 52
818 REVUE, DES DEUX MONDES.
et qu'il n'y eût pas de mensonge dans sa bouche. Pourtant, Jého va
a voulu le briser, il lui a porté un coup mortel. Mais après , que sa
vie aura été prise^n expiation, il verra sa postérité, il aura de longs
jours, et la volonté de Jehova s'accomplira par ses mains. Au sortir
de ses épreuves, il verra la satisfaction; par sa sagesse, ce juste,
mon serviteur, fait aimer à beaucoup la justice, et il prend sur lui
leurs péchés. Aussi je lui donne un lot parmi les puissans, et il
partage le butin des forts, parce qu'il a abandonné sa vie à la
mort, qu'il a été confondu avec les médians, qu'il a pris sur lui le
péché du grand nombre, et qu'il a répondu pour les pécheurs
(52-13, 53-1-2). »
Il y a plus d'un détail obscur dans cette page , mais le • sens
général n'en est pas douteux. C'est l'histoire d'Israël sous la figure
du serviteur de Jehova. L'Israël d'aujourd'hui a souffert pour les
péchés de l'Israël d'autrefois; mais ces péchés, il les a rachetés, et
il n'a plus à attendre qu'un avenir prospère. Il ne faut pas en-
tendre, conuue on l'a fait quelquefois, qu'il s'est chargé des péchés
des autres peuples, des ÎS'ations : c'est là une idée absolument
étrangère au judaïsme. Dans ce texte, Israël est dédoublé, comme
si on disait dans un temps calamiteux pour notre pays, que les
Français souffrent pour les péchés de la France; ou, si on veut une
distinction plus marquée, les fidèles, les bons souffrent pour les
fautes des méchans et les expient. On a pu remarquer un pluriel
que j'ai souligné et qui montre assez que ce serviteur deJêliovu,
c'est tout un peuple.
Tout cela ne convient qu'au temps que j'ai cru reconnaître dans
l'ensemble de ce livre, et il faut surtout, au dernier verset, signa-
ler cette phrase : « Il partage le butin des forts. » C'est seulement
à cette date que les juifs ont partagé le butin des puissances,
lorsque, après Actium, Octave a donné libéralement à Hérode des
villes et des territoires détachés de la Syrie, qu'Antoine avait don-
nés,à Cléopâtre et qui furent la part des juifs dans les dépouilles
de l'Égyptienne.
Mais ce qui ne s'était pas vu non plus avant cette époque, c'est
l'état d'anéantissement où était la Judée au moment où cette pros-
périté l'a surprise ; c'est le portrait du juif méprise, impuissant, muet
sous l'outrage, mort en quelque sorte, et enterré parmi les impies,
c'est-à-dire réduit à se perdre chez les Égyptiens et les Syriens.
On lisait déjà en un autre endroit (50-6) : « J'ai abandonné mon
dos aux coups et. ma barbe à ceux qui la tirent;, je n'ai pas dérobé
mon visage aux insultes ni aux crachats. Mais le seigneur Jehova
m'assiste, c'est pourquoi je n'ai pas honte; j'ai fait de ma face un
caillou, sachant que je ne serais pas avili. »
Li MODERNITÉ DES PROPHÈTES. 819
On sait ce que sont devenus, entre les mains des chré-
tiens, ces passages célèbres. Ils les ont appliqués à Jésus ; ils
y ont vu la Passion et la résurrection du Christ, tandis qu'il n'y
faut voir que la Passion et la résurrection d'Israël. On peut suppo-
ser même que le récit des évangiles contient tel détail qui n'a rien
d'historique et est simplement emprunté à la prophétie, comme
celui des crachats (iJM/T, lû-65 et' 15-19). Il est \Tai qu'on • y
trouve en revanche des traits qui la contredisent; où est le Jésus
à qui le grand-prêtre demande : « Est-ce toi qui es le Christ? »
et qui répond fièrement : (( Oui , et vous verrez le Fils de
l'homme assis à la droite de la Puissance et marchant sur les
nuées » {Mure, 1^-6*2). Il ne ressemble guère à la brebis humble et
muette du Second Isaïe, quoi qu'en dise le livre des Actes (8-32).
Mais c'est certainement au chapitre du Second Isnïe qu'est due
l'idée même de la Piédemptiou et de l'agneau fjni se charge des
péchés dti monde.
Ce rapport entre le ^^ro/?/*^?^ et le fond même du christianisme
suffit pour montrer combien ils sont voisins l'un de l'autre, et
qu'on est là bien loin du temps de Cyrus.
Le christianisme doit encore au Second Isaïe une idée' qui y a
tenu longtemps une grande place, celle de la nouvelle Jérusalem.
Le prophète célébrait Jérusalem restaurée, mais restaurée de deux
manières, matériellement et moralement, dans ses- bâtimens par la
magnificence d'Hérode, dans son influence par le succès de la pro-
pagande juive. Il accumule les images brillantes; j'en ai déjà cité
quelque chose; mais il dit encore (c'est Jéhova qui parle) :
« J'enchâsse tes pierres dans l'antimoine (dont on faisait un fard
pour les femmes), et je te donne pour fondemens des saphirs. Je
le donne pour créneaux des rubis, et pour portes des escarboucles, et
toute ton enceinte est de pierres précieuses » (64-11^12). Ces figures
ont été prises à la lettre, et une pareille ville ne pouvait, dès lors,
être placée que dans le ciel, comme on le voit dans V Apoca-
lypse (21-10). On attendit longtemps qu'elle descendît en effet du
ciel. Puis ces rêves s'évanouirent, et alors on entendit simple-
ment par la nouvelle Jérusalem l'église chrétienne. C'est ainsi que
Piacine l'a présentée dans la prophétie de Joad' (1).
Dans ce cas,ridéede la nouvelle Jérusalem se confond avec celle de
la Vocation des Gentils. Celle-ci n'est pas étrangère slux prophètes de
la fin du u*^ siècle^ puisqu'ils avaient vu Hyrcan imposer le judaïsme,
d'abord aux tribus séparées et puis aux Idinuéens. Leur Jéhova était
(t) Quelle Jérusalem nouvelle?... etc.
{Athalie, acte iii, scène vn.
820 REVUE DES DEUX MONDES.
déjà assez grand pour qu'ils aient pu se représenter les peuples
acceptant sa loi. Mais ce fut bien autre chose sous Hérode, quand la
propagande était déjà presque ce que nous voyons qu'elle est au
temps de Philon.De là la manière dont elle éclate dans Zacharie, et
\q Second haïe\-A développe avec toute son éloquence : « Le Saint d'Is-
raël s'appelle le dieu de toute la terre. » Ensuite : « Voici que ce peuple
que tu n'aspas connu^ tu l'appelles, et des nations qui ne te connais-
saient pas accourront à toi » (55-5). Et surtout : « Que l'étranger
qui s'est attaché à Jéhova ne dise pas : Jéhova m'exclut et me
retranche de son peuple. Et que l'eunuque ne dise pas : Je ne
suis qu'une tige stérile. Car ainsi parle Jéhova sur les eunuques :
Ceux qui observent lues sabbats, qui font ce qui m'est agréable,
et qui sont fidèles à mon pacte, je leur donne dans ma maison et
dans mon parvis une place et un nom qui valent mieux que des
fds et des filles; je leur donne un nom perpétuel, qui ne mourra
pas. Et les fils d'une terre étrangère qui s'attachent à Jéhova pour
lui appartenir, pour aimer le nom de Jéhova et être ses serviteurs ;
tous ceux qui gardent le Sabbat sans le profaner et qui restent fidèles
à mon pacte ; je les amène sur ma montagne sainte, dans les joies
de la maison où on me prie; leurs holocaustes et leurs sacrifices
me sont agréables sur mon autel, et ma maison s'appelle maison
de -prières pour tous les peuples » (56-3-7).
Les trois premiers versets sont d'autant plus remarquables qu'ils
sont un désaveu formel des prescriptions du Beutcronome , au
chapitre xxiii, où il est dit expressément que l'eunuque n'est pas
admis « dans l'église de Jéhova, » et qui repoussent également
l'étranger et ses descendans , accordant seulement aux fils de
l'Iduméen et à ceux de l'Égyptien d'être reçus à la troisième géné-
ration. Mais ce qui suit dans le prophète est l'admirable expres-
sion du caractère qu'avait pris alors la propagande juive et par
lequel elle s'est emparée du monde. Si le monde en effet a judaïsé
à l'époque chrétienne, c'est parce que le judaïsme lui-même s'était
jusqu'à un certain point dcjudaïsc, en ce sens du moins qu'il pré-
tendait gagner tous les hommes à sa croyance et devenir ainsi une
religion universelle.
Je crois que c'est par ce beau passage que se terminait le livre
du Second Isaïe. Le morceau qui suit (56-8, 57-21), qui représente
Israël livré, non-seulement aux vices, mais aussi à toutes les pra-
tiques de l'idolâtrie, semble d'un autre temps et rappelle les pro-
phètes du 11^ siècle. Plus loin, au chapitre lxiii, l'image de ce ven-
geur, tout couvert de sang, qui punit les crimes de l'Idumée, n'a
pu se produire sous l'Iduméen Hérode. J'expliquerai tout à l'heure
ma pensée sur ces additions en général.
LA MODERNITÉ DES PROPHÈTES. 821
Mais je dois revenir encore sur les dix-sept chapitres que j'ai
étudiés jusqu'ici, pour y considérer, non plus ce qu'ils nous ap-
prennent sur les événemens particuliers de ce temps, ou même
sur la situation générale d'Israël, mais le développement de cet
esprit religieux qu'on peut appeler chrétien, et qu'on sent déjà dans
les prophètes du ii^ siècle, mais qui prend ici un accent encore
plus vif et plus tendre. Les premières paroles du livre : a Consolez,
consolez mon peuple, » en donnent tout de suite le ton (40-1). Et
immédiatement après, vient un verset qui a passé dans l'Évangile :
« Une voix crie: Frayez dans le désert la voie de Jéhova (1). » Un
peu plus loin : a L'herbe se dessèche, la fleur tombe, mais la parole
de Jéhova subsiste à jamais » (40-8). Ou encore : « Les cieux
s'évanouiront comme une fumée, et la terre s'usera comme une
étoffe, et ainsi périront ses habitans; mais ma promesse et ma jus-
tice dureront toujours. » (51-6). Comparez M//?///. (13-31).
Jéhova est « comme le berger qui conduit son troupeau ; il prend
dans ses bras les agneaux et les porte dans son sein ; il aide à
marcher les brebis pleines » (40-11). Comparez Malth. (12-11).
Jéhova est déjà le bon pasteur [Jean, 10-14).
(c Cieux, répandez votre pluie et que les nuées nous versent la
paix ; que la terre s'ouvre; que le salut germe et qu'on voie pous-
ser la justice » (45-8). Cet admirable verset n'a pas été repj'oduit
dans le Nouveau Testament, mais l'église chrétienne s'en est em-
parée et le répète tous les ans dans l'office de Noël : Rorale cœli
desuper.
« Sion a dit: « Jéhova m'a abandonné, le Seigneur m'a oubhé.
Mais est-ce que la femme oublie son nourrisson ? Est-ce qu'elle
laisse à l'abandon le fruit de ses entrailles? Et quand elle oublie-
rait, moi, je ne t'oublierai pas » (49-14). Jéhova est là plus que
paternel. »
« Qu'ils sont beaux sur les montagnes, les pieds de celui qui an-
nonce la bonne nouvelle, du messager de bonheur qui apporte le
salut, qui dit à Sion : Ton dieu est roi ! » (52-7). C'est le verset que
Paul applique à ceux qui prêchent l'évangile [Rom.,. 10-15) et qui
revient dans je ne sais combien de sermons.
a Allons, vous tous qui avez soif, venez, voici l'eau. Quand vous
n'auriez pas d'argent, venez, prenez, nourrissez-vous, venez, prenez,
sans argent et sans payer, du vin et de lait. Pourquoi donnez-vous
de l'argent pour ce qui n'est pas du pain ? votre peine pour ce qui
ne rassasie pas? Approchez, écoutez ma voix et mangez ce qui est
bon ; nourrissez-vous d'une graisse délectable. Prêtez l'oreille et
(1) Matth , 3, m 5 mais TévangéUïte a déplacé les mots : dans h dcsert.
s '2 2 REVUE DES DEUX MONDES.
venez à moi; écoutez, et vous trouverez la vie » (55-1) (1). C'est
ce touchant appel qui a inspiré celui de l'evangile : a Venez à moi,
vous tous qui êtes surchargés et accablés, et je vous soulagerai »
[Mallh. 11-26).
{( Cherchez Jéhova, pendant que vous pou\ezle trouver; invo-
quez-le, pendant qu'il est proche » (55-6). Et dans Mcitliieu:
(( Cherchez et vous trouverez » (7-7) .
« Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes
voies sont au-dessus de vos voies et mes pensées de vos pensées »
(55-9). Paul dit à son tour : « 0 profondeur de la sagesse de Dieu !
Combien ses conseils sont incompréhensibles et combien ses voies
inexplicables! » {Rom., 11-33.) Et cela est devenu un des lieux-
communs de la prédication chrétienne.
En vérité, ne faut-il pas bien de la complaisance pour admettre
que de pareilles idées ont été exprimées dans de pareils termes,
soit au temps de Sennachérib, soit à l'époque de Cyrus?
V.
On a vu que tout ce qu'on lit sous le nom d'Isaïe, depuis le chapitre
xL jusqu'au chapitre lxvi inclusivement, est une addition au texte
du Premier haïe, addition qui forme une composition à part, la
mieux suivie certainement qu'il y ait dans aucun \\\yq propJictique.
Gela fait présumer qu'il peut se trouver ailleurs d'autres additions
moins considérables, et je crois qu'il s'en trouve en effet : les unes
suggérées par des événemens postérieurs à la date de l'œuvre
principale où on les a placées , les autres qui peuvent être d'une
date quelconque, mais qui, étant éparses et ne s'étant pas produites
(!) Par quelle erreur, âmes vaines,
Du plus pur sang de vos veines
Achetez-vous si souvent,
Non un pain qui vous l'epaisse,
Mais une ombre qui vous laisse
Plus affamés que devant!
Le pain que je vous propose...
C'est ce pain si délectable
Que ne sert point à sa table
Le monde que vous suivez.
Je l'offre à qui veut me suivre :
Approchez. Aoulez-vous vivre?
Prenez, mangez et vivez.
(Racine, Cantiques, 4.)
LA MODERNITÉ DES PROPHÈTES. 823
SOUS un nom qui les recommandât à l'attention, n'ont pu se C(!n-
server que quand on les a jetées dans un recueil déjà existant. Ce
sont des additions de ces deux espèces qui forment les derniers
chapitres rassemblés sous le nom disaïe. Le chapitre lx n'est guère
qu'une répétition des chapitres lix etLiv. Aux chapitres lxv et lxvt,
le jjrophète s'indigne contre ceux qui mangent de la viande de
porc; ce trait, dont on ne trouverait l'équivalent dans aucun autre
prophète^ me parait d'un âge inférieur religieusement à celui où
on se sentait placé jusque-là.
En revanche, il se trouve encore dans ces chapitres tel trait qui
rappelle l'accent du Second haïe : « C'est toi qui es notre père ;
Abraham ne nous connaît pas et Israël ne sait qui nous sommes :
notre père, c'est toi, Jéhova » (63-16). C'est àé]k\Q .Paler nosler.
Un verset d'un tout autre caractère se trouve tout à la fm du
recueil (66-24) : « Ils sortiront, dit Jéhova, et ils verront les corps
morts des hommes qui se sont révoltés contre moi ; car leur ver ne
meurt pas, et le feu qui les consume ne s'éteint pas. » Il y a là une
hame féroce, qui ne peut s'excuser que parce que les juifs souiïraient
beaucoup sans doute à l'époque où ils parlaient ainsi. Il est triste
que l'évangile ait cru devoir recueillir encore ces paroles et les
mettre dans la bouche de Jésus lui-même [Marc, 9-45).
Je parcours maintenant, en cherchant des additions, les autres
prophètes.. On est tenté d'en reconnaître une dans le Premier haïe,
aux quatre derniers versets du chapitre xxiii au sujet de Tyr.Il n'est
pas mipossible, je l'ai dit, de les rapporter au temps du premier
Hyrcan ; mais on comprendra encore mieux, si ces quatre versets
ont été ajoutés au temps d'Hérode, la révolution qu'ils annoncent,
et l'intervalle qu'ils font tout à coup franchir au lecteur. Et ce qui
appuie cette conjecture, c'est que les Psaumes, dont la date est
aussi, selon toute apparence, celle d'Hérode, reviennent plusieurs
fois sur cette conversion de Tyr et des villes qui en dépendent.
Voir aussi Zacharie (9-2-7).
Dans Jèrèmie, je ne vois pas que tel passage attire particulière-
ment l'attention ; mais on ne peut s'empêcher de remarquer que le
nom de juif ou judèen, qui ne se rencontre jamais dans les pro-
phètes du 11^ siècle, se présenté au contraire souvent dans celui-là,
mais seulement dans les derniers chapitres, et pas une seule fois
auparavant. Or c'est surtout dans cette dernière partie du livre
que Jéremie est donné comme mêlé de sa personne aux événemens
qui aboutissent à la ruine de Jérusalem. II y a là de quoi donner à
refléchir sur la valeur de ces récits. Voir plus haut mes réflexions
sur ZacJiarie., 8-23.
Mais^l'étude des chapitres xxxviii, xlviii d'Ezcchiel est particu-
82/i REVUE DES DEUX MONDES.
lièremont intcressaiite à ce point de vue. Los deux premiers con-
tiennent la description fameuse d'une aventure extraordinaire. Gog,
prince de Magog, deux noms d'ailleurs inconnus (1), parti du fond
des régions du nord et traînant une multitude de peuple à sa suite,
vient porter la guerre sur la terre d'Israël, où il est vaincu et tué.
Les commentateurs n'ont pu trom'er une explication plausible de ces
chapitres. La difficulté disparaît si on suppose qu'ils ont été ajoutés
au texte d'Ézcchicl à l'époque de l'invasion des Partlies en Judée,
où ils n'avaient pas encore paru, et où Antigone les appela vers
l'an ^0 avant notre ère. Gog est le Pacorus des historiens grecs et
de Josèphe. La bataille où il fut vaincu et tué (parles Romains) n'eut
pas lieu précisément en Judée, mais à côté, dans ce qu'on appelait
la Cyrénaïque (Plut., Antoine, Zh). Déplus, en Judée même, les
Parthes avaient livré à Hérode plusiem's combats où ils furent dé-
faits et où ils laissèrent des morts [Antiq., lù-13-8). Ce sont ces
événemens que le prophète traduit avec une imagination dont les
hyperboles répondent à la fois aux habitudes du genre et à l'im-
pression qu'avait dû faire sur les juifs une invasion si inattendue
et que les juifs étaient incapables de repousser par eux seuls.
Plus tard, quand Pacorus fut oublié, car cette espèce d'inondation
n'eut c[u'un temps bien court, ces deux chapitres ne durent paraître
qu'une vision sans réalité présente, que l'avenir seul accomplirait,
un avenir qui se confondait avec l'attente de la fin du monde.
C'est ainsi que dans \ Apocalypse^ après le règne de mille ans, on
voit Gog et Magog (2), qui assiègent la ville des saints avec des ar-
mées innombrables, mais qui sont dévorées par le feu du ciel (20-7).
Les neuf derniers chapitres du livre cjui porte le nom d'Ézéchiel
sont remplis par le plan purement idéal d'une restauration du
Temple, d'autant plus grandiose qu'elle ne coûte rien à l'écrivain.
C'en est assez pour conjecturer tout d'abord que ce morceau a été
écrit à l'époque où Hérode a pensé à rebâtir le Temple, et avant
que cette reconstruction ait été exécutée. Et ce qui confirme cette
conjecture, c'est la place que tient dans ces chapitres le Chef, nad,
qui n'est pas grand-prêtre et n'offre de sacrifices que par la main
des prêtres (46-2), mais qui fournit les victimes et qui a droit
ainsi que ses fils à des honneurs et à un domaine qui le mettent
tout à fait à part [h'à-l-M et /i6-16.) Ces pages donc n'ont pu être
écrites au ii® siècle sous les Asmonées, mais seulement sous
Hérode.
(1) Chacun des deux se trouve une fois dans la Bible {Genèse, 10, 2 et if, Chron., 5, 4),
mais sans aucun i-apport avec ce qu'ils signifient dans Ézéchiel.
(2) Et non plus Gog, prince de Mag-og.
LA MODERNITÉ DES PROPHÈTES. 8 '2 5
H est à remarquer que d'après Josèphe [Aiitiq., 10-5-1) Ézéchiel
avait laissé deux livres de prophéties. Je crois comme Huet que ce
II® livre se composait de ce que je regarde comme une addition.
Seulement Huet ne comprenait dans cette addition que les neut
derniers chapitres, tandis que j'y comprends les onze derniers (1).
J'ai déjà dit un mot de la Prière qui foi'me le chapitre m d'Haba-
cuc : c'est encore une addition du temps d'Hérode. On le reconnaîtrait
rien qu'à ces mots : ton Oint (verset 13), pour désigner le prince
des juifs, expression qui ne se rencontre pas avant cette époque.
YI.
Le livre de Baniel n'était pas compté par les juifs parmi les
livres des prophètes. Il ne faut pas se lasser de le redire, puisque
l'éghse catholique le leur a assimilé (2), Il ne ressemble d'ailleurs
à aucun autre, en ce sens que les prophéties qui y sont contenues
sont d'un tout autre caractère. Elles y ont, particulièrement au cha-
pitre XI, la précision d'un procès-verbal, auquel il ne manque que
les noms propres, et qui suit les rois macédoniens qui ont dominé
sur la Judée, depuis Alexandre jusqu'à Antiochus l'Épiphane. Aussi
la critique n'a-t-elle eu aucune difficulté à reconnaître que cet écrit
ne pouvait être du temps de Gyrus, et Poi'phyre avait déjà constaté
que nécessairement l'écrivain avait vu Antiochus et ses violences
contre les juifs. Mais c'était encore le faire trop vieux, et on va
voir qu'il ne peut être antérieur au règne d'Hérode, ni même à sa
mort.
Nabuchodonosor voit en songe une statue, dont la tête est d'or,
la poitrine d'argent, le ventre de cuivre et les jambes de fer; seu-
lement, aux pieds, le fer est mêlé d'argile. Tout à coup une pierre
vient la frapper, qui n'est pas lancée de main d'homme; et rencon-
trant les pieds d'argile, elle la fait tomber ; tout est brisé. Puis la
pierre grossit et devient une grande montagne, qui remplit toute
la terre. Il est clair que les quatre métaux représentent les quatre
empires qui se sont succédé à partir des Babyloniens en comptant
comme deux empires distincts celui des Mèdes et celui des Perses ;
le quatrième est celui des Macédoniens. Il est clair aussi que lapierre
est l'empire romain, qui est l'empire du monde.
Au chapitre vu paraissent quatre bêtes, qui représentent aussi
(l) Si on croit que le verset 19-'23 d'Êzécliiel se rapporte à la ruine des Asmonées, il
faudra encore regarder ce verset, et peut-être tout le chapitre (qui ne lient en rien
ce qui précède ni à ce qui suit), comme une addition.
(^j Elle a pu s'y croire autorisée par Malth., '24, 15, et Josèphe parle de mime
{Antiq., 10, 11, 7).
826 REVUE DES DEUX MONDES.
quatre empires. Ici la quatrième est lempirc romain, la seconde re-
j)résente à la fois les Mèdes et les Perses. Mais il n'y a pas moyen
de ne pas reconnaître Rome dans la quatrième bête, ainsi décrite :
(c Voici un quatrième animal, terrible, formidable et extrêmement
fort; il avait de grosses dents de 1er; il mangeait, brisait et foulait
le reste sous ses pieds ; il Hait dijfî'rent de tous, les autres d'a\ ant
lui » (7-7). Et plus loin : « 11 dévorera toute la terre » (7-23).
La quatrième bête portait dix cornes. Ces cornes sont les chefs
suprêmes des juifs, les Asmonées, les seuls princes qui comptent
aux yeux des juifs à cette époque, depuis que les royaumes de
Syrie et d'iigv'pte n'existent plus. Ils sont exactement au nombre de
dix, si on y comprend Judas le Maccabée, que Josèphe compte comme
grand-prêtre, quoiqu'il ne paraisse pas l'avoir été {Anfiq., 12-10-6).
L'écrivain a le droit de les rattacher à l'empire romain, puisque le
Premier livre des Muceabces et Josèphe nous les représentent
comme s'appuyant sur Rome, dès le temps même de Judas (I Macc,
8-1, etc.). On comprend dès lors aisément que la petite corne qui
s'élève du milieu des grandes est le parvenu Herode. Il arrache
trois cornes, c'est-à-dire les trois derniers Asmonées. Et c'est alors
que la petite corne prend une figure humaine et une bouche inso-
lente.
Son histoire se répète au chapitre viii, avec des variantes (1) ;
il j est dit qu'elle s'étend, c'est-à-dire la puissance d'Herode, vers
le sud, vers l'Orient et vers le beau pays, expression biblique qui
signifie la Terre sainte (2). La suite annonce que ce roi s'attaquera
à Jehova lui-même, qu'il suspendra le sacrifice quotidien, qu'il
l'empêchera en assiégeant le Temple avec une armée. Ce roi au
dur visage sera fort, Diuis cette force ne sera pas la sieiuie, et qu'en-
fin il sera brisé, mais non par la main d'un homme (8-23-25).
Au chapitre ix est le fameux compte des soixante-dix semaines,
très obscur quant à son point de départ, mais où on se retrouve
à la fin. Un Oint est retranché ; je pense que c'est Hyrcan, dépouille
de sa prêtrise; un peuple étranger ravage la ville et le sanctuaire.
Le sacrifice quotidien est suspendu, et sur Vaile des abomiiuitions
le dévastateur (9-27). L'aile, c'est le faîte du Temple (3). Le dévas-
tateur, c'est l'aigle, symbole de Rome, la grande dévastatrice. Et il
s'agit de l'aigle d'or qu'Herode avait fait placer sur la principale
porte du Temple, ce qui était une abomination aux yeux des fidèles,
(1) On sait que ces deux chapitres ne se font pas suite, et ne sont pas même écrits
dans la même langue. Les chapitres ii-vii sont en chaldaîque et les chapitres viii-xii
eu hébreu (ainsi que le premier).
(2) Gesenius, p. 7S0 bis.
(3) Mattliieu l'appelle ainsi en grec, 4-5.
LA MODERNITE DES PROPHÈTES. 827
de sorte qu'Herode étant mourant et comme déjà on le disait raoït,
une jeunesse ardente, soulevée par des docteurs fanatiques, abattit
l'aigle et le mit en morceaux, Hérode fit brûler \ifs les principaux
auteurs de cette insulte [Aiitiq., 17-6).
Tout concourt donc jusqu'ici à rapporter le livre de Daniel au temps
d'Hérode. Mais au chapitre xi se présente une difficulté. Comment
un écrivain de cette époque a-t-il eu l'idée de remplir tout ce cha-
pitre de l'histoire des rois de Syrie, continuée jusqu'à Antiochus
l'Épiphane auquel il s'arrête? C'est cette circonstance qui a fait
admettre généralement par les critiques, depuis Poiphyre, que le
livre est écrit du temps d' Antiochus. Et on ne comprend pas d'abord
quel intérêt ce chapitre pouvait avoir pom' des lecteurs du temps
d'Hérode. Je crois que l'expUcation de ce problème doit être cher-
chée dans cette supposition, qu'en paraissant parler d'Antiochus,
l'auteur parle, en effet, d'Hérode lui-même. Antiochus avait été, au
■ II*" siècle, le type de l'ennemi de Dieu. Hérode est un nouvel An-
tiochus. Comme le premier, il fait la guerre à Jéhova et à ses fidèles;
comme lui il livre Jérusalem en proie aux armes des Nations ; il
suspend le sacrifice quotidien ; il profane le Temple en y étalant
une image. Mais qu'on remarque les premières paroles par les-
quelles l'écrivain l'annonce (11-21) : « Alors s'élève un homme
méprisé, pour qui la dignité royale n'était pas faite; mais il vient
sournoisement et s'empare du royamiie par des intrigues. » Un
pareil portrait n'est pas celui du fils d'Antiochus le Grand, et on
ne peut y reconnaître que l'usurpatem' idmnéen. Dans les versets
suivans, on trouve des traits pris à l'histoire d'Antiochus, puisque
c'est là la fiction adoptée ; mais on en trouve aussi qui n'ont aucun
rapport avec cette histoire, comme M. Edouard Reuss l'a fort bien
vu, et il semble que c'est encore au temps d'Hérode qu'il faut les
placer, u Le charme des femmes » (11-37) peut faire allusion à
la destinée tragique de la fameuse Mariamne. Le roi du sud et le
roi du nord (1 i-40) sont peut-être le roi d'Arabie et celui des Par-
thes; l'étabhssement entre la mer et la sainte-montagne (ll-/i8)
serait Césarée. Les no uvelles inquiétantes de l'Orient et du nord
paraissent être celles qui remplissent le chapitre ix du livre xvi de
Josèphe. Enfin le morceau se termine par l'annonce delà mort d'Hé-
rode. L'auteur, qui écrivait probablement sous le hls d'Hérode
Archélaiis, pouvait ainsi sans se compromettre satisfaire ses res-
sentimens.
Après la mort du roi, et après quelque temps de troubles et
d'anarchie, le triage se fait entre ceux qui avaient été fidèles
à Jéhova et ceux qui ne l'avaient pas été. « Beaucoup de ceux
qui dorment dans la poussière de la terre se réveillent, les uns
828 REVUE DES DEUX MONDES.
pour une vie éternelle, les autres pour l'opprobre et une éternelle
ignominie » (12-2). Cette résurrection n'est, je crois, qu'une figure
de style, pour dire que les mérites et les démérites, jusque-là
enfouis dans l'ombre, reparaissent au grand jour. Ainsi se termine
le livre de Daniel.
Mais je n'ai pas encore parlé d'un passage très remarquable.
Après que les quatre bêtes du chapitre vu ont été condamnées et
détruites, on voit paraître sur les nuées la figure d'un fils d'homme,
c'est-à-dire d'un homme (en style juif) (7-13), qui reçoit de VÉtre
aux longs jours (7-9), c'est-dire du dieu suprême (1), un empire
qui doit survivre à tous les autres et durer éternellement. C'est la
première et la seule fois que paraît, dans l'x^ncien Testament, l'idée
du Royaume des Saints (7-22) ; je ne l'appellerai pas l'idée mes-
sianique, car il ne faut pas voir dans ce passage ce qu'on a appelé
plus tard le Messie, et qui, dans l'Ancien Testament, n'est absolu-
ment nulle part. La forme humaine du verset 13 n'est qu'un sym-
bole. Tandis que les empires des Xations sont figurés par quatre
bêtes, l'empire des Saints l'est par un homme ; c'est l'expression
de sa supériorité et de sa dignité. Il n'en est pas moins vrai d'ail-
leurs que dans la suite, quand se forma l'idée d'un Messie, on crut
le reconnaître dans ce passage de Daniel; de là est venue, pour
le désigner, cette expression de Fils de llwmmc, adoptée peut-
être par tous ceux qui l'attendaient et qui l'annonçaient, mais qui
l'a été certainement par Jésus, de la bouche de qui elle a passé
dans les Evangiles. Il n'y a rien dans Daniel qui marque mieux
la modernité du livre, et qui le fasse reconnaître comme plus proche
du christianisme.
J'ai achevé ma tâche, et je crois que ma démonstration est faite,
soit pour le premier âge prophétique, qui est la fin du ii^ siècle,
soit pour le second âge, celui d'Hérode, et cette fois peut-être
encore plus complètement et avec plus de précision. Ces deux âges
littéraires sont en même temps, comme il est naturel, deux grandes
époques de l'histoire des Juifs : la première qui est de beaucoup la
plus belle, pleine de vigueur et de passion, où ce peuple, qui
semble tout près d'être écrasé par une puissance redoutable, lutte
et s'affranchit, à l'aide sans doute de l'affaiblissement inattendu de
ses maîtres, mais d'abord par son énergie et par sa foi en son dieu,
c'est-à-dire sa foi en lui-même. La seconde, très inférieure en réa-
(I) Il est à remarquer que le nom de Jéhova ne se trouve pas une seule fois dans la
partie cbaldaiquc de Daniel. 11 semble que l'autour fasse déjà ce que firent plus tard
les chrclicus, quil ote à son dieu son nom local et sa marque juive. Jéhova reparaît
au chapitre iy.
LA MODERNITÉ DES PROPHÈTES. 829
lité, et sur la([iielle pèse la doiiiination romaine, a cependant encore
l'apparence au moins de la grandeur, grâce à un règne prospère
et même brillant, mais surtout parce que la servitude de la Judée
était couverte en quelque sorte par la fortune inespérée du judaïsme,
qui s'emparait déjà à cette époque du monde grec.
Maintenant réussirai-je à l'aire adopter mon opinion à mes lec-
teurs ? Je n'ose y compter, car, sans parler de la puissance d'une
idée depuis longtemps accréditée, la tradition a des sentimens reli-
gieux qui la protègent. Tel ministre protestant, même des plus
libres, qui ne croira pas, par exemple, que les Prophètes aient
réellement prophétisé, aura peine cependant à diminuer, en les
rajeunissant, la vénération qui entoure leurs noms et leurs œuvres.
Les Israélites, ayant peu de dogmes, ont par cela même une grande
liberté; mais ils ont aussi l'orgueil, d'ailleurs légitime, de leur re-
ligion et de leur bible, et ils tiennent aux dates antiques de leurs
livres comme à des titres de noblesse ; ils reprocheront à ceux qui
penseraient comme moi de ne pas les respecter.
Je ne crois pas cependant que cette manière nouvelle de consi-
dérer les \iYVGS prophcf iques les diminue. Quand on les reportait à
une haute antiquité, l'idée qu'on pouvait s'en faire était bien con-
fuse. Si on les croyait écrits avant les catastrophes qui mirent fm
aux deux royaumes, et qu'on y supposait annoncées, on était tout
à fait en dehors du rationalisme et en plein surnaturel. Si on les
plaçait après la captivité de Babylone, le feu et la passion qu'on y
sentait, l'orgueil et l'enthousiasme qui y éclatent, ne répondaient
en aucune manière à la reconstitution lente, laborieuse et faible
d'Israël, Au contraire, quand on les met au ii® siècle avant notre
ère, tout est clair et tout est vivant. Les événemens qui se suc-
cèdent dans le cours si entrahiant de ■\angt-cinq années, pleines
des situations les plus émouvantes, donnent à tous les détails de
la, prophétie un sens et une couleur. Telle page même, toujours
admirable dans toute hypothèse, comme le champ des ossemens
dans Ézéchiel, est encore plus admirée et mieux sentie. On com-
prend que sous le coup de ces péripéties et dans l'enivrement de la
victoire et de la liberté, la poésie soit éclose. On s'explique qu'il se
soit élevé des voix dans lesquelles on entendait la voix collective
de tout un peuple, et on ne s'étonne pas que ces écrivains qui par-
laient pour tout le monde, et sans préoccupations proprement lit-
téraires, aient imaginé de donner la parole aux Prophètes des temps
antiques, qui, ceux-là, n'avaient rien écrit, mais qui avaient agi
avec éclat et dont l'action remplissait l'histoire mythologique des
\deux rois.
Un isiaelite français éminent, M. James Darmesteter, le répétait
dernièrement : u Tout mouvement national produit un dégagement
830 REVUE DES DEUX MONDES.
de poésie (1). » Je le crois et je crois aussi que cela ne s'est jamais
mieux vérifié que par répanouisseinent de \ii prophétie à la fui du
II® siècle.
xMais si on veut reconnaître le tort que l'attachement à la chro-
nologie traditionnelle peut faire aux livres des Pi-ophèles, on n"a
qu'à ouvrir la savante traduction de M. Edouard Reuss, où l'au-
teur n"a pas voulu laisser passer le moindre détail sans essayer de
s'en rendre compte. Par cela seul qu'on détachait ces compositions
de leur date réelle, les interprétations qu'on en donnait de\ enaient
arbitraires, et par cela seul qu'elles étaient arbitraires, elles ne pou-
vaieiut guère être toujours d'accord entre elles. De là des difficultés
de tout genre, qui ont amené souvent la critique à isoler les
morceaux les uns des autres, de manière à produire une véritable
dislocation des Prophètes. C'est ainsi que le Premier haïe, à lui
seul, a fourni jusqu'à seize fragmens prétendus distincts, et disper-
sés même en deux volumes, di,y'tmcti membra propJietœ; tandis
que tout se concilie quand on replace les prophéties au ii° siècle, ou
s'il y a quelque: part une addition ou une interpolation, on a vu que
cela se réduisait à bien peu de chose.
Pour dire toute la vérité, je crois que le plus grand obstacle que
peut rencontrer aujourd'hui la thèse que je soutiens est l'indifférence
du public sur ces matières. Au temps de Voltaire, la France était
passionnée pour la critique biblique, et elle devait l'être, car la cri-
tique lui apportait la liberté de la pensée. Aujourd'hui cette liberté
«st pleinement acquise ; les grandes questions, en fait d'exégèse, sont
épuisées, et celles qui restent paraissent à beaucoup plus difficiles que
intéressantes. Il y a dans les Prophètes des pages éclatantes, que
tout le monde a lues. Mais bien des parties dans leurs livres sont
arides et même obscures, surtout quand on ne les met pas à leur
place. Piechercher la date exacte de ces écrits est un travail ingrat,
dont on ne se soucie pas de se donner la peine. Cependant il y a
encore des esprits curieux, qui voudraient, non pas tout savoir (ce
qu'on peut espérer de savoir de ces temps-là est si peu de chose !),
mais savoir le plus possible, et surtout n'être pas dupes; ne pas
attribuer, par simple accoutumance, au temps de Nabuchodono-
sor, ou même de Sennachérib, ce qui a été pensé et écrit sous les
Antiochus ou les Ptolémées. Ceu\.-là ne sont pas nombreux, mais ils
sont prêts à tout hre, et c'est pour eux que j'ai écrit.
NEST Ha\ rv.
i(l} iBapiorL.à la- Scoiété. asiaiijue. 18S8, p. 100.
FAUSSE ROUTE
REMIERE PAariE.
1.
11 n'était pas cruel, mais très capable pourtant de cruauté ; il
avait une sensibilité très vive et aussi une indilFérence très sèche.
Etait-il égoïste? A coup sûr, il se reprochait jusqu'aux larmes
tout plaisir qui coûtait aux autres quelque peine, pourtant il ne
renonçait pas au plaisir ; il s'attendrissait sur les victimes qu'il fai-
sait dans le combat de la vie, mais il laisait des victimes.
Il avait mille défauts cachés dans les replis enchevêtrés de sa
nature compliquée et mobile, qui ne l'empêchaient pas d'être aimé
parce qu'il était généreux, enthousiaste et tendre. Peut-être valait-
il mieux, à tout prendre, que le plus grand nombre; il ne lui man-
quait, pour être parfait, que de voir chaque jour chacun de ses
désirs accompli. C'étaient les contradictions de la vie qui dévelop-
paient celles de son caractère; il eût été le meilleur fds du monde,
s'il avait pu se trouver heureux.
En ce monde, ne Test pas qui veut. La science du bonheur exige
un apprentissage long et délicat ; la nature nous met entre les
mains des instrumens très simples en apparence, fort dangereux
pourtant, dont le maniement exige une prudence, une fermeté,
une attention, une dextérité extrêmes. Les étourdis, les emportés,
les vaniteux, les ambitieux, les passionnés ne connaîtront jamais le
secret d'être heureux ; les saints y arment, et quelquefois les-
sages, par le détachement, l'anéantissement des désirs. Mais ce
sont les sots qui réussissent encore le mieux, car, ayant i)eu de
visées, ils se contentent à moins de '/rais, et ce sont d'ailleurs,
pour l'ordinaire, les favoris de la fortune.
832 REVUE DES DEUX MONDES.
Herbert de Précy-Plantagenet n'était point sot, il n'était non plus
ni un sage, ni un saint. La nature l'avait richement doué pour le
bien et pour le mal ; il oscillait entre les deux, selon le temps et
les jours, soumis, comme on l'est souvent à vingt ans, à toute
l'impétuosité, à tous les soubresauts d'un cœur peu maître de soi.
Parmi les qualités qu'il avait reçues en partage, il lui en manquait
une essentielle, la plus précieuse peut-être, la volonté; mais il ne
s'en doutait guère, étant fort têtu et ne sachant pas encore que
l'entêtement est une des formes accoutumées de la iaiblesse. A
vrai dire, personne ne l'avait aidé dans cette dure conquête de la
volonté, et pour le juger équitablement, il faut savoir qu'il avait
perdu sa mère aux premières heures de sa naissance, et son père,
accidentellement, peu de mois après.
Recueilli par ses grands parens paternels, le comte et la com-
tesse de Précy-Plantagenet, c'est entre ces deux vieillards que
s'était écoulée, en Bretagne, son enfance. Sa grand'mère était
faible et douce, pieuse et charitable; son grand'père avait deux
défauts : il était libre-penseur et poète ; il passait ses jours à com-
poser des poèmes de cinq ou six cents vers où il répandait les
flammes économisées pendant sa longue et austère existence. En
dehors de l'amour qu'il devait à sa femme et dont il s'était ac-
quitté, comme de toute autre dette, avec honneur et bonne grâce,
il n'avait connu aucune passion que la littérature, passion débor-
dante et pourtant discrète, éminemment désintéressée, qui n'aspi-
rait point au grand jour de la publicité et se contentait d'emplir
d'innombrables cahiers les tiroirs de sa chambre d'ascète. Sa
femme avait peine à lui pardonner cette innocente manie, qui,
disait-elle, l'avait empêché de songer à vivre. Comment ce hobe-
reau, qui n'avait jamais quitté sa province sauf pour de courtes appa-
ritions à Paris, avait-il contracté cette maladie du poème épique?
Gomment était-il devenu incrédule,, presque athée, dans le fond de
la religieuse Bretague, près d'une femme qu'il adorait et qui était
une sainte ? Il serait trop long d'en rechercher les causes ; il suffit
de connaître les influences contradictoires qui pesèrent sur les pre-
mières impressions d'Herbert et qui contribuèrent à le maintenir
dans un état d'esprit flottant, dont son caractère subit le contre-
coup.
La maison où il passa ses années d'enfance était un ancien cou-
vent de carmélites, dépossédées à la révolution, et qui après des
fortunes diverses était devenu la propriété du comte de Précy-
Plantagenet, ruiné par cette même révolution. Ses descendans,
n'ayant guère fait fortune, s'étaient contentés de cette modeste de-
meure, après lui avoir fait subir quelques indispensables change-
mens. La disposition des appartemens en révélait la destination
FAUSSE ROUTE. 833
primitive; toutes les pièces du rez-de-chaussée, légèrement en
contre-bas du sol, la salle capitulaire, transformée en salon, le réfec-
toire lambrissé de bois sombre, la cuisine, les celliers, la buan-
derie, les caveaux, ou\Taient sur le même long corridor dallé, au
bout duquel s'élevait l'escalier de madriers massifs, dont la rampe
noircie et lustrée attestait le long frottement des mains, qui s'y
étaient tour à tour appuyées depuis un siècle.
Le premier étage reproduisait la même disposition. Les cellules,
dont quelques-unes avaient été agrandies par la suppression d'une
cloison, s'alignaient le long du corridor qui traversait la maison et
se prolongeait par un angle brusque dans une aile en retour;
l'habitation entière avait une forme d'équerre. Au-dessus des
chambres, régnaient d'immenses greniers, où les rats exécutaient
les plus prestigieuses cavalcades, parmi des caisses défoncées, des
meubles brisés, des livres de rebut et une quantité inexprimable
de détritus accumulés par les ans. Ce grenier, c'était pour le petit
Herbert la terra nuova^ le pays inexploré et redoutable, le champ
clos ouvert aux prodigieuses conjectures de son imagination, aux
exploits d'un courage encore mal affermi. C'est là qu'aux heures
claires du jour, il jouait au Robinson dans des caisses d'emballage;
c'est là qu'à la nuit tombante, il n'entrait qu'en tremblant, lorsqu'on
l'envoyait quérir la provision de noix ou de châtaignes. Il fallait alors
faire appel à toute sa vaillance, quand sa mémoire hantée lui pré-
sentait avec une prodigaUté intarissable une foule de contes de
revenans, de fadets, de loups-garous, et les sombres légendes où
le diable intervenait en justicier goguenard et terrible. Son grand-
père lui avait bien appris à mépriser ces fadaises, à s'en moquer et
à n'en rien croire. Il n'en croyait rien et s'en moquait parfaitement
au grand jour; mais, à la brune, scepticisme et bon sens entraient
en déroute, les diableries reprenaient leur emph-e ; l'amour-propre,
il est vrai, et il était extrême, le poussait en avant : il soulevait
la clenche rouilléc qui claquait bruyamment, poussait la porte
lourde d'un grand coup de bravade et restait immobile, en arrêt,
sur le seuil, tout palpitant, l'oreille tendue, les pupilles dilatées,
aspirant l'air, écoutant, analysant, une jambe en arrière, prêt à
fuir. Par les lucarnes taillées dans la toiture comme des meur-
trières, le jour défaillant dessinait de petits carrés clairs sur le
fond tout noii*. Quelquefois les tuiles, soulevées par le vent, cla-
quaient comme les écailles d'un reptile gigantesque, la girouette
grinçait, un rat effarouché fuyait parmi des paperasses avec
d'étranges frôlemens. Dans le fond le plus ténébreux, flamûaient
deux prunelles ardentes ; Herbert avait peine à retenir un cri de-
vant le vieux chat de la maison; volontiers il aurait rebroussé che-
TOME xciv. — 1889. 53
83/i REVUE DES DEUX MONDES.
min, mais comment redescendre bredouille, affronter l'ironie du
grand-père et surtout l'humiliante sympathie de Manette ou dé
Jeanne-Marie?
D'un brusque élan, il se précipitait vers les grands sacs dressés
sous la déclivité du toit, plongeait les mains, jetait en Irisson-
nant la provision nécessaire dans le pan relevé de sa blouse et
s'enfuyait à toutes jambes, sans retourner la tête ; chacun sait que
regarder en arrière, quand on a peur, est un acte de j^iur hé-
roïsme. C'est seulement au bas de l'escalier, quand il voyait la
grande flambée du feu de cuisine projeter ses reflets rouges dans
le corridor, qu'il relevait la tête avec un grand soupir de contente-
ment, fier, l'air délibéré, et le pas sonnant sur les dalles :
— Tenez, Marie-Jeanne, voici vos châtaignes; ne les laissez pas
brûler surtout.
— Comment? monsieur Herbert, vous êtes monté là-haut?., tout
seul, sans chandelle?
— Oh!.. Vous savez, moi, je ne suis pas poltron. Quand je se-
rai grand, je serai soldat,., j'irai à la guerre... Ce sera bien autre
chose !
— Pour sûr, monsieur Herbert.
Ses' grands parens, casaniers comme on l'est à leur âge, ne lui
fournissaient aucune occasion de voir des étrangers ; il ne con-
naissait que sa petite ville, et sa maison, que l'on continuait
d'appeler le Carmel, en souvenir de ses origines. Il n'imaginait
rien de plus agréable, ni de plus- grand surtout; il aimait cette
vieille demeure, cachée au tond d'une cour fermée de hautes
murailles grises, dont les joints étaient envahis par les giroflées,
les mousses, les pariétaires ; des lierres, des glycines y accro-
chaient leurs guirlandes, une vigne en festonnait le faîte et en-
vahissait la façade écrasée et ventrue du logis, où des fenêtres
de toutes dimensions semblaient s'ouvrir au hasard à travers les
branches flottantes et les ceps. L'autre côté de la maison offrait
plus de symétrie; de larges lenêîres bien alignées s'y étalaient
majestueusement dans leur encadrement de granit noir sur un
fond de crépi blanc ; ces dix fenêtres à petites vitres carrées et
verdàtres contemplaient un immense enclos, dont la plus grande
partie, convertie en jardin potager, était divisée par grands
rectangles voués alternativement à la culture des choux, des
pommes de terre et autres végétaux précieux ; une forêt d'arbres
fruitiers y prospérait en espaliers ou en plein vent. La partie la
plus voisine de l'habitation ressemblait à un verger normand ; une^
herbe touffue poussait à l'ombre des pommiers et des cerisiers'
plantés drus, dont les rameaux entrelacés formaient une voûte de
verdure. Sous les fenêtres, des massifs de rosiers et de larges bor-
FAUSSE ROUTE. 835
dures de fleurs mêlaient leurs teintes vives et leurs parfums plus
raffinés à cette symphonie de verdure agreste.
C'est dans ce cadre d'une simplicité rustique que le petit Her-
bert fut initié à la joie et à la fatigue de vivre, — joie de courir à
travers les longues allées gazonnées où paissaient les petites vaches
brunes, joie de grimper aux arbres et d'y cueillir au péril de ses
membres et de ses culottes les fruits qu'il dédaignait lorsqu'on les
lui offrait au repas sur une assiette ; joie de se cacher dans les char-
milles, derniers vestiges de l'antique passé, de chevaucher les
grands buis taillés à hauteur d'appui et dont les fortes et fines ra-
mures rebondissaient sous son poids avec l'élasticité d'une balan-
<^oire , — fatigue d'apprendre à lire, à écrire, à réciter le catéchisme,
les fables et la table de multiplication et la grammaire ; fatigue de
se tenir droit, de ne pas mettre ses coudes sur la table, de se taire
quand les grandes personnes causaient et que justement la langue
lui démangeait. Tout était sensation vive pour cet enfant, rien
n'était indifférent ; aucun plaisir si humble, aucun ennui si léger
qu'ils fussent, ne passaient sans laisser de trace.
Herbert avait douze ans, lorsque survint un événement qui de-
vait avoir une influence ineffaçable sur sa vie entière. Un matin, son
oncle, M. Danvillers, conseiller à la cour d'appel de Paris, arriva
au Garmel avec sa fille Lucy, qu'il venait confier à M™® de Précy,
pendant un long voyage nécessité par la santé débile de sa femme.
Herbert n'avait vu sa cousine qu'une seule fois, alors qu'elle
était encore au maillot ; elle n'était sa cousine, du reste, qu'à un
degré éloigné. Son père, M. Danvillers, était le cousin germain de
sa grand'mère; mais, en Bretagne, l'esprit de famille rapproche les
degrés et multiplie les parentés. Herbert se souvenait vaguement
d'une chose inerte, molle et plem'arde, enfouie dans des vêtemens
informes et des bonnets ruches. Il ne s'était pas fort réjoui en ap-
prenant le retour de cet être inutile et incommode ; mais sur l'as-
surance que sa cousine avait grandi, parlait et jouait comme lui-
même, il passa subitement à la plus grande exaltation de joie. Les
jours qui précédèrent l'arrivée de sou oncle, il vécut dans une
agitation qui ressemblait à une maladie et troublait jusqu'à son
sommeil. 11 avait été toujours très solitaire, parmi des gens graves
qui redoutaient le bruit et la compagnie des enfans de son âge. H
s'épuisa en projets, en inventions admirables pour faire honneur à
sa petite cousine ; avec des peines inouïes, il avait creusé dans un
coin du jardin un énorme terrier où il se proposait de la conduire
et de passer avec elle ses journées ; il s'y fourrait lui-même à tout
instant pour y rêver au bonheur inconnu d'avoir une amie. De ses
mains, il avait tressé un magnifique harnais de ficelle orné de gre-
lots, avec lequel il comptait atteler Lucy et la faire galoper joyeu-
836 REVUE DES DEUX MONDES.
«
sèment, en claquant du fouet, autour des carrés de légumes. Ce
harnais était un pur chef-d'œuvre; il le tenait dans ses mains, der-
rière son dos, prêt à en faire la surprise, quand on l'appela pour
embrasser son oncle et sa cousine.
Lucy était une petite Parisienne mignonne et délicate, pomponnée
àravir dans un joli costume brodé, avec de fins souliers et de petites
chaussettes qui laissaient à découvert le satin pâle de ses jambes
fluettes. De longues boucles blondes rejetées en arrière étaient nouées
par un ruban. Le pauvre Herbert ne s'était attendu à rien de pareil ;
il resta interdit, et, pour la première fois, fit un retour inquiet sm* lui-
même. Cet examen lui causa beaucoup de mécontentement. Il re-
connut qu'il avait les mains hâlées, les ongles rongés, une jaquette
singulièrement peu élégante et de gros brodequins avec lesquels il
avait couru dans la terre humide et qui en gardaient les traces. Il
se fit tout l'effet d'un gros cheval de labour auprès d'une gazelle.
— Eh bien, mes enfans, embrassez-vous et allez jouer pour
faire connaissance, dit M™^ de Précv.
Herbert, froissé dans son orgueil, pirouetta sur les talons :
— Je n'aime pas les filles, répondit-il d'un ton dur, avec une
vague persuasion que l'impertinence le sauverait de l'humiliation.
— Je sais bien jouer toute seule, reprit à son tour Lucy d'un
petit ton de dédain exquis, en suivant son cousin d'un regard cu-
rieux et gai qui ne laissa échapper aucune des gaucheries, des
laideurs ou des négUgences de sa personne. Puis, lorsqu'elle l'en-
tendit sifller bruyamment dans le jardin, en faisant claquer son
fouet et sonner ses grelots avec ostentation, elle monta dans sa
petite chambre et procéda au minutieux déballage de ses trésors
particuliers: des miroirs, des flacons, des bracelets, des bagues, un
chapelet, quelques livres, puis une multitude de rubans et enfin
une belle, splendide poupée, à qui elle fit les plus tendres, les plus
respectueuses politesses. Et bien que, à tout instant, ses yeux se
mouillassent à la pensée que sa mère était loin et qu'il lui faudrait
passer de longues, longues semaines d'exil, dans cette demeure
triste, entre de grands vieux parens qu'elle ne connaissait pas et
un garçon mal élevé qu'elle n'avait guère en^ie de connaître, les
heures s'écoulèrent pourtant sans trop de lenteur.
Pendant ce temps, Herbert, réfugié au bout du jardin, se donnait
beaucoup de mouvement, décide à s'amuser comme un roi, sans se
soucier davantage de cette belle demoiselle qui, évidemment, n'était
pas faite pour être attelée, ni pour galoper dans l'herbe et les carrés
de pommes de terre. Il se trouva fort penaud lorsqu'il s'aperçut
que ses gambades, ses sauts de carpe, ses cris de joie forcenés ne
l'amusaient pas; les terriers et les fortifications en sable le lais-
saient froid, et il vaguait, étonné et morose, ne sachant à quel
FAUSSE ROUTE. 837
saint se Youer, lorsqu'il avisa quelques cerises oubliées au haut
d'un cerisier. En un instant, agile et robuste comme un chat, il se
trouva dans l'arbre, non sans quelques éraflures à la peau et un
grand accroc au plus indispensable de ses vêtemens ; mais un de
plus ou de moins n'avait rien qui pût l'étonner. Il emplit sa
blouse de cerises et, se laissant glisser avecprécaution, il contempla
sa récolte d'un air rêveur; puis, prenant sa course comme un lièvre
qui rejoint son gîte, il s'élança cà travers les escaliers et bondit,
tout essoufflé, au milieu de la chambre, où Lucy, à genoux devant
une bergère en velours d'Utrecht jaune, faisait à sa majestueuse
poupée, qui y était installée, une visite de cérémonie : « Où trou-
vez-vous vos odeurs, marquise? disait-elle en minaudant; c'est
enivrant. » Et prenant une voix de tête : « Mon Dieu, ma chère,
le baron Corbinet les choisit pour moi ; c'est un si galant homme. »
Elle sursauta au bruit de la porte, enfoncée plutôt qu'ouverte
par son cousin, qui maintenant demeurait interdit, cloué sur place
par l'air effrayé de la fillette.
— C'est moi, dit-il enfin d'une voix rauque... Voulez-vous des
cerises? — Et il lui en tendit une poignée; puis, s'apercevant que sa
main était terreuse et égratignée, il oflrit sa blouse. La blouse va-
lait les mains, mais Lucy ne voyait que les cerises, noires à force
d'être mûres, craquelées par le soleil, becquetées par les moineaux
friands et pleines de savoureuses promesses... Elle s'approcha,
souriante, goûta les fruits avec de petites mines fort satisfaites :
— Oh! qu'elles sont bonnes! mangez aussi, vous?.. Et elle lui
en mit une dans la bouche très gentiment.
— C'est moi cpii les ai cueilhes, s'écria fièrement le jeune
garçon.
— Ah! dit tranquillement Lucy... Vous auriez dû en cueillir
davantage, alors.
— C'est qu'il n'y en a pas beaucoup... et puis, c'est très diffi-
cile... L'arbre est haut... haut comme un clocher, et les branches
sont très cassantes... j'ai manqué dix fois me rompre le cou, mais
je ne me suis pas fait de mal, pourtant.
Ce disant, il se rappela tout à coup l'accroc fait à sa culotte, il
devint pourpre et tira énergiquement sa blouse du côté inquiétant ;
par bonheur, Manette n'avait pas épargné l'étoffe dans la blouse,
et Lucy ne s'aperçut de rien. Elle n'avait pas paru très émue
des périls courus par son cousin ni de la grandeur de ses mérites,
et avait continué à manger les fruits jusqu'au dernier.
— Elles sont bonnes, les cerises de Bretagne, dit-elle avec un
sourire qui valait un remercîment.
— Tout est bon en Bretagne, repartit Herbert.
Puis, ils restèrent l'un devant l'autre, se regardant sans rien
838 REVUE DES DEUX MONDES.
dii'e, l'un se demandant s'il fallait rester ou partir, l'autre, avec
son instinct précoce de petite femme du monde, songeant qu'elle
devait laire les honneurs de son appartement. Mais que dire à ce
sauvage garçon ? Elle se sentait gagnée par un fou rire en le regar-
dant. Il était en plein travail de croissance, grand, dégingandé,
avec des pieds et des mains énormes qui semblaient prendre une
avance disproportionnée sur les autres parties de son corps, les
épaules robustes, la tête forte, un front large et obstiné, des sour-
cils épais au-dessus de ses yeux noirs, perçans et singulièrement
expressifs, le nez un ; la peau, délicate et blanche dans les parties
qui n'étaient pas brûlées par le hâle, laissait voir les ch'cuits
bleuâtres des veines; les lignes brisées et mobiles donnaient à
cette figure une expression inquiétante, tantôt dure, tantôt infini-
ment séduisante. Tel qu'il était, ses traits se gravaient et n'étaient
pas aisément oubliés. Il subissait avec un malaise inexprimable
l'examen des yeux moqueurs de Lucy et ne se trompait pas sur
l'expression de la petite moue doucement impertinente de ses
lèvres roses ; par une miraculeuse clairvoyance de vanité souf-l
frante, il devinait la succession rapide, accablante des impressions'?
de sa cousine et sentait monter en lui une mauvaise humeur dej
dépit.
— Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il brusquement ; une poupée. ,
Vous jouez donc encore à la poupée, à votre âge?
La diversion fut habile. Lucy se sentit piquée.
— Ça?., c'est la marquise de Vertpintade,.. une personne di
meilleur monde. Savez-vous qu'elle parle, qu'elle chante et danse|
bien mieux que moi?
Elle avait pris entre ses doigts la taille de M""^ de Vertpintade et
lui posait une foule de questions auxquelles celle-ci répondait altère
nativement : « Oui, oui, oui, n ou « non, non, non, » d'une voix
grêle et criarde qui tenait à la fois du cri d'oiseau et du glapisse-
ment, puis elle dansa et finit par chanter un grand air du Trovalore
en secouant la tête avec de petits mouvemens spasmodiques ; à la
fin, elle la tournait brusquement de droite à gauche, s'arrêtait et
demem'ait immobile.
Herbert, très amusé, un peu ébahi, avait suivi tous les exercices
avec une curiosité qu'il s'efforçait de dissimuler sous un air de con-
descendance et de supériorité.
— C'est drôle, répéta-t-il encore... Mais je saurai bien trou-
ver la mécanique... II avait attrapé M""® de Vertpintade et fouil-
lait déjà outrageusement à travers ses falbalas, quand Lucy, indi-
gnée, s'élança sur lui et la lui arracha vivement.
— Bon! si je la retrouve, votre marquise de Pretentaille... je
lui apprendrai une danse de ma façon.,.
FAUSSE ROUTE. 839
Cependant, Herbert ayant reçu la défense formelle de toucher aux
jouets de Lucyni d'entrer dans sa chambre, M™® de Yertpintade put
exercer en paix ses talens divers.
M. Danvillers avait quitté le Garmel pour accompagner sa femme
à des eaux en Allemagne.
Les deux enfans, vite familiarisés, commencèrent une douce vie
à deux. Que de belles heures passées ensemble dans le grand jar-
din ou parmi les greniers pleins de surprises et de terreurs! Lucy
acceptait docilement tous les jeux inventés par son cousin et pous-
sait le dévoûment jusqu'à porter le harnais à grelots et à s'enfouir
des heures entières dans les terriers aménagés pour représenter
des grottes, où l'on grignotait de compagnie des fruits verts et des
racines pour imiter Robinson ou les naufragés au Spitzberg. Que
de cavalcades aussi, dans le dédale des chemins bocages, à travers
la campagne bretonne, Herbert chevauchant fièrement son poney et
Lucy, plus timide, sur un âne de bon caractère, recruté spéciale-
ment pour elle! Le matin, aux heures graves, ils lisaient et travail-
laient ensemble et, sans le savoir, ils étaient parfaitement heu-
reux. Cette félicité, pas plus que toute autre, ne devait durer. Un
jour que Lucy était allée avec sa grand'tante rendre une visite
dans un château voisin, Herbert, qui n'aimait point les visites,
avait obtenu de rester au logis. Mais sa cousine n'eut pas tourné
le dos depuis vingt minutes, qu'il s'ennuya à rendre l'âme. Son
grand-père était, comme à son ordinaire, renfermé dans la biblio-
thèque où il élaborait dans le recueillement une séiie de poèmes
indiens, destinés à vivre et mourir dans la poussière tombale des
choses inédiles. Herbert, après avoir essayé successivement tous
les jeux qu'il aimait autrefois et qui maintenant lui semblaient insi-
pides sans le concours de sa douce petite compagne, se trouva
mené, par le hasard de sa flânerie, dans le verger ombreux, sous
les grands cerisiers, et là, sur l'herbe, étendu le nez en l'air, il de-
meura songeur à contempler dans une flottante et boudeuse rêve-
rie le bleu vif du ciel à travers les légères découpures des feuilles
mouvantes. H n'était point un grand clerc et ne se rendait
guère compte de la poésie immanente des choses qui le pénétrait
comme un subtil bien-être, ni des ébauches de sensations neuves
qui venaient tour à tour gonfler et alanguir son être. 11 restait là,
disputé entre un besoin d'acti\ité presque douloureux et un éner-
vement, une paresse molle qui le clouait au sol. Le souvenir de
l'arrivée de Lucy lui revenait à la mémoire et en même temps
mille détails qui l'amusaient et le faisaient sourire. Instinctive-
ment, il tourna la tête vers la maison, et voyant la fenêtre de Lucy
ouverte, cela lui fit plaisir : cette fenêtre ouverte annonçait le
retour prochain. Il avait en ce moment le cœur plein de tendi'esse
840 REVUE DES DEUX MONDES.
pour elle, d'une tendresse mal débrouillée, il est vrai, et qui res-
semblait à do la mauvaise liumcui- : « Comme la journée est
longue!.. Qu'est-ce qu'elle peut faire... ainsi à bavarder?.. A-t-on
l'idée de rester si longtemps?.. »
Et il étira les bras, soupira plusieurs fois, se tourna, se retourna,
finalement il se leva, sans savoir pourquoi, et grimpa dans le plus
prochain cerisier, d'où son regard plongeait jusqu'au fond de la
chambre de Lucy ; un chapeau de jardin était jeté sur le lit et par
terre deux petits souliers à boufïettes reposaient fraternellement ;
sur une table, un livre ouvert et posé de travers attestait le départ
précipité delà Useuse. Tous ces menus détails l'amusaient, le rap-
prochaient de Lucy en quelque sorte, et il continuait son examen,
quand ses regards fascinés s'arrêtèrent sur la bergère en velours
d'Utrecht jaune où se prélassait, éblouissante, dans un costume de
velours nacarat, la blonde marquise de Vertpintade. Un bras à
demi plié soutenant un éventail de plume, dont l'ombre balancée
par un souffle de vent lui donnait une apparence de vie, on eût
dit qu'elle provoquait Herbert de sa prunelle fixe et bleue.
— Ah! vous voilà, vous, la belle!.. Marquise du diable!.. Si
j'allais vous faire une visite?., hein?
S'il hésita, ce ne fut pas longtemps ; si sa conscience parla, ce
ne fut que faiblement; le désir instantané fut instantanément obéi.
En moins d'une minute, il eut dégringolé de l'arbre, et gravi la
treille qui tapissait le rez-de-chaussée ; une dernière enjambée le
mit face à face avec M""" de Vertpintade qui continuait de se cou-
vrir pudiquement de son éventail et dont les yeux semblaient à
présent contempler fixement la pointe de ses souliers, débordant
sous les ruches de dentelle.
Un instant troublé, Herbert reprit vite son aplomb. Plongeant
hardiment la main dans le fouillis des jupes et des broderies, non
sans un secret battement de cœur, il eut bientôt l'inexprimable
joie de sentir sous son doigt un ressort et de voir sa belle victime
lever et abaisser ses bras avec grâce, tourner la tête d'un air mutin
et valser enfin à miracle sur le parquet. Pour la mieux voir il s'était
jeté à plat et se roulait d'allégresse.
— Bravo!.. Hip! hip !.. hurrahl.. Plus vite, plus fort!
Et il fredonnait des « tra la la » vainqueurs, quand une douce
voix en bas le fit bondir sur ses pieds, rouge et pâle tour à tour...
Il attrapa brutalement la danseuse et la jeta sur le fauteuil.
— Herbert, criait Lucy au bas de l'escalier; où êtes-vous, mon
petit cousin?
Fuir était aisé, mais comment expliquer l'état inexprimable de
M""® de Vertpintade? Les pieds, allégés du poids du corps, se dé-
menaient frénétiquement, accompagnés par un râle semblable au
FAUSSE EOUTE. 841
grincement d'un tourne-broche. Herbert saisit les jambes, s'eflbr-
çant de les comprimer dans ses mains rageuses ; mais, au moment
où il croyait réussir, un léger grincement, comme un rire diabo-
lique, se fit entendre et une voix de crécelle entonna l'air du Tro-
vatore. Alors, les dents serrées, l'œil mauvais, il jeta au hasard
ses mains, tordant, serrant, froissant le petit corps mécaniquement
infernal ; la marquise chantait toujours sans se presser ni faire grâce
d'un soupir, et Lucy, au bout du corridor, appelait de nouveau :
— Herbert?.. Où donc êtes-vous?..
Une rage, une fureur le secoua des pieds à la tête, il vit rouge...
Ses poings crispés pesèrent sur la poitrine de la marquise,., plus
fort,., encore plus fort!.. Un craquement,., un gémissement !.. La
tête vira de droite à gauche et d'un coup brusque alla s'enfouir dans
les coussins de la bergère, n'offrant aux regards terrifiés d'Herbert
qu'un cliignon frisé.. . M'"^ de Vertpintade avait le cou tordu...
Lucy venait de paraître... Elle cria d'effroi à la vue de son
cousin, pâle, hérissé, farouche. Saisie d'un pressentiment, elle
courut à sa poupée.
— Méchant ! . . Méchant Herbert !
— Elle ne voulait pas se taire.
— Laissez-moi,., allez-vous-en... Ne me touchez pas avec vos
mains d'assassin...
Les pleurs de Lucy avaient attiré M™^ de Précy. Herbert^ semonce
d'importance, fut puni et privé de son poney, que l'on renvoya sur-
le-champ à la ferme. Seul dans sa chambre, où on l'avait envoyé
avec un morceau de pain sec, il se livra sans témoins à toute la
violence de sa mauvaise humem*. L'humiliation d'être puni devant
Lucy, la rage de l'être à cause d'ehe, étouffaient tout repentir. Rien
ne le rendait mauvais comme le sentiment de ses torts. Il maugréa
furieusement contre sa grand'mère, son grand-père et Lucy :
— Est-ce juste de me priver de mon poney parce que sa poupée
est cassée?.. Comme si je l'avais fait exprès !.. J'étais plus heureux
avant qu'elle fût venue, cette Lucy... Maintenant, on l'aime mieux
que moi,., on me sacrifie.
A mesure que le jour baissait, la mélancohe le gagna. Accoudé
à la fenêtre, il regardait d'un œil morne s'allumer dans le ciel
assombri la multitude tremblante des étoiles, et les derniers gron-
demens de la colère, la suprême révolte de l'orgueil, s'éteignaient
dans l'ombre qui s'épaississait autour de lui. Le regret pénétrait
dans son âme, mais surtout l'étonnement, un étonnement pénible,
inquiet. Gomme ce désir d'entrer chez Lucy lui était venu tout à
coup,., si vite obéi! Cette poupée broyée dans un accès de fu-
reur sauvage! Il en était honteux, terrifié; c'avait été comme un
grand flot rouge qui s'était abattu sur sa tête, à la voix de Lucy,
8A2 REVUE DES DKUX MONDES.
et ses bras, ses mains, tout son être avaient agi sans lui, malgré
lui; à ce momcnt-Ià, s'il avait tenu une créature vivante, il l'au-
rait aussi bien écrasée, de premier mouvement, sans pouvoir se
retenir. Il n'avait pas pourtant le cœur cruel ; jamais il n'avait fait
du mal volontaiiement, pas même à une mouche, ni jeté une mau-
vaise pierre à un chat, ni frappé brutalement son poney... Et pour-
tant!.. Les paroles de Lucy lui revenaient : « iNe me touchez pas
avec vos mains d'assassin. » 11 les regardait, ses mains d'adoles-
cent, longues avec des articulations fortes ; sous la clarté blanche
d'un rayon de lune, elles lui paraissaient d'une pâleur sinistre, il
les observait avec défiance comme des ennemies attachées à son
sort, capables de l'entrahier à un mauvais coup. D'où lui venait
cette méchanceté cachée en ses membres, en sa chair et en son
sang, qui agissait contre sa volonté? Tous ceux qui l'entouraient
étaient si bons!.. Quelque ancêtre, peut-être? Son grand-père ne
lui avait-il pas dit qu'on hérite des vices et des vertus aussi bien
que du tempérament de ses aïeux?
Il se souvenait que son bisaïeul, le père de sa grand'mère, avait
fait la guerre avec les chouans ; plus d'une fois, il avait frémi
d'enthousiasme et d'horreur au récit de ses exploits, de cette mêlée
sanglante de combats, d'embuscades, de massacres et de repré-
sailles. Était-ce cet héroïque et farouche partisan, la source loin-
taine d'où coulait dans ses veines ce ferment de violence? Il s'ar-
rêtait à ces pensées, un peu confuses, avec une certaine complaisance
et aussi de l'effroi: ressembler en quelque chose à un héros, même
s'il est un peu barbare, ne laisse pas que d'être flatteur pour un
pauvre garçon humihé, qu'on a envoyé coucher sans souper.
11 se mit au lit et ne tarda pas, de fatigue et d'ennui, à s'en-
dormir.
Lucy, de son côté, s'était couchée le cœur gonflé de soupirs.
La perte de sa poupée l'affligeait moins que le chagrin de son cou-
sin; comme toutes les âmes tendres, elle était prompte à s'accu-
ser : « Si je n'avais pas pleuré si fort, pensait-elle, on n'aurait lien
su et Herbert ne serait pas puni. »
Dès qu'elle le rencontra le lendemain, elle s'empressa de lui
tendre la main avec un bon petit sourire suppliant et généreux. . .
Mais, à la clarté du grand jour, toutes les chauves- souris du re-
pentir et du remords s'étaient envolées; l'orgueil blessé, le souve-
nu- de l'humiliation subie, tenaient Herbert encore dur et raidi. Aux
avances de sa petite cousine, il répondit par une moue hautaine et
croisa les bras derrière le dos, sans trouver un mot à lui tUre...
Étonnée, froissée, la fillette, les yeux humides, le regarda s'éloigner
et ne chercha pas à le retenir; de ce jour, un grand divorce se fît
entre eux.
FAUSSE ROUTE. 8^3
Ce fut avec une satisfaction à peu près égale que les deux en-
fans virent approcher le jour de la séparation. Les parens de Lucy
la réclamaient et son grand-oncle allait la reconduire à Paris.
Le matin du départ, tandis que les bagages ficelés s'entassaient
dans le corridor, que Manette bourrait de fruits et de gâteaux le
panier de Lucy et que celle-ci allait, courait affairée, jetant un adieu
à tous les coins de la vieille maison, Herbert, qui la voyait passer
et repasser devant lui avec un air d'indifiérence glacée, eut le sen-
timent d'avoir manqué l'occasion d'être heureux. Une contraction
pénible lui étreignait la poitrine ; il avait envie de pleurer quand,
par delà la tête agitée de Lucy, il entrevoyait le vide morne qui
allait suivre son départ.
— Vous êtes contente, vous, dit-il amèrement... Vous retour-
nez à Paris... cela vous fait plaisir.
— Oh! oui... Je vais revoir ma chère maman et mon papa...
— Vous êtes surtout contente de vous en aller... Avouez-le... Ce
n'est pas assez beau pour vous, ici. — Elle le regarda du coin de l'œil.
-^ Je ne tiens pas à ce qui est beau,., pourvu qu'on m'aime...
— Et vous croyez alors qu'on ne vous aime pas chez nous?
— Je sais que mon grand-oncle et ma grand'tante m'aiment
beaucoup... ils sont si bons! Aussi, moi,., je les chéris, répondit-
elle en appuyant sur le dernier mot avec intention.
— Etvous trouvez que je ne suis pas bon, ...et vous me détestez?,.
Elle eut un indéfinissable sourire, sans répondre.
— Eh bien! ça m'est égal, s'écria-t-il en tapant du pied... Quand
vous serez partie, on me rendra mon poney et... Il s'arrêta de-
vant le reproche étonné des yeux de Lucy...
— Alors, reprit-il confus,., on vous donnera une autre poupée.
Comme ça, tout sera réparé...
— Non, non, s'écria-t-elle vivement. Je ne pourrais pas en aimer
une autre.
Ils restèrent quelques instans, muets, embarrassés. On les appe-
lait : — Allons ! mes enfans, il faut vous dire adieu. Il est temps
de partir... Herbert, embrasse ta cousine,., et Adte, en voiture, bien
vite, Lucy. »
Herbert s'avança gauchement, frotta sa joue hâlée contre la petite
joue satinée de sa cousine.
— Adieu, Herbert.
— Adieu, Lucy ; — amusez-vous bien dans votre Paris.
Et ce fut tout.
II.
Cette brève apparition de Lucy, d'une créature jeune comme lui,
agitée de la même sève noùce, de peines et de joies à sa portée,
Shk REVUE DES DEUX MOADES.
laissa des traces durables dans l'esprit d'Herbert. Quand elle fut
partie, l'ennui le rendit rêveur; malgré le besoin d'agitation presque
turbulente qui le portait à se dépenser, souvent avec excès, dans
les exercices physiques, il avait des accès de langueur, pendant
lesquels son imagination battait la campagne ; toute son activité
alors se portait au dedans et courait bride abattue dans des che-
mins illimités et bizarres. Après ces jours d'exception où il avait
goûté la joie d'être deux, son existence solitah-e entre des vieil-
lards qui ne pouvaient supporter le mouvement et le bruit de ca-
marades de son âge, lui parut pesante et vide. Dès qu'il était oisif,
ses pensées le reportaient vers Lucy, avec un mélange de regret,
d'humiliation et de colère. Les circonstances qui les avaient brouillés
surtout l'occupaient. Il lui en était resté un ressentiment et comme
un efïroi de ce fond obscur qui était en lui, d'où pouvaient jaillir à
rimproviste des fureurs et des forces qu'il ne soupçonnait pas. Et
comme, sous des dehors actifs et vigoureux, une certaine mollesse
d'âme lui rendait haïssable toute lutte intérieure, tout effort, toute
contrainte, par suite toute responsabilité morale, il s'accommodait
volontiers de l'idée d'une transmission, par héritage, de tout ce
qui était mauvais en lui. Les conversations de son grand-père
n'avaient pas peu contribué à cette espèce de désarmement moral
qui le livrait sans grande défense à toutes les impulsions de sa na-
ture. M. de Précy aimait à philosopher et se tenait au courant de
tous les systèmes nouveaux. Comme il était le plus digne homme
du monde, le plus doux, et le plus respectueux des consciences, il
se serait bien gardé de battre en brèche de parti-pris les croyances
religieuses de son petit-fils ; il s'était juré de respecter dans cette
jeune âme la volonté pieuse de ceux qui étaient morts dans la foi
de leur baptême, laissant en ses mains le dépôt sacré de leur unique
enfant. Il avait coutume de dire de la religion qu'elle a des solutions
qui sont fort belles et qui ne se discutent pas; moyennant quoi, il
se croyait en règle avec sa conscience, et ne se faisait aucun scru-
pule d'exposer à son petit-fils, en réponse à ses incessantes ques-
tions, les divers systèmes inventés par les hommes pour expliquer
le monde et la chaîne des phénomènes, se gardant, du reste, de
prendre parti ni de marquer une préférence. Par cette impartialité,
il se flattait d'amener peu à peu cet enfant d'une intelligence
précoce et curieuse à se former librement une opinion person-
nelle sur les grandes questions qui intéressent l'humanité... Il
s'émerveillait naïvement de le voir si intéressé par des questions
au-dessus de son âge et ne se doutait guère de l'éclectisme ingénu
ou effronté avec lequel Herbert s'emparait sans façon des argumens
à sa convenance, et les appliquait à son usage, au détriment des
grands problèmes. Il ne se rendait pas compte qu'il y a dans la
FAUSSE ROUTE. 845
jeunesse une logique dure, prompte à tii-er de chaque principe des
conclusions hâtives, selon la tendance ou la passion du moment.
Aussi fut-il stupéfait le jour où Herbert s'enhardit à lui dire :
— Si l'hérédité est fatale, grand-père, et que l'on ait parmi ses
ancêtres un criminel, que faire pour ne pas lui ressembler?.. Sup-
posez que l'on sente en soi la passion... du vol, par exemple?..
— Eh bien! mon garçon, on lutte,., on se débat,., on fait appel
à son énergie... à la raison...
— Mais si la raison démontre que l'on a tout intérêt à prendre
le bien d'autrui,.. au lieu de travailler?.. Le plus sage ne serait-
il pas tout simplement de s'exercer à voler avec adresse, pour ne
pas se faire pincer?..
— Es-tu fou?.. Et l'honneur, morbleu! N'est-ce rien que l'hon-
neur?.. Et la conscience?..
— Mais, pourtant, reprit obstinément le jeune garçon, si l'hon-
neur et la conscience n'ont pas suffi à préserver l'aïeul?.. Comment
espérer qu'ils puissent sauver l'enfant?.. Il ne resterait alors qu'à
se brûler la cervelle?
]y{me (jg Précy, — qui assistait à l'entretien et écoutait avec quel-
que plaisir les objections de Herbert, contre des idées qu'elle ré-
prouvait, jeta un cri d'horreur : — Le suicide est un crime, mon
enfant; nous devons compte à Dieu de la vie qu'il nous a
donnée...
— S'il nous l'a donnée, elle nous appartient, grand'mère.
— Tu déraisonnes! s'écria M. de Précy impatienté... La vie doit
être avant tout une œuvre de bonne foi et de bon sens... On ne la
dirige pas à coups de sophismes ou de syllogismes obtus...
Cependant cette conversation et quelques autres du même genre
inquiétèrent M. de Précy sur le système d'éducation qu'il avait suivi.
H s'aperçut que Herbert tournait à la subtilité et devenait ergoteur.
Son caractère aussi s'altérait; sa belle humeur, son entrain, fai-
saient place à des accès de sombre mécontentement, pendant les-
quels il restait des heures entières inactif, silencieux, sans goût
pour le plaisir aussi bien que pour le travail. A mesure que le
temps passait, ces symptômes s'accusaient de plus en plus, cette
inquiétante mobilité, cette fâcheuse transformation d'un caractère
naturellement ouvert et gai affectaient ses grands parens. Il lui
arrivait maintenant de leur tenir tête dans la discussion avec une
opiniâtreté et une véhémence qui ne supportaient pas la contra-
diction. Sa grand'mère, qu'il adorait pourtant, il ne l'épargnait plus
et la chagrinait par ses doutes ironiques sur les questions de foi ou
sa légèreté impertinente sur les choses et les personnes religieuses;
il n'avait pas rompu pourtant avec les pieuses habitudes de son en-
fance; il continuait à accompagner sa grand'mère à la messe le
866 REVUE DES DEUX MONDES.
dimanche et accomplissait ses deToirs religieux ; dans sa vie uni-
formément innocente, il ne s'était pas trouvé encore de pierre
d'achoppement pour faire tomber des chaînes si légères et qui le
gênaient si peu. Il se vengeait pourtant de sa docilité par la façon
ennuyée, le dandinement méprisant avec lequel il marchait près
de sa grand'mère en se rendant à l'église, la tête dans les épaules
et la ligure maussade; il s'en vengeait au retour par des épi-
grammes sur le sermon, sur les tics du curé.
M. et M""' de Précy ne pouvaient s'aveugler sur ces symptômes
de protestation et de demi-révolte : — C'est une crise, disait le
grand-père. — C'est l'âge ingrat, disait la grand'mère. — Bien in-
grat, en effet, puisqu'il affligeait ceux qui l'aimaient uniquement.
Ni l'un ni l'autre ne se rendait compte exactement de ce que
souffrait ce garçon de seize ans, aux prises avec les troubles in-
quiets d'une adolescence presque claustrale, dont les ardeurs mal
éclaù'ées se prenaient, faute d'objet défini, à des problèmes écra-
sans, oii il se jetait avec une légèreté hautaine, et cette ignorance
mal débrouillée qui parle de tout et ne doute de rien. M™" de Précy
ne pouvait imaginer qu'un enfant si tendrement adoré put être
malheureux sans cause; M. de Précy, toujours égaré dans l'abs-
trait, n'était guère observateur, et trop loin de sa propre jeunesse
pom' s'en souvenir. Il leur fallut du temps avant d'arriver à se per-
suader que la solitude avec eux et près d'eux était mauvaise pour
Herbert, que la société de deux vieillards créait à ce jeune esprit une
atmosphère factice où se développait le cerveau au détriment des
autres facultés, que la jeunesse a besoin de la jeunesse, et cpe
l'absence d'amis, de camarades de son âge exaspérait en lui cette
manie raisonnante et cette fâcheuse tendance à trancher sur tout
sans prendre parti pour rien.
Après bien des hésitations et des débats, avec bien des regrets
et de tendres craintes, on décida de l'envoyer achever ses études
à Paris.
Il touchait à ses dix-sept ans lorsqu'il entra au collège Stanislas
pour iaire sa rhétorique.
Il arrivait assez intimidé, gauche, embarrassé de sa longue per-
sonne un peu osseuse et disproportionnée par une trop rapide
croissance, mais grisé d'avance de tout ce qu'il allait voir et ap-
prendre, de ces formes de vie toutes nouvelles qui feraient de lui
un homme. Son départ avait déchiré le cœur de sa pauvre grand'-
mère; lui-même avait pleuré en la quittant, mais il av^ait trouvé à
ces larmes pourtant une volupté un peu amère qui le grandissait à
ses yeux; il lui semblait naturel que le premier pas vers les joies
viriles de l'indépendance fût une souffrance. Le voyage, l'incerti-
tude de ce qui l'attendait à l'arrivée, l'avaient bientôt distrait.
FAUSSE ROUTE. 847
■11 allait retrouver à Paris la famille Danvillers, et la pensée de
Lucy jetait à travers tous les mirages qui chatoyaient devant son
imagination un désir mêlé d'appréhension. Peut-être l'appréhen-
sion dominait-elle, car ce fut avec un allégement véritable qu'il
apprit, à son arrivée, que Lucy avait quitté Paris pour passer
l'hiver à Menton, auprès de sa mère. M. Danvillers seul lit les hon-
neurs de Paris à son neveu.
Ses premiers mois furent un peu empoisonnés par l'apprentis-
sage pénible de l'internat, de la vie en commun et subordonnée et
par le sentiment plus pénible encore de son infériorité à beaucoup
d'égards. Il n'avait pas besoin des railleries de ses camarades pour
s'apercevoir de l'inélégance de ses vêtemens, de la rusticité de ses
mains, de la lourde m' dégingandée de sa démarche. Comme il était
mal endurant, quelque justes que lui parussent les épigrammes,
il ne manqua pas d'y répondre par des bourrades si pesantes que
bientôt les rieurs cessèrent de rire. Ces sarcasmes, du reste, ne
lurent pas perdus; l'amour-propre stimulant la clairvoyance, Her-
bert ne tarda pas à devenir irréprochable aux yeux des plus ma-
lins. La transformation morale ne fut pas moins prompte ; au con-
tact de cette jeunesse agitée et vivace, toutes les fumées d'abstrac-
tions nuageuses se dissipèrent; avec la plasticité de sa nature, il
se façonna aux habitudes nouvelles de son milieu et se dégagea,
comme un papillon de sa clu'ysalide, de ces spéculations moroses
qui avaient assombri ses dernières années au Carmel...
Le jour de printemps où il se présenta rue Tronchet, pour sa-
luer le retour de sa tante et de sa cousine, rien en lui ne rappelait
le garçon fruste et sauvage débarqué de Bretagne quelques mois
auparavant. Il s'était préparé à l'entrevue, il est vrai, et avait mé-
ticuleusement soigné le décor; une lingerie hne atténuait la rai-
deur de l'uniforme, que faisait valoir une taille haute et mince; il
ne portait- plus la tête dans les épaules, se présentait et marchait
avec une simplicité aisée ; ses mains très blanches avaient les ongles
scrupuleusement taillés, — trop taillés même, et son mouchoir
exhalait une odeur fine et discrète, dont la nouveauté aristocra-
tique lui avait été révélée par son ami le jeune duc de Roche-
Landry.
— ilon Dieu! que tu es grand! s'écria 'M™^ Danvillers, une toute
petite et maigrelette personne à l'air très languissant; ton oncle
m'avait bien dit que tu ressemblais à un màt de cocagne. Baisse-toi
un peu, que je t'embrasse... Et ta cousine?., tu ne lui dis
rien I . .
— Lucy !.. je ne la voyais pas.
— Ehe est assez grande pourtant, elle aussi !
— C'est pour cela... je cherchais à hauteur de table, dit Herbert
8/|8 REVUE DES DEUX MONDES.
souriant devant la grande et svelte jeune fille, dont les yeux couleur
d'iris plongeaient dans les siens, avec un ctonnement naïf. — Oh!
Lucy,.. que vous êtes devenue une belle demoiselle!
— Ne vous déplaise, répondit-elle avec une petite révérence.
— Il me plaît beaucoup,., je vous l'assure... Ils s'étaient assis
l'un près de l'autre, à côté de M™® Danvillers. — Moi, qui m'imagi-
nais vous retrouver avec les mêmes robes courtes, les mêmes bas à
jour dans les mêmes petits souliers...
— Et jouant à la poupée, peut-être?
— Hélas ! . . vous y pensez donc encore, à cette maudite poupée?. .
Vous me gardez rancune ?
— Oh!., je m'étais promis autrefois de venger ma pauvre mar-
quise... Mais la haine et. la vengeance sont des sentimens bien
fatigans pour une pauvre jeune fille... Et puis, vous êtes mainte-
nant un si imposant personnage ! . .
— Voilà que vous vous moquez encore de moi...
— Je n'oserais,., vraiment... Je me souviens de ce tour de main
terrible !.. Et la moqueuse fille fit le geste expressif de tordre vio-
lemment.
— Fi! fi!.. Lucy, tu n'es pas généreuse, dit sa mère.
— Merci, ma tante, défendez-moi... Cette histoire de poupée a
été le cauchemar de ma jeunesse, elle a empoisonné le seul temps
heureux de ma vie, et m'a rendu le genre humain odieux... La
moitié, du moins!.. Groiriez-vous, ma tante, que je ne puis voir
une femme avec des cheveux blonds sans un frisson d'horreur?
— Gomme vous devez souffrir, mon pauvre Herbert! car la
mode est aux blondes, et celles qui ne le sont pas le deviennent.
— Gertainement, je souffre... Par bonheur, vous avez bruni,
vous!.. Je n'aurais pas pu m'habituer à vos cheveux d'autrefois...
— J'en serais inconsolable, mon cousin...
— Je me les rappelle si bien, ces grandes ondes moirées, si
soyeuses et si fraîches, qui couvraient vos épaules... J'avais tant
de plaisir, quand on ne me voyait pas, à y plonger mes mains...
— Quel faiseur de contes vous êtes, Herbert!.. Vous vous amu-
siez à me tirer les cheveux, par mahce et par taquinerie, voilà la
vérité !
— Je les tirais pour cacher le plaisir que je trouvais à les tenir
dans mes doigts... J'aimais mieux paraître méchant que nigaud...
— Et maintenant, tu es assez grand pour n'être plus ni l'un ni
l'autre, j'espère, dit M'"'' Danvillers, que ce babil fatiguait... Lucy, va
demander à ton père de vous mener au bois ;.. il fait si beau!
— Oui, mère. Elle s'élança, non sans jeter un dernier trait à
son cousin : — Il y aura des blondes, je vous en préviens,., beau-
coup de blondes...
FAUSSE ROUTE. 849
— Je ne regarderai que vous, ma cousine.
Le soir, quand il rentra au collège, Herbert avait l'âme extrême-
ment joyeuse et se faisait in peilo un résumé agréable de cette
première entrevue : d'abord, Lucy était charmante, un peu mo-
queuse, mais d'une grâce si engageante et de manières si simples,
si ouvertes!.. Il ne s'était senti nullement embarrassé, et s'il en
rendait grâces à Lucy, il se savait plus de gré encore à lui-même,
ce qui est la meilleure condition pour trouver la vie belle et le
monde bien fait.
II se coucha dans un attendrissement de bonheur. Unejperspec-
tive infinie de jours enchantés s'ouvrait devant lui, illuminée par
le regard bleu de sa cousine. Il ne prévoyait pas que rien pût
troubler cette félicité; et en effet, pendant deux ans, sauf les mois
d'hiver que Lucy passait dans le Midi avec sa mère, il la vit à peu
près toutes les semaines, rapportant de chaque journée passée près
d'elle une i^Tesse de juvénile et enthousiaste tendresse. Il faisait
des vers pour ehe; pour elle, il copiait les passages de ses livres
favoris ; toutes les héroïnes des romans qu'il lisait avaient son
visage, et il lui arrivait d'inventer mille aventures extraordinaires
où il jouait un rôle sous ses yeux, toujours à sa propre gloire na-
turellement. Les prétextes les plus invraisemblables lui étaient
bons pour obtenir des sorties supplémentaires; il n'hésita pas
même à feindre d'être malade, et supporta héroïquement la diète et
le régime de l'infirmerie pour se donner l'incomparable douceur de
la voir entrer avec sa mère, l'air agité et inquiet. Joies puériles,
innocentes tromperies du premier amom-, Herbert n'ignora rien de
ces secrètes délices, et ce fut avec une émotion, douloureuse à
force d'être profonde, qu'au moment de partir pour la Bretagne,
après les triomphes du concours général et du baccalauréat, il lui
dit d'un air de plaisanterie :
— Savez-vous, petite Lucy, que je vais être bien malheureux
loin de vous? Que vais-je devenir? Si je n'avais pas l'espérance de
vous revoir bientôt, j'irais me jeter à la Seine.
— Il fait si chaud, et vous nagez si bien.
— Avec une pierre au cou, ma cousine,., pour en finir.
— En finir?.. Ne finit pasquiveut, mon petitcousin. Jecrois, moi,
que c'est un commencement qu'on trouve. . . tout au fond de la Seine. . .
Un petit rire dédaigneux crispa le coin de la lèvre d'Herbert :
— Peuh!.. Vous crovez ca, vous?.. Personne n'est encore revenu
de si loin... En tout cas, tout vaut mieux que de vous perdre.
— Ne nous attendrissons pas, je vous en prie... Que voulez-
vous? On part, on se retrouve. Gela fait deux plaisirs. La vie est
très amusante.
TOME xciv. — 1889. 5/i
850 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
L'hiver suivant, Lucy était à Menton, Herbert à Saint-Gyr, l'ima-
gination hantée de vagues et naissans désirs, heureux de cette vie
active où se dépensait l'ardeur robuste et saine de la vingtième
année. C'était un joyeux compagnon, toujours prêt pour le plaisir,
pour les folles chevauchées, les courses à travers les bois, les
échappées v^ers Paris; toujours la main ouverte, prêt à donner,
prompt à obliger, hardi, presque téméraire, il n'était point de
bonnes parties sans lui. Ce diable à quatre, cependant, témoignait
un singulier éloignement pour les femmes, et cela divertissait fort
ses camarades ; c'était là un texte d'habituelles plaisanteries aux-
quelles il se prêtait de bonne grâce; il y trouvait son compte et se
complaisait dans cette attitnde farouche qui lui donnait une origi-
nalité assez rare et laissait soupçonner, sans qu'il le dît, le mys-
tère de quelque grande passion qui l'élevait au-dessus des tenta-
tions vulgaires. En réalité, une timidité pleine d'orgueil y contribuait
presque autant que la pure image de Lucy, et souvent il lui arri-
vait d'envier en secret les plaisirs frelatés et les heureuses audaces
de ses amis; il les observait, sous un air de néghgence, écoutait
leurs propos, étudiait la stratégie de leurs faciles conquêtes. Peut-
être, s'il eût bien voulu approfondir, aurait-il découvert aussi, tout
au fond de ses résistances et de ses mépris, et non sans confusion,
quelques scrupules attardés dans son cœur encore tout imprégné
de l'honnête candeur et des pieuses croyances de sa première jeu-
nesse... C'étaient là des faiblesses qu'il ne s'avouait pas, qu'il n'eût
avouées à personne, — sauf peut-être à sa petite cousine, dont le
profond regard était si pur qu'on ne pouvait rougir devant elle de
ses bons sentimens; — on était, honteux, au contraire, de n'en
avoir pas d'angéliques et de sublimes pour se sentir plus voisin de
son âme. a Quand donc reviendra-t-elle? » pensait-il en soupirant.
Mais elle ne revenait pas. x\près Menton, M^^Danvillers, toujours
languissante, s'était transportée à Montreux, où elle allait rester
tout le printemps;
On touchait au mois de juin, et quelques camarades d'Herbert
avaient organisé une partie champêtre.
— Je te préviens qu'il y aura des dames, avait dit le jeune
Raoul de La Pioohe-Landrv.
Il avait ri.
Au rendez-vous on se trouva douze, six joyeux compagnons et
autant de demoiselles très gaies.
— Mesdemoiselles, s'écria le duc de La Roche-Landry, une édu-
FAUSSE ROLTE. 851
cation à faire... Qui se dévoue?., il s'agit d'apprivoiser un bipède
d'une espèce originale.
— Eh! Caviar, c'est ton affaire... Cela te rappellera tes débuts
chez Bidel.
Celle qui répondait à ce nom de haut goût s'avança le nez en
l'air, la poitrine en avant, avec cette cambrure particulière de la
taille que donne l'habitude de talons exagérés.
— J'ai vu des animaux plus terribles, dit-elle.
Et elle coula hardiment la main sur le bras d'Herbert, qui le lui
offrit alors avec une courtoisie si correcte qu'elle en tut un instant
embarrassée...
On s'achemina, le long des sentiers bordés de jardins et de
maisonnettes, vers le cabaret où le déjeuner était préparé. Her-
bert, ayant à son bras Caviar, marchait d'un pas digne, expliquant
à sa compagne, en un langage choisi, les beautés de la nature, ou
lui récitant des vers nobles, absolument comme s'il eût été chargé
de distraire une archiduchesse... Elle avait beau couper ses tirades
par des calembredaines, il ne se déridait pas; et, sans se départir
de la plus cérémonieuse politesse, reprenait, sans se troubler, la
phrase au point où elle l'avait interrompue. Les autres groupes,
très folâtres, ne leur épargnaient pas les brocards et les lazzis.
Elle répliquait avec des mots crus, dans son dépit qu'elle ne
voulait pas laisser paraître.
— Allons ! . . passe la main ! Tu n'es pas de force !
Mais elle s'obstinait, se jurait de prendre sa revanche avant la
fin de la journée...
On déjeuna gaîment, longuement, avec des provisions comman-
dées d'avance où le vin de Champagne n'avait pas été oublié. On
porta .des toasts : « A l'amour!.. — A la jeunesse!.. — Au prin-
temps!.. — A la vertu! » cria quelqu'un. Herbert s'inclina modes-
tement, saluant à la ronde.
Ce fut le signal du départ. Caviar, les yeux un peu allumés,
était venue reprendre résolument le bras d'Herbert, de plus en plus
respectueux. On 3e dirigea vers les bois; on dégringola des pentes
escarpées et ombreuses et l'on se trouva bientôt sur les bords d'un
vaste étang : un bruit de rires et de violons attira la bande tapa-
geuse du côté où une noce s'ébattait et dansait sur une large chaus-
sée, au bord de l'eau, se livrant aux délices d'un bal champêtre
improvisé. Au son du même violon, les jeunes Saint-Cyriens ■ se
mirent en branle avec un entrain, un brio, une folie, qui excitèrent
l'admiration du cortège nuptial. On applaudit les nouveaux venus;
bientôt l'entente cordiale fut absolue. et les deux sociétés fusion-
nèrent.
Herbert, appuyé contre un arbre, regardait tournoyer ces cou-
852 REVUE DES DEUX MONDES.
pies enragés, bondissans, dont les ombres, se reflétant dans l'eau
sombre, formaient des taches noires, mouvantes et confuses ; on
eût dit une mêlée d'êtres fantastiques s'agitant, la tête en bas,
dans^ies profondeurs de l'étang... Sous l'excitation de la prome-
nade, de la gatté, des fumées légères du vin de Champagne, il sen-
tait dans ses veines courir brûlante et rapide une fièvre, une inten-
sité de vie qu'il n'avait jamais connue ; il y avait en lui un afflux
subit de forces inoccupées qui lui causaient un malaise de désir
vague, sans objet, sans but... Ce n'était pas impunément qu'il
avait vécu tout le jour parmi ces jeunes gens et ces fdles, grisés
de liberté et de plaisir, qu'il avait respiré ces tièdes et troublans
arômes de sève nouvelle et subi les conseils pervers du soleil prin-
tanier ; ce n'était pas impunément, malgré sa fière attitude, qu'il
avait senti sur son bras la molle pression de la main de Caviar, et
dans ses yeux l'appel tentateur du regard. Il avait été près de
fléchir plus d'une fois, et c'était par une sorte de gageure d'amour-
propre qu'il s'était maintenu dans son rôle de jeune sage un peu
dédaigneux et farouche... Cependant Caviar ne dansait pas; elle
aussi avait sa secrète gageure. Elle s'était approchée de lui, et
brusquement, lui jetant son bras sur l'épaule :
— Valsons, dit-elle;., il me faut ma part de plaisir, à moi aussi.
Il la repoussa faiblement :
— Je ne sais pas danser.
— Tu mens, soldat, s'écria-t-elle aitdacieusement en lui collant
un baiser sur les lèvres.
Un chaud frisson ébranla les nerfs d'Herbert; d'un geste irré-
fléchi il saisit la taille cambrée de la jeune fille, s'avança dans le
cercle des danseurs. Ce fut une clameur qui fit hurler tous les
échos : (( Bravo, Caviar! Gloire à Caviar! » Il restait hésitant,
étourdi, avec un trouble singulier dans la tête; la noce échevelée,
ses camarades et leurs compagnes formaient autour de lui une
chaîne vivante, tourbillonnante, dont les anneaux se resserraient
et s'éloignaient tour à tour. « Valsons ! » répétait tout bas Caviar,
appuyée- sur son épaule avec une langueur triomphante; et, se
dressant sur la pointe de ses mules Louis XV, elle approchait son
visage du sien, cherchant encore à rencontrer ses lèvres, a II val-
sera,., ne valsera pas,.. » chantaient les autres sur le rythme de la
valse... Et lui, gagné par cette frénésie, tenté par cette coupe de
plaisir qui effleurait ses lèvres, à la fois pris de rage contre lui-
même et d'une flamme de désir, il enleva d'un coup la grande
Caviar et se lança dans le tourbillon ; elle s'abandonnait glorieuse
et folle : « Plus vite,., plus vite, » disait-elle au violoneux, qui
précipitait la mesure déjà haletante. Herbert valsait avec emporte-
ment, avec délire ; il éprouvait un indicible bien-être à dépenser le
FAUSSE ROUTE. 853
surcroît de vie qu'il sentait bouillonner en lui sous la triple ivresse
du plaisir, du vin et de la jeunesse... Le violon, échappant au bras
lassé de l'artiste, avait passé aux mains d'un amateur sans inter-
rompre la danse ; Caviar, essoufflée, commençait à s'appesantir :
« Arrêtons-nous... Assez! » lui dit-elle, mais il ne l'entendit pas,
et la rapprochant d'un geste nerveux, il l'entraîna plus vite
dans le cercle poudreux où, piquée d'émulation, toute la noce
venait de rentrer avec un grand tumulte. Caviar, raidie, ap-
puya ses mains sur la poitrine d'Herbert et essaya de se déga-
ger, il ne s'en aperçut seulement pas ; sa jeunesse intacte, vigou-
reuse, subissait un de ces paroxysmes qui rendent insensible
et décuplent les énergies... Le bruit des rires, des chants, mêlés
aux sons aigus du violon, versait une contagion de folie sur la
noce tout entière, qui roulait dans une farandole formidable. Caviar
réunit ses forces, et, avec un cri d'angoisse, essaya d'échapper à
l'étreinte d'Herbert; il ne se possédait plus, et machinalement la
retint... Un choc sourd et le jaillissement d'une lourde vague gla-
cée sur la ronde folle l'arrêta subitement : Herbert et sa com-
pagne venaient de disparaître au fond de l'étang.
Comment la chose s'était faite, nul ne pouvait le dire, nul
ne le sut jamais, pas même les héros de l'aventure. Herbert,
subitement dégrisé, avait gagné le bord en deux brasses, et s'ef-
forçait de repêcher sa compagne, à demi inanimée. On les aida
tous les deux ; on entraîna la malheureuse fille, ruisselante et cla-
quant des dents, dans une hutte forestière, heureusement voisine,
où les dames de la noce et les amies de la suppliciée la débarras-
sèrent de ses vêtemens mouillés et l'entortillèrent tant bien que
mal dans des jupons, des mouchoirs, dont elles se dépouillèrent
charitablement, et comme, par bonheur, ni le chapeau, ni le man-
telet n'avaient participé à l'immersion, on parvint à composer un
costume un peu grotesque, mais suffisant. Quant à Herbert, dès
qu'il se fut assuré qu'il ne résulterait rien de fâcheux pour Caviar,
il prit ses jambes à son cou vers le prochain village, marquant son
passage par une longue traînée d'eau; il eut le temps, néanmoins,
d'entendre la voix pleureuse de l'infortunée Caviar, se lamentant
sur la perte de sa fraîche toilette d'été. Tout en gravissant seul et
au trot les pentes escarpées qu'il avait descendues en si nombreuse
compagnie peu d'heures auparavant, il faisait de vains efforts pour
se rappeler ce qui était arrivé : il ne se souvenait que d'un tumulte
étourdissant autour de lui, en lui, dans sa tête, dans ses artères,
tandis qu'il tenait une grande fille rousse entre ses bras; il se sou-
venait qu'elle s'était débattue, qu'il avait résisté, et ils s'étaient
trouvés tous les deux au fond de l'eau. « Je suis ensorcelé, se
disait-il; il s'en est fallu de rien que j'aie noyé cette fille. Dieu sait
S5/j REVUE DES DEUX MONDES.
pourquoi?.. Décidément, femme ou poupée, je n'y peux toucher
sans qu'il m'arrive malheur.» Il aurait pu ajouter : a A elles aussi. »
Mais il n'en fit pas la reflexion.
A l'auherge où il avait déjeuné le matin, on lui prêta des A'ête-
mens pendant que l'on séchait tant bien que mal son uniforme, en
sorte que, le soir, il put rentrer à l'école, tout humide encore, mais
avec une apparence à peu près convenable. Quand il s'éveilla le
lendemain , l'aube blanchissait à peine. Il se dressa avec la sen-
sation indéterminée et lancinante d'un désagrément inévitable :
« Qu'est-ce donc'/.. Ah! cette fille!.. » Il avait encore dans l'oicillc
le gémissement de la grande Caviar pleurant sur l'irréparable
désastre de son costume; il fallait de toute nécessité lui offrir un
dédommagement, et cette idée lui était infiniment désagréable ; il
n'était pas fort riche, et sa bourse était généralement assez plate.
Cependant, il tenait en réserve une petite somme, un trésor amassé
laborieusement (treize louis), qui attendaient d'être quinze pour se
transformer en un étroit porte-bonheur pour Lucy ; il comptait bien,
par de prodigieuses combinaisons financières, compléter la somme
fatidique avant le retour de sa cousine, et voilà que d'un seul coup
tout lui échappait : c'était la ruine absolue, car, pensait-il dans
son inexpérience, si un mince cercle d'or avec quelques perles
coûte quinze louis, il n'en faut pas moins pour acheter une robe
mauve tendre avec des fanfreluches, des rubans et des ruches,
sans compter les gants et les bottines. Il se leva, na^Té, et ce fut
pour s'entendre condamner à quinze jours d'arrêt, une de ses
épaulettes de laine rouge, arrachée par les doigts crispés de Caviar,
étant restée au fond de l'étang. Comme on n'a jamais fini avec la
mauvaise chance, Herbert lut pris, le soir même, d'une fièvTe vio-
lente ; le médecin l'env'oyaà l'infirmerie avec un commencement de
fluxion de poitrme.
Ce fut là que le pauvre garçon apprit que ses treize louis
d'or avaient été rerais par un obhgeant intermédiaire à M^'^ Ca-
viar, que cette jeune personne se portait à ravir, qu'elle lui par-
donnait sa mésaventure, le glorifiait pour sa libéralité et n'atten-
dait qu'une nouvelle occasion de lui exprimer ses sentimens :
— « Qu'elle aille au diable! » tel fut le souhait charitable,
après lequel Herbert se retourna vers la ruelle et enfonça sa tête
brûlante dans les oreillers avec l'espoir d'y trouver le sommeil et
l'oubli. Mais le sommeil agité de fièvre et coupé par la toux, loin
de lui apporter de l'apaisement, ne faisait que le harceler de songes
effravans et désolés où des têtes grimaçantes, innombrables, tantôt
d'une petitesse imperceptible, tantôt de dimensions gigantesques,
tournoyaient dans une ronde formidable dont la rapidité vertigi-
neuse lui faisait perdre la respiration. Il passa plusieurs jours dans
FAUSSE ROUTE. 855
ees cauchemars délirans. Le matin du neuvième jour, il se trouva
un peu restauré ; il faisait au dehors un grand soleil d'été : par la
fenêtre ouverte, un vent léger soulevait le rideau de percale blanche
étendu qui se gonflait comme une voile et dont les battemens sou-
ples ralraîchissaient l'atmosphère. Une odeur de réséda arrivait
de cette fenêtre, dont le rebord servait à la sœur de jardin sus-
pendu; dans les arbres, les moineaux pépiaient bruyamment. Une
lumière molle flottait autour d'flerbert.
C'est dans ce demi-jour blanc qu'il vit apparaître doucement
Lucy. Une gaze de couleur sombre, roulée au tom* de sa petite toque
de voyage, entourait son visage ; mais sous le léger réseau, il sen-
tait la douceur caressante, un peu inquiète, de son regard. 11 ten-
dit les bras avec un cri de joie : « Lucy! » Elle lui prit les mains,
qu'elle ramena sous son drap : « JNous étions si tourmentés de vous
savoir malade... Maman m'a permis de venir... »
— Seule, vous êtes seule?
— Non pas... Ma gouvernante m'accompagne, une vénérable
personne qui sort avec moi depuis que ma pauvre petite mère est
trop soulTrante... Elle cause là-bas, avec la sœur... Cher Herbert,
comme vous voilà fait!.. Quelles joues maigres et que vos yeux
sont creux !
— J"ai failli mourir sans vous revoir!
— Quelle idée! Mourir... Un grand gaillard tel que vous... Mais
comment cela est-il venu, cette maladie? Quelque imprudence, je
suis sûre? Vous êtes si fou, mon petit cousin.
— Ne me grondez pas... 11 y a une fatalité diabolique dans mon
affaire, je vous assure, Lucy.
Elle s'était assise près de lui : — Contez-moi cela, disait-elle ;
souriant, tandis qu'il lui faisait le récit, expurgé, bien entendu, de
son aventure, aussi clairement que le permettait la lucidité un peu
trouble encore de sa tête affaiblie. ■
— Ainsi donc^ reprenait Lucy, vous avez couru dans les bois
avec vos camarades comme de grands écerveléset, près de l'étang
vous avez rencontré unenoce.On vous a invités à danser,., une dame
a valsé avec vous. Quelle dame, s'il vous plaît? Jeune, jolie?
— L'ai-je seulement regardée !.. Puisque je vous dis, Lucy, que
nous avons coulé dans l'eau...
— Comme ça? tout de suite!.. Sauf votre respect, mon petit
cousin, j'imagine que vous étiez un peu gris...
— Je le présume aussi, Lucy... Mais ce qu'il y a de plus triste,
c'est que je ne pourrai pas vous ofïru- le petit bracelet que vous
aviez trouvé si joli chez Mellerio... Vous savez?.. Cette sotte his-
toire a vidé mon escarcelle...
856 REVUE DES DEUX MONDES.
— Que vous êtes bon de vous être souvenu de ce petit bijou!..
Moi, je l'avais oublié...
— J'aurais eu tant de plaisir à l'attacher moi-même, là. — Et pre-
nant la main de Lucy, il y appuya ses lèvres arides et couvrit de
baisers son bras à l'endroit où finissait le gant.
r— Eh bien ! le bracelet y est, dit-elle toute rougissante en reti-
rant sa main. Seulement, Herbert, personne ne le verra que moi.
Causons sérieusement, mon ami. Savez-vous que nous allons repar-
tir bientôt et que je vais être de longs, longs mois sans revenir à
Paris? Les Pyrénées, puis le Midi,., c'est un exil !
— Et moi, j'entrerai au régiment, et savez-vous ce que je ferai,
Lucy?.. J'irai vous chercher là où vous serez, et je vous épouserai,
et vous serez ma femme, ma chère petite femme adorée, et nous
serons heureux, oh! heureux!
Il s'était dressé avec un tel élan qu'elle en fut effrayée : —
Comme vous y allez,., à la hussarde!., dit-elle en souriant. Et
ma mère?.. Ma pauvre maman si malade, si faible! elle ne peut se
passer de moi... Oh! Herbert, que j'ai peur de l'avenir... 11 me
semble par instans qu'il n'y a devant moi qu'une longue, longue
allée de cyprès, et je ferme les yeux pour ne pas voir ce qui est au
bout. — Et la charmante fille, cachant son visage dans ses mains,
fondit en larmes.
— Lucy, ma chère Lucy, pourquoi ces tristes pensées?.. Votre
mère reviendra guérie... Ne pleurez pas... si vous ne voulez me
voir éclater en sanglots avec vous,., ce sera un déluge... Mon Dieu!
que voulez-vous que je fasse?.. Voulez-vous que j'aille faire un pè-
lerinage à Jérusalem, à Rome, n'importe où, pieds nus, ou sur
la;tête?..
— Ou à la nage,., entre deux eaux, cela vous réussit si bien,
dit Lucy, souriant à travers ses larmes.
— Je vous aime tant, Lucy !.. je ferais tout ce que vous voudriez. . .
— Même une prière?
— Dix, si vous voulez,., cent, tant que cela vous fera plaisir...
Pourtant, je crains bien de n'avoir guère de crédit là-haut, pas plus
que chez mon banquier. Je n'ai de crédit nulle part, moi!..
— Bon, essayez toujours... Ce n'est pas bien difficile de dire tous
les jours : « Mon Dieu! faites que Lucy soit heureuse! »
— Oui, mais avec moi, par exemple;., je ferai mes conditions!..
— Méchant égoïste!
— Tant que vous voudrez, Lucy, mais je me connais : je crève-
rais de rage, si je pensais que vous pussiez être heureuse sans moi. . .
— Quel abominable cousin vous faites, mon petit Herbert !. . Et
vous m'écrirez, monsieur?
I
FAUSSE ROUTE. 857
— Touslesjours,sicelane vousennuie pas... Quand partez-vous?
— Au premier jour,., je ne sais... Mon père est en route déjà
pour préparer les logemens, et nous attendons le signal...
— Je vous reverrai?
— Peut-être... dépêchez-vous de guérir...
— Oh! Lucy, me quitterez-vous aussi froidement? ne sommes-
nous pas fiancés?
— C'est du roman, cela,., mon ami...
— Laissez-moi baiser votre main...
— Bien tranquillement, alors... Allons! assez, Herbert, il ne faut
pas scandaliser la chère sœur. . . Adieu !
Et Lucy s'éloigna, après un dernier sourire à son cousin, qui,
le cœur gros et brûlant de tendresse, d'adoration et de regret, la
regardait tristement s'éloigner.
Quelques jours plus tard, libéré, guéri, il courait à Paris; mais
il trouva la maison de son oncle fermée. Tous étaient partis, et le
pauvre garçon sentit s'envoler en fumée toutes les joies de la con-
valescence.
IV.
A la fin de l'été, Herbert quitta Saint-Cyr et entra à Saumur,
après de courtes vacances passées près de ses chers vieux parens,
au Carmel.
Il ne revit pas Lucy. Klle était retournée, dès les premiers froids,
à Menton avec sa mère, qui s'affaiblissait et disputait à grand'peine
une ombre d'existence aux perfides langueurs d'une maladie de
poitrine. Herbert et sa cousine se consolaient par une correspon-
dance assidue.
Herbert, du reste, ne s'ennuyait pas ; il s'était fait, sans peine,
des amis à l'école ; on y est fort libre. Les environs de Saumur sont
peuplés de châteaux hospitaliers qui offrent aux jeunes officiers des
distractions variées. Herbert y faisait son apprentissage de la vie
mondaine et il y prenait goût. La nouveauté donnait de l'attrait à
ces plaisirs et le tenait éloigné des liaisons vénales et meurtrières
où allait s'échouer comme en une vase malsaine l'ardeur novice de
plus d'un de ses camarades. 11 avait des heures noires pourtant, où
l'activité de la vie militaire, les prouesses du manège et les mari-
vaudages de salon lui semblaient une maigre subsistance pour ses
appétits de vingt-deux ans. N'y avait-il pas duperie à laisser ses
jours de printanière effervescence s'écouler en agitations vaines,
en efforts jetés dans le vide? Il avait de sourdes impatiences, des
étincelles de colère sans objet qui secouaient ses nerfs, les tenaient
tous vibrans et tendus, puis subitement le laissaient languissant et
lassé, avec de lâches et molles pensées de mort qui venaient par
858 REVUE DES DEUX MONDES.
instans surprendre sa vitalité robuste et dont il berçait son ennui.
Dans ces momens-là. il lui arriv^ait d'éciire à sa cousine des lettres
d'une mélancolie amère, presque menaçante, qui lui perçaient 1
cœur de tristesse sans qu'elle y pût rien comprendre.
Un matin de décembre, il était assis à la porte d'un café, au mi-
lieu d'un groupe d'officiers, et fmnait silencieusement de minces
cigarettes, morose et frissonnant sous les avares rayons d'un clair
soleil d'hiver. D'un regard machinal, il scrutait de l'autre côté de
la rue les fenêtres bien closes des maisons, derrière lesquelles se
dérobaient les mystères banals de la \ie provinciale, tantôt il sui-
vait d'un sourire méprisant les lourds talons des bourgeois, em-
ployés ou commerçans, courant à leurs affaires, ou le cabas des
ménagères en quête du déjeuner de famille. Tout lui semblait vul-
gaire, écœurant de monotonie et d'insignifiance plate ; comme au-
trefois, en Bretagne, dans la transition agitée de l'adolescence, il
recommençait à souffrir par accès de malaises indéfinis , d'aigres
et inexplicables déplaisirs ; il était déséquilibré et tournait à la mi-
santhropie. La gaîté de ses amis même lui était importune ce
jour-là, et je ne sais quelle liistoire de garnison qui les laisait
pâmer de rh*e lui causait un agacement qu'il avait peine à ca-
cher.
Un bruit lourd, cadencé, comme d'un escadron au galop et le
€hoc de sabots ferrés sur la terre durcie par la gelée, fit lever
toutes les têtes, et avant qu'on pût se rendre compte, au bout de
la rue, dans un tourbillon de poussière, déboucha un groupe de
cavaliers lancés à fond de train... A leur tête, une femme mince et
droite sur son cheval blanc d'écume les devançait... Cette course,
bride abattue, dans une rue populeuse, était une chose si folle, si
extravagante, que, d'un même mouvement, tous les jeunes gens
s'étaient levés. En un instant, fenêtres et portes furent garnies de
curieux ; des enfans qui jouaient au milieu de la chaussée s'enfuirent
comme une volée de perdrix, sauf un pourtant, gamin de sept à huit
ans, qui, affolé, trébucha et roula sur le sol presque sous les pieds
de l'imprudente amazone. Un cri de terreur jaillit de toutes les poi-
trines; mais, elle, enlevant son cheval avec une audace et un sang-
froid inouïs, francliit sans l'eflleiu'er l'enfant glacé d'effroi ; ses com-
pagnons, un peu en aiTÏère, s'étaient jetés de côté et l'incident
n'avait pas ralenti leur allure. La dame seulement avait tourné la
tête légèrement en arrière : — Rien, n'est-ce pas? aucun mal?..
AU right!.. Go a head!
Ils étaient déjà loin, disparus dans le tourbillon de poussière
grise et sèche que soulevaient les pieds des chevaux en y semant
des étincelles...
C'est à peine si Herbert avait pu voir au passage, débordant le
FAUSSE ROUTE. 859
voile serré de l'amazone, une longue mèche blonde que le vent
tortillait et qui flamboyait au soleil... Tous restaient encore le cou
tendu, cherchant du regard les cavaliers qu'on ne voyait déjà plus,
— C'est le diable? dit Herbert avec un sourire.
— C'est du moins la plus belle de ses filles, répondit le lieute-
nant Paul d'Outreys, la fulgurante et merveilleuse Lilia de Monté-
vant. Messieurs, réjouissons-nous ! La saison des plaisirs commence :
bals, festins, comédies, chasses, branle-bas général. L'arrivée des
dames de Montévant au Plessis-Mallet est le signal.
— Vous connaissez ces dames? Il y en a donc plusieurs?
— La mère et la fdle; je leur fus présenté l'an dernier, et j'eus-
même l'honneui" inappréciable de danser avec la belle Lilia une de
ces valses qui font époque dans la \ie d'un lieutenant. Mais du
diable si elle se souvient de moi ! Tant d'autres ont dû passer de-
puis.
— Le Plessis-Mallet?.. N'est-ce pas les de Ghintrey qui habi-
tent là?
— Précisément ; ils Tont fait restaurer magnifiquement et y mè-
nent grande vie depuis que M"^^ de Ghintrey, née Mctoh-e Ghampi-
gneul, a hérité du père Ghampigneul plusieurs millions récoltés
dans le sucre de betterave. On a rencontré les dames de Montévant
à je ne sais quelles eaux; comme elles sont élégantes et belles, fort
à la mode à Paris et dans plusieurs autres capitales, on les a invi-
tées au Plessis et l'on ne peut plus se passer d'elles.
— D'où sortent-elles?.. Quelle famille?
— Elles sont de l'Auvergne, je crois; je me suis laissé dire que
le ^ieux baron de Montévant continue d'y vivre seul, dans sa tour,
comme un loup, tandis que ces dames promènent leur beauté triom-
phale à travers le monde.
— 0 joies saintes de la famille ! Douceur du foyer domestique !
soupira ironiquement un des jeunes gens.
— Quel imbécile, ce Montévant! grogna le gros major Davelou,qui>
s'était approché et semblait prendre intérêt à la conversation... Si
j'étais le maître de ces deux princesses, c'est moi qui leur appren-
drais à garder la maison,., et à soigner mes rhumatismes...
— Pas dégoûté, le major !..
— Enfin, je vous le demande, à quoi sert d'avoir une femme et
une fille?...
— Une fille?.. Hum! hum?.. D'aucuns pensent que la belle Lilia
ne tient du Montévant que le nom...
— Ah ! diable !
Paul d'Outreys, flatté de l'attention avec laquelle on l'écoutait,,
prit un air d'importance.
— Tout le monde sait que la baronne de Montévant s'appela ja-
860 REVUE DES DEUX MONDES.
dis Sacha Miiowiesky, qu'elle dansa à l'Opéra, et monta aux étoiles.
-- Ah! bah!..
— Ni plus, ni moins...
— Une Russe !..
— Russe,.. Polonaise, Slave!.. D'autres assurent que BatignoUes
fut son berceau, et qu'elle y vécut sous je ne sais quel nom vul-
gaire jusqu'au jour où elle entra dans le corps de ballet. Elle y
jeta feu et flammes, fut engagée à Pètersbourg, à Vienne, partout...
Gela dura quelques années; on ne parlait que d'elle, et la renom-
mée sonnait toutes ses trompettes en son honneur à tous les coins
du monde... Un beau jour, elle disparut; silence complet... Le
bruit courut sourdement qu'elle s'était mariée, convertie, qu'elle
était devenue une mère de l'église et des pauvres, et l'on n'en
parla plus... Puis, subitement, il y a deux ou trois ans, elle a reparu,
toujours belle et escortée de cette ravissante Lilia, qui est sa fdle.
— Et Montévant ?
— Eh bien! il avait, paraît-il, épousé la mère,., avec toutes ses
conséquences... On assure qu'il a adopté l'enfant...
— Fort bien!.. Mais le vrai père?..
— Mystère, mon cher! mystère impénétrable et grandiose!.. De
vagues rumeurs circulent... Des noms de princes, d'arcliiducs,
flottent autour de ce berceau... Ce qui est sûr, c'est que le baron
de Montévant est pauvre et que l'on a fort chétivement vécu au
fond de l'Auvergne jusqu'au moment où la mère et la fdle sont
descendues de leur montagne comme de l'Olympe, éblouissantes
d'élégance et de luxe, belles à miracle, chacune selon sa saison.
— Le luxe coûte cher, pourtant.
— Il y a tant de façons de se procurer de l'argent, quand on
est belle, ricana le major...
— Eh bien!., non, mon cher; ces façons-là ne sont pas à l'usage
de ces dames... Voilà le plus merveilleux... Une vie en l'air, ta-
pageuse, mais correcte ; point d'intrigues! point d'amans!..
— Allons donc !.. Sait-on jamais ce qui se passe?
— C'est comme je vous le dis : point d'amans. Personne n'ignore,
du reste, que les danseuses ont une spécialité pour les vertus con-
jugales...
— Après tout, que nous importe? conclut Herbert; nous ne leur
demandons que d'être belles... Le reste regarde le baron, et s'il
est content, là-bas, dans sa tanière, nous serions difficiles de ne
l'être pas aussi...
Le major hocha la tête d'un air de doute :
— IS'empêche, dit-il, qu'il y a là quelque chose de louche... Une
fortune diablement suspecte...
— On assure, reprit d'Outreys... je ne garantis rien,., que c'est
FAUSSE ROUTE. 861
un legs in extremis du père inconnu... une dot laissée par testa-
ment à l'enfant de l'amour et du hasard... Quoi qu'il en soit, elles
sont charmantes... La mère, un peu bénisseuse, la bouche en cœur,
les bras en rond,., bonne femme, du reste; elle excelle à panser
les blessures faites par la belle Lilia,.. très coquette, celle-là... Une
ft-anche et damnée coquette.
— Elle se tient crânement à cheval, reprit [Herbert. Quelle
allure!.. Quelle maestria!.. Et pas de sensiblerie; j'aime cela.
Avez-vous vu comme elle a penché légèrement la tête sur l'épaule
gauche après avoir enjambé le gamin? Une autre se serait pâmée,
aurait eu des crises de nerfs, jeté les hauts cris, que sais-je?..
Elle, rien du tout : «Pas de mal? Hein?.. En avant! » Elle me
plaît, cette fille-là !
— Eh bien! mon petit, tu es un homme perdu; à ta place, je
prendi'ais le train et ne remettrais pas les pieds à Saumur, tant qu'elle
y sera.
Herbert se mit à rire :
— Je ne la crains pas, ni elle ni personne; j'ai une amulette. — ■
Et il pensa à Lucy.
— Alors, mon cher, prends garde de ne pas l'oublier, ton amu-
lette, la prochaine fois que tu te trouveras sur le chemin de Lilia.
Naturellement, Herbert ne rêva plus que de rencontrer cette
belle créature dont parlaient les légendes, et fut ravi d'apprendre
qu'elle assisterait au prochain bal de la sous-préfecture.
La beauté deAF^ de Montévant n'avait pas l'éclat olympien, l'em-
phase, auxquels il s'attendait; elle surprenait par un air d'extrême
jeunesse, la rondeur presque enfantine du visage ; les traits étaient
d'une délicatesse et d'une précision rares ; son teint, d'un co-
loris suave, sans pâleur, ne rougissait jamais. La première impres-
sion était déhcieuse ; le regard se trouvait caressé par l'harmonie
de la personne svelte et fine, de la démarche juvénile, de la toilette
même qui ne ressemblait à aucune autre, sans qu'on put dire en
quoi elle différait ; dans tout l'ensemble, un air gracieux de reine
qui s'ignore. Si on l'observait mieux, l'impression se modifiait sans
cesser d'être enchanteresse ; mais on était alors frappé de la coupe
singulièrement ferme du front et du nez ; les sourcils s'allongeaient
en ligne droite sur des yeux d'un noir brillant, trop brillant même,
malgré le voile palpitant des longs cils, comme si le cristallin eût
été taillé à facettes ; et sous la mollesse des attitudes, certains mou-
vemens rapides et nets faisaient songer à la vive détente d'un res-
sort d'acier. Une expression inquiétante, toujours nouvelle, retenait
l'attention sur cette beauté d'un charme d'autant plus invincible
qu'il ne s'imposait pas par grands coups d'éclat et pénétrait insen-
siblement, comme une ivresse versée goutte à goutte. Certaines
862 REVUE DES DEUX MONDES.
femmes frappaient davantage au premier abord; quand on l'avait
ref;ardée, on ne voyait plus qu'elle.
Herbert de Précy en fit l'expérience; après l'avoir observée au
premier moment avec une curiosité sans bienveillance et le secret
désir de ne' pas entrer dans le' chœur innombrable de ceux qui
chantaient ses louanges, il reconnut avec quelque dépit qu'il faisait
cortège comme les autres^ qu'il suivait M"® de Monté vant dans
chacune de ses évolutions lorsqu'elle dansait, dans chacun des
mouvemens légers de sa tête ou de ses yeux, lorsqu'elle causait
avec les nombreux courtisans de sa beauté. 11 s'était promis de
protester contre Tengouement général en se tenant à l'écart : il va
sans dire que cette résolution ne tint pas cinq minutes et qu'il sui-
vit le flot avec une docilité servile, se donnant pour excuse que sa
modeste protestation avait trop de chances de passer inaperçue et
deviendrait un sacrifice inutile... Insensible- aux muets appels de
quelques jeunes femmes et jeunes filles à qui il avait, en d'autres
temps, =;témoigné de l'empressement, il se fit présenter par son ami
P-aul d'Outreys à la triomphante Lilia de Montévant.
L'accueil fut des plus gracieux :
— DCi Précy-Plantagenet, dit-elle; un beau nom!., presque
royal. — Et, avec un sourireenchanteur, elle l'inscrivit sur son éven-
tail, à la suite d'une longue kyrielle de pretendans plus ou moins
titrés. Ce fut, du reste, tout le succès d'Herbert, ce soir-là, car la vafse
promise n'arriva^pas, et comme, tout absorbé par l'espoir de cette
valse, il ne s'était pas muni d'une danseuse pour le cotillon, il prit
le parti de se retirer, assez mécontent de lui-même et de sa soirée.
H traversatlanguissamment les salons presque déserts, car les der-
niers survivans du bal s'étaient groupés dans la galerie où le co-
tillon nouait et dénouait ses écharpes et ses guirlandes, et demandant
le secret de ses mécomptes aux grandes glaces où il voyait se re-
fléter: une figure médiocrement avenante ce soir-làj il quitta le
bal avec la persuasion que la danse est un passe-temps indigne d'un
sous-lieutenant de vingt-trois anS;
IL treuvachez lui une longue lettre deLucy ; sa mère allait mieux;
elle.espéraii revenir bientôt à Paris, où elle le reverrait certaine-
ment^ et. elle terminait en demandant si l'on n'aurait pas à l'école,
pour Noël, quelque congé qui permit de venir à ; toute vapeur conn
templerlajmer bleue de Menton.
— Bonne petite Lucy, comme elle pense à tout! Certainement,»
j'aurai.Ie temps d'aller vous voir. Chérie, va!
Aussitôt, il écrivit six grandes pages où il annonçait sa visite
prochaine^ racontait sa vie militaire, son: travail, ses -plaisirs ; il
y esquissa. aussi un portrait de cette brillante Lilia de Montévant
qui faisait tourner toutes les têtes comme des mouhns à vent,
FA.CSSE r.OUTE. 863
excepté la sienne, et qui était certainement jolie, mais d'une co-
quetterie, d'une extravagance, d'une impertinence!.. II s'aperçut
que cela tombait dans la litanie et qu'il lui restait k peine assez de
place pour baiser les chères petites mains de sa cousine.
S'il l'avait pu, il aurait pris le premier train pour aller s'age-
nouiller au coin de sa chaise. Mais quinze jours le séparaient de
Noël et il arriva plusieurs choses fort particulières pendant ces
deux semaines : d'abord un bal chez le receveur général d'Angers,
où il revit M"® de Montévant, qui le salua du plus gracieux sou-
rire et le présenta aussitôt à sa mère, avec un empressement dont
il ne fut pas dupe.
Herbert, alléché et déconvenu, dût se contenter de l'aflabilité en-
veloppante et intarissable de M'"*' de Montévant, qui ne lui ménagea
pas les exclamations flatteuses ; c'était une monnaie dont elle était
prodigue et que plusieurs acceptaient avec reconnaissance. Herbert
eut l'agréable- stu'prise de s'apercevoir qu'il faisait des envieux, ce
qui le consola un peu, car à défaut du bonheur, une certaine vanité
en nous fait qu'on se contente parfois de l'apparence.
Quelques jours plus tard, à une représentation extraordinaire au
théâtre, il fit la rencontre d'un de ses .anciens camarades de Sta-
nislas, Guy des Alleux, qui le présentaà sa tante' M""*^ de Chintrey,
la glorieuse propriétaire du i Plessis-Ma-llet.. Elle trônait dans une
loge d'avant-scène entre les deux belles étrangères. La comtesse
de Chintrey, née Victoire Champigneul, était entichée follement
de noblesse, de titres et de privilèges, comme il arrive souvent
aux petites bourgeoises introduites à coups de millions dans
l'aristocratie. Au seul nom de Précy-Plantagenet, elle lut con-
quise; et, sans même prendre le temps de regarder le jeune offi-
cier, elle l'invita sur-le-champ à venir passer les fêtes de Noël au
Plessis, où elle se flattait, dit-elle, que ses hôtes n'auraient pas le
temps de s'ennuyer.
Herbert s'incUnait déjà, tout rayonnant d'orgueil et de plaisir,
quand un éclair de pensée lui remit en mémoire sa promesse d'aller
à Menton.
Il changea donc la note du remerciment, et ce fut avec un re-
gret et un déplaisir réels qu'il déclina l'invitation; pom* la pre-
mière fois, il se dit que les exigences de famille étaient lourdes
parfois, que le voyage de Saumur aux Alpes-Maritimes était dérai-
sonnablement long, pour une si courte visite, et, que l'affection des
petites cousines n'allait pas sans quelque tyrannie. Et comme il ne
put cacher ni l'invitation de M"^® de Chintrey, ni le sacrifice qu'il en
faisait aux désirs d'une parente malade (un instinct délicat l'empê-
chant de parler de Lucy en cette circonstance), ses camarades, loin de
86 /l REVUE DES DEUX MONDES.
l'admirer, le trouvèrent iort sot, ce qui ne diminua pas sa mauvaise
humeur.
Herbert de Précy partit, fort balancé entre le regret des plaisirs
qu'il laissait en arrière et la joie très sincère de revoir sa cou-
sine. Elle l'attendait à la gare avec, — sur son jeune visage rou-
gissant et dans ses grands yeux plus bleus que les flots bleus de
la Méditerranée, — une émotion si vive, qu'il sentit de douces
larmes monter de son cœur à se voir ainsi aimé. Il la prit dans ses
bras et l'embrassa sans demander la permission à sa tante, qui
attendait dans une voiture, à quelques pas.
Les premières heures furent délicieuses ; ils ne tarissaient pas
de récits, de confidences, de regards doucement emmêlés ; ils cou-
l'aient partout, buvant le soleil, enivrés, portés par je ne sais quelles
ailes invisibles du rivage blond où mourait, balancé dans une molle
caresse, le flot irisé, jusqu'aux bois de pins étages sur les collines,
heures bénies, heures rapides où la vie semble un instant tenir ce
qu'elle a promis !..
Mais le soir, quand la malade lassée se lut retirée dans sa chambre,
dont la porte restait ouverte, quand les deux jeunes gens se trou-
vèrent dans l'étroit salon de l'hôtel meublé, éclairé par une lampe
médiocre, quand toutes les splendeurs de la mer et du ciel eurent
disparu derrière les volets clos, que le murmure rythmé des vagues
et le soupir du vent dans les pins firent place au gémissement
plaintif qui s'exhalait de la chambre voisine ; et qu'il fallut parler
bas, sans remuer, de peur de troubler le silence, je ne sais quel
démon jeta dans l'esprit d'Herbert le souvenir du Plessis-Mallet,
des jeux, du bal et de la belle Lilia ; il devint subitement sombre.
Les journées n'étaient pas gaies à Menton décidément, et Lucy ne
semblait pas se douter des sacrifices qu'il lui avait faits ; elle s'aper-
çut qu'il s'était rembruni, l'interrogea, et, bien qu'il se fût juré de
n'en rien dire, il finit par laisser deviner la vérité : Lucy fut tou-
chée du sacrifice, malgré qu'elle ne comprit pas trop qu'il pût lui
coûter, et elle le remercia avec effusion. Plus elle le remerciait, plus
elle le pénétrait de l'idée qu'il avait fait une chose admirable,
dont elle ne saurait êtrelassez reconnaissante, et plus il demeurait
morose. Cette soirée, si tendrement attendue, laissa dans le cœur
de la pauvre Lucy un étonnement et comme une menace ; ce fut
le premier avertissement de la destinée.
Le lendemain, c'était Noël. Quand il était près de Lucy, malgré
les contradictions de sa libre pensée, Herbert, fidèle aux coutumes
de sa jeunesse, trouvait une douceur attendrie à conduire sa cou-
sine à l'église, à la regarder prier, à prier lui-même de cette
prière sans paroles et sans formules qui monte vers le Dieu caché
FAUSSE ROUTE. 865
du fond des cœurs les plus desséchés ou les plus hautains à cer-
taines heures, prière mêlée de doutes, de désirs, de tristesse,
d'amertume ou d'espérance. Ce matin-là, son esprit n'était pas en-
core rasséréné, et il commença par refuser, sous quelque prétexte
maussade, de l'accompagner à la messe; puis, il se repentit, cou-
rut sur ses pas et la rejoignit à la porte de l'église, en lui souriant
comme pour demander pardon; elle pardonna, en elîet, sur-le-
champ, avec joie, mais le coup avait porté. Cependant la douceur
de cette àme charmante de Lucy, la toute-puissance du premier
amour, agissaient sur l'esprit d'Herbert, et quand les trois jours de
la permission furent écoulés, ce fut avec une singulière émotion de
tendresse contenue et de tremblans espoirs qu'il quitta sa cousine.
Il tenait sa main, dans cette salle de la gare où elle était venue
l'attendre à son arrivée, il ne pouvait se séparer d'elle, ni détacher
son regard de ses yeux profonds, voilés de pleurs contenus. Des
gens allaient et venaient autour d'eux sans les troubler ; ils se par-
laient à peine, mais ils s'aimaient; et dans ces courtes minutes dis-
putées au départ, à l'absence prochaine, leurs cœurs se touchaient
dans le frémissement de leurs doigts enlacés :
— Ma Lucy ! . . Nous trouvera-ton bientôt assez sages pour nous
laisser être heureux?., disait Herbert à demi-voix. N'est-ce pas dm-
de se quitter, de vivre si loin, si loin... Ma chère Lucy!
— Nous sommes si jeunes encore,.. Herbert; je n'ai pas dix-
huit ans ; vous, à peine vingt-trois. Et pms vous voyez combien ma
mère est malade encore... La vie vous semblerait triste, je le
crains... près de sa chaise longue... Et comment l'abandonner?.,
— Mais alors,., s'écria Herbert aATC une involontaire brusquerie;
il allait dire : « Faut-il donc attendre qu'elle meure pour être heu-
reux?» mais il s'arrêta. . . Quand guérira-t-elle?demanda-t-il tristement.
— Elle guérira,., je l'espère... oh! oui, bientôt, j'en suis sûre...
Le médecin assure qu'elle va mieux... Et puis, est-ce qu'on est
jamais tout à fait séparés, quand on s'aime ?
Herbert hocha la tête : — La présence réelle a ses avantages,
petite cousine... Je suis meilleur quand vous êtes là; je ne sais
ce qu'il y a en vous, qui m'apaise et m'ensorcelle... Il me semble
que je ne pourrai jamais faire une sottise, ni garder une mauvaise
pensée quand vous êtes près de moi; vos yeux,., vos chers yeux,
couleur du ciel, ont le don d'exorcisme... En vérité, Lucy!
Sa voix tremblait légèrement ; un cri strident de la vapeur dis-
joignit les mains après une dernière et forte étreinte; Herbert
s'élança dans le train qui déjà partait, tandis que Lucy regardait,
toute pâle et navrée, la place où son cousin venait de disparaître
comme par un coup de magie.
TOME xciv. — 1889. 53
866 REVUE DES DEUX MONDES.
^A:Sanmllr, un billet attendait Herbert sur sa table; M""* de Ghin-
trey l'invitait à passer au Plessis la journée du dimanche suivant ;
il s'en réjouit d'autant plus que les autres officiers, ceux du moins
qui avaient pris part aux fêtes de Noël, ne tarissaient pas en récits
sur ce château merveilleux où le jour et la nuit étaient employés
en divertissemens et en cavalcades. Et le nom de Lilia qui reve-
nait sans fin donnait à Herbert une fièvre d'impatience et de curio-
sité.
— Et le sénateur du Nord? — il désignait ainsi un grand jeune
homme blond et correct que M"® de Montévant semblait favoriser
d'une attention spéciale; toujours insipide et inévitable, le séna-
teur, hein?
— Distancé, mon cher,., passé de droite à gauche, de la filleà
la mère, qui verse sur ses blessures la tisane édulcorante de sa
mansuétude infinie.
— Et qui donc tient la place ?
— Un prince moldave, Michel Stritzia, ou quelque chose d'ap-
prochant...
— L'Europe y passera... Nous touchons déjà à l'Asie avec ce
Stritzia... D'où tombe-t-il, celui-là?
— On l'a rencontré à Cauterets. Un prince ! Tu penses que
M""® de Ghintrey n'a pas négligé la chance d'avoir un prince à
offrira son monde... Un prince inédit,., un prince à elle, déniché,
patronné, présenté par elle. Il est venu à Noël, a vu Lilia, a su
plaire et ne la quitte plus... G'est un blocus.
— En attendant qu'il en vienne un autre... A qui le tour, main-
tenant ?
Quand, le dimanche suivant, Herbert, escorté de son ami d'Ou-
treys, arriva au Plessis-Mallet, on dirigea les nouveaux-venus vers
un coin du parc où toute la société réunie s'occupait à une partie
de crocket. Le temps clair et froid favorisait ce genre d'exercice ;
et, tandis que les nouveaux arrivans contournaient une large pe-
louse plantée de massifs à l'anglaise, ils entendaient dans l'air lim-
pide le choc sec des maillets sur les billes et les voix animées des
combattans ; bientôt, dans une clairière, apparurent le théâtre du
combat et les groupes mouvansdes deux troupes rivales. Quelques
hommes graves et des dames âgées, encapuchonnées de fourrures,
assistaient à la lutte. Rien de plus joli que ce mélange d'uniformes
et de costumes brillans de fantaisie sous les rayons du gai soleil,
parmi les arbres dépouillés et la sombre verduj-e des sapins. Tout
à côté, l'eau glacée d'un étang, rayée par les mille arabesques des
I
FAUSSE ROUTE. 867
patins, luisait avec des reflets bleuâtres; et, dominant les ébats de
la jeunesse tapageuse, les hautes tours rondes du château, coiflees
en poudrières, rigides et noires dans les fossés pleins d'eau, sem-
blaient de vieux guerriers casques se dressant du fond des âges
pour contempler les jeux frivoles de leurs descendans dégénérés.
Le spectacle était charmant; Teffet en fut troublé, pour
Herbert, par les fastidieuses présentations auxquelles le sou-
mit M™^ de Chintrey et l'inexprimable agacement de l'entendre
répéter son titre et son nom avec une emphase qui les lui ren-
dait odieux : u Le comte de Précy-Plantagenet ! » Et, plus bas:
« De la grande famille d'Angleterre... » — « Un Plantagenet !..
Mais,- oui !.. d'Angleterre,., descendant des anciens rois d'Angle-
terre. » Il essaya de protester contre cette royale descendance, qui
n'était rien moins que certaine, et dont sa famille ne se targuait
aucunement; mais elle n'écoutait pas, et, souriant d'un air fin :
« Très modeste... Si simple !.. un Plantagenet ! » Et elle continuait
de le promener triomphalement : « De la famille royale d'Angle-
terre,., tout bonnement!.. Mais, oui, un descendant de rois! Per-
mettez-moi, chère amie, de vous le présenter... Mon cher mar-
quis,., voici le comte de Précy-Plantagenet,.. » jusqu'à ce que
Herbert, exaspéré, et pris d'une envie secrète de l'étrangler avec
ses mines- enfantines et sa frisure rousse, réussit à se dégager et
se réfugia près de M™® de Montévant, à laquelle il s'attacha comme
un naufragé à une bouée de sauvetage...
Cependant la partie de crocket avait pris fin ; Lilia et le prince
Michel Stritzia avaient mené la victoire et triomphaient l'un par
l'autre, se rejetant gaîment tout le mérite du succès; On tirait au
sort les combattanspour la partie suivante. Lilia était délicieuse
dans un costume de velours bleu sombre et de loutre. H y avait
dans toute sa personne une harmonie, un rythme d'une infinie
séduction, avec un imprévu, une soudaineté qui déconcertaient et
tenaient en haleine. Quelque chose qu'elle fît, soit qu'elle se tînt
à l'écart, un peu sauvage et altière, soit qu'elle se mêlât, au con-
traire, avec animation aux jeux ou à la conversation, partout où
elle était on ne voyait qu'elle; sans qu'elle parût même y prendre
garde, elle devenait un centre de servile attraction. Ce jour-là,
elle ne semblait occupée que du prince Michel, qui, pour la seconde
fois, se trouvait son partenaire. Le hasard avait rangé Herbert dans
le camp adverse; bien à contre-cœur, il était le champion de M'^^de
Chintrey, dont les petits bras courts et dodus, engourdis par des
emmanchures trop étroites^ avaient fort à faire pour lutter contre
la souple désinvolture de l'élégante Lilia. Cependant, les deux
partis se trouvaient à peu près d'égale force, et peu à peu les
888 REVUE DES DEUX MONDES.
amours-propres s'excitant, on engagea des paris, et l'issue du tour-
noi devint chose d'importance.
Cette fois, la fortune favorisa Herbert; ce fut lui qui, par une
série de coups hardis et habiles, décida le succès. Il y eut en son
honneur un hurrah formidable des vainqueurs. Lilia jeta son
maillet avec un geste de dépit très fringant : « Voilà qui s'appelle
jouer, dit-elle, à la bonne heure!.. Ce n'est pas comme le prince
Michel, qui ne se remue pas plus que l'obélisque... Notre défaite
est son œuvre... Une autre fois, je me mettrai dans le parti de
M. de Précv... J'aime les victorieux, moi! » Elle s'avança vers
Herbert :
— Parfait! Admirable, monsieur!.. Et quel coup d'oeil!.. Un
vrai coup d'oeil de grand capitaine,., presque du génie!
On rentrait, et elle continua de marcher près d'Herbert de son
pas élastique et rythmé. Ce qu'ils disaient? Des riens! Mais ces
riens semblaient au jeune officier d'autant plus agréables qu'ils
étaient assaisonnés de rebuffades au malheureux Michel, qui les
suivait l'oreille basse et l'aù* tout déconfit. Cela dura toute la soh-ée,
qui parut courte à Herbert.
— Quel regret de s'en aller! dit-il, quand approcha le moment
du départ; j'aurais voulu que ce soir ne finît pas.
— Tout finit, répondit philosopliiquement la belle Lilia.
— Par bonheur, il nous reste en perspective une série de réu-
nions et de bals où vous viendrez, n'est-ce pas?
— J'en doute... Nous partons prochainement.
— Déjà?..
— Comment, déjà?.. Mais il y a tout à l'heure un long mois que
nous sommes ici ; vous figurez-vous que nous allons prendre racine
au pied de ces vieilles tours?.. Il me semble déjà sentir la mousse
pousser sur ma tête et des lézardes se faire dans tout l'édifice.
— Il vous sied de plaisanter, à vous qui emporterez en par-
tant...
— Le soleil, n'est-ce pas?.. Eh! sans doute,., on me l'a déjà dit
en franco-moldave.. Que voulez-vous?.. Les raisins ne mûriront
plus en mon absence...
— Ce que vous emporterez, mademoiselle, c'est l'intérêt de
chaque journée, l'attente, le désh* d'une rencontre,., la poésie du
rêve qui vous suit au passage...
— Eh! mon Dieu, le rêve me suivra de plus loin, voilà tout,., la
poésie n'en sera que plus aérienne... Il faut que tout finisse, mon
cher monsieur de Précy, le bon et le mauvais, ce qui plaît et ce
qui ennuie. On arrive pour repartir; on part...
— Pour revenir, j'espère?
FAUSSE ROUTE. 869
— Peut-être oui, peut-être non !. . N'est-ce pas l'incertitude qui
fait le prix de l'avenir? Qui voudrait d'une vie connue d'avance?
Le peu qu'on en pressent est déjà bien assez triste !
Herbert se souvint qu'un jour Lucy lui avait dit : « On part,
on revient, cela fait deux plaisirs; la vie est très amusante. »
Il fut frappé d'entendre , tout au contraire d'elle, la belle et
triomphante Lilia, tout enivrée de plaisirs et d'hommages, parler du
mal de vivre. D'où lui venaient cette mélancoHe, cette défiance?..
D'où venait à Lucy sa sérénité?.. Où donc était la source de son
contentement intérieur, tandis que sa jeunesse patiente s'exhalait
au pied d'une chaise longue dans l'atmosphère étoufiée d'une ma-
lade? Renoncement ou illusion?
Lilia remarqua son silence : — Vous dormez ? dit-elle en riant ; ù
poésie du rêve, voilà de tes coups!
— Je me demandais où peut donc être le bonheur, si vous ne
l'avez pas.
— Le bonheur?.. Un mot!.. Un de ces mots dangereux, dont on
boit l'ivresse, comme on boit le hachich ou l'opium, et qui nous
inoculent le mortel dégoût de la vie vraie, des réalités basses, mé-
diocres et journalières... On ne saura jamais tout le mal commis
par ces deux perfides syllabes... Je voudrais qu'il fût défendu de
parler de bonheur, quand personne ne peut ni le donner ni même
le concevoir...
— Quoi?.. Déjà désabusée?.. Si nulle espérance, nulle illusion
ne vous attirent ailleurs, pourquoi nous quitter? Qu'allez-vous
chercher loin de nous?..
— Mais précisément le moyen de me passer de bonheur : des
apparences qui trompent un instant, des dissipations qui agitent,
le mouvement, le bruit, le changement de décors, la nouveauté
des personnages, la comédie humaine et l'occasion d'y jouer un
rôle le moins mauvais possible...
— Rien de plus?.. Naturellement, vous ne croyez pas à l'amour.
Elle se leva en souriant; et, avec une révérence :
— Ceci, monsieur, n'est pas de ma compétence ; repassez dans
dix ans. Peut-être alors pourrai-je vous répondre?
— Et d'ici là...
Avant qu'il pût achever. M""® de Chintrey précipita entre eux ses
épaules rondelettes avec le trémoussement affairé qui lui était
habituel.
— Chère belle, on veut absolument que je chante... Vous savez
si^cela m'est désagréable?.. Mais je n'aime pas à me faire prier...
Et si vous voulez m'accompagner...
— Que chantez-vous ? demanda Lilia, médiocrement empressée
à se rendre à son désir...
870 REVUE DES DEUX MONDES.
— Celte vieille romance que vous aimez, le Temps et V Amour!..
— Ah! oui,., charmant et instructif... « L'amour fait passer le
temps,., le temps fait passer l'amour. » Cela est si bon à savoir...
Cependant, M°^^ de Montévant ne parlait plus de départ, et le mois
de janvier allait finir. Dans le public, on chuchotait des bruits de
mariage. Chacun s'attendait à voir Lélia devenir prochainement
princesse Stritzia. Herbert, convaincu qu'une fois mariée, elle ne
lui accorderait ni plus ni moins de faveur, était parfaitement rési-
gné à l'événement.
Un jour qu'il arrivait pour dîner au Plessis, il s'étonna de ne pas
voir Michel ; il en fit la remarque. Lilia leva la tête, comme pour
chercher en l'air quelque souvenir perdu : — Le prince? dit-elle,
Michel Stritzia. Ehl mais,., il est parti... Ne le saviez-vous pas?
— Tant mieux, pensait Herbert, on n'entendi'a plus parler de ce
Valaque et nous jouirons tranquillement des dernières fêtes de la
saison.
Le lendemain, commeil sortait, il rencontra d'Outreys, qui, l'air
fort ému, l'aborda un journal à la main :
— Tu sais la nouvelle?.. Michel Stritzia s'est tiré un coup de
revolver, hier, au. Café Anglais. 11 n'est pas mort, mais n'en vaut
guère mieux. Désespoir d'amour, dit le journal.
— Ah! cette Lilia!
— Oui... elle a réussi à lui faire perdre la tête, et puis, un beau
jour, elle l'a flanqué à la porte. Dieu sait pourquoi!
— Tout de même, elle doit être singulièrement remuée, la pauvre
fille... L'amour jusqu'au suicide, cela ne se voit pas tous les-
jours.
Diverses raisons s'opposèrent pendant quelque temps à ce que-
Herbert retournât au Plessis ; le jour où il s'y présenta, M""^ de
Montévant et sa fille se trouvaient seules, leurs hôtes ayant été
obligés de s'absenter pour la journée. Il fut reçu dans le hall entre-
deux paravens où Lilia et sa mère- se tenaient frileusement blotties.
— Ah ! le voilà, dit Liha en l'apercevant; bonjour! Entrez dans
notre bastille et rendez compte de votre conduite... Pourquoi ne
vous a-t-on pas vu depuis un siècle ?
Herbert donna quelques excuses, le travail, la manœuvre... Elle
l'interrompit avec umpeu d'impatience : — Dites donc la vérité...
C'est mie chose étrange que les hommes ne puissent jamais dire
la vérité vraie. Vous n'êtes pas venu à cause de cette sotte his-
toire... Sans rien savoir, vous avez pris parti pour le prince Stritzia
et vous avez marqué votre indignation en nous privant de vos pré-
cieuses visites...
— Quelle idée!.. Je n'ai aucun droit de me faire juge en cette
circonstance.
FAUSSE ROUTE. 871
— Comme si l'on attendait d'avoir des droits pour se faire juge
et lancer des verdicts!.. Ayez donc le courage de votre opinion...
— Vous le voulez?.. Eh bien! peut-être est-il vrai que cotte
affaire m'a fait songer... Et mmc enidimini gentesl Comme on dit
au sermon... En voyant tomber les grands de la terre, les simples
sous-lieutenans font des réflexions...
Al™* de ^lontévant prit la parole : — Je vous assure, mon cher
monsieur de Précy, que Lilia n'a rien à se reprocher... C'est une
chose bien pénible... très pénible, vraiment!.. Mais elle a agi
comme elle le devait... avec noblesse... car, voyez-vous, c'est une
àme d'élite... ma pauvre enfant!
— Bon ! voilà maman lancée, dit Lilia, qui semblait suj>-
porteravec peine les louanges de sa mère. Vous en avez pour long-
temps de la liste de mes perfections, je vous en préviens.
— C'est qu'il est cruel vraiment, reprit avec une solennité crois-
sante M"^ de Montévant, et je souffre de voir cette innocente en-
fant blâmée, calomniée peut-être quand tous les torts sont au
prince... Pauvre Michel!., je ne lui en veux pas ; non, je lui par-
donne, car l'amour l'a égaré... Vous l'avez vu?.. Vous savez comme
il était près d'elle... On peut dire que c'était l'image du parfait
amant,., soumis, tendre, attentif. ..
— Seulement, s'écria hnpétueusement Lilia que les phrases filan-
dreuses de l'ex-danseuse mettaient au supplice, ce parfait amant
n'avait qu'un tort : celui d'être déjà marié...
— Marié?..
— Oui, monsieur... une femme et une demi-douzaine d'enfans;
voilà ce qu'il est venu nous conter un maiin bien simplement en
m'offrant de divorcer... Il paraît que ça se fait dans son pays, ces
choses-là... ^le voyez-vous détrônant cette fidèle épouse et faisant
du coup six orphelins! Je l'ai rais à la porte, et, si j'avais eu la
force, je l'aurais jeté par la fenêtre... Il serait, à l'heure qu'il est,
au fond des fossés, au lieu de faire du mélodrame sur le boulevard
avec un pistolet de carton : « Le drame du Café Anghiis I » Il ne
lui a manqué que de livrer mon nom aux journaux.
— Tu es impitoyable!., il t'aimait réellement...
— Et quand cela serait?.. Que pensez- vous de cela, monsieur de
Précy? Me blâœez-vous d'avoh- renvoyé ce patriarche à sa tribu?..
— Vous l'aimiez? demanda Herbert bruscpiement.
— Qui? Michel Stritzia?.. Je ne sais, en vérité... 11 ne me déplai-
sait pas et peut-être aurais-je pu, à la longue... Mais que sais-je de
tout cela? Rien que la chanson de l'autre soir : « L'amour fait pas-
ser le temps, le temps fait passer l'amour, » c'est la grâce que je
lui souhaite, à Michel. — Elle se laissa ghsser sur le tapis et appuya
sa tête sur les genoux de sa mère ; un ravon de soleil couchant,
872 REVUE DES DEUX MONDES.
rouge à travers les fines arabesques du givre , glissait par les
vitraux et mettait comme un nimbe sanglant autour de son front,
sur ses cheveux... M'^'' de Montévant, d'une voix grasse, roucou-
lante, émettait des banalités. Elle allait, elle allait; personne ne son-
geait à l'interrompre : — Quoi de plus divin que l'amour, l'amour
pur?.. L'honneur?., la vertu ? qu'y a-t-il de plus grand? Mais on ne
songe qu'au plaisir... Je ne parle pas des hommes comme vous,
mon cher monsieur de Précy. Vous n'êtes pas, j'en suis sûre, de ces
jeunes gens dissipés. . . qui s'abandonnent à leurs passions efïrénées. . .
— Je n'en suis pas, madame... répondait gravement Herbert, qui
regardait le rouge rayon glisser sur la joue et gagner l'oreille de
Lilia, une petite oreille délicatement ciselée, enfouie à demi dans la
forêt incandescente de son épaisse chevelure...
— Non, vous n'en êtes pas,., je le sais... J'ai le don de lire les
physionomies; il y- a dans la vôtre une noblesse, une droiture, dans
tout l'ensemble...
— Le malheur! s'écria Lilia, coupant sans façon les périodes
arrondies de sa mère,., c'est qu'il faudra recommencer...
— Recommencer?.. Quoi donc, mon ange?
— Oui, reprit-elle en se levant d'un souple mouvement et étirant
ses bras avec un geste de fatigue et d'ennui ; il faudra que je me
marie...
— Est-ce un si grand malheur? demanda Herbert en riant.
— Heur ou malheur, cela sera; c'est inévitable... Et le moyen
de vivre tranquille lorsqu'on n'est pas sûre du lendemain...
— Vous parlez du mariage comme d'un cataclysme...
— Elle parle comme une enfant, monsieur de Précy,.. une enfant
innocente qui ne sait rien de la vie, du mariage...
— J'en sais assez pour craindre de te quitter, de prendre un
maître, . . un inconnu , . . un idiot peut-être, . . un brutal. . . ou un jaloux. . .
— Vous imaginez-vous que nous soyons tous des monstres?
Alors, pourquoi vous marier? H n'y a pas de service obligatoire
pour les dames...
— Et le ridicule? L'aspect lamentable d'une vieille fille soUtai-
rement desséchée?.. Non, non,., il faut subir le sort commun et se
jeter un beau jour, que cela plaise ou non, au hasard de l'abîme.
Tout au plus peut-on choisir son heure et la couleur du paysage...
Quanta l'abîme, il est de sa nature insondable et terrible. — Elle riait.
M"^^ de Montévant s'elïbrçait de convaincre le jeune homme que
sa fille plaisantait; qu'elle avait le cœur le plus tendre, le plus sen-
sible; qu'il suffisait avec elle de savoir s'y prendre.
— Qui le saura jamais? pensait Herbert.
M™^ de Ghintrey venait de rentrer, empanachée à son ordinaire et
roulant ses épaules rondes d'un air empressé. — Bonnes nouvelles.
FAUSSE ROUTE. 873
chères belles,., bonjour, mon cher comte... Chasse au renard,
jeudi; concert, dimanche et bai costumé la semaine prochaine...
Est-ce assez pour vous retenir?.. Vous resterez, n'est-ce pas?.. Et
baissant la voix d'un ton de mystère : il le faut, c'est sérieux!
— Sérieux?., quoi donc? demandait M""^ de Montévant alléchée.
— Ne cherche pas , dit Lilia ; un nouveau prétendant , je le
jure, un parti superbe, n'est-ce pas, chère madame?.. Ils sont tou-
jours superbes, les partis qu'on propose...
— Ne riez pas, moqueuse : vous m'en direz des nouvelles,.,
grande fortune, immense fortune, et...
— Quand je vous le disais! reprit-elle avec un sourire presque
triste... Toujours recommencer,., une fois, deux fois,., cent fois,.,
jusqu'à ce qu'enfin on saute,., de guerre lasse, les yeux fermés...
Allons nous habiller, mère... cette fois, du moins, ce sera pour
l'amour de l'art... Il n'y a pas ici de prétendans à fasciner...
Elle sortit non sans avoir enveloppé Herbert d'un long regard
indéfinissable...
Qu'y avait-il au fond de ses noires prunelles?.. Le savait-
elle elle-même, cette froide et troublante fille?.. Était-elle com-
plice des désirs, des espoirs, des ivresses qui s'allumaient à la
flamme cachée sous ses longues paupières? Avaient-ils seuls en
eux-mêmes leur poison, ces yeux charmans, et le secret de cet émoi
subtil et délicieux qu'ils portaient au plus vif du cœur? C'est à quoi
songeait Herbert, tandis qu'il courait à toute bride vers Saumur,
sur la route sonore, rasée par la bise d'hiver; il était joyeux, son
cœur battait, le sang courait plus vif dans ses veines; toutes ses
pensées flottaient autour de Lilia, et tout en elle, ce soir-là, lui
plaisait, son sourire inquiétant comme aussi bien son âme plus
inquiétante encore? Avait-elle même une âme? Qu'importait? Telle
elle était, telle elle devait être. Demande-t-on à la fleur d'expliquer sa
beauté, son parfum et la fête exquise qu'elle ofl're au regard? Au-
tour de lui, secoués par le vent, les squelettes dépouillés des arbres
qui bordaient le chemin le saluaient de leurs bois heurtés avec un
craquement sec comme d'un applaudissement moqueur. Un ciel
gris sans étoiles, où la lune pâle semblait prête à s'évanouir dans un
voile de vapeurs qui se formaient lentement; ses rayons défaillans,
épars sur la route, donnaient au moindre buisson des airs de
spectre. Et le jeune cavalier promenait allègrement sur ce pay-
sage funèbre la belle humeur de sa pensée hantée d'une douce
vision. Il excitait son cheval, le flattait de la voix et de la main;
il se sentait fort, invulnérable, et trouvait la vie belle...
Plusieurs lettres l'attendaient dans sa chambre; sur la première,
il reconnut l'écriture de Lucy. Pour la première fois, il tarda à l'ou-
vrir; pour la première fois, après l'avoir lue, il la reposa sur la table
874 REVUE DES DEUX MONDES.
avec un geste lassé, et^ se renversant, la tête snr le dossier du fau-
teuil, il demeura le nez en l'air, l'œil vague, le sourcil froncé
avec une mine assombrie. Toute son allégresse et son entrain
avaient disparu. Que contenait donc la lettre de Lucy? Était-elle
moins délicieusement tendre? Annonçait-elle quelque nouvelle
imprévue, desagréable?.. Mon Dieu! non; elle était telle qu'il l'at-
tendait : l'exacte peinture d'une àme patiente et fidèle, qui, dou-
cement héroïque , traverse , sans défaillance ni murmure , les
incidens monotones, les alternatives énervantes d'espoirs déçus
et d'appréhensions croissantes qui accompagnent les lentes ma-
ladies : c'était la tragédie journalière d'une vie vouée à mille
soucis, liée de mille chahies lourdes et mesquines. Au sortir du
Piessis-Mallet et de l'ivresse légère qu'il y avait puisée , Herbert
avait été pris d'un découragement subit, d'un insurmontable dé-
goût en respirant l'arôme amer de sacrihce et d'âpre devoir qui
s'exhalait de cette lettre... Il ressentait quelque chose de ce que
doit éprouver un cavaher qui a pris de l'élan pour une joyeuse
chevauchée et de brillans obstacles, et qui se trouve brusquement
désarçonné, revenu de toute aventure et de toute fête et à pied,
avec une longue route ouverte devant lui... L'avenir se déroulait
à ses yeux en ternes perspectives, uniformes comme un intermi-
nable marécage. Sans avoir le courage de la relire, il prit la lettre
de Lucy pour la ranger avec les précédentes; elle en cachait une
autre dont la suscription était de la main de son grand-père... A
peine y eut-il jeté les yeux qu'il poussa un cri... Sa grand'mère
était mourante et demandait à le voù*... Dès le lendemain, il partait
pour la Bretagne...
VL
Quand l'omnibus qui l'amenait du chemin de fer s'arrêta de-
vant le Carmel, au bruit de la lourde porte criant sur ses gonds
rouilles et de la sonnette qu'elle ébranlait, la vieille Manette accou-
rut au-devant de lui, les yeux rouges de larmes et l'introduisit près
de M™® de Précy ; elle vivait encoi'e, et son petit-fils, navré de dou-
leur, put la serrer dans ses bras, baiser ses pauvres cheveux blancs,
tout humides des sueurs de l'agonie; il se sentit reconnu, béni,
remercié, aimé... Oh! aimé!., qui jamais le chérirait ainsi, avec ce
désintéressement, ce doux orgueil de mère, cette ferveur de pieuse
tendresse, dont il lisait l'immortelle espérance dans ses yeux déjà
voilés? ^1
Il la pleura avec des larmes d'enfant, ces larmes torren- ||
tueuses qui bondissent en sanglots des jeunes cœurs, nouveaux ^\|
élus de la douleur. Pendant la veillée funèbre, aux côtés de son
FAUSSE ROUTT. 875
grand-père qu'on n'avait pu arracher du chevet de sa vieille amie,
il lut par amour pour elle, par respect pour sa chère âme vénérée,
les prières qu'il avait entendu souvent ses lèvres prononcer ; du
psautier au cuir lustré par l'usage, de ces feuillets usés, ses yeux
se reportaient sur le proiil affiné, creusé de la morte, dont la pâleur
jaune tranchait avec le blanc mat du linge qui ren\eloppait, et de
profondes, d'enfantines tendresses gémissaient en lui pour celle qui
ne répondait plus. Où était-elle maintenant? Si près et si loin de ce
qu'elle avait aimé ! Sa pensée cherchait à la suivre dans les condi-
tions incompréhensibles de son état nouveau, épouvantée du grand
silence, de l'abîme sourd qui le séparait de ce tendre cœur tou-
jours ouvert à sa voix.
11 revenait au livre où sont écrites les mystérieuses paroles
de la vie éternelle, et s'efforçait de rentrer humblement dans les
sentimens et la foi de son enfance ; l'impossible, en ce moment
pour lui, c'était le néant. Ses yeux se portaient sur son grand-
père assoupi solis la double congestion du chagrin et de l'in-
domptable fatigue qui succède à l'inutile effort d'une lutte im-
puissante; avec un attendrissement de pitié, il contemplait ce front
chauve encadré de chaque côté par une touffe de cheveux blancs
frisés, et lourdement abattu sur la poitrine que secouait par instans
un soupir convulsif ; aucune larme pourtant n'était tombée de ses
yeux rougis, brûlés par un feu intérieur. Sur le front blanc,
comme sur un ivoire poli, oscillait la lueur tremblante des cierges ;
au dehors , un vent froid , sifflant , fouettait la vieille maison , en
secouait les volets. Herbert reconnaissait tous ces bruits familiers
à son enfance, le grincement de la girouette, le trot menu d'un rat
dans le grenier, le son balancé de l'horloge ; chaque objet lui était
un souvenir ; de chaque meuble il aimait les formes surannées, il
connaissait l'usure de l'éîofle et jusqu'aux plus imperceptibles cas-
sures; sur la pente des jours d'autrefois, son esprit, accablé, glis-
sait peu à peu loin de la couche funèbre : c'était sa grand'mère
qu'il cherchait et retrouvait dans le passé, c'était elle, et c'étaient
aussi près d'elle d'autres figures mêlées aux souvenirs des loin-
taines années.
Parmi les plus chères, apparaissait Lucy, la Lucy d'autrefois
avec sa robe brodée, ses petits souliers à boufîettes et ses che-
veux qui ressemblaient à de la moire, N'était-ce pas elle dont
la figure enfantine et la grâce exquise avaient introduit une pre-
mière notion d'idéal, de poésie dans son existence un peu rustique,
dans son âme fruste et orgueilleuse? Depuis sa courte apparition
au Garmel, l'horizon s'était élargi devant lui, et, d'instinct, son
intelligence, ses pensées, ses rêves s'étaient orientés vers elle; les
yeux d'un bleu d'iris, si candides et profonds, avaient illuminé sa
876 REVUE DES DEUX MONDES.
route, et, maintenant, du fond de son deuil et de son premier cha-
grin, il se tournait vers elle, vers sa jeune tendresse, pour être
consolé... Insensiblement, sans qu'il s'en doutât, des pensées
d'amour le berçaient, s'épanouissaient timidement, recueillies et
chastes, près de ce lit mortuaire : c'était la muette bénédiction de
la grand'mère... Pas une fois l'image profane des dames de Mon-
tévant ne s'offrit à son esprit; la mort, visible et présente, avait
chassé le souvenir de Lilia.
 la pointe de l'aube, M. Danvillers arriva. Quand, peu de
jours plus tard, Herbert et lui quittèrent le Carmel, ils laissaient
le comte de Précy très calme, sinon consolé; il avait repris
ses occupations coutumières, recommandé à son petit-fds la lec-
ture de certains chapitres de Haeckel, dont l'audace le ravissait; il
lui avait même lu des fragmens d'un poème qu'il avait entrepris
sur les métamorphoses du globe, où quelques beaux vers égarés
parmi des descriptions à la façon de Delille, d'un style vieillot et
froid, traduisaient tant bien que mal ses velléités naturalistes. Ce
ne fut pas sans une compassion un peu dédaigneuse qu'Herbert fit
cette remarque que le combat pour la vie absorbe si puissamment
la force déclinante des vieillards, qu'il les rend presque insen-
sibles. Et pourtant, il était à peine de retour à Saumur, qu'une dé-
pêche lui apprenait la mort subite de son grand-père, enlevé par
un coup d'apoplexie. Les larmes que les paupières arides n'avaient
pas versées étaient retombées sur le cœur du vieillard et l'avaient
étouflé. Chose étrange I le libre-penseur, le matérialiste, était mort
dans l'église, alors qu'il revenait du cimetière, à la nuit tombante;
le sacristain l'avait aperçu, courbé sur un banc, le genou fléchi,
prêt à tomber; il n'avait eu que le temps de l'étendre sur les
dalles, où il avait rendu le dernier soupir dans les bras du curé,
son ami de longtemps.
Herbert dut reprendre une seconde fois le chemin de la Bre-
tagne ; il s'y trouva seul cette fois. M. Danvillers venait de partir
pour Menton, d'où il allait ramener sa femme et sa fille.
Herbert demeura plus longtemps qu'il n'eût voulu au Carmel,
retenu par des formalités d'affaires et dans une mélancolie nou-
velle pour lui. Il ne connaissait pas la solitude, et il en ressentit
une impression profonde. Dans la maison désertée par ceux qu'il
aimait, le vide semblait se matérialiser et devenir en quelque sorte
palpable ; il y avait des instans où il était tenté de le repousser de
la main. Il en eût été accablé si la forte vitalité de la jeunesse n'eût
réagi puissamment. On n'est jamais tout à fait malheureux quand
on n'a pas épuisé toutes les promesses de l'avenir, toutes les illu-
sions de l'amour. Le printemps éclatait au dehors et poudrait d'une
jonchée de fleurs les arbres décrépits; des souffles tendres fris-
ai
FAUSSE ROUTE. 877
sonnaient dans l'air, et sous la floraison neigeuse des cerisiers,
parmi les chants d'oiseaux, les nids qui s'édifiaient de toutes parts,
le jeune homme sentait son cœur frémir d'impatience ; avec une
sorte d'irritation de désir, il se demandait s'il lui faudrait vivre
longtemps encore exclu des ivresses printanières.
VII.
Herbert, en quittant Saumur, avait obtenu un congé de \ingt
jours, et quinze déjà étaient écoulés avant que son notaire, un lent,
circonspect et honnête notaire, eût fini de lui demander des signa-
tures et de lui lire des actes en un jargon légal qui le rendait fou.
Les choses étaient simples pourtant; il était seul héritier de la pe-
tite fortune de ses grands-parens, qui, réunie à ce qu'il possédait
déjà, lui constituait environ dix-huit ou vingt mille livres de rente.
Dès qu'il le put, il partit pour Paris, où la famille Danvillers se trou-
vait pour un peu de temps réunie. Il avait hâte de revoir Lucy ; il
désirait et redoutait à la fois de la trouver changée comme il était
changé lui-même, car il sentait en lui une transformation; la sub-
tile et capiteuse volupté qu'il a^ait respirée autour de Lilia avait
laissé dans son imagination un trouble qui se mêlait à tous ses
sentimens. Il lui venait des appréiiensions de trouver sa cousine
trop paisible, trop pure, trop loin de l'amour tel qu'il l'avait entrevu.
Dès qu'il la vit, il fut rassuré ; elle était demeurée la même
pourtant ; mais, au prix de sa vie, il n'aurait pas souhaité qu'elle
changeât d'un cheveu. En touchant sa petite main loyale et frémis-
sante, il avait senti qu'elle était sienne toujours; quelque modifié
que fût son cœur, Lucy le devinait, le comprenait : elle avait au
plus haut point ces clartés intérieures que possèdent les âmes
aimantes. Près d'elle, il sentait une sécurité, un contentement dé-
Ucieux. Cette plénitude de joie se soutint deux jours ; débordant
d'allégresse exquise, incapable de se contraindre, il ne put se
tenir d'avouer son amour et ses espérances à son oncle. M. Dan-
villers était préparé à cet aveu ; il avait vu grandir et approuvé
l'attachement mutuel des deux jeunes gens ; leur mariage eût com-
blé ses vœux. Seule, la santé de sa femme y apportait un obstacle
momentané. Il fallait attendre; les soins de Lucy étaient impérieu-
sement nécessaires à M™'' Danvillers, qui, dans son état de fai-
blesse'et d'énervante langueur, n'aurait pu supporter d'être sépa-
rée de sa fille. Ils étaient d'ailleurs, Herbert et Lucy, l'un et l'autre
si jeunes î
— C'est parce que je suis jeune que je suis impatient, mon
cher oncle. Souvenez-vous de votre jeunesse...
878 REVUE DES DEUX MO.'sDES.
Un faible sourire éclaira l'austùre visage du magistrat :
— Ma jeunesse ne ressemblait en rien à la tienne; j'étais chef
de famille à quatorze ans, avec une mère veuve et cinq frères et
sœurs en bas âge... Je n'ai connu de la jeunesse que le regret de
l'avoir perdue... 1
Peu touché de cette comparaison, Herbert insista; la santé de ^
jyjme Danvillcrs était moins gravement menacée qu'on ne le préten-
dait; elle était entrée dans un état chronique qui, sans laisser pré-
voir une issue fatale, ne permettait pas cependant d'espérer une
guérison prochaine; c'était donc un atermoiement indéterminé,
décourageant, que l'on exigeait...
— I^ucy sait-elle la démarche que tu fais en ce moment ?
— Non,., elle sait que je l'aime, mais elle ignore ma tentative
près de vous.
— Eh bien ! je la fais juge dans sa propre cause ; qu'elle décide
elle-même.
— Hélas! je ne puis, répondit-elle, quand Herbert, palpitant
d'espérance, vint fau*e appel à son cœur... Vous vous abusez sur
l'état de ma pauvre mère, sans cela vous ne me demanderiez pas
de la quitter en ce moment... H lui faut s'exiler chaque hiver, loin
de mon père, qui ne peut la suivre... Elle est habituée à mes
soins... Que deviendrait-elle sans moi?.. Ayez de la patience, mon
ami, mon bon Herbert...
Il restait assombri, la lèvre amère.
— J'admire toutes les bonnes raisons que vous avez de me re-
pousser... Il serait plus sincère d'avouer que je ne suis rien à vos
yeux; mon bonheur et ma peine ne vous intéressent guère, et je
ne compte dans votre vie qu'après tontes vos autres affections,.,
vous, mon unique tendresse, mon espoir, ma vertu, mon courage...
Vous verrez que, loin de vous, je ne ferai que des sottises... Ce
sera votre faute,., je deviendrai un mauvais sujet comme les au-
tres... Vous serez bien avancée...
— Moi aussi j'attends, murmura Lucy timidement.
— Vous attendez si patiemment,., cela vous coûte si peu...
Vous ne savez pas ee que c'est que le cœur d'un homme jeune,
dévoré de désirs, d'impatience, de rage... Vous êtes une bonne
petite fille bien sage, qui raisonne et classe méthodiquement ses
sentimens selon les préceptes de la prudence et de la raison... Je
suis bien fou de vous aimer!..
— Ingrat !..
— Ingrat?., parce que je suis malheureux?.. Que ne puis-je
prendre les choses avec votre gracieuse indifférence!.. Je vous
dirais : attendons tant qu'il vous plaira, ma jolie cousine... je ne
suis pas pressé. Et j'irais me divertir avec les camarades, tout tran-
FAUSSE ROUTE. 879
quillemcnt... Si encore vous fixiez une date,., six mois,., un an
même !
— Je craindrais de tous tromper, Herbert,., et de vous sembler
fausse ensuite...
— Alors, c'est l'indéterminé, l'infini !.. l'équivalent d'un refuS;..
mieux vaudrait le dire franchement. — Elle l'écoutait navrée. — Si
vous m'aimiez, reprenait-il,., si seulement vous pouviez comprendre'
combien je vous aime I
Les reproches alors se fondaient en tendresses, et pendant quel-
ques instans, ils goûtaient de nouveau l'incomparable délice des
jeunes amours devant qui restent ouverts, par delà tous nuages et
tous obstacles, les grands chemins de l'avenir...
C'est ainsi qu'ils se quittèrent, passionnément, douloureusement.
YIII.
M. de Précy retourna à Saumur très morose; le chagrin chez lui,
quand il provenait d'un désir contrarié, tournait aisément à Tai-
greur; comme Lucy était au fond de toutes ses pensées, elle
devint l'objet de ses colères. Au fond, il l'adorait pour sa résis-
tance, pour cette douce et patiente immolaiion d'elle-même à un
pieux devoir, mais il lui pardonnait difticilement de l'entraîner lui-
même dans son sacrifice. — La vertu est une belle chose, pensait-il
amèrement; avec tout cela, la jeunesse passe. — Ses lettres se res-
sentaient de l'état changeant de son âme ; l'impression du soir était
rarement celle du matin ; souvent, il dtchù-ait la page commencée,
tantôt trop dure, tantôt trop résignée à son gré... Il arrivait alors
que la correspondance se ralentissait, ou bien, les lett3*es retou-
chées, refroidies, calculées ne reflétaient rien de son cœur. Cet état
de marasme rejaillissait sur tout ; la vie militaire ne lui plaisait plus
autant, ses camarades lui semblaient bruyans et monotones; les
grossiers plaisirs des sens le tentaient, et bien qu'un dégoût le^ re-
tint encore, le malaise de sa robuste jeunesse comprimée, l'absence
de tout appui moral, les exemples qu'il avait sous les yeux, tout
contribuait à ruiner la forteresse intérieure où s'était réfugiée jusqu'à
cette heure l'honnête fierté de son cœur.
Il n'avait pas revu les dames de Montévant ; elles avaient quitté
l'Anjou ; il avait reçu de la mère, à l'occasion de son double deuil,
quelques phrases d'une sentimentalité pompeuse et banale. Lilia
n'avait pas donné signe de vie, et Herbert n'en avait ressenti ni, sur-
prise ni peine.
A la vérité, il n'avait guère pensé à elle pendant ces longues se-
maines troublées de voyages, de deuils et d'amour et de projets.
Maintenant qu'il s'ennuyait et tombait en langueur, le souvenir de
880 REVUE DES DEUX MOA DE<.
Lilia lui revenait, dans ces lieux remplis d'elle, où chaque coin de
pays, chaque heure de la journée, rappelaient un plaisir, une ren-
contre, où son nom sur les lèvres de tous marquait la trace de son
brillant passage. Elle lui apparaissait poétisée par l'éloignement,
divinement parée et jolie, comme dans une apothéose, au milieu
de sa cour prosternée et idolâtre. Il la regrettait; il regrettait en
elle le drame de chaque journée, la péripétie imprévue,., une
énigme, dont le mot changeait à toute heure, un stimulant suprême
pour l'amour-propre toujours en éveil près de cette singulière fille,
dont les qualités et les défauts étaient si industrieusement emmêlés
qu'on ne savait où commençait le mal, où finissait le bien. C'était
un travail de l'observer, un autre, d'analyser ce qu'on avait entrevu,
et chaque jour le travail était à refaire, car le lendemain, presque
inévitablement, donnait un démenti à la veille. Comment s'ennuyer
près d'elle? De quel secours elle lui eût été pour l'aider à passer
ce long été insignifiant et morose!..
Il coula pourtant, heure par heure, jour par jour, sans hâte ni
retard, cet été impartial, célébré par les uns, maudit par les
autres.
A l'automne, Herbert fut nommé lieutenant au 12® régiment de
dragons, en garnison à Chartres. Avant de s'y rendre, il alla em-
brasser sa tante et sa cousine, qui partaient pour Madère. Les
deux jours qu'il passa près d'elles furent attristés par des plaintes, des
récriminations, moins encore exprimées que ressenties et qui pou-
vaient se résumer en ces trois mots : « Si Lucy m'aimait. » — « Si
Lucy voulait, » et que son front soucieux et le sourire ironique
traduisaient mieux que des paroles. Il venait de les quitter encore
tout \ibrant des adieux et des larmes de Lucy, et s'en retournait
fiévreux le long du quai de la gare, lorsqu'il aperçut devant lui,
en costume de voyage, M""® de Montévant et sa fille. Un homme
grand, maigre, d'un visage hautain et fatigué, les escortait. Her-
bert vit qu'il était reconnu et, malgré son désir d'être seul en ce mo-
ment, il s'avança pour les saluer. — Ah! monsieur de Précy, s'écria
la voix claire de Lilia; bonjour!
— Cher monsieur de Précy, nous avons appris avec chagrin,.,
beaucoup de chagrin,., je vous assure! le double malheur...
— Et que faites-vous ici? reprit Lilia, coupant à son ordinaire,
sans le moindre respect, les périodes maternelles.
Herbert répondit qu'il était venu faire ses adieux à des parens
qui partaient...
— Des parens?.. Il vous reste donc encore de la famille?.. Alors,
vous n'êtes pas si orphelin que nous pensions... Connaissez-vous
lord Mac-Leau?.. Milord, le comte de Précy-PIantagenet.
Les lourdes paupières tombantes de lord Mac-Lean s'abaissèrent
FAUSSE ROUTE. 881
dans un acquiescement dédaigneux, comme s'il consentait par pure
condescendance à l'existence du jeune officier. Celui-ci salua avec
raideur et tourna les talons. Lilia lit quelques pas à ses côtés, aban-
donnant le noble lord aux bons soins de M™® de Montévant.
— Ainsi, vous voilà dragon! C'est joli, le casque... Et Chartres?..
On y fait des pâtés d'alouettes, il me semble ?. . C'est une ressom*ce. . .
Et puis, ce n'est pas loin de Paris; on vous verra cet hiver?
— Puisque vous partez?..
— Nous reviendrons.
— Vous emmenez ce lord,., une nouvelle victime, n'est-ce
pas?
— Justement;., il ne vous plaît pas, ce bon Tristan?
— Je le trouve abominable... Il vous gâtera le paysage...
— Au contraire... j'ai du goût pour les glaciers... Alors, c'est
convenu? rue de Monceau, cet hiver, de cinq à sept, tous les jours.
Elle lui tendit la main et serra la sienne très tort, à l'anglaise.
— Au revoir!.. Amusez-vous bien dans votre pâté de Chartres.
— Je penserai à vous.
— Je ne vous le conseille pas... Penser aux absens, c'est perdre
son temps ;.. ce n'est pas le moyen de trouver le bonheur...
— Où donc, alors?.. Dites-le-moi bien vite pendant que la cloche
sonne...
— Dans les alouettes... Vous verrez, les petits plaisirs qu'on tient
valent mieux que les plus belles chimères...
Elle s'élança dans le wagon, puis se pencha en riant à la por-
tière et fit de la main un signe amical ; elle cachait à dessein la noble
figure insolemment froide de lord Mac-Lean, qui se tenait debout
derrière elle.
Les premières semaines à Chartres passèrent sans trop de peine ;
la nouveauté des lieux, des personnes, les visites officielles, le ser-
vice, occupèrent le temps et l'attention du nouveau lieutenant ; puis
il commença à sentir l'ennui et le malaise d'une situation indécise.
Son avenir était à la fois fixé et vague, il restait en suspens; Her-
bert ne se sentait plus Ubre; la certitude et l'imprévu lui manquaient
également. Cette ambiguïté lui était insupportable. 11 pensait sans
cesse à Lucy, mais avec découragement et fatigue. Son image lui ap-
paraissait comme pâle et diminuée dans un lointain de nuages, ombre
qui toujours se dérobait quand il croyait la saisir. Et ils auraient
pu être si heureux, si elle avait su vouloir! C'était une âme douce
et tendre, une créature charmante, mais elle aimait trop faiblement
et le berçait de mois espoirs, de caressantes paroles, et elle ajournait
sans scrupule son bonheur au temps où elle n'aurait plus per-
sonne à lui préférer. Ces pensées chagrines se trahissaient dans ses
TOME xav. — 1889. 56
882 REVUE DES DEKX MONDES.
lettres ; il avait rougi d'abord d'en laisser soupçonner une partie^
puis, la douceur de Lucy l'encourageant, il renchérissait mainte-
nant de dureté dans l'expression de son mécontentement.
Dans ses fréquens voyages à Paris, il voyait souvent M. Danvillers,
et il y eut entre eux plus d'un choc sensible. Les plaintes un peu
amères, les allusions d'Herbert lui attirèrent cjuelrjues vives répli-
ques. Il en résulta un refroidissement réciproque des relations
sous la courtoisie des apparences.
Lucy avait une sensibilité trop fine pour ne pas souffrir de ces
froissemens, pour en méconnaître la cause; le caractère impé-
rieux et impatient de son cousin s'irritait de cette sorte d'impasse
où ils se trouvaient engagés ; elle s'empressa avec une simpli-
cité généreuse de lui rendre toute liberté sans lui permettre pour-
tant de douter un seul instant de son cœur : — « Je crois que
nous sommes trop jeunes, — trop séparés par la vie pour des
vœux éternels, lui écrivait-elle. Je vous aime tendrement, mon
cher Herbert, et je prétends que vous m'en sachiez beaucoup de gré,
car je ne m'y trouve point en conscience obligée. Gardez, je vous
prie, la même indépendance, afin que nous ayons le droit d'être
fiers l'un de l'autre si nous nous retrouvons uu jour également
fidèles à notre tendresse d'enfant. Si, au contraire, nos destinées
devaient être séparées, sachez, mon cousin, que rien ne pourra m'em-
pêcher de vous aimer, et de faire des vœux pour votre bonheur. »
Comme elle l'avait finement pressenti, l'humeur ombrageuse
d'Herbert fut apaisée par cette liberté qui lui était affirmée, et il
se sentit d'autant plus attaché à Lucy, qu'il s'y trouvait moins con-
traint : toute chaîne, même la plus chère, semblait lourde à cet
esprit inquiet.
A partir de ce moment pourtant, les lettres de Lucy devinrent à
son insu plus circonspectes; la sécurité, l'heureuse confiance du
passé, lui manquaient. Seule, en un pays étranger, près d'une ma-
lade, à qui elle cachait soigneusement ses soucis, aux prises avec
le tourment de l'exil et d'une lutte vaine contre un mal qui s'éter-
nisait sans laisser d'espérance, dévorée d'inquiétudes, elle perdait
courage. Sans douter d'Herbert, elle osait à peine lui parler de
l'avenir, de peur de le lier par sa confiance même. De son côté, il
sentait cette contrainte, où il voyait un blâme indirect, une façon
de lui faire comprendre qu'il avait démérité... Il y répondait avec
raideur en termes mesurés et froids qui lui coûtaient beaucoup
et qui perçaient de tristesse le cœur aimant de Lucy. Ce malen-
tendu, en se prolongeant, les rendait l'un comme l'autre infini-
ment malheureux.
***
{La deuxième partie au prochain n°./
LA
POLITIQUE DE ROBESPIERRE
I*.
Lorsqu'au mois de septembre 1793 la Convention mit la Ter-
reur à l'ordre du jour, elle décréta du même coup que Robes-
pierre serait dictateur. Il était l'homme de ce régime, ou plutôt il
était la Terreur même personnifiée dans son équivoque : le gouver-
nement de la peur par la peur, — et dans son absurdité : l'idée qu'en
exterminant un certain nombre de Français on transformerait les
autres en Spartiates selon l'imagination de Plutarque, ou en Gene-
vois selon les abstractions de Rousseau. Danton avait réclamé la
dictature du comité de salut public; les montagnards organi-
sèrent cette dictature après qu'ils se lurent assurés que Danton en
serait exclu. Ils l'avaient nommé, le 25 juillet, président de l'as-
semblée. Cette élection constata la ruine de son crédit. Il eut
161 voix sur 186 votans : les chiffres les plus faillies qu'un prési-
dent eût encore réunis. Son rôle était fini. Tout ce qui l'avait
perdu : son empirisme, le décousu de sa \ie, ses reviremens sou-
dains, l'exubérance de sa parole, le prestige même de son au-
dace, le ton de commandement, ce fond d'homme d'État qui se
' (1) J'ai employé pour cette étude les ouvrages g-énéraux de Louis Blanc, de Quinet,
de M. Taine; les monographies de MM. Hamel sur Robespierre; Robinet sur le Pro-
cès des Dantonistes ; d'Héricault sur la Révolution de thermidor; de MaricI sur Fau-
ché ; oilonel iang sur Bonaparte ; Frédéric Masson sur !e Département des affaires
étrangères; les papiers trouvés chez Robespierre, les correspondances de Barthélémy,
publiées par M. Kaulek; celles des envoyés de Venise, publiées par Romanin ; les
Mémoires de Thibaudeau, de Miot, de Ségur; les documens manuscrits des Affaires
étrangères et des Archives nationales.
884 REVUE DES DEUX MONDES.
découvrait jusque dans ses discours les plus véhémens et annon-
çait, dans le tribun, le gouvernant et le maître, tout cela, par con-
traste, fit ressortii- peu à peu et éclaira comme de reflet la figure
terne et le personnage étriqué de Robespierre. Robespierre se
présentait comme un philosophe ennemi des grands, méconnu des
heureux et des riches, à l'aise et à sa place seulement parmi les
petites gens, inquiet des forts, rogue avec les hautains, empressé
près des humbles, toujours préoccupé de leur bonheur, austère,
sentimental, sans gaîté, par-dessus tout probe, sobre, chaste,
économe, incorruptible, ce qui lui élevait un piédestal de vertu
dans un siècle de libertinage cynique et de vénalité. Il est le
zélateur de cette égalité jalouse qui, sous prétexte de niveler
le monde, l'avilit devant soi. Mais ce moi haineux et haïssable,
dont il fait son dieu, il le dissimule dans une sorte d'effusion de
son âme en celle du peuple. Sincère d'ailleurs en ce sophisme
de sa mission, il se croit appelé à régénérer le monde. 11 porte
le secret du salut de l'humanité. Il le révélera quand l'heure
sera venue ; il agit avec la certitude qu'il le possède. Il a, dans
sa pensée, un fond de mystère qui attire les imaginations ; dans
sa parole, un fond de dogme qui subjugue les esprits; dans sa
conduite, une logique qui les enchaîne. La clarté est funeste dans
les révolutions : elle ne montre que des abîmes et des chemins
périlleux; Danton était trop clair et trop définitif. Il montrait trop
de hâte d'achever la révolution ; il laissait trop peu de champ aux
utopistes et aux brouillons.
« Vous demandez, s'écriait Jean-Jacques, s'il existait un com-
plot. Oui, sans doute, il en existe un, et tel qu'il n'y en eut jamais
et qu'il n'y en aura jamais de semblable. » C'est le complot de la
nature des choses contre l'utopie. C'est ce complot-là qui empê-
chait l'ordre de sortir du règne des anarchistes et le bonheur du
genre humain du règne des révolutionnaires. Robespierre le dé-
nonçait incessamment. La délation était tout son génie; mais ce
génie était précisément celui qu'il fallait pour devenir prophète au
club des jacobins. Robespierre rejetait sur les ennemis de la secte
l'impuissance qui était le fait des sectaires eux-mêmes. Leur vanité,
leurs chimères, leurs haines, tout incitait les sectaires à le croire.
Chacun d'eux s'exaltait et se divinisait en lui. Son prestige se sou-
tenait du préjugé de tous. Robespierre s'insinuait avec cette four-
berie consommée que les plus fameux imposteurs ont mêlée au
fanatisme. Il se proposait au peuple comme le dictateur fidèle de
ses volontés. Avançant ainsi devant la foule, précédant l'arche et
semblant conduire le cortège, il donnait à ceux qui le poussaient
l'illusion d'une marche rigide, droit devant lui, parce qu'il mar-
chait droit devant eux. A l'inverse de ces généraux d'armée qui
LA POLITIQUE DE ROBESPIERRE. 885
s'attribuent rhonneur d'une victoire remportée par leurs soldats
et se vantent d'avoir disposé des actions dont ils ne sont que les
témoins, Robespierre transformait son avènement même en un sacri-
fice perpétuel de sa personne à la cause populaire.
11 menait le club des jacobins, maîtrisait la Convention et gou-
vernait le comité de salut public; mais il n'agissait que pour fana-
tiser, et il ne régnait que par la guillotine. C'est toute la Terreur,
et c'est aussi toute l'œuvre de Robespierre. La Convention et le
comité de salut public firent, en même temps, autre chose : la
Convention décréta et le comité organisa la défense nationale ; mais
Robespierre n'y fut pour rien, et la Terreur n'y intervint que. pour
la paralyser. Le comité de salut public était, dans son intérieur, un
conseil fort discordant. Il se composait de douze hommes, tous pas-
sionnés, mais de passions diverses, dont l'omnipotence commune ne
fit qu'attiser les rivalités et aiguiser les dissidences. D'un côté, les
fanatiques, les Irinmvin, comme on les nomme, qui ont le départe-
ment de la Terreur. Robespierre, avec ses deux séides : Couthon,
qui est son audace, et Saint-Just, qui est sa pensée. Derrière eux, les
épiant, les éperonnant, leur souillant la mort, les hommes de sang,
Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois. Puis, pour compléter le groupe
des terroristes. Prieur de la Marne, leur émissaire ; Hèrault-Sé-
chelles, leur complice; Baivre, leur coryphée; ces deux-là prêts à
tout : Hérault, pour qu"on le laisse vivre ; Barère, pour qu'on le
laisse déclamer : intelligence servile, plume prostituée, parole es-
clave, conscience vide, œil sans regard, bouche toujours souriante
au mensonge. Ils forment la majorité, mais c'est en dehors d'eux
que s'opère la vraie besogne d'État. Tout l'État est dans les ar-
mées; c'est le groupe des hommes de la guerre qui fait l'efficace du
comité : Robert Lindet, né administrateur ; Prieur de la Gôte-d'Or,
officier du génie; Jean-Bon-Saint-André, ci-devant pasteur au dé-
sert, fait pour l'action. Au milieu d'eux, représentant dans la révo-
lution la race des grands serviteurs de l'État, comme Robespierre
y représente celle des sophistes funestes, Carnot.
Son entrée au comité, qui sauva les affaires et sauva le comité
même de l'exécration de l'histoire, se fit par une sorte d'inconsé-
quence forcée des terroristes. On était au milieu d'août, pressé
par la défaite, étourdi par le désordre même des eftorts de la dé-
fense. 11 fallait un homme pour la guerre, car la guerre ne s'or-
donne point avec des phrases, et les décrets n'y sauraient suffire.
Les terroristes redoutaient les militaires : ils en peuplaient les pri-
sons, ils condamnaient les généraux vaincus et suspectaient les vain-
queurs. Mais ils craignaient davantage Pitt et les émigrés. La peur,
qui décidait de tout, décida du choix de Carnot, et ce fut Barère qui
le proposa. Ce Figaro sanguinaire ne croyait point à ses gascon-
886 REVUE DES DEUX MONDES.
nades. Carnot et Prieur de la Côte-d'Or furent adjoints au comité
le Ik août. Carnot était pur et eftacé; il paraissait modeste; il
n'avait pas l'allure militaire. La Convention l'accepta sans mé-
fiance. Robespierre le subit. Carnot considérait que la révolution
ne pouA'ait pas reculer sans s'anéantir. Son idéal républicain lui
voilait les horreurs de la république. Dans le péril national, il
n'envisagea que les nécessités de la délense. il se renferma dans
son rôle, se fit une sorte de stoïcisme d'État et s'imposa, comme
un devoir de sa charge, cette capitulation de son humanité : lais-
sant les terroristes guillotiner, pourvoi qu'ils le laissassent défendre
la France. Robespierre et Carnot vécurent ainsi près d'une année
côte à côte, s'exécrant davantage, Robespierre à mesure que Carnot
rendait plus de services; Carnot, à mesure que Robespierre com-
mettait plus de crimes. « Je m'étais mis, rapporte Carnot, en posi-
tion de l'appeler tyran toutes les fois que je lui parlais. » — « Ta
tête, lui répondit un jour RobespieiTe, tombera au premier revers
de nos armées! — Si je pouvais seulement, avouait-il à un de ses
confidens, arriver à comprendre quelque chose à ces maudites
alïaires militaires, afm d'être en état de me débarrasser de cet
homme insupportable ! »
Ils ne faisaient guère que se coudoyer et ne travaillaient en-
semble que dans les formalités. Le comité, ayant réduit les mi-
nistres à l'emploi de commis aux écritures, fut très vite débordé
paj- les affaires. Le travail se divisa par la force des choses, et se
divisa de plus en plus par le jeu même de l'institution et par
l'opposition des caractères. Chacun y trouva son compte, les
uns pour leurs passions, les autres pour leur conscience. Les
triumvirs s'attribuèrent la haute politique révolutionnaire, les grands
décrets de proscription et de massacres : c'est de leur officine que
partirent les mesures chimériques ou atroces, improvisées au
jour le jour, sous le coup de la colère ou de l'eflroi, sous les sug-
gestions de la jalousie ou dans le délire de la fièvre. Robespierre,
dans les grandes occasions, Barère dans les communes, expo-
saient ces propositions à la tribune, les rattachant, après coup,
à de vagues théories de nivellement humanitaire, et masquant
de prétextes hypocrites l'arbitraire de leur tyrannie. Billaud et
Collot suivaient la correspondance terroriste des départemens.
Hérault, par calcul, Prieur de la Marne, par aptitude, se char-
geaient volontiers des missions à l'intérieur. Jean-Bon prit la ma-
rine; Lindet et Prieur de la Côte-d'Or, les approvisionnemens ;
Carnot, l'organisation et les mouvemens des armées. Ils eurent des
bureaux sous leurs ordres pour la levée et le rassemblement des
troupes de terre, pour la flotte, pour les manufactures d'armes,
pour les subsistances militaires et les munitions.
LA POLITIQUE DE ROBESPIERRE. 887
Le comité se réunissait, surtout dans les premiers mois, le matin
k huit heures, et délibérait, lorsqu'il y avait lieu, sur les affaires
générales. Les commissaires se rendaient ensuite dans leurs bu-
reaux, leurs sections, comme on disait, pour y travailler. Vers une
heure, ils allaient à la Convention. Les séances étaient courtes.
Vers sept heures, les commissaires revenaient à leurs sections, et,
dans la nuit, ils se rassemblaient en comité pour expédier les réso-
lutions à prendre en commun. Ces réunions de\1nrent vite insigni-
fiantes, puis elles devinrent rares. En réalité, il y eut dans le
comité deiLx conseils qui siégeaient et agissaient chacun de son
côté : les terroristes évitant de se compromettre dans les aiïaires
de la guerre, les militaires répugnant à se souiller dans les affaires
de la Terreur. Comme il fallait cependant conserver une apparence
de délibération, on décida que, pour la validité d'un ordre, trois
signatures suffiraient: sur ces trois signatures, la première, celle
du commissaire spécial, était seule effective; les autres n'étaient,
la plupart du temps, que des visas. « Chacun, rapporte Garnot, expé-
diait lui-même ou faisait expédier dans ses bureaux les affaires qui
étaient attribuées à sa compétence et les apportait à la signature
ordinairement vers les deux ou trois heures du matin. »
IL
Il restait un ministre des affaires étrangères, Deforgues, qui ne
faisait rien, sinon supplier le comité de lui donner des ordres. Le
comité avait d'autres objets entête. Barère,que l'on avait placé dans
la section des relations extérieures, n'y comprenait rien; Hérault,
qui y avait été appelé du temps de Danton et que l'on y avait laissé,
ne songeait qu'à éviter, par son inaction même, la suspicion de dan-
tonisme et de diplomatie, suspicion déjà dangereuse et bientôt mor-
telle. Dans le fait, il n'y avait plus de négociations. Robespierre
édicta qu'en principe il n'y en devait plus avoir. Il fit prendre, le
16 septembre 1793, un arrêté posant « des bases provisoires diplo-
matiques » : Pendant la durée de la guerre, la république n'aura de
relations suivies qu'avec les États-Unis d'Amérique et les cantons
suisses; partout ailleurs que dans ces confédérations répubhcaines,
elle n'emp'oiera que des agens secrets, des secrétaires de légation
et des chargés d'affaires. Ces envoyés n'emporteront point d'instruc-
tions écrites. Cette disposition était inspirée par l'aventure dexAIaret
et de Sémonville, que la cour de Vienne avait fait enlever pour s'em-
parer de leurs papiers et pour découvrir les plans de la republique.
Rien de plus aisé, d'ailleurs, à un gouvernement sans vues et sans
amis que de s'en tenir à ces « bases diplomatiques » de Robespierre.
L'arrêté du 16 septembre était un aveu emphatique d'impuissance.
888 REVUE DES DEUX MONDES.
Le même jour, tous les ci-devant nobles qui pouvaient se trouver
encore dans les emplois diplomatiques ou consulaires furent révo-
qués. Les agens firent leurs preuves de ci-devant roture, mais ils
n'en furent ni mieux instruits, ni mieux payés. Leurs traitemens,
rongés par le discrédit des assignats, ne leur parvenaient que très
irrégulièrement. Depuis que Danton n'était plus aux affaires, ils ne
recevaient plus de directions. Leur correspondance, à partir du mois
de juillet 1793, est une continuelle doléance sur ces deux articles,
celui des ordres et celui de l'argent. A Constantinople, Descorches.
que tout le monde accusait de corrompre le Divan, se voyait ré-
duit à emprunter aux Turcs. Des frégates irançaises de la station
du Levant, étant en détresse, s'adressèrent à lui : « Sans moyens
pour moi-même, rapport c-t-il, quel extrême embarras ! Nulle res-
source possible dans le commerce. Je confiai ma peine au reis-
effendi, et aussitôt le grand seigneur ordonna qu'on me délivrât
les fonds dont j'avais besoin. Deux fois il m'a rendu le même ser-
vice. »
Le 4 octobre, Deforgues sollicita une décision sur les aflaires
de son département « dont la marche se trouve arrêtée depuis
quelque temps. » Le comité eut alors une velléité d'action diplo-
matique. Il songea à organiser les émissaires secrets dont l'arrêté
du 16 septembre avait décidé l'expédition. L'objet de ces émis-
saires devait être de renseigner le comité sur les dissensions dos
coalisés et de préparer à la république les moyens d'en profiter.
Deforgues en écrivit, le 25 octobre, à Barthélémy, qui, dans son
ambassade de Suisse, était le véritable ministre du dehors de la
république : « Si, disait-il, on faisait entrevoir à telle puissance la
possibilité de la dédommager de ses pertes, à telle autre celle de
s'agrandir aux dépens de l'un de ses alliés, il est vraisemblable
qu'on parviendrait bientôt à les désunir. » Cette dépêche montre
qu'il y avait encore des gens prêts à sacrifier les principes aux
intérêts, à s'approprier l'ancienne intrigue diplomatique et à faire
marché de peuples et de territoires pour transiger avec les rois.
Ces transactions étaient dans les nécessités de la politique, mais
elles n'étaient point dans le Contrat social, et si on les accorde
aisément avec les desseins de Danton, on ne saurait les accom-
moder aux dogmes de Robespierre. Toujours est-il qu'il n'y fut
point donné de suite. Barthélémy répondit qu'il n'avait reçu
aucune insinuation pacifique, qu'il n'entretenait « aucune corres-
pondance » avec les pays ennemis, que toute correspondance
même lui semblait, pour le moment, impraticable, à cause de
« l'inquisition » que les gouvernemens exerçaient « sur tous les
mouvemens des patriotes, des étrangers, des voyageurs et parti-
culièrement sur les communications épistolaires. »
LA POLITIQUE DE ROBESPIERRE. 889
Sous l'empire des mêmes pensées qui avaient lait éciire à Bar-
thélémy, le comité arrêta, le 11 octobre, qu'un crédit de h mil-
lions serait ouvert à Descorclies u pour aplanir les difficultés » à
Constantinople et persuader les Turcs de déclarer la guerre à l'Au-
ti-iche. Descorches fut avisé, les 23 et 25 octobre, que si ces quatre
millions ne suffisaient pas, il pouvait s'engager à de plus grands
sacrifices. Cette dépèche partit trop tard. Le Divan avait appris
la chute de Toulon, et l'ambassadeur russe, Koutousof, qui fit
son entrée à Constantinople vers la fin de septembre, parvint
vite, par ses présens et par ses menaces, à <( faire évaporer les
fumées qui étaient montées à la tète des Turcs. » Les 4 millions,
d'ailleurs, n'arrivèrent pas : d Au point où en sont les esprits,
écrivait Descorches, le 6 janvier 179/i, la solution du problème est.
je crois, dans les événemens. Que Toulon soit repris, comme nous
nous en flattons dès à présent, qu'une flotte de la république nous
rouvre la Méditerranée, et nous ferons ici ce que nous voudrons. »
Les démarches de Descorches ne furent cependant pas perdues.
Elles fournirent à la grande Catherine un prétexte pour refuser
d'envoyer des Russes sur le Rhin : a Je ne puis, écrivait-elle en
janvier 179i, car j'ai à attendre à tout moment d'avoir affaire aux
Turcs, Descorches prêche la guerre avec les deux cours impériales
à la fois. Or de ce salmigondis, il résulte que je dois être sur mes
gardes et ne saurais faire marcher mes troupes dans des pays
lointains en grand nombre. »
Cette annonce de II millions à Descorches épuisa toutes les res-
sources diplomatiques du comité de Robespierre. Le comité de Dan-
ton avait approuvé, le 16 mai, un projet de traité de neutralité
armée et d'alliance éventuelle avec la Suède, Ce traité promettait
aux Suédois, en cas de guerre commune, un subside de 18 mil-
lions tournois par an, Staël avait envoyé le traité à Stockholm, puis
il était parti lui-même pour la Suisse après la révolution du 2 juin,
11 réclama la ratification de son traité et ne parvint pas à l'obtenir.
La republique était trop à court d'argent pour payer des subsides.
Le comité se contenta de recommander aux Suédois et aux Danois
la détense de leur propre neutralité, c'est-à-dire de leur indépen-
dance et de leurs intérêts. Il régla, avec ces deux nations, les rap-
ports, bien réduits, du commerce français, Grouvelle résidait offi-
cieusement à Copenhague et trouvait dans le ministre Bernstorff
un homme disposé à procurer, le moment venu, la paix générale.
Mais il ne savait que répondre aux insinuations qu'il recevait,
n'ayant, disait-il, sur les plans de la république que « des pré-
somptions très bornées. » Il demanda qu'on féclairàt. Deforgues
lui écrivit, le 23 novembre, qu'en attendant « qu'un plan général
fût définitivement adopté, » il s'en référait à ses lettres antérieures.
890 REVUE DES DEUX MONDES.
Les patriotes polonais s'agitaient et conspiraient une prise d'armes
contre la Russie. Ils avaient des émissaires à Paris; un agent répu-
blicain, intelligent et informé, Pai-andier, les observait et correspon-
dait avec eux. Ils sollicitaient un subside de 12 millions. Parandier
appuyait leur demande: a Une révolution en Pologne, disait-il, se-
conderait la politique française,» retiendrait les Russes dans le Nord,
y attirerait les Prussiens, inquiéterait les Autrichiens. Une Pologne
indépendante entrait dans le système de la France, qui devait être de
s'environner, au-delà du Rhin, (( d'une ceintui'ede républiques fédé-
ratives. » Rien ne fit : « Les affaires de Pologne, considérées isolé-
ment, paraissaient alors si désespérées, écrit un témoin ; la position
des réfugiés polonais, quoiqu'avec une meilleure cause, paraissait
si semblable à celle de nos émigrés, et nos moyens d'influence
directs étaient si précaires et si faibles, que le ministre ne crut
pas, pour le moment, devoir flatter des espérances qu'il eût été
peut-être impossible de réaliser. »
Cacault, toléré à Florence, en expédiait une correspondance bien
nourrie ; mais peut-être, disait-on au ministère, vaudrait-il mieux
que Florence et Gênes fussent ennemies, « car c'est par là qu'il fau-
dra pénétrer tôt ou tard pour venger les injures multiples de l'évêque
de Rome. « A Venise, Noël, exclu comme étranger de la société des
membres du sénat, et proscrit, comme Français, de celle du corps
diplomatique, n'avait de communication avec personne et se voyait
condamné à une existence « obscure et humiliante. » Soulavie ne
faisait à Genève que des sottises. Genêt, qui en fit davantage aux
États-Unis, fut rappelé le 16 octobre : « Nos rapports avec les
puissances étrangères, écrivait Deforgues, sont ceux d'une place
assiégée. »
Tel était le vide des affaires. Robespierre , qui en avait, après
coup, formulé le principe, jugea opportun d'en développer la théo-
rie. Il lui importait de se poser en homme d'État. Il voulait prouver
à la France que le génie politique de la révolution n'était pas mort
avec Rrissot et ne s'était pas efîiacé avec Danton. 11 prétendait sur-
prendre l'Europe en prouvant que l'homme le plus inaccessible à
la corruption des cours était, en même temps, le juge le plus per-
spicace de leur duplicité. Il fit rassembler des notes par les commis
des affaires étrangères et rédigea de la sorte un grand discours,
qu'il lut à la Convention, le 27 brumaire-17 novembre 1793. Il loua
les petits États neutres, la petite bourgeoisie européenne. Cette tradi-
tion de la politique royale s'accommodait de soi-même à son tempéra-
ment. Il rassm'a les Suisses, caressa les Américains, dénonça l'ambi-
tion artificieuse de Catherine et montra aux puissances secondaires
le danger que lem' ferait courir la chute de la France. Toute cette
partie, très classique d'ailleurs, était écrite de l'enci-e des bureaux :
I
LA POLITIQUE DE ROBESPIERRE. 891
« Supposons la France anéantie ou (i«jnieaibi'ée, le monde politique
s'écroule. Otez cet allié puissant et nécessaire qui garantissait l'indé-
pendance des médiocres États contre les grands despotes, l'Europe
entière est asser\de ; les petits princes germaniques, les villes répu-
tées libres de l'Allemagne sont engloutis par les maisons rivales d'Au-
triche et de Brandebourg, le Turc est repoussé au-delà du Bosphore,
Venise perd ses richesses, son commerce et sa considération ,.. Gênes
est eflacée... » Robespierre soulignait l'éloge du Turc, « l'utile et
fidèle allié de la France. » Le maître, en effet, avait écrit : « Ne vous
appuyez avec confiance ni sur vos alliés, ni sur vos voisins. Vous n'en
avez qu'un seul sur lequel vous puissiez compter, c'est le Grand
Seigneur (1)... » La conclusion était qu'il fallait consolider le gou-
vernement républicain, et, le 18 novembre, Robespierre fit décréter
que, « terrible envers ses ennemis, généreuse avec ses alliés, juste
envers tous les peuples, » la répubhque exécuterait fidèlement et
s'efforcerait de resserrer encore les traités qui la liaient à la Suisse
et aux Etats-Unis, et qu'elle ferait respecter par ses citoyens le ter-
ritoire des nations alliées et neutres. Le comité se conforma à ce dé-
cret dans ses relations avec la Suisse €t avec les États-Unis. Pour le
reste, le discours de Robespierre n'était qu'une dissertation morte.
Rien de ce qui suivit n'autorise à croire que Robespierre ait songé à
pactiser avec l'Europe, à traiter de la paix sur le pied du statu quo
mite, à cesser de faire aux États une guerre de prosélytisme ; qu'il
ait pensé à ériger la France républicaine en tutrice de l'équilibre
européen ; qu'il ait entendu renoncer aux conquêtes même révolu-
tionnaires, en un mot, qu'il se soit approprié la politique que Danton
avait fait consacrer pai- le décret du 13 a\TiL On sait peu de chose
de l'histoire de la révolution et l'on y comprend moins encore si
l'on s'en tient à la lettre des harangues de tribune, des affiches
et des manifestes. Il faut considérer les actes. Ceux du gouver-
nement de l'an ii conduisaient à la guerre à outrance et au boule-
versement de toute l'Europe. Robespierre avait l'esprit trop court
pour apercevoir que le plan de conquête qu'il attribuait aux mo-
narchies, b république allait l'accomplir au profit de la France.
Il n'avait de la logique que les formules ; les lignes de sa pensée
étaient comme celles des géomètres qui ne sont ni larges ni pro-
fondes et qui ne paraissent aller si loin que parce qu'elles ne mè-
nent à rien. Robespierre songeait si pou à négocier et à suspendre,
sauf en Suisse et aux États-Unis, la guerre de prosélytisme, que,
trois semaines après cette dissertation de chancellerie, il prononça,
le 15 frimaire-5 décembre, une diatribe contre tous les monarques.
Cet ouvrage-là était bien de son cru. « Les rois sont le chef-d'œuvre
(1) Rousseau, Du Gouvernement de la Px)lognr, ch. xv.
89*2 REVUE DES DEUX MONDES.
de la corruption humaine... L'arrêt de mort des tyrans dormait
oublié dans les cœurs abattus des timides mortels, nous l'avons mis
à exéctition. » La Convention avait voté l'impression et la traduction
du discours du 17 novembre qui réprouvait la propagande et invitait
l'Europe à la paix; elle vota l'impression et la traduction du dis-
cours du 5 décembre, qui ne laissait aux rois, sans distinction de
grands ou de petits, que le choix de la victoire ou de la guillotine.
Les considérations de Robespierre sur l'équilibre européen n'avaient
pas plus de valeur pacifique que ses homélies humanitaii'es n'en
avaient de philanthropique.
Deforgues continua de dresser des plans de négociation et de
soUiciter des ordi-es. Ses desseins, comme il le reconnaissait, étaient
empreints du machiavélisme le plus pur; mais, disait-il, il convient
de parler aux « monstres qui gouvernent l'Europe... un langage
qu'ils puissent entendre. » 11 proposait d'entamer des alTaires avec
tout le monde à la fois et de tromper tout le monde, à l'exception de
la Prusse ; encore faudrait-il battre cette puissance pour l'obliger à
traiter. On leurrerait l'Autriche en lui offrant la Bavière; l'Angle-
terre, en lui offrant les Antilles ; la Sardaigne, en lui offrant le Mila-
nais. Le projet se résumait en ces propositions : Angleterre et Au-
triche à exterminer, Bourbons d'Espagne à renverser. Hollande à
ruiner, Prusse à vaincre, Russie à observer; Portugal, Itahe, Alle-
magne, à intimider et à contenir; Suède, Danemark, États-Unis,
Gènes, Venise, Genève, Suisse, Porte ottomane, à liguer et à réunir,
au moins dans la neutralité. C'était l'appropriation aux circonstances
du plan que les bureaux des affaires étrangères ne cessaient de
préconiser depuis le commencement de la révolution, dont Dumou-
riez avait tâché de former un système et que Danton s'était assi-
milé. Deforgues en fit un exposé le 2 décembre 1793; il le renou-
vela en termes plus pressans, le 24 janvier 1794, mais sans plus
de succès.
« A Dieu ne plaise, écrivait le 11 novembre celui des membres
du comité qui passait pour le plus enclin à la diplomatie, Hérault,
à Dieu ne plaise que nous pensions à entamer aucune négociation
avec des despotes stupides et féroces qui ne doivent recevoir de
nous que la mort pour toute transaction; mais, au moins, nous
pouvons désirer d'être mieux instruits que nous ne l'avons été jus-
qu'à présent. » (]arnot le réclamait avec insistance pour ses opéra-
tions militaires. Le comité revint aux agens secrets, qtii étaient la
seule combinaison praticable. Barthélémy fut chargé d'organiser ce
service de renseignemcns et d'en rassembler tous les fils. 11 y réussit,
non sans de grands efforts, dans l'iiiverde 1793-1794, grâce ati zèle
et aux connaissances militaires de son secrétaù'e. Bâcher, à l'activité
de ses correspondans de Suisse, de Rivalz, en particuUer. II y eut
LA POLITI(^)UE DE ROBESPIERRE. 893
trois agens en Angleterre. Un ancien diplomate, d'un esprit ouvert,
Gaillard, écrivait d'Altona. Leurs rapports, joints à ceux de Grou-
velle, à Copenhague, et de Parandier, à Leipzig, complétaient, sur
les aiïaires d'Allemagne et de Pologne, un ensemble d'informations
qui permit bientôt à Garnot de suivre et même de pressentir les
grands mouvemens des coalisés.
Mais ces observateurs, gens circonspects par tempérament et par
profession, ne répondaient nullement à l'esprit de l'arrêté de sep-
tembre. Ils renseignaient, ils n'agissaient pas. Deforgues eut l'ordi'e
d'élaborer un plan plus vaste, plus révolutionnaire, plus conforme
enfin, sinon au discours du 17 novembre, au moins à l'ensemble
de la politique de Robespierre. « Les agens au dehors, dit un mé-
moire présenté au comité, ne doivent pas espérer grand fruit do
leur mission, du moins quant à présent ; en ne peut compter qu'ils
nous feront des amis. Les peuples ont le manteau du despotisme
sur les yeux, et les événemens actuels ne sont pas faits pour le
faire tomber. Mais s'ils ne nous font pas de bien, il faut qu'ils s'oc-
cupent de faire du mal à nos ennemis. » Des missions qui mêlaient
l'espionnage, le prosélytisme, l'embauchage, la sédition, furent con-
fiées, en conséquence, à une troupe d'émissaires, triés sur le volet,
parmi les plus déterminés propagandistes des clubs. Ils étaient
quarante-cinq à la fin de décembre. Leur nombre s'éleva jusqu'à
cent vingt dans le cours de l'hiver. Leur correspondance est
énorme, mais elle est consacrée presque exclusivement à la surveil-
lance intérieure et à la propagande terroriste. Un très petit nombre
de ces agens parvint à passer les frontières. Gelles d'Espagne leur de-
meurèrent infranchissables. Plusieurs se répandirent en Allemagne:
cinq ou six seulement ont laissé des lettres. Une trentaine parti-
rent pour des destinations inconnues et n'écrivirent jamais. Les
dépenses secrètes d'octobre 1793 à mai 179/i ne s'élèvent d'ailleurs
qu'à 500,000 livres en assignats, et cette somme fut employée
surtout à fomenter des agitations en France. Au fond, rien de suivi,
rien de conjerté, rien d'efficace en ces velléités de révolution cos-
mopoUtc.
III.
Cependant l'essentiel, la défense nationale, s'accomplissait, entre
les mains de Garnot et de ses collaborateurs, par l'effort naturel
de la nation française. « La volonté générale est toujours droite et
tend toujours à l'utilité publique, » avait écrit Rousseau. C'était
l'axiome fondamental de sa cite uiopique. « Voulez-vous, ajoutait-il,
que la volonté générale soit accomplie, faites que toutes les volontés
894 REVUE DES DEUX MONDES.
particulières s'y rapportent, et œmmc la vertu n'est que la confor-
mité de la volonté particulière à la générale , pour dire la même
chose en en mot, faites régner la vertu (1). » La vertu, c'est moi!
pensait Roljespierre. Il en concluait que la volonté générale voulait
son règne. Gomme la France s'y montrait rebelle, il tuait pour que
la peur contraignît les Français à vouloir la vertu. Or il y avait bien
réellement dans le pays, cette année-là, une volonté générale des j 1
Français, la plus déclarée, la plus constante, la plus salutaire qu'eût "'
jamais manifestée mie nation, et elle n'errait point. Mais elle n'était
point que les terroristes régnassent en écorchant et en déformant
la France. Elle était que la France fût indépendante, que les enne-
mis fussent chassés hors des frontières, que les émigrés ne ren-
iassent point avec l'ancien régime, que les droits de rhomme préva-
lussent, que la république triomphât, que la révolution fût garantie.
Tout cela ne se pouvait obtenir que par la guerre ; c'est pourquoi
il suffit d'appeler à la direction de la guerre un agent intelligent et
probe de l'État pour que la nation s'ordonnât en armées disciplinées
et vaillantes. La Terreur opérait simultanément avec la défense;
mais elle opérait un autre ouvrage.
Au mois de janvier ll'èh, le territoire de la France était délivré^
l'armée vendéenne écrasée, les séditions royalistes étouflees, les
insurrections fédéralistes anéanties, Louis XVI et Marie-Antoinette
n'existaient plus, les frères de Louis XVI étaient reniés ou aban-
donnés de l'Europe, les émigrés dispersés ou enrégimentés en
mercenaires, la France les exécrait, l'Europe les délaissait. La na-
tion française entière était en armes ; les troupes s'exerçaient rapi-
dement sous des chefs consacrés par la victoire. Hoche, Jourdan,
Pichegru, Marceau, Klébea*. Bonaparte venaient de surgir. Le temps
des épreuves était passé, rapporte Soult : les armées étaient mûres
pour l'oflensive, et elles s'y disposaient. La coalition, un instant
formidable, vacillait de nouveau et se lézardait. L'Espagne insi-
nuait la paix en Danemark, la Prusse et la Hollande l'insinuaient en
Suisse, les petits états d'Allemagne l'insinuaient partout. — Le roi
de Prusse est las de la guerre, répétait Bernstorlï à Grouvelle : si
on lui avait promis de ne point passer lePihin, il se serait retiré;
il borne son rôle à défendre l'empire. Bernstorfï offrait d'appuyer
toutes les démarches qui seraient faites en vue de la paix. 11 ne le
proposait, disait-il, qu'à bon escient, et après s'être assuré que la
pensée de la paix générale a était devenue, non une shnple hypo-
thèse, mais une mesure susceptible de quelque effet, du moment
qu'elle ne paraîtrait pas devoir être repoussée par la France. »
(1) Contrat social, liv. ii. rh. m. — Discours sur l'économie politique.
LA POLITIQUE DE ROBESPIERRE. 895
Les cours voyaient le pouvoir se concentrer en France. Jugeant
ce gouvernement à la portée de ses coups, elles le jugeaient très
puissant. Les causes profondes de la défense nationale de la France
leur échappaient ; elles ne savaient rien comprendre c{ue par l'ac-
tion de Tinti-igue ou par celle du génie ; il leur lallait un protago-
niste. Elles attendaient depuis près de deux ans le dictateur qui,
selon tous les précédens, devait mettre fin à la révolution en usur-
pant la république. Dès qu'elles vii'ent Robespierre sortir de la
foule des démagogues, elles l'isolèrent aussitôt, rabaissèrent tout
autom* de lui et le grandii-ent démesurément, empressées de l'aire
rentrer cette révolution inexplicable dans les explications coutu-
mières de l'iiistoii'e, et comme soulagées d'apercevoir un homme.
Les assimilations historiques, depuis les révolutions de Romejus-
-qu'à celle d'Angleterre, la plus récente et la mieux connue, entre-
tenaient ce travail de fantasmagorie. Tout le monde en Europe avait
lu Y Essai sur les mœurs. Princes, diplomates, généraux, ministres
avaient, en apprenant le français, récité ou bégayé au moins l'orai-
son funèbre de la reine d'Angleterre. Ils étaient prévenus, et c'est
le fantôme de Cromwell devant les yeux, qu'ils considéraient
l'image vague et incertaine de Robespierre que leur présentaient
leurs gazettes. Tout leur semblait ti-ahir en lui « le fanatique et le
fourbe » de Voltaire, « l'hypocrite raffiné » de Bossuet ; ils y ajou-
tèrent la profondeur y l'audace , la politique. Dans ses discours,
même les plus creux, et jusque dans ses injures aux rois, ils dé-
couvru-ent cet « appât de la liberté » qui sert à prendre les multi-
tudes, ces « mille personnages divers, » ce docteur et ce prophète,
qui servent à les condmi'e ; ils attribuèrent de la subtilité à ses actes
les plus atroces et ils y reconnurent les moyens, encore mystérieux,
do quelque grande entreprise que la fin justifierait. C'était leur mo-
rale, elle ne les oiïusquait pomt chez autrui, même sous cette figure.
« Toutes les nations, avait dit Voltaire, courtisèrent à l'envi le pro-
tecteur. )) Les cours attendaient seulement, pour courtiser Robes-
pierre, qu'il daignât se révéler.
Si la Terreur n'était qu'un moyen de salut public, il fallait cpi'elle
cessât alors. Miiis la Terreur n'avait pas d'autre motif que d'établir
et de soutenir la suprématie des terroristes ; elle devint plus féroce
à mesure qu'elle parut plus inutile. Tous les ennemis delà répu-
blique étaient biisés ; il restait encore des factions dans la répu-
bUque ; c'est contre ces facdons que se tourna Robespierre, croyant
n'avoir plus qu'elles à redouter. 11 y avait les hébertistes, liiérophantes
cyniques du culte crapuleux de la nature, qui prétendaient pousser
jusqu'à son terme la souveraineté du ?noi : ils étaient la logique
vivante de la Commune, et ils se proposaient d'accomplir la révo-
896 REVUE DES DEUX MONDES.
lution Cl) la débauchant dans une grande orgie. 11 y avait les dé-
mocrates autoritaires, les politiques et les pitoyables, ceux qui,
avec Danton, jugeaient que l'on avait assez versé de sang, que
l'œuATe de terreur était achevée, que le temps était venu d'arrêter
la révolution et d'organiser la république. Le puritain propret, en
Robespierre, abhorrait Hébert, Chaumette et les mystères de leur
Raison lascive ; le rhéteur, rampant sur les mots vides , détestait
et redoutait la sève, la force d'action, l'invention pratique, l'esprit
d'État , l'extraordinaire puissance d'assimilation que manifestait
Danton. Hébertistes et dantonistes le menaçaient ; il résolut de les
perdre les uns par les autres.
Ce dessein voulait que la guerre continuât, car la guerre seule,
avec ses périls, ses crises, son accompagnement sourd de complots,
pouvait légitimer le gouvernement révolutionnaire. C'est pour-
quoi, le 22 janvier 179i, Barère, annonçant la libération complète
de la frontière de l'est, ajouta : « Dans les guerres ordinaires,
après de pareils succès, on eût obtenu la paix. Les guerres des rois
n'étaient que des tournois ensanglantés. Mais dans la guerre de la
liberté, il n'est qu'un moyen, c'est d'exterminer les despotes...
Qui donc ose parler de paix? Les aristocrates, les modérantins,
les riches, les conspirateurs, les prétendus patriotes... Il faut la
paix aux monarchies, il faut l'énergie guerrière aux républiques. »
Le 13 mars. Saint- Just dénonça à la vengeance du peuple deux
factions, soudoyées par l'étranger, qui convoitaient la république,
l'une pour la bouleverser, l'autre pour la corrompre. La Conven-
tion déclara tous les factieux traîtres à la patrie. Le 24 mars, Hé-
bert et ses séides furent exécutés; le 5 avril, Danton et ses amis
les suivirent sur l'échafaud.
Durant ces opérations, la politique chômait. Deforgues minutait
des dépêches que le comité ne lisait point. 11 obtint, à grand'peine,
vers la fin de janvier, l'autorisation de répondre aux demandes
réitérées d'instructions que lui adressait Grouvelle, au sujet des
ouvertures secrètes du ministre espagnol à Copenhague. La ré-
ponse, qui est du 1" février l79/i, fut que les insinuations de
l'Espagne ne semblaient pas sérieuses et que le temps des négo-
ciations n'était pas arrive. Staël vint à Copenhague, il y conclut
avec le Danemark un traité de neutralité armée. C'était le premier
chapitre d'une ligue des neutres. Un des secrétaires de Staël ap-
porta le traité à Paris, annonça que la Suède armait S vaisseaux et
'i frégates, et rappela que la république avait promis des subsides.
On ne l'écouta point. A Constantinople, Descorches attendait tou-
jours ses quatre millions, et ne recevait pas même de dépêches. Cet
envoyé, dit un mémoire de 1795, « était à peu près oublié et aban-
LA l'OLlTlOUl' DE ROBKSl'IKRRE. 897
donné par le gouyernemenl. Les intrigues de nos ennemis le ser-
raient de toutes parts ; il était dénué absolument de moyens pécu-
niaires. » Pendant les mois de mars, avril, mai, l'agent des patriotes
polonais à Paris, Barss, multiplia ses démarches, et remit notes sur
notes, soutenu, de loin, par les rapports de Parandier, et de près par
Reinhard qui, rentré dans les bureaux, y suivait la correspondance
de Pologne. Les Polonais avaient d'abord demandé 12 millions. Le
28 avril, Reinhard écrivit au comité quune somme de 500,000 livres
leur serait infiniment secourable. Le comité en délibéra et voici sa
réponse : « Point de fonds à envoyer. Des républicains armés dis-
posent de toutes les richesses du pays. On peut entendre l'agent
polonais, mais on n'a rien à traiter avec lui... on peut écouter
sans rien promettre... »
Dans ces conditions, un ministre des affaires étrangères devenait
superflu. Le l^' avril, le comité fit décréter qu'il n'y en aurait plus ;
le 2, il fit arrêter Deforgues, suspect de dantonisme; le 9, il insti-
tua un commissaire des relations extérieures, simple expédition-
naire. Robespierre présenta, pour cet emploi, un petit avocat
de Lons-le-Saunier, Buchot, ignorant, stupide et de manières
ignobles. La diplomatie était nulle, cet homme de rien se trou-
vait à sa place. Cependant la révolution polonaise allait éclater.
Tous les nœuds de la guerre et de la politique se formaient en Po-
logne. Reinhard revint à la charge. 11 fit décider, à la fin de mai.
que trois agens secrets seraient envoyés en Pologne pour s'assu-
rer des sentimens de Kosciuszko. Avant de soutenu* cet allié, le plus
utile de tous et le plus désintéressé, le comité voulait savoir s'il
était pur et s'il pensait correctement sur le contrat social. Reinhard
insinua que, quelles que fussent leurs opinions, les Polonais « se bat -
talent de bonne foi contre leurs ennemis qui étaient aussi les
nôtres. » Il proposa de leur envoyer 300,000 livres, et de leur
servir un subside de l/iO,000 livres pendant quatre mois : « On
nous fait déjà, disait-il, l'honneur de nous accuser "avoir prodigué
des minions pour faire naître cette révolution. En sacrifiant un
seul million, peut-être, nous la sauverions. » Les émissaires ne
partirent point, et l'affaire resta en suspens jusqu'au 13 juillet. Ce
jour-là, Barss eut enfin une audience du comité, mais il n'en rap-
porta pas même des encouragemens. « La France, lui répondit-on,
ne fera pas sortir la moindre parcelle d'or, elle ne risquera pas la
vie d'un seul homme pour consolider la révolution de Pologne, si
elle tend à un gouvernement aristocratique ou royal, ou à un
changement de la dynastie régnante, ou à celui d'une mauvaise
forme de gouvernement en une autre forme plus mauvaise encore. »>
Quant à la grande expédition des agens secrets, il n'en subsis-
TOME xav. — 1889. 57
898 REVUE DES DEUX MONDES.
tait plus, dans l'été de i79!i, que viaigt et un émissaires, la plu-
part dans le dénùment et dans l'inaction. Leurs traitemens étaient
portés en compte pour 123,000 livres ; mais les agens ne touchaient
que des acomptes, à force de doléances ; presque tous se plai-
gnaient d'être aux abois. Les quatre principaux, Rivalz à Bàle,
Probst à Nuremberg, Schweitzer dans les Grisons, Venet à Lau-
sanne correspondaient avec Barlhélemy. Leurs renseignemens
étaient aussitôt résumés et appropriés pour les opérations mili-
taires. En politique, faute d'instructions et faute de relations,
ils ne faisaient rien. Il y avait à Londres un agent, Duckelt, qui
publia des lettres de Juni'us recUwhm à la fm de 1794. Il au-
rait pu servir utilement. Mais, dit une note de l'an iv : (( Le gou-
vernement d'alors ne stimula en aucune manière le zèle, le courage
et le dévoûment de D... Il fut, comme tant d'autres agens, aban-
donné à lui-même, sans direction. » En dehors de ces cinq corres-
pondans, sur les seize autres, cinq n'écrivaient plus, le plus intel-
ligent, le Grec Stamaty,. se déclarait réduit à rimpuissance, trois
avaient disparu, un fut rappelé, deiut s'occupaient d'histoire na-
turelle, deux, Chépy et Dalgas, faisaient de la police à l'intérieur ou
aux armées. « Ces divers agens, dit un rapport de l'automne de
179A sur l'ensemble des missions secrètes, sont partis sans une
instruction. Le comité ne fait jamais aucune réponse à leurs let-
tres... )) « Les cartons du comité de salut public, section politique,
étaient remplis de pièces et de rapports auxquels on ne songeait
même pas à répondre. » « Nos tyrans, dit un autre rapport, étaient
bien plus occupés des moyens d'appesantir sur nous leur joug
de fer que d'opérer au Nord et au Midi une diversion qui eût pu
nous être avantageuse. »
Il convient de taire une exception qui est significative. Le comité
de Robespierre ne paraît s'être attaché qu'à une de ces diversions :
elle consistait à conquérir l'Italie et à mettre en coupe réglée les
richesses de ce pays. Ce projet, qui s'est accompli en 1796, a été
souvent signalé comme une déviation du pur génie de la révolu-
tion, due à l'influence, toute corse, de Bonaparte. Il est contempo-
rain de la guerre même de la révolution et il est sorti, tout mûr,
des cartons des affaires étrangères. Bonaparte le reprit à son
compte ; il en immortalisa le dessein par ses proclamations, et
l'exécution par ses victoires. Kellermann, Cacault, Tilly l'avaient
mainte fois suggéré. Gaillard écrivciit, le 1^' avril 1794 : « L'ItaUe
ne peut procurer de grands avantages, hic et mine, qu'à une ar-
mée conquérante. Elle est abondante et riche en moyens bruts,
dont le conquérant tirerait dès l'instant bon parti. Que nos armées
entrent vite, si elles doivent passer les Alpes. Il s'agit d'une belle
contrée au premier occupant. Les peuples voient que la coalition
II
LA POLITIQUE DE ROBESPIEKRE. 899
ne tend qu'à les vexer, à les opprimer indignement. 11 faut rompre
ses mesures. L'on nous en saura obligation. » Le comité étudia ces
projets, Robespierre s'y intéressa. Les opérations devaient com-
mencer par Gènes. « Ce gouvernement, écrivait Robespierre le
16 juin, ne peut nous être favorable que par la crainte. Il faut
donc, loin de chercher à le flatter ou à le gagner, exiger de lui des
marques éclatantes d'estime pour la répubhque et pour ses ar-
mées. » €e fut l'objet d'une mission spéciale que Robespierre le
jeune et le représentant Ricord confièrent à Bonaparte. 11 la rem-
pht du 15 au 21 juillet. Le bruit de ces projets se répandit en Ita-
lie. Les agens h-ançais le semèrent eux-mêmes, insinuant qu'ils
répandaient l'or à profusion afin de disposer les esprits à la con-
quête. Venise trembla et envoya un émissaire à Paris pour scruter
les intentions du comité. Cet agent, un Suisse, nommé Guissen-
dorfer, fut reçu, au comité, par Robespierre et par Couthon : « Ils
considèrent, rapporte-t-il, l'Italie comme un objet de premier in-
térêt; ils se flattent d'y trouver des moyens de subsistance par
l'agriculture, des richesses par la spoliation de l'aristocratie, et ils
comptent que cette diversion obligera les puissances à diminuer
leurs troupes dans les Flandi'es et sur le Rhin... Venise ne sera
pas attaquée directement, mais leur projet pai'aît être d'y susciter
des troubles qui leur fourniront un prétexte pour y intervenir... «
C'est déjà la politique de 17ir*7, et en même temps qu'elle s'esquisse,
paraît l'homme qui doit l'accomplir. Mais ce n'est qu'un intermède
dans l'histoire du comité de l'an ii. Robespierre avait des soucis
plus instans oii il s'absorba.
IV.
Hébert est mort ; Danton est mort ; la commune est acquise ; la
Conventiori est subjuguée ; Robespierre a coupé toutes les têtes
qui dépassaient son niveau; il a tout dévasté, consterné, écrasé
autour de la « sainte montagne. » Cependant il ne se sent ni plus
sûr de lui-même ni plus en sûreté dans sa place. Il n'a plus à
ses côtés que ses séides : il commence à les craindre. C'est qu'il
voit poindre parmi eux ces rivalités et ces dissidences qu'il a pré-
tendu proscrire partout et à jamais. Ce ne sont plus, à la vérité,
les factions des girondins ou des dantonistes; ce sont des factions
plus élémentaires, plus ù-réductibles aussi, toutes de personnes,
d'intérêts, de jalousie, où les idées n'entrent pour rien, même
après coup et dans les discours. Robespierre voudrait un cortège
d'élus, il n"a qu'une escorte de complices. Il soupçonne, il discerne
en eux les fermens des « vices » et de la « perfidie » de ses en-
nemis vaincus. Il constate avec effroi que la brigue, la corruption,
900 REVUE DES DEUX MONDES.
l'athéisme n'ont point disparu du monde avec Brissot, avec Dan-
ton, avec Chaumette. Tallien semble même plus exécrable qu'Hé-
rault : il est plus grossier et plus résolu. L'intrigue et l'incrédulité
cynique de Fouché sont un danger de toutes les heures. Si Carrier
poussait la perversité jusqu'à tourner contre la Montagne son gé-
nie de destruction? La bassesse même de Barère ne semble point
une garantie, étant scélérate et fourbe, de sa nature. Les fantômes
qui obsèdent Fimagination de Robespierre se multiplient autoui* de
lui. Plus il grandit au milieu des hommes, plus il se sent envi-
ronné de persécutions et investi de complots. 11 ne peut être ras-
suré que s'il est seul, et l'isolement le remplit d'horreur. Il se juge
poussé fatalement à la dictature, et il craint d'y parvenir. 11 ne
s'est élevé qu'en s'hurailiant devant la foule, en promettant l'âge
d'or, en dénonçant les scélérats qui en empêchent le règne. S'il
s'avance sur le sommet, il se découvrira et se livrera lui-même à
l'envie et au soupçon. 11 continuera donc à tout niveler, exaltant les
petits, avilissant les orgueilleux. Il cherchera son refuge inacces-
sible aux attaques, non dans la majesté d'un pouvoir imité de celui
des rois, mais dans l'humilité cauteleuse du moine qui, du fond
de sa cellule, blotti sous son froc, commande dans les génuflexions
et, d'un mot prononcé tout bas, se fait obéir jusqu'aux extré-
mités de la terre. Une puissance si formidable que tous s'y plient,
une personne si petite qu'aucun ne la jalouse : voihà son objet.
La foi seule obtient cette obéissance, la religion seule donne ce
prestige. Robespierre incline ainsi à la réforme religieuse par les
mêmes combinaisons de peur, de calcul et d'utopie qui l'avaient
conduit à la Terreur.
Il commença par réduire l'orgueil des militaires, qui grandissait
avec leurs victoires. Hoche s'était permis quelque liberté de lan-
gage et d'allure : il fut arrêté le 12 avril. La politique, dit Billaud-
Varennes quelques jours après, sera fondée sur la justice. « La
justii'e est dans le supplice de Manlius, qui invoque en vain trente
victoires eflacées par ses trahisons. Quand on a douze armées sous
la tente, ce n'est pas seulement la défection qu'on doit craindre et
prévenir; l'influence militaire et l'ambition d'un chef entreprenant,
qui sort tout à coup de la ligne, sont également à redouter. » Cet
avertissement donné aux armées, Robespierre s'occupa d'intéresser
les prolétaires à la cité de ses rêves. Il nuiltiplia les mesures desti-
nées à procurer l'égalité des biens, à diminuer les grandes fortunes,
à subvenir aux besoins des indigens, à rendre uniforme l'éducation
de tous les Français. Saint-Just fut le principal artisan de cette
tâche, distillant en dogmes sociaux ses amplifications d'écolier et
ses songes creux de fanatique.
Cependant Robespierre méditait le Contrat sociul, au hvre iv :
LA POLITIQUE DE ROBESPIERRE. 901
Des moyens, d'ti/fennir la confit i tut ion de l'état, chapitres vu et viii,
De la renuire et De la religion civile. Ce livre ne l'avait jamais
trompé : « Il y a une profession de foi purement civile dont il ap-
partient au souverain de fixer les articles... Sans pouvoir obliger
personne à les croire, il peut bannir de l'état quiconque ne les croit
pas... Les dogmes de la religion civile doivent être simples...
L'existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, pré-
voyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le
châtiment des méchans, la sainteté du contrat social et des lois;
voilà les dogmes positifs. » La convention décréterait cette reli-
gion, les citoyens la pratiqueraient, les méchans seraient confon-
dus. La vertu étant à l'ordre du jour de la république, le grand pon-
tife, chef de l'état et maître des cœurs, serait, en toute simplicité
d'âme et en toute innocence de vie, le censeur des mœurs, l'in-
quisiteur des vices, le dispensateur de la justice et l'apôtre de la
vérité. A cette hauteur, l'incorruptible deviendrait enfin Tinvul-
nérable.
Le 18 floréal, — 7 mai 179/i, Robespierre, — fit porter ce décret :
« Le peuple français reconnaît l'existence de l'Être suprême et de
l'immortalité de l'âme. » Voilà le dogme. L'inquisition suivit. Le
8 mai, Couthon proposa et la Convention adopta une loi de police
générale qui plaçait toute la surveillance de l'état entre les mains
du comité de salut public. Ces législateurs grossiers et infatués
croyaient renouveler la face du monde, et ne faisaient en réalité
que rejeter une société très raffinée et très civilisée dans les or-
nières primitives de l'humanité. Pour s'emparer du pouvoir, ils
avaient eu recours au moyen élémentaire des chefs de peuplades
sauvages : la peur. Pour consacrer et soutenir ce pouvoir, ils
montaient à l'échelon supérieur des peuples barbares : le gouver-
nement théocratique.
La Convention ratifiait tout. Elle avait traversé, en quelques
mois, toutes les époques du sénat de Rome. Elle semblait, comme
ce sénat, n'avoir fait « évanouir tant de rois que pour tomber elle-
même dans le honteux esclavage de quelques-uns de ses plus in-
dignes citoyens, et s'exterminer par ses propres arrêts (1). » Les
séances étaient précipitées et comme éteintes. Tous les députés qui
y trouvaient quelque prétexte se réfugiaient dans les bureaux des
comités d'alïaires. Ils s'y claquemuraient, fermant les yeux et les
oreilles aux mouvemens de l'assemblée, et n'en sortaient que
pour porter, comme subrepticement, un rapport à la tribune. En
toute matière politique, la convention attendait les injonctions
du comité. Les triumvirs arrivaient, précédés d'une poignée de
(I) Grandeur et décadence des Romains, cli. xv.
902 REVUE DES DEUX MONDES.
courtisans, leurs affranchis, délateurs et spadassins parlemen-
taires. Cliaque député cherchait anxieusement à lire sur leurs
visages (( s'ils apportaient un décret de proscription ou la nou-
velle d'une victoire. » On avait peui-, dit un régicide. « On ob-
servait ses démarches, ses gestes, son silence même. La foule
affluait sur la montagne. Le côté droit était désert, le centre rem-
pli et silencieux. 11 y avait des timides qui erraient de place en
place, d'autres qui, n'osant en occuper aucune, s'esquivaient au
moment du vote. » C'étaient les séances solennelles; habituelle-
ment, la salle demeurait presque vide. Le 5 avril, Amar avait été
élu président par 161 voix sur 206 votans ; le 26 mai, Prieur de
la Côte-d'Or le fut par 94 voix, sur 117 présens.
Robespierre reçut toutes les adulations que la bassesse peut sug-
gérer. Elles ne parurent jamais le rassasier, parce que jamais il
n'y en eut assez pour apaiser ses soupçons. Si grande que fût
la lâcheté de ses collègues devant lui, la peur qu'il avait d'eux la
dépassait encore. Et cependant, il vint un jour où cette peur, son
inspiratrice vigilante et sa conseillère infaillible jusqu'alors, se
laissa surprendre par l'excès de la flatterie et de la servihté. Cet
inquisiteur austère, toujours en scrupule sur lui-même et sobre
de gloire, se laissa tenter, se débaucha pour ainsi dire et
éprouva comme un étourdissement de vanité. La Convention avait,
sur son désir, décrété qu'utie fête solennelle serait célébrée le
20 prairial, — 8 juin, — en l'honneur de l'Être suprême et de l'im-
mortalité de l'âme. Le président de l'assemblée devait y pai*aître
dans l'appareil de grand pontife. Le h juin, Robespierre se porta
candidat à la présidence. La Convention donna dans son plein. Les
bureaux et les couloirs se aidèrent. Tous les députés qui se trou-
vaient à Paris vinrent confesser leur foi. Il y eut A 85 votans,
chiffre qui n'avait pas été atteint depuis la condamnation de
Louis XYI, et Robespierre fut élu par 485 voix, chiffre qu'aucun
président n'avait encore obtenu. S'il avait été le prolond politique
que l'on supposait, il se serait fait, dans ce triomphe, plus humble
encore, se prosternant devant l'Etre suprême, qui avait tout or-
donné, et se perdant dans la foule du peuple souverain, image hu-
maine de ce Lieu et instrmnent de sa pro^ddence. Mais il ne sut
point se garder du vertige.
Le 8 juin, le ciel était radieux. Une foule parée, empressée,
joyeuse, encombrait les places où devait passer le cortège. Pour la
masse du peuple, c'était une journée de plaisir; pour tous ceux que
la Terreur menaçait, une journée de répit. Paris, mis au régime de
Sparte, se reti'ouvait soi-même et se montrait heureux, ne fût-ce
que de vivre. Une estrade avait été dressée pour les convention-
nels, devant les Tuileries. Robespierre, en habit bleu, poudi'é,
LA POLITIQUE DE ROBESPIERRE. 903
portant, ainsi que ses collègues, mais avec plus d'éclat, uu bou-
quet d'épis de blé, de fleurs ei de fruits, monta sur une tribune
qui occupait le centre de l'estrade. Des chœurs de musiciens étaient
disposés alentour. Au milieu de lem-s chants, Robespierre célébra
le Dieu qu'il avait donné à la révolution. Puis, les Conventionnels,
au son des orchestres, descendirent dans le jardin et delilèrent de-
vant le peuple. Le peuple acclama la Convention, l'orateur, la fête
surtout. Robespierre marchait le premier, un peu en avant de ses
collègues. Les acclamations l'enivrèrent. Il vit ses ennemis conster-
nés, la répubhque à ses pieds, la vertu encensée dans sa personne.
Il s'oublia un instant, et cet instant de détaillance anéantit l'ouvrage
de trois aimées d'astuce et de contention morale. La distance entre
lui et les conventionnels s'accrut insensiblement de quelques pas.
Ces quelques pas le perdirent. A le voir ainsi dresser sa tête grêle
et jouer le maître devant la foule, les montagnards sentirent que
c'en était fait d'eux s'ils ne le détruisaient pas. Chacun d'eux, en
son for intérieur, médita de se défaire de lui.
C'étaient les plus acharnés suppôts de la Terreur; mais c'était la
fatalité de la Terreur que, inventée pour assurer le règne des mon-
tagnards, elle ne pouvait se terminer que par leur anéantissement.
Ils avaient prévalu, comme leurs pareils prévalent finalement dans
toutes les démagogies, parce qu'ils n'apportaient dans la lutte qu'un
fanatisme personnel, dh-ect, shnple, forcenés seulement pour leur
propre compte, frappant droit devant eux et chacun pour soi-
même. Le cynisme de leur langage, le réahsme de leure concep-
tions, la lubricité de la vie de plusiem-s, les rendaient abominables
à Robespierre : ils lui profanaient sa Terreur, et il ne se trompait
pas en pensant que sa vertu était un anathème vivant à leur cor-
ruption. Ils l'exécraient parce qu'il usurpait leur révolution, c'est-
à-dire la liouveraine licence de leurs instincts et de leurs haines,
pour y substituer une disciphne d'abstinence cagote, une extermi-
nation sacerdotale et pmitaine; parce qu'il restaurait toutes les an-
ciennes chaînes et les plus insupportables de toutes, Dieu, la con-
science, l'immortalité de l'àme ; parce qu'enfui il \isait à instituer
à son profit quelque chose de plus odieux pour eux que la dicta-
ture d'un tyran, le pontificat d'un censeur. Voilà ce que les Fou-
ché, les Tallien, les Cohot, les Barère, les Bourdon, les Lecointre,
discernaient clairement dans la fête de l'Être suprême, et ils com-
prirent qu'ils n'avaient pas de temps à perdre s'ils voulaient pré-
venir les coups. Robespierre les en aveitit. « Demain, dit-il, repre-
nant nos travaux, nous frapperons avec une nouvelle ardeur les
ennemis de la patrie. » Et, en effet, le 22 prairial —10 juin,— Cou-
thon présenta la loi définitive de Terrem-, qui complétait toutes les
90Zi REVUK DES DEUX MONDES.
précédentes et mettait la France entière à la discrétion des trium-
virs.
Le tribunal révolutionnaire, dit-il, est paralysé par la lenteur
des procédures : plus de formes, plus de prouves ni de témoins ni
même d'aveux : l'évidence suffira, et le juge jugera de cette évi-
dence. « Le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit
être que celui de les reconnaître ; il s'agit moins de les punir que
de les anéantir. » La patrie, ajouta Couthon, n'a pas seulement
pour ennemis ceux qui conspirent avec les étrangers et les rebelles.
Les plus criminels sont ceux qui cherchent u à dépraver les mœurs
et à corrompre la conscience publique. » Tout citoyen est tenu de
les dénoncer. Le comité de salut public peut les traduire tous et
dh'ectement devant le tribunal révolutionnaire. Cette disposition
visait les montagnards. Elle fut votée cependant; mais, le lende-
main, Merhn la fit abroger. Robespierre était absent. 11 revint, le
12 juin, s'indigna et menaça avec des mots terribles de sectaire :
« Il no peut y avoir que deux partis dans la Convention, les bons
et les méchans. » Bourdon eut l'imprudence de protester : u Je ne
suis point un scélérat ! » — «Je n'ai pas nommé Bourdon, répliqua
Robespierre; malheur à qui se nomme lui-même!.. Tallien est un
de ceux qui parlent sans cesse avec effroi et publiquement de la
guillotine comme d'une chose qui le regarde. » Merlin déclara que
son cœur était pur. La Convention fit amende honorable, et rétablit
l'article qui la livrait.
Robespierre a atteint son but : il est omnipotent. L'heure est venue
de dévoiler son secret. Ces occasions durent peu. C'est à les saisir
que se jugent les hommes d'État. Mais Robespierre n'a pas de se-
cret. 11 continue de tuer, immolant indistinctement royalistes, ré-
publicains, chrétiens, athées, maîtres, serviteurs, bourgeois, paysans,
riches, pauvres, des pauvres surtout parce que à tuer au hasard,
dans la foule, on en tue toujours davantage ; envoyant tout à son
autodafé, le juil, le sorcier, l'hérétique, le musulman, l'incrédule,
le superstitieux, le savant, l'insensé et jusqu'aux misérables qui se
cachent et se taisent, suspects, en se cachant, dépenser à mal, et, s'ils,
se taisent, de ne point dénoncer le criuie. Robespierre a pu, par
instans, s'eflrayer de son ouvrage, s'effrayer surtout de n'en point
découvrir le terme et de se voir voué indéfiniment à Tolfice de
bourreau. 11 a pu, dans l'horreur de cet office, se payer de l'illusion
qu'en tuant davantage et avec plus de méthode, il arriverait à
n'avoir plus besoin de tuer. Mais ce jour ne viendrait que quand
tous les vicieux et tous les dissidens étant exterminés, l'unité de
parti, l'unité de foi, l'unité de cœur existeraient en France. L'aber-
ration même de ce projet que lui prêtent ses apologistes montre
LA POLITIQUE DE ROBESPIERRE. 905
l'impossibilité où il était de finir la Terreur. Il ne pouvait s'ar-
rêter, parce que, s'arrêtant, il avait à redouter la vengeance de
ceux qu'il avait épouvantés. Quant à jouer le grand jeu, à la Sylla,
et à soutenir par la modération une dictature captée par la vio-
lence, il en était incapable. Danton, qui était l'audace même de la
révolution, l'avait rêvé et n'en avait pas trouvé l'occasion; Robes-
pierre, qui en avait l'occasion, n'en possédait pas l'audace. Le fait
est quà partir du vote de la loi de prairial les exécutions redou-
blèrent. La seule maxime d'État qui ressorte du galimatias sinistre
des harangues de ce temps est cette phrase de Barère : « Que les
ennemis périssent, il n'y a que les morts qui ne reviennent pas. »
C'est pourquoi Barère et ses complices ne voulaient pas mourir.
Leur tour approchait. La délation montait autour d'eux, et en eux-
mêmes rangoisse de l'échafaud. Ils éprouvaient ces aiïres de la
guillotine dont ils avaient tourmenté leurs ennemis, ils connais-
saient les insomnies effarées, les tremblemens, la nuit, au moindre
bruit de pas dans la rue, et, le lendemain, devant le maître,
cette anxiété, la plus étoulïante de toutes, de paraître avoir eu
peur. Us n'avaient ni l'enthousiasme sombre des girondins, ni
le fatalisme de Danton, ni cette exaltation qui grandit leur
propre chute aux yeux de tant de victimes et leur fit considérer
dans la catastrophe de leur existence la nécessité d'une destinée
supérieure qu'ils accomplissaient. Barère et ses complices avaient
horreur de mourir, trouvant la vie bonne et ne se souciant de rien
hors de la jouissance de vivre. Voilà tout le fond du complot
qui se forma sourdement contre Robespierre dans le mois de mes-
sidor. Chacun de ceux qui se sentaient menacés par lui souhaitait
qu'il pérît, espérant que d'autres le tueraient et n'osant point
encore travailler directement à sa perte. Puis, personne ne pa-
raissant y travailler, la peur les harcela tellement qu'elle leur fit
une sorte de courage. Quelques-uns, les plus compromis, s'abor-
dèrent au passage, insinuant des allusions. Ils se devinèrent plutôt
qu'ils ne se firent comprendre, et la trame se noua peu à peu dans
l'obscurité et dans les tâtonnemens.
V.
Les premiers nœuds se firent dans le comité même de salut
public, entre Barère, Collot et Billaud-Varennes ; ces terroristes ne
se trouvaient de sauvegarde ni dans leurs talens,nidans leur vertu,
ni dans leur dévoûment, auquel ils croyaient encore moins qu'à
tout le reste. La vanité, chez eux, aiguillonnait la peur. Ils étaient
las d'entendre célébrer le génie de Robespierre ; ils l'avaient me-
906 REVUE DES DEUX MONDES.
suré, et ils s'irritaient d'être ravalés au rôle de commis, sinon de
valets du dictateur. Ils savaient que, le moment de l'action venu,
ils trouveraient, pour le renverser, un appui dans leurs col-
lègues de la section de la guerre; mais ils savaient aussi qu'ils
étaient méprisés de ces collègues et que Carnot ne lerait rien pour
substituer leur tyrannie à celle des triumvirs. Ils rencontrèrent
plus de dispositions dans le comité de sûreté générale. Ce comité
de haute police avait passé longtemps pour le cénacle, par excel-
lence, des purs montagnards. Mais Robespierre tirant à lui toute
la police, le comité de sûreté générale se vit annulé dans la Ter-
reur, et par suite compromis. Cependant les dissidens redoutaient
encore trop les trium^ars et ne se jugeaient pas assez sûrs les
uns des autres pour hasarder l'attaque. Ils craignaient le courage
froid de Saint-Just, la férocité de Couthon, et ils comprenaient que
rien ne serait fait s'ils ne frappaient, du même coup, les trois as-
sociés. Ils attendirent l'occasion. Il se forma entre eux moins une
conjuration proprement dite qu'une tendance commune à profiter
des circonstances. Robespierre les soupçonnait; il essaya de les
prévenir.
Il n'avait qu'une tactique, qui lui avait toujours réussi. Il l'employa
contre eux. Le 13 messidor — 1" juillet, — il porta au club des
jacobins une longue délation contre les corrompus, les indulgens,
les forcenés, les indociles. L'insinuation de toute la harangue fut
que le salut de l'État exigeait l'épm-ation des comités. Il précisa
davantage le 11 juillet. Barère, ce jour-là, présidait le club. On
raconte que, rentrant chez lui, consterné, il dit à Vilate, qui l'avait
sui^i : « Je suis saoul des hommes ! n Puis il ajouta : « Ce Robespierre
est insatiable ! » Barère lui abandonnait Cambon et la « clique dan-
toniste ; » mais sa propre « clique,» Duval, Audouin, Bourdon, Vilate,
lui-même, Barère, enfin, voilà ce qu'il n'admettait pas. « Il est
impossible d'y consentir. » Le bruit courut que les listes de pro-
scription étaient préparées. Il en circula des copies. Soixante dé-
putés n'osaient plus coucher chez eux. Les suspects se rappro-
chèrent, mais ils ne s'ouvrirent les uns aux autres que pour
reconnaître l'horreur de leur situation. Si Robespierre l'emportait
encore, il les anéantissait; s'ils renversaient Robespierre, la Con-
vention reprenait sa liberté et détruisait les comités. Ils se por-
tèrent du côté où les risques semblaient le plus éloignés et ils
essayèrent, en attirant la Convention dans leur entreprise, de se
prémunir contre l'eiïet de leur propre victoire. Ils obéissaient à la
nécessité de leur salut, la seule loi qu'ils eussent jamais suivie.
Cette nécessité les avait poussés jusqu'alors à rechercher l'alliance
des plus violens révolutionnah-es ; elle les entraîna désormais à sol-
LA POLITIQUE DE ROBESPIERRE. 907
liciter le concoure des conventionnels les plus modérés. Cet évé-
nement procédait de tout le passé des factions dans la Convention ; il
en changea tout l'avenir. C'est ici, en effet, que commencent le
grand remous et le reflux de la révolution. C'est dans ces confins
obscurs et dans ces souteri'ains des comités que s'opèrent les sou-
lèvemens sourds du terrain qui vont modifier l'équilibre des eaux
et détourner le courant A-ers une pente nouvelle : le courant ne la
remontera pas.
« Cette espèce de gens, « disait Lamoignon à Retz, à propos des
modérés de leur temps, « ne peut rien dans les commencemens
des troubles ; elle peut tout dans les fins. » Ceux qu'on appelait les
députés de la plaine ou le marais de la Convention attendaient, en
se courbant, que la tempête fût passée : leur seule politique était
d'y survivre. Tous les terroristes leur paraissaient également
odieux; les factions qui se formaient dans les comités leur sem-
blaient également tyranniques ; la honte et le péril étaient les
mêmes à obéir aux unes ou aux autres. Les modérés ne songeaient
qu'à se faire oubher de toutes. Toutes se trouvèrent amenées, en
même temps, à les rassurer et à les ménager. Robespierre, dont
leur soumission flattait l'orgueil, s'imaginait qu'en les épargnant
il les tiendrait toujours subjugués. Il leur fit entendre que, les sa-
chant honnêtes au fond et enclins à la vertu, il avait, par égard
pour eux, laissé ^âvre les soixante-treize députés de la gironde
incarcérés depuis un an. Ils l'écoutèrent ; ils écoutèrent aussi les
dissidens des comités, mais ils y mirent plus de précaution. Ils
jugeaient Robespierre moins fourbe, moins dangereux aussi à en-
tendre parce qu'il tenait le pouvoir, plus redoutable à combattre
parce qu'il avait jusqu'alors vaincu tous ses ennemis. Ils conti-
nuèrent de le flatter sur l'article où ils le pouvaient flatter sans se
compromettre et sans se déshonorer : son Être suprême. Le 30 juin,
un des hommes les plus droits de la plaine, qui montra dans la
suite du talent et du courage, Boissy d'Anglas, publia un Esaai
sur lef; fêtes nationales. Il y vanta la « morale bienfaisante et saine»
du discours de prairial; il compara l'orateur à « Oi-phée ensei-
gnant aux hommes les principes de la civilisation et de la morale. »
Les modérés faisaient acte d'orthodoxie et se mettaient en règle
avec le saint-office. Ils s'en tinrent là, ayant lieu de craindre
qu'après les avoir entraînés à des engagemens téméraires, les
factions rivales ne fissent la paix à leurs dépens. La prudence
leur commandait la neutralité. En cas de bataille, ils jugeraient
des coups, ils se réserveraient le rôle d'arbitres du combat et se
porteraient, si leur intérêt les y poussait, du côté du plus fort.
La question était donc de savoir lesquels, d'entre les terro-
ristes, auraient le plus de peur des autres. Robespieire évitait de
908 REVUE DES DEUX MONDES.
donner de sa personne, dans les extrémités. Il mettait son art à
conduire ses ennemis vers l'abîme et à les y faire tomber par l'eflei
de leur propre vertige. Il attendait aussi les événemens. On n'a
jamais vu de crise historique moins concertée et moins dirigée que
celle-là. L'entreprise des individus n'y eut presque point de part ;
l'impulsion générale décida de tout, a Je suis incapable de prescrire
au peuple les moyens de se sauver, avait dit récemment Robes-
pierre (1). Cela n'est pas donné à un seul homme. » Il avait dénoncé
les « scélérats ; » il compta que les « scélérats » se trahiraient
eux-mêmes. Les violons, la commune et Ilanriot se chargeraient
alors de l'action. Le coup de main exécuté et les scélérats sous
le verrou, Robespierre reparaîtrait comme l'instrument de la vin-
dicte publique et le régulateur de la nouvelle révolution dont il
aurait été le prophète. C'est ainsi qu'il avait agi au 10 août, au
2 septembre, au 31 mai, au 2 juin, dans toutes les journées, sauf
dans celles du procès de Louis XVI, parce que, le roi étant captif
et la monarchie renversée, il n'y avait aucun péi'il à réclamer le ré-
gicide : le péril était seulement à le refuser.
Pendant tout le mois de messidor, 19 juin — 18 juillet llQh,
Robespierre affecta de ne se point montrer à la Convention. Il ne
vint au comité que par intervalles, pour le détail des affaires
de police, les seules qui l'intéressassent. Il rejetait ainsi sur ses
amis, Saint-Just et Couthon, et sur ses adversaires, Barère, CoUot,
Billaud, la responsabilité de l'événement qu'il machinait en des-
sous. La Terreur croissait en atrocité; mais Robespierre n'exécu-
tait point les décrets qu'il avait dictés. 11 se disait que les mo-
dérés et le public feraient la différence entre lui, tout à son Dieu,
tout à la vertu, tout à l'avenir de la république, et les ultra-
révolutionnaires, qui poussaient tout à l'excès, qui frappaient
sans doctrine et qu'il avait d'ailleurs dénoncés, comme aussi
funestes que les « vicieux, les riches, les bourgeois, d'où
"siennent tous les dangers intérieurs (2). » Il s'établit aux Jaco-
bins ; c'est de ce club qu'il avait porté tous ses grands coups. II
opéra contre les montagnards dissidens comme il avait opéré contre
la gironde et contre Danton. Sur ses instigations, le club décida
d'exiger l'épuration des comités. Robespierre se dit que la plaine
la volerait, parce que la plaine obéissait toujours aux injonctions
de la foule armée, et qu'elle n'aurait ni scrupule ni peine à sacri-
fier des forcenés. Ces forcenés abattus, Robespierre resterait seul,
debout, devant la plaine : n'ayant plus à trembler que devant lui,
les modérés deviendraient entre ses mains un instrument d'État aussi
(l) Aux Jacobinr, 7 prairial (23 mai 179i)
("2) Discours aux Jacobins, 12 et 21 messidor (20 juin, 9 juillet 1794).
LA POUTIOUE DE ROBESPIERRE. 909
docile qiio la planche aux assignats : il n'aurait plus qu'à étendre
la main pour iaire de la vertu, comme on disait de la monnaie, en
tournant la mécanique.
Le 7 thermidor, — 25 juillet, — une députation des Jacobins se
présenta à la barre de la Convention ; elle déclara que les patriotes
étaient opprimés et demanda que l'assemblée fît trembler les traî-
tres et rassurât les gens de bien. Robespierre spéculait sur l'elïare-
ment de ses ennemis; il attendait d'eux quelque éclat d'indigna-
tion à la Vergniaud, quelque énorme témérité à la Danton, aveux
qui les livreraient. Il comptait sans la consternation qiiil avait ré-
pandue lui-même et sans la fourbe de son élève, devenu dès lors
son maître en astuce terroriste, parce qu'il avait, avec moins d'ar-
rière-pensées d'ambition et sans aucune prétention pontificale, un
sentiment très clair de sa peur et de sa lâcheté. Barère répondit
aux délègues jacobins par une apologie de Robespierre. 11 le défendit
contre les calomniateurs qui l'accusaient de préparer un nouveau
31 mai ; il assura que l'union la plus parfaite régnait entre les comi-
tés et que le péril serait aisément conjuré « par la démarcation des
hommes purs et des fripons, par une meilleure justice, par l'accé-
lération du jugement des détenus et la punition prompte des contre-
révolutionnaires. » La Convention vota l'impression de ce discours,
et les modérés se félicitèrent de leur prudence.
Robespierre s'y méprit et se crut le maître. 11 jugea le moment
venu de revenir à la Convention et de frapper le dernier coup. Il
avait eu le temps de polir sa harangue : il y mit tout son talent :
une rhétorique puérile, et toute sa pensée, un anathème : a Je
ne connais, dit-il le 8 thermidor, que deux partis : celui des bons
et celui des mauvais citoyens. Quel est le remède? Punir les traî-
tres, renouveler les bureaux du comité de sîireté générale, épurer
le comité de salut public lui-même, constituer l'unité du gouver-
nement sous l'autorité suprême de la convention nationale. » Puis,
s'adressant à la plaine : « Le patriotisme n'est point une affaire de
parti, mais une afïaire de cœur... Je sens que partout où l'on
rencontre un homme de bien, en quelque lieu qu'il soit assis, il
faut lui tendre la main et le serrer sur son cœur. » Il plaçait ainsi
les bons à sa droite; il montra les méchans à la gauche, mais il
les montra du haut de l'autel, en pontife dépositaire de la foi :
« Non, Chaumette, non. Louché, la mort n'est pas un sommeil
éternel. Citoyens, effacez des tombeaux cette maxime impie qui
jette un crêpe funèbre sur la nature et qui insulte à la mort ;
gravez-y plutôt celle-ci : la mort est le commencement de l'im-
mortalité. » Chaumette était guillotiné; quant à Fouché et à ses
pareils, ils se souciaient fort peu de l'immortalité, et l'échafaud
que Robespierre leur destinait leur semblait l'insulte la plus impie
^10 REVUE DES DEUX MONDES.
à la nature. Ils ne se trompèrent point sur la portée de l'aver^
tissement qui leur venait de la tribune. La Convention avait écouté
le discours « dans le silence et la stupeur. » Elle en vota docile-
ment l'impression. Couthon proposa l'envoi à toutes les communes,
et l'assemblée vota encore. Cependant, les victimes désignées se
débattaient, ne voyant plus de retraite : « Avant d'être deshonoré,
je parlerai à la France, » déclare Gambon. Billaud-Varennes de-
mande que le discours soit d'abord renvoyé aux comités incrimi-
nés afin qu'ils expliquent leur conduite. Panis rapporte qu'un
jacobin lui a dit : « Je vous connais, vous êtes de la première
fournée. » Vadier s'écrie : « Il est temps de dire la vérité tout en-
tière : un seul homme paralysait la volonté de la Convention natio-
nale ; cet homme, c'est celui qui vient de faire le discours, c'est
Robespierre. » — « Quoi! réplique Robespierre, on enverrait mon
discom's à l'examen des membres que j'accuse.» — « Nommez ceux
que vous accusez ! » répond Chariier. On crie : a Nommez-les !
Nommez-les! » Robespierre hésite, déconcerté : « Je déclare que
je ne prends aucune part à ce qu'on pourra décider pour empê-
cher l'impression de mon discours. » Il craint, en nommant les
gens, de coaliser contre lui ceux qu'il nommera. En ne nommant
personne, il les menace tous et les réunit contre lui. Sur la motion
de Bréard, le décret d'envoi du discours aux communes est rap-
porté. Robespierre prépare sa revanche. Il se rend aux Jacobins,
où on l'acclame. Les hommes à poigne, Payan, Coffmhal, offrent d'en-
lever les comités qui ne sont pas gardés. Robespierre refuse, répu-
gnant à ordonner les actes qui compromettent sans retour, tenant à
son prestige de juste méconnu, comptant encore regagner la partie
et tout changer par un discours. Son indécision naturelle, son amour-
propre de rhéteur, sa foi en sa vertu, son incapacité d'agir, sa cau-
tèle, le détournent des mesures mêmes de précaution : il y voit un
danger, et craint de donner prise à ses accusateurs.
VL
Le 9 thermidor, — 27 juillet, — vers midi, la salle de la Conven-
tion se rempht peu à peu. On voit sortir de leurs bureaux des dé-
putés qui ne paraissaient plus aux séances. Ils se rassemblent sur
les bancs du centre. Saint-Just dénonce un complot ourdi pour dé-
truire le gouvernement réA^olutionnaire, proscrire une partie de la
Convention et dominer l'autre par la terreur. Tallien et Billaud l'in-
terrompent. Leurs amis les soutiennent. Saint-Just quitte la tribune.
Alors Billaud retourne l'accusation contre Robespierre. On applau-
dit. La Convention se déclare en permanence jusqu'à ce que la
lumière soit faite. Robespierre veut parler; les montagnards, en-
LA POLITIQUE DE ROBESPIERRE. 911
hardis, hurlent: « A bas le tyran! « L'un des plus discrédités, et
Tun des plus compromis parmi u les scélérats et les fripons », dé-
noncés par Saint-Just, Tallien, qui sent encore sa tête sur ses
épaules, mais sait bien que, s'il ne la joue pas en ce moment, il
la perdra le lendemain à coup sûr, monte à la tribune : « Les
conspirateurs sont démasqués. J'ai m hier la séance des Jacobins;
j'ai YU former l'armée du nouyeau Cromwell ; je me suis armé
d'un poignard pour lui percer le sein, si la Convention nationale
n'avait pas le courage de le décréter d'accusation. » Hanriot, chef
de la garde nationale, Dumas, président du tribunal révolutionnaire
et d'autres suppôts connus de Robespierre sont décrétés d'accusa-
tion. Il est environ une heure et demie.
Robespierre est forcé dans ses retranchemens. Cependant il a
affronté d'autres assauts de tiibune et de plus redoutables assail-
lans. Il lui a suffi de parler pour que Vergniaud fût perdu et que
Danton s'écroulât. 11 occupe la tribune. Mais les temps sont changés.
Robespierre a découvert le vide de son système. 11 se fait autour
de lui un recul instinctif. Les clameurs des montagnards reten-
tissent de plus en plus profondément dans la plaine; le remous
gagne ces régions molles et jusque-là inertes. C'étaient les mi-
norités qui décidaient auparavant dans tous les votes : la masse
s'abstenait. Robespierre voit s'agiter devant lui une majorité lormi-
dable qui va se lever d'un instant à l'autre et tout emporter. Il se
trouble. Ses ennemis cependant craignent encore son sophisme.
S'il parle, il peut les laire proscrire : il ne parlera pas. Ils ont,
pour l'en empêcher, un moyen brutal, mais efficace, celui que l'on
a employé pour étouffer la voix de Louis XVI sur l'échafaud, le
bruit. Ils vocffèrent, ils tapent, ils piétinent. Le président, Collot,
aussi menacé au moins que Tallien, préside en complice. Il sonne
avec irénésie. Saint-Just, impassible en apparence, assiste à cette
rébellion des élémens révolutionnaires, stupéfait comme un thau-
maturge qu'un phénomène imprévu de la nature dérouterait dans
ses prestiges. Robespierre se débat et s'épuise en efforts; hue par
la montagne, il se tourne vers la plaine. Ces députés ont attendu
l'événement pour prendre parti. L'événement est venu. Robespien-e
leur semble écrasé. Us le condamnent. De guerre lasse, n'ayant
plus de voix ni de souffle, Robespierre se résigne. Collot met aux
voix la mise en accusation des deux Robespierre, de Couthon et de
Saint-Just. Les triumvirs avaient dressé l'assemblée aux votes una-
nimes ; elle vote, à l'unanimité, leur proscription. Vers cinq hem-es
et demie, la séance est suspendue.
Cependant Hanriot, dont la tète aussi est en jeu, se rappelle
qu'au 2 juin il a fait reculer la Convention tout entière avec un
seul commandement de : « Canonniers, à vos pièces ! » Il se lance
912 REVUE DES DEUX MOi>iDES.
à cheval, dans les rues, appelant le peuple aux armes. Vers cinq
heures, une troupe, qu'on évalue à plus d'un millier d'hommes,
se rassemble, sur la place de l'IIotel de Ville, avec quarante canons.
Les comités de salut public et de sûreté générale, prévenus de ces
mouvemens, interdisent de battre le rappel et font défendre aux
chefs de légion d'obéir aux ordres d'Hanriot. Celui-ci courait encore
les rues, suivi d'un seul aide de camp. Six gendarmes le rencon-
trent, le prennent, le garrottent et l'amènent au comité de sûreté
générale. La commune s'est réunie. Elle lance une proclamation :
« Peuple, lève-toi ! ne perdons pas le fruit du 10 août et du
31 mai! » Elle apprend l'arrestation d'Hanriot et charge Goffmhal
de le délivrer. Les sectionnaires armés sont plus nombreux. Gof-
fmhal les emmène, suivi des canonniers et de vingt pièces. II marche
sur les Tuileries, occupe la place du Carrousel, fait braquer les
canons sur la salle des séances et monte lui-même au comité de
sûreté générale. Il y trouve Hanriot, le délivre et le présente aux
canonniers qui l'acclament.
Personne ne gardait la Convention. La plupart des députés
s'étaient dispersés. Ceux qui étaient restés suivent avec épouvante
les progrès de l'insurrection. Ils se croient perdus. Hanriot, en
effet, peut les prendre d'un coup. Il y songe; mais ses canonniers,
le noyau de sa troupe, voyant leur chef libre, ne comprennent plus
pourquoi ils devraient se battre. Le mystère de ce palais, où siège
le souverain, les intimide malgré eux. Tel est l'esprit de ces temps
où les paroles ont suscité tant de prodiges et suggéré tant de
crimes. Les grandes images républicaines gardaient encore, dans les
imaginations populaires, toute leur puissance. Les mêmes hommes
qui auraient pris ou tué, sans scrupule, chaque conventionnel indi-
viduellement, dénoncé comme traître à la patrie et proscrit par la
loi, hésitent et s'arrêtent devant la majesté de cette loi même, de
l'assemblée qui la fait, de cette république pour laquelle tout s'ac-
complit. Le 2 juin, ils ont réduit la Convention à capituler, mais ils
l'ont fait pour obtenir le décret de proscription des girondins. Comme
la foule qui avait ramené Louis XVI à Paris en octobre 1789 et en
juin 1791 , ces révolutionnaires faisaient acte de foi au souverain
en le violentant. C'est le secret du 2 juin; c'est aussi le secret du
9 thermidor. Hanriot vit ses hommes indécis. Il alla chercher des
ordres où il pouvait en recevoir, et fit faire volte-face à sa troupe,
vers l'Hôtel de Ville. Les députés, en rentrant, vers sept heures,
dans la salle des séances, apprirent le péril auquel la Convention
venait d'échapper. Ce péril n'était que différé.
Robespierre avait été conduit à la prison du Luxembourg. Le
geôlier refusa de le recevoir sans un ordre de la commune. Diri-
geant ses gardiens qui semblaient lui faire escorte, Robespierre se
LA POLITIQUE DE ROBESPIERRE. 913
fit conduire aux bureaux de la police, sur le quai des Orfèvres. Il
lui suffisait d'avoir échappé à l'écrou du Luxembourg ; il ne tenait
pas à être libre, à l'être surtout au milieu de la commune. 11 lui
convenait de conserver son rôle de victime. Si quelque coup de
force se tentait pour sa déli\Tance, il entendait en laisser les risques
à ses partisans pour en exploiter ensuite les avantages avec d'au-
tant plus d'âpreté que sa vertu en aurait été moins ternie. A cette
heure suprême de sa carrière, il subtilisait encore et raffinait sur
les ménagemens de sa réputation et de sa vie. Il ne trouvait en
lui-même d'autres ressources que les équivoques. Il lui parut que
la police formait un milieu entre la Convention et la commune, et
que ce serait la place convenable pour y attendre, en sûreté, les
suites de la journée. Il y arriva vers huit heures. La commune, ce-
pendant, s'occupait de le sauver, surtout de se défendre elle-même.
Elle nomma un comité d'action de neuf membres, enjoignit à tous
les agents municipaux de n'obéir qu'à ce comité et envoya ColFmhal
délivrer Robespierre. Coffmhal l'enleva, en quelque sorte, et le
força à venir prendre le commandement des hommes qui se dispo-
saient à se battre pour sa cause. A l'Hôtel de Ville, Robespierre
retrouva son frère, Couthon, Saint-Just. Il n'avait plus à faire
qu'acte de présence et effort d'attitude. Ses complices se chargeaient
de déployer l'énergie qui lui manquait.
Les conventionnels apprirent très vite ces événemens. Ils se
jugent condamnés s'ils attendent l'attaque. Ils protestent, ils
jurent, dans la confusion, de mourir à leur poste. Tandis que
le chœur, qui remplit la scène, développe ces intermèdes de tra-
gédie, les meneurs des comités avisent à l'action. Ils proposent et
font décréter la mise hors la loi des deux Robespierre, de Couthon,
de Saint-Just, du maire de Paris, des membres de la commune. Ils
expédient, dans les sections, des commissaires pour y porter ce
décret, l'expliquer et appeler la garde nationale à la défense de
l'assemblée. Ils nomment Barras commandant en chef de la force
armée de Paris. C'est un ancien officier qui poursuit dans la révo-
lution une carrière d'aventures commencée sous l'ancien régûne.
Bien né, de formes polies, l'esprit résolu, la main rude, homme de
coups de bourse et de coups d'État, bon à enlever un prince, à
mettre à sac un couvent, à conquérir une colonie, à écraser une
émeute, à disperser une assemblée, selon l'intérêt du moment. 11
recrute une poignée de montagnards déterminés, comme lui, à
jouer à fond la partie. Ces commissaires se répandent dans les sec-
tions. Ils ne se mettent point en frais d'imagination ni d'éloquence,
ils accusent tout crûment Robespierre de royalisme. Si monstrueuse
TOME xciv. — 1889. 58
{)ill REVUE DES DEUX MONDES.
que soit l'accusation, elle porte. Les Parisiens s'étaient habitués à
croire les délateurs par cela même qu'ils dénonçaient, et à obéir à
quiconque commandait au nom du peuple souverain. D'ailleurs, ils-
avaient assez de Robespierre qui promettait tout, qui ne donnait
rien, qui épouvantait les gens paisibles et dérangeait les divertisse-
luens des autres. Ce qui venait de se passer dans la Convention,
entre la montagne et la plaine, allait se répéter dans Paris. La terrible
formule : hors la loi! imposait auxplus grossiers. Robespierre l'avait
environnée d'une sorte d'horreur sacrée qui tenait de la république
des Romains et de l'inquisition des Espagnols. Les sections avaient
suivi la commune, parce que la commune possédait la force, et Ro-
bcyspierre parce qu'il personnifiait la Convention. Les commissaires
dissipèrent l'équivoque. Les sections virent d'un côté la Convention
et de l'autre la commune : elles se prononcèrent pour la Conven-
tion qui représentait le peuple, la répubhque, la loi, c'est-à-dire
tout ce qui demeurait, dans les esprits, des idées de souveraineté
et de gouvernement.
A deux heures du matin, la Convention disposait d'une force ar-
mée supérieure à celle de la commune ; mais elle pouvait surtout
Yaincre la commune parce que cette force qu'elle lui opposait n'était
point une force contre-révolutionnaire : c'était la révolution même
en armes, réagissant sur elle-même pour se sauver de ses propres
excès. La Convention prend l'offensive. Rarras et Bourdon marchent
sur l'hôtel de ville et dispersent les bandes attroupées sur la place.
Habituées à tout voir céder devant leur attaque, ces bandes tour-
billonnèrent dès qu'elles se virent assaillies par une troupe résolue.
Traqués dans l'hôtel de ville, Robespierre le jeune, Couthon, Saint-
Just se débattaient dans l'étoiinement et l'impuissance; Maximihen
Robespierre, comme figé en lui-même, paralysait par son incertitude
ce qui subsistait d'entreprise chez les siens.. Il n'avait eu qu'une
pohiique : faire peur, toujours plus peur, afin de vivre; il avait
tant fait peur qu'à la fin on allait le tuer. Il ne comprenait pas.
Tout à coup, un gendarme du nom de Méda pénètre dans la salle
du conseil, un pistolet à la mahi. Il reconnaît Robespierre affaissé
dans un fauteuil, la tête reposant sur la main gauche. Il marche
sur lui, tire et lui brise la mâchoire. Les assaillans envahissaient
partout. Il y eut comme un vertige de mort. Lebas se brûle la
cervelle. Robespierre le jeune se jette par la fenêtre. Les autres
sont pris. Maximilien Robespierre, frappé à mort, défiguré par sa
blessure, son habit bleu de l'Être suprême dechu'é en lambeaux,,
souille de sang et de poussière , est porté au comité de sûreté
générale. On l'y laisse sans secours jusqu'au matin. Un cliirur-
gien le panse alors, afin qu'il puisse paraître au tribunal et figurer
LA POLITIQUE DE ROEESI'IKRRE. 915
SQi" l'échafaud. Aux difïérentes stations où l'on le traîne, la popu-
lace, qu'il avait encensée, menace de l'écharper. Elle l'invective de
ces noms de sire! et de roi! dont il a fait les pires des injures.
Toutes les ignominies que douze mois d'anarchie terroriste, l'habi-
tude du sang, la familiarité des supplices, l'opprobre jeté sur les
vaincus, avaient enseignées à la foule parisienne, Uobespierre les
éprouva. Il subit cette loi d'égalité dont il s'était armé pour
s'élever au sommet de l'État et faire de son personnage d'em-
prunt quelque chose de plus formidable que Richelieu et Calvin
réunis. Il ne montra ni de remords de ses actes ni de désillusion
de ses idées. Il supporta cette agonie, qui dura quinze heures, avec
le stoïcisme de la vertu méconnue par les hommes et victime de
l'adversité des choses. Si l'on considère qu'il était né doux, sen-
sible et pusillanime, que l'ambitieux et le machiavéliste n'étaient
•chez lui que les dehors d'un utopiste, fanatique de sa chimère,
•et d'un hypocondriaque obsédé des hallucinations de la mort, on
juge qu'il a dû eflroyablement souiïrir.
On vit, à la rapidité et à la profondeur de sa chute, à la grossiè-
reté des hommes qui le renversèrent, à l'écroulement subit et irré-
médiable de son système, de quel poids il pesait sur la France et
combien cependant il était peu de chose dans la république. Aussi
longtemps qu'il s'enveloppa de soupçons et qu'il se lit pour ainsi
dire, un rempart de ses ennemis, il put dissimuler le néant
-de son âme; mais quand il eut tout abattu devant lui, qu'il se
présenta seul devant le peuple, et que l'heure vint de révéler
son secret, il demeura banal et s'échappa encore en délations. On le
fit taii'e : il resta consterné. Il lui avait suffi de triompher pour perdre
son prestige. Quelqu'un le frappa du pied et il tomba. Le peuple
s'était admiré en sa personne; il le renia lorsqu'il vit en lui ce
qu'il méprise le plus, un rhéteur sans souille, un visionnaire effaré,
un prophète confondu, un tyran écrasé. Robespierre avait telle-
ment identifié la Terreur avec sa personne que, lui abattu, la Ter-
reur s'évanouit d'elle-même. Elle avait perdu son masque, et avec
son masque, sa raison d'être.
Albeut Sorel.
FEMMES SLAVES
IIP.
ZARKA (la dalmatie).
Là-haut, sur le plateau montagneux dalmate, non loin de la
frontière du Monténégro, se trouvent, depuis des siècles, deux vil-
lages qui sont aussi près que loin l'un de l'autre. Près, parce qu'ils
ne sont séparés que par un profond ra"\in, de sorte que les chau-
mières de Bratinje et de Mladoska sont construites, vis-à-vis les
unes des autres, à peine à la distance d'un coup de fusil. Loin,
parce qu'aucun pont ne traverse ce sombre ravin, et que, pour se
rendre d'un village à l'autre, par la route qui serpente sur les
flancs de la montagne, il faut au moins deux heures.
Là, où l'on n'aperçoit que des rochers stériles, s'étendait autre-
fois une superbe forêt qui foiu-nit pendant longtemps à la fière ré-
publique de Venise des mâts pour ses navires.
Aujourd'hui, le soleil darde ses rayons brûlans sur toute l'éten-
due de ces rochers escarpés que n'ombrage aucun arbre, où ne
végètent que des herbes chétives, alternant avec des mousses jau-
nâtres. Avec leurs murs noircis par le temps, les deux villages
sont comme des oasis dans le désert pierreux où, en été, semble
régner le simoun, en hiver le vent polaire glacial.
(1) Voyez la Bévue du 15 juin.
FI-M-MES SLAVES. 917
Au pied de ces rochers, s'étend un autre désert, mais, celui-là,
brillant, étincelant, murmurant, plein de vie et de mouvement,
c'est l'Adriatique azurée.
La principale l'amille de Bratinje était celle des Valentak. A Mla-
doska, les Dragalitsch étaient considérés comme les chefs du ])etit
village. Une vieille, très vieille haine existait entre les deux familles
depuis la domination des Vénitiens. Cette haine s'était montrée
très ardente sous la souveraineté des Français, du temps de Napo-
léon I". A plusieurs reprises, la ^endetta, cette loi sacrée des
montagnards dalmates, avait fait des victimes parmi ces popula-
tions ennemies. Depuis lors, grondait une sourde rancune, qui se
serait plus dune fois manifestée par des actes sanglans, sans la vi-
gilance des gendarmes autrichiens.
Ln jour d'été, il arriva qu"Anaclète Dragalitsch, menant paître
son troupeau, accompagné de son fils Spalatine, fut obligé d'aller
loin, bien loin, jusqu'au Mont-du-Roi, avant de trouver un peu de
verdure. Là, se trouvait déjà Chytran Valentak.
Pendant quelque temps, les chèvres et les agneaux des deux en-
nemis continuèrent de paître séparés, les uns des autres, comme
s'ils eussent partagé les sentimens de leurs maîtres. Mais, tout à
coup, deux béliers puissans s'étant rencontrés, ils se heurtèrent
l'un contre l'autre, et leur lutte furieuse amena une dispute entre
les deux hommes.
Tous deux étaient de vrais Dalmates, c'est-à-dire deux géants
maieres et musculeux. La tête chauve de Chvtran était remar-
quable pai' deux yeux sombres, aux regards perçans, enfoncés
sous des sourcils touffus, tandis qu'Anaclète était reconnaissable à
distance par les boucles blanches de sa chevelure, et sa moustache
pendante, noire comme des ailes de corbeau.
Pour combattre, ces rudes pasteurs, espèce de chevaliers vêtus
de toile grossière, méprisaient les armes vulgaires ; ils ne luttaient
ni à coups de poing ni à coups de couteau. Après s'être provoqués
par quelques apostrophes pleines de fureur, ils ôtèrent brusque-
ment, comme à un signal donné, leurs manteaux velus et tirèrent
leurs handjars de lem- ceinture. Puis, ils se ruèrent l'un sur
l'autre en poussant une sorte de cri de guerre.
Au moment où la lutte s'engageait, Spalatine, le fils de Draga-
litsch, était éloigné de son père d'environ deux cents pas; il se mit
à courir, mais, quand il arriva, Anaclète était étendu sur le sol,
râlant. Chytran avait disparu.
Trois jours après ce duel, tous les parens des Dragalitsch étaient
réunis dans la maison mortuaire, et lorsqu'ils l'eurent enterré
avec toute la solennité usitée, Spalatine, gravement, dignement,
prit possession du titre de chef de famille. 11 faut dh-e que, désor-
918 REVUE DES DEUX MONDES.
mais, toute sa famille se composait de lui et de sa sœur Zarka, qui,
d'un couvent de Raguse, où elle était élevée par des nonnes, ac-
courut pour assister aux funérailles de son père.
— Mais qui vengera la mort du père? denianda-t-elle au mo-
ment de monter dans la barque qui devait la reconduire à Ra-
guse.
— Qui? répliqua sourdement Spalatine d'un air menaçant, tu le
sauras bientôt; bientôt, tu entendras parler de moi.
En elî'et, un soir, que Chytran Valentak, au milieu du brouillard
argenté de la lune, longeait, le fusil sur l'épaule, le bord du ravin
qui séparait les deux villages, dans l'intention de tirer la zibeline,
il s'entendit tout à coup s'appeler de l'autre bord.
— Qui m'appelle ?
— C'est moi, Spalatine.
Chytran comprit de quoi il s'agissait. — Je t'attends! cria-t-il.
— As-tu ton fusil ?
— Oui.
— Penses-tu que la balle arriverait jusqu'ici?
— Tu aurais tort d'en douter.
— Alors, si tu veux, nous compterons jusqu'à trois, et nous
tirerons en même temps.
Spalatine s'avança jusqu'à l'extrême bord du gouffre, et mit en
joue. Chytran en fit autant de son côté, et compta : un, deux, trois.
Les deux coups n'en firent qu'un : Spalatine ^et Chytran étaient tou-
jours debout, mais, soudain, celui-ci invoqua la sainte Vierge,
chancela et tomba, la figure en avant, au fond du ra^dn.
Dans la même nuit, Spalatine s'enfuit du village. Les gendarmes
et les douaniers le cherchèrent longtemps en vain, mais en re-
vanche, Lazar Valentak, le fils de Chytran, finit par le découvrir
dans une des cavernes de la montagne, où Aida, sa fiancée, hu
portait, de temps à autre, des vivres et des munitions.
Spalatine n'essaya pas de fuir. Il craignait la prison, mais il était
prêt à recommencer la lutte avec ses ennemis mortels. Avec beau-
coup de sang-froid et de courtoisie, les deux jeunes gens choisirent
le champ de bataille, divisant entre eux le soleil et le vent, et
s'avancèrent l'un sur l'autre, le handjar à la main.
Le combat fut long, et tellement acharné que leur sang cou-
lait de plusieurs blessures, et que les forces commençaient à leur
manquer. Enfin, Spalatine tomba frappé à mort. Faisant ensuite un
dernier effort, Lazar Valentak se traîna jusqu'à la frontière monté-
négrine, qui se trouvait à une centaine de pas du lieu du combat, la
franchit, et s'affaissa, en perdant connaissance, sur le sol étranger.
Il fut trouvé dans cet état par un chasseur qui, avec l'aide d'une
bergère, le porta dans le village monténégrin le plus proche.
FEMMES SLAVES. 919
Zarka vint aux funérailles de son frère, puis elle retourna à Ra-
guse pour faire ses adieux définitifs au couvent. Quand elle revint
à Mladoska pour entrer en possession de la maison abandonnée, il
n'existait plus, des deux familles ennemies, que Lazar Yalentak et
elle.
Personne ne parlait à Zarka du devoir traditionnel qui semblait
lui incomber de venger la mort de son frère, car elle n'était qu'une
femme, et les montagnards à moitié sauvages des bords de l'Adria-
tique, ne considérant la femme que comme une sorte de bête de
somme, ne peuvent la croii'e capable de sentimens belliqueux et
chevaleresques.
On ne lui parlait pas de la vendetta, mais on la traitait comme
une paria couverte d'ignominie, malgré son innocence. Ses voisins
l'évitaient, ses parens même s'éloignaient d'elle. Elle vivait ainsi
abandonnée dans sa cabane, comme une maudite, seule avec ses
chèvres et ses agneaux qu'elle menait paître, loin du village, dans
des lieux où elle espérait ne rencontrer personne.
Souvent, elle se tenait assise sur un bloc de pien-e, couvert de
lichen, ayant devant elle, presque à ses pieds, la mer bleue et cha-
toyante, promenant ses regards dans le lointain, à travers cette
humide solitude où passaient des voiles blanches et d'où s'élevait,
de temps à autre, la colonne de fumée de quelque bateau à vapeur.
Alors, il lui arrivait parfois de maudire l'heure de sa naissance et
d'accuser le Créateur de l'avoir placée, dans ce monde grossier et
cruel, sous la forme d'une femme faible, impuissante et méprisée.
Heureusement, elle avait une foi si touchante et si profonde qu'elle
se relevait vite de ces défaillances et se mettait à prier Dieu de lui
donner la force nécessaire pour supporter son sort avec résignation.
Un jour, elle rencontra une bergère de Bratinje : — Est-ce que
Lazar Valentak est chez lui? demanda-t-elle.
— \on.
— Tu le connais ?
— Si je le connais!
— Quel au" a-t-il ?
— Si, un jour, tu rencontres un jeune honnne à la ^ue de qui
ton cœur commence à battre avec précipitation, ce sera Lazar.
Zarka se mit à réfléchir, (c 11 se cache, » pensa-t-elle.
— On dit qu'il s'est enfui en Italie et qu'il s'est enrôlé comme
soldat, dit la bergère.
Zarka poussa un gros soupir.
Quelques jours plus tard, dans une de ses pérégrinations, elle se
trouva sur le territoire monténégrin. Là, dans un bois de sapins,
elle vit tout à coup un jeune chasseur s'approcher d'elle. Tous deux
920 REVUE DES DEUX MONDES.
s'arrêtèrent surpris et se regardèrent quelques instans avec une
sorte d'admiration.
Dans son costume monténégrin, avec sa chaussure fixée par des
courroies, son pantalon large, sa jaquette courte et garnie de bran-
debourgs, sa casquette ronde, plate, ornée de plumes de paon, le
handjar et les pistolets à la ceinture, un fusil incrusté d'argent au
bras, il apparut à la jeune fille comme un héros des épopées slaves
méridionales.
Quant à Zarka, sa beauté était de nature à charmer des regards
plus expérimentés que ceux du beau montagnard. Avec son cos-
tume moitié slave, moitié turc, ses petites bottes rouges, son court
jupon bleu, sa petite jaquette brodée d'or et garnie de fourrure,
s'arrétant à la ceinture, et son petit fez, elle eût été capable de se
faire, d'esclave du sultan, sa toute-puissante souveraine, comme
jadis la belle Paisse Anastasia Listoska.
Son cœur se mit à battre plus vivement dès que son regard se
rencontra avec le regard ardent du bel inconnu. Elle se demanda,
toute troublée, si ce n'était pas Lazar.
— Qui es-tu? s'écria-t-elle, d'un ton qui semblait contenir une
menace.
— Vak Marjewitsch est mon nom, et j'habite le village, ici tout
près, où s'élève la maison de mon père.
— Tu es donc Monténégrin ?
— Certainement; ne sommes-nous pas en pays monténégrin?
Zarka baissa la tête en pâlissant et comme saisie d'une terreur
subite.
— Qu'as-tu donc, ô charmante fille?
— Rien,., rien.
De nouveau elle leva ses yeux sur lui, mais en rougissant cette
fois. Puis elle se disposa à s'éloigner en murmurant : « Adieu!
que Dieu te protège ! »
— Nous ne devons pas nous séparer ainsi, dit le jeune homme,
surtout sans que tu m'aies appris ton nom et celui de ton père.
— Je suis Zarka, la fille de Dragalitsch de Mladoska.
Si elle n'avait pas baissé les yeux en parlant, elle aurait pu voir
pâlir l'inconnu en entendant le nom qu'elle venait de prononcer.
— Tu es belle, Zarka! s'écria-t-il en reprenant presque aussitôt
son sang-froid, tu es belle comme l'aube d'un beau jour, comme la
rose à peine éclose, comme la lune dans sa robe nuptiale argentée!
Aussi, je t'aime déjà, et je ne te laisserai pas partir ainsi.
— Pourquoi? que me veux-tu? demanda-t-elle en tressaillant.
— Je veux te prendre pour femme.
Elle secoua tristement la tète.
fEMMES SLAVE». 921
— Pourquoi ne voudrais-tu pas de moi? fit-il en enlaçant de son
bras \igoureux la taille svelte de Zarka, est-ce que je te déplais?
te sens-tu incapable de m'aimer?
Elle leva sur lui ses beaux yeux remplis de larmes, et, de sa jolie
tête, fit signe que non,
— Alors, tu veux bien m'aimer?
— Oui, car je t'aime déjà.
- — Pourquoi donc ne veux-tu pas être ma femme?
— Ce n'est, de ma part, ni mépris, ni dédain ; je n'ai aucun motif
de te mépriser, et quelle est la jeune fille qui serait assez aveugle
pour te dédaigner? Ne m'oblige pas à te dire mon secret; il ne pèse
déjà que trop sur mon cœur.
— Est-ce que tu ne portes pas un nom honorable?
— Hélas ! je n'ai rien fait pour ternir ce nom. Je suis une inno-
cente victime de la folie des hommes.
— Eh bien! répUqua l'inconnu avec hauteur, laisse-moi le soin
de réparer le mal que l'on t'a fait, je saurai, moi, te faire respecter,
toi et ton nom, et tu pourras relever fièrement la tête. Adieu! bien-
tôt tu auras de mes nouvelles.
— Adieu! répondit-elle.
Elle fixa sur lui un regard ardent, puis, de ses mains hàlées, elle
le saisit par les boucles noires de sa chevelure, non avec la dou-
ceur et les transports attendris d'une amante civiUsée, mais avec
l'emportement et la fureur d'une belle bête fauve de la souple race
des féhns quand elle s'élance sur sa proie. Elle pressa ses lèvres
brûlantes sur celles du jeune homme et s'enfuit.
— Zarka! cria-t-il en courant après elle.
— Que me veux- tu?
— Donne-moi la bague que tu portes à ton doigt.
Elle s'arrêta et revint jusqu'à lui. 11 retira lui-même la bague
d'argent qu'elle portait, et la remplaça par une autre en or.
— Maintenant, tu es ma fiancée, lui mm*mura-t-il doucement à
l'oreille.
Elle lui envoya un dernier regard plein de reconnaissance et
d'ardente tendresse, et ils se séparèrent.
La première fois qu'elle le rencontra de nouveau, il venait de
tuer un aigle. Ils allèrent s'asseoir côte à côte sur une pente
douce, à l'ombre d'un gros pin qui s'élevait solitaire sur la hau-
teur, étreignant de ses puissantes racines les rochers éternels, et
baignant ses branches d'un vert sombre dans la lumière dorée du
soleil. I.e jeune chasseur tenait la bergère entre ses bras, lui mur-
murant à l'oreille de douces paroles d'amour, tandis que le trou-
peau paissait paisiblement autour d'eux.
922 REVUE DES DEUX MONDES.
Ils étaient devenus pensifs. Tout à coup, Zarka leva la tête ; sa
figure avait pris un air sévère , son regard était devenu sombre.
— Il faut, mon bien-aimé, dit-elle, que tu me promettes une
chose.
— Tout ce que ton cœur voudra.
— Eh bien ! je veux que, pour cadeau de noces, tu m'apportes
la tête de Lazar Valentak.
0 — Tu l'auras, dit le jeune homme avec un sourire ; il ne tiendra
même qu'à toi de la voir se prosterner à tes pieds, car Lazar Va-
lentak,.. c'est moi.
A cet aveu inattendu, Zarka se détacha bruscfuement des bras
qui l'enlaçaient et bondit sur ses pieds. — Toi! Lazar? Tu m'as
donc menti?
— Oui, je t'ai menti ; oui, je me suis présenté à toi sous un nom
étranger, parce que, dès que je t'ai vue, je t'ai aimée. Est-ce
qu'entre nous il n'a pas coulé assez de sang des deux côtés? Désor-
mais, nous devons vivre en paix. C'est Dieu qui le veut!
— Jamais! s'écria Zarka, pâle et tremblante. Le sang de mon
frère est encore sur tes mains. La mort seule pourrait nous récon-
cilier.
— Tu sais bien, Zarka, ma bien-aimée, que rien ne t'oblige à
continuer la vendetta.
— Pourtant, je te tuerai si tu ne me tues pas avant.
— Tu me hais donc bien?
■■ — Non, Lazar, je t'aime, répondit tristement Zarka; mais, entre
nous se dressent les ombres de tous ceux qui ont péri victimes de
la vieille haine. Nous ne serions jamais heureux.
Lazar inclina la tête : — Tu as raison, dit-il. Il réfléchit un instant.
— Alors, tue-moi, ajouta-t-il en se redressant.
: — Soit, je vais te tuer! fit-elle en s'elïorçant d'être énergique.
Lazar prit son pistolet à sa ceinture et le lui tendit. Elle visa la
poitrine de son fiancé, puis laissa tomber sa main. — Je ne peux
pas ! dit-elle à moitié défaillante.
— Alors, mourons ensemble! s'écria Lazar, le veux-tu?
— Oui, je le veux!
Lazar la prit dans ses bras, appuya une dernière fois ses lèvres
sur celles de la malheureuse jeune fdle et lui enfonça son handjar
dans le sein : — Tire mahitenant sur moi, lui dit-il en la couchant
doucement par terre et en dirigeant vers lui le canon du pistolet
qu'elle n'avait pas abandonné. Un coup retentit, plusieurs fois répété
par l'écho le long de la montagne et Lazar tomba foudroyé à côté
de Zarka. La jeune fille laissa aller sa tête déjà toute pâle sur la
poitrine de son fiancé, qu'elle inonda de sang chaud et pourpre, et
mourut.
FEMMES SLAVES. 923
IV.
LA PÉNITENTE (petite-russie/.
C'était jour de grande foire au chef-lieu du district. La vaste
place était couverte de baraques lormant des avenues et des rues,
comme une seconde ville, pleine de vie, de mouvement et de bruit.
Des milliers de gens circulaient sous le ciel bleu, par le soleil doré
d'une belle et fi-oide journée d'automne. Les paysans petits-rus-
siens étaient venus avec leurs chariots attelés de trois chevaux,
suivis d'un poulain, la cloche au cou. Parmi les pelisses en peau
de mouton blanche et les foulards multicolores des paysannes, on
apercevait les caftans noù*s des Juifs, les figures rusées des Amné-
niens, les sérieux Karaïtes aux longues barbes, et les Menonites
avec leurs cheveux blonds.
Des gentilshommes polonais, vêtus de redingotes à brande-
bourgs, traversaient lentement la foule dans leurs voitures. Çà et là
de grandes dames en toilettes élégantes, de leur siège, souriaient
et coquetaient.
Ici on marchandait des chevaux fins et fougueux, là des bœufs
magnifiques, de race hongroise, aux cornes en forme de lyre. Des
paysannes admiraient des bijoux en faux corail, des perles de
verre, des foulards aux teintes voyantes, des bottes en maroquin,,
de toutes couleurs, pendant que les enfans mordaient à belles
dents dans le pain d'épice, et que les hommes se régalaient d'eau-
de-vie.
Ceux qui manquaient d'argent s'acquittaient avec des produits
agricoles. Il s'établissait une sorte d'échange, comme chez les trap-
peurs américains ou dans les bazars de l'Asie.
Des paysannes payaient un petit pot de fard ou un peigne avec
quelques mesures de blé ou un certain nombre de peaux de brebis.
Au son de la grosse caisse, des écoliers, des servantes et des
soldats s'élançaient sur les chevaux, les cygnes et les cerfs de bois,
et tournaient tous dans un tourbillon vertigineux. Non loin de là
criaient des perroquets, devant la tente d'une ménagerie à l'aspect
misérable, et deux athlètes, tout transis dans leure maillots par-
semés de paillettes d'or, exécutaient des tours variés.
Des Juifs et des Tziganes faisaient entendre leurs mélodies sau-
vages auxquelles se mêlait le bruit assourdissant des trompettes
et des tambours d'enlant, des flûtes et des petits violons.
Au milieu de cette foule et de ce vacarme se promenait paisible-
ment un jeune homme habillé en bourgeois. C'était un étudiant
924 REVUE DES DEUX MONDES.
nommé Roman Dorochcnko, qui était venu passer quelques jours
de vacances chez ses parens, de braves provinciaux.
11 avait le vrai type cosaque : grand, élancé, nerveux, les che-
veux blonds coupés ras, il portait haut sa jolie tête aux traits sé-
vères et réguliers, et ses yeux au regard hardi lui donnaient un
air fier et provocant. Il n'achetait rien, n'avait rien à vendre, et ne
prêtait pas plus d'attention aux tigres et aux jongleurs qu'aux jo-
lies femmes dans leurs toilettes parisiennes et aux filles du village
avec leurs lourdes tresses.
11 marchait au milieu de tout ce monde, comme parmi les arbres
morts d'une sombre forêt de sapins, et paraissait absorbé dans ses
pensées.
Soudain un grand mouvement se produisit dans la foule com-
pacte. 11 se fit un silence que troublait seul le cri perçant des aras;
tout le monde s'écarta avec une sorte de respect et un léger fré-
missement.
Une apparition étrange, mystérieuse et surhumaine traversa
lentement la large voie que formait cette multitude d'hommes.
C'était une jeune femme d'une beauté énigmatique, diabolique et
angélique à la fois. Elle était grande et forte ; son vêtement simple
et de couleur sombre, retenu à la taille par une corde grossière,
laissait voir son cou, sa nuque et ses bras magnifiques brûlés par
le soleil. Elle marchait pieds nus, et la tête nue. Ses cheveux opu-
lens, d'un blond rougeàtre, tombaient dénoués jusqu'il ses hanches.
Sa belle tête, aux yeux candides, était courbée profondément et son
dos ployait presque sous le poids d'une grande croix, grossière-
ment charpentée. Pourtant elle était aussi fière dans son abaisse-
ment, que touchante dans son mépris du monde. Tous la regar-
daient surpris ; quelques-uns faisaient le signe de la croix, mais
personne n'osait lui adresser la parole.
Ce ne fut qu'à l'extrémité de la ville, arrivée aux dernières mai-
sons, qu'une voix humaine résonna pour la première fois à son
oreille.
Sur les marches d'une petite maison, nouvellement blanchie, une
femme jeune et jolie se tenait debout, un petit bonnet sur la tête,
se prélassant avec complaisance dans sa kazabaïka garnie de four-
rure. Le poing sur la hanche, dans tout l'orgueil de sa vertu
cruelle, elle lui jeta un regard moqueur et s'écria: « Ah! voyez
la pécheresse, elle a flétri sa jeunesse dans la débauche, et main-
tenant qu'elle ne peut plus séduire personne, elle veut se réconci-
lier avec Dieu. C'est la flagellation qu'il te faudrait, Madeleine re-
pentante, et si je t'avais sous la main, je t'aiderais bien à apaiser
le ciel. »
La pénitente leva la tête et sourit. C'était comme un remercî-
FE\DIES SLAVES. 925
ment muet, et ce sourire, empreint d'une pieuse satisfaction, la
transfigura. Elle s'arrêta, laissa tomber lentement sa croix à terre,
et, se rapprochant de la jeune femme, se jeta à genoux devant
elle.
— Que me veux-tu ? demanda celle-ci.
— Je suis prête, répondit l'étrangère, laissant glisser son lourd
vêtement de ses belles épaules aux chairs rosées, flagelle-moi.
La jeune femme cacha ses mains dans les manches doublées de
fourrure de sa kazabaïka et se tut.
— Je t'en supplie, frappe-moi !
La fière vertu restait toujours muette et ne bougeait pas.
— Si tu ne veux pas me flageller, continua la pécheresse, foule-
moi aux pieds, car je le mérite.
Elle se jeta sur les marches devant son juge, baissant la tête, la
nuque inondée de sa chevelure sauvage.
La jeune femme, les dents serrées^ la frappa à deux reprises du
bout de son petit pied dédaigneux. D'un mouvement spontané la
pénitente, de ses deux mains, s'empara de ce pied, chaussé d'une
pantoufle brodée d'or, et le pressa contre ses lèvres.
— Merci, murmura-t-ellc, tu m'as fait du bien.
Elle se leva, remit sa lourde croix sur son épaule ; puis, triste
et humble, continua son pèlerinage.
La jeune femme, devant la maisonnette blanche, couverte de
vignes grimpantes dorées par le soleil, la suivit d'un regard
étonné jusqu'à ce qu'elle eût disparu dans un nuage de poussière
soulevé par le phaéton d'un riche juif.
Derrière la ville, la route montait et se perdait sur la hauteur, à
travers une grande et épaisse forêt. Là, dans un fourré, caché
derrière un mur noir de petits sapins, la pénitente s'était assise sur
un tronc d'arbre, la tête appuyée sur ses deux mains. La croix
reposait dans l'herbe devant elle.
Elle fut tirée brusquement de son anéantissement et parut se
réveiller d'un rêve lourd et oppressant. Des pas précipités se rap-
prochaient, craquant sur les brindilles de sapin dont le sol était
jonché. L'instant d'après, l'étudiant qui l'avait suivie, écartant les
branches, parut à ses yeux.
L'étrangère tressaillit.
— Ne crains rien, dit le jeune homme, je ne suis pas ici pour
me moquer de toi ou te juger. Tu me fais pitié et je ne puis te
laisser partir, comme les autres, sans chercher à te venir en aide
ou à t'être de quelque secours. Que puis-je faire pour toi? Dis-le-
moi, et je le ferai de grand cœur.
La pénitente secoua la tête.
9*26 REVUE DES DEUX MONDES.
— Tu parais bien lasse; tes forces sont épuisées, reprit-il. Tu
ne peux continuer cette nuit ton pèlerinage, chargée de ton lourd
iardeau. Viens, je veux t'emmener dans la maison de mon père.
— Je te remercie, mais je la profanerais, répondit-elle douce-
ment.
— Alors en quoi puis-je te soulager?
— Tu es bon, répondit-elle, fixant sur lui le regard profond de'
ses yeux bleus d'enfant.
— Dis-moi ce que je pourrais te donner.
— De l'eau, une gorgée seulement. J'ai marché tout le jour,,
je meurs de soif, et n'ai plus la force d'aller à la recherche d'un
puits.
Roman descendit à grandes enjambées la pente au bas de laquelle-
coulait une source limpide, et remplissant son bonnet d'eau, il la
porta à la pauvre pécheresse, qui la huma à pleines gorgées. —
Que Dieu te récompense, dit-elle, — puis elle retomba dans son
anéantissement. Roman se coucha dans l'herbe à ses pieds et la
contempla.
Tout d'un coup, elle tourna la tète vers lui.
— Ne me regarde pas, s'écria-t-elle, j'ai été une cause de péril
pour plus d'un. Je pourrais te rendre malheureux comme les au-
tres. Ne me regarde pas, va-t'en, va-t'en!
— Non, je reste.
— Je t'avertis une dernière fois.
— Oh! moi, je n'ai pas peur.
— Que me veux-tu donc? demanda-t-elle. Je suis une grande
pécheresse. Ma vie est vouée à la pénitence ; si tu me connaissais
comme Dieu me connaît, tu me cracherais au visage, et tu me re-
pousserais loin de toi.
— Tu ne saurais être mauvaise avec ces yeux-là.
— Je l'ai été pourtant.
— Tu es malheureuse.
— Malheureuse! oh! oui, bien malheureuse! mais j'ai été mau-
vaise, vicieuse et cruelle, et maintenant, je suis une réprouvée, les~
hommes me fuient comme la peste, et ils ont raison.
— Non, ils ont tort.
— Mais que sais-tu donc de moi? dit la belle pécheresse avec m\
sourire amer et douloureux. Ah! si je voulais parler.
— Parle donc.
Après un moment d'hésitation, elle dit :
— Soit! — Je suis la fille d'honnêtes gens. Mon père était
garde-barrière dans un village, près de Koloméa. Mais moi, j'eus
toujours le désir de monter plus haut.
Déjà, tout enfant, quand j'écoutais les contes de iée que nous
FEMircS SLAVES. 927
racontait ma mère, je rêvais au bonheur crôtre une tsarine ou
quelque belle sultane.
J'avais seize ans, c'était par un jour d'hiver froid et lumi-
neux. Une file joyeuse de traîneaux passa devant moi, au' son
d'une musique entraînante ; des chevaux fougueux emportaient df;
jolies femmes enveloppées de fourrures et accompagnées de
galans cavaliers. Je les suivis des yeux jusqu'à ce qu'ils eussent
disparu dans le lointain, se dessinant à l'horizon comme une volée
de corbeaux noirs, et je me demandai : pourquoi ne peux-tu aussi
glisser tes bras blancs dans de molles fourrures et t'étendre non-
•chalamment dans un traîneau doré? Dieu ne t'a-t-il pas créée' aussi
belle que les autres?
Par une tiède nuit d'été, je me baignais dans l'et.ang voisin,
caché au milieu de la forêt. La pleine lune paraissait à travers les
rameaux et me montrait mon image se reflétant dans l'eau. Je me
trouvai belle, et folle de vanité, je couwis de baisers mes bras et
mes épaules.
Quelques jours après, je cherchais des fraises dans la forêt. Vn
jeune couple s'avança vers moi. L'homme était grand et beau, la
femme jeune, charmante et richement vêtue. Je savais qu'elle était
la femme d'un autre, et, pourtant, ils s'embrassaient en secret dans
da forêt. J'étais debout, cachée parmi les broussailles, et je retenais
mon souffle.
Oh! comme ils s'embrassaient! C'en était trop, j'étoufïais. le
poussai un cri de biche blessée et m'enfuis en courant. —
La nuit même, je quittai secrètement la maison paternelle.
J'arrivai dans la capitale ; Là, au milieu de ce tourbillon briilant,
je me sentais dans mon véritable élément. Je voyais la fortune
devant moi, mais ne pouvais encore l'atteindre. Un jour, je me
trouvai dans la rue, sans argent, tourmentée par la faim et gre-
lottant de froid. Je m'arrêtai devant les vitrines illuminées, der-
rière lesquelles j'apercevais des bouteilles de Champagne et -des
pâtés appétissans qui excitaient ma convoitise; je me vis entou-
rée de femmes élégantes, enveloppées douillettement dans leurs
grandes peUsses.
La nuit commençait à tomber, et je n'avais pas de lit. Je me mis
à sangloter.
Au même moment, une vieille femme, à l'air digne, s'approcha
-de moi ; elle m'emmena avec elle, me fit bien manger et boire. J'eus
enfin la volupté de glisser mes bras nus dans les larges manches
d'une molle fourrure.
Cette femme me donna tout, et je lui vendis en échange mon
corps et mon âme. Je me sentis lieureuse jusqu'au jour où je lus
9'28 REVUE DES DEUX MONDES.
blessée la première fois parraiguillon du mépris. Tout mon orgueil
se révolta. Je devins mauvaise et méchante; j'étais avide de sang:
je me vengeai sur les hommes qui m'humiliaient et sur les femmes
qui me fuyaient comme une réprouvée. Je savourais toutes les jouis-
sances du mal avec une sorte de volupté. Je devins un démon pour
ceux qui me désiraient et une brute pour ceux qui m'aimaient.
Je triomphais quand je pouvais fouler aux pieds un homme fol-
lement amoureux de moi, et je le maltraitais comme un chien.
Pourtant, Dieu m'a cherchée et m'a frappée au milieu de ma honte
dorée.
Je tombai malade : un verre de Champagne glacé, bu après une
danse folle, me mit entre la vie et la mort. Étendue sur ma couche,
abandonnée, trahie et pillée par tous, je luttai pendant de longs
jours contre la sinistre visiteuse. Une sœur de charité me soigna
avec un amour tout chrétien.
Elle sauva mon corps et mon àme. '
Dès que je fus rétablie, je vendis tout ce qui me restait de mon
ancien luxe et en distribuai l'argent aux pauvres. Je pris cette croix
sur mon épaule et j'essaie, en faisant mon pèlerinage à travers le
monde, d'obtenir le pardon de Dieu. Me sera-t-il accordé ? Je
ne sais.
Longtemps elle se tut, le jeune homme restait immobile à ses
côtés :
— Mais toi, reprit-elle enfin, tu me connais maintenant, tu vas
me mépriser. Méprise-moi, c'est mieux ainsi, poursuis ton chemin
et laisse-moi continuer le mien.
Elle se leva et essaya de reprendre son lourd fardeau, mais ses
membres fatigués s'y refusèrent.
A ce moment. Roman se leva et prit la lourde croix :
— Que fais-tu? s'écria-t-elle^,effrayée.
— J'irai avec toi.
— Tu voudrais?..
— Oui, je le veux...
— Tu voudrais... porter cette croix si lourde ?
— Oui, pour toi.
— Et pourquoi?
— Parce que je t'aime !
Sacher-Masoch.
A TRAVERS L'EXPOSITION
LES ARTS LIBÉRAUX. — L'HISTOIRE DU TRAVAIL,
Dans le palais des machines, nous avons vu le travail moderne
à l'apogée de sa puissance ; le directeur de ce travail, l'homme,
nous est apparu maître de la force par la science, maître du monde
par la force. Le palais des Arts libéraux, où notre promenade nous
conduit aujourd'hui, nous montre l'histoire du travail depuis ses
premiers rudimens, les essais timides et gauches des inventions
mécaniques, leurs perfectionnemens successifs. Ces galeries nous
racontent l'histoire de l'homme, depuis ses obscm*es origines, et
comment il est lentement monté à la haute condition qui lui était
promise, de la caverne où le troglodyte taillait ses silex jusqu'au
Collège de France et au Conservatoire des Arts et Métiers.
A l'entrée, un grand Bouddha de bois doré nous accueille. 11
est bien placé là, le dieu lointain, à la lèvre indulgente et mysté-
rieuse, à l'œil sagace et désabusé. 11 nous prémunit contre l'orgueil
et aussi contre les vaines apparences ; il enseigne que les certi-
tudes absolues sont rares, que le savoir a ses engouemens, ses
modes changeantes, et qu'il les faut accepter avec un esprit de
doute bienveillant. Sous le dôme des machines, nous avions af-
(Ij Voyez la Bévue du l" et 15 juillet et du 1'^'' août.
TOME xciv. — 1889. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
faire aux seules sciences irréfutables, à celles qui prouvent cha-
cune de leurs affirmations par une application triomphante; ici, nous
serons parfois induits en tentation par des sciences plus conjectu-
rales. Voici, derrière le Bouddha, un vaste charnier de crânes, de
squelettes, d'écorchés anatomiques : c'est la section d'anthropologie
et d'ethnogi-aphie, la préface de l'histoire humaine. Un gorille ouvre
paternellement la série des temps. Pour le visiteur non initié, des
étiquettes permettent seules de distinguer, entre les squelettes et
les cerveaux intentionnellement rapprochés, ceux qui appartiennent
aux pithécoïdes et ceux que les tableaux explicatifs décorent de ce
nom : « Homo indmtrio^uîi, premier sous-ordre des primates. »
Voilà un titre flatteur : est-il suffisamment distinctif? Nous devons
le croire, puisqu'il satisfait tout ce qu'il y a de gens habiles dans
la connaissance des vieux os. Pourtant, ne vous semble-t-il pas
que l'abeille, le castor et d'autres bêtes pourraient nous le disputer?
Ne les appelle-t-on pas communément des animaux industrieux?
Sur ces tableaux et dans ces vitrines, rien n'affirme expressé-
ment la parenté de l'homme et du singe ; tout est disposé pour
nous la persuader. La chose est possible, vraisemblable, si l'on
veut ; qu'on en fournisse une preuve, et notre sentiment filial en
suspens sera heureux de retrouver un père. Nous ne comprenons
déjà plus le premier émoi des bonnes âmes qui se révoltèrent
contre cette filiation. Sans entrer dans les subtilités de détail,
toutes les théories sur la création peuvent être ramenées à deux
hypothèses : l'opération immédiate, d'un coup de baguette, qui
satisfaisait l'imagination de nos aïeux, qui n'est plus recevable de-
puis que nous connaissons mieux l'histoire physique de notre globe
et de ses voisins ; l'opération lente, conforme aux lois générales de
l'évolution, accomplie par l'intermédiaire des causes secondes. L'une
et l'autre réservent la place d'un créateur; la deuxième explication
recule son intervention, mais elle s'accorde mieux avec ce que nous
pouvons concevoir de la puissance et de la sagesse infinies ; elle
exige une interprétation des textes sacrés dans leurs parties sym-
boliques, elle n'implique aucune contradiction formelle de ces
textes. Depuis le grand essor des sciences de la nature , nous
voyons se reproduire de nos jours le malentendu qui troubla les
esprits routiniers quand les télescopes agrandirent l'univers et dé-
couvrirent l'ordonnance véritable de ses parties : — « Voilà des
certitudes qui ruinent vos croyances, » disaient les Ubertins aux
dévots. — « Donc vos certitudes sont fausses, » répliquaient les
dévots. On écrivit de gros livres pour et contre, on s'injuria, on
se brûla. Quelques années passèrent : tout s'était tassé. Les deux
ordres de vérités qui semblaient inconciliables aux contemporains
A TKAVERS l'eXPOSIIION. 931
de Galilée s'accordaient sans eiïort dans l'entendement des con-
temporains de Leibniz.
Revenons à nos crânes. En voici des boisseaux, de tous les siè-
cles, de toutes les races, de tous les pays. Que la science est
donc une belle chose, et qu'on est infirme sans ses lumières!
Évidemment, ceux qui savent découvrent une infinité d'indices
sur ces fronts blanchis d'où la pensée s'est envolée; ils y lisent
les caractères spécifiques des cervelles qui remplirent ces boites,
leurs perfectionnemens graduels dans le temps, depuis l'homme
quaternaire jusqu'à celui de la troisième répubhque, dans l'espace,
depuis le Boschiman jusqu'au Parisien, dans l'intelligence, depuis
l'idiot jusqu'au génie, dans la vertu, depuis l'assassin CoUignon
jusqu'à M. de Montyon. Pour moi, qui n'en sais pas beaucoup
plus long que le fossoyeur d'Hamlet, et qui ferais mal la dilîerence
du crâne de Yorick à celui d'Alexandre, je ne vois rien. L'igno-
rance fait naître des doutes injurieux. On me montre des crânes
classés en série d'après leur provenance; j'ai toujours envie de
demander la contre-épreuve, l'indication de la provenance sur des
pièces que j'aurais choisies. Je demeure rêveur devant une armoire
pleine de « crânes belges, » depuis la plus haute antiquité jusqu'à
nos jours ; si quelque main malicieuse secouait une nuit cette ar-
moire, après avoir effacé les numéros d'ordre, tomberait-on d'ac-
cord le lendemain pour remettre à leurs places respectives le
chasseur de la forêt nervienne et l'habitant actuel de la Montagne-
aux-Herbes? Le calcul des probabilités nous invite à parier que
oui, mais pas trop cher. Les affirmations des personnes les plus
doctes achèvent de me troubler. Un savant allemand a dessiné là
l'homme de Néanderthal tel qu'il se le représente d'après un crâne
fameux : poilu, prognathe, le front fuyant. Cette esquisse donne un
type intermédiaire entre un beau chimpanzé et un vilain homme.
Le savant allemand devait avoir de bonnes raisons, j'y voudi-ais
crou-e : mais d'autres me dissuadent. M. Godron a pubhe un dessin
reproduisant la tête de saint Mansuy, évêque de Toul ; ce saint exa-
gère les traits les plus saillans de l'homme de Xéanderthal ; et
M. Yogt a cité l'exemple d'un de ses amis, médecin distingué, qui
se trouve dans le même cas. Un autre spécimen célèbre de l'homme
quaternaire est le vieillard de Cro-Magnon ; or :\L Broca a trouve
que la capacité crânienne de ce lointain ancêtre est notablement
supérieure à celle d'un Parisien du xix« siècle. Où est le progrès,
alors? Peut-être sur ce tableau, où l'on a comparé les moyennes de
trois séries ainsi qualifiées : Parisiens quelconques, — assassins,—
hommes distingues. La moyenne de la dernière catégorie est sen-
siblement supérieure aux deux autres, mais il est triste de penser
que les Parisiens quelconques dilfèrenl à peine des assassins par
932 REVUE DES DEUX MONDES.
une fraction infinitésimale. Chose plus triste encore, un autre ta-
bleau, dressé par M. Duvernoy, m'enseigne que le rapport du cer-
veau au reste du corps est de 1 : /i 8 chez le gibbon, de 1 : 30 chez
l'homme, de 1 : 14 chez le serin; d'où il suivrait que cet oiseau
nous passe de beaucoup en intelligence relative, nous tous les pri-
mates.
Les transes de l'esprit redoublent devant la vitrine italienne
d'anthropologie criminelle. On sait que les physiologistes d'outre-
monts, à la suite de M. le professeur Lombroso, ont poussé leurs
recherches de ce côté. Quand on regarde la devanture d'un libraire
de Rome ou de Florence, on est frappé de voir que la majeure
partie des publications nouvelles, depuis quelques années, se rap-
portent à cet ordre d'études. Il semble que l'idéal inavoué, dans
le pays d'où nous vint la science du droit, soit de remplacer les
codes par quelques appareils d'anthropométrie. Ces messieurs
nous 'ont envoyé une riche collection de moulages pris sur des
tètes de condamnés. Ici encore, le manque d'habitude égare mon
jugement. Cette cire verte, qui joue le bronze antique, je l'aurais
acceptée pour une belle tête consulaire exhumée du forum ; elle me
rappelle l'orateur du Capitule. Erreur, c'est l'assassin La Gala.
A côté de ce meurtrier, un iitupratore ; je ne puis m'empêcher de
lui trouver le front d'un penseur, l'air noble et méditatif. D'autres
masques sont plus ingrats ; n'oubliez pas qu'ils ont été moulés sur
des gens qui n'avaient aucune raison de sourire. On entend fréquem-
ment cette exclamation dans la foule qui circule devant les vitrines :
<( Ils ne sont pas comme tout le monde ! » Sans doute ; mais plus que
jamais je demande la contre-épreuve. Que l'on mêle à ces têtes de
coquins quelques têtes de grands hommes, prises en un moment
de souci et la barbe mal faite, vous entendrez sûrement la même
remarque de la foule : « Ils ne sont pas comme tout le monde. »
J'oubliais, il est vrai, que cette contusion ne dérangerait pas les
théories des aliénistes subalpins, au contraire. — Que d'embarras
dans ces études ! On a placé là-haut le crâne de Charlotte Corday ;
nous serions peines d'apprendre qu'il a quelque conformité avec
celui du cocher Collignon, et cependant il y aurait des raisons
pour que cela soit, si la prédisposition au meurtre se reconnaît à
des signes certains. Il arrive parfois qu'un détenu occupe ses loi-
sirs à graver au trait des bonshommes sur le pot à l'eau de la pri-
son; M. Lombroso expose ces cruches sous la rubrique: « Céra-
mique criminelle. » Ces dessins expriment, paraît-il, tout le vice
des artistes qui les ont tracés.
On ne s'arracherait jamais d'une section où l'on apprend tant
de choses. Des cartes teintées nous montrent la France divisée en
deux régions, d'après la couleur des cheveux : la zone brune et la
A TRAVERS l'eXPOSITION. 933
zone blonde sont sensiblement égales. Même partage équitable entre
les yeux bleus et les yeux noirs. D'une collection de cristallins en
émail, donnant la coloration de l'iris chez les difïérentes races, il
semble ressortir que les plus beaux yeux se trouveraient chez les
Lapons. On est tenté de réclamer en faveur d'une race éteinte, les
Aztèques, pour peu qu'on ait examiné, dans le pavillon de la répu-
blique bolivienne, une sébile pleine d'yeux fossiles, translucides,
d'un or pâle de topaze. La rêverie s'y arrête longtemps, eiïrayée et
retenue devant ces reliques où la lumière réveille des images mys-
térieuses. Quel joaillier pourrait offrir à une reine un collier qui
valût ces diamans humains? Diamans morts, qui recevaient la
splendeur du monde et la transformaient en idées, longtemps avant
que le pied d'un Européen ne se fût posé sur la terre améri-
caine. Jls ont admiré les soleils du Pacidque, ils ont jeté comme les
autres leurs feux d'amour; peut-être une image dernière demeure
et continue de vivre, invisible pour nous, au fond de chacun
d'eux, si toutefois le poète dit vrai :
Bleus ou noiis, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,
De l'autre côte des tombeaux
Les yeux qu'on ferme voient encore.
D'autres yeux voient en dedans, qui ne se sont jamais ouverts. Si
\ ous entrez dans ce palais par la travée des asiles et des écoles
professionnelles, arrêtez-vous à l'atelier de brosserie des jeunes
aveugles. Quelques-uns des pensionnaires s'y livrent à leurs tra-
vaux délicats. Je ne sais rien de plus expressif et de plus attachant
que ces figures recueillies. Chez nous, le rayon de la physionomie
humaine se concentre tout entier dans le regard ; chez eux, il est
diffus, répandu sur tous les traits ; chaque muscle de leur face
exprime l'attention intérieure, avec quelque chose d'infiniment
doux, d'infiniment pur. A qui les dévisage, ces figures communi-
quent la sensation de repos qu'on éprouve en rentrant dans une
chambre obscure, après avoir cheminé par les rues un jour d'été.
Continuons devant nous, suivons le primate à travers ses méta-
morphoses. On a figuré ses premières peines avec ses premières
acquisitions dans une sorte de musée Grévin de la paléonto-
logie. Près de la souche creuse ou de la grotte qui hnu' sert
d'abri, des couples rougeâtres, vêtus de peaux de bêtes, tail-
lent le silex, coulent le bronze, tournent les vases d'argile. Ces
ouvriers essaient leurs premiers pas sur la longue route qui les
conduira à la galerie des machines. Autour de ce noyau de l'huma-
nité primitive, les maîtres de nos écoles d'archéologie ont prêté
leur savoir à l'arrangement de tableaux plus complexes, emprun-
93^ REVUE DES DEUX MONDES.
tés aux grandes civilisations antiques : le potiei- dWthènes et son
confrère des Gaules, l'architecte cluildéen, le roi d'Assur dans ui»
char fidèlement reconstitué par M. Heuzey, les fileuses de lin égvip-
tiennes, les émailleurs et les imprimeui-s de la Chine, partis les
p]-emiers et restés en chemin. L'empereur Fouh-Hi, qui peignait
des sentences sages il y a cinq mille ans, est un écrivain tout à
fait vénérable sous son manteau de feuillages. A côté de ces jeux
de la science, il faut signaler deux œuvres d'un intérêt particulier,
qui honorent grandement l'érudition française : la restitution du
Parthénon, par M. Cliipiez, et dans la salle des missions, à l'étage
supérieur, celle de l'Apadanâ d'Artaxerxès, par M. Dieulafoy.
On avance, on franchit les siècles par sauts un peu brusques, on
an-ive au grand Art, don d"Hermès Trismégiste. L'alchmiiste Maïer.
penché sur ses foimieaux, purifie dans une cornue la médecine
universelle pour tous les métaux imparfaits. Sur les murs, des
signes cabahstiques lui concilient les planètes ; on y voit le ser-
pent Ouroboros et des formules empruntées à la chrysopée de Gléo-
pâtre la Savante. La table ploie sous l'énorme livre, le Theatrum
chemicum, auquel ce philosophe va ajouter de précieux commen-
taires, les Cantilènes intellectuelles du phénix ressuscité. Ne mé-
prisez pas le souffleur Maïer; de sa cave, nous passons directe-
ment dans le laboratoire de Lavoisier, réalité sortant d'un rêve.
Voici Tmiprimerie plantinienne ; la célèbre maison d'Anvers a prêté
la presse de son fondateur, humble aïeule de cette machine Mari-
noni dont nous regardions l'autre jour l'effrayante mouture. D'au-
tres atehers, au rez-de-chaussée, et une suite de vitrines sur les
terrasses centrales, déroulent sous les yeux du visiteur l'histoire
de quelques arts libéraux, dessin, gravure, reliure, orfèvrerie,
céramique, verrerie.
L'affiche-réclame a sa place dans ce musée. Le père de Mon-
taigne demandait déjà qu'il y eût un lieu où celui qui avait
des perles à vendre pût en prévenir le pubhc. Si j'en juge par
le plus ancien spécimen de la collection exposée, l'idée de Mon-
taigne ne trouva sa forme qu'au commencement du xviii® siècle.
Jusqu'aux dernières années de Louis XIV, nous dit M. Maindron
dans son curieux livre, les Affiches illustrées, le monopole de ces
publications était réservé aux libraires et aux comédiens. En 1715,
un sieur Marins, marchand de parapluies, placarda sur les murs de
Paris l'annonce de sa marchandise. Quand on réfléchit aux plus
récentes transformations de nos mœurs commerciales et de nos
mœurs pohtiques, on se demande si l'initiative du marchand de
parapluies ne fut pas aussi grosse de conséquences que l'invention
de la poudre à canon; l'une et l'autre ont changé les procédés
usités jadis pour conquérir le monde. L'histoire de Timagerie po-
A TRAVERS l'exPOSITION. 935
pulaire est à peine esquissée, juste assez poui- faire naître un re-
gret. J'aimerais retrouver ici les classiques d'Ëpinal, les naïves
légendes de Geneviève de Brabant et du roi Dagobert, que les
joueurs d'orgue colportaient dans les campagnes, au temps de
mon enfance ; je voudrais savoir si ces enluminures me donneraient
encore, pour un sou, de plus ^^ves joies et de plus longues pen-
sées que YAfigelus n'en donne à ses possesseurs, pour 600,000
francs. Je crains que l'écarlate et l'azur n'aient pâli sur les man-
teaux de la dame et du roi; je crains que tout n'ait pâli. Après
l'affiche, l'imagerie aurait pu nous montrer comment le courant
utilitaire s'est emparé de l'amusement du peuple pour attiser les
convoitises, pour exploiter les passions. On ne colorie plus à Épi-
nal ces contes merveilleux qui ne servaient à rien ; mais il y a dans
Paris une grande usine qui tire le bonheur public sur quatre cli-
chés et en répand les épreuves à des millions d'exemplaires ; dans
les compartimens symétriques des quatre images, le même indus-
triel grave avec la même conviction les bienfaits de la monarchie,
les bienfaits de l'empire, les bienfaits de la république, les bien-
faits futurs du général. Âvez-vous quelquefois songé à ce que doit
être l'état d'esprit de cet imagier éclectique, de ce Wanvick de la
lithographie qui tient boutique d'espérances pour tous, qui fabrique
pour ses cliens antagonistes, à ^ingt francs le mille, des promesses
et des accusations pareilles? Si l'illusion féconde habitait dans son
sein, je serais surpris.
Nous entrons dans une division nouvelle. Qu'est-ce encore que
tous ces bustes, et cet aliéné de cù'e? Les sujets de M. Lombroso,
qui nous poursuivent? On se rassure en reconnaissant le rire de
M™® Samary, le sourire de M"^ Bartet. Pour la statuette de cire,
dans la cage de verre au centre de la salle, c'est Hamlet qui a posé
complaisamment, sous les traits de M. Mounet-Sully. VHo^no in-
dusfrioms, fatigué de ses longs travaux, se repose k la Comédie-
Française et à l'Académie nationale de musique. Tout célèbre ici les
grandeurs de ces deux institutions d'état; elles occupent, dans
l'histoire des arts libéraux, un espace proportionnel à la place que
le théâtre a prise dans notre vie sociale. Les visiteurs se nomment,
avec une joie communicative, s'ils sont de Paris, avec un rien de
fierté, s'ils sont de la province, les sociétaires de la Comédie dont
les portraits et les bustes embellissent ces panneaux. C'est un sen-
timent assez étrange, et qui mériterait l'étude du moraliste, cette
satisfaction affectueuse de la foule, quand elle reconnaît les traits
d'un acteur favori. Le physiologiste n'y verra peut-être qu'une
habitude réflexe de nos muscles faciaux, accoutumés à marquer
des impressions hilares chaque fois que cet acteur entre en scène.
Mais on constate le même contentement chez ceux qui découvrent
936 REVUE DES DEUX MOiNDES.
M. Muubanl, lequel n'a jamais éveillé que des impressions majes-
tueuses. Je croirais plutôt que la foule reporte en entier sur ces
personnages publics les sentimens désormais sans emploi qu'elle
témoignait jadis aux grands, aux rois. « Cet eiïet a son origine dans
la coutume, » disait Pascal ; et il ajoutait sur le prestige des rois,
des grands, sur la force et sur la grimace, des choses trop libres
pour qu'on se permette de les appliquer aux acteurs.
La section suivante est consacrée à l'histoire des moyens de trans-
port. Encore une idée originale des organisateurs de cette exposi-
tion. L'histoire du travail nous fait assister à la lutte de l'homme
contre la matière; l'histoire du transporta sa lutte contre l'espace;
elle nous donne le raccourci du mouvement ambulatoire qui l'em-
porte sur le globe, depuis son premier pas au sommet de quelque
plateau d'Asie, si c'est de là qu'il est parti, jusqu'à ses courses
actuelles sur les voies rapides qui sillonnent la planète. Au rez-de-
chaussée, dans les quatre divisions principales : voie de terre, voie
de fer, voie fluviale, voie maritime, on a groupé les modèles des
ouvrages d'art exécutés pour les besoins de la voirie et de la navi-
gation, chez les anciens et chez les modernes; on a réuni dans ce
petit emplacement quelques véhicules historiques. L'Angleterre a
envoyé la première locomotive de Stephenson et le wagon où voya-
geait Wellington. Sur la terrasse, des gravures et des photographies
racontent les progrès de la locomotion, du chariot des pasteurs
nomades jusqu'à nos trains-éclairs. 11 n'est presque pas un de ces
chars et de ces attelages dont on ne retrouverait le type en un coin
de l'Asie ou de l'Afrique. Sans aller si loin, les bourgeois de Ceauvais
se font encore tirer à bras d'hommes dans des vinaigrettes, cent ans
après la déclaration des droits. Chaque époque révèle son carac-
tère dans son roulage. Les photographies prises sur des manuscrits
du moyen âge composent une série très amusante ; vous y verrez
le pape et l'empereur faisant route de compagnie dans un équipage
tout pareil à nos voitures de blanchisseuses. Plus réjouissantes en-
core sont les lithographies de 1830, représentant les cabriolets et
les mylords des héros de Balzac, la cour de Laffite et Caillard, les
écossaises et les favorites d'où est issu notre omnibus démocra-
tique. Le dernier terme de cette progression, en attendant mieux,
est le chemin de fer à glissières qu'on essayait l'autre semaine sur
l'esplanade des Invalides et qui promet de nous porter en quatre
heures à Marseille. Quand je dis le dernier terme, c'est selon qu'on
l'entend ; d'autres réserveraient cette qualification à des voilures
plus lentes, qui ont aussi leur histoire dans la collection, et
que vous avez chance de rencontrer en ressortant le matin
de l'Exposition. Elles s'en reviennent à vide de Montparnasse,
avec cet air de bon débarras, ce je ne sais quoi de guilleret qui
A tra^t:rs l'exposttiox. 937
émoustille le char, les chevaux empanachés, le cocher à la livrée
noire, quand ils trottent au soleil, heureux de vivre, soulagés
d'avoir gagné leur argent en désencombrant la terre d'un fardeau
inutile. C'est pour monter là dedans que l'humanité se remue et
se hâte si fort, par tous les moyens de locomotion que nous venons
de passer en revue.
La partie la plus curieuse et la plus complète de cette exhibition
a trait à la découverte des aérostats. Les documens réunis ici nous
donnent bien l'impression de la secousse violente ressentie par
l'imagination de nos pères, quand ils virent l'homme s'élever dans
les au-s. Pour peu qu'on se rappelle l'attente vague des esprits à
cette époque, l'espérance diffuse, sans objet précis, qui agitait les
cœurs comme une approche d'aurore, on estimera que ce prodige
dut contribuer pour beaucoup à l'exaltation générale, et qu'il le faut
compter parmi les stimulans du mouvement révolutionnaire, au
même titre pour le moins que la première représentation du Ma-
riage de Figaro. Ne présageait-il pas que toutes les lois du monde
allaient changer, que rien ne serait désormais impossible à l'homme
sensible et vertueux? Pendant quelques années, tout est aux bal-
lons, les arts, l'industrie, les modes, les jeux, les caricatures ; on
en met partout, sur les pendules, les éventails, les assiettes, les
coidures ; Clodion leur emprunte le motif de groupes ra\issans. Le
meilleur témoin de l'émoi public est encore l'avis paternel que le
gouvernement fit insérer en tète de la Gazette de France du mardi
2 septembre 1783 : « On a fait une découverte dont le gouverne-
ment juge convenable de donner connaissance, afin de prévenir les
terreurs qu'elle pourrait occasionner parmi le peuple... (Suit la
description de la montgolfière.) Chacun de ceux qui découvri-
raient dans le Ciel de pareils globes, qui présentent l'aspect de la
Lune obscurcie, doit donc être prévenu que, loin d'être un phéno-
mène effrayant, ce n'est qu'une machine toujours composée de
taffetas, ou de toile légère revêtue de papier, qui ne peut causer
aucun mal, et dont il est à présumer qu'on fera quelque jour des
applications utiles aux besoins de la société. » En dépit de l'admo-
nition royale, on vit peut-être alors le spectacle auquel j'assistai il
y a quelques années, dans une campagne de la Petite-Russie. Une
montgolfière, lancée en plein jour, était allée s'abattre dans les
prairies où des bergers gardaient leurs troupeaux. Ces enfans
s'avancèrent tranquillement vers le météore; ils quittèrent leurs
chapeaux, se prosternèrent, firent le signe de la croix et se mirent
à prier. Ils ne marquaient aucune terreur; ils agissaient comme
on doit faire quand on est favorisé d'un miracle ; ces cœurs sim-
ples montraient clairement que le miracle est pour eux une mani-
festation normale, toujours attendue.
938 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans la dernière section, — la logique voudrait qu'elle fût une
des premières, — nous retrouvons le travail aux prises avec la
terre, la pierre, le bois, les métaux. L'examen des appareils scien-
tili({ues et des outils industriels, jusqu'à une époque récente, fait
ressortir l'une des transformations les plus profondes qu'ait jamais
subies l'esprit humain : l'abolition rapide et radicale du sens esthé-
tique, tel qu'on l'entendait autrefois. Nos pères, fidèles à une
tradition vieille comme l'homme, ne fabriquaient pas un seul pro-
duit qui n'eîit quelques vestiges d'ornementation ; engins de tra-
vail ou instiumens de mathématiques, armes et meubles, boise-
ries et ferrm'es, tout, jusqu'aux plus vulgaires objets d'usage do-
mestique, tout ce qui est ancien ici revêt une forme capricieuse,
souvent charmante, et comporte des lantaisies surajoutées pour
flatter les yeux. Depuis le commencement de notre siècle, l'orne-
mentation se fait plus maigre, plus rare; on arrive à nos années;
elle tombe brusquement, presque partout. Quelques industries
de pur luxe la maintiennent dans les choses superflues, desti-
nées au petit nombre ; mais elle disparait de tous les objets de
première nécessité et de commun usage. Quand le goût artistique
essaie de la ressusciter, il est stérile, parce que son effort
factice va conti'e une loi générale. Et il ne s'agit pas ici d'une de
ces oscillations historiques qui ramènent et remportent certains
besoins ; c'est la première fois que ce phénomène se produit de-
puis l'origine des sociétés. On peut l'expliquer par la valeur crois-
sante du travail et de son coefficient, le temps ; nous faisons simple
pour faire davantage et plus vite ; la force employée à produire est
consommée tout entière en utilité, on n'en peut plus rien distraire
pour l'amusement. Mais cette explication ne suffit pas. Notre œil a
changé. Là où celui de nos devanciers exigeait les couleurs vives
et le dessin imaginé, le nôtre réclame les teintes neutres, les lignes
di'oites, les surfaces polies, en un mot l'étroite convenance entre
la forme et l'emploi, sans rien de plus. C'est l'élimination pro-
gressive de l'instinct du sauvage, de l'instinct de l'enfant, qui était
devenu en s'épurant le goût du beau, mais qui n'en procédait
pas moins de ce principe : la recherche du jouet et de la parure
avant celle de l'utilité. Le sens plastique s'est cantonné dans le do-
mahie restreint de quelques arts ; partout ailleurs, il est remplacé
par le sens rationnel. Ce dernier nous façonne un monde plus sé-
vère, plus triste aux yeux, mais imposant pour le regard intérieur,,
harmonique pour la pensée abstraite. L'ancien était beau comme
un décor agréable ; le nouveau n'a que la beauté d'un théorème
de géométrie.
Cette dernière section prend fin avec les premiers essais du da-
guerréotype, de la photographie, du télégraphe. L'iûstoire rétros—
A IRAVERS l'exposition. 039
pcctiye du travail est achevée; il va subir de nouvelles transfor-
mations et continuer ses destinées dans le palais des machines.
Avec la chaîne de noms glorieux qui se déroulait en lettres d'or
sur les frises, depuis l'entrée de la galerie, le cycle des grandes
inventions se ferme. L'inventeur, au sens héroïque du mot, est
uno figure du passé; nous avons peu de chances de la revoir
€hez nous. Dans l'état actuel des sciences, leurs bienfaits ultérieurs
ne seront que les applications de principes déjà connus ; les routes
sont étudiées dans toutes les directions, les points à explorer dé-
terminés d'avance par la théorie. L'imprévu, le hasard de la trou-
vaille, n'ont plus guère de place dans le rayon de nos écoles et de
nos sociétés savantes. Pour retrouver l'inventeur, il faut le cher-
■cher dans les milieux anciens du monde actuel, dans les groupes
humains que notre civilisation n'a qu'imparfaitement pénétrés. Là,
cette variété originale de Yhomo indnstriosus fleurit encore. Je
veux vous en présenter un, sans sortir de ce palais. Parmi tant
d'àmes lointaines, différentes des nôtres, que l'Exposition a mises
€n branle et attirées dans notre sphère do travail, je n'en ai pas
rencontré une plus intéressante.
A l'extrémité de la travée latérale qui relie le palais des Arts libé-
raux à celui des industries diverses, un emplacement est réservé
à l'industrie rurale du peuple russe, à ces manufactures primi-
tives dont la tradition se perpétue dans les villages du Dnieper et
<lu Volga. Ces jours derniers, j'avisai là un petit éventaire qui
porte cette enseigne : Kosdrof-Alniasof^ inventeur-mécanicien :
Otnak, Sibérie. — Sur l'établi s'entassent des modèles en carton,
•en liège, en fd de fer; manèges, moulins, moteurs hydrauliques,
■débarcadères flottans, filtres, fours de campagne, sentiers de
chaîne pour les marais, que sais-je encore? vingt autres mécani-
ques, appropriées aux besoins particulit^rs du pays des vastes
•eaux. Kosticof-Almasof, le mécanicien sdinoontc/ikû, comme ils
disent (littéralement : autodidacte, qui s'est instruit tout seul),
était assis au milieu de ses œuvres : un homme dans la force de
l'âge, aux traits réguliers et intelligens, avec une pensée en tra-
vail sous la face calme du paysan russe. Je lui demandai son his-
toire; son regard s'anima, les paroles se pressèrent sur ses lèvres,
sonnant la joie et la confiance de l'enfant abandonné qui entend
une voix. Je traduis son récit; j'ai le regret de l'abréger, je n'y
ajoute pas un mot :
« Je suis natif d'Omsk, en Sibérie. Depuis l'enfance, j'ai travaillé
là dans les fabriques pour gagner mon pain. J'ai toujours été en-
traîné vers la mécanique; je regardais les machines, et je combi-
nais des modifications, des perfectionnemens; à mes momens de
9Ù0 REVUE DES DEUX MONDES.
liberté, je construisais de petites machines en manière de jouets.
Je n'avais qu'un désir, trouver les moyens de m'instruire quelque
part et d'essayer mes inventions. J'entendis qu'on faisait une expo-
sition à Ekatérinenbourg, dans l'Oural, et l'idée me vint de m'y
rendre. Mais comment arriver jusque-là? Je résolus démettre en
gage mon isba ; vous savez, maintenant, on donne de l'argent sur
les maisons, dans les banques. Je touchai 80 roubles; c'était trop
peu : j'arrachai les pieux de la palissade, je les vendis aux voi-
sins. Je laissai une partie de l'argent à ma mère et à mes sœurs,
et je partis, emportant mes modèles. Le général-gouverneur eut
connaissance de moi, il me montra des bontés; on m'amena à Eka-
térinenbourg et j'y reçus un brevet. Quelque chose me poussait à
continuer plus loin, dans le monde de Dieu. Je parvins à Kazan ;
j'y rencontrai une dame, une bonne âme, qui me conduisit à Khar-
kof. Mon bonheur voulut que là aussi il y eût une exposition ; je
reçus un second brevet. Un acteur des théâtres, André Bourlak,
s'intéressa à moi et me mena à Moscou, me disant que là je pour-
rais apprendre. A Moscou, je fis la connaissance d'un marchand; il
me donna quelques avis et me mit en rapport avec un certain Amé-
ricain. Celui-là regarda attentivement mes modèles, il voulait en
prendre plusieurs, il me proposa cent roubles. Cette affaire ne me
paraissait pas pure; j'en écrivis à André Bourlak, qui avait rejoint
son théâtre, à Pétersbourg; il me repondit de laisser là l'Améri-
cain et m'envoya un peu d'argent, en me conseillant de venir à
Pétersbourg. De bonnes gens m'adressèrent au quartier impérial,
à une personne très importante, le général Richter. Il a parlé de
moi à Sa Majesté elle-même! On me fit recevoir dans les usines de
l'état ; je restai quelques mois dans celle de la marine, à Crons-
tadt, puis dans une autre. Je regardais, j'apprenais ; je vis bien
que plusieurs de mes inventions étaient déjà inventées, et qu'on
iaisait beaucoup mieux; mais je perfectionnais les autres, qui sont
bonnes. Un an se passa; on commença à parler autour de moi de
1 exposition de Paris ; je n'avais plus qu'une idée, y aller. Par bon-
heur notre général-gouverneur de Sibérie arriva à Pétersbourg ; il
fut si bienveillant pour moi, il m'ouvrit un nouveau crédit, et sur
sa demande on m'amena à Paris. Ici, quand j'ai visité la galerie
des machines, j'ai bien vu ce que c'était ! Je voudrais y étudier,
et puis, si c'est possible, étudier aussi en Angleterre ; mais pas
trop longtemps : je veux retourner dans ma Sibérie. Jusque-là, ce
ne sera pas facile de vivre. Le commissaire de la section, Andréef,
m'a aidé; il est mort l'autre semaine, il est dans le royaume céleste.
Je ne connais plus personne, je n'entends pas la langue; le plus
triste, c'est que le jury a passé une première lois devant mes ma-
A TRAVERS l'eXPOSII lON. 9/il
chines sans s'arrêter. Une famille m'avait pris en pension, elle va
partir. Mais ce n'est rien ; l'argent viendra, quand je vendrai mes
machines; sûrement, elles se vendront. »
Et il se mit à me les expliquer avec feu, ses machines. J'ignore
ce qu'elles valent, peut-être rien pour nous; je sais seulement
qu'en Russie il iaut accommoder les instrumens de travail aux
lieux et aux hommes ; dans les régions reculées ou l'eau et le vent
seront longtemps les seuls moteurs économiques, j'ai vu des appa-
reils très primitifs, à la foie simples et ingénieux, rendre plus de
services que nos engins délicats. — Tandis qu'Almasof poursuivait
ses explications, je le regardais avec un serrement de cœur. Faute
de connaître les premiers principes, voilà un homme qui a dépensé
de grands efforts d'intelligence pour rouvrir à lui seul le sillon
déjà creusé par l'élite de l'humanité, pour réinventer l'ABC de la
science, comme l'enfant de génie qui retrouvait les propositions
d'Euclide. De deux choses l'une : ou ce pauvre garçon n'a refait
que du "vieux neuf, et c'est le naufrage certain ; ou il y a quelque
chose de pratique dans son bagage, et c'est encore le naufrage
probable. « L'Américain » de Moscou se trouvera partout, dans
toutes les nationalités, pour exploiter cette brebis désignée à la
tonte. Le paysan d'Omsk ne soupçonne pas la férocité de la ba-
taille, la lourdeur des poids à soulever pour réussir dans ce monde
supérieur qui l'attirait ; fasciné par le rayonnement de notre Paris,
il nous est arrivé de si loin, d'aventure en aventure, portant vers
nous son petit espoir tenace, comptant sur les bonnes dames et
les braves acteurs qui ramassent en route les délaissés. Le voilà
perdu dans notre tourbillon, seul, quasi-muet. Quelle que soit la
valeur de ses travaux, l'homme est de la race droite et forte. Si ces
lignes passent sous les yeux de quelques-uns, parmi nos ingénieurs
et nos savans, je les supplie de jeter un regard sur l'éventaire
d'Almasof et de prendre la mesure de ses aptitudes; l'inventeur
sibérien leur rappellera les précurseurs qui ont préparé leurs
triomphes actuels, qui cherchaient, devinaient, croyaient ainsi, il
n'y a pas si longtemps; en souvenir de ces ancêtres, ils voudront
tendre la main à ce frère attardé.
11 m'a retenu, et le palais des Arts libéraux contient encore tant
de choses dont j'aurais dii parler! Elles attendront : une àme, c'est
plus précieux que les choses. On me pardonnera de passer rapide-
ment devant l'exposition pénitentiaire du ministère de l'intérieur,
qui développe sur le pourtour du rez-de-chaussee ses collections
de chaussons de hsière. Pourtant, les plus industrieux des hommes,
ce sont encore les détenus. On nous exhibe leurs travaux de fan-
taisie, leiu-s chels-d'œuvre en mie de pain, en plumes, en brins de
"9/12 REVUE DES DEUX MONDES.
salsepareille; l'un d'eux, ayant patiemment colligé ces brins, est
parvenu à tresser une très belle corde d'évasion avec ce dépuratif.
Ils font même des vers : voici plusieurs cantates composées pour
le 1/4 juillet par les pensionnaires de Gaillon, On en reçoit parfois
de pires, et qui n'ont pas l'excuse de la maison centrale. Le public
se porte vers la section rétrospective : des fers, des brodequins,
des chevalels, des gravures lamentables, le supplice de Galas,
l'écartèlement de Damiens, bref toutes les abominations de l'an-
cien régime jusqu'en 1789; à partir de cette date, l'homme de-
vient doux comme un agneau. Sur deux socles opposés, avec ces
mentions en grosses lettres : Autrefois., aujourd'hui ^ — deux
condamnés de cire; celui d'autrefois, en haillons, hâve, hirsute,
ferré aux chevilles sur sa botte de paille, menace du poing la so-
ciété ; celui d'aujourd'hui, angélique, rasé de frais, bien vêtu, lit
un bon livre, en s'appuyant sur sa pioche, dans un parterre de
gazon et de fleurs. Il y a des fleurs à ses pieds. Qui donc parlait du
grand nombre des récidivistes ? Voilà une concurrence redoutable
pour les pauvres industriels qui montrent les horreurs de l'inquisi-
tion à la foire de Neuilly.
Montons dans les salles du premier étage : c'est le quartier-
général de l'enseignement à tous les degrés, primaire, secondaire,
supérieur. Ses trophées commençaient déjà au rez-de-chaussée ; ils
débordent sur les pavillons de la Ville de Paris, et un peu partout.
La pédagogie expose avec orgueil ses écoles de tout ordre, les bi-
bUothèques populaires, les laboratoires, les méthodes nouvelles,
'es nouveaux lycées de garçons, de fdîes, les tableaux comparés où
les vieilles taches noires de l'ignorance s'éclaircissent rapidement,
depuis quelques années. Tout nous parle des sacrifices consentis
pour donnera tous la plus grande somme d'instruction possible:
et l'esprit rencontre ici les plus cruels problèmes qui puissent
l'assaillir. — A-t-on bien fait? Oui, nous dit un commandement
intérieur plus fort que tous les raisonnemens. — A-t-on fait du
bien? C'est une autre question, insoluble, parce qu'elle est mal
posée. Écartons la phraséologie de boniment électoral ; l'expérience
personnelle et l'observation s'accordent pour nous démontrer que
l'instruction, —je ne dis pas la science, apanage de quelques rares
élus, — ne rend l'homme ni plus moral, ni plus heureux ; elle
augmente l'intensité générale de la vie, et c'est tout. Gonsuhez vos
tables de criminalité, vos tables de suicides. Il faut donner l'in-
struction comme il faut donner du pain, sans plus d'illusion sur
l'effet vertueux de ce don. Le pain restaure nos forces pour le
bien ou pour le mal, indifféremment. Ainsi de l'aliment intellec-
tuel. Suivant la nature de celui qui le reçoit, l'usage qu'il en fera.
A TBAVEas l'£xpositio\. 943-
le milieu que vous lui préparez, cet aliment décuplera ses forces,
pour le bien ou pour le mal. En d'autres termes, vous avez sur-
chargé les deux plateaux de la balance, celui du bien et ctîlui du
mal ; vous n'avez rien changé à leur équilibre, qui reste constant.
Pour ce qui est du bonheur, si ce mot a un sens, l'instruction ne
saurait le procurer, puisqu'elle sert notre instinct d'inquiétude
contre notre instinct de repos ; elle ne peut être une condition
de bonheur, puisqu'elle accroît la concurrence vitale, l'effort pé-
nible des mieux doués, l'élimination des plus faillies ; mais comme
elle hausse par là les moyennes de l'effort, elle est une condition
de grandeur. En la répandant, on reste dans le plan naturel, dans
le plan providentiel, qui est d'élever les indi\idus et les sociétés
par plus de labeur, pour ne pas dire plus de souffrance. Si vous
disiez la vérité aux hommes, vous leur parleriez ainsi : « Je t'en-
voie à l'école comme au régiment, pour y apprendre l'exercice en
vue d'une bataille d'autant plus acharnée que tu le sauras mieux
et que vous serez plus nombreux à le savoir; d'une bataille qui a
pour fm dernière de grandir la collectivité au prix de ton repos,
de ton bien-être, et parfois de ta vie, à toi individu. » Vous abusez
les hommes en leur présentant l'instruction comme une panacée à
lem's maiLx. Mais je reconnais qu'en les abusant pour les élever,.
TOUS rentrez encore dans le plan naturel, dans la sublime duperie
instigatrice de la vie terrestre. Voilà pourquoi j'applaudis à tout ce
que vous me montrez ici, par des raisons qui ne sont point habi-
tuellement les vôtres, et avec cette réserve que vous aurez fait un
travail de dément, si ayant labouré le champ vous n'y semez pas
de bonnes graines, si vous en semez de vénéneuses.
A ce même étage, dans la galerie en retour, toute la librairie,
tous les éditeurs, tous les livres ; à la suite, toute la photographie,
cet art envahissant, toutes les figures connues et inconnues. — Il
y a trop de choses dans ce palais : l'histoire de l'homme, toutes les
connaissances, tous les arts, et des idées embusquées derrière
chaque objet... Le grand Bouddha lui-même prend un air de las-
situde , et cependant il semble dire : tout n'est pas ici. — Sortons,
allons respirer.
Sur le seuil, une musique m'appelle ; elle part du cabaret rou-
main. Je reconnais ces hommes aux vestes blanches souta-
chées de hsérés nou-s, ces yeux languissans dans des visages
énergiques, ces physionomies qu'on voit peintes sous la tiare et le
manteau des hospodars, aux murs des vieilles maisons moldaves.
Quand ils veulent bien jouer des mélodies nationales, au lieu des
valses italiennes, leur orchestre rencontre des sonorités étranges,
dans l'accord des violons, de la guitare et de la flûte de Pan. Alors,
ces cordes et ces roseaux contiennent tous lesdéhres de la passion.
944 REVUE DES DEUX MOiNDES.
toutes les larmes qu'a jamais bues la terre ; il passe là des notes
qui mettent à nu toutes les places meurtries du cœur. Elles le rem-
portent en arrière, bien loin, par-delà les années abolies; dans un
cabaret semblable où jouaient ces mêmes Lautars, à Ferestréou.
C'est tout près de Bucharest; alentour, l'immense plaine en juillet
n'est qu'une seule gerbe de blé. On allait à Ferestréou au soleil
couchant, qui traînait ses flammes sur les vagues rousses de cette
mer d'épis; jusqu'aux premières étoiles, les Lautars raclaient leurs
arpèges et jetaient leurs chansons insensées; elles fuyaient sur les
blés à la forte odeur comme des cris de bêtes blessées, faisant lever
de la nuit les rêves où l'on voit tout; mais alors, ces rêves se levaient
en avant, dans l'ilUmité du désir et de l'espérance, ils appelaient;
maintenant, il faut retourner la tête pour les distinguer encore,
loin, derrière... Le Bouddha avait raison, tout n'est pas là-haut,
sur les bancs de la classe où le pédagogue prétend donner la science
intégrale. Les hommes lui échappent pour demander à des Bohé-
miens ce que le magister ne sait pas exprimer. Tous les hommes :
écoutez monter ces musiques diverses de chaque point de l'Expo-
sition, de partout où sont campés les représentans de quelque peu-
plade ; réveillez les vieux airs qui dorment dans les épinettes et les
clavecins de ces collections, dans la boutique du luthier gothique,
et jusque dans le bois de cette harpe exliumée d'un tombeau
d'Egypte, où elle gardait les soupirs iumiémoriaux du Nil. De tou-
jours, de partout, l'unanime concert s'élève, couvrant le bruit des
machines et des métiers. Gomme tout ce que nous voyons ici, il
nous fait mesurer les innombrables échelons de l'ascension humaine,
depuis l'extrême barbarie jusqu'à l'extrême raffinement, depuis le
Canaque et le Malais qui h-appent sur des pots de fer devant leurs
paillotes, jusqu'au dôme central où M. AVidor joue une fugue de
Bach sur le grand orgue Cavaillé ; mais enfantine ou savante, avec
ses moyens inégaux d'expression, c'est la langue universelle, fra-
ternelle, le fond de la méditation du Bouddha, la voix qui dit à tous
les mêmes choses, les seules nécessaires, qui évoque pour chacun
de nous son rêve de Ferestréou, ce rêve qu'on a trouvé dans le
berceau, qu'on emporte à la tombe, et dont on attend la réaUsation
au-delà.
En attendant, debout. L'heure n'est pas au rêve. Les idées, les
obsédantes idées nous rappellent dans ces galeries. Elles gîtent là
comme le charbon dans le puits de mine, sollicitant le mineur d'al-
ler extraire de ces ténèbres de quoi faire un peu plus de lumière.
Rentrons dans les galeries, pour y chercher les matériaux qui éclai-
reront notre prochain entretien.
Eugène-Melchior DE Vogué.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 août.
Si ce n'était le lendemain avec son inconnu, avec ses réveils, il y
aurait plaisir à voir comment, dans ce pays aux impressions chan-
geantes, dans cette ville qui s'appelle la ville-lumière, on oublie la
politique, les élections, le Centenaire, la haute-cour et le reste, pour
recevoir les têtes couronnées sous la république.
Paris, il est vrai, n'a point eu jusqu'ici la fortune de compter parmi
ses hôtes les rois de l'Occident, qui sont occupés ailleurs, qui passent
des revues de leurs armées et de leurs flottes pour le bien de la paix.
11 a vu tout au plus quelques princes de l'Europe, en vacances, qui ont
passé sans bruit. En revanche, il a reçu les rois de l'Orient : le souve-
rain de la Grèce, le shah de Perse, des princes de l'Annam, — et même
un roi nègre, qui n'a pas eu le temps d'étudier les droits de l'homme.
Le shah de Perse, une vieille connaissance des dernières expositions,
a eu entre tous, depuis quelques jours, le privilège d'être le héros du
moment, l'hôte bienvenu et fêté. M. le président de la république,
M. le président du conseil, M. le ministre des affaires étrangères, la
population elle-même, rivalisant de bon accueil, ont mis tout leur zèle
à faire honneur au roi des rois. On lui a offert tout ce qu'il pouvait
désirer, peut-être même plus qu'il ne désirait, des banquets, des
galas, une représentation à l'Opéra, une promenade à Versailles, le
spectacle toujours nouveau de l'Exposition, avec les musiques jouant
l'hymne persan. Il s'est montré constellé de diamans, il a distribué
des décorations au monde officiel, de l'argent aux exposans, des com-
plimens à ceux qui se contentent de peu. Il a eu tous les succès, — il a
éclipsé le roi Dinah-Salifou! Paris s'arrangerait visiblement de rece-
voir des princes, fût-ce des princes orientaux; il s'en arrangerait peut-
être mieux que des célébrations subreptices et suspectes de l'anniver-
saire du 10 août, que le conseil municipal se permet sous le regard
complaisant et paternel des ministres, trop occupés, sans doute, à fêter
lOME xav. — 1889. 60
9/i6 REVUE DES DEUX MONDES.
le shah. Malheureusement tout a une fin, les galas comme tout le reste.
Les rois d'Orient sont partis, Dinah-Salifou lui-même est parti, — et les
illustres visiteurs de la tour Eiffel ne sont pas à la frontière que déjà on
est ressaisi par la politique. On est à peine sorti des élections des con-
seils-généraux qu'il faut songer et se préparer aux élections de la pro-
chaine chambre. On se retrouve surtout en présence de ce procès qui
se déroule depuis quelques jours au Luxembourg, qui n'a rien des
mille et une nuits persanes, qui semble résumer et concentrer nos
incohérences, nos faiblesses, nos corruptions, nos misères, notre
désorganisation morale et politique depuis quelques années.
Le voilà ouvert, en effet, même déjà à peu près clos, cet étrange
procès qui s'instruit depuis quelques mois, où celui qui fut le général
Boulanger, captant les multitudes, est accusé d'attentat contre les insti-
tutions, de complot contre la sûreté de l'état, de détournement des
deniers publics dans ses fonctions de ministre de la guerre. Les com-
plices ne comptent pas ; c'est M. Boulanger qui seul est l'accusé, qui
est mis en cause dans ses actes, dans ses ambitions, dans ses intrigues,
dans son rôle de conspirateur ou d'agitateur. A dire vrai, tout n'est pas
clair, il y a bien des points obscurs et délicats dans cette triste affaire,
dans la manière dont elle a été engagée et conduite jusque devant cette
haute-cour qui en décide à l'heure qu'il est. On a beau s'en défendre,
on s'est un peu trop exposé à confondre la justice et la politique, à pa-
raître charger le sénat de l'exécution sommaire d'un personnage dont on
ne savait comment se défaire. Il a pu aussi sans contredit s'élever des
doutes sur la qualification des actes incriminés, sur les juridictions, sur
la compétence du sénat, — et des hommes sérieux, comme il y en a au
Luxembourg, ont pu manifester ces doutes, même décliner au dernier
moment le mandat de juges, sans être suspects de faiblesse pour un
accusé peu intéressant. De plus, le réquisitoire même que vient de
prononcer M. le procureur-général Quesnay de Beaurepaire et qui n'a
pas duré moins de trois jours, ce réquisitoire est visiblement une œuvre
passionnée et diffuse qui abuse par trop des interprétations violentes,
des indiscrétions inutiles, et des divulgations scandaleuses. Oui, sans
doute, il y a de la passion, des impatiences d'adversaires, des irrégu-
larités dans ce procès, dans ces dialogues entre un ministère public,
qui s'affranchit des usages du jugement par contumace pour parler trois
jours, et un accusé qui envoie de l'exil ses défenses, mêlées d'outrages,
sous la forme de manifestes au peuple français. C'est possible. Le fond
n'existe pas moins. Rien ne manque pour faire de cet étrange procès
un des épisodes les plus curieux, les plus instructifs et les plus édifians
d'un temps fertile en versatilités et en fortunes de faction.
Qu'il y ait attentat ou qu'il n'y ait point attentat, qu'il y ait complot
et concussion ou qu'il n'y en ait pas, qu'on fasse la part de la passion,
des exagérations, de l'abus des petits papiers, il en reste toujours as-
ftËVUÈ. — CHRONIQUE. 947
sez pour dissiper le mirage de cette vaine et périlleuse popularité qui
a retenti depuis quelques années. Ce qui se dégage avec assez de
clarté et de précision du fatras des révélations et des contradictions
suffit à réduire le personnage à ses vraies proportions, celles d'un am-
bitieux assez vulgaire, d'un agitateur sans scrupule et sans frein. 11 est
certain que du jour oii il a entrevu la chance d'un rôle public, M. Bou-
langer a eu cette force d'une idée fixe que lui attribue M. le procureur-
général de Beaurepaire, et, à défaut d'autre mobile, il a eu la passion
du pouvoir et de ses avantages. Il atout subordonné à son ambition et
à la fortune qu'il rêvait. On peut le suivre pas à pas dans sa carrière,
déjà en Tunisie comme au ministère, briguant à tout prix la popula-
rité, tour à tour obséquieux avec ceux dont il a besoin et oublieux de
ceux dont il ne peut plus se servir, abaissant sa dignité de soldat aux
plus vulgaires dissimulations, aux plus inavouables manœuvres. Il
marche entouré de gens tarés, repris de justice ou autres, de person-
nages suspects qu'il croit dérober à la police et que la police lui reprend
bientôt, flattant les radicaux pour s'en faire un appui, payant les jour-
naux et les brochures qui chantent ses louanges, faisant diffamer ceux
de ses collègues de l'armée en qui il pressent des rivaux, essayant de
briser ceux en qui il voit des obstacles. C'est assurément un personnage
curieux, à peu près dénué du plus simple sens moral et se croyant tout
permis, mêlant la ruse à la forfanterie, le calcul à une apparente cor-
dialité, les plaisirs équivoques aux intrigues de l'ambition, — ^etau bout
du compte, vivant on ne sait de quoi, en prétendant entretenu par des
complices qui spéculent sur sa fortune ou par des dupes qui croient
servir un intérêt politique. Rien de plus vrai : l'histoire est complète
et instructive, le portrait est saisissant, l'homme est moralement juge.
11 reste cependant toujours un problème. Comment cette fortune s'est-
elle élevée ? Comment un homme qui n'avait pour lui ni un passé plus
brillant que d'autres, ni l'éclat du talent, ni l'autorité des services,
a-t-il pu arriver à être une sorte de puissance menac^ante pour les pou-
voirs publics, pour la paix publique ? Après tout, M. Boulanger ne s'est pas
fait tout seul, et M. le procureur-général Quesnay de Beaurepaire ne s'est
point aperçu qu'en faisant l'histoire d'un homme, il faisait involontaire-
ment l'histoire des dernières années ; il rendait plus sensible l'état moral
et politique oii un phénomène aussi extraordinaire a pu se produire.
C'est là précisément ce qu'il y a de grave, en dehors de tout ce que
les juges peuvent décider. Évidemment, si M. Boulanger a pu devenir
un personnage à la popularité malfaisante, c'est qu'il a trouvé toutes
les complicités de partis, c'est que le terrain lui a été préparé. On
affecte sans doute de s'excuser, on croit se dégager de toute responsa-
bilité en prétendant aujourd'hui qu'on ne le connaissait pas, qu'on ne
pouvait pas soupçonner ce qu'il méditait, ce qu'il allait devenir. On en
savait, ûu dans tous les cas on ne tardait pas à en savoir assez pour
9!i8
REVUE DES DEUX MONDES.
ne pas se méprendre longtemps, et la raison qu'on ne dit pas, c'est
qu'on croyait trouver en lui un instrument merveilleux, le général ré-
publicain, le ministre des réformes radicales qui allait épurer l'armée
et mettre le sac au dos des curés! On lui passait tout pour son radica-
lisme. Nous avons entendu raconter qu'un homme aussi intelligent que
sérieux, qui avait vu le remuant soldat à l'œuvre, s'était fait un devoir,
lorsqu'il en était temps encore, d'éclairer le président de la république
qui était alors à l'Elysée, et le président de la république lui aurait ré-
pondu que jamais, tant qu'il serait aux affaires, il ne laisserait M. Bou-
langer entrer au ministère de la guerre. Trois mois après, M. Grévy
acceptait ou subissait M. Boulanger, qui lui était imposé comme chef de
larmée par les radicaux. On savait bien pourtant que, comme comman-
dant de la Tunisie, il avait risqué de compromettre le protectorat par
ses façons de petit Bonaparte, et que plus tard revenu à Paris, établi à
l'hôtel du Louvre, il affectait déjà une sorte de suprématie sur l'armée,
cherchant à attirer généraux et officiers : on n'en tenait compte. — On
savait bien, on devait savoir, lorsqu'il était au ministère de la guerre,
qu'il se livrait à toutes les intrigues, qu'il allait un jour jusqu'à prétendre
écrire de son chef à l'empereur de Russie, qu'il employait les fonds se-
crets à distribuer ses portraits, ses apologies, — et on ne faisait rien !
On savait bien qu'il manquait audacieusement à la vérité en désavouant
les lettres qu'il avait écrites à M. le duc d'Aumale, — et on ne faisait
rien, on trouvait que c'était un bon tour! On savait bien, lorsqu'il dut
quitter le ministère de la guerre, qu'il avait tout compromis, — et cepen-
dant, même à ce moment, quelques-uns des hommes qui étaient hier,
qui sont encore aujourd'hui ministres, refusaient le pouvoir si on ne leur
laissait pas M. Boulanger comme collègue. On savait bien que, mi-
nistre ou général, il n'était qu'un soldat indiscipliné, un agitateur
intéressé, — et on lui donnait encore le commandement d'un corps
d'armée.
On ne faisait rien, ou ce qu'on essayait, on le faisait gauchement,
tardivement. Ce n'est que lorsque l'ambitieux émancipé, enivré de sa
popularité par l'élection parisienne du 27 janvier, a eu complètement
levé le masque, qu'on s'est réveillé dans une sorte d'effarement. Et
alors on a repris toute cette histoire, qui, en étant l'accusation d'un
homme, est aussi l'aveu des entraînemens et des défaillances des par-
tis. On n'a pas craint de déchirer les voiles, nous en convenons. On a
tout dit, peut-être même plus qu'on ne devait, particulièrement pour
d'utiles services d'informations secrètes qui n'ajoutent rien au procès
et qu'on n'a pas besoin de livrer aux malignités extérieures. On a dé-
ployé d'une main assez brutale devant le pays cet écœurant spectacle
de manœuvres suspectes, d'intrigues vulgaires, de menées ambitieuses,
de dilapidations, d'actes d'indiscipline qui, après tout, ne sont devenus
possibles que parce qu [L ont été encourages ou tolérés, parce qu'il n'y
REVUE. — CHRONIQUE. O/jO
a pas eu, depuis quelques années, des gouvernemens pour les préve-
nir ou les réprimer.
Le mal est fait aujourd'hui, dira-t-on, il n'y a plus qu'à le réparer,
en commenc^ant par mettre hors de combat celui qui a troublé la paix
publique. Soit, c'est l'affaire de la haute-cour. Qu'on prenne bien
garde, cependant, que ceci n'est peut-être pas un accident fortuit et
éphémère, qu'en peu de temps c'est la seconde explosion d'anarchie
politique et morale qui se produit. Il y a deux ans à peine, c'était un
autre procès, l'affaire Wilson, qui dévoilait de honteux trafics, des
simonies, des marchés de faveurs publiques, auxquels le palais même
du chef de l'état prêtait un asile, et dont tous les complices ne sont
peut-être pas encore connus. Aujourd'hui c'est l'affaire Boulanger qui,
avec d'autres nuances, sous une autre forme, révèle des troubles pro-
fonds, et le premier mouvement du pays est de voir dans ces explo-
sions périodiques, dans ces accès de corruption publique le résultat
naturel d'une désorganisation croissante de toutes les forces morales
et administratives. L'affaire Boulanger n'est qu'un symptôme. L'homme
peut disparaître, il peut du moins être singulièrement diminué par une
condamnation. Ce sera, si l'on veut, un danger du moment écarté :
qu'en sera-t-il de plus, si la situation reste la même, si les républi-
cains, pour guérir le mal, n'ont pas d'autre secret que de s'obstiner
dans leurs abus de domination, dans les passions de parti et de secte
qui ont créé le danger? Au fond, c'est de cela qu'il s'agit, et ce serait
une étrange méprise de croire que le pays n'attend qu'une condamnation,
qui est déjà d'ailleurs un fait accompli, pour se sentir rassuré, désin-
téressé dans ses griefs et ses mécontentemens, sous le bienheureux
régime de la concentration républicaine qu'on lui promet encore. Si
les récentes élections des conseils-généraux, que M. le ministre de l'in-
térieur Constans arrange à sa manière, ont un sens, elles prouvent au
contraire que, sans s'inquiéter de M. Boulanger et de sa fortune, le pays
reste ce qu'il est, que le mouvement instinctif de défense conservatrice
qui s'est ravivé depuis quatre ou cinq ans persiste partout plus que
jamais. Elles signifient que la France, sans appeler des révolutions
nouvelles, demande avant tout une politique de modération et de pré-
voyance telle qu'elle n'en soit pas toujours à se débattre entre la menace
des désorganisations radicales et la menace des aventures césariennes.
A voir comment tout marche en Europe, dans les autres pays comme
en France, on pourrait se proposer un problème étrange et piquant.
Si la paix, que tout le monde affecte de désirer, semble souvent si pré-
caire, si tout ce qui touche aux affaires générales, aux rapports
des peuples et des gouvernemens est l'objet de tant de commen-
taires à perte de vue, de tant de préoccupations et de contradic-
tions, quel est le secret de cette perpétuelle tension des choses ? Par
qui la paix serait-elle donc réellement et positivement menacée ? as-
950 REVUE DES DEUX MONDES.
sûrement ce n'est point en France, dans la France d'aujourd'hui, qu'il
y a des projets de prochaines entreprises extérieures, des prémédita-
tions guerrières. La France n'y songe guère; elle est partagée entre des
affaires intérieures qui lui restent à régler par ses élections, qui ne
laissent pas d'être difficiles, et l'entraînement presque naïf avec lequel
elle se livre à tous les attraits d'une exposition devenue le rendez-vous
du monde, l'occasion de fêtes indéfinies. Non, ce n'est pas de la France
que soufflent les mauvais vents. D'un autre côté, cependant, il est cer-
tain qu'il y a des états, des gouvernemens qui font comme si la paix
était menacée, sauf à accuser les autres de ce qu'ils font eux-mêmes.
Il y a des pays où les journaux passent leur vie à agiter l'opinion par
les bruits qu'ils répandent, par leurs polémiques irritantes. On ne veut
que se défendre, sauvegarder la paix, c'est convenu, c'est depuis long-
temps le mot d'ordre ! C'est pour le bien de la paix qu'on multiplie les
précautions soupçonneuses aux frontières, qu'on arme avec précipita-
tion les côtes comme si la guerre était sur le point d'éclater, comme si
on allait être attaqué ; c'est pour la paix qu'on signe des traités mili-
taires préparant les plans de campagne, qu'on s'essaie à nouer l'al-
liance de toutes les forces, à entraîner les peuples les plus étrangers
aux querelles continentales dans des coalitions menaçantes! En sorte
que les grands protecteurs de la paix sont précisément ceux qui con-
tribuent le plus à émouvoir l'opinion, àcréer le danger par leurs agita-
tions et leurs combinaisons. Le meilleur préservatif contre ce travail
continu et dangereux, c'est de le connaître, de le suivre avec sang-
froid et de ne s'en préoccuper que dans la mesure de prévoyance né-
cessaire. Pour l'instant, on n'en est pas encore heureusement aux
extrémités, et une fois de plus, pour cet été, tout semble devoir se
passer en voyages plus ou moins retentissans, en visites entre souverains.
La France a ses fêtes de l'Exposition, qui sont le gage ou le signe le
plus évident des goûts pacifiques auxquels elle ne renoncerait que si
elle était défiée, si on la poussait à bout; les souverains ont leurs en-
trevues, leurs représentations et font leurs voyages d'agrément ou de
cérémonie qui piquent toujours la curiosité et ont leur intérêt. L'empe-
reur Guillaume, avec son impatience de jeunesse, est visiblement de
ceux qui ne se plaisent pas longtemps au repos dans un palais, qui
aiment le bruit, le mouvement et l'ostentation. 11 y a quelques jours il
était pour sa santé sur les côtes de la Norvège, respirant l'air de la mer.
A l'heure qu'il est, il est à Berlin, recevant l'empereur François-Joseph
qui lui rend sa visite, qui, à défaut de galas de cour peu faits pour son
deuil de père, ne peut éviter de voir défiler devant lui les régimens
allemands et a l'occasion, peut-être peu désirée, d'achever sa réconci-
liation avec les vainqueurs de Kœniggrœtz. Dans l'intervalle le jeune et
impétueux empereur d'Allemagne a fait définitivement son voyage en
Angleterre ; il est arrivé escorté par son escadre dans les eaux britan-
REVUE. — CHRONIQUE. 051
niques pour faire sa visite à sa grand'mère, la reine Victoria, à Os-
borne. A dire vrai, l'empereur Guillaume a mis le temps à décider son
voyage, à aller dans la famille de sa mère, l'infortunée veuve de
l'éphémère empereur Frédéric III. Il a commencé par visiter toutes les
cours de l'Europe. II est allé à Peterhof,où il a peut-être trouvé plus de
politesse que de sympathie. Il est aîlé à Vienne, où sa jeune présomp-
tion n'a peut-être pas toujours respecté le sentiment autrichien. 11 est
allé à Rome presque en empereur suzerain et il y a trouvé tous les
hommages. II est allé partout, chez ses alliés comme dans les petites
cours d'Allemagne. Il n'était pas pressé, on le sent, d'aller en Angle-
terre. Il y avait vraisemblablement des souvenirs descènes de famille,
des froissemens intimes, auxquels il fallait laisser le temps de s'effacer
ou de s'apaiser, et encore le jeune empereur n'est-il allé à Osborne
qu'en visiteur privé, en évitant d'aller à Londres, de rechercher les ré-
ceptions officielles; mais les premiers momens passés, et à part le
caractère relativement privé de la visite de l'empereur, il est clair que
rien n'a été négligé pour faire honneur à un des plus puissans souve-
rains de l'Europe, petit-fils de la reine. On lui a offert le spectacle d'une
revue de la flotte, du déploiement de la puissance navale de l'Angle-
terre dans les eaux de Spithead. On lui a procuré le plaisir de voir
défiler les soldats anglais à Aldershot. Le prince de Galles lui-même a
fait des frais pour, son neveu impérial. Guillaume II a reçu le titre d'ami-
ral honoraire de la marine britannique, et, à son tour, pour bien faire
les choses, il a donné à sa grand'mère, la reine Victoria, le titre
peut-être un peu imprévu de colonel d'un régiment de dragons de la
garde prussienne. Bref, on s'était peut-être abordé avec un peu d'em-
barras, avec les souvenirs des drames de famille de l'an dernier; on a
fini par des effusions officielles au départ, par tous les témoignages
extérieurs de la cordialité. Voilà qui est au mieux !
Après cela n'y a-t-il rien de plus? Cette visite de famille n'aurait-elle
point aussi quelque portée politique et n'y aurait-il pas eu dans l'île de
Wight quelque négociation mystérieuse entre lord Salisbury, qui était
auprès de la reine, et le comte Herbert de Bismarck, qui était du voyage,
qui accompagnait son jeune souverain? Les journaux allemands, qui
voient tout en grand et qui ne peuvent pas supposer que l'empereur
se dérange pour rien, n'ont pas manqué de donner d'avance au voyage
de Guillaume II la signification d'un événement des plus importans. Il
y a des journaux anglais qui, eux aussi, se sont plu à voir dans la pré-
sence de l'empereur d'Allemagne à Osborne le signe d'un rapprochement
politique. Peu s'en est fallu que l'Angleterre ne fût représentée dès ce
moment comme disposée à entrer par des engagemens précis et décisifs
dans la triple alliance. On a parlé de la coopération éventuelle de la
puissante armée allemande et de la puissante flotte anglaise. Guil-
laume II lui-même a prononcé quelques paroles qui ont pu prêter à plus
952 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une interprétation. Peut-être s'est-on un peu laissé aller à une illu-
sion, à une réminiscence des grandes coalitions d'autrefois. On n'en c;st
pas là vraisemblablement. Rien n'indique que l'Angleterre veuille se
lier par des traités en vue d'événemens inconnus, et surtout que le peuple
anglais fût disposé à se prêter à cette politique. Que lord Salisbury et le
comte Herbert de Bismarck aient pu s'entretenir des affaires du jour,
de Zanzibar, où Anglais et Allemands ne sont pas toujours d'accord, de
l'insurrection Cretoise, qui vient d'être l'objet d'une note du gouverne-
ment hellénique, des Balkans ou de l'Egypte, c'est possible., c'est même
assez probable. Ils ont pu échanger leurs vues, même se promettre un
certain accord, — toujours, bien entendu, pour le maintien de la paix;
au-delà, selon toute apparence, l'Angleterre ne s'est engagée à rien, —
à rien de positif. Quel avantage aurait-elle à entrer dans des combi-
naisons continentales, à prendre parti dès ce moment ? Elle est bien
plus puissante en gardant sa liberté d'action qu'en se liant par des
traités. Elle est toujours sûre, — si elle le veut, — d'avoir des alliés
dans les questions qui touchent à sa politique et à ses intérêts, sans
se laisser entraîner prématurément et hors de propos dans des coali-
tions dont d'autres recueilleraient les bénéfices.
C'est assez pour l'Angleterre de rester libre et disponible pour garder
son influence, de suivre ses affaires. Elle en a partout dans le monde.
Lord Salisbury, dans un banquet récent de Mansion-House ou dans
les séances du parlement, a paru jusqu'ici suffisamment rassuré
sur le maintien de la paix générale ; il n'a parlé que de deux affaires
qui pourraient à des degrés divers préoccuper l'Europe, dont l'une au
moins a un intérêt direct et personnel pour l'Angleterre. La première
de ces affaires est cette insurrection Cretoise qui se prolonge, qui s'ag-
grave même. Jusqu'ici cette insurrection avait gardé un caractère tout
local, selon le mot de lord Salisbury. La Porte semblait partagée, comme
elle l'est souvent, entre le système des concessions et les répressior.s
décousues, inefficaces. La Grèce évitait de se compromettre et restait
dans une habile neutralité. Depuis quelques jours, les événemens ont
marché. La Porte s'est décidée à envoyer des forces et un nouveau
gouverneur, Chakir-Pacha, avec des pouvoirs extraordinaires pour en
finir avec le mouvement crétois. La Grèce, de son côté, a cru devoir
adresser une note à toutes les puissances pour appeler leur attention
sur les affaires de l'île insurgée. C'est ici que la question se com-
plique. La Grèce a-t-elle agi spontanément, a-t-elle obéi à quelque insti-
gation secrète en s'adressant à tous les cabinets de l'Europe? Comment
et sous quelle forme les puissances pourraient-elles intervenir, et quelle
solution pourraient-elles proposer? Lord Salisbury s'était déjà hâté de
décliner toute idée d'accepter pour l'Angleterre le protectorat de la
Crète, et la communication du cabinet hellénique paraît avoir été reçue
avec une réserve peu encourageante à Londres. Si lord Salisbury et le
REVUE. — CHRONIQUE. 953
comte Herbert de Bismarck se sont entretenus des affaires de l'île de
Crète, à laquelle l'Allemagne s'intéresse par suite du prochain mariage
d'une jeune sœur de l'empereur Guillaume avec le prince héritier de la
couronne de Grèce, il est peu probable qu'ils se soient entendus sur
une solution qui aurait, dans tous les cas, à obtenir l'assentiment
des autres puissances, sans parler de la Porte elle-même.
L'Angleterre, d'après le langage de lord Salisbury, semblerait assez
peu disposée à précipiter les choses de ce côté, d'autant qu'elle a une
affaire qui l'intéresse beaucoup plus : celle de l'Egypte. L'Angleterre
n'est point évidemment pressée de quitter les bords du Nil, de faire
honneur à ses engagemens, qu'elle a eu d'ailleurs l'art de subordon-
ner à la sécurité intérieure de l'Egypte. Elle ne manque jamais de pré-
textes pour prolonger son occupation, et elle vient d'être servie une
fois de plus selon ses vœux par un événement heureux pour ses armes
comme pour sa politique. Les bandes soudanaises du mahdi, de celui
qui a succédé à l'ancien mahdi, se sont agitées depuis quelque temps
et ont menacé de déborder sur la Basse-Egypte. Le général anglais
Grenfell a marché sur elles et leur a infligé un échec sanglant; il les
a décimées et dispersées, c'est ce qu'on appelle la bataille de Toski.
L'incident ne pouvait venir plus à propos, au moment où la question
de la durée de l'occupation semblait renaître, et lord Salisbury s'est
hâté d'en conclure que l'heure n'était pas venue de se retirer des bords
du Nil, de laisser l'Egypte sans défense. 11 ne renie pas, il le disait hier
encore dans la chambre des lords, les engagemens qu'a pris l'Angle-
terre, il en réserve l'exécution pour un avenir indéterminé. C'est la
moralité de la bataille de Toski! La question est encore une fois
ajournée sans être résolue.
Ce n'est plus guère la saison des parlemens. A l'exception de l'An-
gleterre où la session se prolonge encore, presque tous les pays ont vu
déjà assemblées et ministres fuir devant l'été peu propice aux luttes
et aux agitations parlementaires. L'Espagne à son tour, comme d'autres
pays, a retrouvé depuis quelques jours un calme momentané, le calme
de la saison. Avec la séparation des chambres, les scènes tumultueuses
du congrès ont cessé. La reine régente, accompagnée du petit roi, de
la cour, du président du conseil, du ministre des affaires étrangères,
a pris le chemin des côtes basques, de Saint-Sébastien, où elle va tous
les ans chercher le repos et l'air salubre de la mer. Les hommes poli-
tiques sont partis pour leurs provinces ou pour Biarritz et rendront
visite à l'Exposition parisienne. La paix règne à Madrid à demi dépeu-
plé. C'est fort heureux pour l'Espagne, pour le ministère de M. Sagasta.
Il était temps que l'été vînt mettre fin au combat en dispersant les
combaitans, que la saison fît ce miracle d'en finir, ne fût-ce que pour
quelque temps, avec les querelles de partis, avec les discours, les inci-
dens" et les crises toujours possibles. On aura du moins au-delà des
954 REVUE DES DEUX MONDES.
Pyrénées quelques mois de trêve qui ne laissent pas d'avoir été ache-
tés par bien des efforts de tactique de la part du ministère.
Le fait est que le ministère de la reine Christine n'est pas arrivé sans
peine à se donner quelque temps de répit, et que cette dernière ses-
sion qui vient de finir n'aura été qu'une série de débats violens et irri-
tans. Le chef du cabinet, M. Sagasta, avait cru, il est vrai, se tirer d'em-
barras par un subterfuge qui lui permettait de se délivrer d'un prési-
dent du congrès, M. Martos, devenu pour lui un adversaire gênant et
dangereux. Il avait clos brusquement la session régulière pour ouvrir
presque aussitôt une session nouvelle, et en créant ainsi la nécessité
de l'élection d'un nouveau président, il s'était donné le moyen d'élimi-
ner M. Martos. C'était un acte d'autorité passablement hasardeux et
une manière assez sommaire de se débarrasser d'un adversaire mena-
çant. En réalité, le président du conseil en a été pour sa tactique, cela
n'a servi à rien. Cette session nouvelle, ouverte sous la présidence de
M. Alonso Martinez, n'a duré que trente-quatre jours, et elle n'a pas
été moins tourmentée, moins stérile que la première. Le ministère n'a
pu faire voter, même avec sa majorité docile, ni le budget, ni le suf-
frage universel, gage de son alliance avec le parti démocratique, ni
les autres réformes qu'il a mises dans son programme plus ou moins
libéral, et il n'a pu échapper aux interpellations, aux assauts réitérés
d'une opposition implacable. Le lendemain comme la veille, M. Sa-
gasta a retrouvé devant lui une coalition menaçante, composée de
conservateurs, de libéraux dissidens, de protectionnistes, de tous les
mécontens, de tous les adversaires d'opinions ou d'intérêts. Il a eu à
soutenir le choc du président évincé, M. Martos, qui ne lui a pas mé-
nagé les traits acérés, les coups meurtriers, du chef du parti con-
servateur, M. Canovas del Castillo qui, même dans ses sévérités, a su
garder la mesure d'un homme d'état destiné peut-être à recueillir avant
peu le pouvoir. Il a rencontré sur son chemin et le général Lopez Do-
minguez, et le général Cassola, et M. Romero Robledo, et M. Gamazo,
le défenseur des intérêts agricoles. Ce n'est pas qu'entre tous ces
hommes du parlement il y ait un accord complet d'opinions. Ils sont
divisés, c'est certain; ils ne le sont guère plus que le ministère lui-
même, et il y a de plus ceci de caractéristique : tous ces chefs d'oppo-
sition qui poursuivent sans trêve le ministère sont des hommes d'es-
prit ou d'éloquence; le président du conseil a une faiblesse qu'il dé-
guise à peine sous ses habiletés de tacticien : il est seul sur la brèche,
il est plutôt compromis que secondé par ses collègues.
Aujourd'hui, si le président du conseil, tenu en échec dans une posi-
tion dililcile, toujours contestée, n'a pu rien faire, il a du moins réussi
à vivre, à se mettre en sûreté pour quelque temps par le congé donné
aux chambres. M. Sagasta, qui est un habile homme, a la ressource de
recourir, dans l'intervalle, à son invariable expédient, de renouveler en.
REVUK. — niROMOUE. 955
core une fois son ministère, d'essayer de diviser ses adversaires, d'at-
ténuer certaines Iiostilités. Il a trois mois devant lui pour ce travail; mais
les procédés de gouvernement de M, Sagasta commencent un peu à
s'user, et les chefs d'opposition qui le menacent ne semblent pas dis-
posés à désarmer; ils paraissent, au contraire, tout en prenant le repos
et les plaisirs de la saison , attendre le moment de recommencer la lutte.
Les ministres sont à Saint-Sébastien, les chefs de l'opposition sont à
Biarritz : ils se retrouveront à la session prochaine. Et comme s'il n'y
avait pas eu assez de difficultés dans cette un d'une session laborieuse
et troublée, le ministre des affaires étrangères, le marquis de la Vega
y Armijo, a cru devoir jeter dans les conflits des partis une affaire aussi
bizarre qu'imprévue. Il a entrepris de mettre en jugement, après l'avoir
frappé d'une révocation assez brutale, un homme qui a longtemps servi
son pays dans la carrière diplomatique, qui a été pendant quatorze ans
ambassadeur à Berlin, le comte de Benbmar. Pourquoi le comte de Be-
nomar est-il poursuivi? Il est accusé d'avoir communiqué, il y a quelques
années, à M. Canovas del Castillo, qui venait de quitter la présidence
du conseil, un mémoire ou exposé de l'état des relations de l'Espagne
avec l'Allemagne pendant son ambassade. Ce n'était pas même une in-
discrétion sensible, puisque la communication s'adressait à un homme
qui venait de diriger pendant des années la politique de son pays, qui
connaissait tous les secrets de la diplomatie espagnole. M. de Benomar
est de plus accusé d'avoir tenté une sorte de rébellion en essayant de
se maintenir dans son ambassade lorsqu'il était déjà rappelé. Au fond,
il a été révoqué parce qu'on avait besoin de sa place, et il est pour-
suivi aujourd'hui parce qu'on a besoin de justifier sa révocation.
Ce qu'il y a de plus curieux, c'est que M. de Benomar, au moment de
son rappel, a été l'objet d'attentions presque affectées de la part du chan-
celier de Berlin et de l'empereur lui-même, comme si l'un et l'autre
avaient voulu le dédommager d'une disgrâce imméritée. C'est peut-être
ce qui a contribué à irriter encore plus le ministre des affaires étrangères
de Madrid. Le fait est que, dans ces sévérités et ces poursuites exercées
par ressentiment à l'égard d'un diplomate qui a déjà une longue car-
rière, il n'y a, d'après toutes les apparences, rien de sérieux. Il n'y a
qu'une maladresse du ministre des affaires étrangères, qui a voulu
faire un acte d'autorité. Le président du conseil, M. Sagasta, qui a déjà
assez de difficultés, se serait probablement bien passé de celte mau-
vaise affaire, qui peut être pour lui un embarras de plus le jour où les
cortès se rouvriront à Madrid.
CH. DE MAZADE.
956 REVUE DES DEUX MONDES.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
La liquidation de fin juillet a confirmé la reprise que venait de pro-
voquer le résultat des élections pour les conseils-généraux. Les cours
de nos rentes se sont relevés, et le reste de la cote a suivi. Le 3 pour
100 a été compensé à 8/t.55 avec un report moyen de 0 fr, 15, inférieur
de près de Ofr. 10 à celui du mois précédent. La prorogation desengage-
mens a été facilitée par l'abondance des disponibilités à Londres et à
Berlin, Au surplus, les positions à la hausse avaient été notablement
allégées en juillet, et il s'était même formé sur nos fonds publics un
découvert dont les rachats n'ont pas été étrangers au mouvement, sur-
tout dans les deux journées qui ont suivi la liquidation.
En effet, la rente française s'est élevée de près de 0 fr. 50 immédia-
tement après la liquidation, reprenant le cours de 85 francs, perdu il y
a quelques semaines. L'Amortissable et le k 1/2 ont suivi et quelques-
uns des fonds étrangers se sont associés à cette marche en avant.
La place a été quelque peu surprise par cette poussée vigoureuse,
que la situation politique et même le caractère satisfaisant de la liqui-
dation ne suffisaient pas à expliquer. La direction du marché a paru
ressaisie par des mains assez puissantes pour tenir la cote à un niveau
déterminé si un intérêt politique venait à l'exiger. Depuis le 3 courant,
le cours de S5 francs a été conservé sur le 3 pour 100 à travers d'insi-
gnifiantes oscillations. Il pourrait avoir été choisi comme un bon ter-
rain d'attente jusqu'au jugement de la haute-cour ou jusqu'aux élec-
tions générales. 11 ne faut pas perdre de vue d'ailleurs qu'un coupon
trimestriel de 0 fr. 75 sera mis prochainement en paiement, ce qui ra-
mène le cours dés à présent à 8/;. 25.
A Londres, en dépit de l'extrême abondance des disponibilités sur
le marché libre, la période des embarras monétaires s'est rouverte
pour la Banque d'Angleterre, dont l'encaisse métallique a commencé
à subir les assauts habituels à cette époque de l'année. Le jeudi 8, le
taux de l'escompte a dû être relevé de 2 1/2 à 3 pour 100. L'influence
a été à peu près nulle sur notre marché.
Les fonds russes ont profité de l'amélioration générale des disposi-
tions. Les demandes restent actives au comptant et à terme. On cote
le 1880 à 90.40, le 1889 à 93, les consolidés à 90 fr., en reprise les
uns et les autres d'environ une demi-unité.
REVUE. — CHRONIQUE. 957
Calme complet sur le k pour 100 hongrois à 8k 3/8. Depuis le 12 cou-
rant figure à notre cote officielle le k 1/2 pour 100 or hongrois 18S9,
garanti par les chemins de fer de l'État et émis au printemps dernier
pour un capital de 182 millions de florins ou Zj55 millions de francs,
jouissance courante 1" août 1889. Les valeurs de chemins de fer
austro-hongroises ont été assez bien tenues : les Autrichiens en hausse
d'une dizaine de francs; les Lombards immobiles à 255.
Les désordres qui se sont produits en Crète vont obliger le gouver-
nement turc à faire des dépenses assez considérables d'armement.
Les fonds ottomans, malgré cette perspective, se sont assez bien tenus
et ont même légèrement progressé.
L'obligation unifiée d'Egypte n'a pas profité de la victoire, si pom-
peusement célébrée en Angleterre, du général Grenfell sur quelques
milliers de derviches afi'amés. Les fonds helléniques sont fermes, la
Grèce ne paraissant point disposée à fomenter l'insurrection Cretoise.
L'Extérieure a été portée à 73 1/2, sur la confirmation des pourpar-
lers engagés entre la Banque d'Espagne et le groupe financier de la
Banque de Paris, relativement à un prêt de 50 millions à consentir à
l'établissement de Madrid sur nantissement de rente k pour 100 amor-
tissable. Déjà à la fin de juillet cette même nouvelle avait produit un
relèvement de l'Extérieure de 72 aux environs de 73.
L'Italien a de nouveau baissé, après une reprise éphémère à 93.30.
Nous le laissons à 92.75. Cette faiblesse n'est pas due principalement
à l'incident de frontière signalé il y a quelques jours par le télégraphe
et qui est sans importance. Mais la situation financière du royaume ne
fait qu'empirer, et les portefeuilles français continuent à se débarrasser
de la vente italienne qui s'y était jadis accumulée. A Rome, toutes les
valeurs locales sont en réaction depuis le commencement du mois, no-
tamment la Banque romaine, l'Immobilière, la Banque générale, les
Eaux Marcia, le Gaz, etc. A Turin, la crise immobilière s'accentue.
Le gouvernement de Rome s'est efforcé de faire croire que la baisse
du h-ok pour 100 d'Italie était due à des rumeurs mal fondées qui au-
raient été répandues à Paris, par exemple au bruit que le ministre du
trésor aurait jeté sur le marché français la rente restée à sa disposi-
tion par suite de l'abolition de la caisse des pensions. Ce sont là des
explications qui ne peuvent tromper personne. On ne sait que trop que
M. Crispi, par sa politique antifrançaise, a jeté son pays dans une
perturbation profonde oia son ancienne prospérité financière risque de
sombrer. Si le marché allemand, qui porte tout le fardeau des derniers
emprunts indirects de l'Italie, ne soutenait avec ténacité les cours de
la rente, le prix de 93 serait depuis longtemps déjà perdu.
Les fonds argentins sont fermes, en dépit de la cote de l'agio, Ik
pour 100, et de l'aggravation de la crise monétaire à Buenos-Ayres.
958 REVÛË DES DEUX MONDES.
Les valeurs ont en général monté depuis la fin de juillet, quelques-
unes même dans des proportions importantes.
Le Suez n'a guère varié aux environs de 2,270. Les recettes des der-
nières décades ont été un peu moins satisfaisantes et l'augmentation
depuis le 1" janvier 1889 sur la période correspondante de 1888 n'est
plus que de 1,430,000 francs. Le Panama est abandonné à ko francs,
et le Corinthe est tombé à 80 francs, sur la nouvelle de la cessation
complète des travaux par les entrepreneurs.
Les Voitures et les Omnibus ont enfin obtenu l'amélioration que la
baisse du mois dernier permettait de prévoir. La plus-value est de
25 francs pour les premières à 770 comme pour la seconde valeur à
1,270. La Transatlantique est immobile à 570.
Les valeurs de cuivre ont assez vivement repris : le Rio-Tinto de 275
à 287.50, le Tharsis de 88.75 à 95. On donne comme raison de ce mou-
vement un retour offensif d'anciens acheteurs contre les baissiers
jusque-là victorieux, une légère hausse dans les prix du cuivre à li2
et 43 livres sterling, la diminution lente, mais progressive du stock,
le succès des négociations engagées entre les liquidateurs du Comp-
toir d'escompte et le représentant des mines américaines. Une com-
binaison nouvelle, en dehors de laquelle serait tenue la Compagnie de
Tharsis, a été adoptée en principe vendredi dernier.
Le Gaz s'est élevé de 1,355 à 1,380. La Banque de France est en
hausse de 80 francs à 3,880 ; les bénéfices hebdomadaires restent ce-
pendant peu élevés. Le Crédit foncier a repris de 10 francs à 1,275
après 1,285. Dans la séance du 7 août, 12,706,000 francs de prêts nou-
veaux ont été autorisés par le Conseil d'administration.
La Banque de Paris gagne 15 francs à 733; le Crédit lyonnais, 7.50 à
682.50; le Crédit mobilier, 10 francs à /j07.50. Peu d'affaires sur les
autres titres. Société générale. Banque maritime. Banque internatio-
nale, Dépôts, Crédit industriel. Les liquidateurs de la Banque franco-
égyptienne ont décidé la répartition d'un dividende de 60 francs par
action sur l'actif excédant le capital social déjà remboursé.
Le Comptoir d'escompte a baissé à 75 francs, le Comptoir national
s'est tenu à 525 francs.
Lu plus-value des recettes de nos grandes compagnies de chemins
de fer pendant la dernière semaine, dont les résultats aient été publiés,
s'élève à 2,360,000 francs, ce qui porte à 21 millions le total de l'aug-
mentation depuis le commencement de l'année. Le Nord a monté de
25 francs à 1,730; le Lyon, de 20 francs à 1,335; l'Orléans, de 30 à
1,365 francs. Le Nord de l'Espagne, par suite de la continuation de
fortes recettes, s'est tenu à 395, le Saragosse a gagné 6.25 à 292.50.
Le cl recteur-gerant : C. Buloz.
TABLE DES MATIÈRES
DD
OUATRE-VINGT-OUATOKZIÉME VOLUME
TROISIÈME PÉRIODE. — LLV ANNEE.
ÏDILLET. — AODT.
Livraison du 1" Juillet.
L'Illision de Florestan, deuxième partie, par M. Henry RABUSSON 5
Étides d'histoire religieuse. — Le Traité Du Mantea^i, de Tertuluen, par
M. Gaston BOISSIER, de l'Académie française 50
La Jeunesse de Richelieu (1585-1614). — I. — Origines et Éducation, par
M. Gabriel HANOTAUX, député 80
Thaïs, conte philosophique. — I. — Le Lotus, par M. Anatole FRANCE. . . 111
L'Académie des Beaux-Arts depuis la fondation de l'Institut. — I. — Ori-
gines, par M. le vicomte Henri DELABORDE, de l'Institut de France. . . 135
Un Royaume disparu. — La Birmanie, par M. Edmond PLAUCHUT 160
A Travers l'Exposition. — I. — Les Portes, la Tour, par iVI. le vicomte
Eugène-Melchior de VOGUÉ; de l'Académie française 186
Un Radical anglais d'autrefois. — William Cobbett, par M. G. VALBERT. . 202
Revue ltitéraire. — A Propos do Disciple, db M. Paul Bourget, par M. F.
BRUNETIÈRE 214
Chronique de la qcinz.une, histoire poutique et littéraire 227
m0uvehe?tt fi.nanuër de la quinzaine 238
Livraison du 15 Juillet.
L'Illusion de Florestan, dernière partie, par M. Henry RAPUS.SO.N 241
La France, l'Italie ei la Triple alliance 277
Thaisj conte philosophique. — IL — Le Papyrus, par M. Anatole FRANCE. 319
960 REVUE DES DEUX MONDES.
L'Académie des Beaux-Arts depuis la fondation de l'Institut. — II. — La
Classe de la littérature et des beaux-arts au temps du directoire, par
M. le vicomte Henri DELABOKDE, de l'Institut de France 372
Un Poète anglais. — John Keats, par M. Joseph TEXTE 402
A Travers l'Exposition. — II. — L'Architecture, les Feux et les Eaux, le
Globe, par M. le vicomte Eugène-Melchior de VOGUÉ, de l'Académie fran-
çaise 440
Revue musicale. — Théâtre de l'Opéra, la Tetnpéle, de M. Ambroise Thomas,
LA Saison italienne, la Musique a l'Exposition, par M. Camille BEL-
LAIGUE 456
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 465
Mouvement flnancier de la quinzaine 477
Livraison du 1" Août.
Simple récit 481
Etudes d'histoire religieuse. — De la Modernité des prophètes, première
partie, par M. Ernest HAVET, de l'Institut de France 516
La Jeunesse de Richelieu (1585-1614). — II. — L'Évéque de Luçon, le Député
aux États de 1614, par M. Gabriel HANOTAUX, député 566
Thaïs, conte philosophique. — III. — L'Euphorbe, par M. Anatole FRANCE. 606
La Transformation du gouvernement local aux États-Unis, par M. Emile de
LAVELEYE 638
A Propos d'un livre sur la France du centenaire, par M. G. VALBERT. . . . 660
Poésie. — Le Dernier des Maourys, par M. LECONTE DE LISLE, de l'Aca-
démie française 687
A Travers l'Exposition. — III. — Le Palais de la force, par M. le vicomte
Eugène-Melchior de VOGUÉ, de l'Académie française 692
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 707
Mouvement financier de la quinzaine 718.
Livrzdson du 15 Août.
Examen de conscience philosophique, par M. Ernest RENAN, de l'Académie
française 721
L'Académie des Beaux-Arts depuis la fondation de l'Institut. — lU. — La
Classe des beaux-arts sous le consulat et sous l'empire, par M. le
vicomte Henri DELABORDE, de l'Institut de France 738
La Stratégie navale 767
Études d'histoire religieuse. — De la Modernité des prophètes, dernière
partie, par M. Ernest HAVET, de l'Institut de France 799
Fausse route, pi-emière partie 831
La Politique de Robespierre, par M. Albert SOREL 883
Femmes slaves. — II. — Zarka, la pénitente, par M. L. de SACHER-MASOCH. 916
A Travers l'Exposition. — IV. — Les Arts libéraux, l'Histoire du travail,
par M. le vicomte Eugène-Melchior de VOGUÉ, de l'Académie française. . 929
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire % . . • 91-5
Mouvement financier de la quinzaine i . . « t
t>ari8. — Uaisoa Quantin, 7, rue Saint-BeuoiU
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