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Full text of "Revue des deux mondes"

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Païis,—  liaison  Quantin,  7,  ruo  Saint-BetiDit, 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LIX*    ANNÉE.     —    TROISIÈME    PERIODE 


TOME    QUATEE-YINGT-QUATOEZIÈIE 


PARIS 


BUREAU    DE    LA    REVUE    DES    DEUX    MONDES 

RUE      DE      l'DNIVERSITJÎ,       15 

1889 


D  r 


Zl^ 


6-f 


L'ILLUSION  DE  FLORESTAN 


DEUXIEME     PAKTIE    (1) 


V. 

C'était  le  dernier  dîner  et  la  dernière  soirée  de  la  marquise  de 
Fossanges  avant  son  départ  pour  la  campagne.  Et  les  invitations 
avaient  été  combinées  en  conséquence  ;  c'est-à-dire  que  le  clan  des 
dîneurs  avait  été  recruté  surtout  parmi  les  personnes  d'âge  et 
d'importance,  sensibles  aux  agrémens  d'une  bonne  table,  et  à  qui 
la  maîtresse  de  la  maison  avait  à  cœur  de  laisser  une  impression 
flatteuse,  tandis  que,  pour  la  réception  du  soir,  on  avait  fait  appel 
au  ban  et  à  l'arrièrc-ban  des  relations  jeunes  et  turbulentes.  Roberte 
voulait  une  soirée  gaie  après  un  dîner  recueilli,  —  ce  qui  était 
d'une  bonne  hygiène  et  d'un  zèle  entendu. 

Florestan  n'assistait  donc  pas  au  dîner.  Mais  Mabel  y  avait  sa 
place,  comme  à  toutes  les  agapes  et  à  toutes  les  fêtes,  sans  excep- 
tion, du  petit  hôtel  de  la  rue  Jean-Goujon.  Son  amie  ne  pouvait  se 
passer  d'elle,  —  chose  toute  simple,  si  l'on  considère  que  la  baronne 
Gueyrard  avait  un  genre  de  beauté  très  décoratif  et  nullement  en- 
combrant, vu  qu'elle  n'était  ni  coquette,  ni  bavarde,  ni  médisante, 
ni  jalouse.  —  C'était,  d'ailleurs,  la  seule  jeune  femme  ([ui  fût  au 
nombre  des  conviés. 

Pendant  le  repas,  qui  fut  sérieux,   ainsi   qu'il  con^ient  à  une 

(1)  Voyez  1.1  lievur  du  l."«  juin. 


6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

st'anco  (!»•  <;astrononii('  cxpérimontale,  on  caii«;a  modrrémcnt.  La 
maniuisf  |)araissait  avoir  al)(li'iu(''  en  faveur  de  son  mari,  qui,  di- 
sert et  ph'iii  d'à-propos,  excellait  à  ces  a])erçus  politi(iues  destinés 
à  ponctuer  les  dillérens  services dun  festin  bien  ordonné.  La  tâche 
de  W.  de  Kossjuigcs  n'avait,  au  res^te,  rien  de  très  ajdu  :  tous  les 
convives  »'t;iient  orli-anish^s.  coinnie  lui-njènie  et  coiiiiiio  tous  les 
lioinincs  cliannans. 

A  llieiuv  du  cifraro  et  des  caquets,  Roberte,  en  un  coin  de  son 
^M-and  salon  à  demi  déjieuplé,  se  trouva  seule  un  moment  avec  son 

annc  Mabcl. 

—  Savez-vous,  darliiig,  dit  la  marquise  en  souriant  sans  dt'pit, 
qn(>  vous  êtes  éblouissante,  ce  soir?  Vous  allez  nvéteindre  toutes 
nie*<  in\il(''es! 

—  bah  !  vous  serez  là,  Roberte,  pour  m'aidor  à  éclairer  vos  sa- 
lons. 

Il  v  avait  moins  de  caressante  aménité,  sans  doute,  dans  la  i(''- 
pli(|ne  de  lAniTrlaisc  quil  n'y  en  avait  eu  dans  la  gentille  apo- 
strophe de  son  amie.  Mais,  en  fait,  les  deux  jeunes  femmes  étaient 
resi»Iendissantes,  très  en  beauté  toutes  deux  :  Tune,  grande  et 
blanche,  svelte  et  lactée  dans  ses  dentelles  noires;  l'autre,  petite 
et  rose,  potelée  et  vermeille  en  son  tulle  couleur  de  ciel. 

—  Qu'avez-vous  fait  aujourd'hui,  reprit  Mabel,  pour  être  si 
fraîche,  ce  soir,  et  avoir  si  bonne  mine? 

—  Tantôt,  je  n'ai  rien  fait,  si  c'est  ne  rien  faire  que  de  s'ap- 
prêter à  recevoir.  Ce  matin,  j'ai  fait  un  tour  au  Bois  avec  M.  de 
Fossanges,  pour  fêter  son  rétablissement.  Son  genou  est  défmitive- 
ment  remboîté. 

—  Oh!  mais,  c'est  fort  édifiant,  cette  promenade  conjugale! 

—  Hé  !  x ous  n'y  pensez  ])as.  ma  chèic  ! . .  Quand  je  monte  à  che- 
\alavec  mon  man,  nous  sommes  toujours  plus  de  deux.  Ses  amis, 
qui  sont  surtout  les  miens,  nous  accompagnent.  Ahisi,  ce  matin,  il 
y  avait  Francœuvres,  Strandford,  Nox^mcourt,  Tiessé,  Yalencin... 
je  ne  sais  qui  encore.  11  y  en  a^ait  même  trop.  J'ai  renvoyé  les 
hommes  mariés,  Tressé  et  Valencin,  ne  voulant  pas  qu'on  pût 
m'accuser  de  les  détourner  de  leurs  femmes,  qui  se  détournent 
bieîi  assez  d'eux.  >lais  j'ai  dû  tolérer  les  autres...  parmi  lesquels 
j'allais  oublier  de  mentionner  mon  gentil  cousin  La  Garderie,  qui, 
d«'cidénient.  moiUe  à  cheval  comme  un  ange...  A  propos,  vous  sa- 
vez, je  ne  l'appelle  plus  Florestan,  même  pour  rire;  je  l'appelle 
Hngues  :  je  trouve  que  ça  lui  va  mieux. 

—  C'est  bien  intime,  à  ce  qu'il  me  semble,  ce  procédé! 
Cela  vous  choque,  ma  chère  puritaine? 

Rien  ne  me  cho(|ue  plus,  mon  amie,  depuis  que  je  vis  dans 
Notre  monde. 


L  ILLL'SIO.N    DE    FLURESÏAX. 


Attrape,  mon  inonde!  fit  M'"®  de  ï^ossanges  avec  un  geste 


ganun. 


—  Mais,  sôiicuscnient,  Roberte,  je  crois  qui;  vous  auriez  tort 
(le  traiter  ce  jeune  homme,  qui  airive  de  sa  province,  comme  vous 
traitez  les  imijéciles  de  votre  escorte  oïdinaire,  qui  sont  plus  bètes 
que  lui,  certes  !  mais  qui,  eux  du  moins,  ne  sont  ni  jeunes  ni  naïfs, 
étant  Parisiens. 

—  Pourquoi  me  dites-rons  cela,  ma  chère?..  Est-ce  par  intérêt 
pour  moi,  ou  par  intérêt  pour  lui? 

—  Lim  et  l'autre...  C'est  une  vieille  querelle  entre  nous,  vous 
ne  rignorez  pas;  je  voudjais  vous  voir  moins  évaporée  d'aspect, 
vous  sachant  bonne  et  partiiitement  honnête  au  fond.  Et,  pour  ce 
qui  est  de  ce  garçon,  je  crois  qu'il  vaut  mieux  que  le  mauvais  rôle 
de  galantin  grotesffuc  dont  vous  affublez  vos  admirateurs. 

La  marquise  regarda  son  amie  avec  surprise. 

—  Ahçà!  Mabel... 

Elle  n'acheva  pas,  mais  elle  avait  été  comprise.  Car  la  baronne 
Gue^rard,  imperceptiblement  rougissante,  se  hâta  de  lui  dire  : 

—  M.  de  La  Garderie  est  tout  à  fait  un  étranger  pour  moi,  et  je 
vous  en  parle,  croyez-le,  sans  aucune  arrière-pensée,  à  un  point 
de  vue  très  désintéressé., ,  ou  avec  le  seul  souci  de  lui  épargner 
un  ridicule  ou  une  déception  et  de  vous  épargner,  à  vous,  une  lé- 
gèreté qui  pourrait  devenir  une  mauvaise  action. 

—  Si  je  vous  comprends  bien,  vous  craignez  que  ce  jouvenceau 
ne  s'éprenne  follement  de  ma  personne?.,  et  que  je  ne  le  laisse 
mourir...  dinanition?  En  vérité,  vous  me  flattez,  Mabel,  à  tous 
égards  ! 

Visiblement  piquée,  M""^  de  Fossanges  faisait  mine  de  s'éloi- 
gner. Mais  la  baronne  la  retint  avec  un  geste  amical  et  un  peu 
confus. 

—  Je  vous  supplie,  Roberte,  lui  dit-elle,  de  ne  pas  prendre  en 
mauvaise  paît  ce  que  je  vous  ai  dit. 

—  Soit.  Mais  à  une  condition,  ma  chère,  c'est  que  vous  m'avoue- 
rez que  vous  avez  jeté  votre  dévolu  sur  F lorestan  de  La  Garderie  et 
que  vous  défendez  votre  bien. 

—  Mon  bien!..  Vous  êtes  folle,  Roberte!  Je  connais  à  peine  ce 
jeune  honnne. 

—  11  vous  connaît  assez  pour  avoir  pu  vous  témoigner  toute 
sa  satisfaction  de  vous  connaître...  Si  cela  est,  dites-le.  11  n'y  a  pas 
de  mal...  Et,  an  besoin,  je  saurai  vous  aider. 

Sous  le  regard  malicieux  et  protecteur  de  la  marquise,  Mabel 
baissa  ses  grands  yeux  doux  et  inclina  même  un  peu  la  tête. 
Mais  elle  se  redressa  bientôt,  avec  un  léger  frémissement  d'oi'gueil 
f>^reRsé. 


8  REVUE    DES   DEHX    MONDES. 

Cvs\  mit'  folie,  vous  dis-jc,  répliqua-l-olle.  M.  de  La  dar- 
di'iu'  n'a  lien  l'ail  (lui  urautorise  à  penser  qu'il  s'occupe  de  ma  per- 
sonne... Kt  j'aime  à  croire  que  vous  me  savez  assez  digne  pour  ne 
pas  mt^me  songer  à  lui,  quand  je  reconnais  qu'il  ne  songe  point  à 

moi. 

\K)^^,  (hirlinq,  conclut  Roberte,  vous  m'excuserez  de  ne  pas 
le  consigner  encore  à  la  porte  de  ma  maison,  si  vous  n'êtes  pas 
d'oies  et  déjà  résolue  à  lui  ouvrir  la  vôtre. 

Sur  ces  mots,  prononcés  avec  une  intonation  de  voix  assez  équi- 
TOfpie,  la  marquise  de  Fossanges  rejoignit  ses  invitées,  qui,  toutes 
plus  ou  moins  vénérables,  devisaient  posément  dans  la  serre,  loin 
des  fenêtres  ouvertes  et  à  l'abri  des  courans  d'air. 

Bientôt  les  honnnes  revim'ent  du  fumoir  ;  puis,  les  premiers 
invites  du  soir  airi\èivnt,  et,  insensiblement,  une  animation  bour- 
donnante succéda,  dans  les  deux  salons  et  dans  la  serre,  à  la  tor- 
peur des  digestions  trop  lentes. 

C'était  une  avalanche  d'élégances.  Les  jeunes  couples  se  pres- 
saient, se  saluaient,  éciiangeaient  des  poignées  de  main  et  de  brèves 
exclamations.  Les  fleurs  des  boutonnières  s'efTeuillaient  au  contact 
des  éj)aules  nues;  les  diamans  brillaient  parmi  les  habits  noirs, 
connue  des  étoiles  à  travers  les  nuages.  Il  y  a\ait  trop  de  monde, 
—  ce  qui  est  inévitable  quand  on  veut  qu'il  y  en  ait  assez.  — 
Personne,  au  surplus,  ne  se  plaignait.  C'était  la  fm,  la  dernière 
n'union  ;  on  allait  se  disperser  :  on  pouvait  bien  s'étoulTer  un 
peu. 

D'ailleurs,  peu  d'intrus  :  pas  d'étrangers,  sauf  quelques  Anglais 
aeclimatc's,  connue  Strandford,  et  un  Russe,  indispensable  pour 
représenter  et  persomiifier  X'iillitince;-^^?,  d'artistes,  hormis  d'illus- 
tres amateurs  et  le  portraitiste  attitré  des  femmes  du  monde,  qui, 
à  ce  métier,  était  de^enu  presque  homme  du  monde  lui-même,  et 
cessait  petit  à  petit  d'être  artiste;  pas  d'écrivains  non  plus,  si  ce 
n'est  un  journaliste,  —  pour  la  publicité,  —  ou  plutôt  le  directeur 
d'un  journal  ayant  la  vogue  des  salons,  qui  payait  en  «  échos  mon- 
dains, »  quand  il  ne  les  faisait  pas  payer,  les  invitations  qu'il  qué- 
mandait. —  M'"'^  de  Fossanges  ne  donnait  guère  dans  le  snobisme 
artistifiue  et  littéraire.  Elle  avait  observé,  disait-elle,  que  l'art  et  la 
littérature  ne  gagnent  rien  à  aller  dans  le  monde  et  que  le  monde 
ne  gagne  rien  à  les  recevoir,  u  Le  talent,  ajoutait-elle,  n'est  pas 
contagieux,  ni  la  bonne  éducation  non  plus.  D'ailleurs,  ces  gens- 
là,  quand  ils  sortent  de  leur  spécialité,  sont  encore  plus  bêtes  que 
nous  quand  nous  ^oulons  y  entrer...  On  ne  s'imagine  pas  à  quel 
point  un  lionnue  de  talent,  de  génie  même,  peut  être  stupide... 
pendant  les  entr'actes  de  l'inspiration...  Et  non-seulement  les  pein- 
tres ou  les  imisiciens,  ce  (jui  va  sans  contradiction,  mais  les  écri- 


l'illusion  de  fi.okestax.  9 

vains.  Ils  ont  certaines  facultés  que  nous  n'avons  pas,  mkiîs  ces 
facultés  ne  sont  d'aucun  usage  parmi  nous...  si  ce  n'est  à  leur  bé- 
néfice. A  les  fréqnonlor,  nous  ne  pouvons  donc  que  perdre  nos 
illusions  sur  leur  compte,  tout  en  leur  fournissant  des  modèles  où 
nous  aurons  soin  de  ne  pas  nous  reconnaître,  mais  où  l'on  nous  re- 
connaîtra tout  de  même...  ce  qui  sera  justice.  Aussi,  chacun  chez 
soi,  c'est  encore  ce  qu'il  y  a  de  mieux.  »  Et  c'était  sage.  D'autant 
plus  sage  que  cela  ne  l'empêchait  pas  de  voir  s'étaler,  en  belle 
place,  dans  deux  ou  trois  journaux  du  matin,  le  compte  rendu  de 
toutes  ses  réceptions;  son  directeur  de  journal  traitait  ra(Taire,au 
plus  juste  prix,  avec  ses  confrères.  Mais,  avec  lui-même,  c'était 
un  peu  plus  cher  :  il  fallait  le  recevoir. 

Pour  l'instant,  on  pailait  de  courses,  de  g arden  partie?.,  de  laxvn 
tennis  et  d'autres  balivernes;  on  s'entretenait  de  la  villégiature 
prochaine  et  des  derniers  bals  de  la  saison  ;  on  se  communiquait 
les  petites  nouvelles  :  les  deuils,  les  mariages,  les  récentes  acqui- 
sitions de  chevaux,  les  derniers  ou  les  futurs  scandales.  Et  l'on  ne 
songeait  point  à  danser.  Il  n'y  avait  même  pas  de  tziganes,  ni 
aucune  piomcsse  ou  menace  de  monologue  ou  de  saynète.  Et  ce 
monde  se  sutïîsait  à  lui-même  et  ne  s'ennuyait  point,  ce  qui  prouve 
que  l'unique  talent  des  maîtres  de  maison,  comme  des  politiques, 
consiste  à  «  grouper  les  intérêts.  »  Rassemblez  des  gens  qui  se  con- 
naissent, qui  mènent  la  même  vie  ;  ils  ne  s'ennuieront  jamais,  même 
si  la  vie  qu'ils  mènent  les  ennuie  :  il  leur  suffira  de  se  la  raconter 
pour  la  trouver  intéressante.  La  conversation  est  alors  un  miroir 
grossissant  et  à  faces  multiples,  qui  donne  l'illusion  de  la  gran- 
deur et  de  la  variété.  Et  puis,  lorsqu'il  y  a,  dans  un  salon,  des 
femmes  décolletées,  encore  en  âge  d'être  courtisées,  des  hommes 
de  bonne  volonté  et  une  certaine  licence,  personne  n'a  rien  à  ré- 
clamer :  les  hommes  ont  les  épaules  des  femmes  ;  les  femmes  ont 
les  regards  des  hommes.  —  C'est  tout  ce  qu'il  faut,  car  c'est,  avec 
le  besoin  de  bavarder,  tout  ce  qui  motive  les  assemblées  mon- 
daines. 

Florestan,  dont  les  relations  n'étaient  pas  encore  des  plus  nom- 
breuses parmi  cette  petite  foule  d'élite,  ou  soi-disant  telle,  se  consolait 
avec  les  épaules  de  M'"®  de  Fossanges,  laquelle,  soit  par  malice,  soit 
par  devoir,  était  venue  le  relancer  dans  son  coin.  —  Alerte  et  gaie, 
le  teint  animé,  le  verbe  haut,  la  gorge  découverte,  la  marquise  eût 
émoustillé  un  mort  ou  un  chartreux.  C'est  dire  que  Florestan  n'avait 
pas  envie  de  dormir.  Elle  avait  surtout  une  manière  de  se  planter 
de  biais  contre  son  interlocuteur,  en  se  penchant  pour  lui  parler 
sous  l'éventail,  et  en  faisant  glisser  ou  rouler  sa  prunelle  eiUro  ses 
cils  pour  le  regarder  de  coté  ou  de  bas  en  haut,  (jui  était  à  damner 


40  REVUE    Di:t=    PEUX    MONDES. 

un  onniit'  lU-  |)r()rc>si()ii,  cl  qui,  <mi  tout  cas,  ])rocuiait  au  a  icoiiite 
ini  sininilier  fiissou. 

1.1'  jj'uuc  linunue  so  rappelait  ce  que  lui  avait  dit  son  oncle 
U'  Uardouin  de  certaines  femmes,  dans  la  catégorie  desquelles  il 
;r\aii  imperliuemmeni,  mais  non  sans  titre  ou  sans  excuse,  rangé 
oettc  daumable  et  danuiautc  marquisette. 

—  Oh!  mais,  dites  donc,  je  vous  gâte! 

—  -  C'est  vrai,  et  je  no  m'y  attendais  guère  après  la  semonce  de 
l'autre  jour. 

Ne  ré^ cillez  pas  ma  sévéïité  qui  dort! 

—  Vous  ré\ cillez  bien  mon  audace... 

-  Mors,  je  m'eiupressc  de  la  rendormir...  en  vous  quittant. 

Prestement,  la  marquise  passa  devant  lui,  lui  frôlant  la  main  de 
son  hrasnu.  et  le  laissa  en  plan,  dans  l'encoignure  où  il  avait  main- 
tenant tout  à  fait  l'air  d'être  en  pénitence. 

«i  C'est  hizaric,  ])cnsait-il  en  la  suivant  du  regard  à  travers  le  re- 
luoiisdes  gron])es  (in'elle  disloquait  au  passage,  on  dirait  une  autre 
femme  encore,  évidemment,  ce  n'est  pas  la  même  que  celle  à  (|ui  j'ai 
eu  afl'aire  lors  de  la  première  entrevue,  ni  la  jnême  que  celle  qui 
m'a  i-abroué  naguère,  sans  férocité,  mais  non  sans  conviction. 
Quchpie  chose  lui  a  passé  par  la  tête  :  un  remords  ou  une  lubie. 
Klle  me  déroute  absolument...  Sans  compter  que  je  ne  suis  pas 
grand  clerc...  Le  diable,  c'est  (|u"elle  change  de  ramage  sans 
changer  de  j)lumage;  de  sorte  qu'elle  m'empaume  de  mieux  en 
mieux.  La  peste!..  Mais  non...  Vive  l'amour, au  contraire!..  Tiens, 
tiens!..  » 

Ses  yeux  venaient  de  rencontrer  ceux  de  M'"®  Gueyrard,  qui,  de- 
l)out  à  l'autre  extrémité  du  salon  et  appuyée  au  chambranle  d'une 
Itorte,  causait  distraitement  avec  M.  de  Fossanges,  fort  empressé, 
mais  en  vain.  Va  le  regard  de  Mabel  était  si  mélancoHque  et  si 
tendre  que  Klorestan,  qui,  ])our  jeune  qu'il  fût,  n'avait  rien  d'un 
sot,  comprit  sur-le-champ  qu'il  ne  tenait  qu'à  lui  de  trouver  en  la 
jiersonne  de  la  belle  Anglaise  mieux  ou  plus  qu'une  amie,  et  que, 
en  tout  cas,  il  aurait  du  mal  à  en  faire  une  conndente.  11  connais- 
Siiit  maintenant  la  nature  de  la  sympathie  qu'il  avait  inspirée  là 
pncore.  —  C'était  très  flatteur,  mais  un  peu  embaiTassant.  Et  il 
eût  assez  aime  qu'on  lui  accordât  quelque  répit. 

Mais  M-*^^  (le  l'ossanges  avait  rejoint  son  amie  et  racolé  en  clie- 
min  M.  Le  llardunin.  Kt,  après  un  bref  conciliabule,  elle  dépêchait 
ce  dernier  vers  Klorestan. 

—  Vencx,  mon  clier;  la  nicU-quise  veut  vous  parler. 

A  peine,  en  elTet,  le  jeune  homme  fut-il  assez  près  du  groupe 
pour  qu'on  pût  l'associer  à  ce  qui  s'y  disait  : 


l'illusion  dl  flori:stan.  H 

—  Je  profite,  déelani  Robcrte,  do  laj)ivseiic'e  de  M.  de  Fossanges 
à  mes  côtés,  pour  l'aire  mes  invitations  d'été...  Ainsi,  vous,  Mahel, 
vous  Aieudrez  au  (^liamparl  (juand  \ous  \oudrez.  Quant  à  vous.  Le 
llardouiu,  vous  i)rolitere/.,  naturellemeul,  des  courses  de  l)i«'ppe 
pour  nous  rendre  visite,  cl  vous  amènerez  votre  ne\eu.  Est-ce  en- 
tendu? 

M.  de  Fossanges,  en  mari  bien  stylé,  api)uya  l'invitation.  Les 
deux  hommes  à  qm  elle  était  adressée  saluèrent,  remercièrent,  puis, 
la  marquise  s'étant  envolée  vers  le  fond  de  la  serre  oii  l'on  avait 
divsse  le  bull'et,  s'apprêtèrent  tous  deux  à  s'en  aller.  Mais  Mabel 
exécuta  un  mou\ementqui  la  jnit  sur  le  chemin  de  Florestan. 

—  J'aurai  donc,  monsieur  de  La  Garderie,  le  plaisii'  de  vous 
rencontrer  cet  été,  chez  Roberte? 

—  Certainement,  madame.  Et  c'est  une  raison  de  plus  que  j'au- 
rai, moi,  d'être  reconnaissant  à  .M'"®  de  Fossanges. 

—  Très  bien.  Mais...  vous  savez  que  je  suis  une  donneuse 
d'avis 


9 


—  Mon  instinct,  répondit  galammenl  le  jeune  honniie,  me  ser- 
vait donc  bien,  lorsqu'il  me  suggérait  le  désir  d'être  de  vos  amis... 

—  Eh  bien!  si  ce  désir  est  toujours  le  vôtre,  j'y  accède  déliniti- 
vement. 

—  Alors,  répliqua  Florestan  avec  une  satisfaction  joyeuse,  vite! 
un  nouveau  conseil. 

-—  Le  voici.  Quand  vous  parlez  à  une  personne  qui  vous  plaît, 
tâchez  de  laisser  échapper  moins  de  contenteujeni  par  vos  yeux... 
surtout  (juand  cette  personne  est  une  femme  mariée. 

—  Rail  !  lit  innocemment  le  vicomte.  Vous  croyez  avoir  remar- 
qué?.. 

—  Par''aitement.  Vous  avez  le  regard  trop...  jeune. 
Florestan  jeta  un  coup  d'œil  autour  de   lui.  Il  y  avait  un  peu 

moins  de  monde  dans  le  grand  salon,  et  il  n'y  avait  presque  plus 
personne  dans  le  petit  :  c'était  le  tour  de  la  serre  d'être  envahie.  Jl 
parut  hésiter  un  instant;  puis,  axant  désigné  du  geste  un  canapé 
vide,  dans  le  lointain,  près  de  la  porte  du  premier  salon  : 

—  Oserai-je  vous  demander,  madame  mon  amie,  une  toute  pe- 
tite audience  pour  inaugm-er  entre  nous  les  rapports  de  confiance? 

Mabel  lit  un  signe  d'acquiescement  et  suivit  le  jeune  honnne. 

—  Là!  nnn-mura  celui-ci  en  s'asseyant  à  côté  de  la  baronne,  je 
suis  bien  ])rès  du  comble  de  mes  vœux. 

—  Je  n'aurais  pas  cru  que  ce  comble...  fût  moi! 

—  Si,  vous  et  votre  amitié...  Ecoutez-moi  donc.  Je  ne  me  donne 
pas  pour  un  roué.  Je  sais  très  bien  que  je  suis  jeune,  et  cela  ne 
me  fâche  ([u'à  moitié.   Seulement,  je  sais  aussi  ([ue  ma  jeunesse 


12  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

priii  mr  jouer  jjIun  il"iiii  mauvais  tour.  Et  je  ul'  voudrais  èlre  ni  ri- 
(liculf  ni  (intrecuidaut,  ni  dupe  ni  indiscret. 

—  Kt    c'i'sl  pour  cola   (juc  vousincz   besoin   d'une  amitié    de 

trmmo? 

.Iiistenient. 

Oh  !  j'ai  bien  compris,  allez  ! 

—  C'est  un  j)laisir  qin'  d'avoir  aiïaire  à  vous. 

—  Mais,  à  de  certains  égards,  une  amitié  d'homme  vous  eût 
mieux  convenu...  ou  une  amitié  de  vieille  femme. 

—  Homme  ou  vieille  femme,  c'est  tout  un  pour  moi!  Et  la  vé- 
rin-, (juand  elle  sort  d'une  vilaine  bouche,  n'a  plus  de  prix  à  mes 
yeu\. 

—  Ce  sont  là  des  sentimens  d'artiste,  et  dignes  de  l'antiquité 
ou,  au  moins,  du  siècle  dernier!  s'écria  Mabel  en  riant.  Seulement, 
reprit-elle  plus  sérieuse,  il  y  aura  pour  vous  un  inconvénient  à 
m'avoir  choisie  :  c'est  que  je  ne  pourrai  pas  tout  entendre.  Je  n'ai 
que  vingt-quatre  ans,  en  effet;  de  plus,  je  suis  protestante...  et 
niénie  un  peu  prude. 

—  Diable!..  L'un  ne  va  pas  sans  l'autre,  d'ailleurs.  Mais,  outre 
que  je  suis  bien  élevé,  ce  qui  assure  la  sauvegarde  de  vos 
oreilles,  vous  aurez  l'attrait  d'une  conversion  à  perpétrer.  C'est 
bien  (pielque  chose,  si  je  ne  me  trompe,  pour  une  protestante.  Un 
peu  (le  prosélytisme  ne  vous  fait  pas  peur,  hein? 

—  Ma  foi!  non.  Et,  s'il  faut  être  franche,  je  n'aurais  pas  accepté 
de  devenir  votre  amie,  si  vous  aviez  été  moins  mécréant.  C'est  ce 
mélange  de  scepticisme  et  de  vraie  jeunesse,  d'indépendance  et 
de...  galanterie  qui  fait  que  je  me  suis  piquée  au  jeu.  11  doit  y 
avoir  de  l'étoile. 

—  Ne  ménagez  pas  les  coups  de  ciseaux.  Taillez  en  plein  drap. 

—  J'ai  connnencé,  en  vous  avertissant  que  vous  n'êtes  pas  tou- 
jours prudent,  ni  même  absolument  convenable. 

—  Bon.  Je  profiterai  de  l'avertissement;  mais,  et  c'est  à  cela  que 
j'en  voulais  venir,  n'avez-vous  point  quelque  autre  conseil  encore 
il  me  donner,  qui  me  marque  plus  particulièrement  l'intérêt  que 
vous  voulez  bien  me  porter?..  Je  m'explique.  Dans  ce  que  vous 
venez  de  me  dire,  il  n'y  a  rien  qui  concerne  vraiment  mon  avenir, 
mou  utilité...  il  n'y  a  rien  de  grave  enfin.  C'est  un  peu  comme  le  : 
«  Tenez-vous  droite,  mademoiselle!  »  ([u'on  lance  aux  jeunes  fdles 
(pii  ont  grandi  trop  vite.  Je  voudrais  quelque  chose  de  plus  sub- 
stantiel en  tant  qu'avis...  Je  voudrais  que  vous  me  dissiez,  par 
exemple,  que  j'.mrais  raison  de  me  marier,  ou  que  j'aurais  tort  de 
songer  à  le  faire. 

Vous  auriez  tort. 


l'illusion  de  FLORKSTAN.  13 

—  \li  !  dii  Florestaii  aNcc  curiosité.  Alors,  je  ne  suis  pas  digne? 

—  Précis('ineul. 

—  Et...  désirez-vous  que  je  le  devienne? 

—  Pourquoi  voulez-vous  que  je  le  désire  ?  demanda  Mabcl  avec 
une  iiulillérence  aUcctée. 

—  Dame!  parce  que  ce  serait  un  beau  couronnement  de  conver- 
sion, à  ce  qu'il  me  paraît. 

—  C'est  assez  juste,  ce  que  vous  dites  là...  Mais  il  l'uni  procéder 
avec  ordre  et  méthode,  et  commencer  par  le  commencement.  Or, 
le  commencement,  c'est  de  ne  pas  nourrir  de  coupables  projets... 
qui  pourraient  devenir,  d'ailleurs,  une  source  de  graves  ou  de  ri- 
dicules mécomptes. 

—  Développez  un  peu,  je  vous  prie... 

—  Reportez-vous  à  ce  que  je  vous  disais  tout  récemment  chez 
moi,  se  contenta  de  répondre  Mabel  en  se  levant. 

—  C'est  que,  fit  le  jeune  homme  en  l'imitant,  vous  parliez  à 
mots  couverts...  Si  nous  mettions,  maintenant  que  nous  soiumes 
amis,  si  nous  mettions  un  peu  les  points  sur  les  i? 

Il  y  avait  un  sensible  mouvement  de  reflux  vers  l'issue  des  appar- 
temens,  près  de  laquelle  se  tenaient  les  deux  causeurs.  C'était  la 
retraite  qni  commençait.  Et  la  maîtresse  de  la  maison  accompagnait, 
de  temps  à  autre,  presque  jusqu'à  la  porte,  quelque  personnage  de 
marque  ayant  renoncé  au  bénéfice  de  la  sortie  à  l'anglaise.  De 
sorte  qu'elle  passait  et  repassait  assez  souvent  dans  le  voisinage 
du  couple  isolé. 

La  retraite,  au  reste,  ne  ressemblait  point  à  une  déroute  ;  tout 
le  monde  se  reth*ait  en  bon  ordre,  à  l'heure  convenable,  et  chacun 
s'en  allait  enchanté  de  sa  soirée.  Et  le  secret  de  cet  universel  con- 
tentement, c'est  que,  si  l'on  n'avait  rien  donné  aux  invités,  on  ne 
leur  avait  rien  promis. 

—  Vous  voulez  que  je  précise  ?  —  dit  la  baronne,  en  regardant 
involontairement  son  amie,  qui  se  trouvait,  à  ce  moment-là,  non 
loin  d'elle.  —  Eh  bien  !  mon  cher  monsieur  de  La  Garderie,  vons 
êtes  en  train  de  nous  passionner  pour  une  femme  délicieuse,  ado- 
rable, troublante,  capiteuse,  digne  de  tous  les  adjectifs  anciens  et 
modernes,  mais  qui,  elle,  ne  se  passionnera  jamais  et  vous  ber- 
nera le  plus  agréablement  du  monde...  A  votre  service!  Et  bon- 
soir! 

«  Voilà  une  amie,  se  dit  Florestan,  qui  me  donne  et  jue  donnera 
peut-être  encore  de  bons  conseils.  Mais  je  doute  que  ce  soient  des 
conseils  tout  à  fait  désintéressés.  » 

—  Çà,  ma  chère  Mabel,  que  disiez-vous  de  moi  à  M.  de  La  Gar- 
derie? Car  c'est  de  moi  que  \ous  parliez. 


14  lîtVUE    DliS    DEUX    MONDES. 

—  Je  lui  disais,  mu  cliôriL',  que  tout  le  uioude  vous  aime  et 
qu'il  aillait  bien  tort  de  faire  comme  tout  le  monde. 

Singulier  sujet  de  comersation  !  fit  la  marquise  évidemment 

contrariée. 

M. lis  il  me  répondait,  reprit  la  ciiarmante  et  peu  véridique 
Xiifj^laisi-,  que,  vous  sadiant  à  eiaindiv,  il  ne  vous  crai^niait  j)as... 
(lelui-là,  >ove/-vous,  ma  chère  Roberte,  ne  prendra  jamais  place 
dans  voire  tronj»eau.  Je  m'étais  trompée  sur  sou  compte.  C'est  un 
indépendant  et  lui  scepti(|ue.  sous  son  aii*  de  grande  jeunesse.  11  a 
beaucoup  d'expérience  pour  son  àçs-e. 

—  J5ah!  je  n'aurais  pas  cru...  Eh  bieni  ma  chère. ^ou.s  jjiquez  au 
vil' ma  curiosité.  Moi,  j'étais  persuadée,  au  coniraire,  quecepuuxre 
fjarçon  n'avait  pas  de  défense  et  qu'il  deviendrait,  un  jour  on 
l'antre,  la  proie  d'une  passion  bète. 

—  Au  fait,  il  vous  donnera  peut-être  raison  tout  de  même...  si 
per.sonne  ne  l'aide,  —  murmura  indistinctement  la  baronne  Guey- 
rard,  en  serrant  la  main  de  la  marquise  de  Fossanges  pour  prendre 
congé  d'elle. 

\l. 

.loignant  presque  la  lisière  de  la  forêt  d'Arqués  et  ayant  une 
belle  échappée  de  vue  sur  la  vallée,  le  domaine  du  Champart, 
quoique  dune  contenance  médiocre,  est  une  des  propriétés  les 
plus  eu\iées,  sinon  une  des  plus  importantes,  de  cette  région 
dieppoise  (|ue  le  voisinage  d'une  station  d'été  dont  la  première 
vogue  remonte  à  qut,'l(|ne  deux  cents  ans,  — sans  parler  de  la  quasi- 
pro.\iiuiié  de  Paris,  —  a  rendue  dès  longtemps  privilégiée  entre 
toutes. 

C'est  là  que  le  vicomte  de  La  Garderie,  à  l'approche  de  l'époque- 
des  courses  de  Dieppe,  vint  rejoindre  son  oncle  Le  llardouin,  qui 
\'\  avait  précédé,  ainsi  que  la  baronne  Gueyrard,  le  comte  et  la 
comtesse  de  Valencin,  M.  Straiidford  et  quelques  autres  invités 
de  moindi-e  importance,  auxquels  la  marquise  de  Fossanges  oiïi'ait 
une  hos|)iialite  annuelle. 

Ancienne  ferme  modèle,  successivement  dépouillée  de  ses  plus 
belles  cultures,  le  Champart  s'est  anobli,  à  mesure  qu'il  se  ré- 
trécissait. Car,  après  a^oir  été  élevée  à  la  dignité  d'habitation 
bourgeoise,  cette  ferme  a  liiii  par  devenir  château,  oti  du  moins 
partie  intégrante  d'une  chatellenie  toute  moderne.  C'est-à-dire 
qu  une  jiariie  des  con.structions  primitives  ayant  été  abattue,  on  a 
utili.se  le  reste  pour  en  faire  des  communs  sans  pareils,  où  toutes 
sortes    d  animaux,  mais    surtout    des   chevaux  et  des    chiens  en 


l" ILLUSION    DE    FLORESTAN.  15 

irrand  nonilHV,  vivent  à  l'aise  et  som])tnousonient  logés,  en  com- 
l)a_ffnio  d'un  non  moins  nombirnx  dotnesticfue.  —  Quant  au  château 
lui-nit^ine,  il  est  tout  flambant  neuf,  nn  peu  exigu  peut-(^tre  pour 
de  si  vastes  dépendances, mais  fort  gracieux  et  entouré  d'un  pare, 
ou  plutôt  d'un  jardin  anglais,  qui  n'a  rpie  le  tort  de  ressembler  à  un 
square. 

On  V  vit  de  cette  vie  uniforme  et  fashionable  de  tons  les  châte- 
lains qui  se  respectent  et  respectent  leiirs  hôtes  :  on  monte  à  che- 
val ;  on  se  promène  en  voiture  ;  on  va,  de  temps  en  temps,  luncher 
tiu  loin  ;  on  joue  quekpiefuis  la  comédie  ;  on  danse  par-ci  par-là  ; 
on  pèche,  tant  bien  que  mal,  dans  les  cours  d'eau  voisins,  en  at- 
tendant la  chasse.  Bref,  on  s'amuse  ou  l'on  s'ennuie  très  régle- 
mentairement. Mais  la  marquise  s'arrange  ponr  qu'on  s'amuse 
le  plus  souvent  possible.  Ce  n'est  pas  sa  faute  si  les  divertisse- 
mens  excentriques  ne  sont  pas  à  la  portée  ni  au  goût  de  tout  le 
monde;  et,  d'ailleui-s,  il  n'est  pas  prouvé  encore  qu'il  soit  beau- 
coup plus  amusant  de  marcher  sur  la  tète  que  sur  les  pieds.  Tou- 
tefois, son  génie  inventif  et  sa  recherche  de  l'extrême  modernité 
l'ont  conduite  à  introniser  au  Champart  le  sport  vélocipédicpie , 
expression  dernière  des  aspirations  locomotives  et  gymnastiqties 
d'une  génération  inquiète.  —  Telle  est  la  seule  innovation  à  signa- 
ler dans  le  noble  train-train  de  cette  oisiveté  pseudo-champètre. 

A  l'heure  présente,  —  midi  ^ient  de  sonner,  —  on  est  à  table 
dej)uis  quelques  minutes.  Et  le  diapason  de  la  causerie  s'élève  par 
■degrés.  Du  vaste  luiU,  tenant  lieu  de  vestibule,  qui  précède  la 
salle  à  manger  et  sépare  le  billard  du  grand  salon,  on  pourrait 
•entendre,  par  les  portes  larges  ou\ertes,  la  majeure  partie  des 
propos  plus  ou  moins  animés  qui  défraient  la  conversation  des 
convives.  — ^I.  Le  Ilardouin  s'entretient  avec  M.  de  Fossansres  des 
chances  contestables  du  capricieux  champion  de  la  France  dans  un 
grand  handicap  international  qui  a  été  ajouté,  par  ses  soins,  au 
programme  de  l'une  des  trois  journées  de  courses.  Florestan  de  la 
Garderie  s'efforce  d'avoir  de  l'esprit  pour  deux,  étant  à  côté  de 
\luie  (j(.  Valencin,  qui  n'en  a  guère.  Enfin,  tandis  que  la  marquise 
s'occupe  du  fretin  de  ses  hôtes,  et  que  M.  Strandford  flirte,  en  un 
très  passable  français,  avec  sa  voisine  et  compatriote  la  baroime 
^iucyrard,  le  comte  de  Valencin  expose,  e.r  profesao,  à  un  député 
de  la  droite,  en  déplacement  sur  la  côte  normande,  les  conditions 
d'une  bonne  restauration  monarchique. 

—  Bref,  conclut-il,  ma  formule  gouvernementale  est  bien  simple  : 
le  maxinuim  de  liberté  à  l'honnne  privé,  le  mininnnn  au  citoyen. 
Tout  est  là...  Ne  pas  ennuyer  les  gens,  ne  pas  les  gêner  au  nom 
do  ceci  ou  de  cela,  sous  prétexte  de  religion,  de  morale  ou  de  sta- 
tistique ;  mais  ne  jamais  permettre  qu'ils  taqm'nent  le  gouverne- 


-16  RE\UE    DES    DEUX    MO>DES. 

iiKiit.  La  liborié  politiciuc  est  un  iiistriiincnt  de  fortune  aux  mains 
de  (lurlqnes-uns  ;  la  liberté  tout  court  est  un  bien  nécessaire  à 
tout  le  monde...  No  vous  y  trompez  pas,  c'est  pour  cette  dernière 
(ju'on  l>ataillc  et  qu'on  meurt;  ce  n'est  pas  pour  l'autre,  dont  on 
se...  mi>que  parfaitement.  On  ne  songera  plus  jamais  à  renverser 
un  "•ouvernement  qui  vous  laissera  libres  d'aller  et  de  venir,  de 
travailltr  et  de  vous  amuser,  de  prier  et  de  blasphémer...  Ou  bien 
ceux  qui  y  sonj;eront,  en  dehors  des  agitateurs  intéressés,  ce  se- 
ront des  socialistes  convaincus.  Parce  que,  vo\ez-vous,  contraire- 
ment à  un  mot  célèbre,  qui  n'est  qu'une  célèbre  bctise,  il  n'y  a 
|)as  de  question  politique  :  il  n'y  a  qu'une  question  sociale.  Cela, 
j»ar  exemple,  c'est  plus  délicat.  Mais,  avant  que  la  majorité  de- 
vienne socialiste...  Enfin,  commençons  toujours  par  appliquer  n)a 
fonmile  :  la  liberté  à  tout  le  monde,  l'autorité  au  gouvernement... 

—  C'est  déjà  moins  clair,  —  murmui'a  M™^  de  Fossanges,  que 
toute  cette  politique  divertissait  médiocrement. 

—  Kt  les  femmes,  dites,  père,  auront-elles  le  droit  d'aller  en 
vélocipède? 

L'auteur  de  cette  revendication  timidement  exprunée  était  une 
brunettc  de  treize  ou  quatorze  ans,  tille  de  l'homme  poUtique  in 
pnrtibus  qui  venait  de  formuler  la  vérhable  recelte  du  bonheur  pu- 
blic. 

—  Mais,  mademoiselle  Marianne,  dit  en  riant  M.  de  Fossanges, 
il  me  siMuble  (jue  ce  droit  ne  vous  est  pas  sérieusement  dénié. 
N'cnfourcliez-vous  pas  chaque  jour,  ici  même,  ce  que  l'abbé  Delille 
n'eût  pas  manqué  d'appeler  un  coursier  d'acier,.,  connue  l'ont  fait, 
au  reste,  (picNjucs  fabricans,  amis  de  la  réclame  httéraire? 

-  Ici,  lit  M"Me  Valencin  avec  une  moue  chagrine,  oui...  Encore 
ne  faut-il  pas  sortir  de  la  propriété. 

—  Alors,  vous  voudriez  vous  promener,  par  les  chemins  et  par 
les  rues,  juchée  sur  un  vélocipède,  et  dans  ce  costume  de  vivan- 
dière ou  de  chasseuse,  sans  lequel  votre  genre  déquiiation  serait 
in)praticable? 

—  Pour([uoi  pas?  Si  vous  croyez  que  c'est  drôle  de  tom-ner  en 
rond  dans  une  cour  ou  dans  un  jardin!...  Enfin,  ça  \aut  mieux 
que  rien. 

—  Au  ft\it ,  dit  M"**  de  Fossanges,  le  temps  aujourd'hui  est  à 
souhait  :  ni  |»luie  ni  grand  soleil.  Nous  pourrons  prencU'e  notre 
liçon  tout  à  riu'ure. 

—  Mais  le  professeur  de  g\  nniastique  qui  nous  perfectionne  est 
rt'tenu  à  Dieppe  ! 

-  M.  de  La  Garderie  sera  notre  monitem*.  lia  des  disposhions 
remarquables. 

-  De  \agui's  aptitudes,  tout  au  plus!  fit  modestement  Florcstau. 


l'illusion  de  florestan.  17 

En  réalité,  le  jeune  homme  ôtait  déjà  d'une  jolie  force,  ayant 
compris  tout  le  parti  qu'on  peut  tirer  du  vélocipède  pour  lïiirc  la 
cour  à  une  femme  qui  débute  dans  la  carrière,  —  ce  qui  était  le 
cas  de  la  marquise, 

M.  de  Valencin  et  M.  de  Fossanges,  férus  tous  deux  de  cette 
manie  de  politique  en  chambre,  si  chère  aux  hommes  du  monde 
qui  mûrissent,  revim-ent  à  leurs  moutons,  c'est-à-dire  aux  élec- 
teurs. Ils  furent  cause  que  la  marquise  abrégea  le  déjeuner. —  Celle-ci 
ne  pouvait  soulïrir  que  son  mari  politiquàt,  peut-être  parce  qu'il 
s'en  tirait  assez  bien.  Quant  à  M.  de  Valencin,  qui  lui  avait  fait  et 
lui  faisait  encore  une  cour  intermittente,  il  trouvait  grâce  devant 
elle  :  elle  disait  que,  connue  M.  Le  IIardouin,ce  n'était  que  la  moitié 
d'un  sot.  u  Mais.  s"enq)ressait-elle  d'ajouter,  sa  fennne  le  complète.» 

Deux  heures  plus  tard,  les  vélocipédistes,  au  nombre  de  trois 
seulement  :  M""^  de  Fossanges,  M"^  de  Valencin  et  Florestan  de  La 
Garderie,  étaient  réunis  dans  la  grande  cour  des  connnuns,  —  la 
cour  de  l'ancienne  ferme,  —  dont  toute  la  partie  centrale  avait  été 
bitumée  pour  servir  de  manège  ad  hoc.  W^^  de  Valencin  et  M""*  Guey- 
raril  ne  tardèrent  pas  à  les  y  rejoindre. 

M"^  Marianne,  avec  sa  brune  chevelure  ondulée  qui  flottait  sur 
ses  épaules,  et  que  couronnait  un  béret  blanc,  son  costume  de 
velours  prune  de  monsieur  à  jupe  de  cantinière,  était  tout  uni- 
ment ravissante.  La  marquise,  elle,  moins  jeune  et  dans  une  tenue 
similaii-e,  n'avait  peut-être  pas  tant  à  se  louer  de  ce  demi-traves- 
tissement; mais,  avant  trente  ans,  une  jolie  femme  qui  n'a  janiais 
été  mère  ne  perd  pas  grand'chose  à  jouer  au  garçon.  Et  puis,  les 
molletières  ou  les  bas  à  cotes  lui  sont  généralement  comptés  comme 
cii'constances  atténuantes. 

—  Ça  ne  vous  tente  pas,  madame  ?  demanda  La  Garderie  à  la 
baronne  Gueyrard. 

11  s'apprêtait  à  mettre  en  selle,  sur  une  charmante  bicyclette 
nickelée,  qui  étincelait  au  soleil,  Tintrépide  Marianne  de  Valencin. 

—  Si...  quand  je  vois  mademoiselle.  Je  ne  sais  rien  de  plus  gra- 
cieux qu'une  jeune  fille  montée  sur  une  de  ces  élégantes  et  com- 
plaisantes bêtes  de  fer,  qui  vous  bercent  et  vous  obéissent,  sans 
jamais  résister  à  la  main  qui  les  dirige. 

—  Dites  donc,  dites  donc,  Mabel,  voilà  qui  n'est  guère  aimable 
pour  moi! 

—  Vous,  Roberte,  vous  avez  l'âge  de  M""  Marianne...  J'aurais 
dit  la  même  chose  à  propos  de  vous  si  la  question  de  M.  de  La 
Garderie  fût  venue  à  propos  de  vous. 

—  Hum!...  Mais,  baste!  dès  l'instant  qu'il  n'y  a  pas  de  témoins 
du  sexe  masculin...  Car  vous  remarquerez   que  je  les  proscris... 

TOME  xcir.  —  1889.  - 


Is  RP,Vi;i;    l)LS    DEUX    MO.NDLS. 

De  fail,  il  n'v  avait   pas  d'aiilre  liomnio  ])résonl   quo  Floroslan. 
--  ÏA  nioiisiciir?  lit   Mabc^l  en  le  desiiiiiaiil  avec  un  soiinre  pas- 
sablement (•au.-slMine. 

C'i'st  ini  prolesseni-.  Vous  savez  bien  que  les  professeurs  n'oDl 

pas  (le  sexe. 

Mais,  remarquez,  ma  cli<'re.  qu'il  n'y  aurait  aucun  mal  à  tolé- 
rer une  assistance  masculine.  Vos  costumes  sont  des  ])lus  conve- 
nables :  ce  sont  tout  simplement  des  costumes  de  chasse...  Ce 
serait  même  pins  (''(piilable;  car  vous  créez  au  profit  de  M.  de  La 
(iarderie  un  pri\  iléiiv...  exorbitant. 

—  Non,  uon,  c'est  très  bien  comme  cela  et  tout  à  fait  juste.  J'ai 
préveim  ces  messieurs  ;  je  leur  ai  mis  le  marche  à  la  luain.  Pour 
assister  aux  leçons,  leur  ai-je  dit.  il  faut  en  prcnth'e  sa  part...  Ils 
n'ont  pas  \oulu;  tant  pis  pour  eux!...  Ce  que  j'en  fais,  d'ailleurs, 
c'est  pour  encourager  le  sport  vélocipédiquc  et  l'acclimater  chez 
nous.  Jiii  cela  encore,  nous  retardons  sur  l'Auiileterre...  Allons, 
AÎronite.  mettez-moi  à  cheval  et  piochons  les  courbes.  C'est  la 
Lîrandf  diiïiculte,  cela.  Et  pourtant,  Marianne  tourne  presque  sur 
jdace  ;  elle  pivote,  Dieu  me  pardonne!  Comment  fait-elle?  Voyez... 

—  Elle  ne  se  penche  pas;  le  corps  doit  être  immobile...  Ce  serait 
(In  m(»ins  l'idéal...  au  point  de  vue  de  l'art. 

—  Comment!  Mais  c'est  vous  qui  m'avez  dit  de  me  pencher! 

—  Eh  bien!  nuu'mura  le  jeune  honnne,  j'ai  été  traître  à  nies 
devoirs...  Je  vous  ai  dit  qu'il  fallait  se  pencher  à  l'intérieur  du 
cer.-le,  parce  que,  quand  je  vous  aide  à  tourner,  je  suis  forcément 
à  l'intérieur  du  cercle.  Compienez-vous? 

—  Dieu!  c'est  assez  clair...  Mais  abominablement  perfide  aussi! 

—  Ne  suis-je  pas  là  pour  amortir  la  chute? 

—  Pour  l'amortir  et  pour  la  provoquer,  bon  apôtre? 

—  Je  vous  assure  que  je  ne  jouais  pas  sur  les  mots...  Et  pour- 
tant, lloberte,  je  serais  si  heureux  de  vous  sentu"  vous  appuyer  sur 
moi  avec  pins  de  confiance  et  d'abandon! 

—  Jus(pi'à  ce  fpje  j'en  perde  l'équilibre,  n'est-ce  pas? 

M""  de  Valencin,  voyant  sa  fille  manœuM'er  en  tous  sens  sur 
l'aire  bitumée,  avec  une  hardiesse  imperturbable,  s'était  éloignée 
en  comjiagnie  de  Mabel,  (pii  ne  paraissait  pas  prendre  un  plaisii* 
imnjodény  aux  évolutions  grjicieuses  des  bicyclettes.  —  Florestan, 
reste  il  pied,  continuait  d'aider  à  M"""  de  Fossana-es 

—  bi  vous  vous  confiiez  à  moi  plus  franchement,  cousine,  nous 
irions  plus  vite. 

Mais  jusqu'où? 

Le  jeune  homme  arrêta  la  bicyclette,  qu'il  soutenait  loujouirs  d'une 
main. 

—  Mettez  j)ied  à  terre,  dit-il  après  avoir  constaté  qu'il  était  seul 


L  ILLUSION    ni:    FLORESTAN.  19 

avec  la  marquiso  ot  la  politc  Maiiaimo.  J'ai  des  explications  techni- 
ques il  vous  donner. 

—  Techniques,  je  veux  bien...  Mais  pas  d'autres! 

D'un  bras  hai'di  et  vigoureux  il  entoura  la  taille  de  M""*  de  Fos- 
sanijes,  (p:i  se  sentit  enlevée  de  la  selle,  puis  doucement  pos«M' 
siu-  le  sol.  Le  jeune  lionune  alors  alla  appuyer  le  vélocipède  contre 
un  arbre  et  revint  vers  son  élève.  [\ûs  : 

—  J'ai  des  choses  très  sérieuses  à  vous  dire. 
11  avait  pris,  en  ell'et,  une  mine  assez  grave. 

—  Pardon!  Et  la  leçon?  demanda  Roberte. 

—  Laissons,  pour  un  instant,  je  vous  en  prie,  ce  jeu  d'enfant. 
Et  veuillez  m'écouter. 

—  Et  cette  petite  qui  nous  regarde  ou  pourrait  nous  regarder? 

—  Elle  croit  que  nous  dissertons  sur  ce  qui  l'absorbe  et  l'amuse 
tant  en  ce  moment. 

—  Non,  non,  prenez  vous-même  cette  bicyclette  et  faites-moi  une 
démonstration  par  rexenq)le. 

Ahiis  Klorestan  ne  bougeait  pas,  comme  hésitant. 

—  Lh  bien? 

—  Eh  bien!  lit-il  avec  une  résolution  soudaine,  je  tiens  avons 
dii'c  que  vous  en  usez  mal  et  cruellement  avec  moi...  Depuis  quel- 
ques jours  que  je  suis  ici,  il  n'est  sorte  d'encouragemens  que  vous 
ne  m'ayez  prodigués  :  regards,  sourires,  propos,  tout  est  pour  me 
donner  la  fièvre  ou  pour  m'y  replonger.  Et,  dès  que  je  veux  abor- 
der. . . 

—  Précisément,  il  ne  faut  rien  aborder  du  tout. 

—  Ah!...  Mais  alors,  que  comptez-vous  faire  de  moi?  Un  imbé- 
cile ou  un  malheureux? 

—  \  ous  ne  me  donnez  pas  beaucoup  de  choix  ni  à  vous-même, 
mm'mura  Rubertc  d'un  air  un  peu  contraint. 

—  Comprenez-moi,  je  vous  en  suppUe...  Vous  êtes  blasée  sur 
les  passions  que  vous  inspirez  autour  de  vous...  De  méchantes 
gens  ou  de  bonnes  amies  prétendent  même  que  c'est  votre  pa-s.se- 
teuqjs  favori  d'en  inspirer.  Je  n'en  crois  rien...  Mais,  en  tout  cas, 
je  veux  que  vous  sachiez,  Roberte,  que  vous  êtes  aimée,  cette 
fois,  par  un  honnne,  très  jeune  encore,  à  la  vérité,  mais  par  un 
homme  et  non  par  un  fantoche,  par  un  pantin  plus  ou  mohis  bien 
habille,  dont  on  tire  les  ficelles  pour  s'en  amuser  et  qu'on  rejette 
dans  la  boîte  aux  marionnettes  quand  il  ne  vous  fait  plus  rire...  Et 
j'ose  vous  demander  avec  douceur,  avec  prière,  avec  angoi.sse, 
mais  avec  fermeté  aussi,  de  ne  point  hésiter  à  me  rendre  malheu- 
reux sur  l'heure,  plutôt  que  d'avoir  à  me  rendre  imbécile  par  la 
suite. 


20  RKVUK    DES    DKUX    MONDES. 

Il  \  avaii.  dans  ce  qu'il  disait,  miic  force  de  conviction,  unie  à 
un  ciianne  juvénile  et  entraînant,  qui  i»anit  impressionner  favora- 
bli-nient  la  marquise.  Car,  an  lien  de  rabrouer  son  interlocuteur 
pour  la  confiante  audace  dont  il  faisait  preuve,  elle  le  regarda  avec 
une  bienveillance  évidente  et  linit  par  lui  dire,  sur  le  ton  d'ironie 
câline  qu'elle  savait  prendre  dans  l'occasion  : 

Alors,  c'est  nue  sonunation?  Rendez-vous  tout  de  suite  ou 
laiss»v.-moi  m'en  aller... 

—  Je  ne  me  permettrais  pas  ce  gcuro  d'ultimatum,  interrompit 
Florestan.  Kt  je  ne  vous  demande  pas  de  vous  rendre,  mais  de 
m'écouter,  ce  (jui  est  un  peu  diil'érent. 

—  Dans  la  forme...  Mais,  si  je  vous  écoute,  il  faudra  toujours  me 
rendre...  à  vos  raisons,  ou  vous  rembarrer,  ce  qui  nous  sera  désa- 
gréable à  tous  les  deux.  Souiïrez  donc,  mon  cher  ami,  que  je  con- 
tinue d'être  fidèle  à  mes  principes,  ce  qui  est  ma  manière  d'être 
lidèle  à  mon  mari.  Or,  le  plus  essentiel  de  mes  principes,  c'est  de 
ne  donner  d'encouragement  à  personne. 

—  Jlltes-vous  sûre  de  ne  m'en  avoir  donné  aucun,  ces  jours  der- 


niers? 


—  rarfaitenicnl  sûre...  en  ce  qui  concerne  le  sens  de  mes  pa- 
roles. Quant  au  reste,  je  ne  saurais  être  rendue  responsable  de 
toutes  les  interprétations... 

—  Mais  enfin,  interrompit  encore  Florestan,  à  quelle  interpréta- 
tion faut-il  que  je  m'arrête? 

—  Oli!  bien  simi)l('  :  j'éprouve  un  grand  plaisir  à  vous  voir... 
Voulez-vous  davantage?  Je  vous  aime  autant  que  je  puis  aimer. 
Mais  je  n'ai  pas  d'illusions  sur  l'amour  :  j'ai  aimé  mon  mari.  Et 
vous  savez  ce  qu'il  m'en  est  resté...  Voici  donc  ce  que  je  puis  vous 
oflVir.  Vous  me  plaisez  infiniment,  et  je  serai  votre  amie...  Oh!  je 
sais  ce  que  vous  allez  dire  :  quand  l'amitié  d'une  femme  n'est  pas 
un  leurre  ou  une  banalité,  c'est  une  pierre  d'attente...  Je  serai  votre 
amie,  non  une  amie  banale  ou  hypocrite,  mais  une  amie  dévouée, 
aiienlive  à  vous  plaire,  à  vous  divertir...  Cela  tant  que  vous  vou- 
drez... Autre  chose,  fût-ce  en  paroles,  jamais!..  Ah!  ah!  voilà  qui 
vous  surpreiiil  un  jx'u,  pas  vrai?  Votre  siège  était  fait...  Je  suis 
sûre ,  d'ailleurs,  qu'on  vous  avait  aidé  à  le  faire.  On  vous  aura 
dit  :  «  C'est  une  coquette  endiablée,  qui  fait  sécher  les  hommes  sur 
pied,  qui  leur  promet  un  régal  complet  et  leur  distribue  des  gim- 
blettes  ou  des  croquignoles...  Eh  bien!  non,  pas  même  cela. 
Rien!  El  je  préviens  mon  monde.  Est-ce  d'une  coquette?  Ne  serait- 
ce  pas  plutôt  d'une  boime  camarade...  si  je  n'avais  le  léger  tra- 
vers de  me  motjuer  de  tous  ces  becs  enfarinés,  auxquels  je  n'ai 
pas  fourni  la  farine? 


l.'ll.LLSION    DE    FLORESTAN.  21 

—  Et  VOUS  voulez  que  je  m'expose  à  vos  moqueries? 

—  11  ne  tient  qu'à  vous  de  les  éviter...  Et  puis... 

Elle  s'arrêta,  se  mordit  la  lèvre  comme  pour  punir  sa  bouche 
d'avoir  ajouté  quelque  chose  à  la  partie  substantielle  de  sa  profes- 
sion de  loi,  et,  les  yeux  baissés,  ou  h  peu  près  : 

—  Je  ne  me  sens  pas  capable  de  me  mofjucr  jamais  de  vous... 
Me  moquer  de  vous,  ce  serait  un  peu  me  railler  moi-même,  car 
vous  m'avez,  ou  peu  s'en  faut,  induite  en  sentimentalité...  Et,  main- 
tenant, allez-vous-en,  si  je  vous  fais  peur. 

Elle  avait  relevé  la  tête  et  souriait  fort  joliment.  Son  sourire  sem- 
blait un  défi  tranquille  et  doux.  Florestan  la  contempla  pendant 
quelques  secondes,  radieuse  et  amicale,  presque  rassurante, 
dans  sa  grâce  garçonnière,  qui  était  comme  une  face  nouvelle  de 
sa  beauté,  et  qu'elle  devait,  en  partie,  sans  doute,  à  son  costume 
presque  masculin.  —  On  ne  saurait  guère  faire  fi  de  la  camarade- 
rie, lorsqu'elle  s'offre  à  vous  sous  de  telles  espèces,  avec  des  jam- 
bières qui  déguisent  mal  un  mollet  rond  très  peu  musclé,  et  avec 
une  jupe  courte  que  dépasse  à  peine  un  bout  de  culotte. 

—  Je  resterai  donc,  dit  enfin  le  jeune  homme,  mais  vous  ne 
vous  fàclierez  pas  si  j'oublie  quelquefois... 

—  Madame,  madame,  ces  messieurs  trichent!  Ils  sont  là,  embus- 
qués à  l'angle  des  écuries.  Voyez! 

C'était  M"®  Marianne  qui  jetait  ce  cri  d'alarme  en  décrivant,  à 
toute  vitesse,  un  orbe  irréprochable  autour  des  deux  causeurs. 

—  Tiens,  tiens!  c'est,  ma  foi,  vrai! 

On  apercevait,  en  efiet,  au  coin  d'un  mur,  les  moustaches  de 
M.  Le  Harduuin  et  les  favoris  de  M.  Strandford.  Et  bientôt  les  deux 
honmies  débuchèrent  en  riant,  suivis  de  M™*  Guevrard  et  de  M.  de 
Fossanges.  —  La  curiosité  de  quelques  gens  de  service  avait,  au 
reste,  précédé  la  leur,  car  des  tètes  apparaissaient,  encadrées  rà 
et  là  dans  les  lucarnes  en  œil-de-bœuf  ou  surmontant  les  demi- 
portes  des  bâtimens  de  l'ancienne  ferme. 

—  Je  parierais  que  c'est  Mabel  qui  les  a  amenés  !  dit  la  marquise 
en  désignant  les  nouveaux  venus. 

—  11  est  de  fait  que  la  baronne  ne  paraît  pas  à  moitié  choquée  do 
votre  nouvelle  invention. 

—  Bah!  si  vous  croyez,  candide  jeune  homme... 

Elle  regarda  le  vicomte  dans  les  yeux,  sans  se  préoccuper  autre- 
ment des  survenans.  Et  : 

—  Avouez,  lui  dit-elle  entre  haut  et  bas,  qu'elle  vous  a  parlé  de 
moi  en  termes...  decourageans? 

—  Vous  la  calomniez...  Cependant... 

—  Bon.  Je  vous  dis  qu'elle  est  jalouse...  Mais  n'en  prenez  pas 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trop  (le  lii'i'U".  .Mon  Mina  Mul)(.'l  est  \eu\e,..  à  ruarier,  par  coiise- 
(pifiii.  Kl  vous  passez  j)oiii'  un  jeune  lionmie  fort  agréablement 
renie,  tandis  qu'elle... 

En  a\ant  dit  assez  pour  ce  qu'elle  voulait  faire  entendre,  elle  se 
retourna  \ers  les  arrivans  et  laissa  le  m-onite  de  La  Garderie  aux 
j)risesavec  inie  petite  révolte  de  son  aniuur-propre.  Eh  quoi!  cette 
delii-ieuse  M'dbel  n'avait  été  si  bienveillante  à  son  endroit  (jue  par 
c^^ard  pour  ses  soixante  mille  livres  de  rente!  Voilà  qui  était  bien 
humiliant  l't  demandait  à  être  conlirme. 

—  Dites  donc,  mon  bon!  cria  M.  Le  Ilardouin  à  son  neveu.  Si 
c'est  en  cela  (jue  consiste  la  pratique  du  vélocipède,  je  m'y  met- 
trais bien  encore,  à  mon  âge...  (|uoiquc  cette  espèce  de  cheval  à 
iuecani(jue  ne  me  paraisse  pas  valoh*  tout  le  bruit  qu'on  mène  au- 
tour de  lui...  Mais,  dès  l'instant  qu'on  n'a  pas  besoin  de  monter 
dessus... 

Tandis  que  l'iorestan  essuyait  ainsi  quelques  épigranimes  justi- 
liées  par  les  circonstances,  le  marquis  et  la  marquise  de  Fossanges 
dialoguaient  brièvement  ensemble. 

—  Cette  surprise  n'est  pas  trop  de  mon  goût,  vous  savez! 

—  Ma  chère,  je  ne  pouvais  simitlcr  l'indillérence,  votre  amie 
M""*  Gueynu-d  étant  venue  me  dire  que  vous  vous  livriez,  en  cotn— 
pagnie  de  M.  de  La  Garderie,  à  des  exercices  dangereux...  Ce  sent 
ses  propres  paroles. 

—  Ah!...  En  tout  cas,  vous  n'êtes  pas  jaloux,  je  pense? 

—  Non,  ma  chère.  Il  y  a  longtemps  que  je  ne  le  suis  plus,  que 
j'ai  renoncé  à  l'être. 

Le  marquis  secouait  la  tète  avec  un  sourire  triste  et  soumis.. 
C'était  évidenunent  un  résigné. 

—  Mais,  reprit-il,  accordez-moi  le  droit  d'être  jaloux,  au  moins, 
de  votre  renommée...  oh!  de  votre  renommée  de  femme  de  goîit... 
.\t tendez  la  chasse  pour  vous  vêtir  de  ce  costume,  et  laissez  les  jou- 
joux... aux  enfans. 

M'""  de  Fossanges  pâlit  de  dépit  sous  cette  atteinte  imprévue  de 
la  férule  maritale,  dont  elle  ne  paraissait  pas  même  soupçonner 
l'existence. 

—  <'/est  à  Mabcl  que  je  dois  cela,  pensa-t-ellc.  Je  le  lui  revau- 
drai. Mais,  en  attendant,  il  convient  que  je  lui  demande  une  petite 
explication. 

El,  s'éiant  dirigée  vers  son  amie: 

—  .Mabel,  ma  chérie,  venez  donc  avec  moi  dans  ma  chambre. 
Vous  me  tiendrez  compagnie  pendant  (pic  je  changerai  de  cos- 
tume. El  nous  bavarderons  tout  à  l'aise. 


l'illusion  de  florestan.  23 

VII. 

L'appartomont  de  M"""  de  Fossanfff's  ('tait  plono:p  dans  une  demi- 
obscuritfc'.  lîn  y  rontranl.  la  marquise  lit  relmer  les  stores.  Puis, 
<juand  sa  femme  de  cliambre  lui  eut  donné  ou  préparé  tout  ce  cpui 
lui  était  nécessaire  pour  un  complet  changement  d(.'  toilette,  elle 
la  congédia. 

Alors,  au  lieu  de  s'habiller,  elle  s'assit  sur  sa  chaise  longue  et  y 
attira  la  baronne. 

—  Pourquoi  ne  m'avoir  pas  dit  avec  franchise  et  simplicité,  lui 
denianda-t-elle,  que  je  vous  désobligeais  en  permettant  au  vicomte 
de  tourner  autour  de  moi?..  Vous  savez  bien  que  je  vous  suis  très 
attachée,  et  que  je  n'aurais  rien  ménagé  pour  vous  satisfaire. 

—  Vous  revenez  à  cette  idée  ? 

—  Dame  !  puisqu'elle  ne  vous  a  pas  quittée. 

—  Je  vous  répète  que  M.  de  La  Garderie  n'est  rien  pour  moi. 

—  Alors,  comment  se  fait-il  que  vous  vous  intéressiez  tant  à  ses 
manèges  ? 

—  Je  m'intéresse  à  vous,  à  votre  conduite... 

—  Mille  grâces  I  xMais,  nous  autres  catholiques,  nous  avons  des 
confesseurs  pour  cette  besogne...  Et  nos  confesseurs  ont  le  mérite, 
<à  la  dilïérence  de  nos  amies,  de  ne  jamais  rien  raconter  à  nos 
maris. 

—  Je  me  défendais  contre  le  vôtre,  qui,  désœuvré,  parce  que 
vous  avez  fait  de  son  emploi  une  sinécure,  m'accable  de  pré- 
venances. 

—  Et  vous  ne  aous  défendiez  pas  un  peu  contre  moi?..  Ilum, 
hum  ! 

En  parlant,  Piobeite  s'était  levée.  Elle  se  dévêtit  lentement  ;  et, 
avant  de  passer  un  peignoir,  elle  parut  prendre  plaisir  à  convaincre, 
bon  gré  mal  gi'é,  son  amie  de  la  radieuse  jeunesse  de  son  coi-ps. 

—  Voyons,  reprit-elle,  un  peu  de  franchise,  Mabel  ! 

Elle  se  rassit  auprès  de  la  baronne  et  lui  prit  les  mains.  La  tendre 
prolestante  ne  put  résister  à  ces  avances  réitérées  d'une  personne 
dans  l'intimité  de  laquelle  elle  avait  accoutumé  de  vi\Te. 

—  Eh  bien  !  oui,  murmura-t-elle  en  laissant  aller  sa  tête  sur 
l'épaule  de  la  marquise.  Oui,  j'aime  ce  jeune  homme,  et  je  soufifre 
à  la  pensée  que,  sans  l'excuse  d'une  passion  ni  de  rien  qui  y  res- 
semble,tous  encom-agczla  sympathie  coupable  qu'il  vous  a  vouée... 
et  avouée. 

—  Pardon,  ])ardon,  chère  belle,  —  répondit  Piobert<\  en  passant 
son  bras  autour  de  la  taille  de  son  amie,  — je  n'encourage  rien. 


•2/i  REVUK    DES    DEUX    MONDES. 

Vous  savez  que  ce  n'est  pas  ma  manière.  Si  je  suis  coquette,  je  le 
suis  avec  mudcrnité  :  je  ne  me  mets  pas  en  frais  d'invites  ni  de 
nu<,Miardises;  je  me  laisse  voir,  miiis,  conune  dans  les  musées,  on 
est  prié  de  ne  pas  toucher...  Oui,  je  sais  bien,  je  m'amuse  des  re- 
'^livds  friands  et  des  soupirs  perdus...  Mais,  que  voulez-vous  que 
je  fasse?  Et  (pii  donc  en  est  mort?..  Maintenant,  j'avais  bien  quel- 
que i,''oût,  je  le  confesse,  pour  ce  garçon,.,  ce  qui,  rassurez-vous, 
ne  m'aurait  pas  menée  très  loin...  Mais  vous  l'aimez;  c'est  un  mari 
tout  trou\é:  prenez-le. 

—  Vous  en  parlez  à  votre  aise  !  lit  Mabel  en  riant  malgré  elle. 
On  dirait  (jue  je  possède  ou  que  vous  allez  me  céder  un  talisman 
pour  métamorphoser  le  cœur  de  M.  de  La  Garderie.  C'est  vous  qu'il 
aime. 

-^  Oui  ;  mais,  comme  il  n'aura  rien  de  moi,  il  se  retournera  de 
votre  cùt(',  si  vous  êtes  là,.,  puisqu'il  vous  a  déjà  témoigné  beau- 
coup d'amitié.  L'amitié  d'un  homme  pour  une  femme  de  votre  âge 
et  de  votre  tournure,  Mabel,  c'est  l'œuf  de  son  amour,  quand  ce 
n'en  est  pas  le  tombeau.  11  n'y  a  qu'à  la  couver. 

—  Mais  ce  n'est  qu'à  moitié  flatteur,  cette  perspective  !  Et  ce 
mariage,  à  supposer  qu'il  devienne  possible... 

—  Bah,  bah  !  ma  chèi'e.  Le  goût  du  mariage  ne  vient  aux  hommes 
qu'avec  le  dégoût  de  tout  le  reste  ;  il  faut  en  prendre  votre  parti... 
pour  la  seconde  fois. 

—  Oh  !  la  première  fois,  c'était  presque  une  nécessité.  L'impré^ 
voyance  de  mon  père  et  l'égoïsme  de  mon  frère  m'avaient  réduite 
à  la  portion  congrue,  à  la  gêne.  En  Angleterre,  les  lois  ne  ressem- 
blent pas  aux  vôtres. 

—  Eh  bien  !  maintenant,  n'êtes-vous  pas  encore  dans  une  situa- 
tion analogue  ? 

—  Ah!  non.  Mon  oncle,  le  frère  de  mon  père,  qui  est  devenu 
veuf  et  n'a  pas  denfans,  m'a  donné  de  la  main  à  la  main,  quand  il 
a  su  les  revers  financiers  de  mon  mari,  vingt-chiq  mille  h\res  ster- 
ling et  m'en  a  assuré  autant  par  testament. 

—  Ail  !  je  ne  savais  pas...  Je  vous  demande  pardon.  J'avais  cru 
comprendre  que  vous  étiez  à  la  discrétion  de  votre  famille. 

M""*  de  Fossanges  se  sentait  un  peu  gênée  à  l'idée  de  ce  qu'elle 
avait  dit  à  Florestan  sur  la  demi-pauvreté  présumée  de  la  veuve  du 
baron  Gueyrard.  —  Ces  questions  daigent  sont  volontiers  passées 
sous  silence  dans  le  milieu  social  de  la  marquise,  à  moins  d'un  in- 
térêt personnel  à  les  agiter  ou  d'une  démangeaison  de  commérage^ 
—  ce  qui  explifpie  son  ignorance. 

\yant  (pielquc  chose  à  se  faire  pardonner,  et  qu'elle  ne  pouvait 
avouer,  Hoberte  redoubla  de  bonne  grâce  afl'ectueuse. 


l'illusion   dk  florkstan.  25 

—  Enfin,  dii-clle,  je  ferai  tout  ce  qui  dépendra  de  moi  pour  vous 
livrer  ((uelque  jour,  pieds  et  poings  lies,  réj)oux  de  votre  choix. 

—  Surtout,  ne  lui  parlez  pas  de  moi  !  N'allez  pas  lui  dire... 

—  Soyez  tranquille.  Ce  serait,  eu  eflet,  un  bien  mauvais  moyen, 
quant  à  présent. 

—  Mais,  alors?.. 

—  Alors,.,  alors,  il  n'y  a  qu'un  parti  à  prendre  :  le  laisser  mu- 
gueter  auprès  de  moi  et  user  sa  flamme... 

—  htes-vous  sûre  de  ne  jamais  vous  y  briiler  ? 

—  Ah  î  oui,  par  exemple  !  déclara  la  marquise  avec  un  petit  rire 
orgueilleux  qui  lui  allait  à  ravir. 

—  11  me  semble  que  ce  jeu  doit  être  teniblement  dangereux  ! 

—  Il  vous  semble  ainsi  parce  que  vous  aimez,  pauvre  chère  ! 
Mais  rendez-vous  compte,  je  vous  prie,  mon  amie,  que  ma  vertu 
est  surtout  faite  du  mépris  de  l'amour...  et  d'un  mépris  raisonné, 
qui  repose  sur  une  expérience  complète  et  décisive...  C'est  pour 
cela  qu'elle  est  si  solide,  ma  vertu,  et  que  personne  ne  l'a  sérieuse- 
ment entamée,  ni  ne  l'entamera  jamais. 

Elle  eut  un  geste  fier  et  mutin,  et  embrassa  Mabel. 

—  Mais  qu'allez-vous  penser  de  moi?  lui  demanda  celle-ci  avec 
confusion.  Je  dois  vous  paraître  bien  peu  digne...  Accepter... 

—  Oh!  la  dignité,  ma  chère,  est  un  grand  luxe  en  amour;  c'est 
même  la  ruine  dans  la  plupart  des  cas.  Il  faut  opter  entre  ceci  et 
cela...  Votre  choix  est  fait,  n'est-ce  pas? 

—  J'avoue,  murmura  Mabel  rougissante  et  les  yeux  humides, 
que  cette  inclination,  si  vive,  si  imprévue,  si  nouvelle  à  tous  égards, 
est  devenue  tout  l'intérêt  de  ma  \ie...  Songez  que  c'est  mon  pre- 
mier roman  et  que  je  ne  suis  pas  encore  assez  vieille,  à  vingt-cinq 
ans,  pour  avoir  renoncé  sincèrement  au  romanesque...  Pardonnez- 
moi  ! 

—  De  tout  mon  cœur.  Et  je  ne  vous  sacrifie  pas  grand'chose, 
car  je  n'ai  jamais  eu  d'intentions  criminelles,  je  vous  le  répète. 

—  C'est  bien  ce  qui  m"a  donné  le  courage  de  l'aveu. 

—  Et  c'est  ce  qui  diminue  le  mérite  de... 

—  De  votre  aumône,  vous  pouvez  le  dire  hardiment...  Mais  je 
vous  aime  assez  pour  accepter  de  vous  mon  bonheur...  ou  même 
une  atténuation  de  mes  peines. 

—  Pauvre  jalouse  !..  Voyons,  s'il  continue  de  voleter  autour  de 
moi,  sous  vos  yeux,  vous  allez  souiïrir...  Tout  bien  réfléchi,  ne 
vaudrait-il  pas  mieux  le  congédier? 

—  Mais  alors,  je  ne  le  verrais  plus  ! 

—  Ah!  décidément,  vous  êtes  bien  prise,  ma  chérie.  Et  que 
c'est  bien  là  le  cri  de  l'amour! 


26  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  HriiKirqiiez,  d'ailleurs,  quo,  sil  s'en  va  de  la  sorte,  il  est  perdu 

pour  moi. 

—  Cestvrai;  ma  première  idée  était  donc  meilleure...  Tenez, 
voici  ce  qu'il  ùnn  faire  :  le  décourajLi^er  tout  doucement  et  lui  pré- 
parer des  consolations.  Les  consolations  vous  regardent;  quant  au 
décomairenient.  nous  pouvons  y  travailler  toutes  deux.  Tcàchez  do 
lui  persuader  que  vou.s  êtes  son  amie  et  que  vous  n'êtes  que  cela. 
Noircissez-moi,  mais  avec  prudence...  et  vraisemblance  surtout. 

—  C'est  ce  que  j'ai  déjà  essayé  de  faire,  dit  Mabel  naïvement. 

—  Je  m'en  doutais  bien...  Seulement,  il  y  faut  du  tact.  Gardez- 
vous  de  moiitrcT  le  bout  de  l'oreille.  Dites-lui...  Tenez,  dites-lui 
sinqîlemeiu  ([u'une  femme  qui  aime  finit  toujours  j)ar  se  donner  et 
se  doujie  même  assez  vite.  Or,  comme  je  ne  lui  ferai  jamais  cadeau 
de  ma  personne... 

Ce  fut  sur  ces  bases  que  les  deux  femmes  signèrent  leur  traité  de 
paix  et  d'alliance.  —  M°'*  de  Fossanges  avait  été  aussi  parfaitement 
sincère  que  son  amie,  qui,  l'ayant  vue  sortir  toujours  intacte  de 
toutes  les  escarmouches  et  traverser  sans  dommage  appréciable  les 
plus  scabreuses  échauffourées,  n'avait  aucune  raison  de  la  croire, 
contre  son  diie,  vulnérable  celte  fois,  et  en  péril. 

C'était,  d'ailleurs,  une  femme  d'une  franchise  étrange  que  la 
marquise,  —  bien  plus  franche  que  son  regard,  lequel  accomplis- 
sait machinalement,  avec  la  régularité  d'une  fonction  organique, 
toutes  sortes  de  petits  ra^  âges  alentour.  —  Le  dernier  mot  du  moder- 
nisme en  fait  de  coquetterie,  cette  mai'quisel  Fière  ou  plutôt  con- 
tente de  sa  beauté,  elle  aimait  l'encens  et  les  honmiages  de  toute 
quaUté,  sans  jamais  avoir  l'air  d'y  attacher  la  moindre  importance. 
C'était  comme  une  divinité  moqueuse  qui  raillait  ses  dévots  et  ses 
prêtres.  Elle  prenait  les  offrandes  ;  et,  au  lieu  de  promettre,  en 
échange,  sa  condescendance  ou  sa  partialité,  elle  disait  aux  fidèles  : 
u  ties-vous  bêtes  de  croire  en  moi  et  de  m'apporter  tout  ça  !  » 
Eh  bien  !  cela  ne  décourageait  personne  ;  on  ne  l'en  trouvait  que 
plus  j)iquantc  et  plus  désirable.  En  outre,  on  étah  dispensé,  avec 
elle,  de  ces  galanteries  surannées,  de  tout  ce  fatras  sentimental  qui 
répugne  de  plus  en  plus  à  la  hâte  et  à  la  rondeur  pratiques  des 
générations  nouveUes  ;  on  échouait,  mais  sans  s'être  mis  en  dépense 
de  mensonges  et  de  spiritualités.  —  Voulez-vous?  —  Quoi?  — 
Vou.s  savez  bien.  —  Certes,  non!  je  ne  veux  pas.  —  Tant  pis!.. 
Enfin,  ce  sera  peut-être  pour  plus  tard.  Vous  me  ferez  signe,  si 
vous  vous  lavisez.  —  Et  l'on  attendait,  toujours  en  vain. 

Telle  f]uelle,  la  marquise  de  Fossanges  a\ait  une  originalité  qui 
domiait  du  prix  à  ses  rebuflades;  on  se  les  (Hsputait.  Et  l'on  pouvait 
la  croire  sur  parole,  lorscpi'cllc  affirmait  n'avoir  jamais  encouragé 


l'illusion  de  florestan.  27 

personne  explicitonicnl.  .Mais  ollc  avail  besoin  do  cotlo  atmospln^-rc 
lie  désirs  :  c'était  sa  vanité,  son  oro:neil,  d'y  vivre,  incuinbusiible 
ot  immaculée.  Aussi  bien  les  femmes,  même  les  plus  irréprocha- 
bles, n'aiment-elles  gur-re  le  monde  que  pour  jirouver  à  leurs  amis, 
à  leur  mari  et  à  elles-mêmes  qu'elles  sont  plus  fortes  que  le  danger. 
Faute  de  quoi,  personne  ne  sauiait  qu'e^lles  sont  irré])rocliables, 
•€'t  alors  que  leur  servirait-il  de  l'être? 

Elle  avait  donc  pu.  en  toute  sincéril(''.  s'eufraprer  à  désespérer 
l'iorestan.  quoiqu'elle  le  trouvât  à  son  goût.  Au  sui-plus,  son  amour- 
propre  n'avait  rien  à  redouter  de  la  couibinaison  bienveillante  que 
lui  avait  suggérée  son  amitié  pour  Mabel  ou  sa  condescendance  : 
■c'était  la  desserte  de  sa  table  qu'elle  abandonnait  à  la  baronne. 

Quant  à  cette  dernière,  elle  était  trop  éprise  pour  user  plus  long- 
temps de  fierté.  Et  n'eùt-elle  du  gagner  au  pacte  que  de  voir,  à 
la  fin.  son  ingrat  désabusé,  elle  y  eût  encore  souscrit  des  deux 
mains. 

Mais  il  lui  fallait  ruser  pour  s'insinuer  de  nouveau  dans  la  con- 
fiance, sinon  dans  la  sympathie  du  jeune  homme.  —  C'est  à  quoi 
-elle  résolut  de  s'employer  pendant  toute  la  durée  de  leur  commun 
.séjour  au  Chamj)art. 

Les  soirées  étaient  un  peu  longues  parfois,  comme  il  anive  quand 
on  se  voit  trop  pour  avoir  quelque  chose  à  s'apprendre,  et  qu'on 
ne  se  connaît  pas  assez  pour  aAoir  le  droit  do  ne  se  rien  dire.  Les 
comédies  et  les  charades  demandent  un  public;  la  musique  de- 
mande du  talent.  Mais  les  promenades  ne  demandent  ffuun  but. 
Et  ce  but,  Dieppe  et  son  casino  le  fournissaient.  On  allait  donc  à 
Diei)pe,  le  soir,  deux  ou  trois  fois  par  semaine.  Un  break  emmenait 
tout  le  monde,  à  moins  que  le  ciel  ne  fût  menaçant,  auquel  cas 
les  invités  de  M°^®de  Fossanges  étaient  répartis  entre  deux  voitures, 
tandis  que  la  châtelaine,  avec  une  personne  élue  et  désignée  par 
elle  au  moment  du  départ,  s'en  allait  dans  son  duc,  qu'elle  aimait 
il  conduire  par  tous  les  temps. 

Le  surlendemain  du  jour  où  les  deux  amies  s'étaient  expliquées, 
•on  arrêta,  pour  le  soir,  un  déplacement  en  masse.  Le  casino  de 
Dieppe  était  l'objectif;  un  bal  donne-  en  l'honneur  des  courses  était 
le  prétexte.  —  La  veille,  avait  eu  lieu  la  première  journée  de  sport 
hippique.  Les  hôtes  du  Champarl  y  avaient  payé  tribut,  et  large- 
ment, en  pariant  fort  cher  sur  des  favoris  imbattables,  qui  avaient 
tous  succombé,  —  (pielques-uns  avec  une  bonne  grâce  qui  ressem- 
blait à  de  la  complaisance  envers  leurs  concurrens. 

Os  messieurs,  plus  ou  moins  désargentés,  étaient,  par  suite, 
d'assez  méchante  humeur  et  combinaient  de  nouveaux  paris,  pour 
M  se  refaire.  ))  La  marquise,  les  trouvant  ennuyeux,  profita  de  ce 
que  le  temps  était  gris  pour  les  mettre  en  tas  dans  une  voilure 


28  REVUE    DES    DEUX    MO^DES. 

l'erinée;  seiiloniciit,  comme  ils  n'y  tonaicni  pas  tous,  elle  prit  avec 
elle,  dans  son  duc,  outre  son  amie  Mabcl,  M.  de  La  Garderie.  De 
sorte  ([ue  le  pn\iK''y:ié  vicomte  s'assit  entre  les  deux  seules  femmes 
qui  fussent  de  la  j)artie,  —  les  deux  seules  aussi  dont  le  commerce 
lui  lut  a;^r('ablc  et  dont  le  contact  pût  lui  sembler  doux. 

Roberte  prétendait  doimer  ainsi  à  M"'®  Gueyrard  une  preuve  de 
sa  loyauté  et  de  son  ferme  piopos  de  s'acquitter  scruj)ulcusement 
de  son  obligation.  —  Klle  lui  procura,  tout  au  moins,  un  prétexte 
pour  renouer  amitié  avec  le  jeune  bomme. 

Il  n'y  avait  pas  eu  de  brouille  ;  mais  la  gêne  toute  naturelle  de 
la  l);u-onne  se  compliquant  de  la  juste  défiance  de  Florestan,  leurs 
relations  amicales  étaient  d'une  tiédeur  voisine  de  la  frigidité. 

Pendant  le  trajet,  cette  menace  de  congélation  fut  conjurée, 
grâce  à  la  marquise,  qui  mena  la  causerie  avec  le  même  entrain 
que  ses  chevaux.  Et,  avant  d'entrer  au  casino,  comme  on  faisait 
un  tour  sur  la  terrasse,  elle  s'arrangea  pour  remettre  et  laisser 
Mabel  au  bras  du  vicomte,  tandis  qu'elle  allait,  disait-elle,  ré- 
veiller tous  .s^.s  hommes,  que  la  déveine  et  la  méditation  avaient 
plongés  dans  une  torpeur  inquiétante.  —  Aussitôt,  M'"^  Gueyrard 
ouvrit  la  sape  : 

—  Vous  m'avez  dit  une  fois  que,  près  de  moi,  vous  étiez  au 
comble  de  vos  vœux.  C'était  un  madrigal  inutile,  puisque  votre 
ambition  ne  visait  rien  au-delà  de  mon  amitié...  Mais, tout  à  l'heure, 
par  exemple,  je  gage  que  la  phrase  eût  été  de  circonstance.  L'amitié 
d'un  côté,  l'amour  de  l'autre  :  vous  étiez  vraiment  bien  encadré... 
Et,  comme  de  raison,  c'était  l'amour  qui  vous  conduisait. 

La  Garderie  lança  un  coup  d'œil  oblique  à  sa  compagne,  un 
coup  d'œil  où  un  reste  de  méfiance  se  mêlait  à  un  légitime  étonne- 
ment.  Quoi  donc?  La  pudique  protestante  énamourée,  non  con- 
tente de  lui  j)arler  de  son  amitié,  le  ramenait  sur  le  terrain  des 
confidences  adultères,  dont  elle  avait  paru  d'abord  vouloir  lui  in- 
terdire l'accès! 

—  Gomment!  c'est  vous  qui  parlez!..  Et  la  pruderie?  Et  le  pro- 
testantisme?.. Seriez-vous  convertie? 

—  Non.  Mais  je  commence  à  croire  qu'il  est  avec  le  ciel  des 
accommodeiuens.  Quand  je  vous  vois  si  épris  d'une  fenmie  impec- 
cable, je  me  demande  s'il  ne  vaut  pas  mieux  vous  admirer  et  vous 
|)laindre  que  de  vous  réprouver...  Monsieur  mon  ami,  vous  n'êtes 
pas  si  coupable  qu'on  pourrait  être  tenté  de  le  croire,  car  vous  de- 
vez savoir  i>n'sontcment  à  quoi  vous  en  tenir  sur  le  néant  de  vos 
premières  cs[)éranoes.  Vous  aurez  bientôt  droit  aux  palmes  du  mar- 
tyre; pour  un  mécréant,  ce  sera  une  décoration  originale! 

Et  Mabel  se  mit  à  rire,  d'un  rire  perlé  qui  ne  trahissait  pas 
r»'ll()ri. 


l'illusion  de  florkstan.  29 

—  Vous  parlez  encore  avec  un  peu  d'accent,  lui  dit  le  vicomte 
légèrement  vexé.  Mais  vous  riez  bien  à  la  française.  Et  vous  vous 
moquez  des  gens  avec  une  clarté! 

11  s'arrêta  et  arrêta  sa  compagne  au  milieu  des  chaises  vides  de 
la  véranda.  Derrière  eux,  le  casino,  très  éclairé,  se  remplissait. 
Devant  eux,  c'était  la  solitude,  puis  la  mer  murmurante  et  téné- 
breuse sous  un  ciel  opaque. 

—  Qu'est-ce  qui  vous  autorise  à  tourner  en  ridicule  un  senti- 
ment qui  peut  être  sincère,  vous  en  conviendrez,  mais  dont  l'exis- 
tence même  ne  saurait  être  certaine  à  vos  yeux?..  Car,  enfin,  il  n'y 
a  pas  eu  de  confidences  expresses. 

—  C'est  tout  comme,  allez!..  Mais  vous  vous  méprenez  quand 
\  ous  croyez  que  je  me  moque  de  vous  pour  le  plaisir  de  m'en  mo- 
quer. Je  prends  au  sérieux  mon  titre  et  ma  fonction  d'amie...  Seu- 
lement, il  y  a  ceci  de  particulier  dans  notre  cas  que  je  suis  l'amie 
des  deux  parties  en  cause. 

—  En  êtes-vous  bien  sûre? 

—  Que  serais-je  donc,  s'il  vous  plaît  ? 

La  réponse  était  embarrassante.  Florestan  la  remplaça  par  une 
nouvelle  question  : 

—  De  sorte  que  vous  êtes  obligée  de  vous  réjouir  de  mes  mal- 
heurs, parce  qu'ils  sont  à  la  gloire  de  votre  amie  Roberte? 

—  Précisément...  Mais  cela  ne  me  dispense  pas  de  plaindre  mon 
ami  Florestan. 

—  Alors,  votre  avis  est  que  je  suis  un  sot? 

—  Un  entêté,  simplement.  Mais  vous  reviendrez  de  votre  entête- 
ment. 

—  Quand  cela  ? 

—  Quand  vous  aurez  reconnu  que  vous  n'êtes  pas  aimé. 

—  Et  comment  le  reconnaîtrai-je  ? 

—  A  l'obstination  des  refus...  A  quoi  les  honmies  reconnaissent- 
ils  l'amour  des  femmes? 

—  Dame!  il  y  a  des  témoignages  positifs. 

—  Eh  bien  !  concluez  vous-même.  Vous  n'avez  pas  reçu  de  témoi- 
gnages positifs,  n'est-ce  pas?  Et  vous  n'en  recevrez  aucun.  Com- 
ment, dès  lors,  pouvez-vous  vous  croire  aimé,.,  aimé  d'amour?.. 
Allons,  allons!  monsieur  mon  ami,  vous  avez  manqué  de  respect, 
mentalement,  à  Roberte  ;  mais  vous  n'irez  pas  plus  loin.  Et  il  est 
temps  de  vous  éveiller  de  ce  songe...  inconvenant. 

—  Dansez-vous?  —  demanda  le  vicomte  avec  une  certaine  brus- 
querie, en  indiquant  du  geste  les  vitres  lumineuses,  mais  ternies 
par  la  buée,  derrière  lesquelles  s'ébattaient  déjà  de  nombreux  cou- 
ples de  valseurs. 


30  REm:  DES  deux  mondes. 

Et  il  cntraîiiîi  la  baronne. 

Dans  la  i^i'anilo  salle,  on  s'écrasait,  mais  entre  gens  de  con- 
naissance. Tout  Paris  était  là,  avec  ses  annexes  étrangères.  Le 
petit  Krancœ livres  taisait  danser  M"""  de  Tossanges,  tandis  que  le 
grand  Nuvanconrt  se  contentait  de  les  sui\Te  du  regard,  comme 
attendant  son  tour.  M.  Strandl'ord  se  partageait  entre  la  France  et 
l'Angleterre. 

Florestan  s'acquitta  en  silence  de  sa  besogne  de  valseur,  puis 
conduisit  sa  danseuse  près  de  la  marquise.  Celle-ci  remarqua  tout 
de  suite  l'air  absorbé  du  jeune  liomnie. 

—  Qu'avez-vous  donc?  lui  dcmanda-t-elle. 

—  .le  désirerais  vous  dire  un  mot. 

—  Dites.  Tout  bas  ou  tout  haut? 

—  Tout  bas. 

—  Alors,  conmic  ceci.  Allez. 

Klle  se  tourna  sur  sa  chaise  et  ofïrit  au  vicomte  l'abri  de  son 
éventail. 

—  Vous  avez  dû  parler  de  moi  à  la  baronne. 

—  Peut-être.  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait? 

—  Tout  me  porte  à  croire  que  vous  n'avez  pas,  sur  un  si  beau 
sujet,  chômé  de  gorges  chaudes... 

—  Ah  çà!  mais,  c'est  une  maladie  que  vous  avez  de  croire 
qu'on  est  perpétuellement  occupé  à  se  moquer  de  vous! 

—  Cette  idée  m'est  très  pénible,  parce  que  je  vous  aime  le  plus 
sérieusement  du  monde. 

—  Mais  je  vous  ai  déjà  trancpiillisé  ! 

-  Pas  assez...  xM"''"  Gueyrard  m'afail  à  ce  propos,  et  tout  à  l'heure 
même,  une  observation  fort  juste...  C'est  que  l'indifférence  d'une 
femme  ressort  suffisamment  de  sa  vertu,  et  qu'on  ne  saurait  s'illu- 
sionner lûngtemj)s  sur  les  sentimens  qu'on  lui  inspire  quand  elle 
n'a  même  pas  fait  mine  de  vous  céder. 

—  Je  ne  peux  pourtant  pas  faire  cette  mine-là  dans  l'unique 
dessein  de  sauvegarder  votre  amour-propre!..  Vous  n'auriez  qu'à 
la  prendre  au  s('rieux  ! 

—  C'est  égal,  vous  auriez  pu  m'honorer  d'un  simulacre  de  dé- 
faite... en  me  permettant  devons  dii*e  ce  que  je  ressens,  au  heu 
de  m'arréter  net... 

—  Oh  !  pas  si  net  que  cela  ! 

—  Et  de  me  retirer  jusqu'à  l'espoir  de  me  faire  jamais  en- 
tendre... Dans  ces  conditions-là,  quelle  excuse  aurais-je,  à  mes 
propres  yeux,  do  prolonger  chez  vous  mon  séjour?..  Je  quitterai  le 
Champart  dès  demain. 

Mais  non,  mais  non...  Ne  prenez  donc  pas  ces  choses-là  au 


l'illusion  de  florestan.  31 

trafique,  croyez-moi.  Nous  avez  une  figure  d'apprenti  suicidé  qui 
ne  vous  va  pas  du  tout.  L'amour  est  toujours  une  bêtise,  mais  ce 
peut  être  une  bêtise  du  genre  gai.  Kt  alors,  on  l'excuse... 

Au  vrai,  lo  jeune  homme  avait  une  mine  sinistre.  —  A  peu  près 
convaincu,  désormais,  que  la  marquise  s'anmsait  d'une  passion 
qui,  selon  lui,  méritait  un  meilleur  sort,  Florestan  était  francho- 
ijient  désespéré.  Sans  tabler,  de  faron  positi\e,  sur  une  félicité  pro- 
chaine et  absolue,  il  s'était  cm,  un  moment,  plus  près  du  but  :  il 
avait  entrevu  des  complaisances,  des  ab-andons  partiels,  qui  l'eus- 
sent acheminé  vers  la  terre  promise  par  des  voies  praticables  et 
peut-être  par  des  étapes  fleuries.  L'important,  pour  lui,  c'était  d'être 
aimé,  et  il  avait  bien  eu,  dernièrement,  l'impression  qu'on  l'aimait 
ou  qu'on  allait  l'aimer.  11  ne  pouvait,  sans  grimace,  retomber  de  si 
haut  en  pleine  dérision. 

Amis  et  courtisans  se  pressaient  en  foule  autour  de  M™"  de  Fos- 
sangcs.  La  Garderie  en  profita  pour  se  lever,  disant  : 

—  Je  vous  ferai  demain  mes  adieux. 

—  Bon,  bon,  vous  n'êtes  pas  parti!  lui  répliqua  Roberte  sou- 
riante. Et,  en  attendant,  vous  savez  que  je  vous  remmène?  Nous 
nous  en  u'ons  comme  nous  sommes  venus. 

Elle  dansa  deux  ou  trois  fois  encore.  Puis,  la  cohue  lui  étant 
devenue  insupportable,  elle  ne  tarda  pas  à  rallier  son  monde  au- 
tour d'elle  pour  le  départ. 

—  Où  ddnc  est  Le  Hardoiiin?  demanda-t-elle  à  son  mari. 

—  11  m'a  prié  de  l'excuser,  ma  chère,  répondit  le  marquis  en 
riant.  Il  passera  la  nuit  à  Dieppe,  à  cause  des  courses  de  de- 
main... .le  crois,  du  moins,  que  c'est  à  cause  de  cela. 

Juste  au  même  instant,  la  marquise  aperçut  son  hôte,  en  confé- 
rence, sous  la  véranda,  avec  une  des  célébrités  les  plus  courues 
des  concerts-promenades  de  Paris,  —  où  elle  n'avait  jamais  ligm-é 
que  comme  promeneuse. 

—  Eh  bien  !  fit-elle,  je  m'en  étais  toujours  doutée,  que  ce  pon- 
tife d'hi[)podrorae  avait  des  goûts  de  jockey...  Venez  vite,  monsieur 
de  La  Garderie,  pour  ne  pas  voir  votre  oncle.  Ou  bien  alors,  jetez, 
en  passant,  votre  manteau  sur...  les  nudités  de  son  péché. 

De  fait,  la  dame  en  question  avait  mis,  ce  soir-là,  toute  chair 
dehors,  et  ne  paraissait  songer  ni  à  se  couvrir  ni  à  frissonner,  mal- 
gré la  fraîcheur  du  heu.  Quant  à  son  interlocuteur,  il  tournait  le 
dos  à  la  porte  et  ne  croyait  pas,  d'aUleurs,  que  l'heure  fût  venue 
pour  personne  de  quitter  le  casino. 

—  Mais,  fit  observer  M.  de  Fossanges  à  sa  femme,  il  y  aura  de 
la  place  maintenant  dans  notre  voiture  d'hommes.  Allez-vous-en 
seule  avec  la  baroime  ;  vous  serez  plus  à  l'aise. 


32  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Du  tout,  du  tout,  riposta  la  marquise  avec  impatience.  Nous 
avons  besoin  d'un  cavalier. 

—  Clian^'cz-en,  au  moins...  Ce  sera  plus  juste,  étant  donné  qu'il 
V  a  eu  des  réclamations.  Strandt'ord... 

Non,  non,  c'est  bien  comme  cela. 

Sous  la  sécheresse  de  cette  réponse,  une  certaine  surprise  se  mani- 
festait, alliéeau  mécontentement.  DequoisemêlaitM.  deFossanges, 
à  présent?  Allait-il  s'ingérer  de  choisir  les  compagnons  de  sa  femme? 

Le  temps  était  de  plus  en  plus  maussade;  il  bruinait  même  un 
peu.  La  capote  du  duc  avait  été  relevée.  A  cause  du  tablier,  Flo- 
restan  ne  pouvait  l'oprendre  sa  place  sur  le  strapontin  avancé,  qui 
clail  connue  une  rallonge  partielle  de  la  banquette  et  qui  lui  avait 
servi  de  siège  à  l'aller;  il  dut  s'asseoir  au  beau  milieu  des  cous- 
sins mêmes  de  la  voiture,  sauf  à  gêner  le  cocher,  —  non  content 
de  le  chillonner.  —  Mais  le  cocher  était  habile  et  ne  s'embarrassait 
pas  pour  si  peu. 

Il  fut  même  plutôt  étonné^  ce  cocher,  de  n'avoir  pas  davantage 
à  se  défendre  contre  une  pression  envahissante,  contre  de  sour- 
noises maïKi'Uvres  d'eiupiétemcnt,  que  la  double  protection  de  la 
nuii  épaisse  et  du  tablier  tendu  aurait  pu  rendre  faciles,  sinon 
légitimes.  —  Enfoui  sous  les  jupes,  surchauffé  par  les  contacts, 
grisé  par  des  parfums  exquis  avec  lesquels  se  mélangeaient  bizar- 
rement des  senteurs  de  cuir  et  de  carrosserie,  Florestan  sut  néan- 
moins rester  assez  calme  pour  déjouer  toutes  les  malices  de  femmes 
qu'il  supposait  être  à  l'affût  de  sa  candeur  amoureuse. 

Mabrl  descendit  la  première  et  se  hâta  de  gravir  le  perron  sous 
le  parapluie  dont  on  l'abritait. 

—  Vous  n'allez  pas  aux  courses  demain?  —  demanda  Florestan 
sans  quitter  la  voiture,  tandis  que  M™^  de  Fossanges  se  débarras- 
sait de  ses  rênes  et  de  son  fouet,  tout  en  donnant  des  ordres. 

—  Non.  Vous  avez  entendu. 

—  (Je  sera  donc  une  occasion  de  vous  dire  adieu. 

—  Comme  vous  voudrez...  Puisque  vous  y  tenez! 

Vin. 

—  Ma  chère  amie,  —  disait  Roberte  à  Mabel  dans  la  matinée  qui 
suivit  ce  retour  nocturne  et  légèrement  lugubre,  —  je  crains  que 
vous  ne  vous  soyez  un  peu  trop  dépêchée  de  mettre  à  profit  mon 
conseil  et  de  faire  sentir  au  vicomte  toute  la  vanité  de  ses  espé- 
rances. 11  est  persuadé  que  nous  nous  raillons  de  lui  à  qui  mieux 
mieux...  Naturellement,  ra  n'est  pasde  son  goût,  et  il  veut  s'en  aller. 

Ne  le  laissez  partir,  au  moins,  que  dûment  navré! 


l'illusion  de  florestan.  33 

—  Aurai-je  le  temps  de  le  désillusionner  à  fond,  s'il  nous  quitte 
ce  soir  ou  demain,  comme  il  m'en  a  menacée? 

—  En  tout  cas,  vous  aurez  le  champ  libre  aujourd'hui  dimanche. 
Je  vais  au  temple,  à  Dieppe. 

—  Mais,  moi,  je  vais  à  la  messe. 

—  Je  l'espère  bien!  11  ne  manquerait  plus  que  de  vous  voir  ma- 
térialiste ! 

—  Oh!..  Entre  nous,  si  les  grosses  négations  du  matérialisme 
m'effarouchent  un  peu  et  me  paraissent  quelquefois  bien  brutales 
et  même  assez  sottes,  la  vague,  banale  et  fade  poésie  du  spiritua- 
lisme, qui  n'est  généralement  pas  exempte  d'un  certain  air  un 
peu...  bébéte,  ne  laisse  pas  que  de  me  tourner  sur  le  cœur.  Béte, 
bébète,  en  métaphysique,  on  ne  peut  pas  sortir  de  là,  voyez-vous... 
Sur  ce,  allons,  vous  au  prêche,  moi  à  la  messe...  Seulement,  je 
n'irai  pas  aux  vêpres,  tandis  que  vous,  vous  aurez  encore  une 
séance  de  dévotion  dans  la  journée,  un  office? 

—  Oui. 

Sauf  M.  de  La  Garderie,  aucun  homme  ne  déjeunait  au  château. 
Et  M.  de  La  Garderie  ne  se  distingua  pas,  ce  matin-là,  par  l'entrain 
et  le  brio  de  sa  conversation. 

Après  le  repas,  M""®  de  Fossanges  s'étant  débarrassée  de  M""®  de 
Valencin,  femme  mûre  et  frivole,  mais  surtout  assommante,  en  la 
fi\isant  conduire  aux  courses  avec  sa  fille,  Florcstan  ne  tarda  guère 
à  se  trouver  tête  à  tête  avec  sa  jolie  hôtesse. 

—  Que  diriez-vous,  lui  demanda  celle-ci,  d'une  promenade  à 
pied?  D'ailleurs,  tous  les  chevaux  sont  dehors,  ou  peu  s'en  faut. 

—  A  vos  ordres,  madame,  répondit  cérémonieusement  Flo- 
restan. 

Armée  d'une  canne-ombrelle,  dont  la  soie  vovantc  atth-ait  les  rc- 
gards  admiratifs  des  canqiagnards  endimanchés,  la  marquise  de 
Fossanges  se  dirigea  vers  la  forêt,  côte  à  côte  avec  le  vicomte  de 
La  Garderie,  mais  sans  prendre  le  bras  que  le  jeune  homme  lui 
avait  offert. 

Le  temps  était  redevenu  beau.  Et  l'on  eût  dit  que  la  petite  pluie 
de  la  veille  n'avait  eu  d'autre  objet  que  de  raviver  la  verdure,  un 
peu  ternie  par  deux  ou  trois  mois  de  soleil. 

Les  deux  promeneurs  s'engagèrent  sous  bois,  en  un  endroit  où 
la  mousse  était  courte  et  invitait  à  marcher  plutôt  qu'à  s'asseoir. 
Ils  allèrent  assez  loin,  M""^  de  Fossanges  s'amusant  beaucoup  de 
ce  vagabondage  à  travers  la  forêt,  s'extasiant  devant  les  arbres  et 
les  fougères,  fauchant  les  têtes  pourprées  et  insolentes  des  digi- 
tales, cueillant  les  fleurettes  sauvages,  et  proclamant  que  la  carros- 
serie a  fait  un  tort  innuense  à  la  nature  :  d'abord,  i)arce  que  les 
TOME  xav.  —  1889.  3 


Zk  REMJE    DES    DEUX    MONDES. 

voitiiivs  (jiil  engendré  les  "randes  roules;  ensuite,  parce  qu'il  faut 
rtri'  à  j>it'(l  pour  ai)erccvoir,  dans  l'herbe  ou  la  mousse,  les  vio- 
lettes et  les  marguerites,  ou  les  fraises  qui  s'y  cachent. 

—  C'est  égal,  nous  avons  assez  marché.  Asseyons-nous.  Où?., 
Ah!  ce  billot  abandonné'... 

ils  l'iaient  parvenus  à  une  clairière  où  les  tniccs  d'un  récent 
campement  de  bùclicrons  étaient  ])artout  visibles.  Par  une  allée 
déclive,  ils  pouvaient  gagner,  en  quelques  enjambées,  une  route 
bien  comme,  qui,  après  avoir  quelque  temps  serpenté  dans  la  forêt, 
dé'bouche  au-dessus  de  la  vallée  d'Arqués  et  oITrc  aux  touristes  un 
point  de  vue  recommandé.  —  Aucun  danger  de  se  perdre,  par 
conséquent. 

Lorsque  Roberte  eut  pris  place  sur  le  tronc  d'arbre  mal  équarri 
dont  il  lui  plaisait  de  ftdre  un  siège,  Florestan  s'assit  à  ses  i)ieds, 
sur  le  sol  même,  où  la  mousse,  très  épaisse  en  ce  lieu,  semblait 
capitonner  la  terre. 

—  Vous  ne  cherchez  pas  un  autre  pouf,  dans  le  même  genre? 
C'est  très  confortable,  vous  savez. 

■ —  Non.  Je  préfère  cette  posture  plus  humble...  C'est  celle  que 
j'avais  rêvé  de  prendre  auprès  devons;  je  l'aurai  prise  au  moins  une 
fois  en  ma  vie. 

Il  avait  décidément  perdu  tout  enjouement  et  parlait  av^ec  une 
gravité  bien  faite  pour  déconcerter  sa  rieuse  et  mahgne  interlocu- 
trice. 

—  Oli  !  ohl  voilà  qui  est  trop  sentimental  pour  moi!..  Voulez- 
vous  que  je  vous  dise,  petit  cousin?  votre  air  conquérant,  retour 
de  Poitiers,  vous  allait  mieux.  Et,  si  vous  m'avez  plu,  c'est  par  là. 

—  lîattu  et  bafoué,  je  ne  peux  cependant  pas  avoir  des  airs  vain- 
cpieurs.  J'ai  la  mine  qui  convient  à  mon  état...  Ça  vous  paraît  tout 
naturel  de  m'éconduire  :  un  de  plus,  parbleu!  la  belle  affaire! 
Mais  vous  ne  prenez  pas  garde  que  celui-là  vous  aime  depuis  l'en- 
fance ;  que  votre  amour,  idéalement  caressé,  a  été  l'unique  légende 
qui  :ùt  bercé  ses  songes;  que,  vous  ayant  poursuivie  si  longtemps, 
il  ne  saurait  vous  perdre,  après  avoir  cru  vous  atteindre,  sans 
éprouver  un  grand  déchirement  de  cœur...  et  qu'il  ne  saurait  enfm 
être  plus  gai  qu'il  ne  l'est. 

Sa  voix  était  sourde  et  en  disait  beaucoup  plus  long  encore  que  ses 
paroles  sur  la  sincérité  de  son  désespoir.  Cette  voix  jeune  et  sévère, 
d'une  ardeur  éteinte,  voilée  d'une  mélancolie  vraie,  étonnait  Ro- 
berte et  la  décontenançait.  Admirablement  armée  pour  le  marivau- 
dage, —  surtout  pour  le  mari\  audage  moderne,  —  elle  se  sentait 
toute  dépaysée  sur  le  terrain  nouveau  où  l'on  prétendait  l'attirer 
bon  gre  mal  gré.  Impossible  de  se  fâcher.  Plus  impossible  encore 


l'illusion  de  florestan.  35 

(le  riposter  à  cette  plainte  douce  et  fière  par  des  gamineries,  même 
spiriliielles.  Experte  à  dépister  les  galans,  elle  ne  savait  comment 
repondre  à  la  passion,  dès  là  surtout  que  la  passion  ne  lui  appa- 
raissait plus  sous  la  livrée  du  ridicule,  ici,  pas  d'outrance,  pas  de 
lyrisme,  pas  de  contorsions,  pas  de  grimaces  :  rcxpressiom  très 
simple  d'une  tendresse  poétique  et  la  discrète  lamentation  d'une 
àme  déçue. 

—  Vous  allez  me  soutenir,  —  dit-elle  en  abandonnant  tout  h 
coup,  non  ses  formules  ironiques,  mais  son  ironie  même,  cette 
ironie  caressante  qui  est  peut-être  la  meilleure  défense  de  certaines 
femmes,  —  vous  voudriez  me  faire  croire  que  vous  m'aimiez  avant 
de  me  connaître?  Var  quel  prodige,  s'il  vous  plaît?  Je  veux  1© 
savoir. 

—  Je  vais  vous  le  dire.  Et  c'est  précisément  ce  que  je  tenais  à 
vous  révéler,  c'est  ce  que  je  vous  reprochais  de  n'avoir  pas  voulu 
entendre.  Dès  l'instant  que  vous  savez  que  je  vous  aime,  il  est  juste 
que  vous  sachiez  depuis  quand,  comment  et  pourquoi  je  vous 
aime...  J'étais  un  enfant  lorsque  je  vous  ai  vue  pour  la  première 
fois,  mais  j'allais  devenir  un  jeune  homme.  Vous  avez  donc  été 
forcément  pour  moi  le  symbole  de  l'amour,  de  cet  amour  vague  et 
déjà  tyranniquc  qui  tourmente  le  cœur  et  les  sens  de  tout  adoles- 
cent. Vous  avez  passé  dans  mes  premiers  rêves,  occupé  mes  pre- 
mières insomnies;  votre  image  indécise  a  constamment  traversé 
mon  existence  d'enfant...  Sans  le  savoir,  vous  avez  marqué  votre 
empreinte  sur  toutes  mes  pensées,  sur  tous  mes  projets  d'alors. 
Vous  ne  me  connaissiez  pas,  je  vous  connaissais  à  peine,  et  déjà  je 
vous  appartenais.  C'est  pour  vous  rejoindre  que  je  suis  venu  à 
Paris,  pour  vous  mériter  que  je  me  suis  fait  Parisien...  Enfin,  vous 
avez  toujours  été  le  pôle  vers  lequel  s'est  tournée  mon  àme,  même 
à  l'époque  où  vos  traits  entrevus  se  brouillaient  dans  ma  mémoire. 
Vous  avez  donc  été  la  superstition  de  ma  jeunesse  avant  d'être  la 
grande  déception  de  ma  vie...  Est-il  bien  étonnant,  dès  lors,  que, 
du  jour  où  il  m'a  été  donné  de  vous  connaître  véritablement,  toute 
ma  tendresse  et  tout  mon  espoir  se  soient  attachés  à  vous?..  J'ai 
vingt-cinq  ans,  je  suis  riche,  j'ai  des  parchemins  et  des  diplômes... 
Où  sont  mes  maîtresses?  où  mes  plaisirs?  où  mon  ambition?..  Ma 
nouvelle  existence  n'a  eu  d'attraits  pour  moi  que  parce  qu'elle  me 
phuait  et  devait  me  retenir  dans  votre  orbite.  Rien  ne  me  touche 
ni  ne  m'intéresse  d'où  vous  êtes  absente.  Amour,  désirs,  orgueil, 
vous  avez  tout  résumé  pour  moi,  tout  absorbé.  J'ai  vécu  pour  atti- 
rer votre  regard  ;  vous  m'a^•ez  regard('  :  j'ai  cru  que  vos  yeux  ne 
se  détourneraient  plus  des  miens.  C'était  absurde  et  fou;  mais  je 
ne  peux  pas  me   consoler  de  m'être  trompé,  et  j'aime  mieux  ne 


30  BEVUE   DES    DEUX    MONDES. 

plus  voir  vos  yeux  que  de  les  voir  se  fixer  ailleurs  ou  même  errer 
iiHlrliiiinicut,  comme  on  prétend  que  c'est  leur  habitude  ou  leur 
Ibnclion...  l*ei)sez-vous  qu'il  y  ait  là  matière  à  plaisanterie? 

—  Mais...  vous  ne  m'avez  pas  parlé  tout  d'abord  ce  langage! 
Pouvais-jc?.. 

--  J'ai  tâché  de  me  mettre  à  votre  diapason...  Et,  d'ailleurs,  si 
vous  m'aviez  aimé,  j'aurais  su  m'y  maintenir,  non-seulement  pour 
vous  plaire,  mais  pour  conserver  à  ma  passion  une  allure  légère 
qui  la  i)ùt  sauver  du  tragique  en  même  temps  que  du  ridicule. 

—  Mais,  singulier  enfant  que  vous  êtes!  vous  saviez  bien  que 
j'étais  mariée  et  que  rien  ne  vous  autorisait  à  me  supposer  ca- 
pable... 

—  Oh  !  je  n'ai  jamais  réfléchi  à  cela. 

—  C'est  fâcheux,  dit  M™®  de  Fossanges  après  un  temps. 

—  J'ai  toujours  cru,  naïvement,  à  la  toute-puissance  de  l'amour 
et  à  sa  légitimité. 

—  Et  aussi  à  son  éternité,  peut-être? 

—  Oui...  Ou,  du  moins,  quand  il  commence  avec  la  jeunesse, 
je  crois  qu'il  peut  bien  durer  tout  autant  qu'elle...  Et  j'ai  le  droit 
de  le  croire.  Qu'en  pensez-vous? 

—  Eh  bien!  voulez-vous  que  je  vous  dise,  mon  cher  Florestan, 
ou  mon  cher  Hugues,  ce  que  l'on  doit  faire  quand  on  a  cette  façon 
suj)erbe  et  juvénile  de  comprendre  l'amour?  On  doit  se  marier. 

—  Je  serai  peut-être  de  votre  avis,  un  jour...  s  vous  divorcez. 
Le  mariage  ne  m'arrêterait  pas. 

—  Je  ne  di\orcerai  point.  En  fait  d'excès  ou  de  sévices,  je  ne 
pourrais  alléguer  que  des  excès  de  prévenances.  Et,  si  je  divorçais 
jamais,  ce  ne  serait  pas  pour  me  remarier.  (Ihangcr  de  mari,  c'est 
changer  de  médecin  :  ça  ne  guérit  pas...  Mais,  se  marier  pour  la 
première  fois,  cela  peut  réussir.  Essayez. 

—  Avec  qui?  Avec  M™®  Gueyrard?..  Tenez,  je  la  déteste,  cette 
charmante  Anglaise,  décidément  !  Je  suis  sûr  qu'elle  vous  détourne 
de  moi,  comme  elle  voudrait  me  détourner  de  vous...  J'aurai  plaisir 
à  lui  faire  mes  adieux,  à  celle-là! 

—  Alors,  c'est  décidé,  vous  partez? 

—  Certes...  à  moins  que...  Ah!  tenez,  Roberte,  aimez-moi!  Vous 
ne  savez  pas  ce  que  c'est  que  l'amour! 

—  Mais  si,  mais  si,  je  vous  assure. 

—  Non  !  s'écria  Florestan  avec  une  conviction  véhémente. 

—  Prétentieux  ! 

Elle  lui  avait  abandonné  ses  mains  et,  souriante,  semblait  dis- 
traite ou  un  peu  grisée.  Elle  regardait  autour  d'elle,  sans  doute 
pour  cchappcr  au  regard  ardent  et  trouble  du  jeune  homme.  Mais 


l'illusion    de   FLORESTA^f.  37 

elle  ne  faisait  pas  un  mouvement  qui  indiquât  la  moindre  intention 
de  retraite  ou  de  défense.  —  11  s'opérait  on  ne  sait  quel  travail  dans 
cette  petite  tète  blonde  et  poudrée,  si  mutine  et  d'une  complication 
si  perverse! 

—  Ah!  Roberte,  si  vous  saviez  comme  j'ai  faim  et  soif  de  vous! 
Agenouillé  devant  elle,  et  rassasié  de  ses  mains,  il  couvrait 

maintenant  de  baisers  sa  jupe  et  son  corsage.  Elle  souriait  toujours. 
Enfin,  il  se  haussa  jusqu'à  sa  bouche,  qu'elle  lui  livra  comme  elle 
lui  avait  livré  ses  mains,  comme  elle  linit  par  lui  livrer  toute  sa 
personne... 

Ils  rentrèrent  tard:  lui,  tout  rayonnant  ;  elle,  muette  et  glacée. 

—  Eh  bien?  demanda  timidement  Mabel  à  son  amie,  quand  elle 
fut  seule  avec  elle. 

—  Eh  bien!  nous  avons  fait  un  grand  pas...  qui  l'empêchera 
peut-être  de  s'éloigner,  tout  en  le  rapprochant  de  vous...  Enfin, 
tout  arrive,  même  ce  qu'on  attendait  le  moins.  Bonne  nuit!  je  dors 
debout. 

A  la  vérité,  elle  parlait  comme  en  rêve. 

IX. 

Que  s'était-il  passé,  au  juste,  dans  la  tête,  dans  le  cœur  et  dans 
les  sens  de  M™®  de  Fossanges,  pour  qu'elle  se  laissât  ainsi  vaincre 
sans  combat,  elle  qui  avait  victorieusement  résisté  à  maint  et  maint 
assaut?  Il  y  avait  bien  eu  un  peu  de  perversité  dans  son  cas,  et 
la  satisfaction  de  trahir  son  amie,  de  manquer  à  sa  mission,  avait 
bien  été  pour  quelque  chose  dans  sa  défaillance.  ^lais  il  y  avait 
eu  aussi  surprise ,  désemparement ,  disette  de  moyens  de  dé- 
fense et  d'argumens.  On  l'avait  attaquée  du  seul  côté  qui  ne  fût  pas 
fortifié.  Jamais  elle  ne  s'était  vue,  même  imaginairement,  aux  prises 
avec  un  amour  jeune  et  convaincu.  Toujours  elle  avait  eu  afl'aire  à 
des  dépravations,  ou  à  des  curiosités,  ou  à  des  vanités.  Cette  pas- 
sion si  franche,  toute  du  cœur  et  des  sens,  comment  y  eût-elle  ré- 
sisté avec  sa  tète  seule?  Il  eût  fallu  ne  pas  être  troublée  le  moins  du 
monde.  Et  elle  l'avait  été,  un  peu.  La  poésie,  la  nouveauté  de  l'oc- 
casion, l'herbe  tendre,  ou  plutôt  la  mousse...  Par-dessus  tout,  il  y 
avait  eu  fascination,  fascination  par  l'idée  fixe  de  ce  jeune  homme 
qui,  ayant  décrété,  six  ans  trop  tôt,  qu'il  ainierait  Roberte  de  Gueil, 
marquise  de  Fossanges,  et  en  de^  iondrait  l'amant,  avait  su  ne  renoncer 
ni  à  son  amour  ni  au  prix  de  sa  constance  ou  de  son  entêtement. 
—  Si  les  lionnnes  comiaissaicnt  mieux  le  prestige,  la  force  magiié- 
lique  do  la  persévérance,  ils  auraient  soin  d'assigner  toujours  à 
leurs  premiers  transj)orts  une  origine  lointaine. 

Mais  une  pareille  femme  ne  saurait  se  résigner  à  sa  défaite.  Elle 


38  RKVCE    DES    DEUX    MONDES. 

en  soiiiïre  lout  île  suite  el  ne  larde  pas  à  vouloir  la  réparer.  Sculc- 
njonl,  il  lui  laui,  quand  même,  paraître  laccepter  pendant  queUiue 
loiiips,  sous  peine  de  se  rendre  odieuse  à  ses  propres  yeux  et  d'être 
pour  elle-même  un  sujet  d'elTroi  et  de  scandale. 

M"*"  de  Fossanges  sut  garder  son  sourire,  ce  sourire  distrait  et 
cliai-mt-  qui  avait  été  tout  son  consentement.  Florestan  s'y  trompa. 
U  se  crut  aimé  tout  de  bon,  et  à  jamais.  Aussi  se  donna-t-il  sans 
n'scrve  à  cet  amour  tant  espéré.  11  y  apporta  la  fougue  et  1  ardeur 
profonde  de  sa  foi  singulière  ;  sa  vie  apj)artint  à  M"*^^  de  Fossanges, 
connue  il  pensait  que  la  vie  de  M™*"  de  Fossanges  lui  appartenait. 
11  ne  douta  de  rien.  11  fut  heureux. 

Cej)cndant,  on  l'obligeait  à  être  très  ménager  de  son  bonheur. 
Fn  huit  jours,  il  n'obtint  pas  un  quart  d'heure  de  tête-à-tête.  Enfin, 
comme  le  moment  de  la  séparation  approchait,  —  la  marquise 
s'apprêtant  à  quitter  le  Champart  pour  une  autre  propriété,  où 
son  mari  devait  aller,  cette  année-là,  faire  l'ouverture  de  lâchasse, 
et  tous  les  invités  ayant,  au  surplus,  annoncé  déjà  leur  très  pro- 
chain départ,  — il  y  eut  entre  les  nouveaux  amans  une  conférence 
intime,  à  Dieppe,  dans  un  appartement  loué  pour  la  circonstance. 

Cela  suffit  pour  renforcer  l'éclat  de  Tindiscrète  auréole  de  joie 
dont  le  visage  de  Florestan  était  comme  illuminé  depuis  le  bien- 
heureux épisode  de  la  forêt.  Et  il  n'en  fallut  pas  davantage  pour 
remettre  en  défiance  l'amoureuse  et  jalouse  Mabel,  qui.  d'ailleurs, 
avait  observé  chez  son  amie  Robcrte  quelques  symptômes  équi- 
voques. 

—  Vous  avez  une  mine  bien  réjouie,  monsieur  mon  ami!..  Igno- 
rez-vous que  le  premier  devoir  de  l'amitié  consiste  à  partager  ses 
joies,  comme  ses  chagrins,  avec  les  personnes  que  l'on  sait  prêtes 
à  s'y  associer? 

('/'était  un  commencement  de  soirée  d'une  sérénité  parfoitc.  Sous 
un  ciel  })àli,  les  arbres  du  parc  épandaient  leur  ombre  jusqu'aux 
contours  nets  des  pelouses,  baignées  de  lumière  blonde  ])ar  une 
lune  discrète.  Des  bruits  de  voix,  s'envolant  par  les  fenêtres  ou- 
vertes de  la  façade  du  château,  troublaient  seuls  le  silence  recueilli 
des  futaies  environnantes.  Mabel  et  Florestan  se  trouvaient  assis 
cote  à  côte  sur  un  banc  de  jardin,  devant  im  massif  de  lauriers. 
Au  loin,  les  communs  dormaient  déjà,  comme  gagnés  par  le  som- 
meil el  la  paix  de  la  tbrèt,  dont  on  devinait  derrière  eux  les  pro- 
fondeurs tranquilles. 

—  Vous  n'êtes  guère  communicalif  !  reprit  M"""  Gueyrard. 

De  fait,  le  jeune  homme  avait  été  surpris  en  plein  rêve  par  la 
jolie  Anglaise,  qui  était  venue  prendre  place  à  côté  de  lui  sans  que 
le  fronfi-ou  léger,  presque  imperceptible,  de  cette  marche  de  fcnnne 
eîit  donni'  l'éveil  au  son":eur. 


l/iLLUSION    DE   Fr.ORF.STAX.  39 

—  Si  VOUS  aviez  accueilli,  dit-il  eulin,  mes  premiers  é[»ancliciueris 
avec  moins  de  rigorisme;  et  si  vous  n'aviez  pas  remplacé  ensuite  le 
rigorisme  par  le  persiflîige,  je  me  serais  peut-être  enhardi  ou  ap- 
pi'ivoisé  (hnanlage...  D'abord  trop  imposante,  puis  trop  agressive 
ou  trop  mo({ueuse,  vous  avez  découragé  mes  velléilcs  d'e\|)ansion. 
Du  reste,  que  [)oiu"rais-je  bien  vous  confier?  Seriez-vous  d'hu- 
meur à  entendre  le  récit  de  mes  frasques  de  jeune  homme? 

—  Cela  m'amuserait  infiniment...  Mais  vous  vous  vantez,  mon- 
sieur Hugues...  Vous  appelle-t-on  toujours  ainsi? 

—  Je  ne  sais  trop  ce  que  vous  voulez  dire... 

—  Ne  faites  donc  pas  le  discret!  Quant  à  vos  prétendues  fras- 
ques, je  vous  répète  que  vous  vous  vantez,.,  à  moins  que  vous  ne 
péchiez  par  excès  de  modestie. 

—  Daignez  m'expliquer  ces  reproches,  un  peu  subtils  pour  mon 
provincial  intellect. 

—  Je  veux  dire  que  vous  n'êtes  pas  dans  une  situation  d'esprit 
et  de  cœur  à  faire  des  folies  de  jeune  homme.  Il  vous  faut  tout  ou 
rien  :  le  crime  ou  la  sagesse. 

—  Je  vous  assure  que...  Où  diable  voulez-vous  en  venir? 

Il  tâchait  de  distinguer  l'expression  du  regard  de  la  jeune  femme 
et  se  penchait  vers  elle.  Mais,  à  mesure  qu'il  s'inclinait  de  son  côté, 
elle  détournait  la  tète,  jouant  avec  un  bouquet  de  roses  jaunes,  qu'elle 
avait  détaché  de  son  corsage.  Tout  à  coup,  ayant  respiré  ses  roses 
avec  force,  elle  se  leva  et  pria  son  compagnon  de  lui  offrir  le  bras. 

—  Tenez,  monsieur  de  La  Garderie,  lui  dit-elle  en  l'entrahiant 
sous  les  arbres  les  plus  proches,  je  veux  vous  détromper.  L'in- 
térêt que  je  vous  porte  est  fort  réel,  tout  amical,  mais  très,  très 
sincère...  Mon  Dieu,  je  ne  nie  pas  que  je  n'aie  éprouvé  d'abord 
quelque  embarras  à  vous  entretenir  d'une  intrigue  que  je  jugeais 
et  que  je  juge  encore  peu  convenable...  Mais  il  y  a  une  considéra- 
tion qui,  pour  moi,  prime  toutes  les  autres  :  le  besoin  de  vous 
épargner  une  su[)rême  mésaventure... 

—  (Jui  serait?.. 

—  De  compromettre  gravement,  irrémédiablement,  une  femme 
qui  ne  vous  aime  pas. 

—  S'il  s'agit  d'une  femme  qui  ne  m'aime  pas,  comment  pour- 
rais-je  la  coujpromettre  de  façon  si  complète? 

—  Supposez  que  cette  femiue  ait  un  mari  débonnaire,  mais  clair- 
voyant, ou  qui  se  croie  tel;  supposez  que  ce  mari  l'épie  sans  en 
avoir  l'air,  et  qu'il  finisse  par  admettre,  sur  la  foi  des  apparences, 
que  les  choses  vont  plus  loin  qu'il  ne  faudrait  pour  son  honneur... 
Eii  bien!  coin[)renez-vous? 

—  Pas  du  tout,  dit  Klorestan  en  dégageant  son  bras  et  en  s'ar- 
rê tant  au  milieu  de  l'allée  sombre. 


40  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

—  J  insiste,  alors...  \ous  no  comprcnoz  pas  que, si, par  vos  assi- 
duités aujnés  d'une  fennue  frivole,  qu'elles  anuiseni  sans  la  con- 
vaincre ou  sans  l'entraîner,  vous  donnez  à  penser  que  celte  femme, 
(pii  ne  vous  aime  pas,  est  votre  complice...  tranchons  le  mot  : 
\otrc  maîtresse,  vous  commettez  ainsi  une  action  doublement  blâ- 
mable, j)uisque  vous  n'avez  pas  l'excuse  d'une  passion  partagée? 
Vous  ne  comprenez  pas  cela?..  Si,  je  suis  sûre  que  vous  le  com- 
prenez on  ne  peut  mieux.  Mais  voilà!  vous  vous  entêtez  à  vous 
croire  aimé,  et  vous  allez  de  l'avant,  espérant  tout...  Eli  bien!  c'est 
ce  qui  m'autorise  à  \.ous  crier  :  Gare  ! 

I/endroit  était  trop  obscur  pour  que  les  deux  interlocuteurs 
pussent  songer  à  se  dévisager  dans  l'ombre;  mais  la  voix  de  Mabel 
tremblait  assez  pour  révéler  le  trouble  de  la  jeune  femme. 

—  Permettez-moi  de  vous  demander  si  vous  avez  une  raison 
nouvelle  de  me  donner  cet  avertissement? 

—  Cela  doit  être. 

—  Bien.  Mais  je  ne  ^ois,  en  fait  de  motifs  sérieux  et  nou\eaux, 
que  ceci  :  ou  une  confidence  vous  ayant  récemment  fourni  la 
preuve  de  ce  que  vous  \  ous  êtes  efforcée  déjà,  avec  une  obligeance 
infinie,  de  me  persuader,  à  savoir  que  mon  aiTeclion  se  fourvoie  ; 
ou  la  révélation  d'une  jalousie  maritale  en  éveil  et  qui  menacerait 
la  sécurité  de...  d'une  personne...  Enfin,  de  la  femme  dont  il  s'agit. 
Lequel  des  deux? 

11  n'y  eut  pas  de  réponse. 

• —  Voyons  !  fit  le  jeune  homme  avec  insistance  et  en  prenant  les 
mains  de  Mabel,  soyez  franche.  Voulez-vous  simplement  me  dé- 
tourner... cédant  à  je  ne  sais  quel  mobile...  Voulez-vous  shnple- 
ment  me  détourner  de  Roberte,  ou  craignez-vous  pour  elle  quelque 
danger  ? 

—  Mais...  l'un  et  l'autre,  peut-être. 

—  Ainsi,  M.  de  l-'ossanges?.. 

—  M.  de  Fossanges  s'aperçoit  que  vous  tournez  beaucoup  autour 
de  sa  femme. 

—  I5ah!  suis-je  le  seul? 

—  Actuellement,  oui,.,  ou  à  peu  près. 

—  Et  c'est  un  jaloux,  M.  de  Fossanges?..  Allons  donc! 

—  On  peut,  sans  être  précisément  jaloux,  ne  pas  vouloir  être... 
nigaud. 

—  Ah!  vous  savez  qu'il  ne  ^eut  pas... 

—  Je  sais  notamment,  et,  si  vous  étiez  moins  absorbé,  vous  le 
sauriez  comme  moi,  je  sais  qu'il  a  manifesté  une  espèce  de  mé- 
contentement à  propos  de  cette  excentricité  nouvelle  qui  a  trans- 
formé sa  femme  en  vélocipédiste,  avec  vous  poui-  professeur,  pro- 
fesseur en  second,  suppléant  d'un  maître  de  gymnastique!..  Et  je 


l'illusion  ni:  florestan.  41 

sais  aussi  que,  l'autre  soir,  il  n'avait  pas  l'air  beaucoup  plus  satis- 
fait, lorsqu'il  a  coiistatt'  que  vous  aviez  votre  place  retenue,  aller 
et  retour,  dans  la  voiture  de  Roberle. 
• —  Enlin,  vous  ne  savez  que  cela? 

—  Je  pourrais  donc  savoir  autre  chose?..  Allons!  monsieur  de 
La  Garderie,  vous  voyez  bien  que  vous  manquez,  non-seulement 
de  confiance  envers  moi,  mais  de  prudence  à  l'égard  de  tous... 
Vous  leiiez  mieux  de  me  dire,  sans  ambages,  que  votre  intimité 
avec  Ri>berte  progresse  chaque  jour,  et  que,  vous  croyant  fondé  à 
espérer  beaucoup,  vous  n'hésitez  pas  à  risquer  quelque  chose. 

—  Je  ne  ^ous  dirai  rien  de  pareil,  attendu  que  ce  serait  manquer 
de  véracité  autant  que  de  délicatesse...  Maisje  puis  bien  vousavouer 
que  votre  acharnement  à  doucher  ma  passion  ne  me  paraît  pas  de 
fort  bon  aloi...  Et  je  puis  bien  ajouter  que  je  suis  libre  d'aimer 
avec  entêtement,  pour\  u  que  ce  soit  aussi  avec  désintéressement, 
qui  bon  me  semble.  Le  désintéressement  excuse  tout,  madame... 
Voulez- vous  rentrer? 

—  Merci,  répondit  sèchement  Mabcl,  je  rentrerai  seule. 
Tandis  que  le  jeune  homme,  après  un  salut  correct  et  froid, 

s'éloignait  dans  la  direction  du  château,  M""*"  Gueyrard  murmurait, 
en  mordillant  ses  roses  : 

—  L'ingrat!  L'impertinent!..  Qu'a-t-il  voulu  dire  avec  ce  désin- 
téressement?.. Oh!  mais,  je  saurai  où  ils  en  sont...  Il  y  a  quelque 
chose  qu'on  me  cache  et  dont  je  ne  veux  pas  être  la  dupe...  Bah! 
que  mhnporte?  Il  ne  m'aimera  jamais;  et  cela  seul,  au  fond,  m'in- 
téresse. Car  je  l'aime, hélas!  d'autant  plus  qu'il  me  fuit  davantage... 
C'est  de  tradition...  Mais  que  c'est  stupide  et  lâche!.. 

D'un  geste  colère,  elle  jeta  ses  roses,  auxquelles  il  lui  semblait 
trouver  une  saveur  amère,  —  ce  qui  était  explicable,  vu  que,  de- 
puis un  moment,  elle  y  déposait  une  rosée  de  larmes.  —  Mais  elle 
eut  bientôt  à  se  remettre  de  son  trouble  et  à  dresser  l'oreille.  Un 
pas  d'homme  faisait  crier  le  sable  de  l'allée. 

—  Quoi  I  seule  dans  ce  noir!  Que  faites-vous  là? 

—  M.  de  Fossanges  !  D'où  venez-vous  ? 

—  Je  reviens  d'une  tournée  d'inspection.  Imaginez-vous  qu'il  y 
a  des  palefreniers  qui  voisinent,  le  soir,  avec  des  femmes  de  cham- 
bre, sur  les  confins  du  parc  et  des  communs.  On  m'avait  signalé 
le  fait,  et  je  tenais  à  m'en  assurer. 

—  Qu'est-ce  que  cela  peut  bien  vous  faire  ? 

—  tiomment  !  ce  que  cela  peut  me  faire  !..  Où  l'amour  va-t-il  se 
nicher,  je  vous  le  demande  ! 

—  Dame!  il  se  niche  où  il  peut.  Et,  j)ioscrit  chez  les  maîtres,  il 
faut  bien  qu'il  se  réfugie  chez  les  domestiques. 

—  A  l'oflice,  soit  !  Mais  dans  mon  parc  !.. 


42  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

—  IJalil  laissez  donc...  Et  puis,  ça  poite  bonheur  à  une  maison. 

—  Ui!  vous  croyez?.. 

—  Oïl  ranirnie. 

—  Au  lait,  je  serais  lente  de  l'admettre,  puisque  je  vous  rencontre 
seule,  h  cette  heure  amoureuse,  en  un  encb-oit  plein  d'ombre... 

—  Ouest-ce  <pii  vous  i)rend? 

d'était  plutôt  M.  de  Kossanges  (pii  prenait  quelque  chose,  car  il 
venait  de  s'emparer  du  bras  de  la  baronne  et  la  poussait  douce- 
ment vers  le  banc  qu'elle  avait  occupé  naguère,  de  compte  à  demi 
avec  Klorcstan.  Après  «ne  résistance  de  pure  forme,  la  jeune  femme 
céda  à  rinqnilsion  caressante  et  s'assit,  ou  plutôt  repiit  j)lace  sur 
le  banc,  où  le  marquis  parut  se  disposer  tout  de  suite  à  la  serrer 
d'assez  près.  —  Pour  que  l'honnèîe  et  prude  Mabel  se  prêtât  à  un 
tel  manège,  il  fallait  qu'elle  eût  sou  idée. 

—  Vous  êtes  inouïs,  dit-elle,  messieurs  les  Français,  et  à  tout 
âge  !..  J'avais  l'occasion  de  le  dire,  récemment,  à  un  jeune  honnne... 
à  M.  de  La  Garderie,  je  crois... 

Klle  suspendit  sa  petite  mercuriale,  juste  le  temps  de  percevoir 
un  léger  mouvement  de  recul  involontaire,  qui,  à  ce  nom  de  La 
Garderie,  vint  contredire  aux  premières  manœuvres  de  M.  de  Fos- 
saiiges,  lesquelles  n'avaient  vraiment  en  rien  pennis  d'augurer  une 
si  prompte  retraite. 

—  Oui,  repril-elle,  c'était  M.  de  La  Gardeiie.  Enfin,  peu  im- 
porte !..  Aujourd'hui,  c'est  à  vous  qu'il  faut  le  dire...  ou  le  redire, 
car  il  ne  me  semble  pas  que  ce  soit  la  première  fois...  Je  vous  de- 
manderai donc  s'il  n'est  pas  ridicule  de  se  croire  obligé  de  courtiser 
toutes  les  femmes,  même  celles  qu'on  n'a  p.as  l'illusion  d'aimer... 

—  Permettez,  interrompit  Fossanges,  permettez!..  Un  homme  a 
toujours  l'illusion  d'aimer;  il  l'a  à  volonté...  Octroyez-moi  la  per- 
mission de  vous  expliquer  ça. 

—  Je  voiLs  permets,  en  paroles,  tout  ce  que  vous  voudrez... 
Alors,  vous  avez  l'illusion  de  m'aimer,  moi  ? 

—  C'est-à-dire  que  ce  n'est  déjà  plus  de  l'illusion. 

—  Bon  !  Mais  il  vous  faudra  m'avouer,  dès  lors,  que  vous  avez 
plus  ou  moins  peiné  pour  en  venir  là.  Vous  avez  dû  chercher  d'abord 
rillusion,  puis  le  moyen  de  la  transformer  en  réalité.  Que  d'cITorts, 
et  quel  régime  pour  votre  pauvre  crem'  ! 

—  Vous  ne  me  croyez  pas? 

—  Si  fait...  presque.  Mais  j'y  vois  une  preirve  de  plus  que  vous 
ne  cédez  point  à  votre  .inclination  naturelle. 

—  Qu'est-ce  donc  que  mon  inclination  naturelle,  selon  vous? 
~  C'est  votre  fenmie. 

—  Oh! 

—  Niez  donc  ! 


l'illusion  de  florestan.  43 

—  Penh!  c'est  de  riiistoirc  ancienne. 

—  Grâce  à  elle.  Mais,  s'il  n'avail  dépendu  (jue  de  vous... 

—  Kniin,  adnietloiis-le  pour  ne  pas  éterniser  ce.  que  les  parle- 
mentaires appellent  un  débat  stérile...  Qu'y  l'aire?  C'est  le  passé, 
ça...   Quant  au  présent,   je   le  tiens. 

Mabel  comprit,  à  l'accentuation  de  la  mimique,  comme  au  crea- 
ccitdo  de  la  voix,  qu'il  était  temps  de  frapper  le  grand  coup.  Kllc 
se  dégagea  et  dit  avec  sérieux  : 

—  De  sorte  que  vous  n'avez,  pour  l'instant,  d'autre  désir,  d'autre 
souci  que  de  mettre  à  mal  ina  vertu?..  Et  celle  de  Roberte,  qu'est-ce 
que  vous  en  ftiites  ? 

—  OIi  !  celle-là  se  défend  bien  sans  moi. 

—  Voilà  de  la  confiance,  au  moins  ! 

—  Certes  !  Et  je  défie  qui  que  ce  soit  de  se  faire  aimer  de  ma 
femme. 

—  Parce  que  vous  n'y  avez  pas  i-éussi?  Tout  l'homme  est  là. 

—  Combien  d'autres,  après  moi,  y  ont  échoué!..  Vous  re- 
marquerez, du  reste,  que  c'est  encore  moi  qui  ai  le  mieux 
réussi.  Car,  pendant  assez  longtemps,  notre  ménage  a  très  bien 
marché. 

—  Oui,  mais  il  ne  bat  plus  que  d'une  aile,.,  la  vôtre. 

—  Il  est  vrai  qiie  Iloberte  est  devenue  par  trop  indépendante, 
par  trop  moderne...  ou  plutôt  par  trop  femme  de  l'avenir.  .Mais  il 
faut  faire  la  part  de  la  pose  dans  tout  cela.  Les  fenmies  posent  tou- 
jours, ^ous  le  savez  bien,.,  dans  notre  miUeu,  du  moins,  où  elles 
sont  toujours  en  représentation,  toujours  en  scène.  Il  n'y  en  a  pas 
une  qui  soit  naturelle.  La  femme  naturelle  donne  le  sein  à  ses  en- 
fans.. v  au  lieu  de  l'exliiber  à  ses  amis...  et  à  beaucoup  d'inconnus. 
Que  voulez-vous  que  j'y  fasse? 

—  Et  vous  n'avez  rien  fait,  vous  ne  ferez  jamais  rien  pour  ravoir 
votre  femme,  que  vous  aimez?..  Encore  une  fois,  ne  lo  niez  pas! 
Je  sais  à  quoi  m'en  tenir. 

Le  marquis  de  Fossanges  ne  songeait  plus  du  tout  à  prendre  la 
taille  de  son  interlocutrice;  et  c'était,  en  vérité,  un  singulier  ga- 
lant, bien  incohérent  et  bien  distrait,  que  celui-là  ! 

—  Vous  vous  trompez,  murmura-t-il,  je  ne  l'aime  plus...  J'en  ai 
vu  le  fond  :  c'est  vide. 

—  Vous  ne  lahuez  plus?  Mais  voyez  donc  comme  vous  êtes  ému, 
•troublé... 

—  Je  ne  l'aime  plus,.,  mais  je  la  pleure  peut-être  encore. 

—  Pourquoi  n'avez-vous  pas  essayé  de  la  disputer  à  la  mode,  au 
chic,  à  la  pose,  à  la  coquetterie,  à  toutes  les  niaiseries  liguées  contre 


vous  ? 


tili  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Pciit-(^trc,  répondit  avec  liiiinilité  M.  de  Fossanges,  parce 
que  j'étais  moi-même  l'allié  de  ces  niaiseries  ou  d'autres  niaiseries 
équivalentes...  Ce  qui  nous  manque,  à  nous  autres,  maris  mon- 
dains, pour  dominer  nos  fenuues,  c'est  une  supériorité  évidente 
ou  apparente.  L'homme  de  labeur  est  bien  réellement  le  nicàle  de 
l'association,  car  c'est  Ini  qui  gagne  le  pain  de  toute  la  maisonnée  ; 
l'homme  sérieux  qui  ne  fait  rien  déguise  au  moins  son  inutilité  sous 
des  dehors  imposans,  dont  sa  femme  n'est  presque  jamais  en  état 
d'apprécier  le  peu  d'épaisseur  ou  le  peu  de  consistance...  Mais, 
nous,  qu'est-ce  que  nous  sommes?  Nous  vivons  comme  nos  femmes, 
jusqu'au  jour  où  nous  leur  donnons  le  droit  de  vivre  comme  des 
hommes.  Comme  elles,  nous  dansons,  nous  tournons  ;  comme  elles, 
nous  nous  promenons,  nous  bavardons,  nous  nous  occupons  de 
notre  toilette...  Pourquoi  nous  respecteraient-elles  ?  Pourquoi  nous 
écouteraient-elles?  Où  prendre  le  point  d'appui  indispensable  pour 
s'attaquer  à  de  vieilles  habitudes  et  à  des  conventions  passées  en 
force  de  loi?..  N'ai-je  pas  lu  quelque  part  que,  dès  le  milieu  du 
siècle  dernier,  on  pouvait  intituler  le  Préjugé  à  la  mode  une  comé- 
die dont  l'objet  était  de  railler  cette  forme  du  respect  humain  qui 
cnq)èche  les  ménages  élégans  d'être  des  ménages  unis?..  Si  vous 
saviez  que  de  fois  il  m'est  arrivé  d'entrer  chez  Roberte  pour  la  ser- 
monner, pour  lui  demander  de  vivre  un  peu  plus  pour  moi  et  pour 
elle-même,  un  peu  moins  pour  ses  amis  et  pour  le  monde,  dont 
elle  se  moque  si  bien,  d'ailleurs  !..  Ah!  oui  !  Mais  les  mots,  mais  les 
idées,  où  les  prendre  pour  faire  brèche  dans  ces  habitudes  et  ces 
aberrations  invétérées,  ou  dans  les  inventions  nouvelles  du  chic  et 
de  la  mode?  Innovations  ou  routine,  tout  m'apparaissait  comme 
.également  insurmontable  et  invincible,  tant  j'étais  mal  armé, 

—  Et  vous  avez  déserté  ? 

—  .Non  pas,  puisque  je  suis  encore  à  mon  poste  ;  mais  j'ai  renoncé 
.à  vaincre. 

—  Sans  vous  résigner  à  votre  défaite  ? 

—  Si,  je  m'y  suis  résigné...  Au  surplus,  la  résignation  m'a  été 
rendue  presque  facile...  disons  :  moins  douloureuse,  par  la  certi- 
tude (jue  mon  hisuccès  ne  se  tournerait  jamais  en  désastre. 

—  Et  pourtant,  vous  tremblez  encore  un  peu  quand  une  excen- 
tricité nouvelle...  Ainsi,  l'autre  jour... 

—  L'autre  jour,  interrompit  M.  de  Fossanges,  vous  vous  êtes  fait 
un  malin  plaisir  de  chercher  à  m'émouvoir  en  me  signalant  le  dan- 
ger,., le  prétendu  danger  de  la  gymnastique  à  deux.  Mais  je  suis 
blasé  sur  ces  émotions-là. 

—  Ce  qui  ne  vous  a  pas  empêché  de  vous  rendre  incontinent  sur 
les  lieux  !..  Eh  bien  !  mon  cher  monsieur  de  Fossanges,  ce  jom'  là, 


l'illusion  de  florlstax.  hft 

vous  aviez  raison.  Et  il  serait  à  souhaiter  que  vous  eussiez  plus  sou- 
vent de  ces  petits  regains  de  méfiance. 

—  C'est  un  bon  avis  que  vous  entendez  me  donner  là?  ou  bien 
n'est-ce  qu'une  ironie  '? 

—  C'est  un  bon  avis.  Depuis  quelque  temps,  j'en  tiens  boutique; 
j'en  fournis  à  tout  le  monde. 

—  A  Robertc  aussi? 

—  Certainement. 

—  A  (jui  encore  ? 

—  A  M.  de  La  Garderie,  par  exemple... 

—  Bah  !  —  fit  le  marquis,  en  se  levant  comme  involontairement 
«t  en  s'éloignant  du  siège  rustique  où  il  avait  succédé  à  Florestan. 

—  A  lui  plus  qu'à  tout  autre,  reprit  M""®  Gueyrard  sans  bron- 
cher. 

—  Dans  son  intérêt? 

—  Oui...  Mais  surtout  dans  celui  de  Roberte  et  dans  le  vôtre. 

En  disant  ces  mots,  elle  se  leva  à  son  tour  ;  et,  se  mettant  à  mar- 
cher vers  le  château,  elle  ajouta  : 

—  Car,  mon  cher  marcjuis,  vous  avez  sujet  d'être  inquiet.  Et  je 
parierais  volontiers  que,  tandis  que  vous  étiez  sur  ce  banc,  machi- 
nalement occupé  à  mettre  le  siège  devant  ma  personne,  on  repre- 
nait là-bas  le  blocus  de  ce  qu'il  vous  reste  de  joies  conjugales... 
Voulez-vous  venir  vous  en  assurer? 

—  Pourquoi  pas?  —  fit  le  marquis  avec  une  insouciance  qui 
devait  être  de  pure  aftcclation,  à  en  juger  par  l'altération  du  timbre 
de  sa  voix. 

—  Donnez-moi  donc  votre  bras  jusqu'au  château,  dit  .Mabel. 
Après  quelques  pas,  elle  reprit  sur  un  ton  très  amical  et  très 

doux  : 

—  Mais  je  désire  que  nous  nous  comprenions  bien.  11  n'y  a  rien 
■de  grave,  jusqu'à  présent.  Par  conséquent,  une  alarme  trop  vive 
ne  serait  pas  plus  justifiée  qu'un  éclat. 

—  Bon,  bon!  vous  savez  de  reste  que  je  ne  suis  point  un  homme 
violent. 

—  Je  vous  préviens,  parce  que... 

Elle  s'était  interrompue  avec  un  embarras  aisément  perceptible. 

—  Au  fait,  —  dit  M.  de  Fossanges,  en  s'arrêtant  au  bord  de 
l'allée  circulaire  dans  laquelle  ils  allaient  s'engager  pour  regagner 
le  château,  —  pourquoi  me  prévenez-vous? 

Il  scrutait  curieusement  du  regard  la  physionomie  de  sa  com- 
pagne; et  le  clair  de  lune,  en  cet  endroit  découvert,  lui  facilitait  la 
besogne. 

—  Pourquoi?..  Eh  bien!  je  vais  vous  le  dire.  Ce  sera  plus  loyal. 


46  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Je  l'ai  déjà  dit  à  votre  femme,  mais  vous  avez  le  droit  de  le  savoir 
aussi.  Car,  faute  de  cela,  vous  seriez  autorisé  à  ne  voir  en  moi 
qu'une  amie  félonne  ou  une  assez  méchante  commère.  Mon  amour- 
])ropre  perdrait  donc  h  ma  dissimulation  plus  qu'il  n'y  gagnerait... 
J'aime  M.  de  La  (iarderie. 

Le  procédé  était  crâne,  et  l'attitude  de  Mabel  bien  d'accord  avec 
cette  hardiesse  que  l'on  n'eût  pas  attendue  d'elle.  M.  de  Fossanges 
la  regarda  un  moment  avec  autant  de  surprise  que  d'admiration. 
Droite  et  fière,  le  regard  franc,  l'allure  digne  et  décidée,  elle  était 
belle  et  charmante,  ({uoique  un  peu  pâle,  sous  l'opaline  clarté  qui 
mollement  coulait  du  ciel. 

—  Allons!  lit-il  en  soupirant  et  en  reprenant  sa  marche.  C'est 
un  heureux  gaillard  que  ce  La  Garderie...  Mais  vous  n'êtes  pas 
aimée?  Car,  si  vous  l'étiez... 

—  Vous  n'auriez,  vous,  rien  à  craindre,  c'est  clair.  De  sorte 
que  ce  qui  fait  mon  malheur  fait  aussi  ou  menace  de  faire  le  vôtre. 
Et  c'est  bien  pour  cela  qu'une  alUance  entre  nous  .m'a  paru  tout 
indiquée.  Ai-je  eu  tort  d'y  songer?  Jetons-en  donc  les  bases... 
Voici,  pour  ma  part,  comment  je  comprends  les  choses.  Mon  rôle 
est  fini  à  dater  de  cet  instant,  puisque  je  ne  pourrais  plus  agir  ni 
parler  sans  compromettre  irrémédiablement  et  mes  intérêts  et  ma 
dignité.  A  vous  d'entrer  en  scène.  Mais,  encore  une  fois,  du  calme, 
de  la  modération!  Assurez-vous  bien  par  vos  yeux  des  progrès 
inquiétans  d'une  intimité  suspecte  et  coupez-y  court  sans  prendre 
à  partie  le...  le  complice  de  votre  femme.  Quel  mot  bête,  du  reste! 

—  Ah!  je  suis  bien  de  votre  avis.  Et  je  me  demande,  de  la  meil- 
leure foi  du  monde,  pourquoi  j'en  voudrais  à  ce  garçon...  C'est  sa 
fonction  de  jeune  homme,  après  tout,  de  faire  le  galant  auprès  des 
coquettes.  Chacun  pour  soi.  Garde-toi,  je  me  garde. 

—  Oui  ;  mais  il  n'est  pas  marié,  lui,  d'où  il  suit  que  la  partie 
n'est  pas  égale.  Et  puis,  ce  n'est  pas  très  délicat,  je  pense,  de 
mettre  à  profit  l'hospitalité  du  mari  pour... 

—  Mais  il  n'est  pas  mon  hôte!  Il  est  celui  de  ma  femme.  C'est 
elle  qui  l'a  invité...  Les  maris  connue  nous,  ce  sont  des  présidens 
de  république  :  on  leur  soumet  les  décrets  pour  qu'ils  les  signent. 

—  C'est  triste  ;  car  enfin,  ils  vont  parfois  jusqu'à...  jusqu'à  signer 
ainsi  la  progéniture  d'autrui. 

On  eût  dit  que,  dupe  du  ton  de  badinage  forcé  qu'avait  repris 
M.  de  Fossanges^  la  jeune  femme  craignait  qu'il  ne  fût  pas  suffi- 
samment jaloux  et  .inquiet.  Après  avoir  voulu  s'assurer  de  ses  dis- 
positions pacifiques,  elle  paraissait  désireuse  de  le  pousser  jusqu'à 
la  limite  d'irritation  et  d'anxiété  en-deçà  de  laquelle  on  peut  pré- 
férer encore  le  repos  ou  l'inertie  aux  résolutions  énergiques. 


I 


l'illusion   de  FLORF.STAX.  /l7 

Us  étaient  arrivés,  toujours  causant,  jusqu'aux:  abords  du  châ- 
teau. Devant  eux,  par  les  fenêtres  lai-j^es  ouvertes,  le  grand  salua 
vide  projetait  au  dehors  les  clartés  ruses  de  ses  lampes  encapu- 
chonnées. A  droite,  on  entendait  le  choc  des  billes  d'ivoire  et  le 
rire  dt's  joueurs  dans  le  billard  ;  à  gauche,  des  voix  de  l'eiunies 
dans  le  petit  salon  liiisant  suite  au  grand.  Tout  à  coup,  les  éclats 
d'une  gaîté  de  plus  en  plus  bruyante  attirèrent  les  femmes  vers  le 
billard.  M.  de  Fossanges  et  M""®  Gueyrard  les  virent  traverser  une 
à  une  le  grand  salon,  puis  la  salle  à  manger  faiblement  éclairée,  où 
leurs  ombres  se  profilèrent  sur  la  muraille,  en  fde  indienne. 

—  Allons  voir  ce  qu'il  y  a,  dit  Fossanges,  qui  voulut  attirer  sa 
compagne  du  côté  des  fenêtres  de  la  salle  de  billard. 

—  Non,  lit  Mabel  en  retenant  M.  de  Fossanges.  Voyons  plutôt  par 
là  ;  ce  sera  beaucoup  plus  intéressant,  je  crois. 

Ayant  constaté  qu'il  manquait  une  silhuuette  au  défdé  des  om- 
bres de  femmes  et  une  voix  au  concert  des  rires  mâles,  elle  ne 
pouvait  que  bien  orienter  sa  curiosité  en  regardant  les  fenêtres  du 
petit  salon.  Et  elle  cntrania  le  mari  de  Roberte  vers  la  gauche. 

Parvenus  au  pied  du  nun-,  ils  jetèrent  un  coup  d'œil  dans  la  pe- 
tite pièce.  Ils  ne  virent  personne  d'abord.  Mais  Mabel,  s'étant  accou- 
dée à  l'entablement  de  l'une  des  fenêtres,  fit  bientôt  signe  au  mar- 
quis de  s'approcher  avec  précaution.  Dans  un  angle,  assis  tous 
deux  sur  un  siège  d'encoignure,  Florestan  et  la  marquise  devisaient 
mystérieusement.  Les  portes,  comme  les  fenêtres,  étaient  ouvertes  ; 
l'entretien  ne  pouvait  donc  avoir  un  caractère  bien  criminel.  D'ail- 
leurs, une  minute  auparavant,  toute  la  partie  féminine  de  la  gar- 
nison du  château  se  trouvait  réunie  dans  ce  salon. 

Néanmoins,  M.  de  Fossanges  se  retira  avec  une  vivacité  doulou- 
reuse de  son  poste  d'observation,  dès  qu'il  eut  examiné  avec 
quelque  attention  ce  qui  se  passait  dans  la  pénombre  de  l'encoi- 
gnure. Il  avait  Ml  le  coude  de  sa  femme,  qu'une  manche  courte 
mettait  libéralement  à  nu,  reposant  sur  la  main  de  M.  de  La  Gar- 
derie, laquelle  main  était  comme  un  support  où  s'appuyait  ce  bras 
d'un  modelé  divin,  —  mais  un  support  animé. 

Le  reste  était  sans  signification  précise.  Florestan  parlait;  Ro- 
berte écoutait,  simplement,  avec  son  vague  sourire,  aussi  distrait, 
mais  moins  charmé  qu'en  plein  air.  Peut-être  même  que,  si  le 
marquis  avait  cru  devoir,  à  l'exemple  de  M"*^  Gueyrard,  prolonger 
son  examen,  il  eût,  en  constatant  l'animation  croissante  de  Flores- 
tan et  les  regards  de  plus  en  plus  déprécatifs  du  jeune  honune, 
ainsi  que  les  résistances  impatientées  de  i\obcrte,  conjecture  que 
son  sort  définitif  .se  débattait  encore,  à  cette  heure,  ce  qui  n'eût 
pas  laissé  de  le  réconforter.  Or,  il  paraissait  avoir  besoin  de  cette 
illusion  bienfaisante. 


48  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Lorsque  Mabcl  se  retourna,  en  elTel,  lo  pauvre  mari  mâchonnait 
sa  moustache,  les  mains  nerveusement  enlbncées  dans  ses  poches, 
1(>  Iront  penché,  l'oeil  à  terre,  ayant  enfin  toute  la  mine  de  son  em- 
ploi. La  haroime  eut  peur,  et,  serrant  autour  d'elle,  avec  un  invo- 
lontaire fiisson,  la  mante  légère  qu'elle  a^ait  jetée  sur  ses  épaules 
avant  de  sortir,  elle  vint  fi  lui,  rapide,  mais  sans  faire  entendre  le 
moindre  bruit  de  pas. 

Ah  çà!  fit-elle,  vous  n'allez  pas  tardivement  dramatiser... 

Rassurez-vous,  madame,  dit  M.  de  Fossanges  en  interrom- 
pant d'un  air  sérieux.  On  n'a  jamais  joué  que  des  comédies  chez 
moi,  des  comédies  de  salon  :  le  drame  n'est  pas  dans  nos  cordes. 

A  quoi  il  ajouta,  après  un  tenîps  et  avec  un  assez  amer  sourire  : 

Il  y  a  pourtant  quelque  chose  à  faire.  Et  vous  me  reproche- 
riez, je  pense,  d'en  rester  là. 

Puisque  vous  allez  partir,  je  ne  vois  pas...  Plus  tard,  il  vous 

sera  bien  facile... 

—  Oh  !  non,  pas  plus  tard  :  tout  de  suite. 

—  Mais  alors...  une  querelle? 

—  Nullement.  Une  liquidation. 

—  Une  liquidation? 

—  Oui.  Je  veux  dire  que  je  vais,  ce  soir  même,  demander  des 
comptes  à  ma  fenune  et  lui  rendre  les  miens.  Après  quoi,  nous 
nous  dirons  adieu,  sans  autre  forme  de  procès,  et  ce  sera  pour  la  vie. 

—  Pour  la  \ie!..  Mais  vous  n'y  pensez  pas!  A  propos  d'un  com- 
merce galant,  ni  pire,  ni  plus  complet  que  maint  autre  précédem- 
ment toléré... 

—  Oh  !  pardon  !  beaucoup  plus  complet. 

—  Comment!  vous  allez  jusqu'à  croire...  Mais  je  a'OUS  certifie 
(pie  vous  vous  trompez!  Je  suis  parfaitement  au  courant,  et... 

—  Si  je  n'y  suis  pas,  je  vais  m'y  mettre,  dit  froidement  M.  de 
Fossanges  en  saluant  et  en  se  dirigeant  vers  le  perron. 

Connue  il  pénétrait  dans  le  petit  salon,  le  dialogue  des  amans 
s'achevait.  Il  n'en  surprit  rien.  Une  minute  auparavant,  il  eût,  en 
prêtant  l'oreille,  entendu  ceci  : 

—  Je  ne  puis  consentir  à  vous  quitter,  pour  trois  mois  peut- 
être,  sans  vous  avoir  revue  librement...  Allons!  Demain?..  Je  vous 
en  prie! 

—  Mais,  après-demain,  vous  partirez? 

—  Soit!  Marché  conclu. 

—  Si  vous  y  tenez. 

\hiis  le  marquis,  lui,  vraisemblablement,  ne  tenait  à  rien  entendre 
ou  surprendre,  car  il  eut  soin  de  faire  tout  le  bruit  possible  pour 
s'annoncer,  toussant,  heurtant  une  porte,  marchant  d'un  pas  pe- 
sant et  sonore. 


l'illusion  ni:  fi,ori:sta\.  ^9 

Quand  il  enira,  on  était  prêt  à  le  iccevoir  :  Hobcrtc,  imniobih;  k 
sa  place  ;  Florestan,  un  gvnon  sur  le  canapé-borne  qui  occupait  le 
milieu  de  la  pièce,  et  élevaiil  la  voix  pour  raconter  une  anecdote 
rien  moins  qu'inédite. 

—  Ma  chère,  dit  M.  de  Fossanges  sans  regarder  Florestan,  je 
suis  forcé  de  partir  dès  demain  pour  Taillcvcni.  J'irai  vous  parler 
chez  \ ons,  tout  à  l'iieuie,  quand  nos  hôtes  seront  couchés. 

Kt  il  tourna  les  talons. 

—  Qu'est-ce  que  cela  ^eut  dire?  murmura  Roberte.  Ce  départ, 
cet  entretien... 

—  Vous  êtes  inquiète  ? 

—  Non.  Mais  je  n'irai  pas  à  Dieppe  demain. 

—  Mais,  si  votre  mari  s'en  va... 

—  Raison  de  plus. 

Fn  ce  moment,  arrivait  Mabel,  plus  contrainte  et  gênée  que  cu- 
rieuse. 

—  Rien  de  nouveau  ici?  demanda-t-elle  avec  un  accent  d'indif- 
férence vraiment  méritoire.  J'arrive  du  lin  fond  du  parc. 

—  Rien  du  tout,  lui  répondit  brusquement  son  amie  en  se  levant 
pour  lui  tourner  le  dos  tout  aussitôt. 

Florestan  demeurait  seul  avec  Mabel,  face  à  face.  Il  lui  dit  : 

—  C'est  à  vous  qu'il  faut  demander  ce  qu'il  y  a  de  nouveau, 
madame...  Vous  devez  le  savoir,  en  toutou  en  partie.  Car... 

—  Trêve  d'épigrammes  entre  nous!  interrompit  la  baronne 
Gueyrard  d'un  ton  ému  et  grave.  Ce  qu'il  y  a  de  nouveau,  c'est 
que  vous  avez  de  très  récens  motifs  de  veiller,  d'être  sur  vos 
gardes...  de  vous  défier  de  vous-même  et  de  vos  gestes.  Gela  vau- 
dra infiniment  mieux,  pour  vous  et  pour  Roberte,  que  de  vous  dé- 
fier d(;  moi. 

—  L'un  n'empêche  pas  l'autre,  riposta  Florestan  avec  une  incli- 
nation de  tête  assez  impertinente. 

Et,  à  son  tour,  il  s'en  alla,  laissant  Mabel  partagée  entre  l'anxiété, 
la  colère  et  la  satisfaction,  —  la  satisfaction  d'une  vengeance  pro- 
chaine et  imprévue,  dont  elle  sentait  à  peine  le  remords  et  que, 
d'ailleuis,  elle  ne  pouvait  croire  bien  terrible,  parce  qu'elle  ne 
croyait  pas  à  la  chute  complète  de  son  amie. 

Hlnry  Rabusson. 

{La  dernière  partie  au  prochain  n'.j 


TOME  xav.  —  1889. 


ETUDES 


D'HISTOIRE    RELIGIEUSE 


LE    TRAITÉ    DU    MANTEAU    DE    TERTULLIEN. 


Ou  trouve,  dans  les  œuvres  de  Tertullien,  un  petit  traité  intitulé  : 
de  Pallio  (du  Manteau),  qui  doit  sa  célébrité  à  la  peine  qu'on 
éprouve  pour  le  comprendre.  Les  commentateurs,  qui  sont  attirés 
vers  l'obscurité,  comme  d'autres  vers  la  lumière,  s'en  sont  fort 
occupés  ;  ils  ont  fait  de  grands  efforts  pour  l'éclaircir,  et  n'y  sont 
arrivés  qu'en  partie.  Un  de  ces  commentaires  surtout,  celui  de 
Saumaise,  est  resté  dans  la  mémoire  des  savans  :  c'est  une  œuvre 
remarquable,  et  qui  fait  grand  honneur  à  l'érudition  française  du 
xvii*  siècle.  11  s'en  faut  pourtant  que  Saumaise  ait  dissipé  tous  les 
nuages;  s'il  a  mieux  expliqué  le  détail  des  mots  et  des  phrases,  le 
sens  de  l'œuvre  entière  reste  toujours  assez  incertain.  On  a  tant  de 
(lilîiculté  à  s'en  rendre  compte  que  Malebranche,  dans  sa  Recherche 
de  la  vcn'tc,  n'y  voit  qu'un  amas  d'images  incohérentes,  et  qu'il 
regarde  Tertullien  comme  le  type  de  ces  auteurs  brillans  et  vides 
«  qui  ont  le  pouvoir  de  persuader  sans  raisons,  en  étourdissant  et 
en  éblouissant  l'esprit,  et  uniquement  par  cette  puissance  trom- 
peuse que  les  imaginations  exercent  les  unes  sur  les  autres.  » 

Je  voudrais  reprendre  à  mon  tour  ce  petit  problème  et  chercher 
s'il  est  possible  de  savoir  ce  que  Tertullien  voulait  faire  quand  il 


ETUDES  d'histoiri;  remgiedse.  51 

composa  son  traite  du  Manliuin.  C'est  une  question  (\\ù  semble 
d'aboid  assez  peu  imj)ortante,  et  de  nature  à  plaLie  plutôt  aux  eru- 
dits  qu'aux  gens  du  monde.  J'aurais  fort  hésité  à  l'aborder  de\aiil 
eux,  rraiiïnant  de  les  eiuuiycr,  si  elle  n'ollrait  l'occasion  du  tou- 
cher à  qiiel(|ues  pohils  inleressans  de  riiisloire  des  picmicis  temps 
du  cluisLiauisme. 

1. 

Pour  comprendi-e  l'ouvrage,  il  faut  d'abord  avoir  une  idée  de 
l'auteur.  L'honuiie  est,  du  reste,  fort  curieux  à  étudier,  et  assez 
facile  à  connaitre.  C'est  une  figure  si  originale  et  d'un  relief  si  puis- 
sant qu'il  est  aise  d'en  esquisser  les  contours. 

De  sa  biographie  nous  savons  peu  de  chose  :  il  était  de  Carthage 
et  Nivait  à  l'époque  de  Sei)tinie  Sévère.  Ses  premieis  ouvrages 
datent  de  la  (in  du  ii*"  siècle  et  l'on  suppose  qu'il  a  prolongé  sa 
vie  jusqu'au  milieu  du  siècle  suivant,  il  n'était  pas  chrétien  de 
naissance,  et  rappelle  plus  d'une  lois  le  temps  où  il  attaquait  et 
raillait  la  nouvelle  doctrine  qu'il  ne  connaissait  pas  encore.  On  voit, 
à  la  façon  dont  il  en  parle,  qu'il  devait  être  alors  pour  elle  un  en- 
nemi fougueux;  mais  quand  il  l'eut  embrassée,  il  en  devhit  aussi- 
tôt le  plus  passionné  défenseur. 

C'était  en  toute  chose  une  nature  de  feu.  D'ordinaire,  on  attriljue 
la  violence  de  son  tempérament  au  pays  d'où  il  tirait  son  origine, 
et  l'explication  paraît  d'abord  assez  plausible.  Cependant  il  faut 
ne  pas  oublier  que  l'Afrique  a  donné  à  l'église  des  docteurs  qui 
ne  ressemblent  guère  à  Tertullieii.  Pour  n'en  citer  qu'un,  l'evèque 
de  Carthage,  saint  Cyprien,  fut  un  politique  habile,  qui  sut  se  tirer 
adioitcment  de  conjonctures  délicates  et  ne  poussa  rien  à  l'ex- 
trême. Il  n'hésita  pas  à  se  dérobej'  aux  bourreaux,  dans  une  pre- 
mière persécution,  i)arce  qu'il  jugeait  utile  de  vivre,  et  s'ollïit  à  la 
mort,  dans  la  seconde,  parce  qu'il  voulait  donner  aux  fidèles  un 
grand  exemple.  Cet  honmie  sage^  qui  n'agissait  jamais  qu'avec 
reflexion  et  mesure,  était  pourtant  un  Africain  comme  Tertullien, 
ce  qui  montre  que  l'inlluence  des  milieux  n'est  ])as  aussi  sou\  e- 
raine  qu'on  le  dit,  et  que  le  même  i)ays  peut  produire  à  la  même 
époque  des  oppoilunistes  et  des  intransigeans. 

En  réalité,  Jes  gens  de  ce  tcm])éranient  ne  sont  tout  à  fait  rares 
nulle  part,  même  dans  l'église,  et  nous  CJi  avons  vu  de  nos  jours 
qui,  sans  être  nés  en  Afrique,  apportaient  des  humeurs  teriibles  à 
la  défense  d'une  religion  de  pai\.  Le  premier  tiait  de  leur  carac- 
tère, c'est  qu'ils  sont  raides,  eutiefs,  absolus,  qu'ils  regardent  toute 
concession  conmie  une  faiblesse,  qu'au  lieu  d'éviter  les  difficultés 


62  .    REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ils  les  font  iiaîtro,  qu'ils  exigent  qu'on  accepte  aveuglément  leurs 
■opinions  et  (pi'en  même  temps  ils  travaillent  à  les  rendre  de  moins 
eu  moins  acceptables,  ([u'ils  semblent  fiers  de  heurter  le  sentiment 
public,  (ju'ils  prennent  volontiers  des  poses  d'athlètes  et  vont  en 
guerre  à  tout  propos,  qu'ils  possèdent  le  talent  de  l'insulte,  et 
l'exercent  de  préférence  aux  dépens  de  lem'S  meilleurs  amis. 

Ces  violens  ont  en  général  de  grands  avantages  sur  les  modérés. 
Nou-seuicment  ils  plaisent  aux  violens  comme  eux,  par  l'affinité  de 
leurs  caractères;  mais  ils  ne  déplaisent  pas  non  plus  aux  timides, 
sur  qui  la  décision  et  la  force  exercent  un  grand  empire,  et  qui 
sont  très  portés  à  admirer  chez  les  autres  des  qualités  dont  ils 
•ne  se  sentent  pas  eux-mêmes  capables.  Celui-ci  avait  de  plus  un 
très  beau  génie;  il  possédait  une  grande  vigueur  de  dialectique, 
de  vastes  connaissances,  une  façon  de  s'exprimer  frappante  et  per- 
sonnelle. L'église,  lorsqu'elle  eut  fait  sa  conquête,  dut  être  très 
lière  de  lui  ;  elle  avait  eu  jusque-là  fort  peu  d'hommes  de  lettres, 
ce  qui  semblait  donner  raison  à  ses  ennemis  quand  ils  se  moquaient 
de  l'ignorance  des  chrétiens  et  prétendaient  que  les  plus  savans 
d'entre  eux  n'étaient  bons  qu'à  discuter  avec  de  pauvres  gens  ou 
de  vieilles  femmes.  Les  ouvrages  de  Tertullien  réfutaient  ces  rail- 
leries :  l'église  avait  enfin  un  défenseur  qu'elle  pouvait  opposer  à 
tous  les  beaux  esprits  de  l'école.  L'apologie  qu'il  publia  de  la  reli- 
gion chrétienne,  et  qui  fut  un  de  ses  premiers  livres,  était  de  na- 
ture à  causer  une  vive  admiration  dans  la  communauté  et  quelque 
surprise  en  dehors  d'elle.  Aucune  œuvre  de  ce  genre  et  de  cette 
importance  n'avait  encore  paru  en  latin  (1).  Et  ce  n'était  pas  seu- 
lement la  langue  qui  était  nouvelle;  la  défense  du  christianisme  y 
était  présentée  d'une  façon  originale  et  tout  à  fait  appropriée  à  l'es- 
prit de  ceux  pour  qui  le  livre  était  écrit.  Les  apologistes  grecs,  si 
uous  en  jugeons  par  saint  Justin,  se  servaient  d'ordinaire  d'argu- 
mens  généraux  et  })hilosophiques  ;  ils  invoquaient  en  faveur  des 
chrétiens  la   raison,  le  bon  sens,   l'humanité.  Ils  s'adressaient  à 

(I)  Contrairement  à  l'opinion  d'Ébert  et  de  M.  Renan,  je  crois  Minucius  Félix  pos- 
térieur à  Tertullien.  Récemment,  M.  Massebieau,  dans  un  article  très  intéressant  de 
la  Revue  de  l'histoire  des  religions  (t.  xv,  mai  1887),  me  paraît  avoir  opposé  d'excel- 
lens  argumens  à  ceux  de  M.  Ébert,  qui,  jusqu'ici,  ont  paru  faire  autorité.  La  ques- 
tion me  semble  surtout  vidée  par  la  découverte  qu'on  a  faite  à  Constantine, l'ancienne 
Cirtha,  d'inscriptions  qui  concernent  Natalis,  l'un  des  interlocuteurs  de  VOctavius  et 
qui  sont  postérieures  au  règne  de  Septime  Sévère.  A  ce  propos,  je  ferai  remarquer 
que  Minucius  Félix,  aussi  bien  que  Natalis,  était  né  en  Afrique,  et  qu'on  a  récemment 
trouvé  à  Carthage  et  à  Tebessa  des  inscriptions  qui  relatent  ce  nom.  Ainsi,  les  pre- 
aniers  chrétiens  qui  aient  écrit  en  latin,  aussi  bien  à  Rome  qu'à  Carthage,  étaient 
Africains  de  naissance.  Ne  serait-ce  pas  (ju'à  Rome,  comme  dans  les  grandes  villes 
envahies  par  les  Oriijniaux,  le  christianisme  persista  longtemps  à  parler  grec,  tandis 
qu'en  Afrique,  dès  le  premier  jour,  il  s'exprima  en  latin? 


ÉTUDES    d'histoire    RELIGIEUSE.  53 

l'homme  plus  ({u'au  Romain.  C'est  le  Romain  surtout  que  Terlullien 
veut  convaincre;  il  lui  parle  en  juriste  et  en  politique.  Il  essaie  de 
lui  prouver  que  tout  est  injuste  dans  les  proct'dures  qu'on  applique 
aux  chrétiens.  Il  soutient  que  la  torture,  qui  a  été  imaj^inée  pour 
découvrir  la  vérité,  ne  doit  pas  servir  à  leur  faire  dire  un  mensonge. 
Il  montre  qu'on  va  chercher,  pour  les  perdre,  des  lois  hors  d'usage, 
et  demande  hardiment  qu'on  porte  enfin  la  cognée  dans  cette  forêt 
de  vieux  [)lébiscites  et  de  sénatus-consultes  démodes,  qui,  si  on 
ne  les  abroge  une  bonne  fois,  peuvent  fournir  des  armes  à  toutes 
les  haines  et  autoriser  toutes  les  iniquités.  A  cette  façon  de  raison- 
ner on  reconnaît  l'homme  d'alïaires,  accoutumé  aux  discussions 
juridiques  et  qui  a  dû  fréquenter  le  tribunal  du  préteur.  Voilà  ce 
qu'il  y  avait  de  nouveau  dans  V Apologie  de  TertuUien.  C'est  par 
ces  qualités  qu'elle  frappa  non-seulement  les  Romains,  ])our  qui 
elle  était  faite,  mais  aussi  les  Grecs,  qui  d'ordinaire  n'admiraient 
qu'eux-mêmes  et  qui  pourtant  s'empressèrent  de  la  traduire  dans 
leur  langue.  Ainsi  la  chrétienté  entière  l'adopta,  et  elle  devint  la 
défense  commune  de  toute  l'église  menacée.  C'était  un  grand  ser- 
vice que  TertuUien  rendait  à  ses  frères;  mais  nous  allons  voir  que 
par  ses  exagérations  et  ses  violences  il  les  a  plus  compromis  encore 
qu'il  ne  les  avait  servis. 

La  société  chrétienne  traversait  à  ce  moment  une  crise  difficile. 
On  n'était  plus  à  l'époque  où  la  petite  congrégation,  presque  uni- 
quement composée  de  gens  du  peuple  ou  d'étrangers,  pouvait 
s'isoler  du  reste  du  monde,  où  les  fidèles  se  réunissaient  paisible- 
ment, aux  jours  de  fête,  dans  quelques  oratoires  ignorés,  et,  le 
reste  du  temps,  vaquaient  à  leurs  occupations  obscures,  dans  leurs 
boutiques  et  leurs  ateliers,  sans  se  faire  remarquer  de  personne. 
Peu  à  peu,  à  ces  gens  peu  connus  et  dont  on  ne  savait  pas  le  nom 
s'étaient  joints  des  personnages  de  quelque  importance,  des  bom- 
geois,  de  riches  alî'ranchis,  comme  ce  Calixte,  un  futur  pape,  qui 
avait  commencé  par  être  banquier,  et  même,  à  ce  qu'on  dit,  par 
emporter  l'argent  de  ses  actionnaires,  des  professeurs,  des  officiers, 
des  magistrats,  et,  sous  Marc-Aurèle,  des  sénateurs.  Ce  succès  ré- 
jouissait beaucoup  TertuUien  qui  disait  aux  païens,  d'un  air  de 
triomphe  :  «  Nous  remplissons  les  villes,  les  châteaux,  les  îles,  les 
municipes,  les  bourgades,  les  camps  même,  les  tribus,  les  décu- 
ries, le  i)alais  du  prince,  le  sénat,  le  forum  :  nous  ne  vous  laissons 
que  vos  temples.»  Mais  cette  diffusion  rapide,  dont  le  christianisme 
était  si  fier,  allait  lui  créer  de  grands  embarras.  L'ancienne  reli- 
gion, pendant  une  domination  de  tant  de  siècles,  avait  trouvé  le 
moyen  de  se  mêler  à  tout.  La  famille  et  l'état  reposaient  sur  elle.  Il 
n'y  avait  pas  d'acte  de  la  vie  publique  et  intérieure  qui  ne  fût  ac- 


5'i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

c-ompa^né  de  prii-res  et  de  saci'iliccs.  Le  magistrat  municipal,  le 
Ibiicliouiiairo  de  roiiiiàre,  le  soldat  et  rollicier  ne  pouvaient  se  dis- 
penser sons  ancun  prétexte  de  prendre  part  à  des  cérémonies  qui 
se  ci'lebrjiicnt  pour  l'état  cl  le  prince.  A  la  vérité,  c'étaient  ordi- 
.naiienieiil  de  pures  formalités  qui  n'engageaient  guère  la  conscience. 
La  religion  oHicielle  ne  consistait  qu'en  pratiques  extérieures  au\- 
(jnelles  la  plupart  des  gens  attachaient  si  peu  de  signification  qu'ils 
ne  comprenaient  pas  qu'on  eût  quelque  scrupule  à  les  accomplir. 
u  Pourquoi,  disait-on  aux  clu-étiens,  ne  pas  consentii-  à  brûler  un 
peu  d'encens  et  à  munnurer  quelques  prières  devant  la  statue  de 
Jupiter?  »  et,  s'ils  s'y  refusaient,  les  plus  doux,  les  plus  démens 
de  leurs  ennemis,  comme  Pline  le  Jeune,  perdaient  patience  et  les 
traitaient  d'orgueilleux,  d'entêtés,  dont  l'obstination  méritait  tous 
les  supplices.  Que  fallait-il  donc  faire?  devait-on,  en  se  faisant  chré- 
tien, ((uitter  le  rang  qu'on  occupait  dans  le  monde,  s'éloigner  de 
la  carrière  qu'on  avait  jusque-là  siuvie,  cesser  d'être  décurion  ou 
dnumvir  dans  sa  ville  natale,  tribun  ou  centurion  dans  l'armée,  pro- 
curateur de  (lésai-,  administrateur  ou  fonctionnaire?  et  même,  si 
Ion  ne  pouvait  pas  échapper  autrement  à  la  contagion  de  l'idolâtrie, 
était-on  forcé  de  renoncer  à  toutes  les  habitudes  de  la  vie  intime, 
aux  réunions  de  la  famille  ou  de  l'amitié,  et  de  se  condamner  à  une 
sorte  de  retraite  ou  de  sécession  dans  l'intérieur  de  la  maison? 
Ces  questions  préoccupaient  douloureusement  la  société  chi-étienne, 
d'autant  plus  qu'elles  n'étaient  pas  résolues  par  tous  les  docteurs 
de  la  juènje  manière.  Les  plus  doux  étaient  portes  à  rassurer  les 
âmes  troublées  et  se  prêtaient  volontiers  à  des  accommodemens 
qui  permettaient  aux  fidèles  de  garder  leur  foi  sans  abandonner 
leur  position  ;  mais  il  y  en  avait  aussi  de  rigom'cux,  à  qui  les  moin- 
dres compromis  paraissaient  des  crimes. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  de  quel  côté  se  trouvait  Tertullien. 
Personne  ne  sera  surpris  qu'avec  le  caractère  qu'on  lui  connaît  il 
fût  au  j)remier  rang  de  ceux  qui  ne  voulaient  pas  entendre  parler 
de  concessions.  Nous  avons  un  traité  de  lui  contre  l'idolâtrie  [De 
Idololalriu)^  qui  est  bien  connu  et  qu'on  a  souvent  cité  et  ana- 
lysé, mais  auquel  il  faut  toujours  revenir  quand  on  veut  avoir  une 
idée  de  la  situation  des  chrétiens  et  des  embarras  cruels  auxquels 
ils  étaient  alors  livrés.  11  y  traite  à  sa  manière  quelques-unes  des 
questions  que  les  fidèles  posaient  avec  anxiété  aux  docteurs  de 
l'église.  11  conmience  par  celles  qui  semblent  les  plus  faciles  à  ré- 
^ioudre.  Et  d'abord  il  se  demande  si  un  chrétien  peut  fabriquer  des 
idoles;  assurément  non,  puisqu'il  sert  ainsi  la  cause  d'une  reUgion 
ennenne.  On  a  beau  dire  qu'on  les  fabrique,  mais  qu'il  ne  les  adore 
pus  :  «  Tu  les  adores,  répond  Tertullien,  puisque  c'est  grâce  à  toi 


ÉTLDKS  n'uisToini;  religieusk.  55 

qu'elles  peuvent  rtre  adoives.  Tu  ne  te  contentes  j)u.s  de  leur  uiri-ir  le 
sani,'  d'une  béte,  tu  le  sacrifies  toi-niènie  en  leur  honneur;  tu  leur 
immoles  ton  grnie;  tu  leur  verses  tes  sueurs  en  libation.  Au  lieu 
d'encens,  tu  leur  fais  hommage  de  ton  art.  Tu  es  plus  qu'un  j)rètre 
pour  elles,  puisque  c'est  par  toi  quelles  ont  des  preHres;  c'est  ton 
talent  qui  en  fait  des  dieux.  »  Rien  d'abord  ne  semble  plus  naturel 
que  celte  défense;  mais,  quand  on  regarde  de  près,  on  voit  qu'elle 
va  plus  loin  qu'il  ne  paraît,  cl  que,  si  on  la  pousse  à  l'extrême,  elle 
peut  avoir  les  plus  graves  résultats.  Dcjjuis  si  longtemps  que  ré- 
gnait l'idolâtrie,  l'Olympe  semblait  être  devenu  le  pays  naturel  des 
imaginations.  Les  scènes  de  la  mythologie  alimentaient  la  peinture 
connue  la  poésie;  les  statues  des  dieux  et  des  déesses,  en  marbre, 
en  bronze,  en  terre  cuite,  remplissaient  les  maisons  aussi  bien  que 
les  temples.  Défendre  aux  sculi)leurs  et  aux  peintres  de  les  repro- 
duire était  tarir  la  source  de  leurs  inspirations  ordinaires  et  pros- 
crire les  arts.  L'église  semblait  avoir  reculé  devant  celle  conséquence 
rigoureuse.  Dans  la  peinture  décorative,  où  les  représentations  ont 
moins  d'importance,  elle  permettait  qu'il  se  glissât  quelques  figures 
qui  V  lussent  en  droite  ligne  de  la  vieille  mythologie.  Siu*  les  voûtes 
mêmes  des  catacombes,  dans  les  lieux  les  plus  saints,  on  trouve 
parfois  des  génies  ailés,  portant  des  flambeaux  et  des  couronnes,  à 
cùlé  des  graves  Orantes  ou  de  Jonas  sous  son  arbre.  >ousne  voyons 
pas  que  les  artistes  qui  peignaient  ces  images  profanes  soient, 
dans  la  communauté  chrétienne,  plus  mal  notés  que  les  autres,  et 
Teriullien  nous  dit  même  qu'il  y  eut  de  ces  faiseurs  d'idoles  qu'on 
éleva  aux  honneurs  ecclésiastiques.  Une  pareille  faiblesse  l'indigne  ; 
et,  loin  de  tremper  dans  ces  complaisances,  il  se  plaît  à  jeter  une 
sorte  de  défi  à  cette  société  où  le  goût  des  arts  était  resté  si  vif. 
Pendant  qu'elle  cherche  à  faire  ses  dieux  les  plus  beaux  possibles, 
il  éprouve  une  joie  insolente  à  soutenir  que  Jésus-Christ  était  laid. 
11  n'est  ])as  éloigné  de  vouloir  qu'on  s'en  tienne  aux  prescriptions 
du  DenlÎTonome  qui  défend  absolument  qu'on  reproduise  la  figure 
des  hommes  et  des  animaux;  si  les  artistes  réclament,  il  se  moque 
d'eux  et  entreprend  de  leur  prouver  qu'ils  ne  sont  pas  tant  à  plaindre. 
Ne  peuvent-ils  pas  employer  leur  talent  à  d'autres  usages?  Celui 
qui  travaille  le  bois.  «  au  lieu  de  faire  sortir  le  dieu  Mars  d'un  til- 
leul, »  en  tirera  des  armoires  et  des  collres;  ceux  qui  travaillent  les 
métaux  feront  des  plats  et  des  marmites.  Ils  ne  risquent  pas  au 
moins  de  manquer  d'ou^rage  :  on  a  plus  souvent  besoin  dans  le 
monde  de  marmites  que  de  dieux.  —  Ces  plaisanteries  nous  font 
bien  connaître  que  l'intérêt  des  arts  était  le  moindre  de  ses 
soucis. 

Après  avoir  ainsi  condamné  les  fabricans  d'idoles,   Teriullien 


56  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

s'occupe  (le  ceux  qui  les  ornenl  cl  les  décorent  ;  puis,  de  tous  les 
métiers  qui  ont  quelque  rapport  avec  ridolàtrie,  des  architectes  qui 
bâtissent  ou  réparent  les  tenq)les,  des  marchands  d'encens,  de  \ïc- 
tiines  ou  dv  Heurs.  Pendant  qu'il  est  en  train,  il  voudrait  bien 
étendre  sa  séNcrité  au  connnerce  tout  entier.  Comment  le  commerce 
peut-il  convenir  à  un  serviteur  de  Dieu,  puisqu'il  repose  sur  l'avi- 
dité et  la  convoitise?  Tout  négociant  désire  devenir  riche  ;  et,  le 
moven  «lu'il  prend  d'ordinaire  pour  y  arriver  plus  tôt,  c'est  de 
tronq)er  et  de  mentir.  11  y  a  au  moins  certaines  professions  dont 
un  chrétien  doit  à  tout  prix  s'abstenir;  par  exemple,  il  ne  sera  pas 
diseur  de  bonne  aventure,  ou  astrologue  :  celui  qui  essaie  de  lire 
l'avenir  dans  les  astres  traite  les  astres  comme  des  dieux,  ce  qui 
est  un  crime.  11  ne  sera  pas  hmista,  ou  maître  des  gladiateurs.  Le 
limis/i/  enseigne  à  ces  malheureux  à  se  tuer  avec  grâce,  et  le  Sei- 
gneur a  dit  :  «  Tu  ne  tueras  point.  »  11  ne  sera  pas  non  plus  maître 
d'école  ou  professeur  de  belles-lettres  :  il  serait  forcé  de  faire 
e\|)liqucr  aux  enfans  des  livres  pleins  de  fables,  de  leur  enseigner 
l'histuire,  les  attributs  et  les  généalogies  des  dieux.  D'exclusion  en 
exclusion,  il  en  arrive  à  se  demander  s'il  peut  être  permis  à  un 
chrétien  d'entrer  dans  les  fonctions  publiques.  C'était  une  question 
grave,  et  nous  voyons  qu'elle  était  fort  discutée  autour  de  Tertul- 
lien.  Pour  lui,  la  réponse  n'est  pas  douteuse  :  «  Si  l'on  admet,  dit-il, 
qu'on  puisse  être  magistrat  sans  faire  des  sacrifices  ou  en  ordonner, 
sans  oflrir  des  victimes,  sans  s'occuper  des  temples  ou  désigner 
des  gens  qui  s'en  occupent,  sans  donner  des  jeux  et  y  présider, 
sans  juger  de  la  fortune  ou  de  la  vie  des  citoyens,  sans  les  con- 
damner à  la  prison  et  à  la  torture,  alors  on  pourra  décider  qu'il  est 
permis  à  un  chrétien  d'être  magistrat.  »  Les  jeux  surtout  lui  cau- 
sent une  aversion  profonde.  Ils  étaient  devenus  la  plus  grande  pas- 
sion du  monde  antique.  Le  plaisir  que  les  Romains  y  prenaient  était 
si  vif  que  sans  le  théâtre  et  le  cirque  ils  ne  comprenaient  plus 
l'existence.  Il  ne  leur  semblait  pas  possible  qu'un  homme  pût  y 
renoncer  de  son  plein  gré  ;  aussi  étaient-ils  tout  à  fait  surpris  de 
voir  que  les  chrétiens  s'abstenaient  ordinairement  d'y  paraître.  Ils 
n'étaient  pas  éloignés  de  croire  que  c'était  pour  eux  une  manière 
de  se  préparer  au  martyre,  et  supposaient  qu'ils  se  privaient  de 
ce  qui  Aiisait  le  charme  de  la  vie  pour  avoir  moins  de  peine  à  la 
quitter.  Tcrtullieu  est  sans  pitié  pour  tous  ceux  qui  assistent  aux 
spectacles  ;  il  regarde  ce  crime  comme  le  plus  grand  de  tous  et  le 
pkis  indigne  de  pardon.  Le  théâtre  lui  semble  la  maison  du  diable, 
et  il  raconte  qu'un  malin  esprit  s'étanl  un  jour  emparé  d'un  chré- 
tien qui  s'était  trouvé  par  hasard  à  des  jeux  publics,  comme  l'exor- 
ciste demandait  au  démon  de  quel  droit  il  se  permettait  d'entrer 


ÉTUDES    n'iIlSTOlRi;    IM.LIGll-USK.  57 

dans  le  corps  d'un  scrvitour  de  Dieu,  l'autre  n'pondit  :  «  Je  l'ai 
rencontn''  chez  moi.  »  On  ])eut  donc  dii'i'  (jue  la  conclusion  de  Tcr- 
luIliiMi  est  qu'il  faut  se  leiiir  loin  des  j)laisirs,  des  honneurs,  des 
alVaires,  c'est-à-dire  de  tout  ce  qui  semblait  aux  Romains  de  ce 
temps  mériter  la  peine  de  vivre. 

II. 

Au  premier  abord  cette  rigueur  ne  nous  surprend  guère  :  il  y  a 
toujours  eu  deux  courans  opposés  dans  l'église  ;  aux  docteurs 
sévères,  qui  veulent  qu'on  se  sépare  tout  à  ûiit  du  monde,  s'op- 
posent les  moralistes  plus  indulgens  qui  cherchent  une  manière 
honnête  de  s'accommoder  avec  lui  ;  les  jansénistes  et  les  jésuites 
sont  de  tous  les  temps.  Au  milieu  du  m*  siècle,  pendant  la  per- 
sécution de  Dèce,  le  poète  Commodien,  qui  était  de  l'école  de  Ter- 
tullien,  se  plaint  amèrement  de  ces  ecclésiastiques  faciles  qui,  par 
bonté  d'âme,  par  intérêt  ou  par  peur,  dissimulent  aux  fidèles  la 
vérité,  cherchent  à  leur  rendre  tout  aisé,  tout  uni,  et  ne  leur  disent 
jamais  que  ce  qu'il  leur  fera  plaisir  d'entendre;  il  va  même  jus- 
qu'à les  accuser  à  deux  reprises  de  recevoir  de  petits  présens  pour 
se  taire.  Non  seulement  ces  casuistes  indulgens  devaient  être  assez 
nombreux,  mais  il  est  probable  que  leur  inlluence  l'emportait  sur 
celle  de  leurs  adversaires,  puisqu'en  réalité  il  y  avait  chez  les  chré- 
tiens des  négocians,  des  banquiers,  des  artistes,  des  professeurs, 
des  magistrats,  ce  qui  prouve  bien  que  les  anathèmes  de  Tertul- 
lien  ne  parvenaient  pas  à  prévaloir  contre  les  nécessités  de  la  vie. 
Naturellement,  il  en  était  fort  irrité,  et,  comme  l'opposition  ne  fai- 
sait que  l'exaspérer,  on  comprend  que,  dans  sa  colère,  il  ait  sou- 
vent passé  toutes  les  bornes.  Du  reste,  ces  exagérations  sont 
naturelles  à  tous  ceux  qui  entreprennent  de  réformer  les  mœurs 
publiques  ;  ils  enflent  la  voix  pour  se  faire  mieux  entendre  et  de- 
mandent beaucoup  afin  d'obtenir  quelque  chose.  Mais  il  faut  avouer 
qu'ici  la  sévérité  poussée  jusqu'cà  ces  limites  présentait  de  grands 
dangers  et  que  les  esprits  sages  n'avaient  pas  tort  de  s'en  plaindre. 

Elle  avait  d'abord  l'inconvénient  de  porter  le  trouble  dans  les 
consciences  chrétiennes.  Les  sacrifices  que  le  christianisme  exi- 
geait de  ceux  qui  embrassaient  ses  doctrines  étaient  graves;  il  est 
clair  qu'ils  ne  devaient  pas  s'y  résigner  sans  douleur.  Quand  on 
leur  demandait  de  rompre  avec  de  vieilles  habitudes  et  de  respec- 
tables traditions  de  famille,  de  quitter  des  occupations  qui  leur 
étaient  chères  et  profitables  ou  des  dignités  qu'ils  regardaient 
comme  l'honneur  de  leur  maison,  on  comprend  que  leur  âme  fût 
déchirée  de  regrets.  Cette  épreuve  pénible,  dont  tous  ne  sortaient 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  aisriiiciil  victorieux,  Terlullicn  a  le  tort  do  la  rendre  plus  pé- 
nible encore  par  l'excès  de  ses  exigences  et  la  dureté  avec  laquelle 
il  traite  ceux  qui  se  permettent  d'hésiter.  Ces  raalheureiLx  fouil- 
laient les  livres  saints  pour  y  trouver  quelque  texte  qui  favorisât 
leur  résistance.  La  nécessité  les  rendait  ingénieux,  subtils,  habiles 
à  interpréter  dans  leur  intérêt  les  mots  et  les  phrases  de  l'Ecriture. 
Mais  ils  avai(Mit  alVaire  à  un  maître  dialecticien  qui  n'était  jamais  à 
court,  ([ni  ()|)posait  à  leurs  textes  des  textes  contraires  et  les  foudroyait 
sans  cesse  d'argumens  nouveaux.  Quand,  pour  s'excuser  de  prendre 
quelque  part  aux  plaisirs  de  la  foule,  ils  s'appuyaient  sur  cette  pa- 
role de  l'apôtre  :  ((  lléjouissez-vous  avec  ceux  qui  se  réjouissent  et 
pleurez  avec  ceux  qui  pleurent,  »  il  leur  rappelait  qu'un  autre 
apôtre  a  dit  :  «  le  siècle  se  réjouira,  mais  vous,  vous  pleurerez.  » 
Aux  asti'ologues  qui  se  défendent  par  l'exemple  des  mages  dont  le 
Christ  a  bien  voulu  accepter  les  presens,  ce  qui  prouve  qu'il  ne 
leur  était  i)as  contraire,  Tertullien  se  contente  de  dire  que  sans 
doute  les  mages  ont  été  bien  reçus  au  berceau  du  Christ,  mais 
qu'en  les  avertissant  de  revenir  par  une  autre  route,  Dieu  voulait 
évidemment  leur  donner  l'ordre  d'abandonner  leur  méchant  mé- 
tier. Les  fonctionnaires  publics,  pour  se  faire  pardonner,  rap- 
pellent que  Daniel  et  Joseph  ont  été  ministres  d'un  roi  :  a  Daniel 
et  Josepli,  réplique  Tertullien,  étaient  esclaves,  et  par  conséquent 
forcés  d'accepter  les  foncdons  dont  on  les  chargeait.  Vous  autres, 
vous  pourrie/,  les  refuser,  puisque  vous  êtes  libres,  et  vous  les  de- 
mandez! »  Si  par  malheur,  dans  cette  lutte  de  citations  et  de  sub- 
tilités, ces  pauvres  gens,  harcelés  par  leur  redoutable  adversaire, 
se  permettent  de  dh-e,  ce  qui  nous  semble  bien  naturel  :  «  Mais 
comment  a  ivrons-nous?  »  il  ne  se  contient  plus  :  «  Que  dites-vous  : 
«  Je  serai  pauvre?  »  le  Seigneur  n'a-t-il  pas  dit  :  Bienheureux  les 
pauvres?  «  Je  n'aurai  pas  de  quoi  manger.  »  —  N'est-il  pas  écrit 
qu'on  ne  doit  pas  s'inquiéter  du  vivre  et  desAètemens?--  «  J'avais 
pourtant  quelque  fortune.  »  —  Il  faut  vendre  tout  ce  qu'on  a  et  le 
donner  aux  pauvres.  —  «  Mais  nos  fds  et  nos  petits-enfans,  que 
deviendront-ils?  »  —  Quiconque  met  la  main  à  la  charrue  et  re- 
garde en  arrière  est  un  mauvais  ouvrier.  —  «  Je  jouissais  pourtant 
dans  le  monde  d'un  certain  rang.  »  —  On  ne  peut  pas  servii*  deux 
maîtres.  —  Si  tu  veux  être  le  disciple  du  Seigneur,  prends  ta  croix 
et  suis  le  Seigneur.  Parens,  femme,  enlans,  il  t'ordonne  de  tout 
quitter  pour  lui.  Quand  Jacques  et  Jean  furent  emmenés  par  Jésus- 
Christ  et  qu'ils  laissèrent  là  leur  père  et  leur  barque,  lorsque  Ma- 
thieu se  leva  de  son  comptoir  de  percepteur  et  trouva  même  qu'il 
était  trop  long  de  prendre  le  temps  d'ensevelir  son  père,  aucun 
d'eux  a-t-il  repondu  à  Jésus  qui  les  appelait  :  «  Je  n'aurai  pas  de 


!•  TLDES    n  mSTOIRi:    RF.r.KMEUSE.  59 

quoi  vivre?  n  C'est  de  ce  ton  qu'il  réfute  leurs  ar^umcns;  il 
n'éprouve  aucune  pilié  pour  leurs  inquiétudes  et  leur  trouble,  et 
semble  nièiuo  irioniplicr  du  déses})()ir  ou  il  les  jette. 

Et  remarquons  qu'il  ne  s'agissait  pas  seulement  dune  gi-andc 
bataille,  qu'on  li\rail  une  fois  en  sa  vie,  pour  savoir  s'il  fallait  ou 
non  quitter  la  profession  qu'on  avait  exercée  jusque-là;  le  combat 
recommençait  sans  cesse.  Tous  \os  jours  des  questions  nouvelles 
se  posaient  pour  des  minuties,  et  TertuUion,  en  sa  qualité  de  mo 
raliste  iiUrailable,  n'est  pas  moins  exij^eant  pour  les  petites  choses 
que  pour  les  grandes.  Sur  toutes  les  matières,  il  pousse  le  scru- 
pule jusqu'à  des  ralïinemens  incroyables.  11  peut  arriver  à  un  chré- 
tien d'être  invité  par  des  j)arens,  des  amis,  des  voisins,  à  des 
fiançailles,  à  une  noce,  aux  fêtes  qui  se  célèbrent  dans  les  familles, 
quand  le  fds  de  la  maison,  huit  jours  après  sa  naissance,  reçoit  le 
nom  qui  doit  le  désigner,  ou,  à  dix-huit  ans,  ])rend  la  robe  virile  ; 
dans  ces  cérémonies,  il  y  a  des  prières,  des  sacrifices  :  est-il  per- 
mis au  chrétien  d'y  paraître  ;  et,  s'il  y  assiste,  quelle  attitude  doit-il 
garder?  Quand  il  rencontre  un  païen  sur  son  chemin,  il  ne  peut 
refuser  de  causer  avec  lui.  Avec  quel  soin,  s'il  lui  parle,  ne  doit-il 
pas  veiller  sur  ses  paroles!  Quels  raffmemens  de  scrupules,  pour 
ne  pas  dire  un  mol  qui  puisse  compromettre  sa  foi  !  Par  exemple, 
il  est  entendu  qu'un  chrétien  ne  doit  pas  prononcer  le  nom  des 
dieux  :  c'est  un  sacrilège.  Mais  que  fera-t-on,  quand  ce  nom  dé- 
signe une  rue  ou  une  place  publique?  Sera-t-il  défendu  de  dire 
qu'un  tel  denieurc  dans  la  rue  d'isis  ou  sur  le  quai  de  Neptune  ? 
Pour  cette  Ibis,  Tertullien  cède,  car  les  plus  rigoureux  ne  vont 
jamais  jusqu'au  bout  de  leur  intransigeance.  Mais  bientôt  il  re- 
prend toute  sa  sévérité.  Un  jour  qu'un  fidèle  se  disputait  avec  un 
païen,  l'autre  lui  dit  :  «  Que  Jupiter  t'emporte!  »  —  «  Qu'il  t'em- 
porte plutôt  toi-même!  »  répond  le  chrétien,  sans  penser  à  mal. 
Aussitôt  Tertullien  entre  en  fureur.  Parler  ainsi,  n'est-ce  pas  re- 
connaître la  divinité  de  Jupiter  et  renoncer  au  Christ?  Et  voilà 
comment  un  mot  qui  échappe  dans  la  chaleur  d'une  discussion 
peut  devenir  un  ciime.  Avec  cette  nécessité  de  se  surveiller  sans 
cesse  et  les  périls  que  la  foi  court  à  chaque  instant,  Tertullien  a 
bien  raison  de  comparer  la  \'\o  à  un  n  oyage  sur  mer  entre  des 
écueils  et  des  bas-fonds. 

Un  autre  danger  de  ce  rigorisme  extravagant,  c'est  qu'il  risquait 
de  brouiller  tout  à  fait  la  communauté  chn'ti(^nne  avec  l'aulorilé 
publique,  qui  était  déjà  bien  mal  disposée  pour  elle.  \u  fond,  pour- 
tant, Tertullien  n'était  pas  un  ennemi  de  l'autorité.  Comme  tous  les 
esprits  de  sa  trempe,  il  avait  du  goût  j)our  les  gouverncmens  forts. 
L'opposition  philosophique  et  libérale,  qui  ne  se  manifestait  d'or- 


(50  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tliiiairo  que  par  des  l)Oiis  mots,  avait  le  don  de  l'irriter,  et  il  parle 
lén-èrement  de  cette  société  élégante  et  amollie  qui  n'était  rebelle 
qu'on  i)aroles,   ainon  armif^,  s/tltnn   lingiui  sempcr  rebeller  eslis. 
\u  contraire,  il  prêche  partout  l'obéissance  aux  pouvoirs  établis  et 
se  montre  plein  de  respect  pour  le  prince, qui  lui  semble  une  sorte 
de  lientenant  de  Dieu,  n  Deo  aecninti/s.  Mais  ce  respect  n'a  rien  de 
servile.  S'il  honore  l'empereur,  il  refuse  énergiquement  de  l'ado- 
rer. 11  lui  lait  sa  part,  une  très  large  part,  dans  les  choses  humaines; 
mais  il  n'entend  pas  lui  accorder  tout  :  «  Si  tout  est  à  César,  dit-il, 
que  restera-t-il  pour  Dieu?  »  Or  César  est  accoutumé  à  tout  "prendre, 
et  il  est  probable  que  ces  réserves,  quelque  raisonnables  qu'elles 
nous  paraissent,  ne  seront  pas  de  son  goût.  Il  trouvera,  du  reste, 
dans  les  oi)inions  soutenues  par  TertuUien,  d'autres  motifs  de  se 
fâcher.  \ous  avons  vu  ce  que  TertuUien  pense  des  jeux  publics  et 
avec  quelle  rigueur  il  défend  aux  chrétiens  d'y  assister.  Ces  jeux 
étaient  piesque  toujours  donnés  en  l'honneur  du  prince  ;  ils  rappe- 
laient ou  l'anniversaire  de  sa  naissance,  ou  son  avènement  au  trône, 
ou  quelque  événement  heureux  qui  lui  était  arrivé  ;  en  refusant  de 
s'y  associer,  on  devait  paraître  indifférent  ou  contraire  à  son  bon- 
heur et  à  sa  gloire.  Quand  une  lettre  couronnée  de  lauriers  appor- 
tait  à    Rome    l'annonce  d'une  victoire,   c'était  l'usage,   chez  les 
bons    citoyens,  d'illuminer   leur   porte    et    de    l'entourer    d'une 
guirlande  de  fleurs.  Rien  ne  paraît  d'abord  plus  innocent,  et  nous 
savons  que  les  chrétiens  étaient  fort  empressés  à  rendre  à  l'empe- 
reur un  hommage  qui  ne  leur  semblait  pas  contraire  à  leur  reli- 
gion. Mais  tel  n'est  pas  le  sentiment  de  TertuUien.  Il  se  souvient 
que,  dans  la  maison  antique,  la  porte  est  un  endroit  sacré,  et  que 
Yarron   lui   attribue  trois   dieux,   qui   sont   spécialement   chargés 
de  la  protéger.  N'est-il  pas  à   craindre   qu'en  y  plaçant  des  fleurs 
et  des  lumières  on  n'ait  l'air  d'honorer  les  idoles?  Il  faut  donc  qu'au 
milieu  de  l'allégresse  commune  les  portes  des  chrétiens  seules  res- 
tent sombres  et  nues.  Les  voilà  ouvertement  désignés  à  la  mé- 
fiance de  l'empereur  et  à  la  colère  du  peuple.  A  plus  forte   raison 
leur  doit-il  être  défendu  de  se  mêler,  pendant  les  jours  de  fête,  aux 
explosions  de  la  joie  populaire.  TertuUien,  pour  les  en  détourner, 
se  ]>lalt  à  leur  en  faire  des  tableaux  peu  flattes  ;  il  leur  montre  com- 
bien elles  sont  bruyantes,   désordonnées,  grossières  :   «  La  belle 
affaire  d'allumer  des  feux  devant  sa  porte,  de  dresser  des  tables 
dans  les  carrefours,  de  dîner  sur  les  places,  de  changer  Rome  en 
cabaret,  de  ré])andre  du  vin  le  long   des  chemins,  de  courir  en 
troupe  jiour  s'injurier,  pour  se  battre  et  commettre  toute  sorte  de 
desordres!  La  joie  publique  ne  peut-elle  se  manifester  que  par  le 
déshonneur  juiblic?  »  Les  chi-étiens  resteront  donc  chez  eux, quand 


ÉTUDES    D'flTSTOIlir    nKI.IGIF.USF..  61 

tout  le  monde  ost  dans  les  rues  ;  ils  seront  sérieux,  graves,  au  mi- 
lieu de  rallép'essc  genéral(\  el  l'on  ne  manquera  pas  de  dire  qu'ils 
s'arni;::eiit  du  bonheur  conunun,  ([uc  ce  sont  di's  mecontens,  des 
factieux,  des  rebelles,  et  qu'(m  a  bien  eu  raison  de  les  a|)j)cler 
«  des  ennemis  du  geiu'e  humain!  »  Ainsi  vont  s'accréditer  dans 
la  foule  les  accusations  calomnieuses  dont  ils  ont  été  tant  de  fois 
victimes  ;  mais  c'est  un  danger  qui  touche  peu  TertuUicn.  Au  con- 
traire, il  ne  lui  déplaît  pas  d'être  calomnié;  il  s'en  réjouit,  il  en 
triomphe,  il  se  parc  de  ces  reproches  qu'on  adresse  à  ses  doc- 
trines comme  d'un  hommage  qu'on  est  forcé  de  leur  rendre  :  «  0 
calomnie,  dit-il,  sœur  du  maityre,  qui  prouves  et  attestes  que  je 
suis  chrétien,  ce  que  tu  dis  contre  moi  est  à  ma  louange!  »  11  est 
dans  la  nature  de  cet  esprit  fougueux  d'aimer  à  contredire  et  à 
choquer  ses  adversaires.  11  travaille  de  ses  mains  à  creuser  le  fossé 
profond  qui  sépare  l'église  de  l'empire;  il  les  montre  autant  qu'il 
peut  inconciliables  et  irréconciliables.  Il  s'en  prend  de  préférence 
au\  plus  vieilles  opinions,  aux  maximes  les  plus  respectées.  Dans 
une  société  qui  honore  avant  tout  le  mariage,  qui  a  longtemps^ 
regardé  les  lois  Julieimes  et  les  peines  rigoureuses  prononcées 
contre  les  célibataires  comme  la  sauvegarde  de  l'état,  il  condamne 
sans  pitié  les  secondes  noces  et  ne  'permet  les  premières  que  de 
fort  mauvaise  grâce.  S'il  a  peine  à  pardonner  à  ceux  qui  ont  une 
femme,  il  félicite  ouvertement  ceux  qui  n'ont  pas  d'enfans  :  u  11  y 
a  des  serviteurs  de  Dieu,  dit-il,  auxcpels  il  semble  que  des  cnfans 
soient  nécessaires,  comme  s'ils  n'avaient  pas  assez  de  veiller  à  leur 
propre  salut.  Pourquoi  le  Seigneur  a-t-il  dit  :  «  Malheur  au  sein  qui 
a  conçu  et  aux  mamelles  qui  ont  nourri?  »  C'est  qu'au  jour  du  juge- 
ment les  enfans  seront  un  grand  embarras  ;  »  et  il  lui  semble  que 
ceux  qui  n'en  ont  pas  seront  bien  plus  t(')t  prêts  à  répondre  à  la 
trompette  de  l'ange.  Que  devaient  dire,  en  entendant  ces  étranges 
paroles,  des  gens  accoutumés  à  accal)ler  les  célLl)ataires  de  repro- 
ches, à  regarder  comme  un  malheur  et  une  honte  de  ne  pas  laisser 
d'héritier  de  leur  nom  et  de  mourir  les  derniers  de  leur  famille?  Ils 
n'étaient  guère  moins  choqués  de  la  ûiçon  dont  TertuUicn  s'ex- 
prime au  sujet  des  fonctionnaires  publics.  Un  Romain  regardait 
comme  une  obligation  sacrée  de  servir  l'état  ;  il  croyait  lui  devoir 
toute  sa  vie  et  toutes  ses  forces,  et  l'on  admirait  beaucoup  le  vieux 
Caton  d'avoir  dit  «  que  le  bon  citoyen  est  comptable  à  la  répu- 
blique de  ses  loisirs  comme  de  ses  travaux.  »  Chez  un  peuple  qui 
a  toujours  alTiché  le  respect  superstitieux  des  anciennes  maximes, 
même  quand  il  ne  les  pratiquait  plus,  (juc  devait-on  penser  d'une 
doctrine  où  l'on  faisait  naître  des  scrupules  aux  gens  d'être  magis- 
trats, fonctionnaires  et  soldats,  et  où  l'un  des  chefs  de  la  secte  pou- 


<52  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vait  Ocrirc  ces  mots  sans  hésiter  :  a  11  n'y  a  rien  qui  nous  soit  plus 
étrantrcr  que  les  alliiires  publiques,  nohis  nulla  res  magh  nlicna 
qiuim  publica.  »  Il  faut  avouer  que  de  semblables  aveux,  qu'un 
iîomain  ne  pouvait  entendre  sans  colère,  justifient  la  haine  que  les 
emi)ereurs  avaient  vouée  au  christianisme,  et  que,  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  ils  expliquent  la  persécution. 

(]e  n'était  pas  assez  de  la  provoquer  par  d'imprudentes  paroles  ; 
(piand  elle  était  venue,  il  semble  que  TertulUen  prenait  à  tâche  de 
la  rendre  plus  lourde  et  plus  générale.  Une  persécution  était  tou- 
jours pour  la  société  chrétienne  une  épreuve  redoutable.  Il  s'agis- 
sait de  risquer  sa  fortune,  sa  liberté,  sa  vie,  et  ce  sont  des  sacrifices 
auxquels  on  ne  se  résigne  pas  volontiers.  L'église  l'avait  bien  com- 
pris; aussi  n'exigoait-elle  pas  de  tout  le  monde  le  même  héroïsme 
dont  elle  savait  bien  que  tous  n'étaient  pas  capables.  D'abord  elle 
défendait  sous  les  peines  les  plus  sévères  de  courir  au-devant  du 
danger  et  de  l'attirer  sur  soi  par  des  bravades  inutiles.  En  s'expo- 
sant  soi-même,  on  exposait  les  autres  ;  et,  d'ailleurs,  était-on  sûr 
de  pouvoir  triompher  des  supplices  ?  Loin  de  faire  un  devoir  de  les 
braver,  elle  conseillait  de  s'y  soustraire  quand  on  ne  se  sentait  pas 
la  force  de  les  vaincre.  Beaucoup  fuyaient  et  se  cachaient,  et  parmi 
ceux  qui  se  dérobaient  ainsi  à  la  mort,  il  y  avait  des  prêtres  et  des 
évêques.  (Quelquefois  les  gens  riches  parvenaient  à  force  d'argent 
à  désarmer  la  police  :  celui  qui  paie  pour  échapper  aux  poursuites 
n'est  pas  un  héros  sans  doute  ;  il  ne  livre  pas  sa  vie,  mais  il  sacrifie 
sa  fortune,  ce  qui  est  bien  quelque  chose,  et  l'église  ne  le  condam- 
nait pas.  (Quelquefois  même  on  le  comblait  d'éloges  quand  il  pou- 
vait donner  assez  pour  sauver  tous  ses  frères,  quand  il  obtenait  par 
ses  libéralités  qu'on  ne  tiendrait  pas  compte  de  l'édit  du  prince 
et  que  la  conuuunauté  ne  serait  pas  inquiétée.  Ce  n'est  pas 
l'opinion  de  Tertulhen  :  il  regarde  toutes  les  précautions  qu'on 
prend  pour  échapper  au  péril  comme  des  faiblesses  coupables.  Pour 
lui,  celui  qui  fuit  est  un  lâche,  celui  qui  dissimule  un  renégat.  Il  est 
honteux  de  devoir  laide  à  la  complaisance  de  ses  ennemis,  et  l'argent 
qu'un  homme  donne  sous  le  manteau  (sub  tmiica  et  mm)  pour  se 
sauver  le  déshonore.  En  résumé,  les  persécutions  lui  paraissent 
plus  à  souhaiter  qu'à  fuir  ;  elles  rendent  les  fidèles  meilleurs  pen- 
dant fpi'ils  les  prévoient  et  s'y  préparent;  elles  leur  ouvrent  le 
ciel  quand  ils  y  succombent.  Dans  tous  les  cas,  elles  viennent  de 
Dieu,  et  c'est  un  crime  de  s'opposer  aux  décrets  de  la  Providence. 

Tels  sont  les  principes  de  Tertulhen  ;  on  voit  combien  les  ména- 
gcmens  lui  déplaisent,  et  qu'en  toute  occasion,  dans  les  circon- 
stances les  plus  graves  comme  les  plus  futiles,  il  est  toujours 
pour  les  solutions  les  plus  rigoureuses.   Cette  humeur   violente 


ÉTUDES   d'histoire   RELIGIEUSE.  63 

l'amoiiait  fataloinont  à  rompre  avec  la  société  do  son  temps;  il  en 
répudie  les  principes,  les  fjoùts,  les  habitudes;  il  fait  un  (le\oir  au 
chrétien  de  s'éloigner  d'elle,  il  emploie  toute  sa  dialectique  à  lui 
prouver  qu'elle  n'a  pas  de  place  pour  lui  et  qu'il  n'y  peut  vivre 
sans  manquer  à  sa  foi.  Tel  est  l'esjirit  qui  anime  ses  ouvrages  les 
plus  imporlans,  par  exemple  son  traité  de  l'Idolâtrie  et  celui  dea 
Spectdclc)^.  J'ai  cru  devoir  le  faire  bien  connaître  par  des  ana- 
lyses et  des  citations,  alin  qu'il  fût  plus  facile  de  saisir  et  d'appré- 
cier la  différence  qui  sépare  ces  livres  de  celui  f[ue  j'ai  entrepris 
d'examiner  dans  cette  élude. 

111. 

Voici  ce  qui  lui  donna  l'occasion  d'écrire  le  traité  du  Mantem(. 

Tertullien,  qui  jouissait  du  droit  de  cité  romaine,  comme  tous 
les  habitans  de  la  colonie  de  Cartha^e,  et  portait  la  toge,  la  quitta 
un  beau  jour  pour  se  vêtir  du  pullitmi,  c'est-à-dire  de  l'habit  grec. 
Il  a  longuement  insisté,  dans  son  ouvrage,  et  avec  des  détails  mi- 
nutieux, qui  font  la  joie  et  le  tourment  des  antiquaires,  sur  les 
différences  qu'il  y  avait  entre  ces  deux  sortes  de  vétemens.  La  toge 
consistait  en  une  grande  pièce  de  laine  ronde,  avec  une  ouverture 
au  milieu,  pour  passer  la  tête;  elle  enfermait  le  corps  tout  entier 
et  pendait  également  de  tous  les  côtés.  Le  p<illi/rm  était,  au  con- 
traire, un  morceau  d'étoile  carré  cju'on  posait  sur  les  deux  épaules, 
en  le  serrant  autour  du  cou  par  une  agrafe,  et  dont  les  bords  infé- 
rieurs formaient  des  pointes  d'inégale  longueur.  C'était  un  man- 
teau léger,  susceptible  d'être  drapé  de  diverses  manières,  et  qui  a 
rendu  de  grands  services  à  la  sculpture  antique  (1).  La  toge  était 
moins  élégante  et  surtout  moins  commode  ;  cependant  on  n'y  re- 
nonçait guère,  malgré  ses  inconvéniens  :  elle  était  l'insigne  du 
citoyen  romain,  et  l'on  se  résignait  à  étouffer  sous  cette  lourde 
cha})e  pour  convaincre  ceux  qu'on  rencontrait  qu'on  appartenait  à 
la  ffcns  logiita  et  qu'on  avait  droit  au  respect  de  tous. 

Pourquoi  Tertullien  renonra-t-il  tout  d'un  coup  à  la  porter? 
Quelle  raison  pouvait-il  avoir  de  changer  ses  anciennes  habitudes, 
de  quitter  un  vêtement  dont  on  tirait  vanité  et  qui  était  celui  des 
maîUes  du  monde,  pour  prendre  l'habit  des  vaincus?  C'est  ici  que 
les  inceititudes  commencent.  On  en  a  donné  diverses  explications 
dont  il  me  paraît  dillicilc  d'être  satisfah.  L'opinion  la  plus  ancienne 
et  qui  a  été  longtemps  la  plus  accréditée,  c'est  que  le  palUuni  était 


(1)  On  iicul  voii-,  au  Musée  du  Louvre,  un  Lel  cxcmjilc  de  l'emploi  dn  palliitm  dans 
la  statue  qu'on  appelle  la  Pallas  de  Vellelri. 


6Ù  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

le  ^^temcnt  parliciilicr  des  chrétiens  et  que  Tcrtullien  l'adopta 
quand  il  se  convertit.  Mais  Saumaise  a  montré  que,  lorsque  ïer- 
tullien  écri\it  son  traité  du  Manleati,  il  y  avait  longtemps  qu'il 
n'était  i)lus  païen,  qu'il  avait  déjà  professé  publiquement  le  chris- 
tianisme et  publié  des  ouvrages  où  il  en  prenait  la  défense.  Pour- 
quoi donc  aurait-il  tant  tardé  à  se  couvrir  du  même  habit  que  ses 
frères,  ou,  s'il  en  était  velu  depuis  qu'il  était  chrétien,  i)ourquoi 
ne  s'en  serait-on  pas  étonné  plus  tôt?  J  ajoute  qu'aucun  auteur  an- 
cien ne  nous  dit  que  les  chrétiens  eussent  un  costume  particulier, 
et  (|uil  n'est  guère  vraiseiublable  qu'une  religion  proscrite  ait 
commis  l'imprudence  de  se  désigner  ainsi  ouvertement  à  ses  enne- 
mis. Elle  aurah,  en  le  faisant,  singulièrement  simplifié  l'œuvre  des 
magistrats  et  de  la  police.  Pour  découvrir  les  chrétiens  pendant  les 
persécutions,  on  n'aurait  plus  eu  besoin  d'espions  et  de  délateurs, 
puis(|u'ils  avaient  la  complaisance  de  se  livrer  eux-mêmes.  A  cette 
hypothèse,  (pie  Saumaise  a  victorieusement  combattue,  il  en  sub- 
stitue une  autre  qui  me  paraît  soulever  aussi  beaucoup  d'objec- 
tions. Après  avoir  montré  que  le  pallmm  n'était  pas  le  costume 
des  chrétiens  ordinaires,  il  suppose  que  ce  devait  être  celui  des 
prêtres.  11  s'appuie,  pour  le  démontrer,  sur  une  expression  du 
traité  de  Tertullien,  qui  lui  paraît  dire  que  le  pallùim  est  un  orne- 
ment sacerdotal,  st/cerdos  sugge^tus.  Mais,  outre  que  le  texte  est 
douteux  et  le  sens  obscur,  on  peut  y  voir  simplement  une  allusion 
au  costume  des  prêtres  d'Esculape,  qui  en  étaient  revêtus.  Chez  les 
chrétiens,  les  prêtres  n'avaient  pas  plus  de  raison  que  les  simples 
hdêles  de  se  faire  connaître  aux  ennemis  de  leur  culte;  au  con- 
traire, comme  on  leur  en  voulait  plus  qu'aux  autres,  et  que,  pen- 
dant les  persécutions,  ils  étaient  les  plus  menacés,  ils  devaient 
aussi  se  cacher  avec  plus  de  soin.  Je  remarque  d'ailleurs  que  Ter- 
tullien, qui  en  elfet  fut  prêtre,  —  nous  le  savons  par  saint  Jérôme, — 
ne  paraît  pas  tenir  beaucoup  à  cette  qualité.  Il  en  parle  d'ordinaire 
d'une  façon  assez  peu  respectueuse,  et  il  lui  plaît  même  une  fois 
de  se  mettre  parmi  les  laïques  pour  affirmer  que  les  laïques,  à  leur 
façon,  sont  des  prêtres  aussi  :  nonne  et  laici  sacerdotes  siimiis?  Ce 
ne  sont  pas  là  les  sentimens  d'un  homme  disposé  à  se  parer  du 
sacerdoce,  à  l'étaler  avec  complaisance  aux  yeux  des  indifïcrens  et 
des  inlidrles  jusqu'à  courir  le  risque  d'exposer,  pour  s'en  faire  hon- 
neur, sa  liberté  ou  sa  vie.  Enfin  on  peut  dire  que,  si  le  palliimi 
était  le  vêtement  ordinaire  des  prêtres,  les  gens  de  Carthage,  où  il 
se  trouvait  beaucoup  de  chrétiens,  auraient  été  plus  accoutumés  à 
le  voir,  et  que  Tertullien,  quand  il  s'en  revêtit,  n'aurait  pas  causé 
tant  de  surprise.  L'étonnement  qu'on  éprouva  semble  bien  montrer 
qu'on  était  en  présence  d'une  nouveauté.  Remarquons  qu'il  ne  dé- 


I 


ÉTUDES    d'iIISTOIHK    RF.LIGIEUSE.  65 

fend  jamais  que  lui-même,  ce  qui  peut  faire  croire  qu'il  n'avait  pas 
de  compliccs.il  est  donc  naturel  de  penser  ([u'en  prenant  le /^^///«'t/m 
il  ne  suivait  pas  une  coutume,  mais  qu'il  prétendait  donner  un 
exemple. 

Connue  il  n'a  dit  nulle  part  d'une  manière  forriiellc  les  motifs  qui 
l'ont  décidé  à  celte  innovation,  nous  sonmies  réduits  à  les  conjec- 
turer. De  toutes  les  conjectures,  voici  celle  qui  me  paraît  la  plus 
naturelle.  Je  suppose  qu'en  se  distinguant  des  autres  ])ar  le  cos- 
tume, il  s'engageait  à  se  séparer  d'eux  par  sa  conduite.  C'était  une 
sorte  de  profession  publique  qu'il  entendait  faire  d'une  vie  plus 
grave  et  moins  dissipée.  11  n'y  avait  pas  de  moines  encore,  et  ils 
n'ont  commencé  que  bien  plus  tard;  mais  les  besoins  d'où  la  vie 
monastique  est  sortie  ont  toujours  existé  dans  l'église.  De  tout  temps, 
il  y  a  eu  chez  elle  des  chrétiens  épris  de  perfection,  et  qui  trouvaient 
que  les  exigences  du  monde,  la  dissipation  des  affaires,  le  charme 
amollissant  delà  fiunille,  ne  permettaient  pas  de  pratiquer  à  la  lettre 
et  dans  leur  rigueur  les  préceptes  du  Christ.  Quand  ils  relisaient  le 
début  des  Arfcn  des  (ipôtrca,  et  re\  oyaient  le  tableau  de  ces  premières 
années  bénies  «  où  tous  vivaient  ensemble,  ne  possédant  rien  en 
propre  et  n'ayant  qu'un  cœur  et  qu'une  âme,  »  ils  ne  pouvaient 
s'cmpécher  d'être  saisis  d'une  grande  confusion,  et  cherchaient  à 
revenir  de  quelque  manière  vers  ce  paradis  où  les  ramenaient  tous 
leurs  rêves.  Ils  s'imposaient  alors  des  règles  sévères  et  se  faisaient 
autant  que  possible  une  existence  à  part;  on  les  appelait,  chez  les 
Grecs,  des //.sa'V<7S  et,  dans  les  pays  occidentaux,  des  cotilincns  (1). 
N'est-ce  pas  quelque  chose  de  semblable  que  TertuUien  a  voulu 
faire,  quand  il  a  revêtu  le  pallium  ?  Il  n'a  pas  prévu  sans  doute  le 
grand  mouvement  qui,  un  siècle  plus  tard,  poussa  les  fidèles 
vers  les  solitudes  de  l'Egypte;  il  semble  même  qu'il  ait  voulu  le 
condamner  d'avance.  En  répondant  à  ceux  qui  accusaient  les  chré- 
tiens d'être  des  gens  inutiles,  il  leur  disait  dans  son  Apologie: 
«  Nous  ne  sommes  pas,  comme  les  brachmanes  et  les  gymnoso- 
phistcs,  des  habitans  des  forêts,  des  exilés  de  la  vie,  neque  enim 
bnichmanœ  aul  Indoriim  gyumosophislœ  sinnus,  silcicolœ  et  exsides 
vilŒ.  »  C'est  d'une  autre  façon,  en  restant  au  milieu  du  monde 
et  en  vivant  autrement  ([ue  lui,  qu'il  prétendait  inaugurer  son 
existence  nouvelle.  Mais,  s'il  blâmait  les  gymnosophistes,  qui  allaient 
chercher  la  j)erfection  dans  le  désert,  il  ne  se  rehisait  pas  pour- 
tant à  imiter  d'autres  sectes  philosophiques.  C'était  l'usage,  chez 


(1)  Il  est  question  de  ces  coiilincns  {qui  se  voluiU  continentiuin  nomine  nuncupari) 
daus  une  loi  do  Valentinicn  T'.  (Code  théodosicn,  xvi,  20.)  Celaient  ovidcinmcnt  les 
prédécesseurs  des  moines  dans  l'Occident. 

TOME  xa\.  —  1889.  5 


QQ  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  Grecs,  que  ceux,  ({uï  faisaient  profession  de  mener  une  conduite 
i)lus  ri'gulière,  qui  ne  se  contentaient  pas  d'étudier  les  préceptes 
do  la  pliiloso|»liie  et  qui  Aoulaient  les  pratiquer,  prenaient  un  cos- 
tume particulier.  On  disait  d"eux,  comme  on  Ta  dit  plus  tard  des 
moines  :  (^  H  a  pris  l'habit,  ves/em  miiUu-it.  »  A  douze  ans,  Marc- 
Aurèlei)rit  l'habit  de  j)hilosophe,  ce  qui  surprit  beaucoup  chez  un 
héritier  de  l'empire;  d'autant  plus  qu'en  se  couvrant  du  p/illiinn. 
il  se  mit  à  vivre  d'une  fa(;on  plus  austère  et  à  coucher  sur  la  dure. 
A  l'éjjoque  où  nous  sommes,  l'habit  philosophique  n'était  pas  tou- 
jours bien  porté.  11  ne  manquait  pas  de  mendians  et  d'aventuriers 
(pli  couraient  le  monde  vêtus  d'un  pallia?)!  usé  :  c'était  un  moyen 
commode  de  s'acquérir  à  peu  de  frais  le  respect  et  la  subsistance. 
L'un  d'eux  se  présenta  un  jour  devant  Hérode-Atlicus,  demandant 
l'aumône  avec  insolence,  au  nom  de  la  philosopliie  :  «  Je  vois  bien 
une  barbe  et  un  manteau,  répondit  Hérode;  je  ne  vois  pas  un  phi- 
losophe. ))  Tertullien  n'ignore  pas  les  reproches  qu'on  peut  faire 
au  ptillinm  ;  il  sait  qu'il  a  couvert  des  gens  qui  ne  méritaient  pas 
de  le  porter,  mais  il  espère  lui  rendre  toute  sa  digmté  en  le  faisant 
chrétien.  Voilà  donc  quel  est  son  projet  :  il  accommode  un  usage 
païen  au  christianisme,  il  prend  l'habil,  comme  Maic-Aurèle;  il 
veut  être,  dans  l'église,  ce  qu'est  un  philosophe  sérieiLv  et  prati- 
quant dans  la  société  profane,  un  Épictète,  qui,  au  lieu  des  vertus 
stoïciennes,  suit  les  préceptes  de  l'Évangile;  en  un  mot,  c'est  une 
sorte  de  moine,  avant  les  moines  (1). 

Dans  les  beaux  temps  de  la  république,  on  considérait  comme  un 
crime  pour  un  Romain  de  se  vêtir  d'un  costmïie  étranger.  Scipion 
avait  soulevé  l'hidignation  publique,  pour  s'être  montré  dans  les 
rues  de  Syracuse  avec  des  sandales  et  une  robe  de  Grec.  Plus  tard, 
à  une  ei)oque  où  les  mœurs  étaient  pourtant  fort  altérées,  Cicéron 
lut  obligé  de  défendre  un  malheureux  banquier  de  ses  amis,  Rabi- 
rius  Postumus,  qui.  a\ant  commis  l'imprudence  de  prêter  trop 
d'argent  au  roi  d'JÎgxpte,  pour  rentrer  dans  ses  fonds  et  se  payer 
'de  ses  mains,  s'était  laissé  faire  son  ministrc  des  finances.  Il  lui 
avait  bien  fallu  ju-cndre  le  costume  de  l'emploi,  puisqu'il  en  rem- 

(1)  L'usage  de  prendre  le  pallium,  quand  on  faisait  profession  d"un  christianisme 
plus  austère,  parait  avoir  été  fréquent  en  Orient.  Saumaise  a  réuni  les  exemples  dOn- 
p^'nejd'Eusobo,  deSocrate,qui  le  prouvent.  Aussi  la  vie  ascétique  fut-elle  appelée  chez 
les  Grecs  çO/^ffo^fo;  6.0;.  Il  est,  du  reste,  à  remarquer  que  Saumaise,  après  avoir  sou- 
tenu que  le  pallium  était  le  vêtement  des  prêtres  chrétiens,  paraît  incliner,  vers  la 
fin  de  son  ouvra.L'o,  à  l'opinion  que  nous  croyons  la  plus  vraie.  Voici  comment  il  s'ex- 
prime :  Ace  eniin  uiiines  chiisliaiii,  ut  antea  observavimus,  pallium  philosopliicuin 
sume'janl,  sed  soli  ascetce,  et  qui,  inter  christianos,  exactioris  discipUnœ  et  strictioius 
pruposiit  riyore  censeri  volebant.  Voilà,  je  crois,  la  vérité.  Le  pallium  fut  bien, comme 
If  dit  M.  de  Kossi.  uit  si'jno  di  crisliano  ascetismo.  {lioma  sott.  crist..  n,  3't9.) 


i;tl;i)i;s  n  iiisroiin.  in:Li<;ii:i;si:.  <)7 

plissait  les  fonctions,  et  ses  ennemis  pivtcndaicnl  qu'on  s'iiabillaiit 
comme  un  (îrec,  il  avait  cessi'  d't^tre  Romain.  Mais  depuis  loni^tcmps 
on  était  devenu  moins  rigoureux,  et  l'on  se  permettait  de  faire 
beaucoup  d'inlidi'lités  à  la  loge.  (]*était  un  \ètemeMt  majestueux, 
mais  fort  incommode.  «  11  n'y  en  a  pas,  dit  Terlullien,  (ju'on  soit 
plus  heureux  de  quitter.  C'est  bien  le  cas  de  dire  qu'on  le  porte: 
on  n'en  est  pas  couvert,  mais  chargé.  »  Aussi  s'en  servait-on  le 
moins  pos'^ible.  Juvénal  prétend  qu'il  y  avait  des  muiiicipes.  eu 
Italie,  où  personne  ne  la  mettait  que  pour  se  faire  enterrer  décem- 
ment, ncrno  tor/tmi  $nynil  nisi  Dior/i/ifs.  \  Rome,  les  malheureux 
cliens,  oblig'^s  de  revêtir  l'habit  de  cérémonie  pour  aller,  le  matin, 
saluer  le  patron  et  chercher  la  sportule,  regardaient  cette  nécessite 
comme  un  supplice  (t).  A  plus  forte  raison  devait-elle  paraître 
gênante  dans  les  pays  chauds,  comme  en  Afrique.  II  est  donc  vrai- 
semblable qu'à  Carthage  les  gens  qui  tenaient  à  être  à  leur  aise, 
et  ne  voulaient  pas  étoufler,  se  contentaient  le  plus  souvent  de  la 
tunique,  et  ne  prenaient  l'habit  officiel  que  dans  les  grandes  occa- 
sions. Cependant  Tertullien  nous  dit  que,  lorsqu'il  osa  y  renoncer 
et  mettre  le  manteau  grec,  on  aflecta  de  paraître  indigné.  Cette 
indignation  ne  devait  pas  être  fort  sincère,  et,  quoiqu'elle  se  cou- 
\  rît  de  prétextes  très  honorables,  au  fond,  elle  s'explique  par  des 
motifs  peu  élevés.  Tn  homme  comme  Tertullien,  si  célèl)rc  et  si 
violent,  devait  avoir  beaucoup  de  jaloux  et  d'ennemis.  Il  était  rude 
à  ceux  qiii  ne  partageaient  pas  ses  opinions,  aussi  saisirent-ils  avec 
empressement  l'occasion  qu'il  leur  oflrait  de  se  venger.  Kllc  était 
d'autant  plus  favorable  qu'ils  avaient  l'air,  en  attaquant  un  adver- 
saire qui  ne  les  avait  pas  ménagés,  de  défendre  les  tradiiions  an- 
ciennes et  l'honneur  national.  Quand  ils  le  voyaient  fièrement  passer, 
dans  les  rues  de  Carthage,  avec  son  accoutrement  nouveau,  ils 
semblaient  transportés  de  colère,  ils  levaient  les  bras  au  ciel,  en 
disant  :  «  Il  a  quitté  la  toge  pour  le  pallium,  a  iogd  <id  ptilUmn  I  » 
Dans  un  petit  ouvrage  qu'il  a  écrit  sur  la  patience,  Tertullien  com- 
mence par  avouer  que  c'est  la  moindre  de  ses  a  ertus.  Il  n'était  pas 
d'humeur  à  supporter  les  injures  et  ne  se  laissa  pas  attarpier  sans 
se  défendre.  A  ces  gens  qui,  pour  lui  nuire,  leiguaient  d'être  de;^. 
patriotes  indignés,  à  ces  prétendus  partisans  des  vieux  usages  et 
des  antifjues  costumes,  il  repondit  par  son  traité  du  Manlcint. 

L'analyse,  si   l'on  avait    le   loisir  de   la  faire,  en   serait  facile; 
Tertullien  }  a  (idèlement  suivi  la  méthode  em|)loyée  de  son  temps 


(I)  Ajoutons  que,  lorsqu'on  prenait  la  to<îe,  leUquottp  voulait  qu'on  quittât  la  s;in- 
dale,  chaui^suro  si  rommodo  dans  les  pays  rl)au(ls,  pour  onfcrmpr  ses  pieds  dans  des 
>;f>uliers.  ce  qui  par,»!»  '•  TorfuHinn  nn  commrnroinent  de  prison. 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  les   ôcolos    de   rhétonquc,    où    11    avait   fait   son   éducation  : 
il  dcv('loj)|)0  rrgulièreiiient  son  sujet  au  moyen  des  idées  gént'- 
rales.   C'est  Cicéron   qui  a^ait  mis  ce  procédé  en  usage  chez  les 
Romains.  Il  le  trouvait  utile  pour  donner  à  ses  discours  les  qua- 
lités   qu'oii   aj)préciait  le    plus  autour    (\c   lui,  et  vers  lesquelles 
le   portait  son  goût   naturel,    l'amijlenr,    Télévation,   la  majesté. 
De   là  vint,  dans   ses  ouvrages,   celte  copia  dicciuU   qui,   parmi 
SCS  contemporains,  fit  sa  gloire.    Après  lui,  les  rhéteurs   héritè- 
rent du   procédé,  qui    leur   nMidit  de  très   grands   services.    Ils 
aAaient  pris  la  mauvaise  habitnde  de  i\dre  plaider  à  leurs  élèves  le 
pour  et  le  contre;  ils  aimaient  à  traiter  devant  eux  les  sujets  les 
plus  extraordinaires,  les  moins   raisoimables,   choisissant   ceux-là 
de  pr(>férence  parce  qu'ils  étaient  les  plus  difficiles  et  qu'ils  met- 
taient leur  esprit  dans  tout  son  jour;  quand  les  panégyriques  de- 
vinrent une  sorte  d'institution  d'état,  et  que  ce  fut  un  devoir  pour 
les  rhéteurs  de  prononcer  tous  les  ans  l'éloge  du  prince  ou  de  quel- 
ques grands  personnages,  ils  durent  se  tenir  prêts  à  célébrer  des 
gens  qui  ne  le  méritaient  guère,  à  leur  découvrir  à  tout  prix  des  qua- 
lités, et  à  tout  tourner  chez  eux  en  éloge.  11  leur  fiillut  donc  se  faire 
une  provision  d'argumens  de  toute  sorte,  qui  leur  permît  de  plai- 
der toutes  les  causes,  de  louer  tous  les  princes  avec  une  appa- 
rence de  sincérité,  et  de  n'être  jamais  piis  au  dépourvu.  Les  idées 
générales  les  aidèrent  à  se  tirer  d'aifaire.   Gomme  on  en  trouve 
toujours  qui  s'opposent  l'une  à  l'autre  sans  avoir  l'air  de  se  con- 
tredire, et  qui,  dans  les  sens  les  plus  contraires,  sont  également 
justes,  elles  leur  permirent  de  soutenir,  avec  une  parfaite  convic- 
tion, les  opinions  les  plus  opposées.   S'il   leur  fallait  célébrer  un 
parvenu,  ils  déclaraient  que  le  plus  grand  mérite  d'un  homme  con- 
siste à  ne  devoir  sa  fortune  qu'à  lui-même,  ce  qui  est  rigoureuse- 
ment vrai.  Si  leur  héros  était  de   grande  maison,  ils  soutenaient 
qu'il  n'y  a  rien  de  plus  glorieux  qu'un  grand  nom  bien  porté,  ce 
(pii  n'est  pas  faux  non  plus.  S'il  avait  usé  du  pouvoir  avec  douceur, 
c'était  l'occasion  d'aiïirmer  r[n'il  n'y    a  pas    de  plus  belle  vertu 
que  la  clémence;  s'il  s'était  montré  rigoureux,  on  établissait  docte- 
ment que  l'énergie  est  la  première  qualité  d'un  chef  d'état.  C'est 
ainsi  que  les  idées  générales  ont  des  réponses  à  tout  et  qu'avec 
elles  un  orateur  est  sur  de  ne  jamais  rester  court. 

Elles  ont  fourni  à  Tertullien  son  principal  argument  dans  le 
traité  du  Manleau.  «  Pourquoi,  dit-il  à  ses  adversaires,  me  repro- 
chez-vous d'avoir  changé  d'habit?  tout  ne  change-t-il  pas  dans  le 
monde?  »  Voilà  un  beau  sujet  d'amplification;  il  n'est  pas  tout 
à  fait  nouveau,  mais  il  est  riche,  et  si  Tertullien  avait  voulu  tout 
dire,  il  aurait  pu  nous  donner  toute  une  encyclopédie.  Il  se  borne 


\ 


ETUDKS  I)  iiisToiiti:  iu;ligii:usi;.  6u 

à  choisir,  dans  celte  masse  de  faits  que  lui  fonniisseiif  ses  immenses 
lectures,  ceux  qui  se  prrtaieiil  le  iiiicnv  à  rtrc  exprimes  (rime  ma- 
nière pi(inanle.    11  montre  que   la  nature  clian<,n'  coniimicllemciii 
d'aspect,  qu'elle   n'est  pas  la  même  le  jour  que  la   nuit,  l'ctc  que 
l'hiver,  pendant   rora<^e   ou  ])endanl  U:  calme   Autrefois  les  mers 
ont  couvert  les  montaornes  et  elles  y  ont  laissé  des  coquillages  qui 
attestent  leur  séjour  ;  les  volcans  bouleversent  les  terres,  les  con- 
tinens  deviennent  des  îles,  les  îles  se  perdent  au  fond  des  mers. 
Les  l)èt(>s  aussi  sont  sujettes  à  mille  variations  et  nous  les  vovons 
prendre  des  formes  et  des  couleurs  dillcrenles  sous  nos  yeux  ;  à  ce 
propos,  Tertullicn  ne  parle  pas  seulement  du  paon  et  du  caméléon, 
((iii  lui  donnent  l'occasion  de  descriptions  brillantes,  mais   de  la 
vipère  qui,  à  ce  qu'on  croyait,  change  de  sexe,  mâle  pendant  une 
saison,  femelle  ensuite;  du  serpent  «  qui,  en  entrant  dans  son  trou, 
sort  de  sa  peau  et  quitte  ses  années  ax'ec  ses  écailles  (1).  »  Et  l'homme, 
que  de  fois,  depuis  qu'il  a  commencé  à  se  couvrir  d'un  vêtement 
de  feuilles,  n'a-t-il  })as  changé  la  matière  ou  la  forme  de  ses  habits! 
(>omme  il  s'est  tour  à  tour  vêtu  de  lin,  de  laine,  de  soie,  au  sujet 
de  ces  divers  tissus,  de  leur  nature,  de  leur  préparation,  de  la  ma- 
nière dont  on  les  a  découverts  et  employés,  l'érudition  de  Tertul- 
lien  se  donne  carrière.  C'est  un  luxe  fatigant  de  souvenirs,  d'al- 
lusions, d'anecdotes,   tirés  de  la  mythologie,  de  l'histoire,   de  la 
science  naturelle,  j'entends   la  science  comme  on  la  comprenait 
alors,  celle  de  Pline  l'Ancien,  que  notre  auteur  reproduit  avec  une 
confiance  imperturbable,  et  qu'il  pare  de  toutes  les  lleiu-s  de  sa 
rhétorique.  11  y  mêle  une  foule  de  réflexions  morales  sur  le  costume 
des  hommes  et  celui  des  femmes,  sans  oublier  les  gens  comme 
Achille,  qui  ont  porté  les  vêtemens   des  deux  sexes,  ou  comme 
Onq)haIe,  qui  eut  un  jour  la  fantaisie  de  se  couvrir  de  la  peau  du 
lion  de  Némée,  ce  qui  donne  un  prétexte  à  Tertullien  pour  s'indi- 
gner au  nom  de  tous  les  monstres  (|u'iïercule  a  vaincus  et  dont  la 
dépouille  a  été  profanée  par  un  caprice  de  courtisane. 

IV. 

Il  me  semble  que  cette  analyse  d'une  partie  de  l'ouvrage  de 
Tertullien  suffit  pour  donner  une  idée  du  reste.  Elle  montre  de 
quelle  façon  il  raisonne.  Ses  argumens,  il  faut  bien  l'avouer,  ne 
sont  pas  irréprochables,  et  Malebranche.  qui  se  pique  d'être  un 

(i)  Toute  cc(tc  ani])li(lcation  interminable  parait  ftre  un  lieu-rommun  dVcole.  On 
la  retrouve  dévelopiii'o  de  la  mi^mo  manière  dans  le  discours  qu'Ovido  prèle  à  Pytha- 
eore  à  la  fin  de  ses  Métamorphoses. 


70  '  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lionimo  très  sensé,  ne  peut  s'empêcher  d'en  éprouver  une  violente 
oolère.  Eh  quoi!  dit-il,  Tertullien  soutient  que,  parce  qu'autrefois 
les  Carthaginois  ont  porté  le  manteau  ot  qu'ils  l'ont  quitté  pour  la 
robo,  il  a  le  droit  de  quitter  la  robe  pour  rcA  enir  au  manteau  ! 
«  Mais  ost-il  permis  présentement  de  prendre  la  toque  et  la  fraise, 
il  cause  que  nos  pères  s'en  sont  seiTis?  Et  les  femmes  peuvent- 
elles  porter  des  vertugadins  et  des  chaperons,  si  ce  n'est  au  car- 
naval, lorsqu'elles  veulent  se  déguiser  en  masques?»  Il  nous  fait 
des  descriptions  pompeuses  et  magnifiques  des  changemens  qui 
arrivent  dans  le  monde,  et  prétend  en  concliu'e  que,  puisque  tout  se 
renou\elle  et  que  rien  ne  reste  le  même,  il  peut  bien  se  permettre 
de  changer  d'habit.  «  Peut-on  de  sang-froid  et  de  sens  rassis  tirer 
des  conclusions  pareilles?  et  pourrait-on  les  Yoir  tirer  sans  en  rire, 
si  cet  auteur  n'étourdissait  et  ne  troublait  l'esprit  de  ceux  qui  le 
lisent.  ))  Malebranche  a  tout  à  fait  raison.  Il  est  sûr  que  Tertullien 
n'a  rien  prouvé  du  tout;  mais  il  n'en  a  pas  moins  atteint  son  but, 
car  il  ne  voulait  rien  prouver.  Lorsqu'il  traite  un  sujet  sérieux,  qu'il 
a  quelque  erreur  à  réfuter,  quelque  vérité  à  établir,  il  s'y  prend 
autrement  ;  est-il  besoin  de  rappeler  que  l'auteur  de  Y  Apologie  et 
du  traité  de  lu  Presrn'pfion  sait  être,  quand  il  veut,  un  raison- 
neur puissant,  un  dialecticien  vigoureux?  S'il  ne  l'a  pas  été  ici, 
c'est  qu'il  ne  voulait  pas  l'être.  Il  ne  prétendait  pas  livrer  une  ba- 
taille véritable,  mais  un  combat  à  armes  émoussées,  comme  ceux 
où  s'exerçaient  les  gladiateurs  avant  les  luttes  sans  merci.  On  l'at- 
taquait sans  conviction,  il  s'est  défendu  sans  sérieux.  On  avait  pris 
la  première  occasion  pour  le  taquiner;  il  s'est  servi  de  la  réponse 
comme  d'un  prétexte  pour  s'amuser  à  faire  briller  son  esprit. 

On  achèvera  de  se  convaincre  qu'il  n'a  pas  eu  d'autre  dessein,  si 
l'on  observe  de  quelle  manière  l'ouvrage  est  écrit.  Tertullien  est 
partout  un  écrivain  obscur,  précieux,  plein  d'expressions  vio- 
lentes et  singulières  qu'on  ne  saisit  pas  toujours  du  premier  coup  ; 
mais  ici  la  recherche  et  l'obscurité  passent  toutes  les  limites.  C'est 
une  série  d'énigmes  que  l'auteur  paraît  proposer  au  public.  Quand 
on  commence  à  lire  le  traité  du  Manteiiu,  il  semble  qu'on  en- 
treprend un  voyage  dans  les  ténèbres.  Il  est  vrai  qu'au  bout  de 
quelque  temps  il  arrive  à  ceux  qui  le  lisent  comme  aux  gens  qui 
prennent  l'habitude  de  deviner  les  rébus  :  les  yeux  se  font  à  cette 
pénombre  ;  on  commence  à  s'y  reconnaître  ;  on  devient  familier  avec 
ces  procédés  de  stylequi  sont  presque  partout  semblables  ;  on  se  sait 
gré  de  la  difficulté  vaincue  et  l'on  finit  même  par  y  prendre  quelque 
plaisir.  11  me  semble  qu'à  ces  caractères,  il  est  facile  de  deviner 
pour  qui  le  traité  de  Tertullien  est  écrit.  Quoiqu'il  s'y  trouve  des 
mots  et  des  tours  populaires,  on  peut  être  certain  que  l'ouvrage 


ÉTUDES    d'histoire    RELIGIEUSE.  71 

n'a  pas  été  fait  pour  le  peuple.  En  général,  ce  n'est  pas  de  la  foule 
que  TertuUien  est  occupé.  Un  homme  comme  lui,  naturellement 
porté  aux  subtilités  et  aux  exagérations,  prompt  à  sortir  de  ces 
grandes  voies  de  modération  et  de  bon  sens  que  suixent  si  volon- 
tiers les  génies  bien  équilibrés,  comme  saint  Augustin  ou  Bossuet. 
devait  se  plaire  dans  les  petits  comités  et  les  cercles  restreints; 
mais  jamais  il  n'a  plus  évidemment  travaillé  pour  une  société 
étroite  et  fermée.  C'est  au  petit  monde  des  gens  d'étude  et  d'école 
que  le  traité  du  Manteau  s'adresse  :  eux  seuls  étaient  capables  de 
le  comprendre;  c'est  pour  leur  plaire  qu'il  se  sert  de  cette  langue 
pénible,  qu'il  entasse  tant  d'allusions  historiques  et  mythologicpie^, 
qu'il  cherche  partout  des  façons  de  parler  nouvelles  et  inatten- 
dues, —  que  par  exemple  il  dit  :  regarder  avec  les  yeux  d'Homère, 
komericis  oeulis  »pectare,  pour  :  regarder  sans  v^oir, — ou,  qu'afin  de 
mieiLX  peindre  la  régularité  des  plis  formés  par  le  manteau  qua- 
drangulaire,  il  \  w^^(A\eqaadrata  justifia ,  —  q\\.(\\\ç  ,  faisant  allusion 
à  l'arbre  qui  porte  la  laine  et  à  certains  crustacés  dont  on  peut 
tirer  une  matière  qid  sert  à  fabricpier  des  tissus,  il  prétend  «  que 
nous  semons  et  que  nous  péchons  nos  habits.  »  Tout,  à  peu  près, 
est  écrit  de  cette  façon.  €e  style  ne  lui  appartient  pas  en  propre  : 
on  parlait  ainsi  autour  de  lui  dans  les  sociétés  de  lettrés.  11  n'en  est 
pas  non  plus  le  créateur,  puisque  nous  en  savons  les  origines.  Elles 
remontent  à  cette  école  brillante  ou  brillantée  de  Sénèque,  qui  vou- 
lait mettre  de  l'esprit  partout  et  ne  parler  qu'en  figures.  A  ces  raf- 
finemens,  un  éci'ivain  d'Afrique,  Apulée,  a  trouvé  moyen  d'ajouter 
encore.  C'est  chez  lui  qu'on  rencontre  en  abondance  ces  petites 
phrases  hachées  qui  se  répondent  ou  s'opposent  l'une  à  l'autre,  deux 
à  deux  ou  trois  à  trois,  avec  des  rimes  ou  des  assonances.  TertuUien 
est  leur  successeur,  leur  élève,  et  souvent  il  surpasse  ses  maîtres  ; 
mais,  dans  le  traité  du  Manteau,  il  s'est  surpassé  lui-même.  La 
manière,  la  recherche,  le  travail,  y  sont  pousses  au  point  qu'il  est 
impossible  d'y  voir  autre  chose  qu'une  gageure  et  qu'un  jeu  d'es- 
prit. 

Et  c'est  là  précisément  ce  qui  nous  étonne.  TertuUien  ne  nous 
fait  pas  l'effet  d'un  homme  qui  s'amuse  à  ces  enfantillages  laborieux. 
Comme  à  distance  nous  sommes  portés  à  simplifier  les  caractères, 
et  à  ne  plus  voir  chez  les  gens  de  talent  que  leur  qualité  maîtresse, 
nous  nous  le  figm*ons  toujours  sérieux,  et  uniquement  préoccupé 
des  intérêts  de  sa  foi.  Aussi  le  traité  du  Manteau  est-il  pour  nous 
une  très  grande  surprise;  et  notre  surprise  augmente  encore  si 
nous  laissons  de  côté  la  façon  dont  il  est  écrit  pour  pénétrer  jus- 
qu'au fond  et  examiner  les  idées.  11  s'en  trouve  beaucoup  que  nous 
ne  sommes  pas  accoutumés  à  rencontrer  chez  lui.  Je  ne  parle  pas 


7?,  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dos  allusions  mythologiques  et  de  tous  ces  souvenirs  de  la  fable, 
qui  sont  rappelés  non-seulement  sans  colère,  mais  avec  une  cer- 
taine complaisance  :  c'est  peu  de  chose  quand  on  songe  au  respect 
dont  la  i)hilosophie  y  est  entourée.  Il  n'a  pas  l'habitude  ailleurs  de 
lui  être  lavorable  ;  les  philosophes  sont  pour  lui  des  «  marchands 
de  sagesse  et  d'éloquence,  mpienliœ  et  facnndiœ  caupones,  »  il  ap- 
pelle Athènes  pour  tout  éloge  a  une  ville  bavarde,  »  et  se  moque 
cruellement  de  «  ce  misérable  Aristote,  »  l'inventeur  d'une  science 
merveilleuse  qui  donne  le  moyen  de  mettre  en  crédit  le  mensonge 
et  de  ruiner  la  vérité.  Ici  il  s'exprime  d'un  autre  ton.  On  peut  dire 
qu'il  s'y  est  mis  sons  la  protection  mémo  de  la  philosophie.  Si  le 
pdlliinn  lui  semble  honorable  à  porter,  c'est  qu'il  a  couvert  des  sages, 
et  que  ces  sages  ont  rendu  les  plus  grands  services  à  l'humanité. 
Nous  voilà  bien  loin  de  ces  uipîentiœ  et  facnndiœ  caupones  qu'il 
raillait  tout  à  l'heure!  A  la  fin  de  son  livre,  il  prête  au  pallium  la  pa- 
role, et,  dans  une  prosopopée  éloquente  (il  n'y  a  pas  de  bon  discours 
d'école  sans  prosopopée),  il  lui  faiténumérer  les  nobles  causes  qu'il 
a  défendues  et  les  grands  coupables  qu'il  a  poursuivis.  L'occasion 
est  bonne  pour  une  de  ces  débauches  d'érudition  auxquelles  Ter- 
tulHen  se  complaît.  Il  ne  manque  pas  d'en  profiter  et  nous  remet 
sous  les  yeux  les  noms  des  prodigues  et  des  débauchés  de  l'ancien 
temps,  depuis  celui  qui  donna  tant  d'argent  d'une  table  en  bois  de 
citronnier  incrusté,  ou  cet  autre  qui  paya  un  poisson  six  mille  ses- 
terces, ou  ce  fils  de  l'acteur  ./Esopus,  qui  faisait  dissoudre  des  perles 
dans  les  plats  qu'on  lui  servait,  pour  que  son  repas  lui  coûtât  plus 
cher,  jusqu'à  ce  Yedius  Pollio,  un  affranchi  d'Auguste,  qui  jetait 
ses  vieux  esclaves  dans  ses  viviers,  pensant  que  la  chair  de  ses  mu- 
rènes en  serait  plus  exquise.  C'est  la  gloire  du  palliion  d'avoir  flétri 
tous  ces  excès  par  la  voix  de  ceux  qui  en  étaient  vêtus.  Mais  son 
effet  est  plus  grand  encore;  il  n'a  pas  besoin  de  parler  pour  in- 
struire :  «  même  quand  je  me  tais,  retenu  par  une  sorte  de  pudeur 
naturelle  (car  le  philosophe  ne  tient  pas  toujours  à  bien  discouru-, 
il  lui  suffit  de  bien  vivre)  (1),  rien  qu'en  me  montrant,  je  parle.  Le 
seul  aspect  d'un  sage  sert  de  leçon.  Les  mauvaises  mœurs  ne  sup- 
portent pas  la  vue  du  pullhim.  »  On  avouera  qu'il  est  difficile  de 
pousser  pluslohi  l'éloge.  Il  faut  pourtant  qu'à  la  fin  Tertullien  rende 
honmfiagc  à  sa  foi.  L'équivoque  ne  peut  pas  se  prolonger  jusqu'au 

(I)  Remarquons  que  Tertullien  supprime  ici  d'un  trait  de  plume  le  reproche  que 
les  chrétiens  adressaient  ordinairement  aux  anciens  sages  de  ne  pas  mettre  leurs 
actions  d'arcord  avec  leurs  principes,  et  la  facile  antithèse  qu'ils  ne  manquaient  pas 
d'établir  à  ce  propos  entre  le  christianisme  el  la  philosophie.  Non  eloquiinur  m^gna 
scd  vivimus,  disait  I\linucius  Félix,  Tertullien  semble  dire  ici  la  môme  chose  de  la 
philosophie  païenne. 


ÉTUDES    d'histoire    RELIGIEUSE.  73 

bout.  11  faut  qu'il  dise  nettement  à  ceux  qu'il  entretient  de  philo- 
sophie, depuis  le  début  de  son  ouvrage,  qu'il  n'est  pas  un  philo- 
sophe, mais  un  chrétien.  Il  le  fait  au  moment  de  prendre  congé  de 
ses  lecteurs,  et  seulement  en  quelques  mots.  Après  s'être  félicité 
d'avoir  associé  le  pallium  à  une  école  de  sagesse  divine,  il  ajoute  : 
«  Réjouis-toi,  Manteau,  et  triomphe.  Te  voilà  relevé  jusqu'à  une 
philosophie  meilleure,  depuis  que  tu  couvres  un  chrétien.  »  Ainsi 
le  christianisme  n'est  «  qu'une  philosophie  meilleure,  »  c'est-à-dire 
un  dernier  progrès  accompli  dans  l'humanité,  après  beaucoup 
d'autres,  la  conclusion  et  le  couronnement  d'un  long  travail,  qui 
avait  commencé  longtemps  avant  lui  et  dont  il  a  profité.  C'est  ainsi 
que  parlent  beaucoup  de  savans  d'aujourd'hui  qui  cherchent  dans 
la  sagesse  antique  les  origines  de  la  doctrine  de  Jésus.  Tertullien 
nous  dit  qu'on  le  faisait  déjà  de  son  temps.  Des  chrétiens,  des  apo- 
logistes de  la  religion  nouvelle  travaillaient  à  la  rapprocher  des 
opinions  des  anciens  philosophes  ;  ils  étaient  heureux  de  faire  voir 
ce  qu'elle  a  de  commun  avec  eux,  et  triomphaient  quand  ils  croyaient 
avoir  montré  qu'elle  n'avait  rien  dit  de  bien  nouveau  et  qui  fût  de  na- 
ture à  causer  beaucoup  de  surprise  {iiiltil  nos  mit  novtim  (tut  porten- 
tositm  sHScepùse).  Cette  méthode  était  suspecte  à  Tertullien,  qui  en 
voyait  les  dangers.  11  déclare,  dans  son  traité  de  la  Prescription, 
qu'il  n'a  aucun  goût  pour  ce  christianisme  philosophique.  Ailleurs 
il  dit  plus  nettement  encore  qu'il  ne  peut  rien  y  avoir  de  commun 
entre  Athènes  et  Jérusalem,  entre  l'académie  et  l'église.  Voilà  sa 
pensée  véritable,  et  je  m'imagine  qu'il  ne  pardonnerait  pas  à  celui 
qui  s'est  permis,  un  jour,  d'écrire  que  le  christianisme  n'est  qu'une 
philosopliie  meilleure,  si  ce  n'était  lui-même  ! 

Si  grande  que  soit  la  contradiction,  elle  s'expliquerait  facilement 
si  l'on  pouvait  croire,  comme  beaucoup  l'ont  pensé,  que  ce  traité 
est  un  des  premiers  qu'il  ait  composés,  et  qu'il  remonte  à  l'époque 
où  il  n'était  encore  qu'à  moitié  converti.  Beaucoup  de  saints  per- 
sonnages ont  passé  par  la  philosophie  avant  d'arriver  au  christia- 
nisme, et  dans  la  nouveauté  de  leur  foi  ils  ont  quelque  temps  gardé 
la  trace  de  leurs  anciennes  opinions.  La  lettre  de  saint  Cyprien  à 
Donat  ressemble  par  momens  à  un  traité  de  Sénèque  plus  qu'à  un 
ouvrage  chrétien.  Les  dialogues  que  saint  Augustin  a  écrits  dans  sa 
retraite,  avant  de  recevoir  le  baptême,  sont  des  œuvres  purement 
philosophiques  où  le  nom  du  Christ  n'est  jamais  prononcé.  Nous  sa- 
vons que  Tertullien  avait  traversé  une  crise  semblable,  et  l'on  avait 
de  lui  un  ouvrage  qu'il  avait  composé  à  cette  époque  contre  les  in- 
convéniens  du  mariage.  Saint  Jérôme,  qui  le  trouvait  fort  amusant, 
le  faisait  lire  aux  jeunes  filles  qu'il  poussait  vers  la  vie  monastique. 
Mais  le  traité   du  Manteau  est  bien   postérieur.   Les  événemens 


7i  RKVUE   DES    DEUX   MONDES. 

hisiloriqucs  uuxqut'ls  rauteiir  fait  allusion  nous  pemietlenl  d'en  sa- 
voir la  dale  précise  ;  il  est  de  l'an  âu8  ou  200,  c'est-à-dire  de  la 
■lin  du  rèinie  de  Seplinae  SéA^èro.  TeiMullien  avait  alors  écrit  ses  plus 
beaux  ou^Taj^es,  expliqué  et  défendu  sa  foi,  livré  ses  plus  vigou- 
reusos  batailles  contre  les  païens  et  les  bérétiquies.  Non  seulement 
il  était  chrélien  depuis  longtemps,  mais  le  cliristianisme  orthodoxe 
ne  sulfisa  t  ])lus  à  cet  esprit  emporlé.  Il  accusait  l'éoliso  de  fai- 
\)lesse,  parce  qu'elle  était  sage  et  modéi'ée  ;  il  lui  reprochait  de  mé- 
iïiager  la  société  et  le  pouvoir,  parce  qu'elle  refusait  de  les  braver 
follement  et  de  s'en  faire  des  ennemis  hTéconciliables,  il  l'avait 
en  iin  quittée  pour  une  secte  plus  rigide.  Et  c'est  àce  moment -même, 
entre  deux  ouvrages  inspirés  par  le  plus  sévère  niontanisme,  .que 
nous  le  voyous  se  retourner  vers  ce  monde  dont  il  s'était  séparé 
a\ec  éclat.  A,pa'ès  l'avoir  tant  de  fois  accîil)lé  de  ses  insultes,  il  lui 
fait  des  avances,  il  flatte  ses  goîits,  il  s'empreint  de  ses  idées,  il 
oopio  sa  façon  d'eciwe,  eide  sa  reitiuite,  où  on  le  ci'oit  occupé  des 
plus  gi'aves  problèmes,  il  lui  adresse  un  Matc  brillant  et  futile,  un 
ouvrage  de  rhéteur,  où  lil  se  met  l'esprit  à  la  torture  pour  mériter 
de  lui  plaiie. 

Qu'en  doit-on  concliu"e?  Qu'au  fond,  il  était  moins  détaché  du 
monde  qu'il  ne  le  prétend,  et  qu'entre  eux  il  restait  encore  un  lien, 
un  seul  peut-èti"e,  qu'il  n'avait  pu  briser.  Il  parle  assez  légère- 
ment quelque  part  des  gens  qui,  dans  les  temps  nouveaux,  s'ob- 
stinent à  conserver  le  souvenir  et  la  curiosité  de  la  vieille  litté- 
rature; il  est  de  ceux-là  plus  qu'il  ne  paraît  le  croire.  Il  a  subi, 
dans  sa  jeunesse,  le  charme  des  lettres  :  c'est  un  jnal  dont  il  n'a 
jamais  pu  se  guérir.  ^Nous  plaisantons  volontiers  de  la  vieille  rhé- 
torique, avec  ses  argumens  puérils,  ses  fleurs  fanées,  son  pathé- 
tique de  convention,  ses  ampliiications  éternelles.  Il  faut  bien  croire 
qu'elle  avait  des  agrémens  auxquels  nous  ne  sommes  plus  sensi- 
bles, puisque  personne  alors  ne  lui  échappait  et  qu'une  lois  qu'elle 
avait  ensorcelé  la  jeunesse,  on  lui  appartenait  jusqu'au  dernier  jour. 
TertuUien  était  au  nombre  de  ces  disciples  fidèles.  Il  n'y  a  pas  un 
seul  de  ses  ouvrages,  j'entends  lesiplus  sérieux,  les  plus  profonds, 
où  la  rhétorique  ne  trouve  moyen  de  s'insinuer,  et  il  ne  faut  qu'un 
prétexte  pour  qu'elle  de^ienne  tout  à  fait  maîtresse.  Si,  par  exemple, 
le  sujet  l'amène  à  pai'ler  du  monde  et  siu-tout  des  femmes,  aussitôt 
le  plaisir  de  bien  dire  le  reprend.  11  attaque  lem-s  défauts,  l'incerti- 
tude de  leur  humem-,  la  futihté  de  leurs  goûts  et  sui-tout  la  passion 
qu'elles  éprouvent  pour  la  parure.  Le  voilà  qui  nous  déci'it  les  orne- 
mens  dont  elles  aiment  à  se  couvrir,  «  et  ces  pierres  précieuses  qui 
servent  à  faire  des  colliers,  et  ces  cercles  d'or  dans  lesquels  on  s'en- 
lermc  le  bras,  et  ces  couleurs  d'un  rouge  de  feu  où  l'on  plonge  la 


ETUDES    DUrSTomE    RELIGIEUSE.  /a 

laiiie,  et  cette  poudre  noire  dont  on  se  colore  le  tour  des  yeux  pour 
leur  donner  un  éclat  plus  provocant.»  Le  saint  homme  a  fait  grande 
attention  à  tous  ces  colifichets  qu'il  blâme,  et  il  déploie  en  les  dé- 
peignant toutes  les  finesses  de  son  esprit,  toutes  les  grâces  de  son 
langage.  Il  faut  donc  en  prendi'e  son  pai'ti  :  cette  âme  n'était  pas 
tout  d'une  pièce,  comme  elle  voulait  le  paraître;  elle  cachait  au 
fond  d'elle-même  une  faiblesse  secrète  qui.  plus  d'une  fois,  l'a  do- 
minée. Dans  cet  âpre  génie,  dans  ce  penseur  vigoureux,  qui  sem- 
blait tout  à  fait  détaché  des  choses  du  monde  et  uniquement  occupé 
des  intérêts  du  ciel,  il  y  avait  un  honmie  de  lettres  incorrigible,  qui 
ne  demandait  qu'une  occasion  pour  s'échapper.  C'est  l'homme  de 
lettres  qui  a  écrit  le  traité  du  Manleau. 

Quant  à  l'occasion  qu'il  eut  de  l'écrire,  nous  ne  la  connaissons 
pas;  mais  il  me  semble  qu'il  n'est  pas  trop  téméraire  de  l'imagine^r. 
Souvenons-nous  que  TertuUien  vivait  alors  à  Carthage,  et  qu'il  n'y 
avait  pas  de  pays  où  l'on  se  piquât  plus  de  littérature  :  <(  Ici,  disaii 
Apulée,  tout  le  monde  connaît  l'éloquence  :  les  enfans  l'apprennent, 
les  hommes  la  pratiquent,  les  vieillards  l'enseignent;  »  et  il  montre 
tout  uiL  peuple  d'amateurs  de  beau  langage,  au  théâtre,  se  pressant 
à  ses  conférences,  et  occupé  à  examiner  chaque  métaphore,  à  peser 
et  à  mesurer  touS'  les  motS'.  Dans-  cette  \dlle  lettrée,  TertuUien  avait 
dû  obtenu'  des  succès  oratoù'es,  et  le  souvenu"  lui  en  était  resté  cher, 
quoiqu'il  s'eiforçàt  de  l'oublier.  Ce  hvre  contre  le  m;u*iage,  dont 
saint  Jérôme  nous  dit  ci  qu'il  était  tout  rempli  de  lieux-commmis, 
en  style  de  rliétem',  »  avait  sans  doute  beaucoup  réussi  auprès  de 
ces  afiâmés  de  rhétorique.  Je  me  figure  qu'ils  avaient  mohis  goûté 
les  beaux  ouvrages  que  Tertulhen  a  écrits  après  sa  conversion,  où 
l'on  trouve  des  pensées  graves  et  des  spéculations  profondes,  mais 
aussi  moins  de  rhétorique  et  de  lieux-communs,  il  leur  semblait 
donc  que  TertuUien  avait  faibli,  et  ils  en  faisaient  retomber  la  faute 
sur  le  christianisme.  On  pensait  généralement  que  c'était  une  doc- 
trme  contraire  aux  gens  d'esprit,  et  Rutihus  la  compare  à  Circé, 
qui  changeait  les  hommes  en  bêtes.  Il  est  donc  vraisemblable  qu'on 
aiïectait  de  plaindre  ce  pauvre  Tertulhen,  qid  avait  subi  la  loi  com- 
mune, et  qu'on  insinuait  qu'il  ne  serait  plus  capable  d'écrh-e  les 
beaux  ouvrages  d'autrefois.  Sous  ces  reproches,  sa  vanité  d'homme 
de  lettres  se  cabra  et  bondit.  Il  consentait  de  bonne  grâce  à  renon- 
cer à  tout  :  «  Je  n'ai  plus  souci,  disait-il,  ni  du  forum,  ni  du  Champ 
de  Mars,  ni  de  la  cmie  ;  je  ne  m'attache  à  aucmie  fonction  publique. 
On  ne  me  voit  pas  escalader  la  tribune  ou  assiéger  le  tribunal  du 
l>réteur.  Je  n'essaie  plus  de  faire  vi<jlence  à  l'eqiuté;  jet  ne  hurle 
plus  pour  une  cause  douteuse.  Je  ne  suis  ni  juge,  ni  soldat,  ni  maître 
de  rien.  J'ai  fait  retraite  loin  du  peuple,  setesni  de  populu.  »  Mais 


76  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

il  tenait  toujours  à  sa  réputation  de  bel  esprit  et  souflrait  de  la  voir 
contestée.  Le  scandale  qu'il  donna  en  quittant  la  toge  pour  le  pdl- 
liinn  avant  ranimé  les  médisances,  il  lui  fut  impossible  de  se  con- 
tenir. Il  voulut,  en  répondant  ti  ses  détracteurs,  prouver  qu'il  n'avait 
rien  perdu,  qu'il  était  parlaiienient  en  vie  et  qu'on  annonçait  sa  déca- 
dence trop  vite.  Pour  les  combattre,  il  reprit  ses  anciennes  armes  et 
s'cflorça  de  leur  montrer  qu'il  savait  toujours  s'en  servir.  Il  rede- 
vint, pour  un  moment,  le  rhéteur  et  même  le  philosophe  d'autre- 
fois. Il  lâcha  la  bride  aux  métaphores  ;  il  mit  toute  son  érudition 
en  mouvement;  il  se  fit  plus  maniéré,  plus  subtil,  plus  raffiné  qu'il 
n'avait  jamais  été  :  il  tint  à  se  dépasser  lui-même.  Le  résultat  de 
ce  beau  travail  fut  le  traité  du  Manteau. 


V. 


Ce  traité  n'est  donc  en  lui-même  qu'un  jeu  d'esprit,  une  curio- 
sité littéraire,  et  mériterait  à  peine  de  nous  arrêter  un  moment,  si 
l'on  n'en  pouvait  tirer  quelques  conséquences  générales,  qui  me 
paraissent  importantes.  Tertullien  n'est  pas  le  seul,  chez  les  auteurs 
chrétiens,  qui  ait  fait  des  concessions  fort  singulières  à  la  rhéto- 
rique et  au  bel  esprit.  On  les  remarque  un  peu  plus  chez  lui,  parce 
qu'il  semble  qu'avec  son  tempérament  et  ses  opinions  il  y  devait 
plus  échapper  que  les  autres  ;  mais  les  autres  n'en  sont  pas  exempts. 
Arnobe  et  Lactance,  pour  n'en  citer  que  quelques-uns,  étaient  des 
rhéteurs  célèbres,  et  Ton  s'en  aperçoit  bien  en  les  lisant;  saint 
Ambroise,  dans  ses  plus  beaux  ouvrages,  imite  Cicéron  et  quelque- 
fois même  le  copie  sans  en  éprouver  aucun  scrupule.  Saint  Jérôme 
y  met  plus  de  façons  ;  il  se  reproche,  comme  un  crime,  le  goût  qu'il 
ressent  pour  le  beau  langage,  et  n'arrive  pas  à  s'en  corriger. 

Ce  got!it,  dont  les  écrits  des  pères  portent  à  chaque  instant  la 
marque,  s'explique  fort  aisément  :  il  leur  venait  de  la  manière  dont 
ils  avaient  été  tous  élevés.  C'est  pour  nous  une  grande  surprise  de 
voir  que  le  christianisme,  qui  aspirait  à  changer  le  monde,  qui  vou- 
lait prendre  l'homme  entier,  s'imposer  à  son  esprit  comme  à  son 
cœur,  ne  soit  pas  parvenu  à  créer  un  enseignement  nouveau  pour 
la  jeunesse.  A  vrai  dire,  il  parait  ne  s'en  être  pas  même  occupé. 
N'a-t-il  pas  vu  l'intérêt  qu'il  y  avait  pour  lui  à  refaire  l'éducation 
pul)li([ue  et  à  y  mettre  un  esprit  qui  fût  en  rapport  avec  sa  doc- 
trine, ou  a-t-il  pensé  qu'il  ne  pourrait  pas  y  réussir?  Je  l'ignore  ;  ce 
qui  est  sûr,  c'est  qu'il  ne  l'a  pas  essayé.  Quand  il  eut  fait  ses  pre- 
mières conquêtes  dans  le  peuple,  et  qu'il  s'attaqua  aux  classes 
élevées,  il  trouva  chez  elles  un  système   d'enseignement  qui  s'y 


ETUDES    D  HISTOIRE    RELIGIEUSE.  // 

était  acclimaté  depuis  des  siècles  et  jouissait  parmi  les  lettrés  d'une 
grande  faveur.  Il  parut  le  subir  de  bonne  grâce.  Ce  système  pour- 
tant lui  était  contraire;  la    "sieille   religion    y    avait  mis  profon- 
dément son  empreinte.  Les  jeunes  gens  y  étaient  nourris  dans 
l'étude  et  l'admiration  de  ces  beaux  poèmes  tout  pleins  des  fables 
de  la  mvthûlogie,  qui  les  avaient  mises  en  crédit  à  l'origine,  et  qui, 
par  le  charme  du  récit,  leur  conservaient  encore  quelque  autorité. 
On  pouvait  donc  dire,   sans  rien    exagérer,   que    les  professeurs 
étaient  alors,  encore  plus  que  les  prêtres,  les  défenseurs  de  l'an- 
cien culte.  Aussi  avons-nous  vu  que  Tertullienne  voulait  pas  qu'un 
chrétien  fût  jamais  professeur.  Il  semble  qu'il  aurait  dû,  pour  res- 
ter fidèle  à  lui-même,  ne  pas  lui  permettre  non  plus  d'être  élève. 
L'enseignement  qu'un  maître  ne  peut  pas  donner  sans  crime,  com- 
ment un  élève  pourrait-il  le  recevoii-  sans  danger?  Si  ces  noms  de 
dieux  et  de  déesses  souillent  la  bouche  qui  les  prononce,  est-il 
possible  qu'ils  ne  blessent  pas  l'oreille  qui  les  entend?  mais  ici, 
contre  son  ordinaire,  Tertullien  n'ose  pas  pousser  son  opinion  jus- 
qu'au bout.  11  s'arrête  au  milieu  du  chemin  et  n'hésite  pas  à  se 
démentu".  Il  souftre  chez  l'élève  ce  qu'il  a  interdit  au  professeur;  il 
ne  lui  parait  pas  possible  qu'on  empêche  un  jeune  homme  d'aller 
à  l'école,  et  la  raison  qu'il  en  donne  mérite  d'être  rapportée  :  «Com- 
ment, dit-il,  se  formerait-il  sans  cela  à  la  sagesse  humaine?  com- 
ment apprendrait-il  à  diriger  ses  pensées  et  ses  actions,  la  littéra- 
ture  étant  un  instrument  indispensable  pour  l'homme,  pendant 
toute  sa  vie?  »  Tertullien,  on  le  voit,  n'imaginait  pas  qu'mi  jeune 
homme  pût  se  passer  d'apprendre   les  lettres  humaines,  ni  qu'on 
pût  les  enseigner  autrement  qu'on  le  faisait  de  son  temps  ;  aussi  se 
résignait-il  à  l'envoyer  dans  des  écoles  qu'il  n'aimait  guère.    Les 
autres  docteurs  de   l'Église,   même   quand  ils   protestent  contre 
cette  nécessité,  comme  saint  Augustin,  et  qu'ils  en  signalent  le  pé- 
ril, n'osent  pas  proposer  de  s'y  soustraire  ;  et  voilà  comment  il  s'est 
fait  que  l'ancienne  éducation  de  la  jeunesse,  celle  de  Cicéron  et  de 
Quintilien,  a  duré  autant  que  l'empire.  La  lecture  d'Ennodius,  un 
écrivain  du  vi*^  siècle,  nous  donne  à  ce  sujet  des  renseignemens 
très  curieux.  Nous  y  voyons  qu'au  moment  où  les  barbares  étaient 
maîtres  de  l'Italie,  pendant  que  Théodoric  régnait  à  Ravenne,  les 
écoles  étaient  ouvertes    comme   autrefois  ;  les  grammairiens,    les 
rhéteurs  y  faisaient  les  mêmes  leçons,  les  élèves  y  traitaient   les 
mêmes  matières,  rien  n'y  était  changé,  et  au  miUeu  d'une  société 
devenue  toute  chrédenne, l'enseignement  restait  tout  païen.  Parmi 
les  sujets    de  déclamation    que  le    maître    donnait    aux    élèves, 
je  trouve  celui-ci,  qui  remontait  sans  doute  à  plusieurs  siècles  : 
«  on  accusera  un  homme  qui  s'est  permis  de  porter  une  image  de 


78  REVUJi    DES    DEUX    MOXDES. 

Miîiorve  dans  \m  mauvais  lieu  ;  »  et  le  bon  évêque  de  Pavie  ne  pa- 
rai! pas  s'apercevoir  que  ce  sujet  ne  convient  guère  à  des  écoliers 
et  à  des  chrétiens. 

Je  n'ai   i)as   besoin    df   dire  quelles  pouvaient   être  les  consé- 
quences d(!  cette  éducation,  jusqu'à  quelle  profondeur  les  lettres 
et  les  sciences  profanes  pénétraient  dans  ces  âmes  jeunes,  et  comme 
il  était  difficile  plus  tard  de  les  en  arracher.  L'étude  que  nous  ve- 
nons de  faire  en  est  la  démonstration  vivante.  Quand  un  homme 
connue    TertuUien,    aussi   déterminé,   aussi    rigoureux    dans    ses 
croyances,  aussi  jaloux  de  la  pureté  de  sa  foi.  qui  faisait  un  devoir 
au\  fidèles  de  se  séparer  tout  à  fait  de  la   société  païenne,  s'est 
laissé  dominer  par  les  souvenirs  de  l'école  et  le  souci  des  vieilles 
lettres  au  point  d'écrire  le  traité  du  Manteini,  que  ne  devaient  pas 
faire  les  autres!  Aucun  d'eux,  on  peut  l'afîirm(^r,  ne  s'est  tout  à 
fait  soustrait  aux  impressions  de  sa  jeunesse;  tous  ont  apporté  au 
christianisme  une  âme  pleine  de  l'admiration  des  écrivains  anciens, 
(jui  avait  commencé  à  vivre  avec  eux  et  s'était  tout  imprégnée  de 
leurs  idées.  INon-seulement  quand  ils  se  mettent  à  écrire  pour  expo- 
ser ou  défendre  leur  loi,  ils  le  iont  d'après  les  méthodes  qu'ils  ont 
apprises,  ils  reproduisent,  sans  le  vouloir,  les  modèles  qu'on  a  mis 
de\ant  leurs  veux,  en  sorte  aue  la  littérature  nouvelle  se  trouve 
jetée  dans  le  moule  antique,  mais  ils  introduisent  dans  leur  nou- 
Aelle  doctrine  beaucoup  d'idées  et  d'opinions  qui  leur  viennent  de 
leur  fréffuentation  des   anciens    auteurs.  11  y   en   a,  connue   Au- 
sone,  qui,  bien  r[ne  ctn'éliens  dans  leur  ^ie  privée,  se  croient  auto- 
i'is('s  à  être  entièrement  païens  quand  ils  font  des  vers,  pour  res- 
sembler davantage  à  ces  grands  poètes  dont  ils  suivent  pieusement 
la  tiMce.   Le  plus    giaiid   nombre  essaie   d'accommoder  les  deux 
enseignemens  qu'ils  ont  reçus,  celui  de  l'école  et  celui  de  l'église; 
ils  mêlent  ensemble  comme  ils  peuvent  Virgile  et  la  Bible,  Platon 
et  saint  Paul.  F-e  mélange  s'est  fait  de  diverses  façons  et  dans  des 
proportions  dilVérentes  ;  mais,  quel  que  soit  l'élément  qui  domine, 
aucun  ne  sup})rime  tout  à  fait  l'autre.  L'antiquité  classique,  même 
(îhez  les  plus  sévères,  reste  honorée,  vivante  ;  elle  a  sa  place  à  coté 
des  livres  saints  ;  avec  eux  et  sous  leur  protection,  elle  a  traversé 
le  moyen  âge,  et  c'est  ainsi  qu'une  religion,  qui  devait  détruire  les 
lettres  anciennes,  en  réalité  les  a  sauvées. 


Gastox  BoissiER. 


LA 


JEUNESSE  DE  RICHELIEU 


(i585-161i) 


V. 


ORIGINES     ET     EDUCATION. 


LA    FAMILLE. 


Si  haut  que  l'on  puisse  remonter  dans  l'histoire  de  la  famille  des 
Du  Plessis,  on  la  trouve  installée  sur  les  bords  de  la  Creuse,  aux 
confins  de  la  Breune  et  du  Poitou,  dans  une  propriété  entourée 
de  palissades,  —  un  plessis,  —  qui  dépendait  de  la  paroisse  de 
Néon,  à  quelques  lieues  du  Blanc. 

Durant  de  longs  siècles,  les  Du  Plessis  furent  peu  de  chose  :  ar- 


(1)  Je  n'ai  pu  citer  ici  en  note  les  diverses  soui-ces  auxquelles  j'ai  emprunté  les 
élémens  de  ce  travail.  Je  me  réserve  de  les  faire  connaître  plus  tard  en  détail.  Qu'il 
me  suffise  de  mentionner  V Histoire  du  Poitou,  de  Thibaudeau;  l'Histoire  généa- 
locjiqué  de  la  maison  Du  Plessis-Riclielieu ,  par  André  Duchesne:  les  additions  aux 
Mémoires  de  Castelnau,  par  Le  Laboureur;  l'Histoire  du  cardinal-duc  de  Richelieu, 
par  Aubery  ;  le  si  précieux  recueil  des  Lettres,  instructions  diplomatiques  et  papiers 
d'État  du  cardinal  de  Richelieu,  publié  par  M.  dAvenel;  du  même  auteur,  une  excel- 
leuie  notice  ::ur  la  Jeunesse  de  Riclie'ieu  ;  !e  Cardinal  de  Rithelicu,  par  ?,L  Tuarlineau 


80  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chcrs,  écuycrs,  au  service  tantôt  des  rois  de  France,  tantôt  des 
rois  d'Angleterre,  paysans,  chasseurs,  quelquefois  pis. 

La  blanche  aînée  resta,  jusqu'au  xvii®  siècle,  dans  le  manoir  pa- 
ternel. Mais  à  la  fin  du  xiv''  siècle,  un  certain  Sauvage  du  Plessis 
donna  naissance  à  une  branche  cadette  qui  émigra  vers  la  Tou- 
raine.  Ce  Sauvage  était  un  habile  homme  ;  il  sut  augmenter  son 
maigre  héritage  et  maria  son  fils  avec  une  fille  de  la  noble  famillo 
des  Clérembault.  Ceux-ci  possédaient  le  château  de  Richelieu.  C'est 
ainsi  que  les  Du  Plessis,  branche  cadette,  quittèrent  la  misérable 
jîrenne  et  s'installèrent  dans  un  pays  plus  riche,  à  la  frontière  de 
la  Tourainc  et  du  Poitou.  Ils  prirent  le  nom  de  la  belle  propriété 
que  les  Clérembault  avaient  aménagée  sur  les  bords  du  Mable. 

Les  Du  Plessis  de  Richelieu  durent  beaucoup  au  bonheur  de 
leurs  alliances.  Les  Clérembault  les  avaient  tirés  de  l'obscurité  ; 
bientôt,  un  mariage  avec  les  Le  Roy,  autre  famille  considérable  de  la 
Touraine,  les  rapprocha  de  la  cour.  Sous  le  règne  de  Louis  XI,  ils 
y  occupaient  les  fonctions  modestes  d'écuyers  de  la  reine,  et  de 
maîtres  d'hôtel  des  princes  de  la  famille  royale. 

Après  les  Le  Roy,  ce  furent  les  Rochechouart.  En  15Zi2,  un  Louis 
du  Plessis  épousa  Françoise  de  Rochechouart,  fille  un  peu  mûre 
et  sèche,  paraît-il,  mais  qui  lui  apporta  en  dot,  outre  quelque 
12,000  livres,  l'orgueil  du  grand  nom  qu'elle  portait.  Louis  du 
Plessis  et  Françoise  de  Rochechouart  eurent  cinq  enfans,  dont 
François  du  Plessis,  père  du  cardinal  de  Richeheu. 

Louis  du  Plessis  mourut  jeune.  Son  fils  aîné  fut  assassiné  ou 
tué  en  duel  par  un  seigneur  voisin.  Le  cadet,  François  du  Plessis, 
vengea  ce  meurtre;  mais  il  dut  quitter  la  France  pour  échapper 
aux  poursuites.  Il  voyagea,  parcourut  l'Angleterre,  l'Allemagne, 
se  trouva  en  Pologne  au  moment  où  le  futur  Henri  III  y  régnait.  Il 
sut  s'approcher  du  prince,  se  faire  distinguer,  aimer.  Quand 
Henri    III  quitta  la   Pologne  pour  venir   en   France   succéder   à 

(i"  volume,  seul  paru);  un  précieux  petit  ouvrage  de  l'abbé  de  Pure  que  personne 
n'a  cité  jusqu'ici  :  Vita  emimntissimi  cardinalis  A.-J.  Richelii,  par  A.-M.-D.-P.. 
Paris,  1G50,  in-S"  ;  les  publications  de  M.  de  La  Fontenelle  de  Vaudoré,  notamment 
\c  Journal  de  Michel  le  Riche,  et  VHistoire  des  évéques  de  Luçon  ;  le  Véritable  père 
Joseph,  par  l'abbé  Richard;  les  études  de  M.  Fagniez  sur  le  père  Joseph,  celles 
de  M.  de  lioislisle,  etc.  —  Voilà  pour  les  travaux  imprimés.  11  faudrait  ajouter  les 
grandes  collections  de  documens  manuscrits  de  Paris  et  de  la  province.  J'ai  fait  des 
recherches  à  Paris,  dans  les  Archives  nationales,  dans  les  Archives  du  ministère 
dos  affaires  étrangères,  qui  réserveront  longtemps  encore  de  nouvelles  surprises  aux 
chercheurs,  à  la  Bibliothèque  nationale,  à  la  Bibliothèque  de  l'Arsenal,  au  fonds 
Godefroy  (Bibliothèque  de  l'Institut).  J'ai  également  visité  les  archives  de  l'Indre  et 
de  la  Vienne  et  j'y  ai  trouvé  plus  d'un  renseignement  inédit.  J'ai  consulté  le  fonds  de 
dom  Fonteneau,  à  la  Bibliothèque  de  Poitiers,  les  archives  de  la  ville  de  Richelieu  et 
celles  du  village  de  Braye.  Enfin,  j'ai  trouvé  quelques  renseignemens  inédits  chez 
M.  Poirier  à  Faye-la-Vineuse. 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  SI 

Charles  IX,  François  du  Plessis  raccompagna.  C'est  ici  que  com- 
mence véritablement  la  carrière  politique  des  Richelieu. 

A  peine  rentré  en  France,  Henri  III  nomma  François  du  Plessis 
prévôt  de  son  hôtel,  puis  grand-prévôt  de  France,  en  1578.  Il 
n'avait  pas  trente  ans.  Nous  avons  de  nombreuses  traces  de  l'ac- 
tivité avec  laquelle  il  remplit  ses  fonctions.  Henri  III  lui  confia  plus 
d'une  mission  importante  et  secrète.  Il  lui  donna  la  plus  haute 
marque  de  sa  faveur  en  le  faisant  chevalier  de  l'ordre  du  Saint- 
Espril,  dans  le  chapitre  tenu  le  1"  janvier  1585. 

L'information  sur  la  vie  et  les  mœurs  du  nouveau  chevalier  est 
parvenue  jusqu'à  nous.  Ceux  qui  furent  appelés  à  déposer  attes- 
tent que  François  de  Richelieu  est  noble  de  bonne  souche  ;  ils  le 
dépeignent  comme  «  un  bon  catholique,  »  —  «  un  seigneur  ré- 
véré et  aimé  de  ses  subjets  et  de  tous  autres  pour  le  bon  traite- 
ment et  soulagement  qu'il  leur  donne.  »  Il  était  peu  instruit,  a  peu 
enrichi  de  lettres.»  Mais  on  louait  son  a  clair  et  prompt  esprit,»  son 
«  beau  et  fertile  naturel.  »  Il  se  plaisait  dans  la  conversation  des 
hommes  lettrés  et  tâchait  de  réparer  ainsi  les  lacunes  d'une  édu- 
cation trop  écourtée.  Un  sobriquet  de  cour  nous  ouvre  une  lumière 
sur  son  caractère  :  on  l'appelait  Tristan  l'IIermîte.  En  lui  don- 
nant ce  surnom,  on  visait  assurément  ses  fonctions  de  grand- 
prévôt,  la  faveur  dont  il  jouissait  auprès  du  roi  ;  mais  aussi  un 
côté  particulièrement  grave  et  sombre  de  son  humeur. 

Assuré  de  l'amitié  d'un  roi  qui  péchait  plutôt  par  excès  de  bien- 
veillance pour  ses  favoris,  François  du  Plessis  mérita  sa  fortune 
par  une  activité  et  un  dévoùment  sans  bornes.  Il  était  près  du 
roi  à  la  Journée  des  Rarricades,  et  on  dit  qu'il  protégea  la  retraite 
hors  de  Paris.  11  ne  prit  point  part  à  l'assassinat  des  Guises  ;  mais 
ce  jour  même,  il  arrêta,  dans  la  salle  des  États,  le  président  de 
Neuilly  et  les  autres  membres  du  Tiers,  dont  le  roi  crut  devoir 
s'assurer. 

En  avril  1589,  on  le  voit  à  Poitiers  s'efTorçant,  avec  le  sieur  de 
La  Roche-Chémerault,  de  maintenir  cette  ville  dans  le  devoir.  Les 
esprits  échauffés  contre  les  «  Henrions  »  échappaient  à  toute  dis- 
cipline. Richelieu,  après  d'inutiles  efïbrts,  fut  obligé  de  quitter  Poi- 
tiers, dans  des  conditions  assez  piteuses.  Il  rejoignit  Henri  III  et  ne 
le  quitta  plus  jusqu'au  jour  où  ce  prince  mourut  sous  le  poignard 
de  Jacques  Clément. 

Le  capitaine  des  gardes  du  roi,  grand-prévôt  de  l'hôtel  et   du 

royaume,  joua,  comme  on  le  pense,  un  rôle  important  dans  cette 

journée  du  l^'  août  1589.  Il  arrêta  Jacques  Clément  et  fit, une  heure 

après  l'assassinat,  une  information  qui,  contenant  les  dépositions 

TOME  xciy.  —  1889.  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  témoins  oculaires,  noas  est  restée  comme  le  témoignage  le  plus 
précis  et  le  plus  complet  sur  les  diverses  phases  de  cet  événement. 

A  la  mort  du  roi  Henri  III,  la  situation  des  seigneurs  catholiques 
qui  raccompagnaient  était  difficile.  Le  sort  de  la  nouvelle  dy- 
nastie dépendait  de  la  résolution  qu'ils  allaient  prendre  :  leur 
adliésion  à  l'héritier  légitime,  quoique  protestant,  devait  entraî- 
ner le  concours  de  la  majeure  partie  de  la  nation  ;  leur  abstention 
eût  assuré  le  succès  de  la  Ligue  et  probablement  préparé  le  che- 
min de  la  famille  de  Guise.  Malgré  le  passé  gumird  et  catholique 
de  sa  famille,  Richelieu  fut  de  ceux  qui  se  déclarèrent  pour  le 
Béarnais.  Son  attitude  est  mentionnée  expressément  par  les  écri- 
vains conlemporains.  Elle  n'allait  pas  d'ailleurs  sans  profit  pour  lui. 
Henri  IV  maintint  le  grand-prévôt  dans  les  fonctions  qu'il  occu- 
pait. Il  lui  confia  également  des  missions  importantes  et  en  fit  le 
compagnon  de  ses  luttes  journalières,  pour  la  conquête  du  royaume. 

François  de  Richelieu  combattit  à  Arques  et  à  Ivry,  assista  aux 
sièges  de  Vendôme,  du  Mans  et  de  Falaise.  ïl  suivit  encore  le  roi 
au  grand  siège  de  Paris.  Il  était  à  Gonesse,  dans  le  camp  royal, 
lorsqu'une  fièvre  violente,  suite  des  fatigues  d'une  vie  si  remplie, 
le  saisit  et  l'enleva  le  10  juillet  1590,  à  l'âge  de  quarante-deux  ans. 

Tous  ceux  qui  l'avaient  connu  plaignirent  sa  mort.  Henri  IV 
garda  de  lui  un  souvenir  ému.  S'il  eût  vécu,  il  eût  occupé,  auprès 
du  roi  définitivement  reconnu  et  obéi,  un  emploi  digne  de  ses  mé- 
rites et  des  services  qu'il  avait  rendus. 

On  peut  dire  du  père  de  Richeheu  qu'il  fut  comme  une  première 
empreinte,  conforme  aux  circonstances  et  aux  nécessités  du  temps, 
de  ce  que  son  fils  devait  être  bientôt.  Sa  vie  fut  active,  dévouée, 
vigoureuse.  Cette  noble  race,  à  peine  arrachée  à  l'engourdisse- 
ment de  sa  province,  s'essayait,  par  une  série  d'efforts  successifs 
et  toujours  plus  heureux,  au  grand  service  que,  dans  sa  prochaine 
génération,  elle  allait  rendre  à  la  royauté  et  à  la  France. 

François  de  Richelieu  s'était  marié  jeune.  On  n'a  pas  la  date 
exacte  de  l'union.  Mais  un  écrivain  érudit,M.Martineau,  a  retrouvé, 
sur  les  registres  de  l'église  Sahit-Sé vérin,  à  Paris,  l'acte  de  fian- 
çailles, daté  du  21  août  1566  et  ainsi  libellé  :  «  Le  21  août  1566 
furent  fiancés  noble  homme  François  du  Plessis,  gentilhomme  or- 
dinaire  de  la  chambre  du  roi  et  seigneur  de  Richeheu  et  de  La 
ycrvohère,et  damoiselle  Suzanne  de  la  Porte,  dame  De  Farinvil- 
liers  et  De  Valencourt.  » 

Le  fiancé  avait  dix-huit  ans  et  la  future  quinze  ans,  étant  née  le 
13  février  1551.  Elle  était  fille  du  sieur  François^  de  la  Porte,  avo- 
cat au  parlement  de  Paris. 


LA    JEU.NESSE    DE    RICHELIEU.  83 

Les  généalogistes  se  sont  elTorcés  de  reconstituer  les  titres  de 
noblesse  de  cette  famille  des  La  Porte.  La  vérité  est  qu'elle  appar- 
tenait à  la  bourgeoisie,  à  cette  bonne  bourgeoisie  de  province  et 
dé  Paris  que  l'honneur,  le  mérite,  la  fortune,  les  prétentions,  rap- 
prochaient de  la  petite  noblesse  jusqu'à  l'y  rattacher  par  de  fré- 
quentes unions. 

Les  La  Porte  étaient  originaires  de  Parihenay  ;  ils  étaient  donc 
de  la  même  province  que  les  Du  Plessis-Richelieu.  C'est  ce  cfui 
explique  le  mariage.  11  n'en  dut  pas  moins  être  considéré  comme 
une  mésalliance  dans  une  famille  qui,  au  degré  précédent,  s'était 
unie  avec  les  Rochechouart.  On  peut  supposer  qu'à  l'époque  des 
liançailles  l'ainé  des  fds  de  Françoise  de  Rochechouart  n'était  pas 
mort,  et  que  François  de  Richelieu  n'était  encore  qu'un  cadet. 

11  faut  ajouter  que.  vers  le  milieu  du  xvi^  siècle,  les  Richelieu, 
malgré  les  services  qu'ils  a>  aient  rendus  aux  rois,  étaient  toml)és 
dans  une  sorte  de  rnis'Te.  Peut-être  esperait-on  rétablir  les  alfaires 
par  l'héritage  de  l'avocat.  Sur  ce  point  encore,  on  fut  déçu  ;  car 
Suzanne  de  la  Porte  ne  re;;ut  d'autres  biens  que  ceux  qui  lui  appar- 
tenaient du   chef  de   sa    mère,   Claude    Buchart,  morte  en  1556. 

François  de  la  Porte,  père  de  Suzanne,  et  grand-père  maternel 
du  cardinal  de  Richeheu,  n'était  pas  un  homme  ordinaire.  11  était 
des  plus  distingués  parmi  ses  collègues.  Il  fut  le  bâtonnier  de 
leur  ordre.  Loysel,  dans  son  J)iiilof/iie  des  Avocats,  le  cite,  au 
premier  rang,  près  des  Christophe  de  Thou,  des  Guillaume  Bou- 
cherai, des  Charles  du  Moulin;  il  parle  de  sa  u  conliance  et  har- 
diesse, »  de  son  érudition  technique  ;  il  rappelle  avec  éloge  la  ré- 
ponse ^dgoureuse  qu'il  fit  au  président  De  Thou,  alore  que  celui-ci 
interrompant  un  avocat  qui  plaidait  :  «  Vous  avez  tort,  reprit  La 
Porte,  de  vous  en  prendre  à  un  homme  qui  en  sait  plus  que  ^  ous- 
mème  n'en  saurez  jamais.  » 

François  de  la  Porte  fut  un  des  avocats  qui  parlèrent  dans  le 
fameux  procès  de  Cabrière  et  Merindol.  Il  s'acquit  une  grande 
réputation,  etDreux  du  Radier  n'est  que  l'écho  des  témoignages  con- 
temporains, quand  il  s'exprÙTie  ainsi  à  son  sujet  :  «  Il  brilla  à  Paris 
dans  la  profession  d'avocat,  par  tous  les  talens  qui  font  le  grand 
homme.  Le  public  auquel  il  s'était  consacré  n'admirait  pas  moins 
son  désintéressement  et  son  affabilité  que  ses  lumières.  Si  la  vanité 
peut  p;iraître  excusable,  personne  n'eut  plus  d'excuses  que  Fran- 
çois de  la  Porte.  » 

La  vanité  parait  avoir  été,  en  effet,  le  défaut  du  brillant  avocat. 
Nous  verrons,  par  la  suite,  que  ses  descendans  n'en  laissèrent  pas 
tomber  l'héritage. 

Cette  vanité  fut  peut-être  satisfaite  par  le  mariage  de  sa  fille 
avec  un  descendant  de  la  famille  des  Du  Plessis-Richelieu,  et  i)ar 


8i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  carrière  inespérée  du  grand-prévôt  de  France.  Mais  ces  succès 
même  devaient  faire  sentir  plus  cruellement  à  l'orgueilleuse  mère 
de  François  le  regret  de  la  mésalliance,  et  Suzanne  de  la  Porte, 
jeune,  pauvre,  effacée,  obligée  de  vivre  sous  la  rude  tutelle  de  sa 
belle-mère,  ne  fut  pas  heureuse. 

De  cette  union  assez  mal  assortie,  nuciuirent  cinq  enfans  :  trois 
iils  et  deux  filles.  A  la  mort  de  François  du  Plessis-Richelieu,  le 
lOjuin  1590,  l'aîné  de  ces  enfans,  Henri  du  Plessis,  avait  environ  dix 
ans;  le  second,  Alphonse  du  Plessis,  avait  six  ans;  le  troisième, 
Armand-Jean,  avait  cinq  ans  ;  la  plus  âgée  des  deux  filles,  Fran- 
çoise, avait  douze  ans,  et  la  cadette,  Nicole,  en  avait  trois  ou 
quatre. 

Ainsi,  la  jeune  veuve  de  quarante  ans  dut  s'arracher  aux  espé- 
rances que  la  carrière  si  brillamment  commencée  de  son  mari 
avait  pu  faire  naître  en  elle  pour  s'en  aller,  au  fond  d'une  province 
éloignée,  sous  l'œil  d'une  belle-mère  âgée  et  fière,  dans  le  silence 
«  de  la  vieille  maison  de  pierres,  couverte  d'ardoises,  »  dont  parle 
Tallemant  des  Réaux,  se  consacrer  à  la  lourde  lâche  de  la  restau- 
ration de  sa  fortune  et  de  l'éducation  de  ses  enfans. 

Le  savant  Le  Laboureur  raconte  qu'au  moment  où  François  du 
Plessis,  grand-prévôt  de  France,  mourut,  il  était  si  pauvre  qu'il 
fallut  engager  son  collier  de  l'ordre  pour  subvenir  aux  frais  de  ses 
funérailles.  Tous  les  contemporains  qui  ont  su  quelque  chose  de 
la  famille  des  Richeheu  constatent  cette  détresse.  Mais  presque 
tous  aussi  s'accordent  à  dire  que,  par  sa  prudence  et  son  habileté, 
la  fille  de  l'avocat  de  La  Porte  parvint  à  rassembler  et  à  restaurer 
les  débris  d'une  fortune  que  le  malheur  des  temps  et  la  mort  pré- 
maturée de  son  mari  avaient  détruite. 

La  mère  de  Richelieu  paraît  avoir  été  une  femme  discrète,  sage, 
modeste,  toute  préoccupée  de  la  santé,  de  l'éducation,  de  l'avenir 
de  ses  enfans.  Nous  avons  quelques  lettres  d'elle.  On  n'y  trouve 
guère  qu'une  grande  sollicitude  pour  tout  ce  qui  touche  aux  siens. 
Elles  sont  teintes  de  mélancolie,  écrites  avec  plus  de  naturel  que 
d'orthographe. 

Un  poète  contemporain  compare  M"*^  de  Richeheu  à  «  la  co- 
lombe. »  Il  ne  loue  ni  sa  beauté,  ni  son  esprit,  ni  son  charme; 
mais  seulement  «  sa  fidélité  conjugale  »  : 

D'un  vœu  plein  d'tiumanité 
Je  donne  la  tourterelle, 
Je  donne  la  colombelle, 
Portraits  de  fidélité, 
A  une  dame  loyale 
Qui,  de  la  foi  conjugale 
Tout  l'honneur  a  mérité. 


LA   JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  85 

Simple  et  douce  comme  une  colombe,  telle  aurait  été  la  mère 
de  ce  terrible  cardinal.  La  petite  bourgeoise  qu'elle  était  devait  se 
trouver  bien  gênée  dans  cette  maison  de  Piichelieu  que  les  préten- 
tions emplissaient,  plus  encore  que  les  titres  et  les  services. 

Pourtant  ces  qualités  modestes  ne  restèrent  pas  sans  emploi. 
Elle  avait  pris,  dans  l'air  de  Tétude,  une  teinture  des  affaires  que 
la  nécessité  accrut  et  développa.  Si  les  poètes  parlent  fort  peu 
d'elle,  les  notaires  la  connaissent  et  ont  souvent  écrit  son  nom.  Elle 
avait  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  le  sens  pratique.  Richelieu 
pensait  probablement  à  sa  mère  lorsqu'il  écrivait  quelque  temps 
après  l'avoir  perdue  :  «  La  science  d'une  femme  doit  consister  en 
modestie  et  retenue.  Celles  doivent  être  dites  les  plus  habiles  qui 
ont  le  plus  de  jugement.  Je  n'en  ai  jamais  vu  de  fort  lettrée  qui 
n'ait  tiré  beaucoup  d'imperfection  de  sa  grande  connoissance.  » 

Cette  qualité  du  jugement,  —  rare  chez  toutes  les  femmes,  un 
peu  moins  rare  peut-être  chez  nos  Françaises,  —  appartenait  à  la 
fdle  des  La  Porte  et  des  Bochart.  Sa  fortune  et  celle  de  ses  en- 
fans  furent  remises  peu  à  peu,  par  elle,  en  meilleur  état. 

A  ce  point  de  vue,  la  situation  de  la  veuve  du  grand-prévôt  était 
vraiment  pénible.  Non  cfiie  les  apparences  de  la  richesse  lui  man- 
quassent. On  peut  énumérer  plusieurs  propriétés  qui  lui  appar- 
tenaient, ou  bien  à  ses  enfans  :  Richeheu,  La  Vervolière,  Le  Chil- 
lou,  Chàteauneuf,  Coussav-lès-Bois,  Le  Petit-Puv,  etc.  Mais  ces 
propiietés,  pouj-  la  plupart  couvertes  de  constructions  et  closes  de 
mm-ailles,  étaient  beaucoup  plus  pour  l'apparat  que  pour  l'utilité 
et  le  rapport.  Dans  ces  temps  de  troubles,  leur  garde  et  leur  en- 
tretien imposaient  de  lourdes  charges.  Elles  rapportaient  peu.  Le 
paysan  pillé,  traqué,  abandonnait  les  champs.  Si  une  maigre  mois- 
son mûrissait,  c'était  l'ennemi  qui  la  récoltait. 

En  outre,  des  dettes  considérables  écrasaient  une  fortune  déjà 
si  obérée.  Le  grand-prévôt  avait  voulu  faire  figure  à  la  cour  ;  puis 
il  avait  essayé  de  se  sauver  par  des  spéculations  malheureuses. 
Sa  mort  soudaine  avait  anéanti  les  espérances  et  n'avait  plus  laissé 
que  la  cruelle  réalité  de  la  ruine. 

Heureusement  Henri  IV  n'était  pas  resté  dans  l'ignorance  ni  dans 
l'insouciance  de  cette  situation  cruelle.  Certaines  mentions  rele- 
vées sur  les  registres  de  comptes  nous  permettent  d'affirmer 
qu'il  venait  en  aide  à  la  veuve  de  son  fidèle  serviteur.  En  1593,  il 
lui  fait  attribuer  20,000  livres;  en  159/i,  il  lui  confère  la  nomina- 
tion à  une  abbaye  dont  la  récompense  valut  15,000  livres.  Dès  1608, 
le  fils  aîné,  Henri  du  Plessis,  est  inscrit  sur  l'état  des  pensions  pour 
une  somme  de  3,000  livres. 

Mais  le  plus  puissant  secours  vint  de  la  jouissance  des  revenus 


86      ■  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  l'é\èclié  de  Luron  qu'on  laissa  entre  les  mains  de  Suzanne  de 
la  Porte.  Klle  le  lit  administrer  par  le  chapelain  de  son  château,  et 
put  tirer  de  cette  source,  ainsi  que  du  produit  de  quelques  abbayes 
de])endant  du  diocèse,  les  moyens  d'élever  ses  enfans. 

11  iaut  essayer  maintenant  de  se  représenter  la  vie  que  menait, 
à  la  lin  du  xvi®  siècle,  au  fond  d'une  province  désolée,  la  famille 
(pie  dominait  l'altière  figure  de  Françoise  de  Rochechouart,  et  sur 
laquelle  s'uiciinait  la  g-racieuse  et  touchante  ligure  de  Suzanne  de 
la  i^orte. 

On  habitait  généralement  le  château  de  Richelieu. 

Au  milieu  d'une  plaine  grasse,  fertile,  laissant  la  vue  s'étendre 
au  loin  sur  un  horizon  plat,  les  eaux  du  Mable,  allluent  de  la  Veude,. 
déterminaient  un  îlot  carre  d'environ  cent  mètres  de  côté.  Au  mi- 
lieu de  cet  ilôt,  s'élevait  le  manoir  de  Richelieu.  La  terre  et  sei- 
gneurie de  ce  nom  avaient  appartenu  originairement  aux  Mausson^ 
ancienne  famille  du  voisinage.  En  1201,  un  Mausson  avait  obtenu, 
de  l'abbé  de  Saint-Gyprien  de  Poitiers,  la  permission  de  construire 
une  chapelle  dans  la  paroisse  de  Braye,  à  l'endroit  appelé  Diceii 
Locita.  On  trouve  cette  chapelle  mentionnée  plusieurs  fois  sous  le 
nom  de  liiclteloc,  Hikeloc,  puis  liicJielieu.  Les  Mausson,  de  très 
bonne  heure,  avaient  trouvé  ce  séjour  agréable  et  y  avaient  fait  con- 
struire un  château.  Or  une  fille  des  Mausson,  Gilette,  avait  épousé, 
dans  les  premières  années  du  xv*  siècle,  Jean  Clérembault,  et  lui 
avait  transporté  la  propriété  de  ce  domaine.  Jean  et  Gilette,  sa 
femme,  eurent  pour  fils  Louis  et  pour  fille  Perrine,  qui  épousa 
Geoilroy  du  IMessis.  Louis  Clérembault,  héritier  de  son  père  et  de 
sa  mère,  reçut  Richelieu  dans  le  partage  ;  mais  comme  il  n'eut  pas 
d'enfant,  il  le  laissa  par  testament  à  son  neveu, François  du  Plessis, 
sieur  de  La  Vervolière.  Ainsi  des  Mausson  aux  Clérembault,  et 
des  Clérembault  aux  Du  Plessis,  le  domaine  de  RicheHeu  était  venu 
aux  ancêtres  du  cardinal. 

Mais  les  Clérembault  l'avaient  singulièrement  transformé.  Jean 
Clérembault  avait  obtenu,  en  1^29,  l'autorisation  de  bâtir  un 
château  auprès  de  l'antique  chapelle,  et  de  le  fortifier.  On  était 
en  pleine  guerre  de  Cent  ans.  Tout  le  pays  se  hérissait  de  forte- 
resses. Les  architectes  munirent  Richelieu  aussi  fortement  que  le 
permettait  la  disposition  des  lieux.  Ce  furent  eux  qui  dérivèrent 
les  eaux  du  Mable  et  qui  aménagèrent  les  belles  douves  qui  mar- 
quent encore  l'emplacement  de  l'ancien  manoir. 

Construit  dans  le  style  du  temps  et  en  vue  de  pourvoir  aux  né- 
cessites de  la  défense,  il  formait  un  ensemble  assez  imposant.  Huit 
grosses  tours  à  toit  en  poivrières  trempaient  leurs  pieds  robustes 


LA   JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  87 

dans  le  fossé.  Quatre  corps  de  bàtimens  se  coupant  en  quadrilatère 
reliaient  les  tours  et  formaient  une  belle  masse  de  pierres;  au 
milieu,  dominant  le  tout,  la  lanterne  aiguë  du  donjon. 

Les  hauts  toits  en  ardoises,  les  màcliicoulis,les  créneaux,  les  che- 
mins de  ronde,  les  galeries  de  l'étage  supérieur,  donnaient  quelque 
légèreté  à  cette  construction  massive.  Alors  que  la  partie  inférieure 
restait  encore  épaisse  et  âpre,  le  premier  étage,  plus  ajouré,  s'ou- 
■\Tait  dans  les  inquiètes  et  charmantes  hardiesses  do  la  première 
renaissance  française. 

Le  motil  principal  du  châte^iu,  en  dehors  des  quatre  grosses  tours 
gardant  l'entrée,  était  le  corps  de  bâtiment  donnant  sur  le  jardin. 
11  était  composé  de  deux  grandes  et  belles  salles  séparées  par  un 
pa\illon  massif  et  terminées  l'une  et  l'autre  à  leur  extrémité  par  un 
payillon  d'angle  moins  important.  L'un  de  ces  pavillons  renfermait 
la  chapelle.  C'est  dans  l'une  des  grandes  salles,  celle  du  nord,  que 
se  tenait  habituellement  la  famille.  Non  loin  de  la  chapelle,  on 
montrait  la  chambre  où,  selon  la  tradition,  était  né  le  futur  car- 
dinal. 

Les  souvenirs  que  lui  avait  laissés  l'enfance  passée  dans  ce  vieux 
castel  étaient  bien  vifs  et  bien  émouvans  pour  lui  ;  quand,  par- 
venu au  comble  de  la  puissance  et  de  la  richesse,  il  eut  résolu  de 
faire  construire,  dans  son  pays  même,  un  château  digne  de  lui,  il 
ne  voulut  rien  changer  ni  à  l'emplacement  ni  à  la  disposition  géné- 
rale de  l'édifice.  Il  imposa  à  son  arcMtecte,  Jacques  Le  Mercier,  un 
plan  qui  respectait,  le  plus  possible,  la  forme  intérieure  de  l'an- 
cienne demeure.  On  dut,  sur  sa  volonté  expresse,  conserver  no- 
tamment la  chapelle,  la  grande  salle  et  la  chambre  qu'habitait  sa 
mère.  Ses  contemporains  lui  reprochèrent  même  d'avoir  gâté  la 
belle  ordonnance  du  plan  de  Le  Mercier  ;  le  sentiment  qu'ils  con- 
sidéraient comme  un  trait  de  vanité  n'était,  en  somme,  qu'un  sou- 
venir touchant. 

C'est  donc  dans  cette  rude  demeure  qui,  construite  à  une  époque 
de  guerres,  retrouvait  tout  son  usage  à  la  fin  du  xvi'^  siècle,  c'est 
dans  ce  vieux  château  que  s'écoulèrent  les  années  d'enfance  d'Ar- 
mand du  Plessis. 

Dès  cette  époque,  le  domaine  de  Richelieu  présentait  un  luxe 
réel;  c'était  celui  des  jardins  et  des  plantations.  Le  pays  est 
fertile  et  naturellement  fleuri.  Un  beau  jardin  à  la  française,  où 
les  eaux  du  Mable  étaient  aménagées  en  bassins  et  en  jets  d'eau, 
séparait  la  maison  d'habitation  des  communs.  Plus  loin,  des  bois 
assez  bien  plantés  montaient  vers  les  collines  et  s'étendaient  jus- 
qu'à Mausson,  jusqu'à  LJraye. 

Braye  était  la  paroisse  du  château  de  Richelieu.  Le  vieux  clocher 
de  pierre  du  modeste  village  émergeait  du  bois  à  quelque  cent  mè- 


88  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

très  derriùre  le  château.  Il  est  resté  aujourd'hui  tel  que  le  vit 
l'enfauce  du  futur  cardiual.  Le  curé  de  Brave  était  le  chapelain  de 
Suzanne  de  La  Porte;  il  venait  à  pied,  au  château,  célébrer  l'office. 
Dans  la  crvpte  de  son  église  reposaient  les  corps  des  Clérembault 
et  des  J\ichclieu,  depuis  qu'ils  étaient  venus  s'établir  en  Tou- 
raine. 

A  mi-côte  de  la  colline,  montant  vers  Faye-la- Vineuse,  se  trou- 
vait Mausson,  château  plus  ancien  que  Richelieu,  mieux  situé  sur 
une  motte  assez  forte.  Les  Du  Plessis,  après  une  longue  lutte,  avaient 
fini  par  l'emporter  sur  les  Mausson.  Ils  avaient  acquis  le  domaine 
de  leurs  anciens  rivaux;  leur  rancune  persistante  allait  bientôt  le 
démolir  et  ne  laisser  que  quelques  ruines  insignifiantes  d'un  châ- 
teau qui,  pendant  longtemps,  av^ait  balancé  leur  fortune. 

Au  pied  de  Richelieu  même  passait  la  route  de  Chinon  à  Châ- 
tellerault,  seule  voie  de  communication  le  rattachant  au  reste  du 
monde.  Suivant  le  cours  de  la  Veude,  puis  du  Mable,  elle  venait 
de  Champigny,  ce  fameux  et  fastueux  Ghampigny  qui  appartenait 
aux  Montpensier  et  dont  la  proximité  écrasante  fut  pour  les  Riche- 
lieu un  objet  de  déférence,  puis  d'envie,  jusqu'au  jour  où  le  fils 
de  la  petite  famille  vassale  acheta  le  grand  palais  princier,  le  rasa, 
comme  on  avait  fait  de  Mausson,  et  fit  servir  les  pierres  à  la  con- 
struction d'un  autre  château  plus  riche  encore. 

Au  sud,  la  route  de  Ghàtellerault  se  dirigeait  vers  le  village  ou 
plutôt  la  villette  de  Faye-la- Vineuse.  Richelieu  dépendait  de  la  châ- 
tellenie  de  ce  lieu.  Faye  était  le  véritable  centre  d'approv'isionne- 
ment  de  la  région.  Grimpée  fort  johment  sur  le  haut  des  collines 
crayeuses  qui  dominent  de  loin  Richeheu,  elle  offrait  encore  aux 
regards  son  enceinte  fortifiée,  l'ensemble  pittoresque  de  ses  toits 
serrés  les  uns  contre  les  autres,  et  ses  trois  clochers  pointus. 

Du  château  de  Richelieu,  en  face  vers  le  couchant,  on  apercevait 
la  fumée  des  chaumières  de  l'humble  village  de  Pouant,  et  peut- 
être,  dans  les  temps  clairs,  distinguait-on,  du  haut  de  la  lanterne, 
le  donjon  de  Loudun,  profilant  sa  masse  robuste  et  carrée,  à  une 
distance  d'envdron  six  heues. 

Chinon,  l'Ile-Bouchard,  Ghavigny,  Ghampigny-sur-Veude,  Fon- 
tevrault,  au  nord;  Loudun,  Thouars,  Montcontour,  Mazeuil,  à 
l'ouest;  Mirebeau,  Lencloître,  Ghàtellerault,  au  sud;  la  Guerche, 
la  Haye-Descartes,  Sainte-Maure,  sur  la  route  de  Paris,  à  l'est;  telles 
étaient  les  principales  villes  et  les  plus  importans  châteaux  du  voi- 
sinage, ceux  dont  les  noms  durent  frapper  pour  la  première  fois 
les  oreilles  des  enfans  de  Suzanne  de  La  Porte. 

Il  fallait  s'éloigner  davantage  pour  atteindre  Poitiers  et  Tours, 
les  deux  capitales  qui  se  disputaient  la  souveraineté  de  cette  région 
intermédiaire.   L'évèque  résidait  à  Poitiers;   mais  les   impôts  se 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  89 

pavaient  à  Tours.  On    disait  à  Braye   en   manière   de   proverbe  : 
«  Nous  sommes  du  bon  Dieu  de  Poitiers  et  du  diable  d'Angers.  » 

D'ailleurs  les  voyages  devaient  peu  tenter  la  dame  de  Richelieu. 
C'est  à  peine  si  elle  sortait  de  chez  elle  pour  aller  dans  sa  propre 
famille,  à  Parthenay,  à  laMeilleraye  où,  au  dire  d'un  contemporain, 
elle  eût  trouvé  a  bonne  compagnie.  »  Les  chemins  n'étaient  pas 
sûrs,  et  pour  bien  des  raisons,  on  n'avait  pas  le  cœur  au  divertis- 
sement. Durant  toute  cette  fin  du  xvi^  siècle,  les  malheurs  publics 
s'ajoutaient  aux  malheurs  privés  et  les  aggravaient. 

Il  y  avait  trente  ans,  pour  le  moins,  que  cette  région  n'avait  pas 
respiré.  Restée  catholique,  mais  prise  dans  le  triangle  protestant 
de  La  Rochelle,  Chàtellerault,  Saumur,  elle  était  le  continuel  lieu 
de  passage  et  de  rencontre  des  troupes  des  deux  partis.  Tous  les 
genres  d'horreurs,  suites  d'une  guerre  civile,  où  chaque  village, 
chaque  famille  avait  dû  se  prononcer,  pesaient  sur  elle. 

Les  personnes  âgées  pouvaient  raconter  aux  nouveaux  venus  les 
premiers  progrès  des  hérétiques,  les  prédications  secrètes  de  Cal- 
vin dans  les  grottes  de  Croutelles,  les  premiers  psaumes,  les  pre- 
miers massacres.  Puis,  c'étaient  les  grands  sièges  de  Poitiers,  en 
1562  et  en  1569,  où  deux  capitaines  du  nom  de  Richelieu  s'étaient 
distingués  par  leurs  exploits  et  par  leur  cruauté  ;  puis  les  diverses 
fortunes  du  château  de  Lusignan,  sur  les  ruines  récentes  duquel 
planait  encore  le  souvenir  de  la  fée  Melusine  ;  puis  les  grandes  ba- 
tailles de  Jarnac  et  de  Montcontour,  dont  la  canonnade,  entendue 
de  loin,  retentissait  dans  les  cœurs. 

Au  lendemain  de  Montcontour,  l'amiral  de  Coligny  était  venu 
campera  Faye-la-Vineuse.  Ses  troupes  y  avaient  commis  les  plus 
effrovables  excès.  Ces  souvenirs  tragiques  hantent  encore  aujour- 
d'hui la  mémoire  des  habitans.  Un  champ  voisin  de  Faye  s'appelle 
la  Plaine  des  »wr(s  et  l'on  dit  que  c'est  en  souvenir  d'un  combat 
d'arrière-garde  qui  fut  livré  à  cet  endroit  même.  Les  troupes  de 
Coligny  y  auraient  été  vaincues  par  les  troupes  royales,  et  les  fuyards 
massacrés  par  les  paysans  exaspérés. 

Jusqu'à  la  fin  du  siècle,  la  contrée  soufïi'e  tout  ce  que  ce  genre 
de  guerres  réserve  de  douleurs  aux  gens  «  du  plat  pays.  »  C'est  un 
perpétuel  mouvement  de  troupes,  de  pionniers,  de  voituriers,  de 
marchands  d'armée;  ce  sont  les  levées  promptes  des  hommes 
d'armes,  les  courts  séjours  des  maris  et  des  pères,  les  continuelles 
alertes,  la  guerre  et  l'embuscade  de  bourg  à  bourg,  de  château  à 
château,  de  maison  à  maison. 

«  En  ce  temps-là,  écrit  un  contemporain  sous  l'année  157i, 
n'étoit  question  que  de  briganderie,  de  manière  que  personne 
n'osoit  se  mettre  en  chemin.  »  Deux  ans  après  :  a  En  ce  temps-là. 


90  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

écrit-il  encore,  l'on  disoit  que  les  communes  de  Gascogne,  d'Age- 
nois,  de  Quercy  el  du  pays  de  Périgord  s'étoient  élevées  et  pris 
les  armes  et  avoient  pour  devise  :  a  Nous  sommes  las!  »  Nous 
sotnmes  It/s,  c'est  le  cri  qui  sort  de  toutes  les  poitrines.  En  1575, 
les  gens  de  Poitiers  jetaient  leuis  plaintes  vers  le  roi  :  «  Les  hu- 
guenots n'ont  cessé  de  ])iller  et  ravager  notre  province  du  Poitou 
trop  voisine,  hélas  !  de  leur  retraite.  Pour  les  soldats  cpi  viennent 
à  notre  défense,  entre  l'ami  et  l'ennemi,  aux  déportemens  de  l'un 
et  de  l'autre,  nous  ne  connoissons  point  de  différence.  » 

En  effet,  les  soldats  réguliers,  mal  payés,  se  débandaient  et, par 
troupes  de  quarante  ou  cinquante,  allaient  par  le  pays,  escaladant 
les  châteaux  mal  gardés,  forçant  les  villages  et  les  fermes,  pillant, 
violant,  tuant. 

En  1585,  l'année  de  la  naissance  de  Richelieu,  le  peuple  des 
environs  de  Poitiers  quitte  les  campagnes  et  se  réfugie  dans  les 
villes,  emportant  tout  ce  qu'il  peut,  pour  échapper  aux  passages  des 
gens  de  guerre,  «  et  les  gentilshommes  mêmes  quittaient  leurs 
maisons.  »  En  1586,  les  horreui-s  de  la  peste  se  joignent  à  celles 
de  la  guerre  et  les  habitans  de  ces  contrées,  de  deux  maux,  forcés 
de  choisir  le  moindre,  sortent  des  villes  pour  habiter  les  campagnes 
«  malgré  le  grand  nombre  des  brigands  de  ce  temps.  » 

L'avènement  de  Henri  IV  ne  change  rien  aux  choses.  Après  avoir 
hésité  quelque  temps,  Poitiers  s'était  jeté  dans  la  Ligue.  Les  pro- 
testans  devenus  royalistes  rôdent  sans  cesse  autour  de  cette  ville, 
essayant  de  la  surprendre.  On  se  bat  à  Saint-Sa\in,  à  Chamigny, 
à  La  Piocheposay,  à  la  Guerche,  à  Mirebeau.  En  1591,  Poitiers  est 
assiégé  une  fois  encore.  Enfin,  en  159A,  la  ville  rentre  dans  le 
devoir  et  se  rend  au  roi. 

Mais  ce  n'est  pas  fini  encore.  Les  ligueurs  du  Poitou  appellent  à 
leur  secours  les  gens  de  l'Anjou  et  de  la  Bretagne,  qui  obéissent 
au  duc  de  Mercœur;  Italiens,  Espagnols,  Albanais,  aventurière  de 
toutes  races  et  de  tous  pays,  forment  le  gros  de  ces  renforts.  On 
peut  penser  ce  qu'ils  font  endurer  à  des  contrées  qui,  quel  que  soit 
leur  parti,  sont  toujours  pour  eux  pays  conquis. 

«  Le  duc  de  Mercœur,  faisant  sa  demeure  à  Nantes,  étoit  enfin 
demeuré  chef  du  parti  ligueur,  et  particulièrement  en  Bretagne, 
Anjou  et  Poitou...  Son  parti  prenoit,  comme  il  pouvoit,  maisons, 
châteaux,  et  si  il  y  avoit  des  fossés  seulement  autom-,  ledit  sieur 
de  Mercœur  y  mettoit  garnison  ;  par  le  moyen  desquels  il  levoit  des- 
tailles au  plus  loin  qu'il  se  pouvoit  étendre,  faisoit  contribuer  de 
tous  côtés,  et  lesdites  garnisons  voloient  et  pilloient  partout.  »  En 
1597,  l'hôtel  de  ville  de  Loudun  délibère  encore  «  sur  les  moyens 
de  résister  aux  ravages,  pilleries  et  exactions  de  la  garnison  qui  est 
dans  la  ville  de  Alirebeau.  »  Il  ne  fallut  pas  moins  que  la  constitu- 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  91 

lion  d'une  sorte  de  gendarmerie  volontaire,  eni'ôlée,  sur  l'ordre  du 
roi,  parmi  les  nobles  de  la  province,  pour  venir  à  bout  des  cou- 
reurs, des  handeurs,  selon  le  mot  du  temps,  que  la  Ligue,  même 
désorganisée,  avait  laissés  derrière  elle. 

Ces  traits  suffisent  pour  donner  l'impression  du  genre  de  vie  que 
l'on  menait,  entre  1585  et  1595,  dans  la  province  où  était  situé  le 
■château  de  Richelieu.  On  peut  imaginer  l'isolement,  les  terreurs 
muettes  des  femmes  et  desenfans,  les  appréhensions  des  voisinages 
ennemis,  les  familiers  mêmes  et  les  domestiques  suspects,  les 
ponts  levés  à  la  moindre  alerte,  les  longues  nuits  sans  sommeil, 
ou  les  réveils  en  sursaut  avec  des  bruits  d'attaque  au  pied  des 
murs,  ou  des  lueurs  d'incendie  sur  l'horizon. 

Il  faut  joindre  à  tant  de  causes  de  tristesse,  les  difficultés  do- 
mestiques, le  souvenu-  des  grandeurs  passées,  les  espérances  dé- 
çues, l'inquiétude  de  l'avenir  et  jusqu'au  mirage  d'on  ne  savait 
quel  retour  de  fortune  qui  viendrait,  un  jour,  de  là-bas,  de  Paris, 
•de  ces  rois  qu'on  avait  servis  si  fidèlement  et  qui,  peut-être, 
n'avaient  pas  pour  toujours  oublié. 

M'^^de  HicheUeu  avait  retrouvé,  dans  le  château  de  son  mari,  sa 
l^elle-mère,  Françoise  de  Rochechouart,  qui  ne  mourut  qu'après 
1595.  On  peut  supposer  que  ce  contact  continuel  avec  une  femme 
•d'un  âge,  d'un  rang  et  d'un  caractère  tout  différens  du  sien,  fut 
plutôt  penilile  pour  Suzanne  de  La  Porte.  Richelieu  lui-même,  dans 
une  lettre  écrite  au  moment  de  la  mort  de  sa  mère,  dit  «  qu'elle 
avait  éprouvé  en  ce  monde  nombre  de  traverses,  d'afflictions  et 
■d'amertumes.  »  Ce  dernier  mot  parait  bien  s'appliquer  à  des  diffi- 
cultés domestiques. 

Une  autre  femme  wait  également  à  Richelieu,  c'était  Françoise 
-du  Plessis,  dame  de  Marconnay,  veuve  de  messire  Pierre  Frétart, 
chevalier  de  Saulve  et  Primery,  belle-sœur  de  M"""  de  Richeheu. 
Elle  était  la  compagne  habituelle  des  enfans  et  se  rendait  populaire 
parmi  les  gens  da  pays.  Elle  laissa  toute  sa  fortune  au  lils  aîné  de 
M'^^  de  Richelieu,  Henri  du  Plessis. 

On  recevait  fréquemment  au  château  la  visite  de  quelques  parens. 
Tout  d'abord,  le  grand-oncle  des  enfans,  Jacques  du  Plessis,  évêque 
■de  Luçon  à  partir  de  158i,  mort  seulement  en  lôi^<2,  et  qui  avait 
•été  le  tuteur  du  père  de  Richelieu.  11  aidait  Suzanne  de  La  Porte 
dans  la  gestion  de  la  fortune. 

Elle  paraît  s'être  confiée  surtout  à  son  propre  frère,  Amador 
lie  La  Porte,  homme  de  haut  mérite,  vif  d'esprit  et  de  caractère, 
appelé  à  jouer  plus  tard  un  rôle  important  près  de  son  neveu,  qu'il 
iivait  su  deviner. 

C'est  encore  dans  sa  famille  propre  que  AP®  de  Richelieu  ren- 
contre un  autre  conseiller  et  confident,  M.  Dupont  de  Saint-Ronnet. 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  à  lui  fiirc'lle  raconte  ses  inquiétudes  sur  la  santé  de  ses  en- 
fans,  qu'elle  parle  tendrement  de  son  aine  «  qui  s'est  démis  une 
épaule  en  tombant  du  cheval  ;  »  de  son  pauvre  chartreux  «  qu'elle 
espéroit  voir;  mais  Dieu  en  a  disposé  autrement;  »  de  son  malade 
enfin  (c'est  le  futur  cardinal)  «  toujours  tourmenté  de  ses  fièvres  » 
et  desquelles  elle  souhaite  si  vivement  pour  lui  a  une  heureuse 
délivrance,  w 

Enlin  un  ami  intime  de  François  de  La  Porte,  l'avocat  Denys 
nouthillier,  restait  à  Paris,  le  fidèle  correspondant  et  le  défenseur 
utile  de  la  fille  de  son  collègue.  Aussi  loin  que  l'on  remonte  dans 
la  vie  du  cardinal,  on  rencontre  le  nom  des  Bouthillier. 

Les  actes  de  la  paroisse  de  Braye  nous  ont  conservé  quelque 
trace  de  la  présence  des  seigneurs  de  Richelieu  dans  le  pays.  Ils 
tenaient  fréquemment  sur  les  fonts  baptismaux  les  enfans  de 
leurs  paysans.  Ce  n'est  pas  sans  émotion  que  l'on  feuillette  aujour- 
d'hui ces  papiers  jaunis  par  le  temps,  où  les  fils  de  M™^  de  Ri- 
chelieu ont,  il  y  a  trois  cents  ans,  écrit,  d'une  plume  incertaine,  leurs 
premières  signatures. 

A  partir  de  1592,  apparaissent  ces  actes  de  baptême.  Les  noms 
des  divers  membres  de  la  famille  se  rencontrent  assez  fréquem- 
ment en  1592  et  1593.  Ils  disparaissent  de  1593  à  1595,  comme 
si,  dans  cette  période,  M™^  de  Richelieu  et  les  siens  s'étaient 
absentés  ;  puis  le  nom  de  Henri  du  Plessis,  celiù  de  la  tante  Fran- 
çoise, de  la  petite  sœur  Nicole,  se  retrouvent.  On  voit  même  men- 
tionnée une  Rose  du  Plessis  dont  c'est  la  seule  trace  relevée  jus- 
qu'ici. De  1596  à  1600,  pas  une  seule  mention  des  garçons.  Ils 
sont  à  Paris  où  ils  font  leurs  études.  Le  21  juin  1600,  Henri  du 
Plessis  est  parrain  du  fils  d'un  des  domestiques,  Jacques  du  Gar- 
roy;  sa  mère  et  sa  sœur  Nicole  sont  les  marraines.  Nous  retrou- 
vons les  signatures  de  Nicole  et  de  la  tante  de  Marconnay  jusqu'en 
février  1611,  où  le  registre  mentionne  la  mort  de  cette  dernière, 
qui  fut  inhumée  à  Saulve.  Le  nom  d'Armand-Jean  du  Plessis,  le 
futur  cardinal,  ne  figure  pas  une  seule  fois  sur  ces  actes. 

M°'^  de  Richelieu  y  est  nommée  une  fois  encore  ;  c'est  pour  la 
mention  de  sa  mort:  «  Le  14^  de  novembre  1616,  environ  sur  les 
dix  heures  du  matin,  est  allée  de  vie  à  trépas  noble  dame  Suzanne 
de  La  Porte,  dame  de  Richelieu.  —  Le  8®  dudit  mois  et  an  de  dé- 
cembre de  1616  a  été  faite  l'obsèque  de  défunte  noble  dame  Su- 
zanne de  La  Porte,  dame  de  Richelieu.  » 

Cependant,  les  enfans  ont  grandi.  Henri  du  Plessis,  l'aîné,  s'est 
marié  avec  Marguerite  Guiot  des  Charmeaux.  Ils  ont  un  enfant.  Les 
registres  de  Rraye  parlent  encore  :  «  Le  Ox^  octobre  1618  est  né 
François-Louis  du  Plessis,  fils  de  Henri  du  Plessis,  seigneur  de 
Richelieu  et  de   dame  Marguerite  Guiot,  lequel  a  été  baptisé  par 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  9 


o 


moi,  curé  de  Brave,  le  21"  du  dit  mois  audit  an,  et  fut  nommé  en 
la  chapelle  de  Richelieu,  par  pauvres  orphelins,  qui  sont  Louis 
Fouré  et  Jehanne  Thomas,  assistés  de  dix  autres  pauvres  et  lui  don- 
nèrent le  nom  de  François-Louis.  » 

Mais  la  mère  meurt,  en  donnant  le  jour  à  cet  enfant.  «  Le  15^  jour 
d'octobre  trépassa  dame  Marguerite  Guiot,  dame  de  Richelieu,  la- 
quelle a  été  administrée  des  saints-sacremens  et  assistée  par  moi, 
curé,  et  le  19«  dudit  mois  et  an  fut  porté  le  corps  en  l'église  de 
Brave  en  laquelle  fut  fait  service  et  assisté  tant  à  la  conduite  dudit 
corps  que  ser^^ce  M.  le  Prieur,  messire  Vincent,  ^L  le  curé  de  Sa- 
blon,  M.  le  vicaire  de  Chantraut  et  Jean  Angeleaume,  sacristain.  » 
L'enfant  suit  bientôt  la  mère  :  <(  Le  8^  décembre  1618,  le  corps  de 
défunt  Louis  du  Plessis,  ci-dessus  nommé,  a  été  porté  du  châtel  de 
Richelieu  en  l'église  de  Brave...  »  Enfin  le  père  ne  tarde  pas  à  re- 
joindre, dans  le  caveau  de  la  famille,  sa  mère,  sa  femme  et  son  fils. 
Il  fut  tué  en  duel,  comme  nous  le  verrons  par  la  suite  :  u  Le  "22® 
juillet  1619,  a  été  faite  Tobsrque  du  corps  de  défunt  messire  Henri 
du  Plessis,  en  son  vivant  seigneur  de  Richelieu,  Mausson,  Primery, 
Le  Chillou,  La  Vervolière.  » 

C'est  la  dernière  mention  concernant  les  enfans  de  M™"  de  Riche- 
lieu. Les  autres  se  sont  éparpillés  sur  la  surface  de  la  France  et  ont 
suivi  la  fortune  de  leur  frère  le  plus  illustre.  Les  ossemens  de  la 
famille  ont  reposé  dans  l'église  de  Brave  jusqu'à  la  Révolution  fran- 
çaise. A  cette  époque,  les  caveaux  furent  ouATrts,  violés,  les  cen- 
dres jetées  au  vent.  Il  ne  reste  plus,  aujourd'hui,  un  seul  souvenir, 
une  inscription.  Tout  récemment,  le  caveau  a  été  visité  parle  curé 
de  la  paroisse,  assisté  de  deux  médecins.  On  n'a  rien  trouvé  qu'un 
ossement  d'enfant. 

II.    —    LA    XAISSAXCE,    l'eNFAXCE,    LES   ÉTUDES. 

Armand-Jean  du  Plessis,  dernier  enfant  mâle  de  François  du 
Plessis  et  de  Suzanne  de  La  Porte,  était  né  à  Paris,  le  9  septembre 
1585. 

Plusieurs  écrivains  du  xvii®  siècle  ont  affirmé  qu'il  était  né  à 
Richelieu.  Quelques  années  seulement  après  sa  mort,  on  montrait 
dans  le  château  de  Richelieu  reconstruit  <(  la  chambre  où  son  illustre 
mère  accoucha  heureusement  de  cet  illustre  fils.  »  Cela  suffit  pour 
que  les  auteurs  poitevins  aient  revendiqué  comme  un  titre  d'hon- 
neur le  fait  matériel  de  la  naissance  de  leur  compatriote  parmi  eux. 

Il  faut  s'incliner  cependant  devant  le  témoignage  d'autres  con- 
temporains mieux  informés  et  surtout  devant  l'affirmation  de  Ri- 
chelieu lui-même.  André  Duchesne,  qui  écrit  du  vivant  du  cardinal 
de  Richelieu  et  qui  dresse,  sous  les  yeux  du  ministre,  la  généa- 


OA  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

logie  des  Du  Plcssis,  André  Duchesne,  dont  on  connaît  rexactitudc 
et  qui  avait  entre  les  mains  tous  les  papiers  de  la  famille,  dit 
((  qu'il  naquit  à  Paris,  ville  capitale  du  royaume.  »  Aubery,  auquel 
M""'  d'Aiguillon,  nièce  du  cardinal,  confia  le  soin  de  composer  im- 
médiatement après  la  mort  du  cardinal  une  histoire  de  sa  vie  el 
de  son  ministère,  Aubery  dit  «  qu'il  naquit  et  mourut  dans  un  même 
hôtel.  »  Le  géographe  Baudrand  affirme  et  répète  ((  qu'il  naquit  à 
Paris,  rue  de  Jouy,  où  est  à  présent  l'hôtel  d'Aumont.  »  Un  des 
adversaires  les  plus  ardens  de  Pdcheheu,  Mathieu  de  Mourgues, 
dit,  quelques  mois  après  la  mort  du  grand  ministre  :  «  Ihest  mort 
à  Paris,  où  il  était  né  cinquante-sept  ans  et  trois  mois  auparavant.» 
Va\  1627,  dans  un  pamphlet  rédigé  sous  ses  yeux,  en  réponse  aux 
attaques  de  ses  ennemis,  Pdchelieu  fait  écrire  :  «  Sachez  donc  qu'il 
naquit  l'an  1585,  non  pas  du  côté  de  Tours,  comme  s'est  imaginé 
ce  conteur  qui  ne  dit  rien  que  ce  qu'il  ne  sait,  mais  dans  Paris 
même.  »  Pùchelieu  encore,  dans  une  lettre  écrite  en  1633,  dit  en 
propres  termes  :  «  Si  je  n'étais  Parisien,  vous  pourriez  trouver 
étrange  que  je  sollicitasse  les  affaires  de  Messieurs  de  Paris  ;  mais 
ma  naissance  m'ayant  rendu  tel,  il  m'est  impossible  de  ne  pas  suivre 
l'inclination  que  j'ai  de  servir  une  ville  ou  Je  suis  né.  » 

Enfin,  un  écrivain  qui,  jusqu'ici,  n'a  pas  été  cité,  mais  dont  le 
témoignage  est  précieux,  parce  qu'il  fut  un  des  familiers  de  la  mai- 
son de  Piichelieu,  l'abbé  Michel  de  Pure,  écrit  ((  qu'il  naquit  à  Paris, 
environ  le  mois  de  septembre  1585;  »  il  ajoute  «  que  l'accouche- 
ment fut  pénible,  qu'il  faillit  coûter  la  vie  à  la  mère,  que  l'existence 
de  l'enfant  lui-même  resta  longtemps  incertaine,  et  que,  lorsque  le 
baptême  eut  lieu  à  l'église  Saint- Eustache,  huit  mois  après  la  nais- 
sance, on  ne  lit  aucune  fête,  le  péril  qu'avaient  couru  l'enfant  et 
la  mère  portant  plutôt  au  deuil  qu'à  la  joie.  » 

Ces  témoignages  concordans,  et  notamment  ces  deux  dernières 
affirmations  si  positives,  l'emportent  évidemment  sur  la  tradition 
qui  rattache  la  naissance  au  château  de  Richeheu,  Le  passage  de 
l'abbé  de  Pure  donne  la  solution  du  problème  qui  ayait  jusqu'ici 
préoccupé  les  biographes,  à  savoir  les  causes  du  retard  apporté  au 
baptême.  On  croyait  les  rencontrer  dans  le  temps  nécessaire  pour 
accomplir  le  voyage  du  Poitou  à  Paris.  Nous  savons  maintenant 
qu'elles  tenaient  uniquement  à  la  santé  de  la  mère  et  de  l'enfant, 
ainsi  qu'à  l'absence  du  père,  qui,  au  témoignage  du  même  abbé,  ne 
se  trouvait  pas  alors  à  Paris.  Le  texte  de  l'acte  de  baptême  a  été 
retrouvé.  Le  voici  tel  qu'il  a  été  conservé  en  original  pendant  trois 
siècles  sur  les  registres  de  la  paroisse  Saint-Eustache. 
((  —  1586,  le  V®  jour  de  may. 

«  —  Fut  baptizé  Armand  Jehan,  filz  de  mesire  Françoys  Duplicis. 
signeurde  Richelieu,  chevahcrdes  ordres  du  rov,conseillieren  son 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  95 

conseil  detast,  pruTOstdeson  ostel  et  grand  preuvost  de  Franche,  et 
de  dame  Susane  de  la  Porte,  sa  femme,  demeurant  en  la  rue  du  Bou- 
loy  et  Icdict  enfans  fust  né  le  neuvième  jour  de  septembre  1585  : 
Les  parains  mesire  Aniiand  Gontauld  deBiron,  chevalier  des  ordres 
daroy,conseilIieren  son  conseill  detast,  capitaigne  de  cent  hommes 
d'arme  de  ces  ordonanses  et  maréchal  de  France,  et  mesire  Jehan 
Daumon,  aussi  maréchal  de  Franche,  chevalier  des  ordres  du  Roy, 
conseilher  en  son  conseill  detast,  capitaine  de  1  cent  hommes 
d'arme  desdict  ordonance.  La  mareine,  dame  Françoise  de  Roche- 
chouart,  dame  de  Richelieu,  mère  dudict  Richelieu,  » 

Il  résulte  de  ce  document  que  le  père  et  l:i  mère  de  Richelieu 
donnaient,  à  cette  époque,  comme  indication  de  leur  domicile  à 
Paris,  la  rue  du  Bouloy.  C'est  probablement  là  que  Richelieu  vit  le 
jour.  La  proximité  de  la  rue  du  Bouloy  et  du  futur  palais-cardinal 
explique  le  rapprochement  d'Aubery  :  «  né  et  mort  dans  un  même 
hôtel.  »  Le  fait  que  le  maréchal  d'Aumont  fut  l'un  de  ses  parrains 
se  rapporte  à  ce  que  dit  Baudrand.  Il  résulte  enfin  de  ce  même  acte 
que  la  marraine  de  Richelieu  fut  sa  grand-mère,  Françoise  de 
Rochechouart.  Il  Adlut  lui  laisser  le  temps  de  venir  du  Poitou. 

La  présence  de  la  famille  de  Richelieu  à  Paris,  vers  l'époque  de 
la  naissance,  n'a  rien  qui  puisse  étonner.  Les  fonctions  du  grand- 
prévôt  l'appelaient  à  résider,  le  plus  souvent,  auprès  du  roi.  En 
outre,,  dans  cette  année  1585,  il  faisait  les  démarches  pour  l'en- 
quête qui  devait  précéder  sa  réception  dans  l'ordre  du  Saint- 
Esprit.  M"^^  de  Richelieu  paraît  avoir  rempli  aussi  quelque  charge 
à  la  cour.  On  ne  peut  accepter  que  sous  ces  réserves  le  témoi- 
gnage d'un  contemporain  disant  a  qu'ils  faisaient  leur  résidence 
habituelle  à  Richelieu.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  mort  du  grand-prévôt  ramena,  comme  nous 
l'avons  dit,  M™^  de  Richelieu  dans  le  Poitou.  C'est  là  rpie  l'enfant 
passa  ses  premières  années. 

Il  avait  cinq  ans  quand  son  père  mourut,  en  1590.  Sa  santé  fut 
toujours  délicate.  Cependant  il  fut  mis  de  bonne  heure  à  l'étude. 
Son  premier  maître  fut  un  prieur  de  l'abbaye  Saint-Florent  de  Sau- 
mur  qui  s'appelait  Hardy  Guillot.  Il  était  bon,  grand  donneur 
d'aumônes  et  son  nom  devait  rester  en  vénération  auprès  des 
frères  du  couvent. 

Mais  les  élémens  d'une  instruction  quelque  peu  étendue  man- 
(juaient  dans  ce  château  isolé.  Dès  que  l'enfant  eut  grandi  et  que 
les  temps  furent  devenus  moins  sombres,  son  oncle,  Amador  de  La 
Porte,  offrit  à  M""®  de  Richelieu  «  qu'il  avoit  fort  assisté  dans  sa 
yiduité  »  de  se  charger  de  lui.  Il  l'amena  à  Paris  et  le  fit  entrer  au 
collège  de  Navarre,  où  il  l'entretint. 


96  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

C'était  dans  ce  collège  que  le  père  et  les  oncles  de  Richelieu 
avaient  fait  leurs  études.  11  passait  pour  l'une  des  meilleures  parmi 
ces  antiques  maisons  d'éducation  qui  se  pressaient  sur  la  mon- 
tagne Sainte-Geneviève.  Le  duc  d'Anjou,  plus  tard  Henri  III,  Henri 
de  lîourbon,  plus  tard  Henri  IV,  y  avaient  quelque  temps  figuré 
parmi  les  écoliers. 

A  l'époque  où  le  jeune  Armand  du  Plessis  y  entrait  à  son  tour, 
c'est-à-dire  vers  159/i,  ce  collège  était  bien  déchu  de  son  antique 
splendeur.  Les  longs  désordres  de  la  ligue  avaient  suspendu  la  vie 
(il'  l'Université  parisienne.  Les  collèges  avaient  dû  renvoyer  leurs 
élèves.  Durant  les  deux  sièges ,  leurs  grands  LâtÛTiens  vides 
s'étaient  remplis  de  vagabonds,  de  soldats,  de  paysans  fuyant  les 
campagnes.  «  Vous  n'oyez  plus  aux  classes  ce  clabaudement  latin 
des  régens  qui  obtondoient  les  oreilles  de  tout  le  monde.  Au  lieu 
de  ce  jargon,  vous  y  oyez  à  toute  heure  du  jour  l'harmonie  argen- 
tine et  la  vraie  idiome  des  vaches  et  veaux  de  lait  ou  le  doux  ros- 
signolement  des  ânes  et  des  truies  qui  nous  servent  de  cloches.  » 

La  plupart  des  professeurs  s'étaient  enfuis,  et  les  histoh'cs  spé- 
ciales citent  avec  grands  éloges  ceux  d'entre  eux  qui,  par  amour 
du  devoir  ou  par  attachement  à  la  prébende,  étaient  restés  à  leur 
poste.  Les  cours  ne  furent  repris  dans  les  collèges  qu'après  159Zi. 
Mais  les  suites  funestes  d'une  si  longue  interruption  ne  disparurent 
que  bien  lentement. 

Ainsi  les  premières  impressions  d'Armand  du  Plessis,  en  arri- 
vant à  Paris,  ne  différèrent  pas  de  celles  que  son  enfance  avait 
reçues  dans  sa  province  :  partout  le  spectacle  de  la  ruine,  de  la 
misère,  de  la  désolation,  conséquences  du  désordre  public  et  de 
l'indiscipline  sociale. 

Entré  à  Navarre,  il  poursuivit  ses  études  selon  les  programmes 
et  les  méthodes  alors  en  usage.  On  ne  le  destinait  nullement  à 
l'église.  Sa  première  éducation  fut  purement  laïque.  Ébauchée  au 
collège,  elle  devait  se  terminer  à  l'Académie. 

Les  cours  ordinaires  se  divisaient  en  trois  parties  :  la  gram- 
maire, les  arU^  la  philosophie.  Pour  un  gentilhomme,  il  n'était 
guère  question  que  des  deux  premières  facultés.  Il  fallait,  en  effet, 
le  pousser  pour  que  l'Académie  le  reçût  encore  jeune  et  souple  et 
le  rendit  de  bonne  heure  à  une  carrière  généralement  très  hâtive. 

Les  exercices  de  la  grammaire  duraient  deux  ou  trois  ans.  Outre 
le  catéchisme  et  les  exercices  religieux,  les  enfans  apprenaient  le 
rudiment.,  c'est-à-dire  les  règles  de  la  langue  latine.  Même  dans  le 
cours  ordinaire  de  la  vie,  les  écohers  étaient  tenus  de  parler  latin. 
Les  élèves  s'élevaient  ensuite  à  l'explication  des  auteurs,  en  com- 
mençant par  les  Épifres  familières  de  Cicéron,  les  Comédies  de 
Térence,  les  Églogues  de  Virgile.  En  quatrième,  on  abordait  les 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  97 

Discoîirs  de  Gicéron,  quelques  Sati'reii  d'Horace  et  de  Juvénal  ;  puis 
les  Tusculanes,  les  Traités  de  critique  de  l'orateur  romain  et  de 
Quintilien.  A  partir  de  la  quatrième,  on  commençait  à  joindre  à 
l'étude  du  latin  quelques  principes  de  la  langue  grecque  que  Ramus 
et  les  Ronsardisans  avaient  mise  à  la  mode. 

La  grande  méthode  d'instruction,  en  dehors  de  la  lecture  et  de 
l'explication  des  auteurs,  c'était  le  développement  littéraire,  que 
l'on  qualifiait  chria  ou  sent  eut  ia. 

On  empruntait  les  sujets  de  ces  développemens  aux  livres  émi- 
nemment classiques  du  rhéteur  Aphtonius  ;  par  exemple,  il  fallait 
prouver  par  principes  et  par  points  «  que  les  racines  de  la  science 
sont  amères,  mais  que  ses  fruits  sont  doux,  »  —  ou  bien  il  fallait 
déclamer  ((  contre  la  tyrannie.»  Le  discours  latin  était  également  très 
en  usage,  et,  dès  cette  époque,  les  écoliers  mettaient  en  prose  ou 
en  vers  ((  les  paroles  d'Hécube  après  la  prise  de  Troie,  »  —  «  les 
plaintes  de  >^iobé  sur  la  mort  de  ses  enfans.  » 

Les  cahiers  de  notes,  de  tours  de  phrase,  de  sentences  litté- 
raires ou  philosophiques,  étaient  en  grand  usage  ;  des  collèges,  ils 
avaient  gagné  la  littérature,  le  barreau,  la  chaire,  et  les  avaient 
cruellement  infestés. 

Un  jeune  gentilhomme  pouvait  en  rester  là,  et  c'était  déjà  beau- 
coup s'il  accomplissait  le  cycle  complet  de  ces  études  littéraires. 
Bien  peu  abordaient  la  philosophie ,  qui  les  retenait  deux  ans  en- 
core. La  philosophie,  c'était,  à  proprement  parler,  la  logique  et  les 
sciences,  ou  plutôt  c'était  la  lecture  et  le  commentaire  des  œuvres 
d'Aristote;  les  catégories  d'abord,  puis  les  analytiques,  les  Topi- 
ques, VÉthique ;  enfin,  dans  la  seconde  année,  la  physique  et  la  mé- 
taphysique, qui  se  complétaient  par  les  notions  de  la  sphère  et  quel- 
ques livres  d'Euclide.  Les  «  philosophes  »  s'habituaient  à  parler 
en  public.  x\  de  certaines  époques  de  l'année,  ils  se  disaient  prêts 
à  disputer  contre  tout  venant. 

Cette  éducation  était  forte,  étroite,  toute  de  méthode  et  de 
rigueur.  Elle  se  pliait  peu  à  l'enfant,  mais  le  pliait.  Il  est  à  croire 
que  la  rigidité  même  du  système  le  rendait  d'une  application  diffi- 
cile et  rare.  Il  réservait  toute  sa  rudesse  pour  les  vaillans  fils  du 
peuple  venus  à  pied  du  fond  de  leur  province,  afin  d'entendre,  sur 
la  paille  de  la  rue  du  Fouarre,  les  lectures  des  professeurs  célèbres. 
Mais  il  se  montrait  moins  sévère  pour  l'essaim  des  jeunes  gentils- 
hommes qui  venaient  le  matin  au  collège  en  externes,  déjà  vêtus 
de  dentelles  et  de  plumes,  les  bottes  molles,  et,  derrière,  le  pré- 
cepteur domestique  avec  les  livres  et  le  carton. 

On  a  conservé  quelque  trace  du  passage  de  Richelieu  au  collège 
de  Navarre,  et  l'historien  de  ce  collège  dit  qu'il  y  avait  fait  ^agram- 
TOME  xciv.  —  1889.  7 


98  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

maire  et  sa  philosophie,  en  souYcnir  de  quoi  il  y  fonda,  en  1638, 
une  chaire  de  controverse  théologique.  Le  même  écrivain  rapporte 
qu'en  1597,  sous  le  troisième  rectorat  de  Jean  Yon,  le  jeune  Armand 
du  Plessis,  en  costume  d'enf;int  de  chœur,  accompagna  ce  même 
Yon  qui  conduisait  la  procession  des  membres  de  TUnivei^sité  au 
tombeau  de  saint  Denis.  Ce  souvenir,  paraît-il,  resta  gravé  dans 
la  mémoire  du  futur  cardinal.  Quand,  par  la  suite,  l'Université 
envoyait  une  délégation  auprès  de  lui,  on  y  joignait  toujours  le 
vénérable  Yon.  C'était,  dit  de  Launay,  un  homme  de  conduite  hon- 
nête, de  maintien  sérieux,  de  tenue  soignée  ;  il  eût  fait  bonne  figure 
dans  un  sénat,  mais  il  préféra  le  repos  et  la  lecture  de  Cicéron,  dont 
il  faisait  ses  délices.  Richelieu  le  voyait  avec  plaisir,  le  recevait  avec 
bonne  grâce  et  lui  rappelait  le  souvenir  de  la  cérémonie  à  laquelle 
ils  avaient  pris  part.  11  ajoutait  en  souriant  qu'il  ne  voyait  pas  en- 
trer son  ancien  maître  sans  éprouver  encore  un  sentiment  de  res- 
pect et  de  crainte,  —  preuve,  ajoute  judicieusement  l'écrivain,  — 
que  la  discipline  sévissait  au  collège  de  Navarre. 

Cette  discipline  ne  fut  pas  toujours  supportée  d'une  âme  égale 
par  le  jeune  Du  Plessis.  Il  était  vif,  bouillant,  impatient  du  joug.  On 
tirait  tout  de  lui  par  les  louanges  et  les  récompenses.  Mais  on  em- 
ployait en  vain  les  menaces  et  la  crainte.  L'iiistorien  de  son  en- 
fance. Miche}  de  Pure,  trouve  des  traits  qu'il  faudrait  citer  dans  leur 
latin  pour  dépeindre  la  promptitude  de  cet  esprit,  la  violence,  la 
colère  de  ses  ambitions  et  de  son  émulation  enfantine  :  «  Il  avait 
une  soif  de  la  louange  et  une  crainte  du  blâme  qui  suffisaient  pour 
le  tenir  en  haleine.  11  avala  comme  d'un  trait  toutes  ses  études  de 
grammaire  et  bientôt  il  brilla  d'un  éclat  subit.  Ce  que  les  autres 
enfons  font  en  enfant,  lui,  il  le  fit  avec  méthode  ;  il  était  conscient 
de  tout  ce  qu'il  disait  et  faisait.  Si  on  l'interrogeait,  il  savait,  avant 
de  répondre  et  par  des  questions  embarrassantes,  prévenir  les 
questions  suivantes.  Et  l'on  ne  peut  dire  enfin  les  admirables  dons 
d'un  esprit  vraiment  beau  qui  apparaissaient  et  jaillissaient  sans 
cesse  en  étincelles  éblouissantes.  » 

Devenu  plus  grand,  ce  caractère  ^■if,  indomptable,  se  déploya 
dans  Texutérance  de  la  jeunesse.  Il  était  grand,  maigre,  beau,  la 
figure  fine,  les  yeux  aigus.  Une  flanmie  brillait  en  lui.  On  le  sentait 
propre  à  tout,  mais,  quelque  carrière  qu'il  embrassât,  apte  aux 
grandes  choses.  —  «  Son  audace,  dit  encore  le  biographe,  était 
supérieure  à  ses  forces,  mais  non  à  son  génie.  »  Il  se  montrait 
tenace,  et  dans  les  luttes  du  collège,  il  ne  savait  ni  pardonner  ni 
oublier. 

Ce  tempérament  le  portait  vers  les  choses  de  la  guerre.  Quand 
les  études  touchèrent  à  leur  fin,  Suzanne  de  La  Porte  rassembla  un 
conseil  de  famille  pour  se  décharger  du  poids  de  la  responsabilité 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  99 

qui  pesait  sur  elle.  Il  lut  décidé  que  le  jeune  Ai'mand  se  destinerait 
aux  armes.  Il  prit  donc  le  nom  de  marquis  de  Chillou,  ceignit  l'épée 
et  se  lit  insci'ire  à  l'Académie:  «  Les  mai-ques  d'une  générosité  sin- 
gulière brillaient  déjà  sur  son  visage.  » 

Des  mains  du  bon  Yon,  Armand  du  Plessis  passa  donc  dans  celles 
de  M.  de  Pluvinel. 

Antoine  de  Pluvinel,  gentilhomme  dauphinois,  était  le  fondateur 
d'un  genre  d'établissement  qui  répondait  parfaitement  aux  néces- 
sités du  temps  et  qui  eut  une  très  grande  vogue  dans  tout  le  cours 
du  XVII*'  siècle  :  Y AcucUmie.  Prenant  les  écoliers  à  la  sortie  du  col- 
lège, M.  de  Pluvinel  avait  pour  idéal  d'en  faire  des  hommes  et  sur- 
tout des  soldats. 

Il  avait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  réussir  dans  ce  genre  d'entre- 
prises. Cavalier  de  grand  mérite  et  de  haute  tenue,  il  avait  acquis 
à^a  cour  et  dans  les  camps  une  longue  expérience;  son  assurance, 
quelque  peu  gasconne,  ajoutait  au  prestige  du  mérite  et  de  l'âge. 
Il  avait  beaucoup  voyagé,  vu  le  monde,  les  cours,  s'était  inspiré  des 
exemples  des  maîtres  italiens,  avait  visité  la  Hollande,  cette  autre 
école  des  gens  de  guerre.  Comme  le  père  de  Richelieu ,  il  avait 
accompagné  Henri  III  en  Allemagne,  en  Pologne  ©t  avait  rempli, 
près  de  ce  prince,  les  fonctions  de  premier  écuyer.  Henri  IV  devait 
lui  confier  bientôt  le  soin  de  l'éducation  physique  de  Louis  XIII. 

Antoine  de  Pluvinel  et  le  ce  manège  »  où  s'exerçaient  ses  élèves 
vivent  pour  nous  dans  les  admirables  gravures  de  Crispian  de  Pas. 
Tout  l'art  de  l'homme  du  monde,  du  cavalier  et  du  courtisan  est 
renfermé  dans  ces  doctes  et  gracieuses  leçons.  Ce  qu'on  apprenait 
à  l'Académie,  ce  n'était  pas  seulement  les  exercices  du  corps,  l'édu- 
cation du  cheval,  le  majiège,  l'escriane,  la  bague,  la  quintaine; 
c'était  la  tenue,  l'aptitude  physique  et  intellectuelle  ,  la  prompti- 
tude de  l'esprit  et  du  corps,  l'élégance,  la  bi-avoure  et  l'honneur. 
Le  fidèle  serviteur  de  Henri  III  et  de  Henri  IV  enseignait  à  la  jeu- 
nesse qui  se  pressait  autour  de  lui  l'usage  du  monde,  la  façon  de 
se  présenter,  de  saluer,  de  s'expliquer  d'un  geste  ou  d'un  sourire. 
Sa  faconde  méridionale  abondait  en  traits  instructifs,  en  belles 
reparties,  en  beaux  exemples.  Les  jeunes  gens  les  recueillaient  de 
sa  bouche,  dans  de  jolies  attitudes  de  page,  le  sourire  aux  lèvres, 
le  poing  sur  la  hanche. 

Pluvinel  aimait  à  citer  ces  excellons  points  des  histoires  qui 
ornent  l'esprit  et  rehaussent  le  cœur.  Il  désignait  aux  jeunes  gens 
les  gentilshommes  qu'ils  devaient  prendre  pour  modèles  :  les  Bel- 
legarde,  les  d'Épernon,  les  Bassompierre.  Il  soulignait  leurs  mérites 
d'un  mot,  ou,  d'un  sourire,  leurs  défauts.  Il  avait  un  avis  sur  la 


100  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

hauteur  du  chapeau,  la  frisure  des  plumes,  la  longueur  du  man- 
teau, l'empesé  des  fraises  et  du  collet. 

Le  marquis  de  Chillou  prit  un  grand  plaisir  à  ces  exercices.  Fils 
de  soldat,  cadet,  destiné  par  sa  naissance,  par  son  peu  de  fortune, 
à  devenir  un  de  ces  «  gens  de  main  »  qu'il  désigne  lui-même 
comme  l'honneur  et  l'élite  de  la  noblesse  française,  il  embrassait, 
avec  l'ardeur  qu'il  mettait  en  toutes  choses,  des  exercices  et  des 
études  qui  devaient  faire  de  lui  un  homme. 

Toute  sa  vie,  il  conserva  le  pli  que  celte  éducation  lui  donna.  11 
aima  toujours  les  choses  de  la  guerre.  Une  estampe  de  Gallot  le 
représente  devant  La  Rochelle ,  à  cheval ,  la  robe  relevée ,  les 
jambes  bottées,  l'épée  à  la  main.  Les  contemporains  se  moquaient 
de  cet  accoutrement.  Il  en  paraissait,  lui,  tout  au  contraire, 
fort  satisfait.  Il  n'eut  jamais  rien  du  séminariste.  Sous  le  prêtre, 
on  retrouve  toujours  en  lui  le  soldat. 

Un  enchaînement  de  circonstances  qui  marque  bien  le  caractère 
du  temps  changea  soudain,  et  du  tout  au  tout,  la  carrière  d'Ar- 
mand-Jean du  Plessis.  Dès  l'année  158/i,  et  peut-être  quelque 
temps  auparavant,  Henri  III,  voulant  gratifier  le  grand-prévôt,  lui 
avait  accordé  la  disposition  de  l'évêché  de  Luçon.  L'argent  man- 
quait dans  les  caisses  de  la  royauté  ;  elle  avait  trouvé  ce  moyen  de 
battre  monnaie  et  de  récompenser  ses  serviteurs.  Pour  les  abbayes 
et  les  bénéfices  réguliers,  cette  façon  d'agir  était  tout  à  fait  entrée 
dans  les  mœurs;  pour  les  bénéfices  séculiers,  et  surtout  pour  les 
évêchés,  la  chose  était  plus  rare  et  avait  véritablement  un  carac- 
tère scandaleux,  simoniaque. 

Le  grand-prévôt,  et,  après  sa  mort,  sa  veuve,  n'en  jouissaient 
pas  moins  des  revenus  consistoriaux  de  Luçon,  par  l'intermédiaire 
d'administrateurs  qui  portaient  le  titre  et  touchaient  les  revenus. 
Pendant  près  de  cinquante  ans,  l'évêché  se  transmit  ainsi,  au  gré 
de  la  famille. 

Le  premier  de  ces  évêques  confidentiaires  fut  René  de  Salla, 
puis  vint  Jacques  du  Plessis  de  Richelieu,  qui,  quoiqu'il  eût  pris 
les  ordres,  ne  fut  qu'un  prête-nom  et  ne  résida  jamais.  Un  certain 
François  Yver,  curé  de  Braye,  d'une  famille  très  dévouée  aux  Du 
Plessis,  reçut  le  titre  d'évêque  de  Luçon,  en  l'année  1592.  Dès  cette 
époque,  on  disait  que  l'un  des  fils  de  M™''  de  Richelieu  serait  effec- 
tivement évêque  et  qu'Yver  administrait  seulement  pour  le  temps 
où  ces  «  messieurs  étaient  aux  universités.  » 

Cependant  les  chanoines  de  Luçon  supportaient  très  mal  de  tels 
procédés.  A  la  rigueur,  ils  se  seraient  passés  d'évêque.  Mais  l'ad- 
ministrateur, qui  prélevait  les  rentes  avec  une  exactitude  ponc- 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU. 


101 


tuelle,  refusait  de  faire  aucun  des  sacrifices  qui  incombaient  à  sa 
charge.  On  plaida. 

Se  sentant  un  peu  pressée,  M'"''  de  Richelieu  fit  entendre  que 
le  premier  de  ses  cadets,  Alphonse,  allait  hâter  ses  études.  On 
prit  même,  dès  lors,  la  précaution  de  le  faire  nommer  par  le  roi. 
A  partir  de  1595,  n'ayant  encore  que  douze  ans,  il  recevait  par- 
fois le  titre  d'évêque. 

Mais  cet  Alphonse,  honnête  homme,  très  dévot  et  bizarre,  ne 
voulut  pas  se  prêter  longtemps  à  de  pareils  arrangemens.  Fut-ce 
excès  de  scrupule,  ou  quelque  autre  motif?  Le  jour  venu,  il  refusa 
tout  net  de  coiffer  la  mitre.  Il  se  fit  moine  et  alla  s'enfermer  à  la 
Grande-Chartreuse. 

Ce  coup  de  tête  rompait  toutes  les  mesures  de  M""^  deRicheheu. 
L'évêché  allait-il  lui  échapper?  Heureusement,  elle  avait  un  troi- 
sième fils.  Celui-ci  avait  l'intelligence  vive,  prompte,  prête  à  tout. 
Ce  n'était  pas  un  rêveur.  Sa  mauvaise  santé  pouvait  lui  être  un 
grand  obstacle  dans  cette  carrière  des  armes  où  il'  prétendait  en- 
trer. Tout  bien  pesé,  cet  autre  cadet  prit  la  soutane,  pour  sauver 
l'évêché. 

Ceci  se  passe  aux  environs  de  l'année  1602.  Armand  du  Plessis 
avait  dix-sept  ans.  Il  quitte  l'Académie  et  se  remet  à  l'étude.  Il 
avait  déjà  lait  une  philosophie  à  Navarre.  Il  en  fit  une  autre  à  ce 
même  collège,  ou  peut-être  au  collège  de  Lisieux.  Puis  il  aborda 
la  théologie.  Son  maître  en  cette  science  fut  Jacques  Hennequin, 
homme  docte  qui  enseignait  au  collège  de  Calvi.  Dès  1603,  Armand 
du  Plessis  suivait  ses  leçons. 

Mais  la  promptitude  de  son  esprit  se  lassa  vite  des  lentes  mé- 
thodes usitées  dans  l'enseignement.  Il  délaissa  les  cours  publics 
et  se  livra,  chez  lui,  à  des  études  personnelles  qu'il  poursuivit  avec 
une  application  extraordinaire.  C'est  à  cette  époque  que  Richelieu 
eut  pour  maître  de  controverse  l'Anglais  Richard  Smith,  un  des 
esprits  les  plus  libres  parmi  les  théologiens  du  temps. 

Richelieu,  soit  de  son  propre  mouvement,  soit  par  l'impulsion 
qu'il  recevait  de  ce  maître  particulier,  embrassait  alors,  avec  une 
passion  fougueuse,  les  doctrines  des  «philosophes.»  Il  voulut  mani- 
fester ses  sentimens  à  ce  sujet  et  demanda  aux  maîtres  de  la  mai- 
son de  Sorbonne  l'autorisation  d'ouvrir  une  dispute  publique  dans 
leurs  bâtimens.  Les  sorboniens,  inquiets,  rejetèrent  sa  demande, 
et  la  raison  du  refus,  dit  l'écrivain  qui  nous  rapporte  ces  faits, 
était  la  même  que  celle  de  la  demande  :  à  savoir  que  cela  ne  s'était 
jamais  fait.  Richelieu  ne  se  tint  pas  pour  battu.  Il  s'adressa  à  ses 
anciens  maîtres  du  collège  de  Navarre,  et  il  livra  là  son  combat 
philosophique,  sous  la  présidence  d'un  certain  personnage  du  nom 
d'Itain,  qui  n'était  ni  docteur  ni  même  bachelier  et  qui  se  contenta 


102  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'accorder  sa  présence  muette  aux  exploits  irréguliers  de  l'abbé  de 
Richelieu.  Cela  se  passe  en  160/i. 

A  cette  éjîoquc  de  la  vie  de  Richelieu  se  rapporte  une  autre 
anecdote  qui,  en  elle-même,  est  peu  de  chose;  mais  il  ne  faut 
perdre  aucun  ti'ait  de  la  jeunesse  des  grands  hommes.  Laissons 
donc  parler  l'écrivain  contemporain  : 

((  M.  le  cardinal,  étudiant  en  philosophie,  occupoit  un  corps  de 
logis  en  son  particulier  qui  avoit  une  entrée  dans  le  jardin  du  collège 
de  Saint-Jean-de-Latran,  dont  le  jardinier  étoit  de  Chinon  et  nommé 
Rabelais.  Quarante  ans  après.  Son  Éminence,  rappelant  dans  sa  mé- 
moire ce  temps-là,  tesmoigna  à  Desbournais  (son  valet  de  chambre) 
qu'il  auroit  joie  de  sçavoir  ce  que  ce  jardinier  étoit  devenu  et  ses 
deux  filles,  et  lui  donna  ordre  de  se  transporter  le  lendemain  à  ce 
collège  et,  s'ils  étoient  encore  en  vie,  de  les  lui  amener  avec  toute 
leur  famille,  ce  que  Desbournais  ayant  exécuté  ponctuellement,  lui 
présenta,  à  l'issue  de  son  dîner,  le  bonhomme  Rabelais,  accom- 
pagné de  ses  deux  filles  et  de  leurs  enfans,  lequel,  se  jetant 
tous  à  genoux,  lui  demandoit  pardon,  protestant  n'avoir  jamais 
mal  parlé  de  Son  Éminence  qui,  riant  de  son  ingénuité,  lui  com- 
manda de  se  relever  et  lui  dit  :  «  IN'ayez  point  de  peur,  bonhomme, 
me  reconnaissez-vous  bien?  —  Helas!  bon  seigneur,  répondit 
Rabelais,  nous  ne  vous  avons  jamais  vu.  —  Vous  souvenez-vous 
bien  d'un  jeune  écolier,  repartit  M.  le  cardinal,  qui  avoit  pour  pré- 
cepteur M.  Mulot  et  pour  valet  de  chambre  Desboui-nais,..  de  votre 
pays,  et  un  laquais  à  livrées  rouges.  —  Oui  déa,  Monseigneur,  ré- 
pondit Rabelais.  Ils  ont  bien  croqué  de  mes  poires  et  de  mes 
pêches,  sans  m'en  dire  mot.  —  C'est  moi,  mon  bonhomme,  je 
veux  vous  payer  vos  fruits.  Desbournais,  qu'on  lui  donne  cent  pis- 
toles,  et  à  chacune  de  ses  filles  deux  cents.  Ps'ètes-vous  pas  satis- 
faits de  moi?..  »  L'on  peut  juger  de  leur  joie...  » 

L'étudiant  avait,  comme  on  le  voit,  un  certain  train  de  maison  : 
habitation  à  part,  précepteur,  valet  de  chambre,  laquais.  Il  se  sen- 
tait déjà  de  l'évéque  ;  et,  si  les  fruits  du  bonhomme  Rabelais  souf- 
fraient du  voisinage,  si  ses  filles  même  étaient  approchées  d'un  peu 
près,  c'était,  en  somme,  beaucoup  d'honneur. 

Cependant,  les  études  de  théologie  furent  menées  rondement. 
Outre  le  caractère  de  l'homme,  qui  n'avait  rien  de  languissant,  le 
temps  pressait.  Vers  1603,  le  sieur  Yver,  agissant  au  nom  de 
M™°  de  Richelieu,  avait  été  condamné,  par  arrêt  du  parlement,  à 
donner  un  tiers  du  revenu  de  l'evèchè  pour  réparer  l'église  cathé- 
drale et  les  bâti  mens  du  palais  é])iscopal.  Pour  gagner  du  temps, 
M™^  de  Richelieu  avait  demandé  à  transiger.  Deux  chanoines  de 
Luçon  s'étaient  rendus  à  Paris  ;  des  arbitres  avaient  été  nommés, 
et  les   Richelieu  avaient   dû  s'engager  à  faire   toutes   les  répa- 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU,  103 

rations  réclamées  depuis  si  longtemps.  Cet  engagement  absor- 
bait les  principaux  revenus  de  l'évêché.  La  situation  du  sieur  Yver, 
évèque  non  consacré  de  Luçon,  devenait  insoutenable.  Dès  oc- 
tobre 160 '4,  on  faisait  figurer  dans  les  actes  rendus  au  nom  de 
l'évêché  un  N...  de  Richelieu,  laissant  le  nom  en  blanc,  hésitant 
encore  entre  Alphonse  et  Armand. 

Il  fallait  en  finh*.  Vers  la  fin  de  1606,  sans  attendre  l'obtention 
de  ses  grades,  et  cinq  ans  avant  d'avoir  atteint  l'âge  canonique, 
l'abbé  de  Richelieu  fut  désigné  évêque  de  Luçon.  En  même  temps, 
le  roi  Henri  IV,  qui  continuait  à  protéger  la  famille  du  grand-pré- 
vôt, solhcitait  du  pape  la  dispense  nécessaire  pour  la  consécration 
du  jeune  évêque. 

Richelieu  avait  dès  lors,  près  du  roi,  un  protecteur  déA'oué  et 
influent.  C'était  son  propre  h'ère,  Henri  du  Plessis.  Cet  aîné,  dont 
nous  avons  à  peine  prononcé  le  nom  jusqu'ici,  mérite  de  nous 
arrêter  un  instant.  Nous  ignorons  la  date  de  sa  naissance  ;  mais  on 
peut  croh'e  qu'il  était  de  cinq  à  six  ans  plus  âgé  que  son  frère. 
C'était  un  jeune  homme  de  mérite,  vif,  brillant,  amiable,  d'un 
cœur  tendre  et  prompt,  d'un  esprit  ouvert  et  défié.  Dès  qu'il  fut  en 
âge  de  paraître  à  la  cour,  il  vint  à  Paris  et,  en  partie  par  la  faveur 
de  son  nom,  en  partie  par  la  complaisance  de  ses  services,  sut  s'at- 
tirer l'amitié  du  roi.  Nous  avons  vu  que,  de  bonne  heure,  il  s'était 
fait  inscrire  sur  la  liste  des  pensionnaires,  libéralité  d'autant  plus 
remarquable  de  la  part  de  Henri  IV,  que  ce  prince  ne  passait  pas 
pour  prodigue.  Malgré  ses  modiques  ressources,  Henri  de  Riche- 
lieu s'était  mêlé  à  tout  ce  qu'il  y  avait  de  galant  à  la  cour.  Il  était 
l'un  des  dix-sept  seigneurs  qui  donnaient  le  ton  et  réglaient  la  mode. 

Actif,  insinuant  et  brave,  il  était  digne,  en  tous  pomts,  du  nom 
qu'il  portait.  Les  mémoires  contemporains  le  montrent  mêlé  aux 
intrigues  de  la  cour.  Dès  1605,  il  portait  ombrage  au  puissant 
favori  du  roi,  Rosny.  Il  servait  d'intermédiaire  dans  une  négocia- 
tion où  les  jésuites  étaient  vivement  intéressés.  Le  père  Cotton 
l'utilisait. 

Il  s'appuyait  lui-même  sur  son  beau-frère,  Dupont  de  Courlay. 
Celui-ci,  de  beaucoup  plus  âgé  que  lui,  d'abord  gentilhomme  de  la 
chambre,  puis  capitaine  des  gardes  du  roi,  combattant  d'Arqués  et 
d'Ivry,  peut-être  huguenot  converti,  était  un  homme  actif  et  d'am- 
bitions très  inquiètes,  malgré  «  sa  noblesse  douteuse.  »  Il  avait 
épousé,  le  23  août  1603,  Françoise  du  Plessis,  sœur  de  Henri  et 
d'Annand. 

Ils  formaient  tous  ensemble  une  petite  cabale  dévouée  à  la  reine 
Marie  de  Médicis.  «  Bons  joueurs  de  luth,  »  comlisans  élégans  et 
souples,  ils  avaient  leur  entrée  dans  les  cabinets  et  se  servaient 


104  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  espèce  de  faveur  occulte  qui  devait  porter  ses  fruits  sous  la 
régence. 

Henri  de  Richelieu  aida  toujours,  et  de  la  meilleure  grâce  du 
monde,  à  la  fortune  de  son  cadet,  l'abbé  de  Richelieu. 

Les  lettres  par  lesquelles  le  roi  Henri  IV  recommande  à  son  am- 
bassadeur près  du  pape  l'aflaire  de  l'évéché  de  Luçon  sont  hono- 
rables pour  l'un  et  l'autre  frère. 

«  Monsieur  d'Halincourt,  dit  le  roi,  j'ai  naguère  nommé  à  notre 
saint-père  le  pape  M.  Armand-Jehan  du  Plessis,  diacre  du  diocèse 
de  Paris,  frère  du  sieur  de  Richelieu,  pour  être  pourvu  de  l'évéché 
de  Luçon,  en  Poitou,  par  la  démission  et  résignation  qu'en  a  faite 
à  son  profit  M.  François  Hyver,  dernier  titulaire  d'icelui;  et  parce 
que  ledit  du  Plessis,  qui  est  déjà  dans  les  ordres,  n'a  encore  du 
tout  atteint  l'âge  requis  par  les  saints  décrets  et  constitutions  cano- 
niques pour  tenir  ledit  évêché,  et  que  je  suis  assuré  que  son  mé- 
rite et  suffisance  peuvent  aisément  suppléer  à  ce  défaut,  je  vous 
écris  cette  lettre  afin  que  vous  fassiez  instance  de  ma  part  à  Sa 
Sainteté,  avec  mon  cousin  le  cardinal  de  Joyeuse,  à  qui  j'en  écris 
de  telle  sorte  que  cette  grâce  ne  lui  soit  refusée,  parce  qu'il  est  du 
tout  capable  de  servir  en  l'Église  de  Dieu  et  que  je  sais  qu'il  ne 
donne  pas  peu  d'espérance  d'y  être  grandement  utile.  » 

Quoiqu'il  y  ait  lieu  de  faire,  dans  ces  sortes  de  documens,  la 
part  de  la  formule  courante, les  éloges  donnés  par  le  roi  à  l'évêque 
qu'il  venait  de  nommer  ont  un  caractère  particulièrement  flatteur. 
Déjà,  évidemment,  il  avait  distingué  le  jeune  abbé  dont  l'empres- 
sement cherchait  à  s'approcher  du  roi  et  à  gagner  ses  bonnes  grâces. 

Pendant  que  l'ambassadeur  mettait  en  train,  à  Rome,  l'affaire 
de  la  dispense,  à  Paris^,  l'abbé  de  Richelieu  brûlait  les  étapes  de  sa 
carrière  théologique.  En  juin  ou  juillet  1606,  il  obtenait  son  pre- 
mier brevet  d'études  ;  en  août  de  la  même  année,  il  demandait  et 
obtenait  la  dispense  du  temps  requis  pour  accomplir,  en  son  en- 
tier, le  premier  cours.  Le  texte  de  cette  demande  nous  est  parvenu. 
Les  termes  flatteurs  que  contient  la  réponse  méritent  d'être  cités  : 
«  Extrait  des  actes  de  la  sacrée  Faculté  de  Paris,  année  1606.  — 
iMûffiafrr  Armandus  du  Plessis  de  Richelieu  designafus  episcopus 
Luciona/sis  supplicavif  ut  secus  dispensuretur  de  tempore  requi- 
sito  in  slalutis  ante  qiiam  recipiatur  ad  primum  cursuni.  Dispen- 
satum  est  ex  illo  et  receptus  est  ad  primmn^  habita  ratione  di- 
gnitatis  doctrinœ  et  capacitatis  illius.  »  Richelieu  passe  bientôt  un 
nouvel  examen,  et,  tout  à  coup,  impatient  des  lenteurs  de  la  chan- 
cellerie pontificale,  il  se  décide  à  aller  faire  lui-même  ses  propres 
affaires  et  part  pour  Rome. 

M.  d'Halincourt  fit  au  jeune  prélat  désigné  un  excellent  accueil; 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  105 

il  l'introduisit  à  la  cour  pontificale  et  le  présenta  au  pape,  qui  était 
alors  Paul  V. 

Le  court  séjour  que  Richelieu  fit  à  Rome  exerça  sur  [le  reste  de 
sa  carrière  une  très  réelle  influence.  Il  vit,  à  l'âge  où  les  impres- 
sions sont  vives  et  durables,  cette  ville  qui  était  à  la  fois  la  capitale 
du  monde  catholique  et  le  centre  du  monde  civilisé.  Son  œil  per- 
çant put  distinguer  le  fort  et  le  faible  de  cette  cour,  de  ces  congré- 
gations, de  ces  cercles  qui  passaient  pour  les  retraites  de  la  poli- 
tique la  plus  haute  et  la  plus  raffinée.  Il  vit  de  près  ce  que,  de  loin, 
on  appelle  les  grandes  choses. 

Il  s'insinua  dans  la  faveur  de  plusieurs  cardinaux,  les  Ror- 
ghèse,  les  Givry,  les  Joyeuse.  La  tenue  de  la  cour  romaine,  où 
les  longues  ambitions  se  couvrent  si  longtemps  du  manteau  de 
l'humilité  et  du  désintéressement,  le  frappa.  C'est  à  partir  de  cette 
époque  qu'il  commença  à  contenir  ce  que  sa  nature  avait  de  natu- 
rellement impétueux  et  qu'il  soumit  toute  son  attitude  extérieure  à 
la  discipline  de  ses  ambitions. 

Il  étudia  les  langues  qu'on  parlait  à  Rome,  l'italien  et  l'espa- 
gnol. Cette  dernière  surtout  était  préférée  par  tout  le  monde  ga- 
lant. Il  s'y  consacra  jusqu'à  dédaigner  l'usage  du  français.  Il 
rechercha  aussi  les  occasions  de  se  faù-e  remarquer  dans  les  dis- 
cussions littéraires  et  théologiques.  Il  y  brillait  par  l'étendue  de  sa 
science,  la  sûreté  de  sa  mémoire,  la  vivacité  de  son  esprit,  la  mo- 
destie de  son  maintien.  Le  pape  Paul  V,  dont  l'abord  était  plutôt 
sévère,  s'intéressa  au  jeune  prélat.  Il  eut  avec  lui  de  longues  et 
graves  conversations.  Il  alla  jusqu'à  lui  confier  les  inquiétudes  que 
la  conduite  de  Henri  IV  inspirait  au  saint-siège. 

«  Ce  prince,  à  peine  arraché  aux  erreurs  de  l'hérésie,  disait  le 
pape,  s'abandonne  à  toutes  les  tentations  des  sens  et  se  livre  à 
tous  les  plaish-s.  Ne  pouvons-nous  pas  craindi-e  justement  qu'une 
pareille  conduite  ne  l'éloigné  de  la  voie  droite  et  ne  le  rejette  vers 
ses  anciennes  erreurs?  »  Richelieu,  après  avoir  laissé  passer  le  flot 
des  plaintes  du  saint-père,  reprenait  doucement  la  défense  de  son 
roi,  et  il  le  faisait  en  termes  si  heureux  et  si  éloquens  que  Paul  V 
terminait  l'entretien  par  cette  plaisanterie  pontificale  :  ci  Henrkus 
Magnas  armandus  Annando  (Henri  le  Grand  armé  par  Armand).  » 

Une  autre  fois,  un  des  prédicateurs  de  la  cour  ayant  prononcé 
un  long  sermon  devant  un  nombreux  auditoire,  Richelieu  le  récita, 
d'un  bout  à  l'autre,  à  la  sortie  de  l'église.  Le  fait  fut  rapporté  au 
pape  qui,  quelques  jours  après,  demanda  encore  à  Richelieu  de 
répéter  le  sermon.  Il  réussit  et,  pour  mettre  le  comble  à  l'admira- 
tion que  ce  trait  avait  excité,  le  lendemain,  il  fit  un  autre  sermon 
de  son  cru,  sur  le  même  sujet,  et  cela,  dit  son  historien,  uavec  une 
telle  abondance  d'idées  et  de  citations,  avec  une   telle  splendeur 


106  REVCE    DES    DEUX    MONDES. 

de  l'àme,  un  tel  clioix  des  sentimens  et  des  paroles^  que  Ton  criait 
au  miracle.  » 

La  faveur  dont  Richelieu  paraissait  jouir  auprès  du  saint -père 
lui  valut  des  ennemis.  11  fut  accusé  d'avoir  écrit  contre  un  cardi- 
nal espagnol,  sur  un  ton  de  louange  feinte  qui,  au  fond,  voilait 
la  plus  mordante  ironie.  Il  dut  se  défendre,  mais  il  le  fit  avec  bon- 
lieur  et,  bien  loin  de  le  considérer  comme  ayant  insulté  le  collège 
des  cardinaux,  on  pensa  plutôt  qu'il  «  était  digne  d'en  faire  par- 
tie. »  Après  s'être  rendu  compte  par  lui-même  des  mérites  de  Ri- 
chelieu, le  souverain  pontife  se  décida  enfin  à  lui  accorder  la  dis- 
pense qu'il  était  venu  solliciter.  Les  panégyristes  de  Richelieu  disent 
même  que  Paul  V  se  serait  exprimé  en  ces  termes  flatteurs  : 
/Eqiium  eut  ut  qui  supra  œtatem  supis  iiifru  œtalem  ordineris.  — 
«  11  est  juste  que  l'homme  qui  montre  une  sagesse  au-dessus  de 
son  âge  soit  ordonné  avant  l'âge.  )>  Mais  les  adversaires  du  même 
cardinal  racontent,  au  contraii'e,  que  Richelieu  se  serait  trouvé 
daiis  la  nécessité  d'exliiber  un  faux  acte  de  baptême,  et  qu'une  fois 
les  bulles  obtenues,  il  s'en  serait  confessé  au  pape  lui-même.  Ce- 
lui-ci aurait  pris  la  chose  du  bon  côté,  mais  en  ajoutant  seulement 
que  ce  jeune  homme  «  serait  un  grand  fourbe.  » 

Il  faut  prendre  ces  anecdotes  pour  ce  qu'elles  valent.  Ce  qui  est 
certain,  c'est  que  Richelieu  fut  sacré  à  Rome,  à  l'occasion  des 
fêtes  de  Pâques^  le  17  avril  1607,  par  le  cardinal  de  Givry.  11  n'avait 
pas  vingt-deux  ans. 

Aussitôt,  Richelieu  revint  à  Paris.  Les  études  théologiques  étaient 
restées  en  suspens.  Etant  homme  à  ne  pas  laisser  languii*  la  for- 
tune, il  ne  négligeait  rien  de  ce  qui  pouvait  la  fixer.  11  se  remit 
au  travail  avec  une  nouvelle  ardeur. 

La  hâte  de  ses  ambitions  l'emporta  bientôt  sur  la  force  des  hsières 
dont  la  tradition  scolastique  embarrassait  ce  genre  d'études.  Au 
mois  d'août  1607,  il  sollicita  la  faveur  de  soutenir  le  premier  acte 
de  théologie.  Le  29  octobre  de  la  même  année,  devant  un  audi- 
toire nombreux,  étonné  de  cette  exceptionnelle  circonstance  d'un 
évêque  sur  les  bancs  des  écoles,  il  soutint  un  examen  «  en  manière 
de  résompte  »  sur  une  chaire  basse,  sans  président,  la  tête  cou- 
verte, en  considération  de  son  titre  épiscopal. 

On  dit  qu'il  avait  inscrit  comme  épigi'aphe  à  ses  thèses  ces  pa- 
roles orgueilleuses  de  l'Écriture  :  Quh  erit  similis  mihi?Oï]  dit 
aussi  que  la  force  de  son  argumentation  provoqua  l'admiration  des 
vieux  théologiens  et  qu'elle  souleva  dans  l'auditoire  «  un  applau- 
dissement universel.  » 

Deux  jours  après  l'examen,  l'évêque  de  Luçon  sollicitait  l'hon- 
neur de  figurer  parmi  les  membres  du  collège  de  la  Sorbonne  ;  par 
une  dernière  faveur,  et  une  dernière  dérogation  aux  usages,  le 


LA   JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  107 

corps  des  sorbonistes,  en  considération  de  sa  dignité,  s'ouvrit  ini- 
médiatement  pour  lui;  le  31  octobre,  ail  était  adniis  dans  l'hospi- 
talité de  la  maison.  » 

Ainsi,  menant  de  front  à  la  fois  toutes  les  études  et  toutes  les 
amljitions,  le  jeune  prélat  justifie  les  unes  par  les  autres.  En  moins 
de  trois  ans,  sa  nouvelle  carrière  est  ti'acée,  occupée,  déblayée. 
Bientôt,  sa  jemiesse  elle-même  ne  lui  sera  pas  un  obstacle,  et  il 
n'en  rencontrera  plus  d'autre  que  la  trop  claire  supériorité  de  son 
génie. 

L'année  1608,  qui  termine  pom'  Richelieu  cette  période  labo- 
rieuse, le  trouve  malade,  dévoré  des  fièvres  qui  seront,  toute  sa 
vie,  le  prix  de  son  immense  dépense  d'activité  et  d'énergie.  Cepen- 
dant à  Paris,  où  il  demeure  un  an  encore,  il  ne  perd  pas  son 
temps.  Il  prêche,  et  se  place  déjà  au  rang  des  orateurs  écoutés  ; 
il:  fréquente  la  cour,  et  s'empresse  auprès  d'un  roi  qui  l'aime,  et 
qui  l'appelle  familièrement  son  èvêqiie. 

Il  étend  ses  relations  dans  le  clergé,  s'attache  particulièrement 
à  la  haute  et  influente  personnalité  du  cardinal  du  Perron,  et  se 
met,  en  quelque  sorte,  dans  son  ombre. 

Il  fréquente  aussi  à  la  ville,  y  renoue  les  anciennes  relations,  en 
crée  de  nouvelles.  On  pom'rait  croh-e  qu'il  va  devenir  un  de  ces 
prélats  de  corn*  que  les  mœm-s  du  temps  tolèrent,  et  qui,  parmi  les 
intrigues  et  les  complaisances,  cherchent  le  chemin  des  faveurs 
et  des  hauts  emplois.  Il  a  déjà  des  misées  politiques.  On  le  sait,  on 
le  sent.  Paris  et  la  présence  du  roi  sont  le  heu  des  grâces,  des 
solhcitations,  des  hasards  imprévus  qui  distinguent  un  houmie  et 
le  mettent  soudain  sur  le  pinacle. 

Tous  les  désirs  et  toutes  les  combinaisons  roulent  à  la  fois  dans 
cette  jeune  tête.  Enfin,  il  se  décide.  Mais  tout  au  contrah'e  de  ce 
qu'on  eût  pensé,  il  prend  sur  lui-même  de  quitter  Paris,  la  cour, 
les  premières  espérances  et  les  premiers  succès.  Il  part  et  va 
s'enfûuk'  au  fond  de  la  province,  dans  son  évêché  de  Luçon.  On 
pouvait  craindre  un  prélat  de  cour  et  d'intiigues  :  Richeheu  dé- 
route tous  les  pronostics  en  se  déclarant  évêque  ïiérÏQux  et  résident . 

Après  avoh'  mis  ordre  à  ses  affaii-es,  fait  de  nombreuses  visites 
d'adieux,  s'être  bien  assuré,  par  des  promesses  de  correspondance 
réciproque,  qu'il  ne  serait  pas  trop  ouJjlié  ;  après  s'être  recom- 
mandé à  tout  ce  qui  pouvait  lui  être  utile,  depuis  le  roi  jusqu'aux 
smiples  commis  de  la  poste,  notre  évêque  emprunte  à  son  ami, 
M.  de  Moussy,  un  carrosse  th'é  par  quati'e  chevaux,  «t  malgré 
l'épuisement  d'une  longue  maladie  et  d'une  lente  convalescence, 
malgré  les  rigueurs  de  la  saison,  il  se  met  en  route  pom-  le  Poitou. 

A  travers  les  difficultés  d'un  voyage  d'iiiver  à  cette  époque,  i'I 


108  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

arrive  dans  son  évèché  vers  la  ini-décembie  1608.  Avant  d'y  pé- 
nétrer, il  s'arrête  à  Fontenay-lc-Comte,  Adlle  assez  importante  du 
voisinage.  Les  liabitans  en  étaient  un  peu  glorieux  et  se  piquaient 
de  belles-lettres.  Ils  vinrent  au-devant  de  l'évéque.  Celui-ci  les 
liarangua  courtement,  mais  poliment.  Il  se  félicite  d'avoir  son  évè- 
ché proche  d'une  ville  «  qui  était  renommée  pour  avoir  donné  une 
infinité  de  beaux  esprits  à  la  France.  »  Il  veut  bien  rechercher  leur 
amitié,  «  toutes  les  sciences,  comme  disent  les  anciens,  se  tenant 
par  la  main,  »  et  il  se  met  de  bon  cœur  à  leur  service  si  l'occasion 
se  présente  de  leur  être  utile. 

Les  délégués  du  chapitre  de  Luçon  étaient  venus  au-devant  de 
leur  évêque  jusqu'à  Fontenay.  Avec  ces  messieurs,  la  situation  était 
particulièrement  déUcate.  Depuis  si  longtemps  que  le  chapitre 
se  plaignait  de  la  famille  de  Richelieu,  surtout  depuis  qu'un  procès 
était  engagé,  il  y  avait  eu  bien  des  aigreurs  de  part  et  d'autre. 
L'évéque  indiqua  les  choses  d'un  mot,  voulut  bien  fau'e  allusion  à 
sa  trop  longue  absence,  et  parut  accepter  sa  part  des  torts. 

Mais  le  lendemain,  quand  il  fut  tout  à  fait  sur  son  terrain,  à  Lu- 
çon même,  il  le  prit  d'un  peu  plus  haut,  et  s'il  voulut  bien  convier 
les  chanoines  à  ne  faire  avec  lui  qu'un  seul  cœur  et  qu'une  seule 
âme  [cor  wium  et  anima  mia)  pour  le  bon  exemple  et  le  bien  du 
diocèse,  il  ne  manqua  pas  de  faire  sentir  ce  qu'il  y  avait  de  géné- 
reux, de  sa  part,  dans  une  pareille  condescendance.  Il  accordait 
l'amnistie,  «  l'amnistie  d'oubliance,  »  comme  il  disait  ;  mais  il  rap- 
pelait à  ceux  qui  lui  avaient  été  si  «  fort  contraires  »  combien  ils 
avaient  manqué  à  l'homme  que  «  Dieu  avait  rendu  leur  chef.  » 

Le  peuple  eut  aussi  sa  petite  part  de  l'éloquence  épiscopale,  et 
même  les  protestans  ne  furent  pas  oubliés;  il  y  en  avait  un  assez 
grand  nombre  à  Luçon.  Richelieu  leur  promit  sa  bienveillance  et 
les  assura  que  «  tout  en  étant  désuni  de  croyance,  on  pouvait  être 
uni  d'affection.  » 

En  somme,  c'était  un  fort  bon  début,  digne,  grave  et  conciliant. 
Le  21  décembre  1608,  jour  de  la  fête  de  saint  Jacques,  lorsque  le 
nouvel  et  jeune  évêque  célébra  pontificalement  la  messe  d'inaugu- 
ration dans  sa  cathédrale  depuis  si  longtemps  abandonnée,  il  dut 
y  avoir  chez  tous  les  assistans  un  mouvement  de  joie,  et  l'évéque, 
en  particulier,  dut  ressentir  pleinement  la  satisfaction  d'avoir  su 
faire  si  à  propos  et  si  élégamment  son  devoir. 

Cette  satisfaction,  l'histoire  la  partage.  Il  est  bon,  en  effet,  de 
voir  un  homme  que  tant  de  raisons  diverses  portaient  vers  les 
hautes  ambitions,  qui  les  avait  toutes,  mais  qui  réfléchissait  aux 
meilleurs  et  aux  plus  sohdes  moyens  de  les  satisfaire,  de  voir  cet 
homme  reconnaître,  de  lui-même,  que  le  parti  le  plus  honorable  et 
le  plus  digne  est,  en  même  temps,  le  plus  avantageux  et  le  plus 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  109 

prompt.  Ce  coude,  ce  crochet  vers  la  province,  fut  certainement 
lonouement  médité  ;  il  est  particulièrement  significatif  dans  les  dé- 
buts du  jeune  prélat  que  tant  de  raisoivs  diverses  et  l'exemple  de 
nombre  de  ses  collègues  eussent  pu  retenii-  à  Paris. 

Parmi  les  motifs  qui  déterminèrent  Richelieu,  le  plus  fort  vient 
assurément  d'une  sorte  d'honnête  calcul.  11  se  sentait,  bien  jeune 
encore,  exposé  à  tous  les  hasards  d'un  terrain  mouvant  et  dange- 
reux. De  fortune,  de  situation,  et  d'aspect  maigre;  sans  poids,  sans 
famille,  sans  argent  :  jouer  sa  vie  dans  de  telles  conditions,  c'était 
avoir  toutes  les  chances  contraires.  Son  intelligence,  le  peu  qu'il 
avait  d'expérience,  ce  flair  que  l'honnne  politique  emploie  d'abord 
à  s'assurer  des  moyens  de  parvenir,  ne  pouvaient  guère  lui  servir, 
au  point  où  il  en  était,  qu'à  lui  signaler  les  dangers  d'une  trop 
grande  précipitation. 

L'éloignement  de  Paris  convenait  à  sa  pauvreté,  le  titre  d'évêque 
à  sa  dignité,  l'administration  d'un  diocèse  à  sou  activité;  la  pra- 
tique des  vertus  au  désir  de  se  signaler,  et  au  besoin  de  la 
louange.  S'emparer  de  ce  qu'il  avait  à  faire  pour  prouver  ce  qu'il 
savait  faire,  c'était  l'inspiration  naturelle  d'un  génie  fait  d'énergie 
et  de  modération.  Il  faut  tout  gagner  dans  la  vie,  même  le  temps. 

D'ailleurs,  la  province  a  du  bon.  Elle  donne  de  l'assiette,  crée 
les  relations  fortes  et  sûres,  apprend  à  connaître  le  détail  étroit  et 
précis  des  intérêts  humains,  rapproche  de  la  réalité.  Tenir  à  quelque 
chose  a  été,  de  tout  temps,  une  grande  force.  C'en  était  une  au  temps 
de  Richelieu,  au  lendemain  de  ces  guerres  de  la  Ligue  pendant 
lesquelles  chaque  région,  chaque  district  avait  eu  sa  vie  propre, 
son  action  indépendante. 

Un  homme  que  l'encombrement  de  la  cour  étouffait  devait  se 
sentir  bien  plus  à  l'aise  dans  son  pays.  On  savait,  du  moins,  là,  qui 
il  était,  d'où  il  venait,  ce  qu'il  valait.  On  jalousait  peut-être  un  peu 
sa  trop  écrasante  supériorité.  Mais  ce  sentiment  lui-même  était  un 
hommage  rendu  à  son  mérite  par  la  curiosité  perspicace  de  la  pro- 
vince. 

Le  plan  de  Richelieu  était  clair  ;  gagner  quelques  années,  com- 
pléter ses  études,  acquérir  un  bon  renom  dhomme  de  devoir  et 
d'administrateur  capable,  se  désigner  à  l'estime  de  ses  concitoyens 
et  attendre  les  occasions,  prêt  à  les  saisir  toutes,  mais  sans  se  pré- 
cipiter sur  aucune,  11  a  quitté  Paris  avec  l'espoir  de  retour.  Il  y 
reviendra  plus  âgé,  plus  expérimenté,  plus  connu,  mieux  apprécié. 
Il  le  quitte  écolier  encore  ;  il  y  rentrera  homme  fait,  avec  l'autorité 
et  la  confiance  en  soi-même  qu'inspire  le  sentiment  du  devoir  ac- 
compU. 

Gabriel  Haxotaux. 


thaïs 


CONTE    PHILOSOPHIQUE 


LE    LOTUS. 


En  ce  temps-là,  le  désert  était  peuplé  d'anachorètes.  Sur  les 
deux  rives  du  Nil,  d'innombrables  cabanes,  bâties  de  branchages 
et  d'arg-ile  par  la  main  des  solitaires,  étaient  semées,  à  quelque 
distance  les  unes  des  autres,  de  façon  que  ceux  qui  les  habitaient 
pouvaient  Ti\Te  isolés  et  pourtant  s'entr'aider  au  besoin.  Des 
églises,  surmontées  du  signe  de  la  croix,  s'élevaient  de  loin  en 
loin  au-dessus  des  cabanes,  et  Tes  moines  s'y  rendaient  dans 
les  jours  de  fête  pour  assister  à  la  célébration  des  mystères  et 
participer  aux  sacremens.  Il  y  avait  aussi,  tout  au  bord  du  fleuve, 
des  maisons  où  les  cénobites,  renfermés  chacun  dans  une  étroite 
cellule,  ne  se  réunissaient  qu'afm  de  mieux  goûter  la  solitude. 

Anaciiorètes  et  cénobites  vivaient  dans  l'abstinence,  ne  prenant 
de  nourriture  qu'après  le  coucher  du  soleil,  mangeant,  pour  tout 
repas,  leur  pain  avec  un  peu  de  sel  et  d'hysope.  Quelques-uns, 
s'enfonçant  dans  les  sables,  faisaient  leur  asile  d'une  caverne  ou 
d'un  toinbcau  et  menaient  une  vie  encore  plus  singulière. 

Tous  gardaient  la  continence,  portaient  le  cilice  et  la  cuculle, 


THAÏS.  111 

dormaient  sur  la  terre  nue  après  de  longues  veilles,  priaient,  clian- 
taieat  des  psaumes,  et,  pour  tout  dire,  accomplissaient  chaque  jour 
les  chefs-d'œuvre  de  la  pénitence.  En  considération  du  péché  ori- 
ginel, ils  refusaient  à  leur  corps,  non-seulement  les  plaisirs  et  les 
contentemens,  mais  les  soins  mêmes  qui  passent  pour  indispen- 
sables selon  les  idées  du  siècle.  Ils  estimaient  que  les  maladies  de 
nos  membres  assainissent  nos  âmes  et  que  la  chair  ne  saurait  rece- 
voir de  plus  glorieuses  parures  que  les  ulcères  et  les  plaies.  Ainsi 
s'accomplissait  la  parole  des  prophètes  qui  avaient  dit  :  «  Le  dé- 
sert se  couvrira  de  fleurs.  » 

Des  anges  semblables  à  de  jeunes  hommes  venaient,  un  bâton  à 
la  main,  comme  des  voyageurs,  visiter  les  ermitages,  tandis  que 
des  démons,  ayant  pris  des  figures  d'Kthiopiens  ou  d'aj.iimaux, 
erraient  autour  des  solitaires,  afin  de  les  induire  en  tentation. 
Quand  les  moines  allaient  le  matin  remplii-  leur  cruche  à  la  fon- 
taine, ils  voyaient  des  pas  de  Satyres  et  de  Centaures  imprimés 
dans  le  sable.  Considérée  sous  son  aspect  véritable  et  spirituel,  la 
Thébaïde  était  un  champ  de  bataille  où  se  livraient  à  toute  heure, 
et  spécialement  la  nuit,  les  merveilleux  combats  du  ciel  et  de  l'enfer. 

Les  ascètes,  furieusement  assaillis  par  des  légions  de  damnés, 
se  défendaient,  avec  l'aide  de  Dieu  et  des  anges,  au  moyen  du 
jeûne,  de  la  pénitence  et  des  macérations.  Parfois,  l'aiguillon  des 
désirs  charnels  les  déchirait  si  cruellement  qu'ils  en  hurlaient  de 
douleur  et  que  leurs  lamentations  répondaient,  sous  le  ciel  plein 
d'étoiles,  aux  miaulcmens  des  hyènes  alïamées.  C'est  alors  que  les 
démons  se  présentaient  à  eux  sous  des  formes  ravissantes.  Car,  si 
les  démons  sont  laids  en  réaUté,  ils  se  revêtent  parfois  d'une 
beauté  apparente  qui  empêche  de  discerner  leur  nature  intime. 
Les  ascètes  de  la  Thébaïde  virent  avec  épouvante,  dans  leur  cel- 
lule, des  images  du  plaisir,  inconnues  même  aux  voluptueux  du 
siècle.  Mais,  comme  le  signe  de  la  croix  était  sur  eux,  ils  ne  suc- 
combaient pas  à  la  tentation,  et  les  esprits  immondes,  reprenant 
leur  véritable  figure,  s'éloignaient  dès  l'aurore,  pleins  de  honte  et 
de  rage. 

Les  anciens  du  désert  étendaient  leur  puissance  sur  les  pé- 
cheurs et  sur  les  impies.  Leur  bonté  était  parfois  terrible.  Ils 
tenaient  des  apôtres  le  pouvoir  de  punir  les  offenses  faites  au  vrai 
Dieu,  et  rien  ne  pouvait  sauver  ceux  qu'ils  avaient  condamnés. 
L'on  contait  avec  épouvante,  dans  les  villes  et  jusque  dans  le 
peuple  d'Alexandrie,  que  la  terre  s'entrouvrait  pour  engloutir  les 
médians  qu'ils  frappaient  de  leur  bâton.  Aussi  étaient-ils  très 
redoutés  des  gens  de  mauvaise  vie  et  particulièrement  des  mimes, 
des  baladins,  des  prêtres  mariés  et  des  courtisanes. 


112  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Telle  était  la  \citu  de  ces  religieux,  qu'elle  soumettait  à  son 
pouvoir  jusqu'aux  bêtes  féroces.  Lorsqu'un  solitaire  était  près  de 
mourir,  un  lion  lui  venait  creuser  une  fosse  avec  ses  ongles.  Le 
saint  homme,  connaissant  par  là  que  Dieu  l'appelait  à  lui,  s'en 
allait  baiser  la  joue  à  tous  ses  frères.  Puis,  il  se  couchait  avec  aJlé- 
gresse,  pour  s'endormir  dans  le  Seigneur. 

Or,  depuis  qu'Antoine,  âgé  de  plus  de  cent  ans,  s'était  retiré 
sur  le  mont  Colzin  avec  ses  disciples  bien-aimés,  Macaire  et  Aiua- 
thas,  il  n'y  avait  pas  dans  toute  la  Thébaïde  de  moine  plus  abon- 
dant en  œuvres  que  Paphnuce,  abbé  d'Antinoé.  A  vrai  dire,  Kphrem 
et  Sérapion  commandaient  à  un  plus  grand  nombre  de  moines  et 
excellaient  dans  la  conduite  spmluelle  et  temporelle  de  leurs  mo- 
nastères. Mais  Paphnuce  observait  les  jeûnes  les  plus  rigoureux  et 
demeurait  parfois  trois  jours  entiers  sans  prendre  de  nourriture.  Il 
portait  un  cilice  d'un  poil  très  rude,  se  flagellait  matin  et  soir,  et  se 
tenait  souvent  prosterné  le  front  contre  terre. 

Ses  vingt-quatre  disciples,  ayant  construit  leurs  cabanes  proche 
la  sienne,  imitaient  ses  austérités.  Il  les  aimait  chèrement  en  Jésus- 
Clu-ist  et  les  exhortait  sans  cesse  à  la  pénitence.  On  distinguait 
parmi  eux  le  diacre  Flavien,  qui  avait  la  connaissance  des  Écri- 
tures et  parlait  avec  adresse.  Mais  le  plus  admirable  des  disci- 
ples de  Paphnuce  était  un  jeune  paysan  nommé  Paul  et  surnommé 
le  Simi)le  à  cause  de  son  extrême  naïveté.  Les  hommes  raillaient 
sa  candeur,  mais  Dieu  le  favorisait  en  lui  envoyant  des  visions  et 
en  lui  accordant  le  don  de  prophétie. 

Paphnuce  sanctifiait  ses  heures  par  l'enseignement  de  ses  dis- 
ciples et  les  pratiques  de  l'ascétisme.  Souvent  aussi  il  méditait  sur 
les  livres  sacrés  pour  y  trouver  des  allégories.  C'est  pourquoi,  jeune 
encore  d'âge,  il  abondait  en  mérites.  Les  diables,  qui  livrent  de  si 
rudes  assauts  aux  bons  anachorètes,  n'osaient  s'approcher  de  lui. 
La  nuit,  au  clah-  de  lune,  sept  petits  chacals  se  tenaient  devant  sa 
cellule,  assis  sur  leur  derrière,  immobiles,  silencieux,  dressant 
Toreille.  Et  l'on  croit  que  c'était  sept  démons  qu'il  retenait  sur  son 
seuil  par  la  vertu  de  sa  sainteté. 

Paphnuce  était  né  à  Alexandrie  de  parens  nobles,  qui  l'avaient 
liiit  instruire  dans  les  lettres  profanes.  Il  avait  même  été  séduit  par 
les  mensonges  des  poètes,  et  tels  étaient,  en  sa  première  jeunesse, 
l'erreur  de  son  esprit  et  le  dérèglement  de  sa  pensée,  qu'il  croyait 
que  la  race  humaine  avait  été  noyée  par  les  eaux  du  déluge  au 
temps  de  Deucalion  et  qu'il  disputait  avec  ses  condisciples  sur  la 
nature,  les  attributs  et  l'existence  même  de  Dieu.  Il  vivait  alors 
dans  la  dissipation,  à  la  manière  des  gentils.  Et  c'est  un  temps- 
qu'il  ne  se  rappelait  qu'avec  honte  et  pour  sa  confusion. 


THAÏS.  113 

—  Durant  ces  jours,  avait-il  coutume  de  dire  à  ses  frères,  je 
bouillais  dans  la  chaudière  des  fausses  délices. 

Il  entendait  par  là  qu'il  mangeait  des  viandes  habilement  apprê- 
tées et  qu'il  fréquentait  les  bains  publics.  En  effet,  il  avait  mené 
jusqu'à  sa  \ingtième  année  cette  vie  du  siècle,  qu'il  conviendrait 
mieux  d'appeler  mort  que  vie.  Mais,  ayant  reçu  les  leçons  du  prêtre 
Macrin,  il  devint  un  homme  nouveau.  La  vérité  le  pénétra  tout 
entier,  et  il  avait  coutume  de  dire  qu'elle  était  entrée  en  lui  comme 
une  épée.  11  embrassa  la  foi  du  Calvaire  et  il  adora  Jésus  crucifié. 
Après  son  baptême,  il  resta  un  an  encore  parmi  les  gentils,  dans 
le  siècle  où  le  retenaient  les  liens  de  l'habitude.  Mais  un  jour, 
étant  entré  dans  une  église,  il  entendit  un  diacre  qui  lisait  ce  ver- 
set de  l'Écriture  :  «  Si  tu  veux  être  parfait,  va,  et  vends  tout  ce  que 
tu  as  et  donnes-en  l'argent  aux  pauvres.  »  Aussitôt,  il  vendit  ses 
biens,  en  distribua  le  prix  en  aumônes,  et  embrassa  la  vie  monas- 
tique. 

Depuis  dix  ans  qu'il  s'était  retiré  loin  des  hommes,  il  ne  bouillait 
plus  dans  la  chaudière  des  délices  charnelles;  mais  il  macérait  pro- 
fitablement  dans  les  baumes  de  la  pénitence.  Or  un  jour  que,  rap- 
pelant, selon  sa  pieuse  habitude,  les  heures  qu'il  avait  vécu  loin 
de  Dieu,  il  examinait  ses  fautes  une  à  une  pour  en  concevoir  exac- 
tement la  diftbrmitè,  il  lui  souvint  d'avoir  vu  jadis,  au  théâtre 
d'Alexandrie,  une  comédienne  d'une  grande  beauté,  nommée 
Thaïs.  Cette  femme  se  montrait  dans  les  jeux  et  ne  craignait  pas 
de  s'y  Uvrer  à  des  danses  dont  les  mouvemens,  réglés  avec  trop 
d'habileté,  rappelaient  ceux  des  passions  les  plus  horribles.  Ou 
bien  elle  simulait  quelqu'une  de  ces  actions  honteuses  que  les 
fables  des  païens  prêtent  à  Vénus,  à  Léda  ou  à  Pasiphaé.  Elle  em- 
brasait ainsi  tous  les  spectateurs  du  feu  de  la  luxure;  et,  quand 
de  beaux  jeunes  hommes  ou  de  riches  vieillards  venaient,  pleins 
d'amour,  suspendre  des  fleurs  au  seuil  de  sa  maison,  elle  leur  fai- 
sait accueil  et  se  livrait  à  eux.  En  sorte  qu'en  perdant  son  àme, 
elle  perdait  un  très  grand  nombre  d'autres  âmes.  Peu  s'en  était 
fallu  qu'elle  eût  induit  Paphnuce  lui-même  au  péché  de  la  chair. 
Elle  avait  allumé  le  désir  dans  ses  veines  et  il  s'était  une  fois  appro- 
ché de  la  maison  de  Thaïs.  Mais  il  avait  été  arrêté  au  seuil  de  la 
courtisane  par  la  timidité  naturelle  à  l'extrême  jeunesse  (il  avait 
alors  quinze  ans)  et  par  la  peur  de  se  voir  repoussé  faute  d'argent, 
car  ses  parens  veillaient  à  ce  qu'il  ne  pïit  faire  de  grandes  dé- 
penses. Dieu,  dans  sa  miséricorde,  avait  pris  ces  deux  moyens 
pour  le  sauver  d'un  grand  crime.  Mais  Paphnuce  ne  lui  en  avait 
eu  d'abord  aucune  reconnaissance,  parce  qu'en  ce  temps-là  il  savait 
mal  discerner  ses  propres  intérêts  et  qu'il  convoitait  les  faux  biens. 
TOME  xciv.  —  1889.  8 


ll'j  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Donc,  agenouillé  dans  sa  celiule  ,  devant  le  simulacre  de  ce  bois 
salutaire  où  fut  suspendue  comme  dans  une  balance  la  rançon  du 
monde,  Paplmuce  se  prit  à  songer  à  Thaïs,  parce  que  Thaïs  était 
son  péché  et  il  médita  longtemps,  selon  les  règles  de  l'ascétisme, 
sur  la  laideur  épouvantable  des  délices  charnelles  dont  cette  femme 
lui  avait  inspiré  le  goût  aux  joiu'S  de  trouble  et  d'ignorance.  Après 
quelques  heures  de  méditation,  l'image  de  Thaïs  lui  apparut  avec 
une  extrême  netteté.  Il  la  revit  telle  qu'il  l'avait  vue  lors  de  la  ten- 
tation, belle  selon  la  chair.  Elle  se  montra  d'abord  comme  une  Léda, 
mollement  couchée  sur  un  lit  d'hyacinthe,  la  tête  renversée,  les 
yeux  humides  et  pleins  d'éclairs,  les  narines  frémissantes,  la  bouche 
entr'ouverte,  la  poitrine  en  fleur  et  les  bras  frais  comme  deux  ruis- 
seaux. A  cette  vue,  Paphnuce  se  frappait  la  poitrine  et  disait  : 

—  Je  te  prends  à  témoin,  mon  Dieu,  que  je  considère  la  laideur 
de  mon  péché  ! 

Cependant  l'image  changeait  insensiblement  d'expression.  Les 
lèvres  de  Thaïs  révélaient  peu  à  peu,  en  s'abaissant  aux  deux  coins 
de  la  bouche,  une  mystérieuse  souffrance.  Ses  yeux  agrandis  étaient 
pleins  de  larmes  et  de  lueurs  ;  de  sa  poitrine,  gonflée  de  soupirs, 
montait  une  haleine  semblable  aux  premiers  souffles  de  l'orage. 
A  cette  vue,  Paphnuce  se  sentit  troublé  jusqu'au  fond  de  l'âme. 
S'étant  prosterné,  il  lit  cette  prière  : 

—  Toi  qui  as  mis  la  pitié  dans  nos  cœurs ,  comme  la  rosée  du 
matin  sur  les  prairies.  Dieu  juste  et  miséricordieux,  sois  béni! 
Louange,  louange  à  toi!  Écarte  de  ton  serviteur  cette  fausse  ten- 
dresse qui  mène  à  la  concupiscence  et  fais-moi  la  grâce  de  ne  jamais 
aimer  qu'en  toi  les  créatures,  car  elles  passent  et  tu  demeures.  Si 
je  m'intéresse  à  cette  femme,  c'est  parce  qu'elle  est  ton  ouvrage. 
Les  anges  eux-mêmes  se  penchent  vers  elle  avec  sollicitude.  N'est- 
elle  pas,  ô  Seigneur,  le  souffle  de  ta  bouche?  Il  ne  faut  pas  qu'elle 
continue  à  pécher  avec  tant  de  citoyens  et  d'étrangers.  Une  grande 
pitié  s'est  élevée  pour  elle  dans  mon  cœur.  Ses  crimes  sont  abomi- 
nables et  la  seule  pensée  m'en  donne  un  tel  h'isson  que  je  sens  se 
hérisser  d'effroi  tous  les  poils  de  ma  chair.  Mais  plus  elle  est  cou- 
pable et  plus  je  dois  la  plaindre.  Je  pleure  en  songeant  que  les 
diables  la  tourmenteront  durant  l'éternité. 

Gomme  il  méditait  de  la  sorte,  il  vit  un  petit  chacal  assis  à  ses 
pieds.  Il  en  éprouva  une  grande  surprise,  car  la  porte  de  sa  cellule 
était  fermée  depuis  le  matin.  L'animal  semblait  lu-e  dans  la  pensée 
de  l'abbé  et  il  remuait  la  queue  comme  un  chien.  Paphnuce  se 
signa  :  la  bête  s'évanouit.  Connaissant  alors  que,  pour  la  première 
lois,  le  diable  s'était  glissé  dans  sa  chambre,  il  lit  une  courte 
prière  ;  puis  il  songea  de  nouveau  à  Thaïs  : 


THAÏS.  115 

—  Avec  l'aide  de  Dieu,  se  dil-il,  il  faut  que  je  la  sauve  ! 
Et  il  s'endormit. 

Le  lendemain  matin,  ayant  fait  sa  prière,  il  se  rendit  auprès  du 
saint  homme  Palémon,  qui  menait  à  quelque  distance  la  vie  ana- 
choretique.  Il  le  trouva  qui,  paisible  et  riant,  bêchait  la  terre  selon 
sa  coutume.  Palémon  était  un  vieillard  ;  il  cultivait  un  petit  jardin  : 
les  bêtes  sauvages  venaient  lui  lécher  les  mains,  et  les  diables  ne 
le  tourmentaient  pas. 

—  Dieu  soit  loué!  mon  frère  Paj^bnuce!  dit-il,  appuyé  sur  sa 
bêche. 

—  Dieu  soit  loué  !  réi>0ndit  Paphnuce.  Et  que  la  paix  soit  avec 
mon  frère  1 

—  La  paix  soit  semblablement  avec  toi!  frère  Paphnuce,  reprit 
le  moine  Palemou,  et  il  essuya  avec  sa  manche  la  sueur  de  son 
front. 

—  Frère  Palémon,  nos  discours  doivent  avoir  pour  unique  objet  la 
louange  de  Celui  qui  a  promis  de  se  trouver  au  milieu  de  ceux  qui 
s'assemblent  en  son  nom.  C'est  pourquoi  je  ^dens  t'entretenir  d'un 
dessein  que  j'ai  formé  en  vue  de  glorifier  le  Seigneur. 

—  Puisse  donc  le  Seigneur  bénir  ton  dessein,  Paphnuce,  comme 
il  a  béni  mes  laitues  !  Il  répand  tous  les  matins  sa  grâce  avec  sa 
rosée  sur  mon  jardin  et  sa  bonté  m'incite  à  le  glorifier  dans  les  con- 
combres et  les  citrouilles  qu'il  me  donne.  Prions-le  qu'il  nous  garde 
en  sa  paix  !  Car  rien  n'est  plus  à  craindre  que  les  mouvemens  désor- 
donnés qui  troublent  les  cœurs.  Quand  ces  mouvemens  nous  agi- 
tent, nous  sommes  semblables  à  des  hommes  ivres,  et  nous  mar- 
chons, tirés  de  droite  et  de  gauche,  sans  cesse  près  de  tomber 
ignominieusement.  Parfois  ces  transports  nous  plongent  dans  une 
joie  déréglée,  et  celui  qui  s'y  abandonne  fait  retentir  dans  l'air  souillé 
le  rire  épais  des  brutes.  Cette  joie  lamentable  entraîne  le  pécheur 
dans  toutes  sortes  de  désordres.  Mais  parfois  aussi  ces  troubles  de 
l'âme  et  des  sens  nous  jettent  dans  une  tristesse  impie,  plus  funeste 
mille  fois  que  la  joie.  Frère  Paphnuce,  je  ne  suis  qu'un  malheu- 
rmix  pécheur;  mais  j'ai  éprouvé  dans  ma  longue  vie  que  le  céno- 
bite n'a  pas  de  pire  ennemi  que  la  tristesse.  J'entends  par  là  cette 
mélancolie  tenace  qui  enveloppe  l'àme  comme  une  brume  et  lui 
cache  la  lumière  de  Dieu.  Pden  n'est  plus  contraire  au  salut,  et  le 
plus  grand  triomphe  du  diable  est  de  répandre  une  acre  et  noire 
humeur  dans  le  cœiu"  d'un  religieux.  S'il  ne  nous  envoyait  que  des 
tentations  joyeuses,  il  ne  serait  pas  de  moitié  si  redoutable.  Hélas! 
il  excelle  à  nous  désoler.  jS'a-t-il  pas  montré  à  notre  père  Antoine 
un  enfant  noir  d'une  telle  beauté  que  sa  vue  tirait  des  larmes?  Mais, 
avec  l'aide  de  Dieu,  notre  père  Antoine  évita  les  pièges  du  démon^ 


116  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Je  l'ai  connu  du  temps  qu'il  vivait  parmi  nous  :  il  s'égayait  avec  ses 
disciples,  et  jamais  il  ne  tomba  dans  la  mélancolie.  Mais  n'es-tu  pas 
venu,  mon  frère,  m'entretenir  d'un  dessein  formé  dans  ton  esprit? 
Tu  me  lavoriseras  en  m'en  faisant  part,  si  toutefois  ce  dessein  a 
pour  objet  la  gloire  de  Dieu. 

—  Frère  Palémon,  je  me  propose  en  effet  de  glorifier  le  Seigneur. 
Fortifie-moi  de  ton  conseil,  car  tu  as  beaucoup  de  lumières  et  le 
péché  n'a  jamais  obscurci  la  clarté  de  ton  intelligence. 

—  Frère  Paphnuce,  je  ne  suis  pas  digne  de  délier  la  courroie 
de  tes  sandales  et  mes  iniquités  sont  innombrables  comme  les  sables 
du  désert.  Mais  je  suis  vieux  et  je  ne  te  refuserai  pas  l'aide  de  mon 
expérience. 

—  Je  te  confierai  donc,  frère  Palémon,  que  je  suis  pénétré  de 
douleur  à  la  pensée  qu'il  y  a  dans  Alexandrie  une  courtisane  nom- 
mée Thaïs  qui  vit  dans  le  péché  et  demeure  pour  le  peuple  un  objet 
de  scandale. 

—  Frère  Paphnuce,  c'est  là  en  effet  une  abomination  dont  il  con- 
vient de  s'affliger.  Beaucoup  de  femmes  vivent  comme  celle-là  parmi 
les  gentils.  As-tu  imaginé  un  remède  applicable  à  ce  grand  mal? 

—  Frère  Palémon,  j'irai  trouver  cette  femme  dans  Alexandrie,  et, 
avec  le  secours  de  Dieu,  je  la  convertirai.  Tel  est  mon  dessein  ;  ne 
l'approuves-tu  pas,  mon  frère? 

—  Frère  Paphnuce,  je  ne  suis  qu'un  malheureux  pécheur.  Mais 
notre  père  Antoine  avait  coutume  de  dire  :  ((  En  quelque  lieu  que 
tu  sois,  ne  te  hâte  pas  d'en  sortir  pour  aller  ailleurs.  » 

—  Frère  Palémon,  découvres-tu  quelque  chose  de  mauvais  dans 
l'entreprise  que  j'ai  conçue? 

—  Doux  Paphnuce,  Dieu  me  garde  de  soupçonner  les  intentions 
<le  mon  frère  !  Mais  notre  père  Antoine  disait  encore  :  «  Les  pois- 
sons qui  sont  tirés  en  un  lieu  sec  y  trouvent  la  mort  :  pareillement 
il  advient  que  les  moines  qui  s'en  vont  hors  de  leurs  cellules  et  se 
mêlent  aux  gens  du  siècle  s'écartent  des  bons  propos.  » 

Ayant  ainsi  parlé,  le  vieillard  Palémon  enfonça  du  pied  dans  la 
terre  le  tranchant  de  sa  bêche  et  se  mit  à  creuser  le  sol  avec  ar- 
deur autour  d'un  figuier  chargé  de  fruits.  Tandis  qu'il  bêchait,  une 
antilope,  ayant  iranchi,  dans  un  bruit  de  feuillage,  la  haie  qui  fer- 
mait le  jardin,  s'arrêta,  surprise,  inquiète,  le  jarret  frémissant, 
puis  s'approcha  en  deux  bonds  du  vieillard  et  coula  sa  fine  tête  dans 
le  sein  de  son  ami. 

—  Dieu  soit  loué  dans  la  gazelle  du  désert  !  dit  Palémon. 

Et,  s'en  étant  allé  dans  sa  cabane,  suivi  de  la  bête  légère,  il 
rapporta  du  pain  noir  que  l'antilope  mangeait  dans  le  creux  de  sa 
main. 


THAÏS.  117 

Paphimce  ne  doniiit  pas  de  toute  la  iiuil  et  il  eut  avant  l'aube  une 
vision.  Thaïs  lui  apparut  encore.  Son  visage  n'exprimait  pas  les  vo- 
luptés coupables  et  elle  n'était  point  vêtue,  selon  son  habitude,  de 
tissus  diaphanes.  Un  suaire  l'enveloppait  tout  entière  et  lui  cachait 
même  une  partie  du  visage,  en  sorte  que  l'abbé  ne  voyait  que  deux 
yeux  qui  répandaient  des  larmes  blanches  et  lourdes. 

A  cette  vue,  il  se  mit  lui-même  à  pleurer  et,  pensant  que  cette 
vision  lui  venait  de  Dieu,  il  n'hésita  plus.  11  se  leva,  saisit  un 
bâton  noueux,  image  de  la  foi  chrétienne,  sortit  de  sa  cellule,  dont 
il  ferma  soigneusement  la  porte  afin  que  les  animaux  qui  vivent 
sur  le  sable  et  les  oiseaux  de  l'air  ne  pussent  venir  souiller  le 
livre  des  Écritures  qu'il  conservait  au  chevet  de  son  lit,  appela 
le  diacre  Flavien  pour  lui  confier  le  gouvernement  des  vingt-trois 
disciples  ;  puis,  vêtu  seulement  d'un  long  cilice,  prit  sa  route 
vers  le  Nil,  avec  le  dessein  de  suivre  à  pied  la  rive  libyque 
jusqu'à  la  ville  fondé  par  le  Macédonien.  Il  marchait  depuis  l'aube, 
sur  le  sable,  méprisant  la  fatigue,  la  faim,  la  soif;  le  soleil  était 
déjà  bas  à  l'horizon,  quand  il  vit  le  fleuve  effrayant,  qui  roulait 
ses  eaux  sanglantes  entre  des  rochers  d'or  et  de  feu.  Il  longea  la 
berge,  demandant  son  pain  au>:  portes  des  cabanes  isolées,  pour 
l'amour  de  Dieu,  et  recevant  l'injure,  les  refus,  les  menaces  avec 
allégresse.  Il  ne  redoutait  ni  les  brigands  ni  les  bêtes  féroces,  mais 
il  prenait  grand  soin  de  se  détourner  des  villes  et  des  villages  qui 
se  trouvaient  siu*  sa  route.  Il  craignait  de  rencontrer  des  enfans 
jouant  aux  osselets  devant  la  maison  de  leur  père,  ou  de  voir,  au 
bord  des  citernes,  des  femmes  en  chemise  bleue  poser  leur  cruche 
et  sourire.  Tout  est  péril  au  solitaire  ;  c'est  parfois  un  danger  pour 
lui  de  lire  dans  l'Écriture  que  le  divin  maître  allait  de  ville  en 
ville  et  soupait  avec  ses  disciples.  Les  vertus  que  les  anachorètes 
brodent  soigneusement  sur  le  tissu  de  la  foi  sont  aussi  fragiles  que 
magnifiques  :  un  souffle  du  siècle  peut  en  ternir  les  agréables  cou- 
leurs. C'est  poiu^quoi  Paphnuce  évitait  d'entrer  dans  les  villes, 
craignant  que  son  cœur  ne  s'amollît  à  la  vue  des  hommes. 

Après  six  jours  de  marche,  il  parvint  en  un  lieu  nommé  Silsilé. 
Le  fleuve  y  coule  dans  une  étroite  vallée  que  borde  une  double 
chaîne  de  montagnes  de  granit.  C'est  là  que  les  Égyptiens,  au  temps 
où  ils  adoraient  les  démons,  taillaient  leurs  idoles.  Paphnuce  y  vit 
une  énorme  tête  de  Sphinx,  encore  engagée  dans  la  roche.  Crai- 
gnant qu'elle  ne  fût  animée  de  quelque  vertu  diabolique,  il  fit  le 
signe  de  la  croix  et  prononça  le  nom  de  Jésus  ;  aussitôt  une  chauve- 
somis  s'échappa  d'une  des  oreilles  de  la  bête  et  Paphnuce  connut 
qu'il  avait  chassé  le  mauvais  esprit  qui  était  en  cette  figure  de- 
puis plusieurs   siècles.    Son   zèle  s'en   accrut  et,   ayant  ramassé 


118  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  grosse  piei-re,  il  la  jeta  à  la  face  de  l'idole.  Alors,  le  visage 
mystérieux  du  Sphinx  exprima  une  si  profonde  tristesse,  que 
Paphnuce  eu  fut  ému.  En  vérité,  l'expression  de  doideur  surhu- 
maine dont  cettelace  de  pierre  était  empreinte  aurait  touche  l'honnue 
le  plus  insensible.  C'est  pourquoi  Paphnuce  dit  au  Spliinx: 

—  0  ]]ète,à  l'exemple  des  Satyres  et  des  Centaui-es  que  Wt  dans 
le  désert  notre  père  i\.ntome,  confesse  la  divuiité  du  Christ  Jésus, 
et  je  te  bénirai  au  nom  du  Père,  du  Fils  et  de  l'Esprit. 

Il  dit,  une  iueur  rose  sortit  des  yeux  du  Sphinx;  les  lourdes 
paupières  de  la  béte  tressaillirent  ei  les  lèATes  de  granit  articulè- 
rent péniblement,  comme  un  écho  de  la  voix  de  l'honune,  le  saint 
nom  de  Jesus-(Jhi'ist.  C'est  pourquoi  Paphnuce,  étendant  la  main 
droite,  bénit  le  SpMnx  de  SUsilé. 

Cela  fait,  il  poursuivit  son  chemin,  et,  la  vallée  s'étant  élargie,  il 
vit  les  ruines  d'une  ville  immense.  Les  temples,  restés  debout, 
étaient  portes  pai"  des  idoles  qui  servaient  de  colomies  et,  avec  la 
permission  de  Dieu,  des  têtes  de  femmes  aux  cornes  de  vache 
attachaient  sur  Paphnuce  tm  long  regard  qui  le  faisait  pâlir.  Il  mai- 
cha  amsi  dix-sept  jours,  mâchant  poui"  toute  nourritme  quelques 
herbes  crues  et  dormant  la  nuit  dans  les  palais  écroulés,  parmi 
les  chats  sauvages  et  les  rats  de  Pliaraon,  auxquels  venaient  se 
mêler  des  femmes  dont  le  buste  se  terminait  en  poisson  squa- 
meux. 31ais  Paphnuce  savait  que  ces  femmes  venaient  de  l'enfer  et 
il  les  chassait  en  faisant  le  signe  de  la  crois.. 

Le  dix-huitième  jour,  ayant  découvert,  loin  de  tout  village,  un 
misérable  hutte  de  feuilles  de  pahnier,  à  demi  ensevelie  sous  le 
sable  qu'apporte  le  vent  du  désert,  il  s'en  approcha,  avec  l'espoii* 
que  cette  cabane  était  habitée  par  quelque  pieux  anachorète.  Gomme 
il  n'y  avait  point  de  porte,  il  aperçut  à  l'intérieur  une  cruche,  un 
tas  d'oignons  et  un  lit  de  feuilles  sèches. 

—  Voilà,  se  dit-U,  le  mobilier  d'un  ascète.  Communément  les 
ermites  s'éloignent  peu  de  leur  cabane.  Je  lie  manquerai  pas  de 
rencontrer  bientôt  celui-ci.  Je  veux  lui  donner  le  baiser  de  paix,  à 
l'exemple  du  saint  sohtah'e  Antoine  qui,  s'etant  rendu  auprès  de 
l'ermite  Paul,  l'embrassa  par  trois  fois.  îNous  notLs  entretiendrons 
des  choses  éternelles, et  peut-être  Notre-Seigneur  nous  enverra-t-il 
pai*  un  corbeau  mi  pain  que  mon  hôte  m'invitera  honnêtement  à 
rompre. 

Tandis  qu'il  se  parlait  ainsi  à  lui-même,  il  toui"nait  autour  de  la 
hutte,  cherchant  s'il  ne  découvrh-ait  personne.  Il  n'avait  pas  fait 
cent  pas,  qu'il  aperçut  un  homme  assis,  les  jambes  croisées,  sur  la 
berge  du  Ml.  Cet  honnne  était  nu;  sa  chevelm-e,  comme  sa  barbe, 
entièrement  blanche,  et  son  corps  plus  rouge  que  la  brique.  Paph- 


THAÏS.  119 

nuce  ne  douta  point  que  ce  ne  fût  l'ermite.  Il  le  salua  par  les  pa- 
roles que  les  moines  ont  coutume  déchanger  quand  ils  se  ren- 
contrent : 

—  Que  la  paix  soit  avec  toi,  mon  frère  !  Puisses-tu  goûter  un 
joiu-  le  doux  rafraîchissement  du  Paradis  ! 

L'homme  ne  répondit  point.  Il  demeurait  mimobile  et  semblait 
ne  pas  entendre.  Papbnuce  simagina  que  ce  silence  était  causé  par 
un  de  ces  ravissemens  dont  les  saints  sont  coutmniers.  Il  se  mit  à 
genoux,  les  mains  jointes,  à  côté  de  l'inconnu  et  resta  ainsi  en 
prières  jusqu'au  coucher  du  soleil.  A  ce  moment,  voyant  que  son 
compagnon  n'avait  pas  bougé,  il  lui  dit  : 

—  Mon  père,  si  tu  es  sorti  de  Textase  où  je  t"ai  vu  plongé,  doinie- 
moi  ta  bénédiction  en  Notre-Seigneur  Jésus-Christ. 

L'autre  lui  répondit  sans  tom'uer  la  tète  : 

• —  Étranger,  je  ne  sais  ce  que  tu  veux  dire  et  ne  connais  point 
ce  Seigneur  Jésus-Christ. 

—  Quoi!  s'écria  Papbnuce.  Les  prophètes  l'ont  annoncé;  des 
létrions  de  martvrs  ont  confessé  son  nom.  César  lui-même  l'a 
adoré,  et  tantôt  encore  j'ai  fait  proclamer  sa  gloire  par  lespliinx  de 
Silsilé.  Est-il  possible  que  tu  ne  le  connaisses  pas  ? 

—  Mon  ami,  répondit  l'autre,  cela  est  possible.  Ce  serait  même 
ceilain,  s'il  y  avait  quelque  certitude  au  monde. 

Papbnuce  était  surpiis  et  contristé  de  l'incroyable  ignorance  de 
cet  lîfemme. 

—  Si  tu  ne  connais  Jésus-Christ,  lui  dit-il,  tes  œu^Tes  ne  te  ser- 
viront de  rien  et  tune  gagneras  pas  la  vie  étemelle. 

Le  vieillard  répliqua  : 

—  Il  est  vain  d'agir  ou  de  s'abstenir  ;  il  est  indifférent  de  "\avre 
ou  de  mourh". 

—  Eh  !  quoi  !  demanda  Papbnuce,  tu  ne  désires  pas  vivTe  dans 
l'éternité?  Mais,  dis-moi,  n'habites-tu  pas  une  cabane  dans  ce  dé- 
sert à  la  façon  des  anachorètes  ? 

—  Il  paraît. 

—  .\e  vis-tu  pas  nu  et  dénué  de  tout? 

—  11  semble. 

—  Ne  te  nomTis-tu  pas  de  racines  et  ne  pratiques-tu  pas  la  chas- 
teté ? 

—  Il  est  possible. 

—  N'as-tu  pas  renoncé  à  toutes  les  van'ités  de  ce  monde? 

—  J'ai  renoncé,  en  effet,  aux  choses  vaines  qui  font  communé- 
ment le  souci  des  hommes. 

—  Ainsi,  tu  es  comme  moi  pauvre,  chaste  et  solitaire.  Et  tu  ne 
l'es  pas  comme  moi  pom*  l'amour  de  Dieu  et  en  vue  de  la  félicité 


120  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

céleste  !  C'est  ce  que  je  ne  puis  comprendre.  Pourquoi  es-tu  ver- 
tueux, si  tu  ne  crois  point  en  Jésus-Christ?  Pourquoi  te  prives-tu 
des  biens  de  ce  monde,  si  tu  n'espères  pas  gagner  les  biens  éter- 
nels? 

—  Étranger,  je  ne  me  prive  d'aucun  bien,  et  je  me  flatte  d'avoir 
trouvé  une  manière  de  vivre  assez  satisfaisante,  bien  qu'à  parler 
exactement,  il  n'y  ait  ni  bonne  ni  mauvaise  vie.  Rien  n'est  en  soi 
honnête  ni  honteux,  juste  ni  injuste,  agréable  ni  pénible,  bon  ni 
mauvais.  C'est  l'opinion  qui  donne  les  qualités  aux  choses,  comme 
le  sel  donne  la  saveur  aux  mets. 

—  Ainsi  donc,  selon  toi,  il  n'y  a  pas  de  certitude.  Tu  nies  la  vé- 
rité que  les  idolâtres  eux-mêmes  ont  cherchée.  Tu  te  couches  dans 
ton  ignorance,  comme  un  chien  fatigué  qui  dort  dans  la  boue. 

—  Étranger,  il  est  également  inutile  d'injurier  les  chiens  et  les 
philosophes.  Nous  ignorons  ce  que  sont  les  chiens  et  ce  que  nous 
sommes.  Nous  ne  savons  rien, 

—  0  vieillard,  appartiens-tu  donc  à  la  secte  ridicule  des  scep- 
tiques? Es-tu  donc  de  ces  misérables  fous  qui  nient  également  le 
mouvement  et  le  repos  et  qui  ne  savent  point  distinguer  la  lumière 
du  soleil  d'avec  les  ombres  de  la  nuit? 

—  Mon  ami,  je  suis  sceptique  en  effet  et  d'une  secte  qui  me  pa- 
raît louable,  tandis  que  tu  la  juges  ridicule.  Car  les  mêmes  choses 
ont  diverses  apparences.  Les  pyramides  de  Memphis  semblent,  au 
lever  de  l'aurore,  des  cônes  de  lumière  rose.  Elles  apparaissent, 
au  coucher  du  soleil,  sur  le  ciel  embrasé,  comme  de  noirs  triangles. 
Mais  qui  pénétrera  leur  intime  substance?  Tu  me  reproches  de  nier 
les  apparences  quand  précisément  les  apparences  sont  les  seules 
réahtés  que  je  reconnaisse.  Mon  ami,  tu  m'entends  bien  mal.  Au 
reste,  il  est  indifférent  d'être  entendu  d'une  manière  ou  d'une  autre. 

—  Encore  une  fois,  pourquoi  vis-tu  de  dattes  et  d'oignons  dans 
le  désert?  Pourquoi  endures-tu  de  grands  maux?  J'en  supporte 
d'aussi  grands  et  je  pratique  comme  toi  l'abstinence  dans  la  soli- 
tude. Mais  c'est  afin  de  plaire  à  Dieu  et  de  mériter  la  béatitude 
sempiternelle.  Et  c'est  là  une  fin  raisonnable,  car  il  est  sage  de 
souffrir  en  vue  d'un  grand  bien.  Il  est  insensé,  au  contraire,  de 
s'exposer  volontairement  à  d'inutiles  fatigues  et  à  de  vaines  souf- 
frances. Si  je  ne  croyais  pas,  —  pardonne  ce  blasphème,  ô  Lumière 
incréée,  —  si  je  ne  croyais  pas  à  la  vérité  de  ce  que  Dieu  nous  a 
enseigné  par  la  voix  des  prophètes,  par  l'exemple  de  son  fils,  par 
les  actes  des  apôtres,  par  l'autorité  des  conciles  et  par  le  témoi- 
gnage des  martyrs,  si  je  ne  savais  pas  que  les  souffrances  du  corps 
sont  nécessaires  à  la  santé  de  l'âme,  si  j'étais  comme  toi  plongé 
dans  l'ignorance  des  sacrés  mystères,  je  retournerais  tout  de  suite 


THAÏS.  121 

dans  le  siècle,  je  m'efïorcerais  d'acquérir  des  richesses  pour  vivre 
dans  la  mollesse  comme  les  heureux  de  ce  monde,  et  je  dirais  aux 
voluptés  :  «  Venez,  mes  filles;  venez,  mes  servantes,  venez  toutes 
me  verser  vos  vins,  vos  philtres  et  vos  parfums.  »  Mais  toi,  vieillard 
insensé,  tu  te  prives  de  tous  les  avantages;  tu  perds  sans  attendre 
aucun  gain  ;  tu  donnes  sans  espoir  de  retour  et  tu  imites  ridicule- 
ment les  travaux  admirables  de  nos  anachorètes,  comme  un  singe 
effronté  pense,  en  barbouillant  un  mur,  copier  le  tableau  d'un 
peintre  ingénieux.  0  le  plus  stupide  des  hommes,  quelles  sont  donc 
tes  raisons? 

Paphnuce  parlait  ainsi  avec  une  grande  "violence.  Mais  le  vieillard 
demeurait  paisible. 

—  Mon  ami,  répondit-il  doucement,  que  t'importent  les  raisons 
d'un  chien  endormi  dans  la  fange  et  d'un  singe  malfaisant? 

Paphnuce  n'avait  jamais  en  vue  que  la  gloire  de  Dieu.  Sa  colère 
étant  tombée,  il  s'excusa  avec  une  noble  humilité  : 

—  Pardonne-moi,  dit-il,  ô  vieillard,  ô  mon  frère,  si  le  zèle  de  la 
vérité  m'a  emporté  au-delà  des  justes  bornes.  Dieu  m'est  témoin 
que  c'est  ton  erreur  et  non  ta  personne  que  je  haïssais.  Je  souffre 
de  te  voir  dans  les  ténèbres,  car  je  t'aime  en  Jésus-Christ  et  le  soin 
■de  ton  salut  occupe  mon  cœur.  Parle,  donne-moi  te^  raisons  :  je 
brûle  de  les  connaître  afin  de  les  réfuter. 

Le  vieillard  répondit  avec  quiétude  : 

—  Je  suis  également  disposé  à  parler  et  à  me  taire.  Je  te  don- 
nerai donc  mes  raisons,  sans  te  demander  les  tiennes  en  échange, 
€ar  tu  ne  m'intéresses  en  aucune  manière.  Je  n'ai  souci  ni  de  ton 
bonheur  ni  de  ton  infortune,  et  il  m'est  indifférent  que  tu  penses 
d'une  façon  ou  d'une  autre.  Et  comment  t'aimerais-je  ou  te  haïrais-je? 
L'aversion  et  la  sympathie  sont  également  indignes  du  sage. 

Mais,  puisque  tu  m'interroges,  sache  donc  que  je  me  nomme 
Timoclès  et  que  je  suis  né  à  Cos,  de  parens  enrichis  dans  le  négoce. 
Mon  père  armait  des  navires.  Son  intelligence  ressemblait  beaucoup 
à  celle  d'Alexandre,  qu'on  a  surnommé  le  Grand.  Pourtant  elle  était 
moins  épaisse.  Bref,  c'était  une  pauvre  nature  d'homme.  J'avais 
deux  frères  qui  suivaient  comme  lui  la  profession  d'armateur.  Moi, 
je  professais  la  sagesse.  Or  mon  frère  aîné  fut  contraint  par  notre 
père  d'épouser  une  femme  carienne  nommée  Timaessa,  qui  lui  dé- 
plaisait si  fort,  qu'il  ne  put  vivre  à  son  côté  sans  tomber  dans  une 
noire  mélancolie.  Cependant  Timaessa  inspirait  à  notre  frère  cadet 
un  amour  criminel,  et  cette  passion  se  changea  bientôt  en  manie 
furieuse.  La  Carienne  les  tenait  tous  deux  en  égale  aversion.  Mais 
elle  aimait  un  joueur  de  flûte  et  le  recevait  la  nuit  dans  sa  chambre. 
Un  matin  il  y  laissa  la  couronne  qu'il  portait  d'ordinaire  dans  les 


122  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

festins.  Mes  deux  frères,  ayant  trouvé  cette  couronne,  jurèrent  de 
tuer  le  joueur  de  flûte  et,  dès  le  lendemain,  ils  le  firent  périr  sous 
le  fouet,  nmlgré  ses  larmes  et  ses  prières.  Ma  belle-sœur  en  éprou^  a 
un  désespoir  qui  lui  fit  perdre  la  raison,  et  ces  trois  misérables, 
devenus  semblables  à  des  bêtes,  promenaient  leur  démence  sur  les 
rivages  de  Cos,  hurlant  comme  des  loups,  l'écume  aux  lèvres,  le 
regard  attaché  à  la  terre,  parmi  les  huées  des  enfans  qui  leur  je- 
taient des  coquilles.  Ils  moururent,  et  mon  père  les  ensevelit  de  ses 
mains.  Peu  de  temps  après,  son  estomac  refusa  toute  nourriture  et 
il  expira  de  faim,  assez  riche  pour  acheter  toutes  les  viandes  et 
tous  les  fruits  des  marchés  de  l'Asie.  Il  était  désespéré  de  me  laisser 
sa  fortune.  Je  l'employai  à  voyager.  Je  visitai  l'Italie,  la  Grèce  et 
l'Afrique  sans  rencontrer  personne  de  sage  ni  dheureux.  J'étudiai 
la  philosophie  à  Athènes  et  à  Alexandrie  et  je  fus  étourdi  du  bruit 
des  disputes.  Enfin,  m'étant  promené  jusque  dans  l'Inde,  je  vis 
au  bord  du  Gange  un  homme  nu  qui  demeurait  là  immobile,  les 
jambes  croisées,  depuis  trente  ans.  Des  hanes  couraient  autour  de 
son  corps  desséché  et  les  oiseaux  nichaient  dans  ses  cheveux.  11 
vivait  pourtant.  Je  me  rappelai,  à  sa  vue,  Timaessa,  le  joueur  de 
Qûte,  mes  deux  frères  et  mon  père,  et  je  compris  que  cet  Indien 
était  sage.  «  Les  hommes,  me  dis-je,  souffrent  parce  qu'ils  sont 
privés  de  ce  qu'ils  croient  être  un  bien,  ou  que,  le  possédant,  ils 
craignent  de  le  perdre,  ou  parce  qu'ils  endurent  ce  qu'ils  croient 
être  un  mal.  Supprimez  toute  croyance  de  ce  genre,  et  tous  les 
maux  disparaissent.  »  C'est  pourquoi  je  résolus  de  ne  jamais  tenir 
aucune  chose  pour  avantageuse,  de  professer  l'entier  détachement 
des  biens  de  ce  monde  et  de  ^ivre  dans  la  solitude  et  dans  l'immo- 
bilité, à  l'exemple  de  l'Indien. 

Paphnuce  avait  écouté  attentivement  le  discours  du  vieil- 
lard : 

—  Tmioclès  de  Cos,  répondit-il,  je  confesse  que  tout,  dans  tes 
propos,  n'est  pas  dépoun-u  de  sens.  Il  est  sage,  en  effet,  de  mé- 
priser les  biens  de  ce  monde.  Mais  il  serait  insensé  de  mépriser  pa- 
reillement les  biens  éternels  et  de  s'exposer  à  la  colère  de  Dieu.  Je 
déplore  ton  ignorance,  Timoclès,  et  je  vais  t'instruire  dans  la  vérité, 
afin  que,  connaissant  qu'il  existe  un  Dieu  en  trois  h}"postases,  tu 
obéisses  à  ce  Dieu,  comme  un  enfant  à  son  père. 

Mais  Timoclès  l'interrompant  : 

—  Garde-toi,  étranger,  de  m'exposer  tes  doctrines  et  ne  pense 
pas  me  contraindre  à  partager  ton  sentiment.  Toute  dispute  est 
stérile.  Mon  opinion  est  de  n'avoir  pas  d'opinion.  Je  vis  exempt  de 
trouble  à  la  condition  de  vivi*e  sans  préférences.  Poursuis  ton  che- 
min, et  ne  tente  pas  de  me  tirer  de  la  bienheureuse  apatliie  où  je 


THAÏS.  123 

suis  plongé,  comme  dans  un  bain  délicieux,  après  les  rudes  travaux 
de  mes  jours. 

Paphnuce  était  profondément  instruit  dans  les  choses  de  la  foi. 
Par  la  connaissance  qu'il  avait  des  cœurs,  il  comprit  que  la  grâce 
de  Dieu  n'était  pas  sur  le  vieillard  Timoclès  et  que  le  jour  du  salut 
n'était  point  encore  venu  pour  cette  âme  acharnée  à  sa  perte.  Il  ne 
répondit  rien,  de  peur  que  l'édification  tom^nàt  en  scandale.  Car  il 
arrive  parfois  qu'en  disputant  contre  les  infidèles,  on  les  induit  de 
nouveau  en  péché,  loin  de  les  convertir.  C'est  pourquoi  ceux  qui 
possèdent  la  vérité  doivent  la  répandre  avec  prudence. 

—  Adieu,  donc!  dit-il,  malheureux  Timoclès. 

Et,  poussant  un  grand  soupir,  il  reprit  dans  la  nuit  son  pieux 
voyage. 

Au  matin,  il  vit  des  ibis  immobiles  sur  une  patte,  au  bord  de 
l'eau  qui  reflétait  leur  cou  pâle  et  rose.  Les  saules  étendaient  au 
loin  sur  la  berge  leur  doux  feuillage  gris  ;  des  grues  volaient  en 
triangle  dans  le  ciel  clair,  et  l'on  entendait  parmi  les  roseaux  le  cri 
des  hérons  invisibles.  Le  fleuve  roulait  à  perte  de  vue  ses  larges 
eaux  vertes  où  des  voiles  glissaient  comme  des  ailes  d'oiseau,  où, 
çà  et  là,  au  bord,  se  mirait  une  maison  blanche,  et  sur  lesquelles 
flottaient  au  loin  des  vapeurs  légères,  tandis  que  des  îles,  lourdes 
de  palmes,  de  fleurs  et  de  fruits,  laissaient  s'échapper  de  leurs  om- 
bres des  nuées  bruyantes  de  canards,  d'oies,  de  flamants  et  de 
sarcelles.  A  gauche,  la  grasse  vallée  étendait  jusqu'au  désert  ses 
champs  et  ses  vergers  qui  fi-issonnaient  dans  la  joie  ;  le  soleil  dorait 
les  épis,  et  la  fécondité  de  la  terre  s'exhalait  en  poussières  odo- 
rantes. A  cette  vue,  Paphnuce,  tombant  à  genoux,  s'écria  : 

—  Béni  soit  le  Seigneur  qui  a  favorisé  mon  voyage  !  Toi  qui  ré- 
pands ta  rosée  sur  les  figuiers  de  l'Arsinoïtide,  mon  Dieu,  fais  des- 
cendre ta  grâce  dans  l'âme  de  cette  Thaïs,  que  tu  n'as  pas  formée 
avec  moins  d'amour  que  les  fleurs  des  champs  et  les  arbres  des 
jardins.  Puisse-t-elle  fleurir  par  mes  soins,  comme  un  rosier  bal- 
samique dans  ta  Jérusalem  céleste  ! 

Et  chaque  fois  qu'il  voyait  un  arbre  fleuri  ou  un  brillant  oiseau, 
il  songeait  à  Thaïs.  C'est  ainsi  que,  longeant  le  bras  gauche  du 
fleuve  à  travers  des  contrées  fertiles  et  populeuses,  il  atteignit  en 
peu  de  journées  cette  Alexandiie,  que  les  Grecs  ont  surnommée  la 
belle  et  la  dorée.  Le  jour  était  levé  depuis  une  heure,  quand  il  dé- 
couvrit du  haut  d'une  colline  la  ville  spacieuse  dont  les  toits  étin- 
celaient  dans  une  vapeiu*  rose.  11  s'arrêta  et,  croisant  les  bras  sur 
sa  poitrine  : 

—  Voilà  donc,  se  dit-il,  le  séjour  déUcieux  où  je  suis  né  dans  le 
péché,  l'air  brillant  où  j'ai  respiré  des  parfums    empoisonnés,  la 


12Ù  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mer  voluptueuse  où  j'écoutais  chanter  les  Sirènes!  Voilà  mon  ber- 
ceau selon  la  chair,  voilà  ma  patrie  selon  le  siècle  !  Berceau  fleuri, 
patrie  illustre,  au  jugement  des  hommes  !  Il  est  naturel  à  tes  en- 
fans,  Alexandrie,  de  te  chérir  comme  une  mère,  et  je  fus  engendré 
dans  ton  sein  magnifiquement  paré.  Mais  l'ascète  méprise  la  na- 
ture, le  mystique  dédaigne  les  apparences,  le  chrétien  regarde  sa 
patrie  humaine  comme  un  lieu  d'exil,  le  moine  échappe  à  la  terre. 
J'ai  détourné  mon  cœur  de  ton  amour,  Alexandrie.  Je  te  hais  !  Je 
te  hais  pour  ta  richesse,  pour  ta  science,  pour  ta  douceur  et  pour 
ta  beauté.  Sois  maudit,  temple  des  démons  !  couche  impudique  des 
gentils,  chaire  empestée  des  Ariens,  sois  maudite! 

Et  toi,  fils  ailé  du  Ciel,  qui  conduisis  le  saint  ermite  Antoine, 
notre  père,  quand,  venu  du  fond  du  désert,  il  pénétra  dans  cette 
citadelle  de  l'idolâtrie  pour  affermir  la  foi  des  confesseurs  et  la 
constance  des  martyrs,  bel  ange  du  Seigneur,  invisible  enfant, 
premier  souffle  de  Dieu,  vole  devant  moi  et  parfume  du  battement 
de  tes  ailes  l'air  corrompu  que  je  vais  respirer  parmi  les  princes 
ténébreux  du  siècle! 

Il  dit  et  reprit  sa  route.  Il  passa  sous  la  porte  du  Soleil,  et 
traversa  la  ville  d'un  pas  rapide.  Après  dix  années  d'absence, 
il  en  reconnaissait  chaque  pierre,  et  chaque  pierre  était  une 
pierre  de  scandale,  qui  lui  rappelait  un  péché.  C'est  pourquoi  il 
frappait  rudement  de  ses  pieds  nus  les  dalles  des  larges  chaussées 
et  il  se  réjouissait  d'y  marquer  la  trace  sanglante  de  ses  talons  dé- 
chirés. Laissant  à  sa  gauche  les  magnifiques  portiques  du  temple 
de  Sérapis,  il  s'engagea  dans  une  voie  bordée  de  riches  de- 
meures, qui  semblaient  assoupies  parmi  les  parfums.  Là  les  pins, 
les  érables,  les  térébinthes  élevaient  leur  tête  au-dessus  des  cor- 
niches rouges  et  des  acrotères  d'or.  On  voyait,  par  les  portes 
entr'ouvertes,  des  statues  d'airain  dans  des  vestilDules  de  marbre 
et  des  jets  d'eau  au  miUeu  du  feuillage.  Aucun  bruit  ne  troublait 
la  paix  de  ces  belles  retraites  ;  on  entendait  seulement  le  son  loin- 
tain d'une  flûte.  Le  moine  s'arrêta  devant  une  maison  assez  petite, 
mais  de  nobles  proportions,  et  soutenue  par  des  colonnes  gra- 
cieuses comme  des  jeunes  filles.  Elle  était  ornée  des  bustes  en 
bronze  des  plus  illustres  philosophes  de  la  Grèce. 

Il  y  reconnut  Socrate,  Platon,  Aristote,  Épicure  et  Zenon.  Et,  la 
niain  sur  le  marteau  de  la  porte,  il  attendit  en  songeant  : 

—  C'est  en  vain  que  le  métal  glorifie  ces  faux  sages  ;  leurs 
mensonges  sont  confondus  ;  leurs  âmes  sont  plongées  dans 
l'enfer,  et  le  fameux  Platon  lui-même,  qui  remplit  la  teiTe  du 
bruit  de  son  éloquence,  ne  dispute  désormais  qu'avec  les  dia- 
bles. 


THAÏS.  125- 

Un  esclave  vint  ouvrir  la  porte  et,  trouvant  un  homme  pieds 
nus  sur  la  mosaïque  du  seuil,  il  lui  dit  durement  : 

—  Va  mendier  ailleurs,  moine  ridicule,  et  n'attends  pas  que  je 
te  chasse  à  coups  de  bâton. 

—  Mon  frère,  répondit  l'abbé  d'Antinoé,  je  ne  te  demande  rien, 
sinon  que  tu  me  conduises  à  Nicias,  ton  maître. 

L'esclave  répliqua  avec  plus  de  colère  : 

—  Mon  maître  ne  reçoit  pas  des  chiens  comme  toi. 

—  Mon  fils,  reprit  Paphnuce,  fais,  s'il  te  plaît,  ce  que  je  te  de- 
mande et  dis  à  ton  maître  que  je  désire  le  voir. 

—  Hors  d'ici,  vil  mendiant  !  s'écria  le  portier  furieux. 

Et  il  leva  son  bâton  sur  le  saint  homme  qui,  mettant  ses  bras  en 
croix  contre  sa  poitrine,  reçut  sans  s'émouvoir  le  coup  en  plein  vi- 
sage, puis  répéta  doucement  : 

—  Fais  ce  que  j'ai  demandé,  mon  fils,  je  te  prie. 
Alors,  le  portier  tout  tremblant  murmura  : 

—  Quel  est  cet  homme  qui  ne  craint  point  la  souffrance  ? 
Et  il  courut  avertir  son  maître. 

Nicias  sortait  du  bain.  De  belles  esclaves  promenaient  les  stri- 
giles  sur  son  corps.  C'était  un  homme  gracieux  et  souriant.  Une 
expression  de  douce  ironie  était  répandue  sur  son  visage.  A  la  vue 
du  moine,  il  se  leva  et  s'avança  les  bras  ouverts  : 

—  C'est  toi,  s'écria-t-il,  Paphnuce,  mon  condisciple,  mon  ami, 
mon  frère  !  Oh!  je  te  reconnais,  bien  qu'à  vrai  dire  tu  te  sois  rendu 
plus  semblable  cà  une  bête  qu'à  un  homme.  Embrasse-moi.  Te 
souvient-il  du  temps  où  nous  étudiions  ensemble  la  grammaire,  la 
rhétorique  et  la  philosophie?  On  te  trouvait  déjà  l'humeur  sombre 
et  sauvage,  mais  je  t'aimais  pour  ta  parfaite  sincérité.  Nous  disions 
que  tu  voyais  l'univers  avec  les  yeux  farouches  d'un  cheval,  et 
qu'il  n'était  pas  surprenant  que  tu  fusses  ombrageux.  Tu  manquais 
un  peu  d'atticisme,  mais  ta  libéralité  n'avait  pas  de  bornes.  Tu  ne 
tenais  ni  à  ton  argent  ni  à  ta  vie.  Et  il  y  avait  en  toi  un  génie  bi- 
zarre, un  esprit  étrange,  qui  m'intéressait  infiniment.  Sois  le 
bienvenu,  mon  cher  Paphnuce,  après  dix  ans  d'absence.  Tu  as 
quitté  le  désert;  tu  renonces  aux  superstitions  chrétiennes,  et  tu 
renais  à  l'ancienne  vie.  Je  marquerai  ce  jour  d'un  caillou  blanc. 

—  Crobyle  et  Myrtale,ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  les  femmes,, 
parfumez  les  pieds,  les  mains  et  la  barbe  de  mon  cher  hôte. 

Déjà  elles  apportaient  en  souriant  l'aiguière,  les  fioles  et  le  mi- 
roir de  métal.  Mais  Paphnuce,  d'un  geste  impérieux,  les  arrêta  et 
tint  les  yeux  baissés  pour  ne  les  plus  voir  ;  car  elles  étaient  nues. 
Cependant  Nicias  lui  présentait  des  coussins,  lui  offrait  des  mets  et 
des  breuvages  divers,  que  Paphnuce  refusait  avec  mépris. 


126  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

—  Nicias,  dit-il,  je  n'ai  point  renié  ce  que  tu  appelles  fausse- 
ment la  superstition  chrétienne,  et  qui  est  la  yérité  des  vérités.  Au 
commencement  était  le  Verbe  et  le  Verbe  était  en  Dieu,  et  le  Verbe 
était  Dieu.  Tout  a  été  fait  par  lui  et  rien  de  ce  qui  a  été  fait  n'a 
été  fait  sans  lui.  En  lui  était  la  vie,  et  la  vie  était  la  lumière  des 
hommes. 

—  Cher  PaphnucG,  répondit  Nicias,  qui  venait  de  revêtir  une  tu- 
nique parfumée,  penses-tu  m'étonner  en  récitant  des  paroles  assem- 
blées sans  art  et  qui  ne  sont  qu'un  vain  murmure?  As-tu  oublié 
que  je  suis  moi-même  quelque  peu  philosophe?  Et  penses-tu  me 
contenter  avec  quelques  lambeaux  arrachés  par  des  hommes  igno- 
rans  à  la  pourpre  d'Amélius,  quand  Amélius,  Porphyre  et  Plotin, 
dans  toute  leur  gloire,  ne  me  contentent  pas?  Les  systèmes  con- 
struits par  les  sages  ne  sont  que  des  contes  imaginés  pour  amuser 
l'éternelle  enfance  des  hommes.  11  faut  s'en  divertir  comme  des 
contes  de  l'Ane,  du  Cuvier,  de  la  Matrone  d'Éphèse  ou  de  toute  autre 
fable  milésienne. 

Et,  prenant  son  hôte  par  le  bras,  il  l'entraîna  dans  une  salle  où 
des  milliers  de  papyrus  étaient  roulés  dans  des  corbeilles. 

—  Voici  ma  bibliothèque,  dit-il;  elle  contient  une  faible  partie 
des  systèmes  que  les  philosophes  ont  construits  pour  expli(p:ier  le 
monde.  Le  Sérapéum  lui-même,  dans  sa  richesse,  ne  les  renferme 
pas  tous.  Hélas!  ce  ne  sont  que  des  rêves  de  malades. 

Il  força  son  hôte  à  prendre  place  dans  une  chaise  d'ivoire  et 
s'assit  lui-même.  Paphnuce  promena  sur  les  livres  de  la  biblio- 
thèque un  regard  sombre  et  dit  : 

—  Il  faut  les  brûler  tous. 

—  0  doux  hôte,  ce  serait  dommage!  répondit  Nicias.  Car  les 
rêves  des  malades  sont  parlois  amusans.  D'ailleurs,  s'il  fallait 
détruire  tous  les  rêves  et  toutes  les  visions  des  hommes,  la  terre 
perdrait  ses  formes  et  ses  couleurs,  et  nous  nous  endormirions  tous 
dans  une  morne  stupidité. 

Paphnuce  poursuivait  sa  pensée  : 

—  Il  est  certain  que  les  doctrines  des  païens  ne  sont  que  de 
vains  mensonges.  Mais  Dieu,  qui  est  la  vérité,  s'est  révélé  aux 
hommes  par  des  miracles.  Et  il  s'est  fait  chair  et  il  a  habité  parmi 
nous. 

Nicias  répondit  : 

—  Tu  parles  excellemment,  chère  tête  de  Paphnuce,  quand  lu 
dis  qu'il  s'est  fait  chair.  Un  Dieu  qui  pense,  qui  parle,  qui  agit, 
([ui  se  promène  dans  la  nature  comme  l'antique  Ulysse  sur  la  mer 
glauque,  est  tout  à  fait  un  homme.  Gomment  peux-tu  croire  à  ce 
nouN  eau  Jupiter,  quand  les  marmots  d'Athènes,  au  temps  de  Pé- 


THAÏS.  127 

riclès,  ne  croyaient  déjà  plus  à  rancien?..  Mais  laissons  cela.  Tu 
n'es  pas  venu,  je  pense,  pour  disputer  sur  les  trois  In^ostases. 
Que  puis-je  faire  pour  toi,  cher  condisciple? 

—  Une  chose  tout  à  fait  bonne,  répondit  l'abbé  d'Antinoé.  Me 
prêter  une  tunicpie  parfumée,  semblable  h  celle  que  tu  viens  de 
revêtir.  Ajoute  à  cette  tunique,  par  grâce,  des  sandales  dorées  et 
une  fiole  d'huile,  pour  oindre  ma  barbe  et  mes  cheveux.  11  convient 
aussi  que  tu  me  donnes  une  bourse  de  mille  drachmes.  Voilà,  ô 
Nicias,  ce  que  j'étais  venu  te  demander,  pour  l'amour  de  Dieu  et 
en  souvenir  de  notre  ancienne  amitié, 

Nicias  fit  apporter  par  Crobyle  et  Myrtale  sa  plus  riche  tunique  ; 
elle  était  brodée,  dans  le  style  asiatique,  de  fleurs  et  d'animaux. 
Les  deux  femmes  la  tenaient  ouA^erte  et  elles  en  faisaient  jouer 
habilement  les  vives  couleurs,  en  attendant  que  Paphnuce  retirât 
le  cilice  dont  il  était  couvert  jusqu'aux  pieds.  Mais  le  moine  ayant 
déclaré  qu'on  lui  arracherait  plutôt  la  chair  que  ce  vêtement,  elles 
passèrent  la  tunique  par-dessus.  Comme  ces  deux  femmes  étaient 
belles,  elles  ne  craignaient  pas  les  hommes,  bien  qu'elles  fussent 
esclaves.  Elles  se  mirent  à  rire  de  la  mine  étrange  qu'avait  le 
moine  ainsi  paré.  Crobyle  l'appelait  son  cher  satrape  en  lui  pré- 
sentant le  miroir,  et  Myrtale  lui  tirait  la  barbe.  Mais  Paphnuce 
priait  le  Seigneur  et  ne  les  voyait  pas.  Ayant  chaussé  les  sandales 
dorées  et  attaché  la  bourse  à  sa  ceinture,  il  dit  à  Nicias,  qui  le  re- 
gardait d'un  oeil  égayé  : 

—  0  Nicias,  il  ne  faut  pas  que  les  choses  que  tu  vois  soient  un 
scandale  pour  tes  yeux.  Sache  bien  que  je  ferai  un  pieux  emploi 
de  celte  tunique,  de  cette  bourse  et  de  ces  sandales. 

—  Très  cher,  répondit  Nicias,  je  ne  soupçonne  point  le  mal, 
car  je  crois  les  hommes  également  incapables  de  mal  faire  et  de 
bien  faire.  Le  bien  et  le  mal  n'existent  que  dans  l'opinion.  Le  sage 
n'a,  pour  raisons  d'agir,  que  la  coutume  et  l'usage.  Je  me  con- 
forme aux  préjugés  qui  régnent  à  Alexandrie.  C'est  pourquoi  je 
passe  pour  un  honnête  homme.  Va,  ami,  et  réjouis-toi. 

Mais  Paphnuce  songea  qu'il  convenait  d'avertir  son  hôte  de  son 
dessein  : 

—  Tu  connais,  lui  dit-il,  cette  Thaïs  qui  joue  dans  les  jeux  du 
théâtre? 

—  Elle  est  l^elle,  répontht  Nicias,  et  il  fut  un  temps  où  elle 
m'était  chère.  J'ai  vendu  pour  elle  un  moulin  et  deux  champs  de 
blé  et  j'ai  composé  en  son  honneur  trois  livres  de  détestables  élé- 
gies. Certes  la  beauté  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  puissant  au  monde, 
et,  si  nous  étions  faits  pour  la  posséder  toujours,  nous  nous  sou- 
cierions aussi  peu  que  possible  du  démiurge,  du  logos,  des  éons 


128  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

et  de  toutes  les  autres  rêveries  des  philosophes.  Mais  j'admire, 
bon  Paphnuce,  que  tu  viennes  du  fond  de  la  Thébaïde  me  parler 
de  Thaïs. 

Ayant  dit,  il  soupira  doucement.  Et  Paphnuce  le  contemplait 
avec  horreur,  ne  concevant  pas  qu'un  homme  pût  avouer  si  tran- 
quillement un  tel  péché.  Il  s'attendait  à  voir  la  terre  s'ouvrir  et 
\icias  s'abîmer  dans  les  flammes.  Mais  le  sol  resta  lerme,  et 
l'Alexandrin  silencieux,  le  front  dans  la  main,'  souriait  tristement 
aux  images  de  sa  jeunesse  envolée.  Le  moine,  s'étant  levé,  reprit 
d'une  voix  grave  : 

—  Sache  donc,  Nicias,  qu'avec  l'aide  de  Dieu  j'arracherai  cette 
Thaïs  aux  immondes  amours  de  la  terre  et  la  donnerai  pour 
épouse  à  Jésus-Christ.  Si  l'Esprit  saint  ne  m'abandonne.  Thaïs 
quittera  aujourd'hui  cette  ^ille  pour  entrer  dans  un  monastère. 

—  Crains  d'offenser  Vénus,  répondit  Nicias  ;  c'est  une  puissante 
déesse.  Elle  sera  irritée  contre  toi  si  tu  lui  ravis  sa  plus  illustre 
servante. 

—  Dieu  me  protégera,  dit  Paphnuce.  Puisse-t-il  éclairer  ton 
cœm',  ô  Nicias,  et  te  tirer  de  l'abîme  où  tu  es  plongé  ! 

Et  il  sortit.  Mais  Nicias  l'avait  sui\i.  Le  rejoignant  au  seuil, 
il  lui  posa  la  main  sur  l'épaule  et  lui  répéta  dans  le  creux  de 
l'oreille  : 

—  Crains  d'offenser  Vénus;  sa  vengeance  est  terrible. 
Paphnuce,  dédaigneux  des  paroles  légères,  sortit  sans  détourner 

la  tête.  Les  propos  de  Nicias  ne  lui  inspiraient  que  du  mépris  ; 
mais  ce  qu'il  ne  pouvait  souffrir,  c'est  l'idée  que  son  ami  d'au- 
trefois avait  reçu  les  caresses  de  Thaïs.  Il  lui  semblait  que  pécher 
avec  cette  femme,  c'était  pécher  plus  détestablement  qu'avec  toute 
autre.  Il  y  trouvait  une  malice  singulière,  et  Nicias  lui  était  désor- 
mais en  exécration.  Il  avait  toujours  haï  l'impureté,  mais  certes 
les  images  de  ce  vice  ne  lui  avaient  jamais  paru  à  ce  point  abomi- 
nables ;  jamais  il  n'avait  partagé  d'un  tel  cœur  la  colère  de  Jésus 
et  la  tristesse  des  anges. 

Il  n'en  éprouvait  que  plus  d'ardeur  à  tirer  Thaïs  du  milieu  des 
gentils,  et  il  lui  tardait  de  voir  la  comédienne  afin  de  la  sauver. 
Mais  il  lui  iallait  attendre,  pour  pénétrer  chez  cette  femme,  que  la 
grande  chaleur  du  jour  fût  tombée.  Or  la  matinée  s'achevait  à 
peine  et  Paphnuce  allait  par  les  voies  populeuses.  Il  avait  résolu 
de  ne  prendi-e  aucune  nourriture  en  cette  journée,  afin  d'être  moins 
indigne  des  grâces  qu'il  demandait  au  ciel.  A  la  grande  tris- 
tesse de  son  àme,  il  n'osait  entrer  dans  aucune  des  églises  de  la 
ville,  parce  qu'il  les  savait  profanées  par  les  ariens,  qui  y  avaient 
renversé  la  table  du  Seigneur. 


THAÏS.  129 

Il  marchait  donc  à  raventiirc,  tantôt  tenant  ses  regards  fixés  à 
terre  par  humilité,  tantôt  levant  les  yeux  vers  le  ciel,  comme  en 
extase.  Après  avoir  erré  quelque  temps,  il  se  trou^'a  sur  un  des 
quais  de  la  ville.  Le  port  artificiel  abritait  devant  lui  d'innombra- 
bles navires  aux  sombres  carènes,  tandis  que  souriait  au  large, 
dans  l'azur  et  l'argent,  la  mer  perfide.  Une  galère,  qui  portait  une 
Néréide  à  sa  proue,  venait  de  lever  l'ancre.  Les  rameurs  frappaient 
l'onde  en  chantant;  déjà,  la  blanche  fille  des  eaux,  couverte  de 
perles  humides,  ne  laissait  plus  voir  au  moine  qu'un  fuyant  profil. 
Elle  franchit,  conduite  par  son  pilote, l'étroit  passage  ouvert  sur  le 
bassin  d'Eunostos  et  gagna  la  haute  mer,  laissant  dernière  elle  un 
sillage  fleuri. 

—  Et  moi  aussi,  songea  Paphnuce,  j'ai  désiré  jadis  m'embarquer 
en  chantant  sur  l'océan  du  luonde.  Mais  bientôt  j'ai  connu  ma 
folie,  et  la  Néréide  ne  m'a  point  emporté. 

Tandis  qu'il  rêvait  do  la  sorte,  il  se  sentit  poussé  et  entraîné  par 
une  foule  d'hommes  qui  couraient  tous  dans  le  même  sens.  Comme 
il  avait  perdu  l'habitude  de  marcher  dans  les  villes,  il  était  ballotté 
d'un  passant  à  un  autre,  ainsi  qu'une  masse  inerte  ;  et,  s'étant 
embarrassé  dans  les  plis  de  sa  tunique,  il  pensa  tomber  plusieurs 
fois.  Désireux  de  savoir  où  allaient  tous  ces  hommes,  il  demanda 
à  l'un  d'eux  la  cause  de  cet  empressement. 

—  Étranger,  ne  sais-tu  pas,  lui  répondit  celui-ci,  que  les  jeux 
vont  commencer  et  que  Thaïs  paraîtra  sur  la  scène?  Tous  ces  ci- 
toyens vont  au  théâtre,  et  j'y  vais  comme  eux.  Te  plairait-il  de  m'y 
accompagner  ? 

Découvrant  tout  à  coup  qu'il  était  convenable  à  son  dessein  de 
voir  Thaïs  dans  les  jeux,  Paphnuce  suivit  l'étranger.  Déjà  le  théâtre 
dressait  devant  eux  son  portique  orné  de  masques  éclatans  et  sa 
vaste  muraille  ronde,  peuplée  d'innombrables  statues.  En  sui- 
vant la  foule,  ils  s'engagèrent  dans  un  étroit  corridor  au  bout  du- 
quel s'étendait  famphithéâtre  éblouissant  de  lumière.  Ils  prirent 
leur  place  sur  un  des  rangs  do  gradins  qui  descendaient  en  escalier 
vers  la  scène,  ^ide  encore  d'acteurs,  mais  décorée  magnifique- 
ment. La  vue  n'en  était  point  cachée  par  un  rideau,  et  l'on  y  voyait 
un  tertre  semblable  à  ceux  que  les  anciens  peuples  dédiaient  aux 
ombres  des  héros.  Ce  tertre  s'élevait  au  milieu  d'un  camp.  Des 
faisceaux  de  lances  étaient  formés  devant  les  tentes,  et  des  bou- 
cliers d'or  pendaient  à  des  mâts,  parmi  des  rameaux  de  laurier  et 
des  coui'onnes  de  chêne.  Là,  tout  était  silence  et  sommeil.  Mais 
un  bourdonnement,  semblable  au  bruit  que  font  les  abeilles  dans 
la  ruche,  emplissait  l'hémicycle  chargé  de  spectateurs.  Tous  les 
TOME  xciv.  —  1889.  9 


130  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

visages,  rougis  par  les  reflets  du  voile  de  pourpre  qui  les  couvrait 
de  ses  lents  frissons,  se  tournaio^nt,  avec  une  expression  d'attente 
curieuse,  vers  ce  grand  espace  silencieux,  rempli  par  un  tombeau 
et  des  tentes.  Les  femmes  riaient  en  mangeant  des  citrons,  et  les 
familiers  des  jeux  s'interpellaient  gaîment  d'un  gradin  à  l'autre. 

Paphnuco  priait  au  dedans  de  lui-même  et  se  gardait  dos  paroles 
vaines,  mais  son  voisin  commença  à  se  plaindre  du  déclin  du 
théâtre. 

—  Autrefois,  dit-il,  d'habiles  acteurs  déclamaient  sous  le  masque 
les  vers  d'Euripide  et  de  Ménandrc.  Maintenant,  on  ne  récite  plus 
les  drames,  on  les  mime,  et  des  divins  spectacles  dont  Bacchus 
s'honora  dans  Athènes,  nous  n'avons  gardé  que  ce  qu'un  barbare, 
un  Scythe  même  peut  comprendre  :  l'attitude  et  le  geste.  Le  mas- 
que, dont  l'embouchure  armée  de  lames  de  métal  enflait  le  son  des 
voix,  le  cothurne  qui  élevait  les  personnages  à  la  taille  des  dieux, 
la  majesté  tragique  et  le  chant  des  beaux  vers,  tout  cela  s'en  est 
allé.  Des  mimes,  des  ballerines,  le  visage  nu,  remplacent  Paulus 
et  Roscius.  Qu'eussent  dit  les  Athéniens  de  Périclès  s'ils  avaient  vu 
ime  femme  se  montrer  sur  la  scène  ?  Il  est  indécent  qu'une  femme 
paraisse  en  pubUc.  Nous  sommes  bien  dégénérés  pour  le  souffrir. 
Aussi  vrai  que  je  me  nomme  Dorion,  la  femme  est  l'ennemie  de 
l'homme  et  la  honte  de  la  terre. 

i  —  Tu  parles  sagement,  répondit  Paphnuce,  la  femme  est  notre 
pire  ennemie.  Elle  donne  le  plaisir,  et  c'est  en  cela  qu'elle  est 
redoutable. 

—  Par  les  dieux  immobiles,  s'écria  Dorion,  la  femme  apporte 
aux  hommes,  non  le  plaisir,  mais  la  tristesse,  le  trouble  et  les  noirs 
soucis  !  L'amour  est  la  cause  de  nos  maux  les  plus  cuisans.  Écoute, 
étranger  :  Je   suis  allé,  dans  ma  jeunesse,  à  Trézène,  en  Argo- 

ide,  et  j'y  ai  vu  un  myrte  d'une  grosseur  prodigieuse,  dont  les 
feuilles  étaient  couvertes  d'innombrables  piqiîres.  Or,  voici  ce 
que  rapportent  les  Trézéniens  au  sujet  de  ce  myrte  :  la  reine 
Phèdre,  du  temps  qu'elle  aimait  Hippolyte,  demeurait  tout  le  jour 
languissamment  couchée  sous  ce  même  arbre  qu'on  voit  encore 
aujourd'hui.  Dans  son  ennui  mortel,  ayant  tiré  l'épingle  d'or  qui 
retenait  ses  blonds  cheveux,  elle  en  perçait  les  feuilles  de  l'arbuste 
aux  baies  odorantes.  Toutes  les  feuilles  furent  ainsi  criblées  de 
piqûres.  Après  avoir  perdu  l'innocent  qu'elle  poursuivait  d'un 
amour  incestueux,  Phèdre,  tu  le  sais,  mourut  misérablement. 
Elle  s'enferma  dans  sa  chambre  nuptiale  et  se  pendit  par  sa  cein- 
ture à  une  cheville  d'ivoire.  Les  dieux  voulurent  que  le  myrte, 
témoin  d'une  si  cruelle  misère,  continuât  à  porter  sur  ses  feuilles 
nouvelles  des  piqûres  d'aiguille.  J'ai  cucilU  une  de  ces  feuilles; 


THAÏS.  131 

je  l'ai  placée  au  chevet  de  mon  lit,  afin  d'être  sans  cesse  averti 
par  sa  vue  de  ne  point  m'abandonner  aux  fureurs  de  l'amour, 
et  pour  me  confirmer  dans  la  doctrine  du  divin  Épicure,  mon 
maître,  qui  enseigne  que  le  désir  est  redoutable.  Mais,  à  propre- 
ment parler,  l'amour  est  une  maladie  de  foie  et  l'on  n'est  jamais 
sur  de  ne  pas  tomber  malade. 
Paphnuce  demanda  : 

—  Dorion,  quels  sont  tes  plaisirs? 
Dorion  répondit  tristement  : 

—  Je  n'ai  qu'un  seul  plaisir,  et  je  conviens  qu'il  n'est  pas  vif  : 
c'est  la  méditation.  Avec  un  mauvais  estomac,  il  n'en  faut  pas 
chercher  d'autres. 

Prenant  avantage  de  ces  dernières  paroles,  Paphnuce  entreprit 
d'initier  l'épicurien  aux  joies  spirituelles  que  procure  la  contem- 
plation de  Dieu. 

11  commença  : 

—  Entends  la  vérité,  Dorion,  et  rerois  la  lumière. 

Connue  il  s'écriait  de  la  sorte,  il  vit  de  toutes  parts  des  têtes 
€t  des  bras  tournés  vers  lui,  qui  lui  ordonnaient  de  se  taire.  Un 
grand  silence  s'était  fait  dans  le  théâtre,  et  bientôt  éclatèrent  les 
sons  d'une  musique  héroïque. 

Les  jeux  commençaient.  On  voyait  des  soldats  sortir  des  tentes 
et  se  préparer  au  départ,  quand,  par  un  prodige  effrayant,  une 
nuée  couvrit  le  sommet  du  tertre  funéraire.  Puis,  cette  nuée  s'étant 
dissipée,  l'ombre  d'Achille  apparut,  couverte  d'une  armure  d'or. 
Étendant  le  bras  vers  les  guerriers,  elle  semblait  leur  dire  :  «  Quoi! 
vous  partez,  enfans  de  Danaos  ;  vous  retournez  dans  la  patrie  que 
je  ne  verrai  plus  et  vous  laissez  mon  tombeau  sans  offrandes.  » 
Déjà  les  principaux  chefs  des  Grecs  se  pi'essaient  au  pied  du  tertre. 
Acauas,  fils  de  Thésée,  le  vieux  Nestor,  Agamemnon,  portant  le 
sceptre  et  les  bandelettes,  contemplaient  le  prodige.  Le  jeune  fils 
d'Achille,  PyiThus,  était  prosterné  dans  la  poussière.  Ulysse,  recon- 
naissable  au  bonnet  d'où  s'échappait  sa  chevelure  bouclée,  mon- 
trait, par  ses  gestes,  qu'il  approuvait  l'ombre  du  héros.  Il  dispu- 
tait avec  Agamemnon  et  l'on  devinait  leurs  paroles  : 

—  Achille,  disait  le  roi  d'Ithaque,  est  digne  d'être  honoré  parmi 
nous,  lui  qui  mourut  glorieusement  pour  la  Hellas.  Il  demande 
que  la  fille  de  Priam,  la  vierge  Polyxène,  soit  immolée  sur  sa 
tombe.  Danaens,  contentez  les  mânes  du  héros,  et  que  le  filsVde 
Pelée  se  réjouisse  dans  le  Hadès. 

Mais  le  roi  des  rois  répondait  : 

—  Epargnons  les  vierges  troiennes  que  nous  avons  arrachées 
aux  autels.  Assez  de  maux  ont  fondu  sur  la  race  illustre  de  Priam. 


i^2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

11  parlait  ainsi  parce  qu'il  partageait  la  couche  de  la  sœur  de 
Polyxène.  et  le  sage  Ulysse  lui  reprochait  de  préférer  le  lit  de  Gas- 
sandn»  à  la  lance  d'Achille. 

Tous  les  Grecs  l'approuvèrent  avec  un  grand  bruit  d'armes  en- 
tre-choquées.  La  mort  de  Polyxène  fut  résolue,  et  l'ombre  apaisée 
d'Achille  s'évanouit.  La  musique,  tantôt  furieuse  et  tantôt  plain- 
tive, suivait  la  pensée  des  personnages.  L'assistance  éclata  en  ap- 
plaudissemens. 

Paphnuce,  qui  rapportait  tout  à  la  vérité  divine,  murmura  : 

—  On  voit  par  cette  fable  combien  les  adorateurs  des  faux  dieux 
étaient  cruels. 

—  Toutes  les  religions  enfantent  des  crimes,  lui  répondit  l'épi- 
curien. Par  bonheur,  un  Grec,  divinement  sage,  vint  alTrancliir  les 
hommes  des  vaines  terreurs  de  l'inconnu... 

Cependant  Hécube,  ses  blancs  cheveux  épars,  sa  robe  en  lam- 
beaux, sortait  de  la  tente  où  elle  était  captive.  Ce  fut  un  long  soupir 
quand  on  vit  paraître  cette  parfaite  image  du  malheur.  Hécube, 
avertie  par  un  songe  prophétique,  gémissait  sur  sa  fille  et  sur  elle- 
même.  Ulysse  était  déjà  près  d'elle  et  lui  demandait  Polyxène.  La 
vieille  mère  s'arrachait  les  cheveux,  se  déchirait  les  joues  avec  les 
ongles  et  baisait  les  mains  de  cet  homme  cruel  qui,  gardant  son 
impitoyable  douceur,  semblait  dire  : 

—  Sois  sage,  Hécube,  et  cède  à  la  nécessité.  H  y  a  aussi  dans 
nos  maisons  des  vieilles  mères  qui  pleurent  leurs  enfans  endormis 
à  jamais  sous  les  pins  de  l'Ida. 

Et  Cassandre,  reine  autrefois  de  la  florissante  Asie,  maintenant 
esclave,  souillait  de  poussière  sa  tête  infortunée. 

Mais  voici  que,  soulevant  la  toile  de  la  tente,  se  montra  la  vierge 
Polyxène.  Un  frémissement  unanime  agita  les  spectateurs.  Ils 
avaient  reconnu  Thaïs.  Paphnuce  la  revit,  celle-là  qu'il  venait 
chercher.  De  son  bras  blanc,  elle  retenait  au-dessus  de  sa  tête  la 
lourde  tenture.  Immobile,  semblable  à  une  belle  statue,  mais  pro- 
menant autour  d'elle  le  paisible  regard  de  ses  yeux  de  violette, 
douce  et  fière,  elle  donnait  à  tous  le  frisson  tragique  de  la  beauté. 
Un  murmure  de  louanges  s'éleva,  et  Paphnuce,  l'âme  agitée,  conte- 
nant son  cœur  avec  ses  mains,  soupira  : 

—  Pourquoi  donc,  ô  mon  Dieu,  donnes-tu  ce  pouvoir  à  une  de 
tes  créatures? 

Horion,  plus  paisible,  disait  : 

—  Certes,  les  atomes  qui  s'associent  momentanément  pour  com- 
poser cette  femme  présentent  une  combinaison  agréable  à  l'œil.  Ce 
n'est  qu'un  jeu  de  la  nature,  et  ces  atomes  ne  savent  ce  qu'ils 
font.  Ils  se  sépareront  un  jour  avec  la  même  indifférence  qu'ils  se 


THAÏS.  13 


<> 


sont  unis.  Où  sont  maintenant  les  atomes  qui  formèrent  Laïs  ou 
Cléopàtre?  Je  n'en  disconviens  pas  :  les  femmes  sont  quelquefois 
belles.  Mais  elles  sont  soumises  à  de  fâcheuses  disgrâces  et  à  des 
incommodités  dégoûtantes.  C'est  à  quoi  songent  les  esprits  médi- 
tatifs, tandis  que  le  vulgaire  des  hommes  n'y  fait  point  attention. 
Et  les  femmes  inspirent  l'amour,  bien  qu'il  soit  déraisonnable 
de  les  aimer. 

Ainsi  le  philosophe  et  l'ascète  contemplaient  Thaïs  et  suivaient 
leur  pensée.  Ils  n'avaient  vu  ni  l'un  ni  l'autre  Hécube,  tournée  vers 
sa  fille,  lui  dire  par  ses  gestes  : 

—  Essaie  de  fléchir  le  cruel  Ulysse  !  Fais  parler  tes  larmes,  ta 
beauté,  ta  jeunesse  ! 

Thaïs,  ou  plutôt  Polyxène  elle-même,  laissa  retomber  la  toile  de 
la  tente.  Elle  fit  un  pas,  et  tous  les  cœurs  furent  domptés.  Et 
quand,  d'une  démarche  noble  et  légère,  elle  s'avança  vers  Ulysse, 
le  rythme  de  ses  mouvemens,  qu'accompagnait  le  son  des  flûtes, 
faisait  songer  à  tout  un  ordre  de  choses  heureuses,  et  il  semblait 
qu'elle  fût  le  centre  divin  des  harmonies  du  monde.  On  ne  voyait 
plus  qu'elle,  et  tout  le  reste  était  perdu  dans  son  rayonnement. 
Pourtant  l'action  continuait. 

Le  prudent  fils  de  Laërte  détournait  la  tête  et  cachait  sa  main 
sous  son  manteau,  afin  d'éviter  les  regards,  les  baisers  de  la  sup- 
pliante. La  vierge  lui  fit  signe  de  ne  plus  craindre.  Ses  regards 
tranquilles  disaient  : 

—  Ulysse,  je  te  sui\Tai  pour  obéir  à  la  nécessité,  et  parce  que  je 
veux  mourir.  Fille  de  Priam  et  sœur  d'Hector,  ma  couche,  autre- 
fois jugée  digne  des  rois,  ne  recevra  pas  un  maître  étranger.  Je 
renonce  librement  à  la  lumière  du  jour. 

Hécube,  inerte  dans  la  poussière,  se  releva  soudain  et  s'attacha 
à  sa  fille  d'une  étreinte  désespérée.  Polyxène  dénoua  avec  une 
douceur  résolue  les  vieux  bras  qui  la  liaient.  On  croyait  l'entendre  : 

—  Mère,  ne  t'expose  pas  aux  outrages  du  maître.  jN'attends  pas 
que,  t'arrachant  à  moi,  il  ne  te  traîne  indignement.  Plutôt,  mère 
bien-aimée,  tends-moi  cette  main  ridée  et  approche  tes  joues 
creuses  de  mes  lèvres. 

La  douleur  était  belle  sur  le  visage  de  Thaïs  ;  la  foule  se  montrait 
reconnaissante  à  cette  femme  de  revêtir  ainsi  d'une  grâce  surhu- 
maine les  formes  et  les  travaux  de  la  vie,  et  Paphnuce,  lui  par- 
donnant sa  splendeur  présente  en  vue  de  son  humiUté  prochaine, 
se  glorifiait  par  avance  de  la  sainte  qu'il  allait  donner  au  ciel. 

Le  spectacle  touchait  au  dénoûment.  Hécube  tomba  comme 
morte,  et  Polyxène,  conduite  par  Ulysse,  s'avança  vers  le  tombeau, 
qu'entourait  l'élite  des  guerriers.  Elle  gravit,  au  bruit  des  chants 


134  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  deuil,  le  tertre  iunéraire,  au  sommet  duquel  le  fils  d'Achille 
faisait,  dans  une  coupe  d'or,  des  libations  aux  mânes  du  héros.  Quand 
les  sacrificateurs  levèrent  les  bras  pour  la  saisir,  elle  fit  signe 
qu'elle  voulait  mourir  libre,  comme  il  convenait  à  la  fille  de  tant 
de  rois.  Puis,  déchirant  sa  tunique,  elle  montra  la  place  de  son 
cœur.  Pyrrhus  y  plongea  son  glaive  en  détournant  la  tête,  et,  par 
un  habile  artifice,  le  sang  jaillit  à  flots  de  la  poitrine  éblouissante 
de  la  vierge,  qui,  la  tête  renversée  et  les  yeux  nageant  dans  l'hor- 
reur de  la  mort,  tomba  avec  décence.  Tandis  que  les  guerriers 
voilaient  la  victime  et  la  couvraient  de  lis  et  d'anémones,  des  cris 
d'efïroi  et  des  sanglots  déchiraient  l'air,  et  Paphnuce,  soulevé  sur 
son  banc,  prophétisait  d'une  voix  retentissante  : 

—  Gentils,  vils  adorateurs  des  démons!  Et  vous,  ariens,  plus 
infâmes  que  les  idolâtres,  instruisez-vous  !  Ce  que  vous  venez  de 
voir  est  une  image  et  un  symbole.  Cette  fable  renferme  un  sens 
mystique,  et  bientôt  la  femme  que  vous  voyez  là  sera  immolée, 
hostie  bienheureuse,  au  Dieu  ressuscité  ! 

Déjà  la  foule  s'écoulait  en  flots  sombres  dans  les  vomitoires. 
L'abbé  d'Antinoé,  échappant  à  Dorion  surpris,  gagna  la  sortie  en 
prophétisant  encore. 

Une  heure  après,  il  frappait  à  la  porte  de  Thaïs.  La  comédienne 
habitait  alors,  dans  le  riche  quartier  de  Racotis,  près  du  tombeau 
d'Alexandre,  une  maison  entourée  de  jardins  ombreux,  dans  les- 
quels s'élevaient  des  rochers  artificiels  et  coulait  un  ruisseau  bordé 
de  peupliers.  Une  vieille  esclav^e  noire,  chargée  d'anneaux,  vint  lui 
ouvrir  la  porte  et  lui  demanda  ce  qu'il  voulait. 

—  Je  veux  voir  Thaïs,  répondit-il.  Dieu  m'est  témoin  que  je  ne 
suis  venu  ici  que  pour  la  voir. 

Gomme  il  portait  une  riche  tunique  et  qu'il  parlait  impérieuse- 
ment, l'esclave  le  laissa  entrer. 

—  Tu  trouveras  Thaïs,  dit-elle,  dans  la  grotte  des  Nymphes. 


Anatole  France. 


(L  X  deuxième  partie  au  prochain  n°.) 


L'ACADÉMIE  DES  BEALX-ADTS 


DEPUIS 


LA  FOrsDATTO?^   DE   L'INSTITUT 


I. 

ORIGINES. 


L'Académie  des  Beaux- Arts  forme  depuis  près  d'un  siècle  une 
des  classes  de  l'Institut  de  France  ;  mais  pendant  les  premières 
années  qui  suivirent  la  fondation,  en  1795,  de  ce  grand  corps,  elle 
n'eut  encore  ni  son  caractère  bien  défini,  ni  sa  fonction  toute  spé- 
ciale. Composée  en  partie  des  débris  de  l'ancienne  Académie 
française  et  des  débris  de  l'ancienne  Académie  royale  de  peinture 
et  de  sculpture,  supprimées  l'une  et  l'autre  par  la  Convention  deux 
ans  auparavant,  —  en  partie  d'élémens  empruntés  au  monde  des 
lettres,  de  l'érudition,  du  théâtre  même,  la  troisième  classe  de 
l'Institut  primitif,  celle  que  l'on  avait  intitulée  dusse  de  la  littéra- 
lure  et  des  beaux-arts,  comprenait  à  la  fois  des  poètes  et  des  archéo- 
logues, des  grammairiens  et  des  artistes,  des  humanistes  et  des 
acteurs.  Aux  termes  mêmes  de  la  loi  constitutive  de  l'Institut,  elle 
était  appelée,   concurremment  avec  les  deux  autres  classes,  «  à 


13(5  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

riorfectionner  les  sciences  et  les  arts  »  et  «  à  suivre  les  travaux 
scientifiques  ayant  pour  objet  l'utilité  et  la  gloire  de  la  république.  » 
Connue  ces  deux  classes  aussi,  elle  devait  se  recruter  au  moyen 
d'élections  faites  par  l'Institut  tout  entier;  participer  à  la  rédaction 
du  rapport  annuellement  adressé  «  aux  rcprésentans  de  la  nation 
pour  leur  rendre  compte  des  progrès  accomplis  dans  les  sciences, 
les  lettres  et  les  arts;  »  concourir  à  toutes  les  publications,  à  tous 
les  travaux  dont  l'Institut  était  chargé  :  par  conséquent,  s'absorber 
dans  la  vie  commune,  dans  l'unité  rigoureuse  du  corps  auquel  elle 
appartenait. 

Ce  fut  à  partir  de  1803  seulement  que,  tout  en  restant  indisso- 
lublement unie  à  l'ensemble  constitué  dès  le  début,  elle  commença 
d'avoir  son  rôle  distinct  et  sa  vie  propre,  de  former  une  réunion 
d'artistes  sans  confusion  ni  partage  avec  les  hommes  de  lettres  et 
les  savans;  en  un  mot,  de  redevenir  à  peu  près,  —  sauf  le  nombre 
limité  des  membres  appelés  à  la  composer  et  la  place  faite  parmi 
ceux-ci  aux  architectes  et  aux  musiciens,  —  ce  qu'avait  été,  dans 
les  deux  siècles  précédens,  l'Académie  royale  de  peinture  et  de 
sculpture.  Pour  marquer  cette  analogie  ou  pour  faire  ressortir  ces 
ditïerences,  il  convient  d'indiquer  en  quelques  mots  les  origines  et 
le  rôle  de  la  Compagnie  que  l'Académie  des  Beaux-Arts  devait  rem- 
placer, et  par  là  de  rattacher  l'histoire  de  celle-ci  aux  souvenirs  de 
sa  devancière. 

On  sait  dans  quelles  circonstances  et  en  vue  de  quelles  réformes 
l'ancienne  Académie  royale  avait  été  établie,  au  temps  de  la  mino- 
rité de  Louis  XIV.  Nous  nous  contenterons  de  rappeler  que,  jus- 
qu'à cette  époque,  c'est-à-dire  jusqu'à  l'année  IGhS,  rien  n'avait 
encore  sensiblement  modifié  les  lois  qui  régissaient  les  artistes  et 
les  conditions  en  vertu  desquelles  ils  se  trouvaient,  comme  au 
temps  des  Valois,  partagés  en  trois  classes.  La  première,  sous  le 
nom  de  maîtrise,  comprenait  les  maUres-jiircs^  simples  artisans 
pour  la  plupart,  —  doreurs,  marbriers,  peintres  d'enseignes  ou  de 
bàtimens,  —  auxquels  les  lettres-patentes  successives  des  rois 
avaient  conféré  le  droit  de  monopole  sur  l'art  aussi  bien  que  sur  le 
métier,  en  même  temps  qu'elles  imposaient  à  quiconque  aspirait  à 
être  reçu  maître,  par  conséquent  à  exercer  librement  la  profession 
de  peintre  ou  de  sculpteur,  l'obligation  d'un  apprentissage  dont  la 
durée  était  fixée,  sous  la  disclphne  d'un  des  membres  de  la  com- 
munauté :  après  quoi  l'aspirant  devait  encore,  pendant  quatre  an- 
nées consécutives,  «  servir  et  travailler,  »  sous  cette  même  disci- 
pline, en  qualité  de  «  compagnon.  » 

La  seconde  classe,  dite  des  brei-etr/ùm  ou  des  privilcffirs:,  se 
composait  des  artistes   qui  portaient  le  titre  de  peintres  ou  de 


l'académie  des  beaux- arts.  137 

sculpteurs  du  roi,  de  la  reine  ou  des  princes,  et  dont  quelques- 
uns  pouvaient,  comme  tels,  obtenir  de  la  faveur  royale  l'exemption 
partielle  ou  totale  de  certains  impôts.  Par  leur  situation  même 
d'officiers  de  la  maison  du  roi,  les  brevetaires  ne  se  trouvaient  pas 
assujettis  aux  règlemens  de  la  maîtrise  :  aussi,  la  jalousie  de 
celle-ci,  depuis  le  règne  de  Charles  VI  jusqu'à  la  fin  du  règne  de 
Louis  XIII,  ne  cessa-t-elle  guère  de  les  poursuivre  et  de  chercher 
par  tous  les  moyens  à  entraver  leur  indépendance  relative.  Enfin, 
c'est  à  la  troisième  classe  qu'appartenaient  tous  ceux  qui  ne 
s'étaient  encore  ni  affiliés  à  la  maîtrise,  ni  assez  distingués  pour 
mériter  d'être  attachés  à  la  maison  du  roi. 

Nous  avons  dit  que  la  guerre  avait  été  déclarée  de  bonne  heure 
par  les  maîtres-jurés  aux  brevetaires  et  que,  de  tout  temps,  ceux-ci 
avaient  eu  fort  à  faire  pour  résister  aux  prétentions  ou  aux  tenta- 
tives usurpatrices  de  leurs  prétendus  rivaux.  Malgré  les  procès 
fréquemment  intentés,  malgré  les  arrêts  de  la  justice  prévôtale  et 
des  autres  pouvoirs  judiciaires,  malgré  le  Châtelet  et  le  Parlement, 
les  choses  pom'tant  étaient  restées  à  peu  près  dans  le  même  état 
que  par  le  passé  et  les  parties  en  présence  aussi  peu  en  mesure  de 
Jaire  prévaloir  leur  cause  ou  d'exercer  leurs  droits  respectifs  ;  mais 
le  moment  vint  où  il  fallut  bien  sortir  des  équivoques  et  trouver 
dans  une  organisation  nouvelle  des  arts  en  France  un  remède  à 
des  abus  et  à  des  querelles  qui  menaçaient  de  se  perpétuer. 

Ce  fut  la  maîtrise  elle-même  qui,  par  l'audace  croissante  de  ses 
exigences,  fournit  à  ses  adversaires  l'occasion  cpi'ils  cherchaient  de 
couper  court  à  ses  entreprises  et  d'annuler  une  fois  pour  toutes 
son  autorité.  Le  16  janvier  1619,  elle  présenta  au  roi  en  son  con- 
seil une  requête  en  trente-quatre  articles  tendant  à  l'extension 
presque  illimitée  de  ses  prérogatives.  Outre  les  prescriptions,  dé- 
fenses et  prohibitions  des  anciens  statuts,  qu'elle  rappelait  en  y 
ajoutant  des  mesures  de  détail  plus  rigoureuses  encore,  outre  l'in- 
terdiction, par  exemple,  a  à  toute  personne,  de  quelque  condition 
qu'elle  fût,  de  fah-e  venir  aucun  tableau  des  Flandres  ou  d'ail- 
leurs, »  et  de  vendre,  en  ville  ou  dans  sa  maison,  un  objet  quel- 
conque peint  ou  sculpté,  à  moins  d'y  avoir  été  expressément  auto- 
risé par  un  maître,  —  la  pièce  contenait,  à  l'adresse  directe  des 
brevetaires,  la  mise  en  demeure  pour  eux  ce  de  ne  point  ouvrù* 
boutique  ;  »  attendu  qu'obligés  par  leur  charge  même  de  suivre  en 
tous  lieux  le  roi  ou  les  princes  de  qui  ils  tenaient  leurs  brevets, 
ils  ne  pouvaient  avoir,  comme  les  maîtres,  une  résidence  fixe  à 
Paris. 

Quelque  exorbitantes  qu'elles  fussent,  les  prétentions  des  maîtres- 
jurés  choquèrent  si  peu  les  magistrats  appelés  à  donner  préalable- 


138  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  leur  avis  et  les  membres  du  conseil  eux-mêmes,  que,  con- 
formément à  leurs  conclusions,  le  roi  signa  un  édit  pleinement 
approbatif.  A  la  vérité,  il  n'avait  pas  fallu  moins  de  trois  ans  pour 
que  la  maîtrise  arrivât  à  remporter  cette  victoire  sur  les  elïorts  que 
lui  opposaient  les  représenta ns  de  tous  les  intérêts  lésés  ou  mena- 
cés, depuis  les  artistes  proprement  dits  jusqu'aux  marchands  d'ob- 
jets où  la  peinture  et  la  sculpture  n'entraient  qu'à  titre  d'élémens 
accessoires  ;  mais  enfin  le  roi  s'était  prononcé.  Pour  achever  d'avoir 
gain  de  cause,  il  ne  restait  plus  aux  maîtres  qu'à  obtenir  l'entéri- 
nement de  la  décision  royale  :  c'est  ce  à  quoi  ils  travaillèrent  avec 
un  redoublement  d'ardeur.  Seulement,  les  difficultés  furent  plus 
grandes  celte  fois  et  les  délais  bien  autrement  longs  qu'ils  ne 
l'avaient  été  pour  la  première  partie  de  l'afïaire,  puisque  le  Parle- 
ment hésita  pendant  dix-sept  ans  avant  de  rendi-e  l'arrêt  (1039) 
par  lequel  il  ratifiait  définitivement  les  mesures  délibérées  en 
conseil. 

Ne  semblait-il  pas  dès  lors  que  la  maîtrise  n'eût  plus  rien  à 
ambitionner  et  que,  désormais  en  possession  d'une  autorité  ab- 
solue sur  tous  ceux  qui,  de  près  ou  de  loin,  se  rattachaient  au 
monde  des  arts,  elle  ne  dut  songer  qu'à  exploiter  les  énormes  pri- 
vilèges qu'on  venait  de  lui  concéder?  Elle  n'en  jugea  pas  ainsi 
cependant.  Enivrée  jusqu'à  l'afïolement  pai*  un  succès  qui,,  pour 
avoir  été  longtemps  attendu,  n'en  était  pas  moins  décisif,  elle  ne 
tarda  pas  à  reprendre  l'ofiensive  en  présentant  une  seconde  requête 
par  laquelle  elle  prétendait  réduù-e  à  quatre  ou  à  sk  au  plus  le 
nombre,  illimité  jusque-là,  des  peintres  du  roi  et  de  la  reine  ;  sup- 
primer complètement  les  titres  et  les  offices  de  peintres  des 
princes  ;  enfin  faire  défense  aux  brevetaires,  sous  peine  de  confis- 
cation et  d'amende,  de  travailler  pour  les  particuliers,  pour  les 
églises  même,  «lorsqu'ils  ne  seraient  pas  employés  aux  ouvrages 
pour  le  service  de  Lem'S  Majestés.  « 

Pour  le  coup,  c'en  était  ti"op.  Les  privilégiés  et  les  artistes  indé- 
pendans,  qui  auparavant  n'avaient  guère  marché  d'intelligence 
dans  leurs  tentatives  de  résistance  aux  envalùssemens  de  la  maîtrise, 
s'unirent  cette  fois,  soulevés  par  une  indignation  unanime  contre 
la  tyrannie  de  leurs  oppresseurs.  D'un  commun  accord,  ils  prirent 
pour  chef  celui  d'entre  eux  qui,  par  la  haute  situation  à  laquelle 
il  était  parvenu  déjà,  par  son  titre  de  peintre  de  la  reine-régente 
et  par  son  crédit  auprès  du  chancelier  Séguier,  enfin  et  surtout  par 
la  trempe  de  son  esprit  aussi  entreprenant  que  délié,  pouvait  le 
mieux  diriger  le  mouvement  et  le  faire  aboutir  :  ce  chef  était 
Charles  Le  Brun. 

Ainsi  investi  de  la  confiance  de  ses  confrères,  Le  Brun  se  mit  à 


l'acal>e.mie  des  beaux-arts.  139 

l'œuvre  avec  toute  l'activité  qu'on  devait  attendre  de  sa  jeunesse 
(il  n'était  alors  âgé  que   de  vingt-huit  ans),  et  en  même  temps 
avec  la  prudence  qu'aurait  pu  avoii"  en  pareil  cas  un  homme  vieilli 
dans  la  pratique  des  affaires.  Tout  d'abord  il  avait  compris  que, 
malgré  sa  précoce  renommée,  malgré  l'estime  où  la  cour  le  tenait, 
lui  et  son  talent,  il  n'avait  pas  une  force  suffisante  pour  entamer 
ouvertement  la  lutte  ou  pour  la  poursuivre  en  son  nom,  et  que  le 
mieux  était  de  conduire  la  campagne  sous  l'autorité  apparente  de 
quelque  haut  personnage  auquel  il  inspirerait  pour  ainsi  dire  ses 
propres  desseins  en  faisant  mine  de  réclamer  ses  avis.  Le  Brun  alla 
donc  trouver  un  conseiller  d'état  qu'il  avait  connu  à  Rome,  M.  de 
Charmois,  homme  influent,  grand  ami  des  arts  d'ailleurs,  et  que 
ses  souvenirs  d'Italie  semblaient  prédisposer  mieux  qu'un   autre 
au  rôle  qu'il  s'agissait  de  lui  attribuer.  M.  de  Charmois  en    effet 
avait  eu  pendant  son  séjour  à  iiome  des  relations  assez  fréquentes 
avec  les  membres  de  l'académie  de  Saint-Luc,  il  connaissait  bien 
l'organisation  de  cette  compagnie  :  il  y  avait  tout  lieu  de  croh*e 
que  la  proposition  de  travailler  à  établir  en  France  une  association 
analogue  ne  laisserait  pas  de  lui  som'h-e,  surtout  si  cette  proposi- 
tion était  faite  de  telle  sorte  qu'elle  ressemblât  moins  à  une  sug- 
gestion formelle  qu'à  un  appel  sans  arrière-pensée  aux  lumières  et 
à  l'expérience  de  celui  à  qui  on  l'adi^esserait. 

M.  de  Charmois,  comme  avait  pressenti  son  habile  interlocu- 
teur, prit  feu  dès  les  premiers  mots  pour  les  réformes  projetées. 
Quelques  entrevues  ménagées  par  Le  Brun  avec  les  principaux  des 
académiciens  futurs  achevèrent,  les  jours  suivans,  d'échauffer  son 
zèle  :  si  bien  qu'il  se  mit  sans  désemparer  à  rédiger  un  long  mé- 
moire, moitié  réquisitoire,  moitié  supplique,  dans  lequel  tous  les 
griefs  des  artistes,  privilégiés  ou  non,  contre  la  maîtrise,  étaient 
soigneusement  exposés,  tous  les  avantages  à  retuer  d'une  organi- 
sation nouvelle  mise  en  regard  des  abus  présens.  La  pièce  se  ter- 
minait par  la  demande  exphcite  de  l'approbation  royale  pour  l'éta- 
blissement d'une  académie  de  peinture  et  de  sculpture  absolument 
indépendante  de  la  communauté  des  maîtres  ou,  suivant  les  termes 
employés  pai*  le  porte-parole  officiel  de  Le  Brun  et  de  ses  amis, 
«séquestré  pour  jamais  de  ce  corps  mécanique.  » 

Lue  par  M.  de  Charmois  lui-même  dans  la  séance  du  conseil  te- 
nue le  20  janvier  IQliS,  la  requête  y  reçut  le  meilleur  accueil,  par- 
ticuhèrement  de  la  part  de  la  reine-régente  que  les  prétentions  de 
la  maîtrise  en  ce  qid  concernait  les  peintres  de  la  cour  avaient 
personnellement  olïensée.  Lorsque,  quelques  jours  plus  tard,  il 
s'agit  d'obtenu'  l'expédition  de  l'arrêt  du  conseil  et,  comme  mesure 
confirmative,  la  promulgation  des  lettres-patentes  signées  par  le 


l/lO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

roi  le  secrétaire  d'état  La  Vrillière  et  le  chancelier  Séguier  ne 
montrèrent  ni  moins  de  bonne  volonté,  ni  moins  d'empressement. 
Bref  malgré  les  cabales  du  dernier  moment  et  les  eftorts  déses- 
oérés  de  la  maîtrise,  tout  était  conclu  dès  le  l*^'  février  I6/18,  tout 

trouvait  prêt  pour  la  mise  en  pratique.  Les  fondateurs  de  l'Aca- 
démie s'assemblaient  pour  procéder  à  l'élection  des  douze  «  an- 
ciens »  qui  devaient,  aux  termes  des  statuts,  administrer  la  com- 
pagnie et  diriger  l'école,  chacun  pendant  un  mois,  et  pour  choisir 
les  quatorze  académiciens  «primitifs»,  en  attendant  que  ces  vingt- 
six  membres  de  la  compagnie  naissante  où  l'on  comptait  déjà  des 
peintres  comme  LeSueur  et  Philippe  de  Champaigne,  des  sculpteurs 
comme  Sarrasin  et  Van  Obstal,  s'adjoignissent  peu  à  peu  des  con- 
frères chargés  à  leur  tour  de  pourvoir  dans  l'avenir  au  recrute- 
ment de  l'académie,  à  mesure  que  les  années  se  succéderaient  et 
que  de  nouveaux  talens  viendraient  à  se  produire. 

Nous  n'avons  pas  ici  à  suivre  dans  ses  diverses  phases  l'histoire 
de  l'Académie  royale  de  peinture  et  de  sculpture  ;  nous  n'avons  pas 
à  rappeler  les  luttes  que  les  académiciens  durent  soutenir  contre  ce 
qui  restait  de  la  maîtrise,  représentée  par  la  communauté  devenue 
elle-même  à  un  certain  moment  l'Académie  de  Saint-Luc  et  par  son 
chef,  l'ambitieux  et  agressif  Pierre  Mignard,  ^  jusqu'au  jour  où 
la  nomination  de  celui-ci  {Il  mars  1690)  aux  fonctions  de  directeur 
de  l'Académie  royale  après  la  mort  de  Le  Brun  vint  mettre  fm  aux 
querelles,  sinon  aux  intrigues,  et  assurer,  au  dehors  comme  au 
dedans,  la  prééminence  de  l'Académie  sur  sa  prétendue  rivale.  En- 
core moins  conviendrait-il  d'insister  sur  les  modifications,  toutes  de 
détail  d'ailleurs,  qui,  sous  le  règne  de  Louis  XV  ou  sous  le  règne 
de  Louis  XVI,  furent  apportées  à  l'organisation  primitive  :  il  nous 
suffira  de  résumer  les  lois  générales  ou  les  usages  qui  régissaient 
l'ancienne  Académie  pour  marquer  la  disparité  originelle  et,  jus- 
qu'à un  certain  point,  le  contraste  entre  ces  conditions  mêmes  et 
celles  qui  devaient  être  faites,  un  siècle  et  demi  plus  tard,  à  la 
troisième  classe  de  l'Institut. 

Aux  termes  de  l'acte  officiel  qui  en  autorisait  la  fondation,  VA.c-à- 
démie  royale  de  peinture  et  de  sculpture  pouvait  recevoir  un  nombre 
de  membres  illimité  :  «  Sa  Majesté,  est-il  dit  dans  les  lettres-pa- 
tentes de  I6/18,  a  ordonné  et  ordonne  que  tous  peintres  et  sculp- 
teurs, tant  Français  qu'étrangers,  comme  aussi  ceux  qui  ont  été 
reçus  maîtres  et  se  sont  volontairement  départis  ou  se  voudront 
à  l'avenir  séquestrer  dudit  corps  de  métier,  seront  admis  à  ladite 
Académie  sans  aucuns  frais,  s'ils  en  sont  jugés  capables  par  les 
plus  anciens  d'icelle.  »  Les  choses  se  passèrent  conformément  à  ces 
prescriptions  jusqu'à  la  fm  du  xviii®  siècle,  c'est-à-dire  que  l'Aca- 


l'académie  des  beaux-arts.  141 

demie  fut  composée  de  membres   élus  les  uns  par  les  autres  et, 
une  fois  élus,  inamovibles,  également  égaux  par  le  titre  qu'ils  por- 
taient aussi  bien  que  par  les  privilèges  qui  leur  étaient  attribués, 
en  un  mot,  strictement  confrères,  à  la  hiérarchie  près  des  fonctions 
que  plusieurs  d'entre  eux  étaient  appelés  à  remplir  dans  le  sein 
même  de  la  compagnie  (J).  Toutefois,  même  avant  les  dernières 
années  du  règne  de  Louis  XIV,  on  jugea  bon  d'adjoindre  aux  aca- 
démiciens titulaires  des  académiciens  stagiaires  en  quelque  sorte, 
qui,  sous  la  dénomination  «  d'agréés,  »  et  après  l'acceptation  d'u,n 
ouvrage  de  peinture  ou  de  sculpture  présenté  par  eux  et  dit  a  mor- 
ceau d'agrément,  »  étaient  compris,  au  moins  pro\'isoirement,  dans 
le  personnel  de  la  compagnie.  Ils  n'avaient  pas  le  droit  d'assister 
aux  séances  qu'elle  tenait,  mais  ils  jouissaient,  comme  les  académi- 
ciens eux-mêmes,  du  privilège  d'exposer  leurs  œuvres  au  Salon  (2), 
en  attendant  qu'ils  confirmassent  les  preuves  déjà  faites  parla  pré- 
sentation, dans  un  délai  de  trois  années,  d'un  second  «  morceau,  » 
dit  «  de  réception  »  :  après  quoi  ils  appartenaient  définhivement  à 
l'Académie  et  pouvaient,  le  cas  échéant,  être  appelés  à  y  remplir 
les  fonctions  d'officiers  de  tel  ou  tel  grade. 

L'ancienne  Académie  royale  ouvrait  donc  libéralement  ses  portes 
à  tous  les  artistes  notables,  quels  que  fussent  le  genre  de  leurs 
talens,  leur  nationalité,  leur  âge,  leur  sexe  même,  puisque  les 
femmes  n'étaient  pas  exclues  (3).  Elle  accueillait  ceux  qui  venaient 

(1)  Ces  «  officiers  »  de  l'Académie  étaient  au  nombre  de  trente-huit  :  un  directeur, 
un  cliancelier,  quatre  recteurs,  deux  adjoints  à  recteur,  douze  professeurs  de  peinture 
et  de  sculpture,  six  adjoints  à  professeur,  un  professeur  de  géométrie  et  de  perspec- 
tive, un  professeur  d'anatomie,  huit  conseillers,  un  trésorier  et  un  secrétaire. 

(2)  Les  académiciens,  tant  titulaires  qu'agréés,  demeurèrent  seuls  en  possession  de 
ce  privilège  depuis  la  première  exposition  faite  sous  Louis  XIV  (1073),  dans  la  cour  du 
Palais-Royal,  jusqu'à  l'avant-dernière  de  celles  qui  eurent  lieu  au  Louvre  sous  le  règne 
de  Louis  XVI  (1789).  L'exposition  suivante,   celle  de  1791,  qui  précéda  de  deux  ans 
la  suppression  définitive  de   l'Académie  royale,   fut,  par  ordre  de  l'Assemblée  natio- 
nale, ouverte  «  à  tous  les  artistes  français  ou  étrangers,  membres  ou  non  de  l'Acadé- 
mie de  peinture  et  de  sculpture.  »  Avant  cette  époque,  les  peintres  qui  n'avaient  pas 
reçu  encore  la  consécration  académique  en  étaient  réduits  à  exposer  leurs  tableaux 
depuis  six  heures  du  matin  jusqu'à  midi,  «  les  jours  de  la  grande  et  de  la  petite  Fête- 
Dieu,  à  la   place  Dauphine  et  sur  le  Pont-Neuf.  »  Les  œuvres  dont  se  composait  ce 
salon  en  plein  air  étaient  accrochées  le  long  des  tentures  au  pied  desquelles  devait 
passer  la  procession  du  saint-sacrement.  11  va  sans  dire  que  cette  exposition,  qui  por- 
tait le  nom  d'Exposition  de  la  Jeunesse,  était  subordonnée  à  l'état  de  l'atmosphère  au 
moment  où  elle  devait  avoir  lieu.  En  cas  de  pluie  le  jour  de  la  Fête-Dieu,  elle  était 
reculée  de  huit  jours  :  s'il  pleuvait  encore  le  jour  de  l'Octave,  on  la  remettait  à  l'an- 
née suivante.  Toutefois,  en  dehors  des  «  Salons  »  du  Louvre  et  de  l'exposition  de  la 
place  Lhiuphine,  il  y  eut  à  Paris,  de  1751  à  1774,  sept  expositions  organisées  pour  son 
propre  compte  et  dans  un  local  particulier  par  l'ancienne  maîtrise  devenue  Académie 
de  Saint-Luc. 

(3)  Le  nombre  des  femmes  qui,  depuis  Catherine  Girardon  jusqu'à  M'"'  Vigée-Le- 


lh-1  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  se  signaler  par  de  brillans  débuts,  aussi  bien  que  les  peintres 
ou  les  sculpteurs  plus  avancés  déjà  dans  la  carrière;  en  un  mot. 
elle  ne  tenait  éloignés  d'elle  ni  un  talent  de  quelque  valeur,  ni  un 
homme  dont  les  tendances,  si  peu  «  académiques  »  qu'elles  parus- 
sent, méritaient  au  fond  d'être  prises  en  considération  (1).  De  là, 
sinon  l'unité,  au  moins  l'intérêt  continu  que  présente  la  série  des 
membres  qui  se  succédèrent  dans  le  sein  de  la  compagnie  depuis 
Le  Brun  et  Le  Sueur  jusqu'à  A\  atteau  et   depuis  ^Vatteau  jusqu'à 
David.  L'histoire  de  l'Académie  royale  de  peinture  et  de  sculptm'e 
est,  en  réalité,  l'histoire  même  de  l'art  français  dans  la  période  qui 
commence  avec  la  seconde  moitié  du  xvn"  siècle  et  que  clôt  l'époque 
de  la  révolution.  Sauf  Lantara  et  deux  ou  trois  autres  peut-être,  on 
ne  trouverait  pas  à  citer,  même  parmi  les  puelu  minorai  de  la  pein- 
ture ou  de  la  sculpture  au  xvii®  et  au  xyiii*^  siècle,  d'artistes  dignes 
de  ce  nom  que  l'Académie  ait  oublié  ou  refusé  de  s'attacher.  Enfm, 
à  côté  des  peintres,  des  sculpteurs  ou  des  graveurs  de  profession, 
des  places  étaient  réservées  dans  la  compagnie  à  des  historiens  de 
l'art  comme  Félibien  et  Bellori,  à  des  archéologues  comme  Gaylus 
61  Choiseul-Gouffier,  à  des   connaissem'S  comme  Mariette,   à  des- 
amaleurs  de  haut  rang  comme  le  prince  de  La  Tour  d'Auvergne, 
le  duc  de  Rohan-Chabot  et  le  maréchal  de  Ségur,  à  tous  ceiLx  que 
recommandaient  leurs  lumières  spéciales  ou  les  services  rendus 
par  eux  à  la  cause  de  l'art  et  aux  artistes.  Sous  le  titre  d'abord 
de  a  conseillers  honoraires,  »  plus  tard  (à  partir  de  1747),  sous 
celui  «  d'honorah'es-amateurs,  »  ces  membres  laïques,  en  quelque 
sorte,  de  la  congrégation  académique,  s'associaient  à  ses  travaux, 
intervenaient  utilement  dans  le  règlement   de    ses  affaires  exté- 
rieures et  tenaient  à  honneur  de  se   dire  les  confrères  d'hommes 
que  le  talent  rapprochait  d'eux,  comme  eux-mêmes  trouvaient,  à 
les  fréquenter,  le  profit,  suivant  les  cas,  d'un  surcroît  d'instruc- 
tion personnelle  ou  de  conseils  bons  à  suivre  dans  l'exercice  de 
leurs  fonctions  (2). 

biun,  firent  partie  de  l'Académie  royale,  s'élève  à  treize,  dont  cinq  furent  élues  avant 
la  lin  du  règne  de  Louis  \1V  et  huit  entre  les  années  17-iO  et  1783. 

(1)  Le  seul  obstacle  lé;?al  à  l'admission  d"uu  candidat  éuit  la  dissidence  de  celui-ci 
au  point  de  vue  de  la  loi  religieuse.  Quiconque  aspirait  au  titre  d'académicien  devait 
jnofeaser  la  i-elii:ion  catholique.  Encore  arriva-t-il  plus  d'une  l'ois,  dans  le  cours  du 
XV 111"^  siècle,  que  la  prohibition  lut  levée  en  laveur  de  certains  artistes  étrangers,  les 
peintres  de  portrait  Lundberg  et  llosliu  entre  autres,  dont  les  noms  figurent  sur  les 
registres  de  l'Académie  avec  cette  mention  :  «  Reçus  sur  Tordre  du  roi,  quoique  pro- 
le^tans.  h 

(2)  OuiTe  une  quarantaine  d'érudits  ou  de  curieux  appartenant  tant  à  la  bourgeoisie 
<]irau  monde  de  la  coui-,  la  liste  des  conseillers  honoraires  et  des  honoraires-amateurs 
aUuns  depuis  le  rèi;ue  de  Louis  ^i^  jusqu'à  l'époque  de  la  rié\oluliou  compieud  plu- 


l'ax^adémie  des  beaux-arts.  ihi 

D'où  vient  pourtant  que  les  griefs  articulés  contre  une  institu- 
tion aussi  libérale  en  principe  et  en   fait,  on  dirait  presque  aussi 
domocratique  puisqu'elle   ollrait  une  sanction  à  tous  les  efl'orts, 
une  récompense  aux  talens  de  toutes  les  origines,  —  d'où  vient 
que  les  accusations  dont  elle  se  trouva  être  l'objet,  vers  la  fin   du 
xviu®  siècle,  portèrent  sur  sa  prétendue  intolérance  et  sur  ce  qu'on 
appelait  son  autorité  despotique?  Passe  encore  si  les  agresseurs 
s'étaient  rencontrés  parmi  ceux  que  la  médiocrité  de  leurs  talens 
devait  tout  naturellement  tenii-  à  distance  de  ce  corps  d'élite.  On 
comprendrait  que,  désespérant  d'y  entrer  jamais,  ils  eussent,  dans 
l'intérêt  de  leur  vanité,  jugé  bon  de  travailler  aie  détruiie;  mais 
les  premières  dénonciations,  et,  bientôt,  les  plus  violentes  attaques 
ne  partirent  pas  de  ce  côté.  Ce  fut  dans  le  sein  de  l'Académie  elle- 
même  que  se  recrutèrent  d'abord  les  insurgés.  Dès  l'année  1789, 
presque  au  lendemain  de  la  prise  de  la  Bastille,  douze  académiciens 
ou  agréés  s'unissaient  à  David  pour  préparer  le  renversement  d'une 
autre  lorteresse,  de  celle-là  même  dont  ils  avaient  la  garde  et  que, 
en  attendant  le  moment  de  la  livrer,  ils  signalaient,  sous  le  nom 
de  «  bastille  académique,  ;>  à  l'indignation  et  aux  vengeances  des 
amis  de  la  liberté.  Dans  un  mémoire  revêtu  de  la  signature  de  ces 
treize  rebelles,  la  question  était  ainsi  posée  :  «  Tolérera-t-on  plus 
longtemps  qu'un  tribunal  autocratique  et  permanent  reçoive,  place, 
juge   des  hommes,  des  artistes   éminens?  .N'est-il  pas  urgent,  au 
contraire,  d'affranchir  ceux-ci  d'une  «  subordination  sans  exemple?  » 
Pden  de  mieux,  en  conséquence,  pom*  satisfaire  au  vœu  des  au- 
teurs dumémou-e,  que  de  décréter  purement  et  simplement  la  sup- 
pression de  ce  tribunal  tyrannique  ;  c'était  là  ce  que  voulaient  sans 
arrière-pensée ,  au  moins  pour  le  moment,  les  ennemis  les  plus 
intraitables  de  l'Académie;   mais,  même  parmi  les  signataires  de 
l'acte  d'accusation  dressé  contre  elle, il  s'en  trouvait  plusieurs  dont 
les  visées  étaient  différentes.  Ils  entendaient  bien  ne  pas  laisser  se 
prolonger  l'état  actuel  des  choses  ;  mais,  comme  certains  hommes 
pohtiques  d'alors,  ils  songeaient  déjà  à  enrayer  le  mouvement  une 
fois  miprimé  et  se  seraient  volontiers  accommodes  d'une  réforme 
là  où  d'autres,  plus  huprudens  ou  plus  haineux,  se  proposaient 
ouvertement  d'accomplh'  une  révolution.  Aussi,  avec  le  concours 

sieurs  architectes  qui  n'auraient  pu  entrer  comme  tels  à  l'Académie  de  peinture  et 
de  sculpture,  puisque  leur  art  n'y  était  pas  représenté,  et  que  l'Académie  dont  ils 
faisaient  partie,  l'Académie  d'architectui-e  proprement  dite,  avait  son  caractère  spécial 
et  son  existence  distincte.  C'est  ainsi  qu'au  nombre  des  «  Louoraires  »  de  l'Académie 
de  peinture  on  voit  figurer  quelques-uns  des  premiers  architectes  du  roi  ou  des  con- 
troleurs-g-énéraux  des  bâtimens,  Perrault,  Mansarl,  DcSjjodets,  les  deux  De  Cotte, 
Gabriel,  Soufflot,  etc. 


U/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

de  quelques  nouveaux  adhérens,  ne  tardèrent-ils  pas  à  rédiger, 
sous  le  titre  d'Adresse  et  projet  de  statuts  et  règlemens  jjour  l' Aca- 
démie centrale  de  peinture,  sculpture,  gravure  et  architecture,  une 
pétition  à  l'assemblée  nationale  dans  laquelle  ils  indiquaient  certaines 
modifications  à  apporter  aux  lois  et  aux  usages  académiques,  sans 
exiger  pour  cela  qu'il  fût  fait  table  rase  des  traditions  et  du  régime 
anciennement  établis.  La  substitution  de  la  dénomination  «  d'Aca- 
démie centrale  »  à  celle  «  d'Académie  royale  »  officiellement  em- 
ployée jusqu'alors,  —  l'adjonction  aux  membres  dont  la  compagnie 
se  composait  des  membres  de  l'Académie  d'arcliitecture  qui  depuis 
l'année  1671  formait  une  corporation  isolée,  la  faculté  pour  les 
agréés  d'assister  aux  séances  et  de  prendi'e  part  aux  discussions, 
—  enfin  l'augmentation  du  nombre  des  professeurs  et  des  com-s  à 
l'école  ouverte  au  Louvre  et  dont  l'Académie  avait  la  direction,  — 
telles  étaient  les  innovations  principales  soumises  par  les  réclamans 
à  l'examen  de  l'assemblée  nationale. 

Cependant,  après  avoir,  au  début  des  hostilités,  affecté  de  ne 
pas  s'émouvoir,  la  majorité  de  l'Académie  commençait  à  sentir 
qu'il  ne  lui  suffirait  plus,  pour  décourager  ses  agresseurs,  de  gar- 
der cette  attitude  impassible.  Elle  avait  bien  pu,  lors  de  la  pre- 
mière levée  de  boucliers,  refuser  dédaigneusement  le  combat  et 
arguer,  en  faveur  d'une  résistance  tranquille  et  muette,  du  petit 
nombre  de  ceux-là  mêmes  qui  prétendaient  lui  déclarer  la  guerre  ; 
elle  avait  bien  pu,  pour  toute  réponse  au  mémoire  présenté  par 
treize  séditieux,  —  sur  plus  de  cent  membres  dont  se  composait 
alors  la  compagnie,  —  mentionner  sans  commentaire  sur  le  regis- 
tre des  procès-verbaux,  à  la  date  du  5  septembre  1789,  la  com- 
munication de  ce  mémoire  qu'elle  se  contentait  de  qualifier  de 
({  libelle;  »  mais  ce  n'était  plus  assez  maintenant  du  silence  ou  du 
dédain.  Les  accusations  une  fois  rendues  publiques  et  les  démar- 
ches pour  l'accomplissement  d'une  réforme  une  fois  entamées  au- 
près du  pouvoh*  législatif,  il  ftillait  bien  essayer  ouvertement  d'ar- 
rêter les  unes  et  de  prouver  l'injustice  des  autres.  C'est  ce  à  quoi 
l'Académie  se  résolut  en  chargeant  Renou,  récemment  élu  secré- 
taii-e,  de  réfuter  un  à  un  les  argumens  produits  contre  elle. 

Publié  sous  le  titre  d^ Esprit  des  statuts  et  règlemens  de  l'Acadc- 
mie  royale  de  peinture  et  de  sculpture,  pour  servir  de  réponse  auj- 
détracteurs  de  son  régime,  l'écrit  de  Renou,  bien  loin  d'apaiser  la 
querelle,  ne  fit  au  contraire  que  l'envenimer.  Le  langage, il  est  vrai, 
un  peu  plus  hautain  parfois  que  de  raison,  des  membres  de  la  com- 
pagnie mise  en  cause,  —  leur  parti-pris  de  se  refuser  à  la  moindre 
modification  des  anciens  statuts,  —  le  défi,  assez  imprudemment 
jeté  par  eux  à  la  jeunesse  de  se  passer  de  leurs  encouragemens, — 


l'académie  des  beaux-arts.  145 

tout  devait  avoir  et  eut  en  efïet  pour  résultat  d'exciter  encore  le  zèle 
révolutionnaire  des  adversaires  de  la  veille  et  de  rapprocher  de 
ceux-ci  bon  nombre  d'esprits  jusqu'alors  désintéressés  ou  hésitans. 
L'impression  produite  au  dehors  finit  par  se  communiquer  à  l'in- 
térieur de  l'Académie  elle-même,  si  bien  que,  malgré  les  efforts 
de  Vien,  recteur  à  ce  moment,  pour  amener  une  conciliation,  l'Aca- 
démie se  trouva  partagée  presque  par  moitié  en  deux  camps  :  ce- 
lui des  réformateurs  radicaux,  auxquels  s'étaient  joints  les  parti- 
sans d'une  réforme  modérée,  et  celui  des  «  entêtés,  »  comme  on 
les  appelait,  c'est-à-dire  d'hommes  vieillis  dans  l'exercice  de  leurs 
prérogatives  et  qui,  convaincus  de  leur  bon  droit,  ne  voulaient  en- 
tendre à  aucun  arrangement  ni  se  résigner  à  aucun  sacrifice.  x\insi 
affaiblie  par  la  division,  Tx^cadémie  n'offrait  déjà  plus  qu'une  proie 
facile  aux  ennemis  qui  avaient  projeté  de  s'en  saisir;  elle  n'était 
plus  qu'un  édifice  miné  près  de  s'écrouler  au  premier  choc,  et  dont 
un  rude  coup  porté  par  l'assemblée  nationale  elle-même  venait 
d'ailleurs  débranler  encore  les  fondemens. 

La  décision  législative  en  vertu  de  laquelle  l'exposition  de  1791 
devait,  contrairement  aux  anciens  usages,  s'ouvrir  «  à  tous  les  ar- 
tistes français  et  étrangers,  ))  entraînait  en  effet  pour  les  académi- 
ciens la  ruine  d'un  de  leurs  principaux  privilèges,  et  de  plus  elle 
semblait  être  le  préambule  d'une  série  de  mesures  destinées  à  leur 
arracher  le  peu  qui  leur  restait  d'influence  sur  les  artistes  ou  de 
crédit  auprès  du  public.  Ce  lut  dès  lors,  parmi  les  prétendus  ven- 
geurs de  la  liberté,  si  longtemps  opprimée  suivant  eux,  à  qui  tra- 
vaillerait avec  le  plus  d'ardeur  à  précipiter  ce  résultat  final  ;  ce  fut 
à  qui,  pour  échapper  désormais  au  joug  académique,  se  rangerait 
avec  le  plus  d'empressement  sous  le  pouvoir  dictatorial  de  David 
et  applaudirait  avec  le  plus  de  frénésie  à  tous  les  réquisitokes 
formulés  par  un  homme  qui  n'en  voulait  tant  à  l'Académie  que 
parce  qu'il  entendait  bien  être  une  académie  à  lui  seul. 

Le  rôle  de  David  est  véritablement  odieux  dans  toute  la  période 
comprise  entre  le  moment  où  il  a  commencé  de  prêcher  la  révolte 
contre  la  compagnie  dont  il  avait,  peu  d'années  auparavant  (1783), 
sollicité  et  obtenu  les  suffrages,  et  celui  où,  à  force  de  dénoncia- 
tions et  d'invectives,  il  a  réussi  à  en  faire  décréter  la  suppression. 
Artiste  supérieur  par  le  talent,  mais,  au  point  de  vue  du  ca- 
ractère, un  des  moins  honorables  assurément,  le  peintre  des 
iloraces,  tant  que  dure  cette  période  révolutionnaire,  ne  recule 
devant  aucun  moyen  coupable,  devant  aucun  outrage  en  actes  ou 
en  paroles,  pour  satisfaù-e  ses  rancunes  personnelles  et  pour  assu- 
rer sa  domination.  Lnjour,  à  un  appel  presque  suppliant  que  lui 
TOME  xciv.  —  1880.  10 


IhQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ont  adressé  ses  confrères,  il  répond  par  ce  laconique  billet  :  «  Je 
fus  autrefois  de  l'Académie,  »  bien  qu'en  fait  il  lui  appartienne  en- 
core et  que  laniuiosité  seule,  non  une  démission  formelle,  l'en  ait 
jusque-là  séparé.  Un  autre  jour,  il  dicte  et  fait  déposer  par  les 
artistes  «  indépendans,  »  qu'il  tient  en  réalité  sous  sa  dépendance, 
une  pétition  à  l'assemblée  nationale  déclarant  sans  plus  de  façons 
que  l'Académie  «  ne  peut  subsister  avec  la  liberté.  »  Enfin  quand 
David  en  est  venu  à  siéger  lui-même  parmi  les  législateurs,  quand 
son  titre  de  député  de  Paris  lui  a  permis  de  passer  de  la  théorie  à 
l'action  et  des  menaces  à  l'attaque  dii-ecte,  la  tribune  de  la  conven- 
tion retentit  par  sa  voix  d'accusations  furieuses  contre  les  per- 
sonnes ou  de  lamentations  emphatiques  sur  l'état  présent  des  choses. 
Tantôt  il  emprunte  les  procédés  de  discussion  et  le  langage  de  son 
«  ami  »  Marat  pour  a  montrer  dans  toute  sa  turpitude  l'esprit  de 
l'animal  qu'on  nomme  académicien,  »  tantôt  il  le  prend  sur  le  ton 
élégiaque  pour  «  intéresser  la  sensibihté  »  de  ses  collègues  à  la 
cause  des  victimes  de  l'iicadémie.  Il  leur  raconte  la  triste  aventure 
et  la  fin  d'un  jeune  sculpteur  «  dont  l'amom*  avait  guidé  la  main  » 
lorsqu'il  travaillait  à  son  dernier  ouvrage,  et  que,  malgré  cela, 
l'Académie  avait  refusé  d'admettre  au  nombre  de  ses  agréés.  De 
là  un  mariage  manqué  et,  comme  conséquence,  le  suicide  du  jeune 
artiste,  les  parens  de  celle  qu'il  aimait  ayant  mis  pour  condition 
expresse  à  leur  consentement  le  succès  qu'il  n'avait  pu  obtenir,  et 
lui,  de  son  côté,  ne  s'étant  pas  senti  la  force  de  survivre  à  la  perte 
de  ses  tendres  espérances.  Rien  de  plus  apitoyant  sans  doute,  mais 
suivait-il  de  là,  d'une  part,  que  l'Académie  eût  mal  jugé,  et  de 
l'autre  que  sa  fonction  générale  et  son  organisation  fussent  mau- 
vaises? Quoi  qu'il  en  soit,  l'exemple  choisi  par  David  pour  résu- 
mer les  méfaits  de  ses  confrères  acheva,  parait-il,  de  convaincre 
la  convention,  pui-^que  ce  fut  dans  la  séance  où  on  le  lui  avait 
cité  (8  août  1793)  qu'elle  décréta  la  suppression  de  l'Académie  de 
peinture  et,  du  même  coup,  celle  de  toutes  les  autres  Académies. 
11  était  naturel  au  surplus  qu'un  même  sort  fût  fait  aux  di- 
verses Académies,  également  suspectes  depuis  quelque  temps 
déjà,  mamtenant  reconnues  coupables,  et  coupables  au  même 
titre,  non  seulement  parce  que  David  les  avait  signalées  en  bloc 
comme  c(  le  dernier  refuge  de  toutes  les  aristocraties,  »  mais  parce 
que  chacune  d'elles  avait  trouvé,  soit  comme  l'Académie  de  pein- 
ture, dans  ses  propres  rangs,  soit  au  dehors  parmi  les  hommes 
politiques,  des  dénonciateurs  pour  révéler  ses  prétendus  attentats 
contre  la  liberté  et  pour  en  réclamer  le  châtiment.  xS 'était-ce  pas 
en  effet  un  membre  de  l'Académie  française,  Chamfort,  qui,  dans 
une  brochure    acrimonieuse,   avait  le  premier   persiflé    publique- 


l'académie  des  beaux- arts.  1/i7 

ment  et  voué  aux  vengeances  de  lesprit  démocratique  ce  corps  ser- 
Ailedont  «l'extinction,  disait-il,  ne  serait  que  la  conséquence  néces- 
saire du  décret  qui  a  détaché  les  esclaves  enchaînés  dans  Paris  à  la 
statue  de  Louis  XIV.  »  Et  tandis  que,  dans  le  même  pamphlet, 
Chamfort  poursuivait  des  mêmes  insultes  l'Académie  des  Inscrip- 
tions et  Belles-Lettres,  incapable  suivant  lui  de  rien  de  plus  que 
d'apprendre  au  public  en  quoi  consistait  «  la  batterie  de  cuisine 
de  Marc-Antoine,  »  à  l'Assemblée  nationale  Mirabeau  lui-même  se 
préparait,  quand  la  mort  le  surprit,  à  dénoncer  publiquement  l'Aca- 
démie française  comme  «  une  école  de  servilité  et  de  mensonge.  » 
Le  discrédit  dans  lequel  les  différentes  Académies  étaient  tombées, 
les  défiances  tout  au  moins  qu'elles  inspiraient  étaient  telles  et  les 
décourageaient  elles-mêmes  à  ce  point  que,  longtemps  avant  l'acte 
législatif  qui  de^  ait  les  anéantir,  elles  paraissaient  presque  avoir 
cessé  de  vivre  ou  n'avoir  plus  en  réalité  d'autre  ambition  que  celle 
de  se  faire  oublier.  L'Académie  liançaise  en  particulier  se  sentait 
si  bien  atteinte  ou  plutôt  si  bien  condamnée  déjà,  qu'elle  n'osait 
même  pas  pounoir  au  remplacement  des  six  membres  qu'elle  avait 
perdus  de  1789  à  1792  (1).  Encore  le  moment  ne  tarda-t-il  pas 
à  venir  où  ce  qui  avait  été  de  sa  part  une  mesure  spontanée  de 
précaution  se  changea  en  prohibition  officielle.  Par  un  décret  en 
date  du  13  novembre  1792,  la  Convention  défendit  à  toutes  les 
Académies  de  nommer  aux  places  vacantes  dans  leur  sein,  et  si,  au 
mois  de  mai  de  l'année  suivante,  l'interdiction  fut  levée  au  profit 
de  l'Académie  des  sciences,  celle-ci  ne  jouit  pas  longtemps  de  cette 
laveur  exceptionnelle,  puisque,  trois  mois  plus  tard,  elle  était,  comme 
les  autres  Académies,  supprimée. 

En  frappant  ainsi  de  mort  les  anciennes  Académies  et,  avec  elles, 
—  pour  employer  les  termes  mêmes  du  décret  voté  dans  la  séance 
du  8  août  1793,  —  «  toutes  les  sociétés  Ihtéraires  patentées  ou  do- 
tées par  la  nation»,  la  Convention  nationale  exprimait,  il  est  vrai, 
l'intention,  non  pas  de  les  ressusciter  un  jour,  mais  de  les  rem- 
placer par  une  «  Société  destinée  à  l'avancement  des  sciences  et 
des  arts  )),ei  elle  chargeait  (article  3)  «  son  comité  d'instruction 
pubhque  de  lui  présenter  incessamment  un  plan  d'organisation 
de  cette  société.  » 

Y  avait-il  là  toutefois  rien  de  plus  qu'une  vague  promesse,  qu'un 
engagement  d'autant  moins  sérieux  au  fond  qu'il  était  plus  équi- 
voque dans  les  termes  ?  Que  serait  cette  «  société  ))  et,  jusqu'à  ce 


(1)  Les  six  membres  de  l'Académie  française  auxquels,  à  cette  époque,  il  ne  fut  pas 
donné  de  successeurs,  étaient  :  Tabbé  de  Radonvilliers  et  le  duc  de  Dura*,  morts  en 
17895  Guibert,  en  1790;  Ruihière,  en  1791  ;  Séguier  et  Chabanon,  en  1792. 


lAS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'elle  fût  éiablie, comment  les  choses  se  passeraient-elles?  A  l'ori- 
gine, ceux  mêmes  qui  s'étaient  montrés  les  plus  violens  avaient  du 
moins  l'ail  acie  de  prévoyance.  Avant  l'arrêt  rendu  par  la  Conven- 
tion contre  les  diverses  Académies,  le  projet  de  substituer  à  celles- 
ci  une  institution  unique  avait  été,  avec  l'assentiment  de  Mirabeau, 
soumis  à  une  autre  assemblée  et  soutenu  à  plusieurs  reprises 
par  Talleyrand  et  par  Condorcet  ;  mais  la  diflerence  était  grande 
entre  les  mesures  proposées  alors  et  celles  qui  venaient  d'être 
édictées.  Les  orateurs  de  la  Constituante  et  de  l'Assemblée  légis- 
lative n'entendaient  supprimer  les  Académies  qu'à  la  condition 
d'installer  immédiatement  à  leur  place  un  corps  nouveau  ayant 
ses  attributions  définies  ;  les  auteurs  du  décret  soumis  au  vote  de 
la  Convention  et  adopté  par  elle  renversaient  tout  au  contraire, 
sans  rien  reconstruire.  Au  lieu  d'une  décision  arrêtée  et  immédia- 
tement applicable,  ils  se  contentaient  de  formuler  un  vœu  pour  la 
réalisation  duquel  ils  s'en  remettaient  à  l'avenir.  C'était  implicitement 
consacrer  le  désordre  ou,  tout  au  moins,  prendre  avec  une  singulière 
résignation  son  parti  des  événemens  fâcheux  qui  pourraient  se  pro- 
duire et  qui  se  produisirent  en  effet  dans  le  domaine  des  lettres  et 
des  arts,  jusqu'au  jour  où  la  fondation  de  l'Institut  vint  couper 
court  aux  fantaisies  de  l'esprit  de  destruction  à  outrance. 

En  attendant,  les  artistes,  y  compris  même  quelques-uns  de  ceux 
qui  avaient  appartenu  à  l'ancienne  Académie  de  peinture,  essayaient 
de  se  grouper  dans  une  association  semi-officielle  et  de  réparer, 
s'il  était  possible,  l'échec  qui  avait  suivi  un  premier  essai  d'or- 
ganisation. Dès  l'année  1790,  en  eflet,  à  l'instigation  de  David  et 
avec  le  concours  d'autres  académiciens  dissidens,  une  société  s'était 
formée  sous  le  titre  de  «  commune  des  arts.  »  Elle  avait  appelé  à 
elle  tous  les  peintres  et  tous  les  sculpteurs  non  privilégiés,  dans 
l'espoir  sinon  de  contre-balancer  auprès  du  pubUc  l'influence  de  la 
corporation  académique,  au  moins  de  détourner  à  son  profit  quel- 
que chose  du  crédit  dont  celle-ci  jouissait  depuis  plus  d'un  siècle. 
Or  les  espérances  de  Da^id  et  des  siens  avaient,  à  ce  moment,  été 
déçues.  L'opinion  publique,  quoiqu'à  demi  détachée  déjà  de  l'aca- 
démie, était  restée  indifférente  aux  entreprises  du  parti  contraire  ; 
l'assemblée  nationale,  occupée  d'autres  soins,  n'avait  accueilli 
qu'avec  une  bienveillance  un  peu  distraite  les  adresses  présentées 
au  nom  de  la  nouvelle  société  et,  plus  tard,  tout  en  reconnaissant 
par  un  décret  l'existence  légale  de  la  commune  des  arts,  la  Con- 
vention elle-même  n'avait  pas  paru  disposée  à  se  mêler  fort  acti- 
vement de  ses  affaues.  Enfin,  entre  les  associés  si  bien  unis  au 
début  contre  l'ennemi  commun,  certaines  difficultés  s'étaient  éle- 
vées qui  les  avaient^ partagés   en   deux  groupes  :  d'un  côté,   les 


l'académie  des  beadx-arts.  I!i9 

«  avancés  »  ou  «  les  patriotes,  »  de  l'autre,  les  «  rétrogrades,  » 
c'est-à-dire,  suivant  l'explication  donnée  par  un  journal  du  temps, 
«  ces  hommes  qui  se  blottissaient  dans  les  angles  obscurs  de  la 
salle  de  réunion,  cabalaicnt  sourdement  et  avaient  fait  de  la  com- 
mune une  nouvelle  académie.  »  En  vain,  les  prétendus  conspira- 
teurs s'étaient-ils  soumis  de  bonne  grâce  aux  exigences  des  «  avan- 
cés; »  en  vain,  sur  l'injonction  de  ceux-ci,  s'étaient-ils  empressés 
de  livrer  les  brevets  accordés  jadis  par  les  gouvernemens  et  les 
princes  étrangers,  «  pour  que  ces  parchemins,  monumens  de  l'aris- 
tocratie, fussent  détruits  ;  »  ils  en  avaient  été  pom-  leurs  frais  de 
conversion  ou  de  désintéressement  extérieur.  Aux  yeux  de  David 
et  des  réformateurs  de  son  espèce,  le  passé  pesait  sur  eux  d'un 
poids  trop  lom-d  pour  leur  permettre  de  marcher  résolument  dans 
les  voies  qu'on  appelait  alors  celles  de  la  liberté  et  qui  ne  tendaient 
en  réalité  qu'à  l'abdication  de  tous  entre  les  mains  d'un  seul. 
L'œuvre  était  donc  à  recommencer.  Puisque  la  commune  des  arts 
n'avait  abouti  qu'à  l'anarchie,  il  fallait  bien  renoncer  à  continuer 
une  expérience  désormais  condamnée  pour  tenter  quelque  expé- 
rience nouvelle.  C'est  ce  qui  eut  lieu  dans  des  conditions  plus  libé- 
rales en  apparence,  au  fond  avec  des  arrière-pensées  tout  aussi 
contraires  à  l'indépendance  individuelle  et  au  hbre  exercice  des  droits 
acquis  ou  des  facultés  de  chacun. 

Transformée  en  Sociùlé  populaire  et  républicaine  des  arls,  la 
commune,  en  effet,  ne  fit  guère  que  changer  de  titre.  L'esprit  de 
tolérance  et  de  vraie  confraternité  n'inspira  pas  plus  les  organisa- 
teurs de  la  nouvelle  société  qu'il  n'avait  régné  entre  les  membres 
de  l'ancienne,  11  y  eut  même  progrès  dans  le  sens  de  la  désunion, 
la  nécessité  s'étant  fait  sentir,  pour  sauvegarder  à  l'avenir  les  inté- 
rêts de  l'art  et  des  artistes,  d'un  u  creuset  epuratoire  dont  le  feu 
sans  cesse  entretenu  écarterait  les  faux  patriotes.  »  Aussi  lorsque 
la  députation  de  la  Société  populaire  et  républicaine  des  arts  fut 
admise  pour  la  première  fois  à  la  barre  de  la  Convention  (28  ni- 
vôse 1793),  celui  qui  portait  la  parole  en  son  nom,  le  citoyen  Bien- 
aimé,  architecte,  ne  manqua-t-il  pas,  dès  les  premiers  mots  de  son 
discours,  de  célébrer  comme  il  convenait  les  bienfaits  de  ce  pro- 
cédé d'élimination  :  «  La  Société  populaire  et  républicaine  des  arts 
composée  d'hommes  libres,  dit-il,  ne  reçoit  maintenant  dans  son 
sein  que  des  citoyens  d'un  patriotisme  épuré.  »  Et  pour  que  le  pro- 
grès ainsi  obtenu  pût  se  confirmer  et  s'étendre  encore,  il  ajoutait 
cet  appel  direct  au  zèle  et  à  la  persévérance  des  «  courageux  mon- 
tagnards »  de  l'assemblée  :  a  Vous  avez  détruit  tous  les  ridicules 
monumens  qu'éleva  le  sot  orgueil  de  la  tyrannie...  Mais,  pour  que 
les  efforts  des  sciences  et  des  arts  ne  soient  pas  étouffés,  il  est 
encore  un  monstre  que  vous  devez  abattre  :  c'est  l'intrigue...  Que 


150  REVUE    DES    DEUX    MO.NDES. 

son  souille  empoisonné  ne  vienne  pas  troubler  l'air  pur  de  la  lODerté  ; 
songez  que  dans  les  arts  elle  trouve  un  champ  plus  facile  à  par- 
courir. »  Réflexion,  soit  dit  en  passant,  peu  flatteuse  pour  les  ar- 
tistes, au  point  de  vue  de  leurs  habitudes  morales  et  de  la  fermeté 
de  leur  caractère,  mais  que  l'orateur  ne  se  permettait  qu'en  comp- 
tant bien  sur  l'heureux  changement  qu'allait  produire,  là  comme 
ailleurs,  l'intervention  de  ceux  qui  représentaient  à  ses  yeux  l'élite 
de  la  Convention.  «  Oui,  montagne  sainte  et  vénérée,  s'écriait-il  en 
term'nant,  c'est  de  ta  cime  que  doivent  émaner  les  bienfaits  des- 
tinés à  faire  le  bonheur  éternel  de  la  république.  La  république  les 
versera  sur  l'Europe,  et  l'Europe  convertira  l'univers  !  » 

Le  jour  où  le  délégué  de  la  Société  populaire  et  républicaine  des 
arts  débitait  à  la  barre  de  la  Convention  cette  pièce  d'éloquence, 
David  occupait  le  fauteuil  de  président;  c'était  à  lui  que  revenait 
la  tâche  de  réponih-e  à  la  harangue.  Il  répliqua  sur  le  même  ton,  se 
servit  presque  des  mêmes  termes  pour  affirmer  que,  grâce  à  la 
nouvelle  société,  les  arts  allaient  a  reprendi'e  toute  leur  dignité  ; 
qu'ils  ne  se  prostitueraient  plus,  comme  autrefois,  à  retracer  les 
actions  d'un  tyran  ambitieux,  etc.  »  Quant  aux  inquiétudes  sur  les 
querelles  intestines  ou  sur  les  menées  à  venir,  David  en  faisait 
d'avance  bonne  justice  et  rassurait  celui  qui  les  avait  exprimées, 
par  ces  simples  mots  :  «  Vous  craignez  l'intrigue,  dites-vous  ;  son 
règne  a  fini  avec  la  royauté;  elle  a  émigré.  Le  talent  seul  est  resté, 
et  les  représentans  du  peuple  iront  le  chercher  partout  où  il  sera.  » 
Comment  douter  encore  après  cela,  conmient  ne  pas  se  fier  à  de 
pareilles  promesses?  Le  difficile  seulement  était  d'attendre  sans 
trop  d'impatience  le  moment  où  elles  se  réaliseraient,  car,  en  at- 
tendant, il  fallait  vivre  et  trouver  dans  le  présent  des  occasions  de 
travail.  Or,  quelque  mouvement  qu'elle  se  donnât  pour  établir  son 
influence,  ce  n'était  pas  la  société  populaire  et  républicaine  qui 
pouvait  les  procurer.  On  y  discourait  fort,  mais  tout  se  bornait  à 
ces  luttes  de  parole  ;  ou  bien  on  rédigeait  adi'esses  sm*  adresses  à 
la  Convention,  tantôt  pour  lui  «  présenter  quelques  jeunes  artistes, 
victimes  »  à  Rome  ou  à  Florence  «  du  fanatisme  et  de  la  rage  des 
ultramontains  et  revenus,  à  travers  mille  dangers,  au  sein  de  leur 
pati'ie,  »  —  tantôt  pour  lui  proposer  de  faire  en  sorte  que  les  ou- 
vrages des  pemtres  émigrés,  que  «  ces  ouvrages  de  leurs  mains 
scélérates  auxquelles  ils  avaient  dû  les  faveurs  du  despotisme  n'ir- 
ritent plus  les  regards  des  républicains,  et  que  tout  ce  qui  peut 
retracer  des  traîtres  à  la  patrie  soit  offert  en  holocauste  aux  mânes 
des  patriotes  (1)  ;  )>  mais,  en  dehors  de  la  satisfaction  dormée  à  un 


{[)  Pétilion  de  la  Société  populah'e  et  républicaine  des  arts  appuyant  la  dénoncia- 
tion lue  à  la  séa)ice  du  29  nivôse  pai-  le  citoyen  M'icar,  de  la   conduite  des  artistes 


l'académie  des  bkaux-arts.  151 

làclie  sentiment  d'envie  ou  à  un  besoin  inepte  de  vengeance,  quel 
bénéfice  personnel  pouvaient  retirer  d'une  pareille  mesure  ceux-là 
mêmes  qui  la  réclamaient?  En  quoi  leur  situation  actuelle  s'en  se- 
rait-elle améliorée?  Les  sources  d'activité  étaient    taries  partout 
pour  les  artistes  ;  tout  leur  manquait,  les  fonctions  régulières  aussi 
bien  que  les  tâches  accidentelles.  Pour  les  membres  de  l'ancienne 
Académie,  rien  n'existait  plus  des  ressources  qu'ils  trouvaient  autre- 
fois dans  k-urs  emplois  de  professeurs  ou  de  professeurs-adjoints 
à  l'école  établie  au  Louvre;  et,  d'un  autre  côté,  l'état  des  finances 
publiques  ne  permettait  guère  d'engager  des  dépenses  ayant  pour 
objet  l'acquisition  de  sculptures  ou  de  peintures,  fussent-elles  sor- 
ties du  ciseau  ou  du  pinceau  des  républicains  les  plus  avérés.  Sauf 
quelques  concours  ouverts  par  ordre  du  comité  de  salut  public 
pour  des  projets  de  monumens  à  élever  au  Peuple  sur  le  pont 
Neuf,  à  la  ISdlure  sur  la  place  de  la  Bastille,  à  la  Liberté  sur  la 
place  de  la  Révolution,  sauf  d'autres  projets  fournis  par  David  pour 
des  cérémonies  ou  des  fêtes  populaires,  —  comme  cette  fête,  par 
exemple,  en  l'honneur  des  soldats  rebelles  du  régiment  de  Châ- 
tcauvieux  que  les  vers  d'André  Ghénier  ont  voués  à  une  immortelle 
infamie,  et  la  fête  dite  de  l'Etre  Suprême  qui  précéda  de  si  peu  la 
chute  de  Robespierre,  —  les  travaux  commandés  par  l'État  aux 
artistes  à  jjartir  de  1792  (1)  se  réduisirent  à  peu  près  à  néant.  Rien 


restés  en  Italie.  Cette  pièce,  où  la  sottise  de^  intentions  est  égale  à  la  brutalité  des 
ternies,  se  terminait  ainsi  :  «  Législateurs,  nous  vous  demandons  à  être  autorisés  à 
arracher  des  salles  de  la  ci-devant  Académie  de  peinture  les  portraits  de  quelques  scé- 
lérats, ainsi  que  plusieurs  tableaux,  productions  de  leur  génie  corrompu.  Nous  les 
traînerons  au  pied  de  la  statue  de  la  liberté,  et,  en  présence  de  nos  concitoyens,  nous 
les  livrerons  aux  flammes...  Nous  demandons  aussi  que  les  noms  de  ces  traîtres  soient 
envoyés  à  tous  les  départemens,  afin  que  leurs  crimes  y  soient  connus  et  qu'ils  ne 
puissent  jamais  y  trouver  que  le  châtiment  de  leurs  forfaits.  »  —  Les  «  traîtres  »  dont 
il  s'agit  ici  étaient,  entre  autres  «  vih  saiellites  du  satrape  d'Angivilliors,  ce  monstre 
de  turpitude  qui  a  fait  plus  de  mal  aux  arts  que  dix  siècles  de  barbarie,  »  Doyen, 
l'auteur  du  beau  tableau,  la  Peste  des  Ardens,  conservé  dans  l'église  de  Saint-Roch,  à 
Paris,  —  «  l'infâme  Ménageot,  ci-devant  directeur  de  l'Académie  de  France,  à  Rome,  » 
—  jjnic  Vig^e-Lebrun,  occupée  à  «  conspirer  à  Naples  avec  la  digne  sœur  de  l'ignoble 
Marie-Autoinette,  »  —  enfin,  Fabre  de  Montpellier,  «  dont  toute  la  famille  est  émi- 
grée,  1  écrivait  naïvement  le  rédacteur  de  ce  factum,  Pierre-É tienne  Le  Sueur, 
peintre  paysagiste,  bien  oublié  aujourd'hui. 

(I)  Au  mois  de  mai  de  cette  année,  une  somme  de  90,000  livres,  votée  par  l'As- 
semblée législative  «  pour  être  employée  en  encouragemens  aux  artistes,  »  fut  ré- 
partie entre  vingt-six  peintres,  sculpteurs,  architectes  et  graveurs  dont  les  ouvrages 
avaieat,flguré  au  Salon  de  1791.  Dans  les  deux  années  qui  suivirent,  on  ne  trouverait 
guère  à  citer  d'autres  récompenses  importantes  décernées  aux  artistes  que  les  prix 
obtenus  par  quelques-uns  d'entre  eux  en  1794,  à  la  suite  d'une  exposition  d'œuvres  re- 
présentant des  scènes  de  la  Révolution,  h  Dix- Août  de  Gérard,  entre  autres,  et  une 
Scène  vendéenne,  par  Vincent. 


152  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  plus  explicable  sans  doiUe,  mais  aussi  rien  de  moins  propre  à 
justifier  les  efforts  assez  récemment  tentés  par  quelques  historiens 
pour  réhabiliter  au  point  de  vue  de  l'art  la  période  révolutionnaire, 
même  à  ses  plus  horribles  momcns. 

Non,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  quelques  informations  nouvelles 
qu'aient  prétendu  nous  donner  à  ce  sujet  des  écrivains  aussi  con- 
vaincus que  M.  Jules  Renouvier  (1),  aussi  prompts  à  l'enthousiasme 
que  M.  Eugène  Despois  (2),  l'époque  comprise  entre  le  renverse- 
ment de  l'Académie  de  peinture  et  la  fondation  de  l'Institut  de 
France  a  été  dans  notre  pays,  pour  l'art  comme  pour  les  lettres, 
une  époque  de  perturbation  pure  et  de  violences  stériles.  Qu'y  a-t-il 
dans  les  rares  œuvres  des  peintres  ou  des  sculpteurs  alors  à  leurs 
débuts  qui  se  ressente  de  l'élan  héroïque  imprimé  ailleurs  au  génie 
de  la  nation?  A  l'heure  des  formidables  luttes  si  glorieusement  sou- 
tenues aux  frontières  par  des  soldats  et  des  généraux  improvisés, 
où  trouver,  dans  le  domaine  de  l'art,  l'équivalent  de  cette  renais- 
sance spontanée,  de  ces  efforts,  de  ces  succès?  Sans  parler  des 
innombrables  monumens  du  passé  détruits  par  des  mains  stupides 
ou  systématiquement  sacrilèges,  quels  faits  à  l'honneur  de  notre 
ccole  signalent  les  années  qui  se  succèdent  et  les  recommandent 
aux  respects  de  la  postérité  ?  Tristes  années  où  les  talens  qui 
s'étaient  à  une  autre  époque  produits  avec  le  plus  d'éclat  s'avilis- 
sent ou  tout  au  moins  se  compromettent  dans  des  travaux  indignes 
d'eux  ;  où  le  peintre  des  Iloraces  et  de  la  Mort  de  Socrate  descend 
au  rôle  de  panégyriste  de  Munit  ;  oix  d'anciens  sculpteurs  du  roi 
et  un  graveur  délicat  comme  Saint-Aubin  fabricjuent  au  jour  le 
jour,  celui-ci  des  vignettes  appropriées  aux  mœurs  et  à  l'esthé- 
tique des  sans-culottes,  ceux-là  des  bustes  de  Bridus  pour  les  clubs 
ou  des  figures  pour  les  autels  de  la  déesse  inventée  par  Chaumette; 
où  Grétry  enfin  s'associe  à  Sylvain  Maréchal  pour  outrager  eflron- 
tément  sur  la  scène  la  religion  et  la  morale,  et  de  cette  même  plume 
({ui  naguère  écrivait  nidiard-Cœur-de-Lion,  écrit  maintenant  la 
musique,  heureusement  bien  médiocre,  d'ignobles  pantalonnades 
telles  que  le  Congres  des  rois  et  la  Fête  de  la  Ihrison  ! 

Cependant,  à  côté  de  la  Société  populaire  et  républicaine  des 
arts,  sorte  de  club  sans  attributions  bien  précises,  sans  autre  pou- 
voir effectif  que  celui  de  propager  les  idées  révolutionnaires  par 
des  procédés  de  rhétorique  jacobine  ou  par  des  menaces  aux  in- 
différens,  deux  autres  sociétés  ou  plutôt  deux  institutions  fonc- 
tionnaient, ayant  chacune  un  caractère  officiel  et  une  autorité  admi- 


(1)  Histoire  de  l'art  pendant  la  Révolution,  Paris,  1863. 

(2)  Le  Vandalisme  révolutionnaire,  Paris,  1808, 


l'académik  des  beaux-arts.  153 

nistrative  absolue.  David,  qui  en  avait  provoqué  la  création,  s'était, 
bien  entendu,  chargé  d'en  désigner  les  membres,  et  les  choix  faits 
par  lui  avaient  paru  si  heureux  à  la  Convention  nationale  qu'elle 
s'était  empressée  de  les  ratifier  sans  discussion.  L'une  était  le 
Conservatoire  du  Muséum,  appelé  à  statuer  sur  toutes  les  ques- 
tions relatives  à  l'organisation  de  cet  établissement.  En  1791, 
l'assemblée  constituante,  qui  d'ailleurs  ne  faisait  en  cela  que 
réaliser  un  projet  conçu  déjà  dès  l'année  J775  par  le  dernier 
surintendant  du  roi,  le  comte  d'Angiviller  (1),  l'assemblée  consti- 
tuante avait  décrété  que  les  tableaux  du  roi,  disséminés  dans  les 
palais,  seraient  réunis  au  Louvre  pour  y  former  un  (f  muséum,  )> 
où  Ton  déposerait  aussi  les  objets  d'art  provenant  de  l'aliénation 
des  biens  ecclésiastiques.  Plus  tard,  au  mois  de  juillet  1793,  la 
Convention  avait,  sur  la  proposition  de  Sergent,  voté  une  somme 
de  100,000  livres  pour  l'acquisition  de  tableaux  et  de  statues 
dignes  de  prendre  place  dans  cette  collection  de  chefs-d'œuvre. 
Malheureusement,  aux  yeux  de  David  du  moins,  les  hommes  aux- 
quels la  direction  du  Muséum  avait  été  originairement  confiée  se 
montraient  incapables  de  remplir  leur  mission.  Dans  deux  rapports 
adressés  coup  sur  coup  à  la  Convention,  il  les  dénonce  comme  des 
«  inhabiles  et  des  intrigans  ;  »  il  propose  de  les  remplacer  par 
d'anciennes  «  victimes  de  l'orgueil  académique,  »  et,  après  avoir 
énuméré  les  réformes  qu'exige  le  régime  actuel  du  Muséum  pro- 
prement dit,  David  profite  de  l'occasion  pour  demander  que  les 
logemens  dans  les  entresols  du  Louvtc,  accordés  suivant  un  vieil 
usage  aux  artistes,  deviennent  la  possession  exclusive  de  ceux 
d'entre  eux  que  recommande  «  leur  patriotisme  prononcé,  »  au 
lieu  d'être,  comme  aujourd'hui,  détenus  par  «  les  ^lles  créatures  et 
les  anciens  valets  de  Roland  et  de  ses  dignes  amis.  » 

On  le  voit,  le  temps  est  loin  déjà  où  les  haines  se  concen- 
traient uniquement  sur  les  artistes  représentant  l'ancien  ré- 
gime. Elles  poursuivent  maintenant  ceux-là  mêmes  qui  s'étaient 
dès  le  début  empressés  de  rompre  avec  les  traditions  monarchi- 
ques, mais  qui  n'avaient  été  et  ne  voulaient  être  que  des  révolu- 
tionnaires mitigés,  des  girondins  à  leur  manière.  C'est  à  ces  hommes 
((  d'un  patriotisme  sans  couleur,  »  comme  il  le  dit  de  Vincent,  l'un 
de  ses  lieutenans  les  plus  actifs  pourtant  dans  ses  premières  cam- 
pagnes contre  l'Académie,  que  David  en  veut  surtout  lorsqu'il  en- 
treprend de  substituer  un  conservatoire  de  sa  façon  à  la  commis- 
sion du  Muséum  préalablement  établie.  Aussi,  sauf  Fragonard,  que 
la  nature  assurément  peu  austère  de  son  talent  et  ses  antécédens, 

(1)  Voyez  d'Argenville,  Voyage  pittoresque  de  Paris,  édiiion  de  1788,  p.  58,  et  les 
très  curieux  renseignemens  fournis  par  M.  Courajod  dans  son  ouvrage  intitulé  : 
Alexandre  Lenoir,  t.  i,  introduction,  p.  27  et  siiiv. 


154  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

fort  étrangers  aux  mœurs  républicaines,  ne  semblaient  nullement 
destiner  à  figurer  en  pareille  compagnie  (1),  les  artistes  choisis  par 
David  pour  composer  le  nouveau  conservatoire  n'ont-ils  guère  pour 
la  plupart  d'autre  titre  que  leur  intraitable  civisme.  Les  noms  par 
exemple,  justement  oubliés  aujourd'hui,  des  peintres  Bonvoisin 
et  Picault,  du  sculpteur  Dupasquier,  de  l'antiquaire  Varon,  ne  sau- 
raient être  remis  en  lumière  que  comme  des  témoignages  de  l'es- 
prit de  parti  qui  prévalait  alors. 

Veut-on  une  autre  preuve,  et  plus  significative  encore?  On  la 
trouvera  dans  les  considérations  présentées  et  dans  les  désigna- 
tions de  personnes  faites  par  ce  même  David  pour  la  formation,  en 
regard  de  la  commission  du  muséum,  d'une  seconde  commission, 
dite  Jury  national  des  arts,  ayant  pour  office  de  juger  les  concours 
à  la  suite  desquels  des  récompenses  nationales  pourraient  être 
décernées.  Le  concours  pour  les  prix  de  Rome  était  un  de  ceux-là. 
En  dépit  de  son  origine  monarchique,  il  avait  été  maintenu,  sauf 
pour  ceux  qui  auraient  à  en  apprécier  les  résultats,  à  ne  rien  con- 
tinuer sur  ce  point  des  principes  ou  des  coutumes  de  l'ancienne 
Académie  royale  et,  comme  les  y  invitait  un  jour  leur  président, 
Dufourny,  à  tenir  moins  de  compte  dans  l'examen  d'un  ouvrage 
«  de  la  perfection  pratique  de  l'art  que  de  la  manière  de  rendre  un 
sujet  en  homme  libre,  en  véritable  républicain,  »  David  apparem- 
ment partageait  cet  avis,  ou  plutôt  il  proclamait  plus  résolument 
encore  l'insuffisance,  en  matière  de  jugement,  de  l'expérience  per- 
sonnelle et  des  connaissances  spéciales  ;  puisqu'en  présentant  à  la 
convention  son  projet- d'institution  d'un  jury  et  la  liste  des  membres 
qui  devaient  le  composer,  il  commentait  le  tout  en  ces  termes  : 

«  Votre  comité  a  pensé  qu'à  cette  époque  où  les  arts  doivent  se 
régénérer  comme  les  mœurs,  abandonner  aux  artistes  seuls  le  ju- 
gement des  productions  du  génie,  ce  serait  les  laisser  dans  l'or- 
nière de  la  routine,  où  ils  se  sont  traînés  devant  le  despotisme 
qu'ils  encensaient.  C'est  aux  âmes  fortes  qui  ont  le  sentiment  du 
vrai,  du  grand,  à  donner  une  impulsion  nouvelle  aux  arts  en  les 
ramenant  aux  principes  du  vrai  beau.  Ainsi  l'homme  doué  d'un 
sens  exquis  sans  culture,  le  philosophe,  le  poète,  le  savant,  dans 
les  différentes  parties  qui  constituent  l'art  de  juger  l'artiste,  élève 
de  la  nature,  sont  les  juges  les  plus  capables  de  représenter  le 

(1)  Les  rapports  d'amitié  qui  existaient  de  longue  date  entre  David  et  Fragonard' 
■expliqueraient  seuls  la  faveur  accordée  en  cette  occa«ion  par  le  peintre  des  Horaces 
au  peintre  de  la  Fontaine  d'amour,  du  Sacrifice  de  la  Rose,  des  Heureux  hasards  de 
l'escatpolelte  et  de  tant  d'autres  scènes  du  même  genre.  Une  lettre  de  David,  écrite 
en  1806  et  publiée  par  MM.  de  Concourt  {l'Art  au  XVI II"  siècle,  t.  ii),  prouve,  d'ail- 
leurs, la  persévérance  de  celte  affection  de  David  pour  Fragonard  et  pour  la  famille 
de  celui-ci. 


l'académie  des  beaux-arts.  155 

goût  et  les  lumières  d'un  peuple  entier,  lorsqu'il  s'a^^it  de  décerner 
en  son  nom  à  des  artistes  républicains  les  palmes  de  la  gloire.  » 

Quelles  étaient  donc  ces  «  âmes  fortes  »  que  David  appelait  à  ré- 
primer les  entraînemens  des  esprits  faibles  et  à  corriger  les  eiTeurs 
des  gens  du  métier?  Quels  philosophes  associait-il  dans  le  jury  des 
arts  au  jeune  Gérard  et  à  Prudhon,  à  Julien  ou  à  Chaudet,  à  quelques 
antres  peintres  ou  sculpteurs  encore  d'un  talent  déjà  éprouvé,  pour 
les  «ramener  aux  principes  du  vrai  beau,  »  par  l'élévation  de  leurs 
senlimens  et  de  leurs  doctrines?  C'étaient,  —  pour  ne  citer  que 
ceux-là,  —  le  substitut  du  procureur  de  la  commune,  l'abominable 
Hébert,  Fleuriot,  substitut  de  l'accusateur  public,  Ronsin,  com- 
mandant-général de  l'armée  révolutionnaire,  Pache,  Dorat-Cubières, 
le  mathématicien  Hassenfratz  et,  —  entre  autres  représentans 
de  la  classe  des  illettrés  «  doués  d'un  sens  exquis,  »  —  un  cordon- 
nier du  nom  de  Hazard. 

On  devine  ce  que  pouvaient  être,  entre  les  membres  d'un  tribu- 
nal ainsi  composé,  les  discussions  sur  les  mérites  relatifs  des  œu- 
vres en  cause  et  à  quels  étranges  aperçus  sur  l'art  en  général  ces 
oeuvres  devaient  servir  de  prétextes.  Les  comptes-rendus  des 
séances  fournissent  du  reste  à  ce  sujet  des  renseignemens  d'une 
singulière  précision.  S'agit-il  par  exemple  de  juger  le  concours 
pour  le  grand  prix  de  peinture  ?  Un  des  jurés,  Hassenfratz,  com- 
mence par  déclarer  que,  à  son  avis,  «  tous  les  objets  de  peinture 
peuvent  être  faits  avec  la  règle  et  le  compas  »,  et  que  «  les 
peintres  ne  mériteront  ce  nom  que  quand  ils  rendront  l'expression 
par  ces  procédés  mathématiques;  »  un  autre  s'inquiète  avant  tout 
de  savoir  si  les  concurrens  sont  «  réquisitionnaires  ou  enrôlés,  s'ils 
supportent  les  fatigues  de  la  guerre  depuis  six  mois  ou  depuis  dix- 
huit  mois;  »  un  autre  enfin,  le  substitut  de  l'accusateur  public, 
Fleuriot,  n'hésite  pas  à  confesser  que,  «  quand  il  voit  un  tableau, 
son  âme  n'éprouve  rien.  »  Et,  le  jour  oii  il  est  appelé  à  se  pronon- 
cer sur  les  résultats  du  concours  de  sculpture,  le  même  Fleuriot  ne 
se  sent  pas  plus  touché  qu'il  ne  l'est  ordinairement,  suivant  son  propre 
aveu,  en  face  des  productions  de  la  peinture  :  «  Les  bas-reliefs  que 
nous  avons  sous  les  yeux,  s'écrie-t-il,  ne  sont  pas  imprégnés  du 
génie  que  fomentent  les  grands  principes  de  la  révolution...  Et 
d'ailleurs,  ajoute-t-il,  aux  applaudissemens  d'Hébert  et  de  plusieurs 
autres  de  ses  collègues,  qu'est-ce  que  des  hommes  qui  s'occupent 
da  sculpture  pendant  que  leurs  frères  versent  leur  sang  pour  la 
patrie?  »  Vienne  la  séance  où  l'on  aura  à  statuer  sur  les  projets 
présentés  au  concours  d'architecture  :  le  président  les  réprouvera 
tous,  parce  que  tous  plus  ou  moins  accusent  chez  ceux  qui  les  ont 
faits  le  goût  suranné  du  luxe,  et  que  désormais  «  il  faut  que  les 
monumens  soient  simples  comme  la  vertu.  » 


156  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

On  ne  finirait  pas  si  l'on  se  condamnait  à  rapporter  ici  toutes  les 
résolutions  ineptes  ou  cruelles  prises  dans  les  assemblées  qui  se 
succèdent,  à  l'époque  révolutionnaire,  depuis  la  Commune  des  arts 
et  la  Société  républicaine  jusqu'au  Jury  des  arts,  lequel  d'ailleurs 
ne  tarda  pas  à  échanger  son  titre  contre  celui  de  Club  révolution- 
naire des  arts.  Il  était  temps,  grandement  temps,  qu'une  digue 
fûl  imposée  à  ce  débordement  dp.  colères  aveugles  et  de  sottises. 

En  décrétant  l'établissement  de  l'Institut  de  France,  la  Con- 
vention nationale  renoua  dans  une  certaine  mesure  la  chaîne 
interrompue  de  nos  traditions.  Elle  s'inspirait  des  exemples  du 
passé  pour  restaurer,  dans  le  triple  domaine  des  sciences,  des 
lettres  et  des  arts,  le  crédit  des  plus  expérimentés  et  les  privilèges 
des  plus  dignes.  Après  les  tristes  épreuves  qui  venaient  d'être  faites 
d'un  régime  institué  en  haine  des  anciennes  académies,  elle  em- 
pruntait à  ces  académies  mêmes,  à  ces  compagnies  qu'elle  avait 
naguère  condamnées,  quelque  chose  de  leurs  conditions  essen- 
tielles et  de  l'organisation  particulière  à  chacune  d'elles  ;  mais  ce 
qui  lui  appartenait  en  propre,  ce  qu'il  y  avait  d'entièrement  nou- 
veau dans  la  conception  de  son  œuvre,  c'était  l'idée,  la  grande  et 
belle  idée  de  réunir  en  un  seul  faisceau  des  forces  qui  jusqu'alors 
s'étaient  exercées  séparément,  de  les  employer  au  même  titre,  de 
les  diriger  vers  le  même  but,  et  par  là  de  montrer  que  toutes  les 
productions  de  l'esprit  humain  se  tiennent,  comme  tous  les  pro- 
grès qui  en  résultent  ou  tous  les  succès  qu'elles  procurent  sont 
solidaires  les  uns  des  autres.  Voilà  ce  qui  donne  à  l'acte  législatif 
du  25  octobre  1795  sa  signification  caractéristique  et  sa  haute  ori- 
ginalité. 

Le  décret  que  la  Convention  nationale  rendait  ainsi  à  son  grand 
honneur  la  veille  même  du  jour  où  elle  allait  se  dissoudre,  cette 
((  première  charte  de  l'Institut,  »  suivant  l'expression  de  M.  Rossi  (1), 
ne  faisait  au  reste  que  réaliser  un  vœu  exprimé,  nous  l'avons  dit, 
par  la  Convention  elle-même,  lors  de  la  suppression  des  Académies 
et  que,  antérieurement  à  cette  époque,  Mirabeau  et  Talleyrand  (en 
1790),  Condorcet  (en  1792),  n'avaient  pas  laissé  pour  leur  propre 
compte  de  mêler  à  leurs  attaques  contre  les  corps  savans  ou  litté- 
raires anciennement  établis.  Le  mérite  de  la  loi  édictée  à  la  suite 
du   rapport  présenté  par  Daunou   (2)  était  de  résumer  dans  des 

(l)  Discours  prononce  dans  la  séance  publique  annuelle  de  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques,  le  27  juin  18i0. 

('2)  De  tous  les  hommes  qui  coopérèrent  à  la  fondation  de  l'Institut,  Daunou  a  plus  de 
titres  qu'aucun  autre  à  la  reconnaissance  jiour  ses  services  et  au  respect  pour  son 
caractère.  C'est  lui  qui,  dans  le  comité  d'instruction  publique,  concourut  avec  le  plus 
de  zèle  aux  travaux  préparatoires  ou  les  dirigea  avec  le  plus  d'autorité;  c'est  lui  qui, 
le  plan  général  une  fois  adopté  par  ses  collègues  du  comité,  lui  donna  sa  forme  pra- 
tique et  le  fit  décréter  par  la  Convention. 


l'académie  des  beaux-arts.  157 

termes  précis  des  aspirations  jusqu'alors  plus  ou  moins  vagues, 
de  faire  passer  dans  la  pratique  ce  qui  était  demeuré  à  l'état  de 
promesse  incertaine  ou  de  simple  projet.  Reste  à  savoir  si  l'Institut, 
tel  qu'il  fut  originairement  organisé,  satisfaisait  de  tous  points  aux 
besoins  auxquels  on  entendait  pourvoir  et  si,  à  force  de  tout  réduire 
au  principe  de  l'unité,  de  tout  subordonner  à  des  conditions  de  so- 
lidarité et  de  fonction  commune,  on  n'arrivait  pas  en  réalité  à  exa- 
gérer la  logique  et  par  là  à  restreindre  d'autant  l'étendue  des 
moyens  d'action. 

On  ne  saurait  trop  le  redire,  la  réunion  dans  un  corps  unique  des 
principaux  représentans  des  lettres,  des  sciences  et  des  arts  était,  au 
point  de  vue  théorique,  une  innovation  aussi  heureuse  qu'elle  se  trou- 
vait dans  la  pratique  bien  justifiée  par  les  nécessités  de  l'heure  pré- 
sente et  par  les  désastres  qu'il  s'agissait  de  réparer.  Après  tant  de 
bouleversemens  et  de  ruines,  il  y  avait  à  la  fois  une  expiation  des  mé- 
faits récemment  commis  et  un  hommage  éclatant  aux  droits  et  à  la 
dio-nité  des  savans  et  des  artistes  dans  l'établissement  de  cet  Insti- 
tut  où  les  talens  de  tous  les  genres  devaient  être  rapprochés  les  uns 
des  autres,  et,  en  raison  de  l'uniformité  même  du  titre  qui  les  récom- 
pensait, également  recommandés  à  l'estime  publique.  Tout  ne  se 
jDornait  pas,  d'ailleurs,  à  ces  privilèges  honorifiques.  L'Institut 
n'était  pas  seulement  une  sorte  de  Panthéon  ouvert  à  des  vivans 
d'élite  pour  qu'ils  s'y  reposassent  dans  leur  gloire  ;  c'était  aussi  et 
surtout,  —  les  articles  de  la  loi  organique  et  du  règlement  primitif 
en  font  foi,  —  un  atelier  où  des  ouvriers  particulièrement  habiles 
devaient,  <(  par  des  recherches  non  interrompues,  par  la  pubUca- 
tion  des  découvertes,  par  la  correspondance  avec  les  sociétés  sa- 
vantes et  étrangères,  »  travailler  à  la  diffusion  des  lumières, 
prendre  l'initiative  de  tous  les  progrès  ou  seconder  tous  les  efforts 
((  ayant  pour  objet  l'utilité  générale  et  la  gloire  de  la  république  (I  ).  » 
Piien  de  mieux  :  mais  fallait-il  pour  cela,  dans  les  affaires  intérieures 
de  la  communauté,  faire  intervenir  au  même  titre,  appliquer  à  la 
même  tâche,  investir  des  mêmes  droits,  des  hommes  que  leurs 
occupations  spéciales  et  leur  compétence  limitée  rendaient  forcé- 
ment impropres  à  trancher  des  questions  d'ordres  très  différens  ou 
à  apprécier  avec  une  égale  sûreté  de  jugement  tous  les  genres  de 
mérite?  Convenait-il,  par  exemple,  que,  comme  le  prescrivait  l'ar- 
ticle 10,  les  nominations  aux  places  vacantes  dans  chaque  classe 
fussent  faites,  non  par  les  membres  de  la  classe  même,  mais  par 
l'Institut  tout  entier,  en  sorte  que  dans  un  scrutin  ouvert  pour 
l'élection  d'un  mathématicien  ou  d'un  artiste  les  voix  de  ceux  qui 
n'étaient  ni  artistes  ni  mathématiciens  pesaient  du  même  poids  et 

(I)  Loi  du  3  brumaire  an  iv  (25  octobre  1795),  titre  iv,  art.  i'"". 


158  REVUE    DES  DEUX    MONDES. 

influaient  sur  le  résultat  avec  la  même  autorité  légale  que  les  voix 
des  juges  les  mieux  informés  par  leurs  études  personnelles  et  par 
les  travaux  de  toute  leur  vie?  N'était-ce  pas  aussi,  de  la  part  du 
législateur,  pousser  bien  loin  le  souci  de  la  concentration  que  de 
laire  concourir  toutes  les  classes  indistinctement  aux  travaux,  quels 
qu'ils  fussent,  dont  l'Institut  était  chargé  et  d'exiger  du  corps  lui- 
même  un  rapport  annuel  collectif,  au  lieu  de  demander  à  chaque 
classe  un  rapport  sur  ses  travaux  particuliers?  Enfin  l'égalité  numé- 
rique des  membres  résidans  et  des  associés  non-résidans ,  c'est- 
à-dire  la  répartition  dans  des  proportions  identiques  des  deux  cent 
quatre-vingt-huit  places  créées  par  la  Convention  entre  les  savans, 
les  littérateurs,  les  artistes  fixés  à  Paris  et  ceux  qui  habitaient  la 
province,  ne  correspondait  assurément  ni  aux  situations  respec- 
tives des  personnes,  ni  à  l'importance  relative  des  travaux  accom- 
plis. A  Paris,  où  de  tout  temps  les  plus  grands  talens  ont  été  natu- 
rellement attirés ,  il  était  facile  de  trouver  cent  quarante-quatre 
hommes  dignes  de  siéger  dans  les  diverses  classes  de  l'Institut  ; 
mais  pouvait-on,  dans  les  villes  des  départemens,  recruter  les  cent 
quarante-quatre  autres  sans  abaisser  forcément  le  niveau  des  con- 
ditions exigées  et  des  mérites  dont  les  candidats  devaient  avoir  fait 
preuve?  Pour  ne  citer  que  cet  exemple,  la  section,  dans  la  troi- 
sième classe,  de  musique  et  de  déclamation  se  composait  régle- 
mentairement de  six  membres  résidans  et  de  six  associés  non-rési- 
dans; afin  d'arriver  à  compléter  le  nombre  de  ceux-ci,  il  fallut  bien 
se  résigner  aux  choix  les  plus  humbles  et  donner  pour  confrères 
à  des  maîtres  universellement  célèbres,  tels  que  Méhul  et  Grétry,  des 
musiciens  à  peu  près  ignorés  en  dehors  des  localités  où  ils  exer- 
çaient leur  art  tant  bien  que  mal. 

On  ne  tarda  pas,  il  est  vrai,  à  reconnaître  ce  cpie  quelques-unes 
des  théories  ou  des  prescriptions  primitives  avaient  au  fond  de 
trop  absolu  et,  dans  l'application,  d'au  moms  difficile.  Sept  années 
n'avaient  pas  achevé  dé  s'écouler  que  déjà  une  réforme  considérable 
était  introduite  dans  l'organisation  décrétée  vers  la  fin  de  1705  ; 
mais  jusqu'au  jour  où  s'opéra  ce  changement  (23  janvier  1803),  le 
caractère  d'unité  rigoureuse  cpie  la  Convention  avait  voulu  imprimer 
à  son  œuvre  fut  maintenu  dans  son  intégrité.  En  essayant  de  racon- 
ter l'histoire  de  l'Académie  des  Beaux-Arts  durant  cette  période, — 
ou  plutôt  de  ce  qui  devait  être  un  jour  l'Académie  des  Beaux-Arts, — 
nous  ne  pourrons  donc  isoler  complètement  cette  histoire  des  faits 
qui  concernent  l'Institut  tout  entier,  puisque  les  nominations  aux 
places  vacantes  dans  chaque  classe,  les  rapports  à  adresser  au  gou- 
vernement sur  les  travaux  en  cours  d'exécution  ou  sur  les  travaux 
accomplis,  les  séances  mêmes  ou  l'on  rendait  compte  de  quelque 
importante  découverte  faite  au  dehors,  —  tout  alors  était  commun 


l'académie  des  iîeaux-arts.  159 

à  l'ensemble  de  l'Institut,  tout  engageait  au  mémo  degré  la  res- 
ponsabilité de  ses  membres,  quels  qu'ils  fussent. 

Les  choses,  dans  la  pratique,  ont  progressivement  changé  depuis 
cette  époque  ;  mais  la  doctrine  en  vertu  de  laquelle  l'Institut  était 
fondé,  il  y  a  près  d'un  siècle,  n'a  pas  cessé  d'être  respectée  dans 
ce  qu'elle  avait  d'essentiellement  juste  et  de  profitable  à  la  dignité 
de  tous.  Si  les  diverses  classes  jouissent  maintenant  d'une  indé- 
pendance relative  qu'on  avait  refusé  de  leur  attribuer  au  début, 
elles  n'en  restent  pas  moins  unies  entre  elles  par  des  liens  qui,  pour 
n'être  plus  génans  comme  autrefois,  ne  se  sont  pas,  tant  s'en  faut, 
relâchés  outre  mesure.  Une  commission  centrale  administrative 
composée  de  membres  délégués  par  chacune  des  cinq  Académies 
pour  régler  les  affaires  ou  pour  préparer  les  mesures  d'un  intérêt 
général,  —  des  séances  trimestrielles  dans  lesquelles  ces  cinq 
Académies  examinent  en  commun  des  questions  à  l'ordre  du  jour 
ou  entendent  la  lecture  de  récens  travaux,  —  la  présidence  an- 
nuelle de  rinsthut  déférée  au  président  de  chaque  classe,  à  tour  de 
rôle,  —  certains  prix  périodiquement  décernés,  sur  la  proposition 
de  l'Académie  compétente,  par  l'Institut  tout  entier,  —  d'auti'es 
traditions  restées  en  \dgueur,  d'autres  coutumes  encore,  prouvent 
assez  qu'aucune  scission  sérieuse  ne  s'est  produite,  qu'aucune 
transformation  imprudente  n'est  venue  compromettre,  encore  moins 
démentir  la  grande  et  généreuse  pensée  dont  l'institution  même 
est  issue. 

A  quoi  bon  insister  du  reste  et  renouveler,  au  risque  de  l'affai- 
blir, une  démonstration  fahe  ailleurs  dans  les  termes  les  plus  con- 
cluans  ?  Pour  mettre  en  relief  les  différences  entre  les  conditions 
qui  régissent  aujourd'hui  l'Institut  et  celles  qui  lui  avaient  été 
imposées  à  l'origine,  le  plus  sûr  comme  le  plus  court  sera  de  rap- 
peler ici  les  paroles  par  lesquelles  un  juge  excellent  caractérisait 
naguère  les  deux  situations.  «  L'Institut  actuel,  a  dit  M.  Jules 
Simon  (1),  est  comme  une  république  fédérative  où  chaque  état 
gai-de  son  autonomie,  sauf  quelques  réserves  d'intérêt  général. 
L'Institut  de  l'an  iv  était  une  république  une  et  indivisible  qui 
s'efforçait  d'astreindre  un  géomètre  et  un  musicien  aux  mêmes 
préoccupations  et  aux  mêmes  labeurs  :  assujettissement  également 
insupportable  à  l'un  et  à  l'autre,  et  qu'on  ne  pouvait  tenter  sérieu- 
sement de  mettre  en  pratique  que  dans  un  moment  de  nivellement 
universel  et  d'intrépidité  à  toute  épreuve.  » 

Hexri  Del  aborde. 


(1)  Une  Académie  sous  le  Directoire. 


UN 


ROYAUME    DISPARU 


I.  Burmah  past  and  présent,  par  le  lieutenant-général  Albert  Fitche.  —  II.  Burmah 
after  thc  conquest,  par  Grattan  Geary,  esq.  —  III.  Our  Bunnese  ivars,  par  le  co- 
lonel W.-F.  Laurie.  —  IV.  Royal  colonial  InsMule,  16  novembre  1885.  —  V.  In- 
dian  section  of  thc  Society  of  arts,  2'2  janvier  1886. 


Il  est  encore  en  Asie  des  régions  peu  connues,  mal  décrites,  et 
dans  le  nombre  figure  ce  qui  fut  le  grand  royaume  des  Birmans. 
Au  dire  d'un  groupe  assez  restreint  de  savans,  la  Birmanie  aurait 
été  ce  mystérieux  pays  d'Opliir  que  mentionne  l'Ecriture,  la  terre 
lointaine  où  les  serviteui's  du  grand  roi  Salomon,  embarqués  sur 
les  vaisseaux  d'Hiram,  roi  de  Tyr,  allaient  charger  l'or  et  les  pierres 
précieuses  destinés  au  revêtement  du  temple  de  Jérusalem.  Y  re-- 
crutaient-ils  aussi,  pour  les  plaisirs  d'un  maître  moins  célèbre  par 
sa  sagesse  que  par  le  chiffre  scandaleux  de  ses  femmes,  les  belles 
aimées  du  Bengale,  venues  jusque  sur  les  rives  de  l'Iraouaddy 
pour  s'y  faire  acheter?  Les  géographes  et  les  historiens  de  la 
Bible,  si  précis  sur  divers  sujets,  sont  obscurs  sur  bien  d'autres; 
la  situation  exacte  d'Ophir  est  de  ce  nombre  et  reste  encore  à 
établir. 

Ce  qui  est  hors  de  doute,  c'est  que,  de  nos  jours,  les  Anglais 
ont  fait  de  la  Birmanie,  sans  souci  des  droits  de  son  souverain, 
sans  respect  pour  le  descendant  d'une  vieille  race,  une  des  pro- 
vinces de  leur  vaste  empire  de  l'Inde.  Le  roi  des  Birmans  s'est  vu 
soudainement  détenu  sans  combattre,  puis  en  qualité  de  prison- 
nier de  guerre,  transporté,  lui,  ses  femmes  et  quelques  amis  fidèles, 
à  plusieurs  centaines  de  lieues  de  sa  capitale.  Comme  il  croyait 


UN   ROYAUME   DISPARU.  161 

qu'il  allait  périr,  et  qu'on  l'a  trancjuillisé  en  lui  disant  qu'il  au- 
rait la  vie  sauve  s'il  ne  cherchait  pas  à  s'évader,  l'infortuné  a 
accepté  sa  nouvelle  situation  avec  une  placidité  tout  à  fait  orien- 
tale. Il  a  de  plus  une  certitude  qui  le  satisfait,  celle  qu'on  ne  le 
laissera  pas  mourir  de  faim,  car  il  est  largement  pensionné  par  ses 
geôliers,  comme  le  sont  ou  l'ont  été  les  souverains  de  Lahore,  de 
Delhi,  du  Zoulouland  et  bien  d'autres.  Rois  en  exil  aussi,  dont  le 
plus  grand  crime  a  été  de  posséder  des  mines  d'or,  de  l'ivoire  en 
abondance,  des  forêts  de  bois  incorruptible,  et  de  vivre  à  une 
époque  où  les  peuples  d'Occident,  trop  à  l'étroit  dans  leurs  an- 
ciennes limites,  ont  résolu  d'enlever  aux  peuples  d'Orient  les  terres 
que  ceux-ci  ne  fertilisent  pas,  les  richesses  de  toute  sorte  que  leur 
apathie  laisse  sans  emploi. 

Cela  s'appelle  diffusion  des  lumières,  marche  de  la  civilisation 
dans  le  monde.  Il  faut,  en  effet,  ces  belles  définitions,  afin  d'endormir 
les  scrupules  qui  s'éveillent  dans  la  conscience  des  apôtres  mo- 
dernes quand  ils  voient  se  mêler  à  leur  propagande  d'odieux  inté- 
rêts et  l'application  de  cette  maxime  barbare  :  la  force  prime  le 
droit.  Et  cependant,  ainsi  que  le  disait  ces  jours-ci  M.  Rousse, 
comment  mieux  définir  le  travail  de  «  ces  hommes  de  notre  siècle 
reculant  pas  à  pas  les  frontières  qui  les  séparent,  et,  d'un  bout 
à  l'autre  de  la  terre,  mêlant  ensemble  les  habitans  de  la  petite 
planète  où  la  main  du  Créateur  les  a  jetés?  »  N'est-ce  pas  du 
progrès  que  l'œuvre  de  l'affranchissement  des  opprimés,  la  pro- 
pagation des  découvertes  scientifiques  qui  endorment  la  dou- 
leur, et  l'instruction  morale  d'âmes  étrangères  jusqu'ici  à  tout 
idéal  ? 

Par  une  de  ces  coïncidences  dont  il  serait  puéril  de  démontrer 
l'opportunité  voulue,  c'est  au  moment  même  où  la  France  était 
priée  par  des  ambassadeurs  birmans  de  signer  un  traité  de 
commerce  et  de  paix  avec  leur  pays  que  l'Angleterre  fut  soudaine- 
ment prise  d'un  de  ces  accès  de  philanthropie  dont  je  parlais  à 
l'instant,  et  d'une  subite  tendresse  pour  les  sujets  de  Thibô,  roi 
de  Rirmanie.  Elle  accusait  leur  souverain  de  cruauté;  pour  les 
soumettre  à  un  régime  plus  doux,  elle  en  fit  tout  simplement,  par 
décret,  des  sujets  de  son  empire  de  l'Inde.  11  serait  également 
oiseux  de  démontrer  comment,  avec  plus  d'habileté  et  de  discré- 
tion, nous  occuperions  dans  ce  riche  pays  des  Rirmans  la  place 
qu'y  occupe  l'Angleterre.  Aussi  bien  on  paraît  s'éloigner  de  plus 
en  plus,  chez  nous,  des  idées  d'extension  coloniale  caressées, 
après  1871,  par  Gambetta,  idées  dont  il  est  fait  un  si  grand  crime 
à  ceux  de  ses  amis  qui  ont  cherché  à  les  mettre  en  pratique.  On 
TDME  xav.  —  1889.  li 


162  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

proposerait  à  ces  ennemis  de  toute  espôce  d'extensions  de  rendre 
Alger  au  dey  et  à  ses  éciimeurs  de  mer,  les  Antilles  aux  Caraïbes 
qui  mangeaient  leurs  prisonniers,  la  Nouvelle-Calédonie  aux  Ca- 
naques qui  mangent  encore  les  leurs,  et  le  Tonkin  aux  pirates 
qui  décapitèrent  Francis  Garnier  et  Henri  Rivière,  qu'ils  y  souscri- 
raient, tellement  les  haines  politiques,  l'intolérance  religieuse, 
étouffent  en  eux  l'intérêt  du  pa}  s. 


Non  ragîonam  di  lor,  ma  guarda  e  passa. 

Je  me  bornerai  donc,  tout  en  suivant  rapidement  la  marche  des 
Anglais  vers  leur  nouvelle  conquête,  à  décrire  un  peuple  et  un 
pays  peu  visités,  à  raconter  avec  quelle  légèreté  de  scrupules 
le  descendant  de  l'un  des  plus  vieux  empires  de  l'Asie  a  pu,  mal- 
gré ses  droits,  être  dépossédé  de  sa  couronne  et  d'un  territoire 
qu'il  tenait  d'ancêti'es  dont  le  passé  n'avait  pas  été  sans  gloire  ni 
grandeur. 


Les  Birmans  se  figurent  l'univers  bien  autrement  que  nous  ne  nous 
l'imaginons.  D'après  eux,  au  centre  du  monde,  émerge  d'une  mer 
immense  un  mont  mystérieux,  le  mont  Mérou,  sorte  d'ile  flottante- 
sur  laquelle  sont  six  sièges  occupés  par  des  dévas.  Ces  dévas 
sont  des  êtres  purs  qui,  à  la  suite  d'incessantes  méditations,  n'ont 
plus  rien  d'humain.  Bien  au-dessus  d'eux,  dans  l'éther,  Brahma, 
le  Parfait,  est  assis  ;  son  état  est  celui  d'une  perpétuelle  contem- 
plation dans  le  divin.  Au-dessous  de  lui  sont  les  enfers,  huit  d'une 
grande  étendue,  et  encore  d'autres,  en  nombre  infini,  de  moindre 
dimension.  Tout  autour  du  mont  s'étend  le  vaste  océan,  dont  sept 
rangées  de  collines  avec  sept  mers  interposées,  forment  le  rivage. 
Entre  les  montagnes  et  les  rives,  il  y  a  quatre  îles  :  l'ile  du  sud, 
de  l'est,  de  l'ouest  et  du  nord.  Ce  sont  celles  qu'habitent  les  Bir- 
mans, les  Chinois,  les  Cochinchinois  et  les  Indiens.  Il  y  a  encore 
cinq  cents  îlots  que  peuplent  les  Européens.  Finalement,  c'est 
l'Inde  arrosée  par  le  Gange  qui  est  le  centre  de  l'univers.  Les  Cé- 
lestes ont  aussi  la  même  prétention  pour  leur  empire.  Ne  plaçons- 
nous  pas  à  Paris  le  cerveau  du  monde?  D'énormes  présomptions 
fleurissent  sous  toutes  les  latitudes.  Bouddha  ayant  pris  naissance 
à  Test  de  la  terre,  c'est  l'est  qui  est  la  région  bénie.  On  appelle 
encore   «  région  de  premier  ordre  »  celle  que  gouvernaient  les 


UN    ROYAUME    DISPARU.  163 

arbitres  de  la  vie,  les  grands  seigneurs  de  la  justice,  les  maîtres 
des  chefs  porteurs  d'ombrelles,  ce  qui  veut  dire  tout  simplement 
les  rois  de  Birmanie,  quand  il  y  en  avait  encore.  Le  Birman  passe 
invariablement  par  trois  épreuves  durant  sa  vie  :  une  maladie  de 
variole,  un  fort  tatouage  et  un  séjour  plus  ou  moins  long  dans  un 
monastère.  11  ne  doit  pas  entrer  dans  un  couvent  en  qualité  d'éco- 
lier seulement,  —  car  les  couvens  sont  les  seules  écoles  du  pays,  — 
mais  il  doit  y  venir  comme  membre  du  clergé.  Alors,  il  rase  sa 
tète  et  porte  la  robe  jaune  des  brahmines  pendant  un  temps  qui 
varie  d'un  jour  à  quatre  mois.  11  doit,  pendant  cette  période,  ob- 
server les  règles  de  la  loi  religieuse,  qui  sont  le  renoncement  aux 
choses  de  ce  monde  et  l'obligation  de  mendier  de  porte  en  porte 
avec  une  besace  sur  l'échiné.  S'il  s"y  refusait,  il  serait  considéré 
comme  se  mettant  en  dehors  de  l'humanité  et  au  niveau  de  la 
brute.  Tout  le  mal  qu'il  pourrait  faire  s'ajouterait  à  la  somme  de 
ses  imperfections  naturelles,  et,,  lorsque  l'heure  de  la  transmigra- 
tion des  âmes  sonnerait  pour  lui,  aucune  de  ses  bonnes  actions  ne 
lui  serait  comptée. 

Le  renoncement  aux  richesses  est  une  des  vertus  les  plus  hono- 
rées en  Birmanie,  et  les  femmes  s'agenouillent  lorsqu'un  moine 
mendiant  et  loqueteux  se  trouve  sur  leur  passage.  Si  grande  est 
cette  vénération  qu'on  se  sert  d'un  langage  spécial  et  dont  on 
n'userait  même  pas  pour  le  souverain,  lorsqu'on  s'entretient  des 
actions  les  plus  simples,  les  plus  naturelles  d'un  brahmine,  telles 
que  celles  de  manger,  boire,  dormir.  La  personne  du  grand- 
prètre  est  tellement  sacrée  qu'aucune  loi  civile  ne  peut  l'atteindre. 
Quand  il  meurt,  son  corps  est  embaumé,  doré  comme  une  statue, 
l^lacé  dans  un  riche  cercueil  et  déposé  en  terre  consacrée. 

Il  n'est  donc  pas  de  peuple  plus  pieux  que  les  Birmans.  Est-ce 
parce  qu'ils  ont  reçu  une  forte  éducation  religieuse  et  fait  partie 
des  ordi-es  sacrés  ?  On  peut  répondre  qu'en  Europe  quelques-uns  des 
plus  ardens  ennemis  de  la  papauté  et  de  la  foi  ont  été  des  moines 
ou  des  écrivains  élevés  par  des  prêtres.  Un  brahmine  ne  peut  tuer 
un  être  vivant,  fût-ce  un  animal  nuisible.  Ce  respect  de  la  créature- 
animée  est  d'ailleurs  si  profond,  que  des  mères  birmanes  laissent 
fuir  sans  les  écraser  des  serpens  ou  des  scorpions  qui  ont  mordu 
ou  piqué  mortellement  leurs  enfans.  Les  jours  de  prière  sont  mieux 
observés  que  ne  l'est  le  dimanche  en  Angleterre,  ce  qui  n'est  cer- 
lainoment  pas  peu  dire.  Ces  «  jours  de  devoir,  »  comme  on  les 
appelle,  attirent  aux  parvis  des  pagodes  une  foule  hnmense,  et 
l'on  ne  peut  visiter  un  de  ces  temples  sans  y  trouver  quelques  dé- 
vots récitant  leurs  prières.  Le  nombre  des  lieux  saints  est  consi- 
dérable; il  n'est  pas  un  village  qui  n'ait  le  sien;  pas  une  colline 


i6ll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

escarpée,  rocheuse  ou  couverte  de  jungles,  au  sommet  de 
laquelle  ne  brille  la  pyramide  blanche  ou  dorée  qui  doit  préser- 
ver le  pays  et  ses  alentours  des  goules  et  des  génies  malfaisans, 
rappeler  au  passant  le  Dieu  tout-puissant,  le  divulgateur  de  la 
loi  divine.  Les  bords  de  l'iraouaddy,  des  montagnes  du  nord  où 
est  sa  source,  jusqu'à  son  embouchure,  au  sud,  sont  couverts  de 
ces  pieuses  constructions.  A  Pégou,  l'ancienne  capitale,  leur  nombre 
s'élevait,  s'il  faut  en  croire  la  tradition,  à  près  d'un  millier.  C'est, 
ainsi  que  l'a  dit  M.  de  Maupassant  en  parlant  des  blanches 
koubbas  ou  tombeaux  de  marabouts  que  l'on  trouve  partout  en 
Algérie  et  en  Tunisie,  «  comme  une  graine  divine  jetée  à  poignée 
sur  le  monde  par  les  semeurs  de  la  foi.  »  La  raison  de  ce  nombre 
prodigieux  de  monumens  est  facile  à  comprendre  lorsqu'on  sait 
qu'un  Birman  qui  fait  édifier  une  pagode  est  considéré  de  son 
vivant  comme  un  saint,  et  qu'à  sa  mort,  son  âme  sera  affranchie 
des  épreuves  de  la  transmigration.  Selon  Krishna,  l'une  des  incar- 
nations de  Yislmou,  il  en  sera  de  même  «  pour  les  hommes  d'in- 
teUigence  qui  se  livreront  à  la  méditation  ;  ils  échapperont  au  lien 
des  générations  et  iront  au  séjour  du  salut.  »  Marco  Polo  affirmait 
déjà  de  son  temps  que,  si  le  bouddhisme  avait  été  l'œuvre  de 
Dieu,  il  eût  été  la  meilleure  des  religions. 

Il  est  certain  que  le  peuple  birman  a  des  vertus  qui  le  rendent 
sympathique  aux  Européens.  Il  est  surtout  charitable  :  si  un  Birman 
possède  une  grande  fortune,  il  l'emploie  souvent  à  venir  en  aide 
à  .ses  amis  malheureux.  D'autres  fois,  ayant  fait  édifier  une  pagode 
dont  la  construction  l'a  ruiné,  il  se  retire  dans  une  communauté,  y 
vit  pauvre,  sans  regret  de  son  aisance  perdue.  On  entend  répéter 
souvent,  en  Birmanie,  que  la  meilleure  des  prières  est  celle  qui 
consiste  à  aimer  tout  être  vivant,  qu'il  soit  petit  ou  grand.  Cette 
aimable  façon  de  prier  est  poussée  à  l'extrême.  C'est  ainsi  qu'on 
s'abstiendra  d'y  boire  du  lait  pour  ne  pas  en  priver  le  petit  veau  ou  la 
génisse  que  la  vache  nourrit.  Un  spectacle  assez  ordinaire  est  celui 
de  voir  une  femme  allaitant  à  la  fois  son  enfant  et  un  agneau  qui  a 
perdu  sa  mère.  Qui  lui  affirmera  que  l'agneau  qu'elle  élève  n'est  pas 
la  demeure  temporaire  de  l'âme  d'un  être  aimé,  celle  d'un  frère 
ou  d'une  sœur  morts  et  en  voie  de  transmigration  ?  De  là  ce  respect 
pour  ce  qui  a  une  àme,  un  tabernacle  de  vie.  Le  roi  Mendoùme- 
men,  un  vrai  sage,  père  du  dernier  souverain,  pouvait  affir- 
mer qu'il  n'avait  jamais  donné  un  ordre  d'exécution.  C'était  vrai; 
mais  il  disait  à  son  premier  ministre  :  «  Un  tel  est-il  encore  de  ce 
monde?  »  Et  lorsque  le  premier  ministre  répondait  :  «  Non!»  le 
sage  Mendoûme-men  souriait,  sachant  dès  lors  qu'une  tête  humaine 
avait  été  tranchée. 


UN   ROYAUME    DISPARU.  165 

De  ce  qui  précède,  il  ne  faudrait  pas  conclure  que  la  vertu  seule 
fleurisse  en  Birmanie.  Beaucoup  d'hommes  s'adonnent  au  vice  de 
l'opium  et  puisent  dans  les  rêves  qu'il  procure  des  sensations  avi- 
lissantes. Les  femmes,  grâce  aux  lois  qui  les  protègent,  font,  de 
leur  côté,  un  trafic  du  mariage.  Elles  épousent  des  Chinois  riches 
qu'elles  abandonnent  dès  que  ceux-ci  ont  dépensé  pour  leur  plaire 
jusqu'à  leur  dernière  roupie.  C'est  de  bonne  guerre  ;  les  Célestes, 
ainsi  que  les  Juifs  d'Algérie  et  de  Tunisie,  sont  les  parasites  des 
régions  sur  lesquelles  ils  s'abattent  comme  une  nuée  de  sauterelles 
voraces.  Les  ministres  et  leurs  subalternes  n'ont  aussi  jamais  passé 
pour  être  incorruptibles.  Les  hommes  ne  sont  pas  parfaits,  et  ici, 
comme  ailleurs,  ils  l'ont  prouvé.  Ils  ont,  du  moins,  un  mérite,  et 
qu'on  ne  peut  leur  enlever,  c'est  celui  d'avoir  été  les  seuls  artisans 
de  leurs  œuvres.  Ainsi  qu'en  Chine,  les  emplois  ne  sont  pas  héré- 
ditaires ;  ils  sont  acquis  au  concours  et  à  la  suite  d'examens  sérieux; 
des  hommes  d'une  basse  extraction,  même  des  coulies,  ont  pu  de- 
venir ministres  d'état.  Comme  le  disait  à  la  Société  des  arts  de  Lon- 
dres M.  J. -George  Scott,  «  au  temps  où  la  Birmanie  avait  encore  des 
despotes,  il  était  plus  facile  à  un  indigène  intelligent  de  choir  que  de 
s'élever.  »  Les  hauts  fonctionnaires  songeaient  beaucoup  plus  à  se 
préserver  de  la  torture  et  de  la  mort  qu'à  s'occuper  des  afïaire  s 
publiques.  Leur  situation  et  leur  vie  ne  dépendaient  pas  des  lois, 
mais  des  caprices  d'un  souverain  qui,  lui  aussi,  dépendait  de  son 
entourage. 

Les  employés  à  la  cour  et  les  favoris  n'ayant  pas  de  traitemens, 
on  leur  donnait  le  gouvernement  d'une  province.  Comme  les  gou- 
verneurs aimaient  bien  mieux  rester  dans  la  capitale  que  d'aller 
au  loin,  ils  avaient  des  délégués  qui,  tout  à  la  fois  juges,  adminis- 
trateurs, chefs  militaires  et  percepteurs,  pressuraient  les  contri- 
buables jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  rendu  ce  qu'on  voulait  d'eux.  Et 
quels  étaient  ces  favoris  bombardés  gouverneurs  ?  Les  filles  d'hon- 
neur de  l'une  des  reines,  les  cornacs  d'un  éléphant  blanc,  ou  tout 
simplement  les  porteurs  du  royal  crachoir,  office  qui  n'est  pas  une 
sinécure  avec  des  princes  qui  mâchent  le  bétel.  C'était  pour  ces 
favoris  de  cour  que  le  Birman  laborieux,  —  oiseau  rare,  —  prenait 
de  la  peine  et  travaillait.  Il  en  arrivait  presque  toujours  à  se  dire  " 
qu'il  valait  bien  mieux  ne  rien  faire  et  passer  sa  vie  à  fumer  d'inter- 
minables cigarettes  à  l'ombre  des  bananiers.  Dans  un  pays  où  le 
mépris  des  richesses  est  une  vertu  et  tenu  en  honneur,  rien  n'est 
plus  aisé  que  de  se  contenter  de  peu.  Et,  de  fait,  il  n'y  a  pas  de 
pauvres  dans  cette  région  fortunée,  et  ceux  que  l'on  voit  mendier 
dans  les  villes  et  les  campagnes  ont  parfois  de  grandes  fortunes. 
Les  Anglais  appellent  les  Birmans  les  Irlandais  de  l'est,  parce  que  le 


166  REVUE    DES   DEUX    MOKDES. 

Birman  est  toujours  conteni,  prêt  à  rire,  à  jouer,  toujours  disposé 
connue  l'Irlandais  à  se  faire  casser  la  tête,  pourvu  que  lui-même  eu 
casse  une  autre  ou  quelque  chose.  Ce  qu'il  y  a  de  bien  remarquable 
en  eux,  c'est  la  parfaite  égalité  des  classes  :  on  n'y  a  pas  plus  de 
déférence  pour  le  riche  que  pour  le  pauvre,  le  titré  que  le  \ilain, 
Thomme  en  place  que  le  vagabond.  Le  mot  égalité  leur  étant  in- 
connu, ils  sont  égalitaires  sans  le  savoir,  comme  M.  .Jourdain  était 
prosateur.  Je  dois  dire  que  c'est  un  précepte  de  Bouddha  gravé 
dans  leur  cœur,  et  non  peint  en  noir  aux  frontons  des  palais  et  des 
égUses,  qui  les  fait  se  considérer  comme  égaux. 

En  1855,  la  population  des  trois  provinces  birmanes  annexées  à; 
l'empire  de  l'Inde,  Pégou,  Arakan  et  Tenasserim,  n'était  que  de 
1,500,000  individus  ;  en  1881,  elle  s'élevait  à  3,750,000.  Rangoun, 
qui,  en  1855,  ne  possédait  que  2,000  habitans,  en  compte  aujour- 
d'hui 150,000.  Selon  le  colonel  Yule.  la  haute  Birmanie,  à  la  même 
époque,  avait  seulement  3,600,000  âmes;  elle  en  possède  mainte- 
nant 7  millions.  C'est  donc  pour  le  pays  entier  près  de  11  millions. 
Les  Anglais  comptent  bien  que  les  Shans,  les  Kakhyens  et  les 
Singpos,  tribus  indépendantes  qui  fuyaient  la  tyrannie  des  rois 
birmans,  émigreront  sur  le  territoire  annexé  et  leur  fourniront  les 
laboureurs  dont  le  pays  a  le  plus  grand  besoin,  \insi  que  je  le  disais, 
le  Birman  s'adonne  bien  par  momens  au  travail  ;  mais  cela  dure 
peu  ;  très  enclin  au  dolce  far  niente,  il  arrange  son  existence  de 
façon  à  paresser  le  plus  possible.  On  compte  aussi  que  les  Chinois, 
qui  par  centaines  de  mille  émigrent  en  Amérique,  aux  Sandwich, 
aux  Philippines,  à  Siam  et  dans  les  îles  du  détroit  de  la  Sonde, 
afflueront  un  jour  en  Birmanie.  Ils  y  trouveront  la  religion  qu'ils 
pratiquent  et  un  climat  qui  leur  convient.  Ils  s'y  enrichiront  sans 
aucun  doute,  mais  ce  sera  la  ruine  des  indigènes,  et  peut-être 
l'appauvrissement  du  pays.  Parasites  de  la  terre  où  ils  se  montrent, 
ils  ne  la  fécondent  même  pas  de  leurs  ossemens,  car  les  richesses 
qu'ils  y  amassent  suivent  en  Chine  le  cercueil  du  mort. 

La  liberté  dont  les  femmes  birmanes  jouissent  dans  leur  pays 
n'est  égalée  nulle  part.  Le  mariage  est  entièrement  civil  ;  il  suffit 
qu'il  soit  dénoncé  de  vive  voix  aux  parens  et  aux  amis  pour  être 
définitif.  Il  en  est  de  même,  du  reste,  de  la  séparation  :  on  se  désu- 
nit sans  plus  de  formalité  que  l'on  ne  s'est  joint.  La  dot  de  la  femme 
est  entièrement  dévolue  aux  enfans,  et,  à  défaut,  à  ses  parens  en 
cas  de  mort.  S'il  y  a  divorce,  elle  reprend  sa  dot,  en  y  ajoutant  ce 
que  personnellement  elle  a  gagné  ou  acquis  par  héritage.  Il  n'est 
pas  en  Europe  d'être  humain  dont  les  intérêts  soient  mieux  proté- 
gés. Fille,  elle  se  marie  à  son  gré  et  lorsque  cela  lui  fait  plaisir  ; 
mariée,   elle   quitte  son   époux  dès  que  celui-ci  la  néglige  ou  la 


UN    ROYAUME    DISPARU,  167 

maltraite.  Pour  divorcer,  il  ne  lui  faut  faire  qu'un  simple  exposé 
de  ses  griefs  devant  les  anciens  du  village.  Ce  n'est  pas  dans  ce  pays 
que  M.  Naquet  passerait  pour  subversif  et  prodigieusement  avancé. 
Ce  sont  les  femmes  birmanes  qui  procèdent  aux  ventes  des  récoltes  ; 
et  les  Anglais,  qui  leur  achètent  du  riz,  prétendent  qu'elles  sont 
plus  au  courant  des  marchés  que  leurs  courtiers.  Ce  sont  elles  en- 
core qui  dirigent  l'exploitation  des  fermes,  et  leurs  époux  n'y  pren- 
nent qu'une  part  très  secondaire.  En  pohtique,  leur  rôle  est  moins 
brillant,  car  elles  y  apportent  trop  de  passion  et  de  haine.  Le  roi, 
que  les  Anglais  ont  si  lestement  détrôné,  n"a  dû  sa  chute  qu'aux 
épouvantables  tueries  conseillées  par  sa  mère  et  l'une  de  ses  favo- 
rites. 


II. 


L'empire  des  Birmans,  divisé  en  haute  et  basse  Birmanie,  est  d'une 
étendue  de  230,000  kilomètres  carrés,  étendue  trois  fois  aussi  grande 
que  celle  de  la  Grande-Bretagne,  l'Ecosse  et  l'Irlande  réunies. 
Comme  sa  division  l'indique,  il  comprend  des  régions  absolument 
distinctes  par  leur  climat  et  leur  composition  géologique.  La  plus 
importante,  la  plus  riche  en  produits  du  sol,  est  celle  baignée  par 
riraouaddy  ;  deux  autres,  plus  stériles,  sont  formées  de  vallées  où 
coulent  sur  des  fonds  de  sable  ou  se  brisent  sur  des  rochers  qui 
en  rendent  la  navigation  presque  impossible,  les  eaux  du  Mékong 
et  du  Salouèn.  Le  tout  est  parfaitement  encadré  par  des  montagnes 
couyertes  de  belles  et  sombres  forêts  \ierges,  lesquelles,  à  leur 
tour,  sont  divisées  en  deux  provinces  portant  les  noms  d'Arakan  et 
de  Tenasserim.  Le  Mékong  traverse  une  partie  des  états  des  Shans, 
dont  quelques-uns  sont  ti-ibutaires  de  la  Birmanie  ;  il  arrose  une 
magnifique  plaine  qui  pour  être  fertile  n'a  besoin  que  d'une  popu- 
lation qui  lui  fait  depuis  longtemps  défaut.  On  sait  qu'il  se  jette 
à  la  mer  non  loin  de  Saigon.  Le  Salouèn  écoule  ses  eaux,  torren- 
tueuses de  sa  source  à  son  embouchure,  dans  le  golfe  de  Martabail, 
presque  toujours  enserré  entre  de  hautes  montagnes  sur  les- 
quelles un  arbre  de  grande  valeur,  le  teck,  se  développe  avec  une 
profusion  nulle  part  égalée.  Comme  pour  le  Mékong,  la  navigation 
du  Salouèn  est  presque  impossible,  en  raison  des  nombreux  rapides 
qui  interrompent  son  cours.  L'iraouaddy,  un  grand  et  magnifique 
fleuve  dont  la  source,  comme  celle  du  Nil,  est  restée  longtemps 
inconnue,  arrose  de  vastes  plaines  que  partout  il  fertilise.  Après 
avoir  reçu  deux  affluens,  le  Sittang  et  le  Kyendwin,  l'iraouaddy 
forme  à  son  embouchure,  située  à  la  pointe  du  golfe  de  Bengale, 


168  RE\TJE   DES    DEUX   MONDES. 

un  immense  delta  qui,  de  même  que  celui  du  Nil,  est  destiné 
un  jour  à  féconder  de  grandes  rizières.  Le  fleuve  est  navigable,  jus- 
qu'à 900  milles  de  son  embouchure,  pour  des  bateaux  à  vapeur 
d'un  faible  tonnage  ;  et  les  montagnes  qui  bordent  ses  rives,  sur 
la  plus  grande  partie  de  son  cours,  sont  également  riches  en  arbres 
de  haute  futaie  et  en  minerais. 

Autrefois,  le  climat  de  la  Birmanie  était  réputé  très  malsain  ; 
depuis  qu'il  a  été  mieux  étudié,  cette  opinion  s'est  modifiée,  et 
il  a  été  reconnu  plus  salubre  que  celui  de  Siam  et  celui  de 
Cochinchine.  Ce  n'est  jamais  pourtant  sans  impunité  que  l'Euro- 
péen séjourne  dans  les  forêts  non  encore  exploitées  ;  il  y  est  pris  de 
fièvres  lentes  qui,  à  la  longue,  ont  raison  des  tempéramens  les  plus 
robustes.  Le  colon  assez  téméraire  pour  assister  en  personne  à  un 
défrichement  peut  compter  les  jours  qui  lui  restent  à  vivre  aussi 
sûrement  qu'un  condamné  à  mort.  Il  est,  comme  en  toutes  choses, 
des  exceptions.  C'est  ainsi  que  M.  J.-Arman  Bryce,  l'un  des  membres 
les  plus  distingués  du  Hoyal  Colonial  Jnst  il  nie,  a  raconté  qu'il  avait 
passé  de  longues  journées  dans  les  montagnes  boisées  de  la  Bir- 
manie sans  être  malade  ;  mais  il  a  dû  ajouter  qu'il  n'en  avait  pas  été 
de  même  de  ses  compagnons,  qui,  tous,  avaient  été  frappés.  Les 
produits  du  sol  de  la  Birmanie  sont  aussi  variés  que  le  climat;  le 
plus  important  de  tous  est  le  riz  qui,  dans  le  delta,  couvre  de  ses 
blonds  épis  d'immenses  étendues.  L'exportation  des  céréales,  en 
peu  d'années,  a  atteint  plus  de  1  milhon  de  tonnes,  ce  qui  repré- 
sente une  somme  de  125  millions  de  francs.  La  canne  à  sucre  se 
cultive  sur  une  très  petite  échelle,  quoique  le  terrain  lui  soit  très 
favorable  et  que  les  Birmans  aiment  avec  passion  les  sucreries  ;  aussi, 
leur  indolence  habituelle  et  leur  gourmandise  incorrigible  les  obh- 
gent  à  faire  venir  de  l'Inde  anglaise  et  des  détroits  de  la  Sonde 
des  cannes  et  des  palmiers  aux  sucs  emmiellés.  Le  tabac  s'y  cultive 
partout,  et  de  préférence  dans  les  terrains  légèrement  sablonneux 
et  humides.  La  feuille,  qui  ne  subit  aucune  préparation  chimique, 
se  roule  en  cigares  d'un  pied  de  long.  Tout  le  monde  fume,  depuis 
l'enfant  qui  commence  à  marcher  jusqu'au  vieillard  qui  se  traîne. 
Rien  de  plus  comique  que  de  voir  un  petit  être  ayant  à  l'oreille,  — 
l'oreille  est  son  porte-cigare  habituel  comme  elle  est  le  porte- 
monnaie  du  Tagale, —  une  énorme  cigarette.  Les  carottes  de  tabac, 
exportées  en  si  grande  quantité  de  Birmanie  pour  être  fumées  aux 
Indes  et  en  Europe,  ne  sont  pas  récoltées  dans  le  premier  de  ces 
pays  comme  on  pourrait  le  croire;  elles  y  sont  importées  de  la 
côte  du  Goromandel  et  du  Bengale  pour  être  nettoyées  de  leur  sal- 
pêtre, roulées  et  ensuite  réexpédiées  à  Londres  et  à  Anvers.  On  a 
planté  du  café,  avec  succès,  au  sud  de  Tenasserim,  et  cette  région, 


UN    ROYAUME    DISPARU.  169 

qui  touche  presque  à  l'Equateur,  pourrait  produire  abondamment 
d'autres  épices  qui,  du  reste,  s'y  trouvent  à  l'état  sauvage.  L'arbre 
à  thé,  qui  croît  admirablement  dans  l'un  des  états  des  Shans.  donne 
une  feuille  dont  la  saveur  ne  plaît  guère  aux  Européens  ;  en  re- 
vanche, les  Birmans  en  sont  friands,  et  ils  ne  croient  pas  avoir  fait 
un  bon  repas,  s'ils  n'en  ont  pas  absorbé  plusieurs  infusions.  L'ex- 
souverain  s'en  était  fait  de  beaux  revenus  en  le  monopolisant.  Il  y 
a  donc  chez  les  Shans  un  terrain  où  l'arbre  à  thé  prospère  admira- 
blement. Le  cotonnier  est  en  plein  rapport  au  sud  de  Mandalay. 
J'ai  dit  qu'un  arbre  qui  est  pour  les  marines  militaires  la  meilleure 
des  essences  forestières,  le  bois  de  teck,  se  trouvait  dans  les 
montagnes.  Il  possède  une  huile  essentielle  qui  le  préserve  de  l'hu- 
midité et  défend  le  fer  de  la  rouille  quand  il  s'y  trouve  encloué.  Il 
reste  exposé  impunément  à  la  grande  chaleur  ou  au  contact  de 
l'eau  sans  se  fendre  ni  se  poumr;  de  plus,  il  résiste  au  ver 
blanc,  qui,  en  Asie,  ronge  tous  les  autres  bois  et  surtout  les  bois 
d'Europe.  Indépendamment  du  cocotier,  du  bananier,  du  manguier, 
de  l'oranger  et  de  l'ananas,  la  Birmanie  produit  l'aréquier  en  quan- 
tité très  grande.  Ce  gracieux  conifère,  au  feuillage  moins  abondant 
que  celui  des  dattiers  et  des  cocotiers,  soit  qu'il  selève  au-dessus 
des  rizières,  d'un  massif  d'hibiscus,  ou  qu'il  dresse  sa  tige  élancée 
au  sommet  d'un  coteau,  réjouit  toujours  les  yeux  par  son  bouquet 
de  fines  palmes  et  ses  fruits  dorés.  Comme  tous  les  indigènes  mâ- 
chent la  feuille  du  bétel,  dans  laquelle  un  morceau  de  la  noix  de 
l'aréquier  se  trouve  enveloppé,  la  récolte  en  est  énorme.  La 
poudre  d'or  se  trouve  dans  le  sable  des  rivières.  Si  elle  est  rare  dans 
la  poche  des  Bu-mans,  elle  s'étale  et  brille  au  soleil  en  lames 
épaisses  sur  les  toits  sextuples  des  portes  des  villes,  aux  colonnes 
des  palais,  et  dans  l'intérieur  des  temples.  Toutes  les  richesses  de 
la  Bh-manie  y  passent.  Le  cuivre  est  en  telle  abondance  dans  les 
états  des  Shans  que  les  anciennes  pagodes  du  Laos  en  sont  recou- 
vertes par  plaques  épaisses.  L'étain  se  trouve  au  sud  de  Tenas- 
serim  ;  il  se  montre  tout  le  long  des  couches  granitiques  de  cette 
province,  pour  descendi'e  de  la  péninsule  malaise  jusqu'aux 
détroits  de  la  Sonde,  où  les  Célestes  l'exploitent  sur  une  grande 
échelle.  L'huile  de  pétrole  y  est  connue  et  utilisée  depuis  un 
temps  immémorial,  bien  longtemps  avant  son  exploitation  en  Amé- 
rique. 

Mais  ce  qui  fait  de  la  Birmanie  une  des  plus  riches  contrées  du 
monde,  ce  sont  ses  pierres  précieuses.  Les  mines  de  Mogoung,  au 
pays  montagneux  des  Shans,  ont  été  pendant  longtemps  les  seules 
qui  aient  fourni  le  véritable  rubis  d'Orient.  L'ex-roi  Thibô  en  por- 
tait un  à  son  doigt  du  poids  de  80  carats  lorsque  les  Anglais  lui 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mirent  la  'main  au  collet.  Pendant  longtemps  la  Birmanie  et  Ceylan 
avaient  eu  le  privilège  de  lournir  à  l'Europe  des  saphirs.  Mais  de- 
puis la  découverte  de  nouvelles  mines  à  Bangkok  et  dans  l'Himalaya, 
près  de  Siinla,  cette  pierre  a  perdu  beaucoup  de  sa  valeur.  Ce  qui 
valait  750  francs  par  carat  n'en  vaut  plus  que  150.  11  est  une  autre 
pierre  d'un  rapport  autrement  important  que  celles  du  rubis  et  du 
saphir,  c'est  le  jade,  serpentine  d'un  blanc  verdàtre  dont  les  gise- 
mens  se  trouvent  à  l'ouest  de  Mogoung,  dans  la  vallée  de  l'Orou, 
un  des  alïluens  du  Kyendwin.  Les  mines  sont  travaillées  par  les 
sauvages  Kakhyens  et  leurs  produits  sont  achetés  par  les  Chinois.  On 
en  extrait  chaque  année  pour  une  valeur  de  2  millions  de  francs. 
C'est  toujours  la  pierre  favorite  des  Célestes,  qui  en  font  des  coupes, 
des  boutons  de  mandarins  et  des  amulettes.  Pour  satisfaire  les 
véritables  connaisseurs,  il  faut  que  le  jade  soit  d'un  vert  brillant 
comme  lémeraude.  ou  d'une  grande  blancheur,  mais  sans  transpa- 
rence. Il  est,  en  Chine,  des  boucles  d'oreilles  eu  beau  jade  vert  éva- 
luées et  payées  50,000  francs  la  paire. 

La  faune  est  des  plus  remarquables.  L'éléphant  sauvage  habite 
les  forêts  en  troupes  nombreuses.  Les  Birmans,  qui  vénèrent 
l'éléphant  blanc  à  l'égal  d'un  dieu,  ne  savent  pas  utiliser  cet 
anmial  comme  font  les  Siamois.  La  Bomba ij  Burmah  Corponitwn, 
qui  exploite  les  forêts  de  teck  dans  le  royaume  de  Siam,  a  eu 
plusieurs  milliers  d'éléphans  à  son  service  depuis  sa  formation. 
Pas  d'ouvriers  au  monde  plus  dociles,  plus  patiemment  attachés 
à  leur  rude  besogne.  Les  tigres,  les  léopards,  les  grands  fauves,, 
abondent  dans  les  jungles.  Le  rhinocéros  et  le  crocodile  peu- 
plent les  parties  basses  des  rivières.  Le  poisson,  qui,  avec  le 
riz,  est  la  nourriture  principale  des  Birmans,  est  très  abondant. 
Une  des  grandes  industries  des  villages  cpii  bordent  l'Iraouaddy 
est  d'en  faire  une  pâte,  qui,  desséchée  et  fortement  salée ,  se 
garde  dans  les  habitations,  où  elle  répand  une  odeur  des  plus  ré- 
pulsives. 

On  ne  trouve  en  Birmanie  ni  manufacture  de  soie  ni  manufac- 
ture de  coton  à  l'européenne,  mais  il  y  a  beaucoup  de  métiers  à  la 
main  qui  donnent  des  étoffes  très  belles  en  dessin  et  en  couleur.  Il 
est  à  craindi'e  que  les  bas  prix  des  produits  fabriqués  à  Man- 
chester, Glascow  et  Bombay  ue  ruinent  la  fabrication  indigène. 
Il  est  bien  à  désirer  que,  ainsi  qu'en  Tunisie  et  en  Algérie,  où. 
fonctionnent  encore  beaucoup  de  métiers  indigènes,  les  tisseurs 
birmans  continuent  à  produire  ces  soieries  aux  belles  couleurs, 
aux  dessins  merveilleux,  dont  l'Asie  possédait  le  secret  avant 
nous. 

Dès  l'année  188Zi,  les  Anglais  faisaient  avec  la  Birmanie  et  par 


DX    ROYAUME    DISPARU.  171 

mer  des  échanges  qui,  en  objets  d'exportation  et  d'importation,  at- 
teignaient déjà  le  chiffre  de  hO  millions  de  francs.  Il  est  vrai  que 
nos  voisins  étudient  avec  un  soin  tout  particulier  les  pays  qu'ils 
s'annexent  afin  d'en  tirer  le  meilleur  parti,  et  qu'ils  ne  s'en  désin- 
téressent pas  comme  nous.  Ils  y  emploient  leur  or,  une  marine  qui 
n'a  garde  d'épiloguer,  leurs  soldats,  et  l'élite  de  leurs  grands  sei- 
gneurs diplomates.  ^ 


III. 


Au  nord,  les  frontières  sont  mal  définies,  peu  connues  ;  mais  il 
est  certain  qu'elles  ne  dépassent  pas  le  'IS""  degré  de  latitude.  A  l'est, 
le  pays  est  Umitrophe  de  la  riche  province  chinoise  du  Yunnan  et  du 
royaume  de  Siam.  Au  sud  et  du  côté  du  nord-ouest,  il  est  baigné 
par  les  eaux  du  golfe  du  Bengale.  Depuis  la  frontière  de  l'extrême 
nord  jusqu'à  la  Montagne-Bleue,  et  sur  la  frontière  est,  habitent, 
au  milieu  de  montagnes  boisées  et  dépourvues  de  routes,  des  tri- 
bus d'approche  difficile  et  peu  civilisées.  Dans  le  nord  et  le  nord-est, 
elles  portent  le  nom  de  Kakhyens  ;  dans  l'est  et  toute  son  étendue 
sont  les  Shans  ;  au  sud-est,  près  de  la  frontière  siamoise,  entre 
19°  et  20°  de  lathude,  habitent  les  Kaiennis.  La  plus  fertile  de  ces 
régions  est  celle  qu'habitent  les  Shans;  indépendamment  des 
essences  précieuses  de  ses  forêts,  on  y  trouve  les  fruits  les  plus 
savoureux  des  tropiques,  car  chaque  village  a  son  jardin  où  on  les 
cultive  avec  soin.  La  rose  y  fleurit  ainsi  que  le  myosotis.  L'éléphant, 
le  cheval  sauvage,  les  moutons  en  troupeaux  innombrables,  peu- 
plent des  plateaiLX  d'une  grande  étendue  et  couverts  de  luxiu-iantes 
prairies.  L'homme  de  ces  hautes  régions  est  actif,  alerte,  laborieux, 
comme  le  sont  les  habitans  des  montagnes.  Les  Anglais,  ainsi  que 
je  crois  l'avoir  indiqué,  espèrent  bien  le  voir  descendre  des  hau- 
teurs où  il  se  réfugie  depuis  un  temps  immémorial,  et  cultiver 
les  vallées  ;  mais  ils  ont  affaire  à  un  être  indépendant  qui  ne  vou- 
di'a  pas  plus  de  la  domination  des  nouveaux-venus  qu'il  n'a  voulu 
de  la  tyrannie  cMnoise  ou  birmane. 

Il  ma  été  possible  de  parcourir  un  certain  nombre  de  colonies 
anglaises  et,  dans  aucune,  la  sympathie  de  l'indigène  ne  s'est  ma- 
nifestée à  mes  yeux  pour  les  agens  et  les  soldats  de  la  Grande-Bre- 
tagne. C'est  la  terreur  qui  maintient  sous  le  joug  de  cette  grande 
puissance  tant  de  peuples  divers  :  il  est  donc  douteux  que  des  tri- 
bus, jusqu'ici  indomptées,  viennent  d'mi  cœm*  léger  se  reconnaître 
les  sujets  d'étrangers  qu'ils  détestent  à  coup  sûr,  et  la  preuve  en 
est  dans  les  luttes  journalières  que  les  dacoïts,  —  qui  sont  aux  An- 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

glais  ce  que  les  pirates  du  Tonkin  sont  aux  Français,  — soutiennent 
contre  eux. 

C'est  clans  les  premières  années  du  xiv^  siècle,  quand  parut  la 
relation   du  voyage  de  Marco  Polo,  que  la  Birmanie  fut  un  peu 
connue   de   l'Europe.  Lorsque   le  célèbre  Vénitien    la   parcourut, 
c'était  un  état  puissant  ;  il  l'avait  à  peine  quittée  qu'une  armée  chi- 
noise faillit  en  faire  la  conquête  définitive.  Le  roi  birman,  vaincu, 
poursuivi   à  outrance,  dut  chercher  un  refuge  à  l'extrémité  occi- 
dentale de  ses  états,  laissant  sa  capitale,  qui  alors  était  Pégou,  au 
pouvoir  de  l'envahisseur.  Celui-ci,  il  est  vrai,  s'éloigna,  mais  pour 
reparaître  et  disparaître  à  plusieurs  reprises.   Le  résultat  de  ces 
invasions  répétées,  des  réquisitions  incessantes  d'un  ennemi  insa- 
tiable, fut  la  division  du  royaume  de  Birmanie  en  petites  monar- 
chies et  en  minuscules  républiques,  jusqu'au  jour  oi^i   un  roi  de 
Pégou,  le  victorieux  Alompra,  en  lit  la  conquête  et  les  réunit  de 
nouveau  en  un  seul  royaume.  Le  premier  Anglais  qui,  sous  le  règne 
d'Elisabeth,  pénétra  dans  ces  lointaines  contrées,  se  nommait  Ralph 
Fitch.  Les  Portugais,  en  ce  temps-là,  dominaient  sur  mer,  et  Ralph 
Fitch,  tout  Anglais  qu'il  était,  dut  passer  par  la  Syrie  pour  les  éviter  et 
gagner  le  golfe  Persique.  Mais  le  gouverneur  d'Onnuz,  un  Portu- 
gais des  moins  hospitahers,  le  mit  en  prison  en  l'accusant  d'es- 
pionnage. Le  voyageur,  ayant  réussi  à  s'échapper,  gagna  Agra,  où 
le  Grand  Mogol  tenait  alors  sa  cour.  D'Agra,  Ralph  Fitch  descendit 
le  Gange,  et  après  avoir  Aisité  les  anciennes  villes  d'Allahabad,  Bé- 
narès,  Patna  et  Gaur,  il  réussit  à   se  faire  débarquer  à  Rangoun, 
port  birman,  qui,  alors  comme   de  nos  jours,   était  très  commer- 
çant. 

La  ville  de  Pégou,  visitée  par  Ralph  Fitch  en  1586,  lui  parut  belle 
et  très  populeuse.  Elle  était  défendue  par  de  solides  murailles  et 
des  marais  où  abondaient  des  crocodiles  affamés.  Elle  formait  un 
carré  parfait  dans  lequel  on  pénétrait  par  vingt-quatre  portes.  On  y 
fumait  déjà  de  l'opium,  paraît-il,  ce  qui  permet  aujourd'hui  de  dire 
aux  conquérans  actuels  qu'ils  ne  peuvent  être  accusés  d'y  avoir 
introduit  cette  drogue  dont  les  Birmans  abusent.  Masulipatam, 
une  ville  de  l'Inde,  fournissait  aux  habitans  de  Pégou  des  étoffes  de 
couleurs;  le  Bengale  leur  envoyait  ses  légers  tissus  de  mousse- 
line. Le  bois  de  santal  et  la  porcelaine  leur  venaient  de  Chine. 
Quant  aux  rares  marchandises  européennes  qu'ils  pouvaient  se  pro- 
curer et  qui  se  composaient  de  draps  et  de  velours,  elles  leur  arri- 
vaient par  Alexandrie  et  la  Mecque.  De  leur  côté,  les  Birmans, 
comme  au  temps  de  Salomon,  exportaient  de  l'or,  de  l'argent,  des  sa- 
phirs, des  rubis,  du  musc,  du  vernis  à  laquer,  du  riz  et  des 
sucres. 


UN    ROYAUME   DISPARU.  173 

Les  échanges  entre  la  Birmanie  et  l'Europe  étaient  donc,  dès  cette 
époque,   assez  importans.  Au  commencement  du  xvii°  siècle,  des 
Anglais  et  des  Hollandais  avaient  déjà  des  factoreries  àBhâmo,  au 
nord  de  Mandalay,  presque  aux  portes  du  Céleste-Empire.  Une  que- 
relle s'élant  élevée  entre  des  indigènes  et  des  Hollandais,  ceux-ci 
commirent  l'imprudence  de  dire  qu'ils  appelleraient  les  Chinois  à 
leur  aide.  Les  Birmans  furent  si  peu  effrayés   de  cette   menace, 
qu'ils  mirent  les  Européens  à  la  porte  de  chez  eux  ;  les  Hollandais 
n'y  sont  plus  revenus.  En  1750,  les  Pégouans  avaient  atteint  leur 
maximum  de  puissance  :   ils  envahirent  les  territoires  des  répu- 
bliques et  des  monarchies  qui  les  avoisinaient  ;  ils  brûlèrent  Ava 
et,  s'étant  saisis  de  son  souverain,  ils  le  mirent  dans  un  sac  de  cuir 
rouge,  et  comme  s'il  eût  été  une  odalisque  infidèle,  ils  le  jetèrent 
dans  l'Iraouaddy,  où  il  fut  noyé.    Le   glorieux  roi  des  Pégouans, 
Alompra,  partout  victorieux  et  fondateur  de   la   dernière  dynastie 
birmane,  eut  l'honneur  de  voir  son  alliance  sollicitée  par  la  France 
et  l'Angleterre.  Notre  grand  Dupleix,  gouverneur-général  de  Tlnde 
française,  obtint  l'autorisation  de  créer  une  factorerie  à  Syriam  ;  de 
son  côté,  la  compagnie  anglaise  reçut  en  propriété  l'île  de  Negrais. 
Ces  concessions  furent  de  courte  durée  :  Alompra  ayant  été  informé 
que  les   Français  et  les  Anglais  conspiraient   contre  lui,    il  les  lit 
massacrer.  Au  peu  endurant  Alompra,   succéda   un  roi    batailleur 
du  nom  de  Sin-Byoo-Sliin,   qui,  pendant  treize  ans,    durée   de  son 
règne,  eut  toujours  les  armes  à  la  main;  il  repoussa  quatre  inva- 
sions chinoises,  envahit  Siam,  et  détruisit  la  ville  d'Ayuthi,  qui  en 
était  la  capitale.  Il  étendit  son  pouvoir  sur  les  états  shans  jusqu'au 
Mékong  et  s'annexa  Manipour.  A  sa  mort,  il  surgit  un  tel  nombre  de 
successeurs,  que   deux  rois  éphémères  et  bon  nombre  de  princes 
qui  conspiraient  furent,  eux  aussi,  mis  en  sacs  et  noyés.  En  1782,  un 
certain  Bo-daou-Payah  régnant  vit   arriver  à  sa  cour  le  capitaine 
Symes,  envoyé   en  ambassade  par  sir  John  Shore,  le  gouverneur 
général  de  l'Inde.  Le  capitaine  se  présentait  à  Ava  sous  le  prétexte 
apparent  de   resserrer  les    relations  qui  existaient   entre  la  Bir- 
manie et  la  puissante  compagnie,  mais,  en  réalité,  avec  l'intention 
d'anéantir  ce  qui  restait  de  l'influence  française  en  Asie.  L'ambas- 
sadeur fut  décoré  d'un  ordre  quelconque,  ce  qui  n'était  pas  une 
faveur  bien  grande  ;  mais  avec  cette  distinction  il  obtint  pour  ses 
compatriotes    l'autorisation    de    s'établir    à   Bangoun.     C'était   en 
germe,  hélas  !  la  perte  du  royaume  de  Birmanie  pour  le  naïf  Bo- 
daou-Payah,  «  le  grand  père  saint,  »  comme  l'appelait  le  dernier 
prince  de  sa  dynastie. 

Un  autre  capitaine,  Hiram  Fox,  envoyé  en  1796,  comme  résident 
en  Birmanie,  fut  soumis  à  de  telles  humiliations  qu'il  dut  aban- 


17/|  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

donner  son  poste  et  retourner  à  Calcutta.  Symes,  le  décoré, 
rex-ambassadcur,  revint  à  A  va,  en  1802,  sur  l'ordre  que  lui  en 
donna  lord  Wellesley.  Cette  fois,  Tanibassadeur  fit  un  fiasco  com- 
plet, car  il  ne  fut  même  pas  reçu  par  le  souverain.  On  accusa  l'in- 
fluence française  de  cet  échec,  et  l'accusation  était  justifiée.  Les- 
querelles  entre  Anglais  et  Birmans  devinrent  dès  lors  incessantes  ; 
elles  devaient  fatalement  aboutir  à  une  déclaration  de  ijucrre. 

En  ce  moment-là,  l'empire  birman  était  l'un  des  puissans  em- 
pires d'Asie.  Indépendamment  de  la  Birmanie  propre,  desproAànces 
du  Pégou,  d'Arakan  et  de  Tenasserim,  il  comprenait  la  principauté 
de  Mogoung,  les  états  des  Shans  du  nord,  ainsi  que  ceux  de  Ka- 
khyen,  Assam,  Cachar  et  Manipour.  Les  chefs  des  états  des  Shans 
étaient  ses  tributaires  jusqu'aux  rives  du  Mékong.  ' 

L'armée  des  Birmans  était  tellement  habituée  à  battre  ses 
ennemis  et  à  conquérir  des  territoires,  qu'elle  demanda  à  ses  chefs 
de  l'embarquer  pour  aller  à  la  conquête  de  l'Angleterre.  Cette  jac- 
tance, naturelle  chez  des  soldats  qui  avaient  toujours  battu  leurs 
ennemis  et  repoussé  un  nombre  infini  d'invasions  chinoises,  leur 
devint  funeste.  Il  est  vrai  que,  tout  d'abord,  les  premières  ren- 
contres furent  contraires  aux  Anglais;  à  Assam,  à  Sillet,  on  les  tint 
en  échec  ;  à  Chattagong,  on  les  mit  en  déroute.  Quand  la  nouvelle 
en  parvint  à  Calcutta,  il  y  eut  ptmique  et  les  Anglais  s'organisèrent 
en  milice.  Quelques  années  après  notre  installation  en  Nouvelle- 
Calédonie,  les  Australiens  firent  de  même.  A  la  guerre,  la  fortune 
cause  de  cruelles  surprises.  Les  forces  britanniques,  au  nombre 
de  12,000  hommes  dont  7,000  de  troupes  indigènes,  battirent 
complètement  un  jour  le  meilleur  des  généraux  birmans.  Le  roi, 
terrifié  par  la  marche  rapide  des  Anglais  qui  n'étaient  plus  qu'à 
hù  milles  d'A\a,  demanda  à  composer.  D'un  seul  coup,  il  leur  aban- 
donna Arakan,  Tenasserim,  ainsi  qu'une  partie  de  Martaban.  Ca- 
char, lyutea  et  Assam  furent  évacués  par  ses  troupes,  et  d'un  com- 
mun accord,  on  déclara  Manipour  ville  indépendante,  mais  sous 
le  protectorat  de  la  Compagnie  des  Indes.  Or  on  sait  aujourd'hui 
mieux  qu'autrefois  ce  que  signifie  ce  mot  de  protectorat.  Ces 
triomphes  n'en  coûtèrent  pas  moins  très  cher  aux  troupes  anglaises, 
car  lu  guerre,  commencée  à  l'époque  la  plus  malsaine  de  l'année, 
avait  occasionné  des  vides  terribles  chez  les  envahisseurs.  Les  pertes 
s'élevèrent  jusqu'à  ^72  pour  100,  dont  5  seulement  provenaient 
d'armes  à  feu. 

La  leçon  de  modestie  infligée  aux  soldats  birmans  n'ayant  paru 
suffisante  ni  aux  vainqueurs  ni  aux  vaincus,  les  Anglais,  poussés 
à  bout  par  un  roi  peu  clairvoyant,  entrèrent  de  nouveau  en  cam- 
pagne en  1852,  et,  en  moins  d'un  an,  Moulmein,  Bassein  et  Prôme 


UN    ROYAUJrE    DISPARU.  175 

furent  conquis.  La  province  de  Pégou  passa  aux  mains  de  la  Com- 
pagnie de  l'Inde.  Gomme  celle-ci  était  déjà  maîtresse  de  l'Arakan 
et  du  Tenasserim,  qu'elle  tenait  la  côte  depuis  les  bouches  du 
Gange  jusqu'à  la  presqu'île  de  Malacca,  le  roi  et  son  royaume  res- 
tèrent cooime  en  cage,  sans  une  yille,  sans  un  port,  sans  un  dé- 
bouché sur  la  mer. 

Lord  Dalhousie,  alors  yice-roi  de  l'Inde,  ne  daigna  même  pas 
traiter  avec  les  Birmans  vaincus.  Une  simple  proclamation  leur 
apprit  la  cessation  des  hostilités  et  le  nombre  de  villes  qu'ils  per- 
daient. 

Gomme  nous  n'avions  encore  ni  la  Gochinchine  ni  le  Tonkin,  ces 
événemens  nous  laissèrent  indifférons  et  passèrent  inaperçus.  Les 
nations  rivales  de  la  France  pouvaient  alors  s'agrandir  au  détri- 
ment de  notre  influence  et  de  nos  intérêts  en  Asie,  sans  que  l'at- 
tention que  nous  prêtions  alors  aux  questions  de  politique  inté- 
rieure, les  seules  qui  nous  passionnent,  en  aient  été  le  moins  du 
monde  distraite. 

IV. 

Pour  succéder  au  roi  imbécile  qui  s'était  laissé  si  facilement 
battre  et  abattre,  le  peuple  alla  chercher,  dans  un  monastère  où  il 
vivait  de  la  vie  calme  des  religieux,  un  prince  du  nom  de  Men- 
doùme-Men.  G'était  un  esprit  vraiment  éclairé,  d'une  grande  élé- 
vation d'idées,  ayant  toujours  préféré  la  simplicité  au  faste,  la 
pauvreté  aux  richesses,  la  chasteté  aux  plaisirs  du  harem.  Tou- 
tefois, dès  qu'il  fut  sur  le  trône,  s'il  continua  à  rester  remar- 
quablement avisé  et  sage,  il  dut,  pour  se  conformer  aux  traditions, 
modifier  ses  habitudes,  et  il  les  modifia  si  bien  que,  lorsqu'il  mou- 
rut, il  laissa  cinquante-trois  veuves  reconnues  ses  femmes  légitimes 
et  une  bien  plus  grande  quantité  de  concubines.  Des  premières,  il 
avait  eu  quarante-huit  garçons  et  soixante-deux  filles.  On  ne  s'est 
jamais  donné  la  peine  de  compter  les  enfans  des  favorites,  puisque, 
en  raison  de  leur  illégitmiité,  leur  compétition  au  trône  n'était  pas 
à  craindre.  G'était  pour  éviter,  —  on  le  verra  plus  loin,  —  une; 
rivalité  possible  avec  le  fds  que  Mendoûme-Men  avait  choisi  pourr 
lui  succéder,  que  la  reine  mère  et  l'une  de  ses  filles  ordonnè- 
rent un  massacre  général  de  princes  et  de  princesses.  Leurs  parti- 
sans, —  chaque  prince  a  les  siens,  —  auraient  partagé  leur  sort  si 
le  temps  n'eût  manqué  à  ces  femmes  sanguinaires.  Je  dois  dire, 
pour  être  impartial,  que  la  tradition  et  la  raison  d'Etat  autorisaient 
ces  tueries. 

Le  sage  ^Mendoûme-Men,  secondé  par  un  frère  aux  idées  aussi 


176  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

larges  et  aussi  éclairées  que  les  siennes,  envoya  en  Europe  un  cer- 
tain nombre  de  jeunes  hommes  avec  mission  de  s'y  instruire.  On 
en  vit  à  l'École  centrale,  aux  Arts  et  Métiers  et  à  Saint-Gyr.  Beau- 
coup d'officiers  de  notre  armée  n'ont  sans  doute  pas  oublié  le  bril- 
lant et  sympathique  Mong-Thou,  un  de  leurs  camarades  de  promo- 
tion. Le  retour  à  Mandalay,  la  capitale  birmane,  de  cette  jeunesse 
enthousiaste  de  la  civilisation  d'Occident,  eût  très  certainement  pro- 
duit de  grands  changemens  dans  le  pays,  si  le  frère  du  roi,  l'ini- 
tiateur des  réformes,  n'eût  été  poignardé,  en  1867,  par  l'un  de  ses 
neveux.  C'est  dans  ce  temps-là  que  diverses  missions  anglaises  et 
françaises  parcoururent  le  nord  Je  la  Birmanie,  du  Siam  et  du  Cé- 
leste-Empire pour  découvrir  lequel  de  ces  trois  fleuves,  Tlraouaddy, 
le  Mékong  ou  le  Song-Koï,  était  le  plus  navigable  de  sa  source  à  son 
embouchure.  On  a  lu  ici-même  la  relation  de  voyage  de  M.  de  La- 
grée  et  de  ses  compagnons  ;  les  découvertes  de  Francis  Garnier, 
victime  comme  tant  d'autres  de  son  désir  de  voir  la  France  de- 
venir une  puissance  coloniale.  J'ai  moi-même  raconté  à  cette  place 
l'exploration  du  vice-consul  Margary  et  son  assassinat  non  loin  de 
Talifou,  et  le  voyage  de  Jean  Dupuis,  le  moins  récompensé  des 
explorateurs,  de  l'embouchure  du  fleuve  Rouge  jusqu'au  Yunnan  (1). 
Toutes  ces  recherches  n'étaient  pas  sans  causer  quelques  soucis 
au  souverain  de  la  Birmanie,  et,  croyant  que  l'Europe  lui  accor- 
derait son  appui  dans  le  cas  où  l'Angleterre  voudrait  faire  de  son 
royaume  ce  qu'elle  avait  fait  de  l'Hindoustan,  il  envoya  une  am- 
bassade à  Rome  et  à  Paris  pour  solliciter  des  traités  de  com- 
merce et  de  paix.  L'Italie  eut  le  bon  esprit  de  s'y  prêter  sans 
hésitation,  et  un  consul  itaUen  vint  immédiatement  se  fixer  à  Man- 
dalay. La  France,  elle,  ne  sut  rien  conclure,  et,  devant  l'indiffé- 
rence de  cette  puissance,  Mendoûme-Men  ne  songea  plus  qu'à 
retourner  à  ses  anciennes  coutumes  de  méditation  et  de  chasteté. 
En  vue  d'un  si  grand  changement,  il  se  faisait  construire  un  mo- 
nastère immense,  avec  l'intention  de  l'habiter,  lorsqu'il  mourut, 
le  l^""  octobre  1878.  Ce  fut  une  grande  perte  que  la  mort  de  ce 
sage,  car  il  pressentait  bien  que,  lui  disparu,  son  royaume  serait 
absorbé  par  la  puissance  qui  l'enserrait  à  l'étouffer.  Passionné 
pour  les  discussions  rehgieuses  et  philosophiques,  Mendoùme- 
Men  aimait  à  appeler  auprès  de  lui  les  Anglais  de  distinction 
ou  de  grand  savoir  qui  voyageaient  en  Asie.  Après  s'être  longue- 
ment elïbrcé  de  leur  démontrer  la  supériorité  de  la  morale  boud- 
dhiste sur  la  morale  des  autres  religions,  il  finissait  par  prouver  à 
ses  auditeurs  que  la  façon  dont  on  lui  avait  enlevé  une  partie  de 

(1)  Voyez  la  Revue  du  i"  mai  1874  et  du  15  septembre  1880. 


UN    ROYAUME    DISPARU.  177 

ses  biens  n'avait  rien  de  chrétien.  Ces  entrevues  ne  se  renouvelaient 
guère,  car,  indépendamment  de  ce  qu'elles  avaient  de  gênant  pour 
les  visiteurs,  ceux-ci  se  mouraient  de  consomption.  Le  roi,  en  rai- 
son de  sa  piété,  ne  pouvait  offrir  à  ses  hôtes  que  des  fruits  et  des 
légumes.  Un  docteur  suisse,  qui  s'était  fixé  près  de  lui  pour  étudier 
à  fond  le  bouddhisme,  faillit  être  la  victime  de  ce  régime.  Il  n'en 
réchappa  qu'en  allant  dans  les  bois  dénicher  des  œufs  que  lui-même 
faisait  cuire  et  mangeait  en  cachette. 

Pendant  les  derniers  jours  de  la  maladie  du  roi,  les  ministres,  à 
l'instigation  de  la  reine  et  de  sa  lille  Supaya-Lat,  firent  emprison- 
ner tous  les  fils  et  filles,  légitimes  ou  non,  du  souverain  expirant. 
Ils  étaient  si  nombreux  que  jamais  on  n'en  a  su  le  nombre  exact. 
Cette  mesure  était  prise,  ainsi  que  je  l'ai  indiqué,  pour  que,  à  l'avè- 
nement du  successeur  de  Mendoûme-Men,  il  n'y  eut  ni  rivalité  ni 
latte  possible  entre  les  partisans  de  ces  princes,  fils  et  filles  de  sang 
royal.  Un  soulèvement  de  leur  part  paraissait-il  probable  ?  la  rai- 
son d'Etat  exigeait-elle  leur  disparition?  on  les  égorgeait  en  masse. 
Ce  barbare  usage  était  si  bien  connu  du  peuple,  qu'à  la  nouvelle 
des  premières  arrestations  des  descendans  de  Mendoûme-Men,  des 
nourrices  firent  disparaître  du  palais,  en  les  déguisant,  deux  jeunes 
princes  qu'elles  avaient  allaités.  Ils  leur  durent  deux  fois  la  vie. 
Mendoûme-Men  s'était  pris  d'une  grande  aiïection  pour  l'un  de  ses 
fils  légitimes,  Thibô,  dont  la  mère,  malheureusement  pour  lui,  était 
morte,  et  il  le  désigna  pour  son  successeur.  Thibô,  élégant,  vif 
d'esprit,  très  intelligent,  se  prêta,  pendant  les  premiers  jours  du 
règne,  aux  réformes  projetées  par  son  père  et  quelques-uns  des 
Birmans  qui  avaient  fait  le  voyage  d'Europe.  On  reçut  au  palais 
tous  les  journaux  de  France  et  de  l'Inde.  Un  de  nos  compatriotes, 
M.  Fernand  d' Avéra,  y  expliquait  comment  dans  les  pays  civilisés 
on  élaborait  et  exécutait  les  lois.  Un  autre  Français,  M.  de  Thevelec, 
donnait  aux  troupes  birmanes  une  instruction  militaire  dont  elles 
avaient  le  plus  grand  besoin.  Il  fut  question  de  créer  à  Paris  des 
compagnies  pour  mettre  en  exploitation  les  mines  et  les  forêts.  Il  y 
eut  un  trésor  d'Etat  correctement  administré,  un  conseil  de  minis- 
tres qui  disait  :  «  Le  roi,  c'est  nous  !  »  Formule  bien  nouvelle, 
n'est-ce  pas,  dans  un  pays  d'absolutisme  séculaire  ? 

Cela  dura  soixante  jours. 

Soudainement,  Thibô  devint  sombre  et  taciturne,  et,  s'il  sor- 
tait de  sa  morosité,  c'était  pour  se  livrer  avec  des  jeunes  gens  de 
son  âge  à  d'odieuses  débauches.  Sollicité  avec  acharnement  par  le 
parti  vieux  birman  d'interrompre  les  réformes  en  voie  d'exécution, 
pressé  par  la  reine  mère,  veuve  de  Mendoûme-Men,  d'exterminer 
TOME  xciv.  —  1889.  12 


178  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  princes  prisonniers,   le  malheureux   et  fai])le   Tliibô   cherchait 
dans  l'ivresse  l'oubli  de  ses  pouvoirs. 

Aujourd'hui,  il  est  bien  avéré  que  le  roi  n'avait  pas  les  instincts' 
sanguinaires  que  les  Anglais  lui  ont  prêtés  pour  le  besoin  de  leur 
cause.  La  reine  mère,  qui  avait  dans  les  veines  du  sang  de  cet  Alom- 
bra  qui  perpétra  le  meurtre  d'Anglais  et  de  Français  soupçonnés 
de  conspirer  contre  lui,  résolut  d'agir  sans  consulter  personne  ; 
elle  ordonna  aux  ministres,  qui  tremblaient  devant  elle,  d'avoir  à 
faire  exterminer  les  prisonniers  de  sang  royal,  sans  distinction  d'âge 
et  de  sexe,  et  quel  que  lût  leur  degré  de  parenté  avec  Thibô  et  sa 
propre  famille. 

Un  jour,  les  fonctionnaires  suspects  et  les  généraux  douteux  re- 
çurent l'ordre  de  s'éloigner  de  la  capitale,  et  celle-ci  s'emplit 
aussitôt  de  bateleurs  et  de  charlatans  chargés  d'anmser  et  de  dis- 
traire le  peuple.  Dès  que  la  nuit  tomba,  des  condamnés  à  mort 
qu'on  avait  enivrés,  et  auxquels  on  avait  promis  de  faire  grâce  s'ils 
exécutaient  avec  énergie  une  horrible  besogne,  furent  conduits 
aux  prisons  du  palais.  Sur  l'ordre  de  l'un  des  officiers  de  la  reine, 
ils  se  ruèrent  sur  les  prisonniers  qui  leur  furent  désignés,  et  dont 
les  âmes  commencèrent  en  cette  nuit  sinistre  leur  première  trans- 
migration jusqu'à  l'anéantissement  final,  idéal  des  croyances  boud- 
dliistes.lly  eut  des  scènes  d'horreur  indescriptibles.  Les  plus  jeunes 
des  princes  périrent  la  tête  broyée  aux  murs  de  la  prison,  les  plus  âgés 
sous  des  coups  de  massue  assénés  sur  la  gorge.  De  jeunes  prin- 
cesses s'olMrent  à  leurs  bourreaux  en  échange  de  la  ^1e;  les  mons- 
tres, après  en  avoii'  abusé,  les  étranglèrent.  A  un  prince  qui  deman- 
dait qu'on  lui  fit  grâce,  d'autres  princes  dirent  :  —  «  Ae  savais-tu 
pas  que  c'était  ainsi  que  tu  devais  mourir?  Meurs  donc  avec  di-| 
gnité  !  » 

Ce  qu'il  y  a  d'étrange,  c'est  que  le  résident  anglais,  qui  habitait 
dans  une  maison  située  seulement  à  800  mètres  du  palais,  n'inter- 
vint d'aucune  façon;  avisé  par  ses  espions,  durant  la  nuit,  que  la 
boucherie  commençait,  ne  pouvait-il  agir  d'une  laçon  quelconque '? 
A  tous  les  points  de  vue  c'était  son  rôle  et  son  devoir,  le  représen- 
tant de  la  Grande-Bretagne  à  Mandalay  étant  le  protecteur  des 
étrangers  et  le  représentant  de  la  civihsation  européenne  dans  ces 
parages.  Il  se  borna  à  menacer  les  ministres  du  roi  d'abaisser  son 
pavillon  si  d'autres  massacres  avaient  lieu.  Le  consul  d'Italie  lit  aussi 
des  remontrances  qui  ne  furent  pas  plus  écoutées  que  celles  du 
résident  anglais,  car  quelque  temps  après  la  famille  d'un  ancien 
ministre  fut  assommée. 

La  seule  excuse  que,  par  la  suite,  donna  Thibô  au  sujet  de  la| 
mort  violente  de  ses  proches,  c'est  que,  à  chaque  changement  de 


UN    ROYAUME    DISPARU,  179 

règne,  on  en  agissait  ainsi  dans  son  pays.  En  captivité  et  au  con- 
tact dEuropéens,  il  a  dû  finir  par  comprendre  qu'une  telle  coutume 
était  d'autant  plus  barbare  ffue  les  souverains  birmans  ont  tou- 
jours eu  quatre  femmes  légitimes,  et.  de  plus,  des  favorites  à  dis- 
crétion. 

Aussitôt  après  les  massacres,  on  créa  une  loterie  d'état  afin  d'as- 
surer au  trésor  royal  un  revenu  certain  ;  le  gouvernement  fit  con- 
struire d'élégantes  maisons  de  jeux  et,  pour  mieux  y  attirer  la  foule, 
on  les  pourvut  de  musiciens  et  de  danseuses.  Le  peuple  ne  tarda 
pas  à  abandonner  la  culture  des  terres  pour  passer  son  temps  dans 
les  maisons  de  plaisir.  S'il  y  jouait  et  perdait,  ce  qui  ne  manquait 
jamais,  il  vendait  son  champ,  ses  femmes  et  ses  enfans,  jusqu'au 
jour  où.  ayant  tout  perdu,  il  devenait  un  dacoït  de  la  pire  espèce, 
c'est-à-dire  un  voleur  de  i>Tand  chemin. 

C'est  au  moment  où  les  sujets  du  roi  Thibô  gUssaient  sur  une 
pente  de  démorahsation  à  peu  près  générale,  que  le  vice-roi  de 
l'Inde  mit  en  mouvement  de  l'infanterie,  de  l'artillerie,  des  vivres, 
des  munitions  qui  furent  concentrés  à  Thayet-Maya,  ville  de  la 
frontière  birmane.  On  voulait  être  prêt  pour  la  chute  d'un  corps 
qui  se  décomposait.  Il  ne  fallait  plus  qu'un  préteste  pour  marcher 
en  avant  et  en  terminer  avec  un  territoire  depuis  longtemps  ar- 
demment convoité.  Ce  prétexte,  les  Anglais  l'attendirent  l'arme  au 
pied,  bien  sûrs  qu'il  se  produirait  à  l'heure  qui  conviendrait  le 
mieux  à  leurs  intérêts. 

Ils  eurent  d'abord  l'idée  de  chercher  chicane  à  la  Birmanie,  à 
propos  d'une  question  de  douane.  En  vérité,  il  était  mipossible  de 
mettre  la  main  sur  l'un  des  plus  anciens  trônes  du  monde  pour  un 
motif  semblable,  et  cette  idée  fut  éloignée.  La  mort  horrible  des 
princes  aurait  bien  pu  servir  d'excuse  à  une  intervention  bientôt 
suivie  d'une  déchéance,  mais  le  roi  était  innocent  du  sang 
versé  :  on  ne  pouvait  lui  faire  expier  un  crime  qu'il  n'avait  pas 
commis. 

Une  ambassade  envoyée  «  Paris,  en  1883,  par  Thibo  et  ses  mi- 
nistres, dissipa  les  derniers  scrupules.  La  Birmanie  ayant  à  com- 
battre les  Shans  qui  s'étaient  révoltés,  inquiète  de  la  présence  des 
troupes  anglaises  sur  toutes  ses  frontières,  sollicita  de  nous  une  al- 
liance. >otre  présence  au  Tonkin  en  rendait  la  pratique  facile  et 
utile,  a  Les  souverains  de  vastes  régions,  écrivirent  les  Birmans  au 
président  de  la  répubUque  française,  doivent  songer  sans  cesse  à 
la  prospérité  de  leurs  sujets...  Pendant  longtemps,  les  rapports 
entre  les  deux  nations  ont  été  rares  et  difficiles  ;  aujourd'hui  il  n'en 
est  plus  ainsi.  Il  y  a  déjà  dans  notre  royaume  des  officiers  et  des 
négocians  français  dont  les  travaux  acquièrent  journellement  des 


180  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'importance.  En  conséquence,  Sa  Majesté,  notre  maître  auguste, 
souhaite  qu'un  traité  d'amitié  soit  conclu.  » 

Une  clause  de  ce  traité  eût  mis  littéralement  le  feu  aux  poudres, 
si  l'occasion  d'en  brûler  se  fût  offerte.  C'était  celle  qui  nous  auto- 
risait à  introduire  des  armes  chez  notre  allié  par  notre  frontière  du 
Tonkin.  L'Angleterre  ne  pouvait  y  consentir  ;  et  elle  inthna  l'ordre  au 
roi  Tliibô  de  recevoir  un  résident  de  son  choix  à  Mandalay,  résident 
-qui  contrôlerait  tous  les  actes  royaux.  Quatre  jours  étaient  accordés 
au  souverain  pour  faire  connaître  sa  réponse.  Celui-ci,  disent  les 
Anglais,  refusa  a  verbalement  »  de  répondre,  et  les  hostilités  com- 
mencèrent aussitôt  par  une  marche  sur  Ava.  Les  troupes  anglaises, 
quoique  désh-euses  de  combattre,  ne  rencontrèrent  nulle  part  d'op- 
posans  :  elles  entrèrent  dans  la  capitale  sans  que  le  roi  en  soup- 
çonnât même  l'approche.  Les  ministres,  la  reine  mère  et  une  de 
ses  filles  non  moins  énergique  qu'elle,  lui  avaient  caché  l'ultima- 
tum et  l'invasion  du  territoire.  Les  femmes  voulaient  qu'on  se 
battît  à  outrance,  mais  les  ministres,  croyant  encore  possible  un 
arrangement,  s'y  étaient  refusés.  Indignées,  elles  leur  jetèrent  ces 
mots  à  la  face  en  plein  conseil  :  «  C'est  à  vous  et  non  à  nous  de 
porter  des  vètemens  de  femme!  »  Elles  ne  s'étaient  pas  trompées 
sur  les  dispositions  de  l'ennemi.  Le  1"  janvier  1886,  lord  Dufferin, 
■aussi  catégorique  que  son  prédécesseur  lord  Dalhousie,  procla- 
mait en  ces  termes  l'annexion  de  la  haute  Birmanie  à  l'empire  des 
Indes  :  «  Par  commandement  de  la  reine-impératrice,  il  est  notifié 
que  les  territoires  gouvernés  jusqu'à  ce  jour  par  le  roi  Thibô  ont 
cessé  de  lui  appartenir,  et  qu'ils  seront  administrés  tout  le  temps 
qu'il  plaira  à  Sa  Majesté,  par  des  officiers  qui  seront  désignés  à  cet 
effet  par  le  vice-roi  et  gouverneur  de  l'Inde.  Signe  :  Dufferin.  » 

Quelques  jours  avant  cette  laconique  notification,  le  consul  de 
France  avait  quitté  Mandalay,  muni  d'un  congé  de  convalescence. 
Lorsque  M.  de  Bouteiller  débarqua  à  Rangoun  pour  le  remplacer, 
il  apprit  qu'il  n'y  avait  plus  de  Birmanie,  et  que  son  malheureux 
souverain,  ne  comprenant  rien  encore  à  la  rapidité  et  aux  causes  de 
son  infortune,  naviguait  sous  pavillon  anglais  en  qualité  de  pri- 
sonnier de  guerre. 

Le  25  novembre  1885,  un  fort  détachement  de  soldats  anglais, 
commandés  par  le  colonel  Sladen,  avait  entouré  le  palais,  ainsi  que 
les  chevaux  de  frise  en  bois  de  teck  qui  en  protégeaient  l'accès.  Le 
colonel  Sladen,  aide  de  camp  du  général  commandant  les  troupes 
d'expédition,  demanda  au  malheureux  souverain  de  se  reconnaître 
prisonnier  de  l'Angleterre  et  d'avoir  à  lui  livrer  son  royaume,  son 
palais  et  ses  ti'ésors.  Le  roi,  absolument  ahuri,  consentit  à  tout  ce 
qu'on  exigeait  de  lui,  dans  la  seule  espérance  qu'il  lui  serait  fait 


UN    ROYAUME    DISPARU.  '  181 

grâce  de  la  vie,  mais  non  sans  se  plaindre  amèrement  de  ses  mi- 
nistres qui,  après  l'avoir  jeté  à  l'abîme,  l'abandonnaient  lâche- 
ment. Le  colonel  lui  dit  alors  qu'il  avait  ordre  de  le  conduire  abord 
d'un  bateau  déjà  préparé  pour  le  recevoir.  Après  de  longs  pour- 
parlers, il  fut  convenu  que  l'embarquement  n'aurait  lieu  que  le 
jour  suivant.  C'était  bien  le  moins  que  l'on  fît  cette  concession.  Les 
gardes  du  corps  du  roi  reçurent  l'ordre  d'évacuer  la  résidence,  ce 
qu'ils  firent  en  déposant  leurs  armes  de  parade  et  en  n'emportant 
que  les  nattes  sur  lesquelles  ils  dorment  d'habitude.  Il  est  difficile 
de  s'imaginer  un  aspect  plus  misérable  que  celui  de  ces  hommes. 
Ils  n'avaient  sur  eux  rien  qui  ressemblât  à  un  uniforme  militaire, 
car  leur  habillement  se  résumait  en  un  simple  lambeau  d'étoile. 
Dès  qu'ils  furent  partis,  des  soldats  anglais  entrèrent  dans  le  palais, 
baïonnette  au  fusil;  puis  des  sentinelles  occupèrent  les  issues.  Des 
servantes  indigènes,  attachées  au  service  des  femmes  du  roi,  eurent 
la  liberté  d'empaqueter  et  d'emjiorter  leur  hardes.  Elles  en  usèrent 
et  abusèrent  pour  s'adjuger  un  grand  nombre  de  pièces  de  soie- 
ries, des  parfums  d'un  grand  prix,  des  vêtemens  royaux  et  jusqu'à 
des  livres  de  prix.  On  fit  cesser  cet  odieux  pillage,  et  une  forte 
garde  s'installa  dans  le  jardin,  où  le  roi,  dans  un  élégant  pavillon 
aux  colonnades  dorées,  s'était  transporté  pour  passer  fraîchement  la 
nuit.  \u  lever  du  jour,  des  officiers  de  garde  et  leurs  amis  crurent 
pouvoir  s'approprier,  —  par  droit  de  conquête,  —  ce  qui,  dans  les 
salons  du  palais,  leur  parut  valoir  la  peine  d'être  eiriporté. 

Le  29,  au  matin,  d'autres  troupes,  commandées  par  le  général 
Prendergast,  prirent  la  direction  de  la  résidence  royale  avec  la  réso- 
lution bien  arrêtée  d'en  ramener  le  prisonnier  royal,  dût-on  em- 
ployer la  force.  Lorsqu'on  lui  intima  l'ordre  de  marcher  pour 
être  embarqué,  une  scène  des  plus  émouvantes  eut  lieu.  Le 
roi  et  deux  des  reines,  ses  épouses  légitimes,  tombèrent  aux 
genoux  du  colonel,  les  embrassèrent,  en  le  suppliant  de  leur 
accorder  deux  jours,  ensuite  un  seul,  et  puis  enfin  quelques  heures 
de  répit.  Ce  fut  refusé,  et  comme  le  roi  tergiversait  encore,  que 
la  chaleur  était  accablante,  une  compagnie  de  soldats,  conduite  par 
le  général,  se  porta  au  pas  de  charge  dans  le  jardin.  A  cette  vue, 
Thibô  pâht  affreusement,  et  les  deux  reines  s'accroupirent  en  gé- 
missant aux  pieds  de  leur  seigneur  et  maître,  lequel,  malgré  son 
grand  trouble,  parut  surpris  de  les  voir  parées  de  leurs  diamans. 
La  reine  mère,  dont  les  instincts  sanguinaires  étaient  bien  connus 
des  personnes  présentes,  survint  alors  également,  et,  farouche,  s'age- 
nouilla sans  verser  une  larme  aux  pieds  de  son  fils  d'adoption. 
Quelle  heure  émouvante  et  quel  tableau  !  A  la  droite  du  souverain 
déchu,  trois  serviteurs  fidèles,  le  front  prosterné,  agenouillés  jus- 


d82  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'à  terre;  à  gauche,  un  groupe  d'officiers  portant  déployé  le  dra- 
peau de  la  Grande-Bretagne  ;  en  face  du  trône,  les  femmes  accrou- 
pies, et,  à  vingt  pas  d'elles,  une  longue  fde  de  soldats  en  tenue  de 
campagne,  aux  figures  martiales  et  bronzées,  gardant  une  com- 
plète immobilité. 

Entre  temps,  les  oiseaux  chantaient  dans  les  tulipiers  en  fleurs, 
se  jouaient  dans  les  miiuosas  odoians,  et  le  soleil,  se  refl:étant  aux 
volutes  dorées  du  pavillon  royal,  faisait  scintiller  comme  des  feux 
célestes  les  diamans  des  reines.  Le  joi  demanda  encore  un  délai  de 
dix  minutes  pour  se  recueillir  et  dire  un  dernier  adieu  au  palais  de 
ses  ancêtres.  Elles  lui  furent  accordées  ;  comme  les  minutes  se  pro- 
longeaient, le  colonel  Sladen  s'avança  vers  le  monarque,  le  flan- 
qua de  deux  officiers,  et  lui  dit  d'un  ton  sévère  d'avoir  à  le  suivre. 
Cette  fois,  Thibô  obéit.  Mais  à  la  porte  du  palais,  il  y  eut  encore 
une  pause^  une  hésitation  suprême  de  quelques  minutes,  puis  le 
cortège  se  mit  en  marche  pour  le  bateau  dans  l'ordre  suivant  :  le 
général  Prendergast,  le  drapeau  anglais,  l'état-major  du  général, 
quatre  porteurs  d'ombrelles  blanches,  le  roi  et  ses  deux  femmes 
légitimes,  la  reine  mère,  des  serviteurs  portant  le  bagage  royal,  le 
chei  des  eunuques  et  les  troupes  anglaises.  A  la  chute  du  jour, 
l'embarquement  était  terminé,  et  lorsque  le  bateau  se  détacha  len- 
tement du  rivage  pour  suivre  bientôt  à  toute  vapeur  le  cours  de 
riraouaddy  juscpi'à  la  mer,  le  souverain  exilé  se  mit  à  sangloter, 
comprenant  que  c'en  était  fait  à  jamais  de  sa  puissance  et  de  son 
royaume. 

L'Angleterre  tenait  enfin  sa  proie,  proie  depuis  longtemps  con- 
voitée, et,  avec  elle,  un  butin  énorme.  On  transporta  à  bord  du  ba- 
teau à  vapeur  plusieurs  sacs  de  rubis,  de  saphirs  et  de  diamans; 
cinq  berceaux  d'or  massif;  une  statue  de  même  métal  incrustée  de 
pierres  précieuses,  mais  avec  une  telle  profusion,  qu'il  était  mi- 
possible  d'en  toucher  l'or  du  doigt;  un  nombre  infini  de  coupes  en 
or  également,  coupes  de  toutes  les  grandeurs  et  de  toutes  les  formes, 
et,  pour  en  finir,  des  laks  de  roupies,  c'est-à-dire  plusieurs  miUions 
de  francs. 

V. 

L'annexion  d'une  partie  de  la  Birmanie  en  1852  devait  fatalement 
aboutir  à  l'entière  annexion  de  1885.  Peut-être  est-ce  un  tort  que 
cette  assimilation  complète,  et  mieux  eût  valu  pour  la  Grande-Bre- 
tagne d'agir  comme  nous  l'avons  fait  en  Annam,  c'est-à-dire  placer 
sur  le  trône  birman  un  prince  indigène  en  ne  lui  laissant  que  les 
apparences  du  pouvoir.  Avec  un  protectorat  exempt  de  rudesse  et 


,LN   ROYAUME    DISPARU.  183 

des  ministres  gagnés  par  des  largesses  à  la  cause  des  occupans,  la 
situation  eût  été  moins  troublée  qu'elle  ne  l'est  à  l'heure  présente  ; 
les  dacoïts  n'auraient  pas  eu  de  prétextes  à  de  fréquens  soulève- 
mens,  et  la  Chine  n'eût  pu  formuler  aucune  plainte,  puisque  le  ro 
régnant  eût  continué  avec  la  cour  de  Pékin  ses  rapports  d'un  vas- 
sel  âge  fictif. 

Aujourd'hui,  il  est  beaucoup  trop  tard  pour  revenu- en  ariière, 
et  dût-il  en  coûter,  —  ce  qui  n'est  pas  douteux,  —  beaucoup  d'or 
et  de  vies  anglaises,  l'annexion  reste  et  doit  rester  un  fait  accompli. 

Les  difficultés  avec  la  Chine  ont  été.  il  est  vrai,  aplanies,  mais 
grâce  à  des  concessions  qui  sont  un  ^éritable  triomphe  pour  la 
diplomatie  des  Célestes.  L'empire  du  MiUeu  qui,  méchamment  con- 
seillé, nous  déclara  la  guerre  lorsque  nous  sommes  entrés  au 
Tonkin,  avait  les  mêmes  raisons  de  mettre  flamberge  au  vent  à 
propos  de  la  Birmanie.  Les  titres  sur  lesquels  s'appuyait  sa  pré- 
tendue souveraineté  ne  tenaient  pas  plus  debout  que  les  raisons 
qu'elle  évoquait  au  sujet  des  Gochinchinois  et  des  Tonkinois.  Ils  se 
fondaient 

...  Sur  Tusagre  antique  et  solennel, 

adopté  par  quelques  rois  asiatiques,  d'envoyer  des  présens  au 
Fils  du  Ciel.  Jadis.  l'Annam,  notre  Tonkin,  la  Corée  et  quelques 
autres  petits  états  asiatiques  en  faisaient  autant.  Mais  ce  n'était 
plus  qu'un  acte  de  politesse  à  l'égard  d'un  voisin  puissant  et  non 
un  acte  de  vasselage. 

La  Cliine  semblait  aussi  avoir  oublié  que,  depuis  cent  vingt  ans, 
elle  avait  renoncé  à  ses  anciennes  prétentions  sm*  sa  voishie.  Vers 
ililiO,  celle-ci  étant  restée  sans  monarque,  la  nouvelle  dynastie  des 
Mings  voulut  s'emparer  du  trône  vacant  et  n'y  réussit  pas.  De  1765 
à  1769,  les  Chinois  firent  quatre  nouvelles  invasions,  sous  prétexte 
de  châtier  les  Shans  qui  avaient  maltraité  quelques-uns  des  leurs. 
Ils  furent  encore  battus  par  un  général  répondant  au  nom  de  Maha 
Thibalthura.  Ce  guerrier,  assurément  moins  barbare  que  son  nom, 
eût  pu  les  exterminer;  mais,  en  homme  clément  et  a\dsé,  il  préféra 
leur  laisser  la  ^ie  en  échange  d'un  traité  de  paix.  Il  y  eut  échange 
de  présens,  et  il  fut  convenu  que,  tous  les  dix  ans,  ces  cadeaux 
se  renouvelleraient  et  seraient  accompagnés  de  lettres  aussi  flat- 
teuses pour  le  roi  de  Birmanie  que  pour  l'empereur  de  Chine.  Les 
présens  paraîtront  assez  mesquins  :  ils  consistaient  en  quelques 
pièces  de  soie,  des  glaives  et  des  meubles  sculptes.  Point  principal 
du  traité  :  la  route  «  de  l'or  et  de  l'argent,  »  c'est-à-dire  celle  de 
Bhàmo  au  Yunnan,  devait  rester  ouverte  aux  deux  peuples. 


184  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

L'AnglcteiTO  qui,  avec  beaucoup  de  sens  commun,  se  souciait  fort 
peu  de  guerroyer  contre  les  Chinois  quand  elle  avait  des  insurrec- 
tions à  étouffer  en  Binnanie,  a  consenti  à  envoyer  tous  les  dix  ans,  à 
Pékin,  une  lettre  de  félicitations  que  des  présens  accompagneront  ; 
de  plus,  elle  a  promis  de  rappeler  la  mission  commerciale  qui  de- 
vait parcourir  le  Thibet,  Il  lui  a  fallu  sans  doute  de  fortes  raisons 
pour  continuer  l'envoi  d'un  tribut  que  la  déposition  du  roi  Thibô 
ne  rendait  plus  obligatoire. 

Mais  ces  raisons,  on  les  conçoit  bien  vite  lorsqu'on  lit  les  cor- 
respondances qui,  depuis  trois  ans,  sont  envoyées  de  Rangoun  à 
Londres.  On  y  voit  que  25,000  hommes  de  troupes  régulières  sont 
stationnées  en  pays  birman,  et  qu'un  corps  de  poHce  militaire,  ré- 
cemment créé,  dépasse  déjà  17,000  hommes.  Les  nouveaux  occu- 
pans  ne  sont  maîtres  du  dacoïtisme,  c'est-à-dire  des  indigènes  ré- 
voltés, qu'aux  points  que  les  troupes  anglaises  occupent  en  force,  et 
là,  elles  sont  surprises  par  des  attaques  soudaines.  Des  soldats  de 
l'armée  régulière  de  Chine,  déguisés  en  dacoïts,  y  pratiquent,  pour 
compte  de  leur  gouvernement,  la  guerre  à  responsabilité  limitée 
qu'ils  faisaient  à  nous-mêmes  sur  le  fleuve  Rouge.  C'est  surtout 
au  nord,  dans  les  régions  voisines  du  Yunnan  et  des  états  shans, 
que  l'insoumission  a  pris  un  caractère  des  plus  graves.  Un  gros 
détachement  de  gendanuerie  y  a  été  attaqué,  enveloppé  par  l'en- 
nemi et  réduit  à  un  cinquième  de  son  effectif.  D'autres  rebelles, 
retranchés  à  Maulin,  ont  dû  être  canonnés;  leurs  positions  ont  été 
prises  d'assaut,  mais  les  Anglais  y  ont  perdu  plus  d'un  dixième 
d'un  corps  expéditionnaire,  composé  d'un  détachement  du  régi- 
ment de  Hampshire  et  du  IT  d'infanterie  de  Rengale,  soutenus  par 
deux  canons.  Les  tribus  des  Chan  et  des  Karen  du  nord  ne  se  ren- 
dent pas.  Un  de  leurs  chefs  se  livre  à  des  razzias  sans  cesse  renou- 
velées et  toujours  heureuses.  L'un  de  ses  derniers  exploits  a  été  de 
s'éclipser  aux  regards  stupéfaits  des  gendarmes  qui  le  poursui- 
vaient pour  lui  reprendre  cent  cinquante  éléphans,  un  butin  pour- 
tant difficile  à  dissimuler. 

Reste  la  question  financière  ou  celle  des  revenus  de  la  conquête  ; 
ils  ont  été  trouvés  inférieurs  de  plusieurs  millions  de  roupies  aux 
charges  qu'impose  l'occupation  et  que  le  trésor  de  l'Hindous- 
tan  doit  couvrir.  A  ce  point  de  vue,  la  situation  ne  compense  pas, 
à  beaucoup  près,  les  sacrifices  qu'il  a  fallu  faire  et  qu'il  faudra  faire 
encore.  A  Rangoun,  où  se  trouve  une  succursale  de  la  banque  du 
Rengale,  le  taux  de  l'escompte  s'est  élevé  de  11  à  15  pour  100. 
L'argent,  qui  est  le  seul  étalon  monétaire  de  l'Inde,  fait  à  tel  point 
défaut,  qu'on  a  toutes  les  peines  du  monde  à  satisfaire  à  la  solde  dos 
troupes.  Il  y  a  bien  une  circulation  fiduciaire  de  billets  de  banque, 


UN    ROYAUME    DISPARU.  185 

mais  chacun  d'eux  représente  250,000  francs  ou  un  Iak  de  rou- 
pies. 

A  quelle  cause  attribuer  ce  malaise  des  finances,  ces  soulève- 
mens  qui  ne  se  sont  produits  qu'à  la  suite  d'une  annexion  facile 
au  début?  iNos  voisins  ne  seraient-ils  plus  les  colonisateurs  qu'on 
nous  a  donnés  longtemps  pour  modèle?  Leurs  actes  sont-ils  trop 
rudes,  trop  oppressifs,  dépourvus  de  cette  façon  gouailleuse, mais 
bonne  enfant  dont  le  soldat  français  traite  l'Arabe  et  l'Asiatique? 
A  cela  on  peut  répondre  qu'il  n'y  a  rien  d'étonnant  à  ce  que  les 
Birmans  n'aiment  pas  l'étranger  qu'ils  n'ont  ni  appelé,  ni  désiré 
voir  chez  eux,  et  que  la  manière  brutale  dont  il  les  gouverne  n'est 
pas  faite  pour  gagner  leurs  sympathies.  La  terre  est  conquise,  mais 
les  cœurs  ne  le  sont  pas. 

11  y  a  trois  ans,  aux  premiers  jours  de  l'occupation,  à  un  moment 
où  il  fallait  frapper  les  esprits  de  terreur,  les  Anglais  abusèrent  des 
jugemens  et  des  exécutions  sommaires.  A  leurs  yeux,  tous  les  Bir- 
mans étaient  des  dacoïts,  et  comme  tous  les  dacoïts  étaient  passés 
par  les  armes,  les  Anglais  remuaient  la  haine  comme  à  plaisir.  Cette 
abondance  de  rebelles  à  exterminer  permit  même  à  un  officier,  habile 
photographe,  de  se  procurer  la  plus  épouvantable  des  collections. 
Il  braquait  son  appareil  sur  les  condamnés  à  mort  au  moment  même 
où  le  peloton  d'exécution  les  mettait  en  joue.  Ce  n'était  que 
lorsque  les  faces  convulsées  par  la  (erreur  étaient  fixées  sur  la  plaque 
que  le  commandement  de  :  «  Feu!  »  se  faisait  entendre.  Se  dou- 
tait-on que  la  passion  du  cliché  pût  rendre  l'homme  cruel?  Un 
autre  officier,  afin  d'obtenir  d'un  rebelle,  —  reconnu  plus  tard  inno- 
cent,—  le  nom  de  ses  complices,  le  fit  passer  par  un  simulacre  de 
conseil  de  guerre  et  un  semblant  d'exécution.  «  Avouez!  )>  s'écria 
l'officier  au  moment  où  les  soldats  mettaient  enjoué  le  malheureux 
qui  tremblait  de  tous  ses  membres.  Et,  en  efïet,  le  rebelle,  en  ce 
moment  suprême,  avoua  tout  ce  qu'on  voulut;  il  nomma  des  com- 
plices en  telle  abondance  que  l'officier  qui  avait  inventé  cette  tor- 
ture comprit  qu'il  avait  été  niaisement  barbare.  Le  vice-roi  de 
l'Inde,  ayant  eu  connaissance  de  ces  deux  faits  monstrueux,  s'em- 
pressa d'en  punir  les  héros.  La  terreur,  la  torture  et  les  fusillades 
sont  de  mauvais  moyens  de  pacification  et  se  retournent  contre 
ceux  qui  les  appliquent. 


Edmond  Plauchut. 


A  TRAVERS  L'EXPOSITION 


)7 


AUX   PORTES.    —    LA   TOUR. 


I  ;  0 

-:n 

■:<] 

Voici  le  moment  de  l'année  où  se  réAeille  le  nomade  qui  dort  en 
chacun  de  nous  ;  depuis  le  petit  nomade,  celui  qui  déménage  à  la 
Celle-Saint-Cloud,  jusqu'au  grand  nomade  que  les  paquebots  em- 
mènent autour  de  la  planète.  Chacun  fuit  son  logis  et  sa  peine 
accoutumée  ;  un  instinct  obscur  nous  pousse  à  chercher  un  coin  de 
monde  inconnu  ;  nous  l'imaginons  charmant,  et  il  le  sera  un  in- 
stant, parce  que  la  figure  des  choses  n'y  est  pas  encore  associée 
aux  vieux  soucis  que  nous  y  portons.  Oui,  ce  serait  l'heure  d'aller 
revoir  si  d'aventure  l'Orient  ou  la  Russie  n'ont  pas  changé.  Mais  à 
quoi  bon  partir  cette  année  ?  Le  monde  est  venu  à  nous.  Des  dieux 
bienfaisans  ont  réduit  la  grosse  boule  et  l'ont  roulée  sur  les  bords 
de  la  Seine  ;  ils  ont  échantillonné  l'univers  sous  nos  yeux.  Du. 
temps  où  les  Juifs  erraient  et  où  ils  ne  possédaient  que  cinq  sous, 
il  y  en  avait  un  qui  faisait  perpétuellement  le  tour  du  monde  avec 
cette  somme.  Pour  ces  mêmes  cinq  sous,  chacun  peut  refaire  au- 
jourd'hui l'itinéraire  éternel  d'Isaac  Laquedem,  des  Invahdes  au 
Champ  de  Mars,  dans  les  wagonnets  de  M.  Decauville. 

Ce  sera  donc  là  que  nous  irons  voyager  durant  l'été  du 
centenaire.  Les  notes  recueillies  en  chemin,  je  les  rapporterai, 
chaque  quinzaine,  aux  amis  inconnus  qui  voulurent  bien  me 
suivre  souvent  sur  des  routes  plus  lointaines.  S'ils  réclament  un 
cicérone  complet,  technique,  informé,  qu'ils  ne  lisent  pas  plus 
avant  ;  ils  ne  trouveraient  point  ici  leur  homme.  Je  vais  promener 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  187 

à  travers  cette  encyclopédie  mes  curiosités  et  mes  ignorances, 
tâchant  de  rassasier  les  unes  et  d'éclairer  un  peu  les  autres.  Le 
jour  de  la  fermeture  arrivera,  et  nous  n'aurons  peut-être  rien  vu 
de  «  ce  qu'il  faut  voir,  »  comme  disent  les  guides;  mais,  en  fait 
de  guides,  je  préférerai  toujours  la  méthode  d'Hérodote  et  de  Mon- 
taigne, qui  est  de  n'en  avoir  pas,  à  celle  de  Bœdeker  et  de  Mur- 
ray.  Les  aspects  pittoresques,  les  souvenirs  que  fait  remonter  une 
vision  du  pays  parcom-u  jadis,  les  impressions  des  foules,  et  sur- 
tout les  idées  latentes  sous  les  formes  sensibles,  voilà  ce  qui  nous 
arrêtera,  ce  qui  ne  nous  laissera  peut-être  pas  le  temps  de  regarder 
aux  vitrines.  L'Exposition  n'est  si  amusante  que  parce  qu'elle  est 
un  immense  magasin  d'idées. 

On  a  quelque  peine  à  s'y  reconnaître  tout  d'abord.  Les  grandes 
lignes  du  plan  matériel  sont  simples  et  facilement  saisissables  ; 
celles  de  l'architecture  intellectuelle  ne  se  dégagent  pas  si  aisé- 
ment. iNous  avons  tous  éprouvé,  aux  premières  visites,  cette  sen- 
sation du  trop-plein  dans  l'oeil  et  dans  l'esprit  ;  il  semblait  que  la 
pupille  ne  fût  pas  assez  large  pour  recevoir  et  distinguer  tant 
d'images,  le  cerveau  pas  assez  solide  pour  résister  à  des  pressions 
trop  fortes,  trop  multiples.  Remettons  à  plus  tard  les  jugemens 
d'ensemble.  Entrons  là  sans  parti-pris  d'aucune  sorte,  comme  on 
pénètre  dans  un  musée  où  sont  réunis  les  témoins  d'une  époque 
mal  connue.  Au  cours  de  notre  enquête,  nous  aurons  quelque 
chance  de  découvrir,  l'un  après  l'autre,  les  traits  généraux  qui 
constituent  la  physionomie  de  cette  époque  ;  en  arrivant  au  terme 
du  voyage,  nous  pourrons  peut-être  recomposer  la  figure  vivante 
et  ressemblante.  Il  faudra  bien  l'essayer  ;  partis  pour  faire  le  tour 
du  monde,  nous  ferons  avant  tout  le  tour  de  France  et  le  tom-  du 
siècle.  On  nous  y  a  conviés  expressément,  en  ouvrant  l'Exposition 
du  centenaire.  Elle  ne  serait  qu'un  divertissement  puéril,  si  l'on 
n'en  prenait  pas  occasion  pour  se  livrer  à  cet  examen  de  con- 
science. 

Dès  maintenant,  et  sans  préjuger  nos  découvertes  futures,  une 
première  inspection  nous  permet  d'affirmer  ceci  :  l'Exposition  n'est 
pas  seulement  une  revue  rétrospective,  elle  est  le  point  de  départ 
d'une  infinité  de  choses  neuves.  De  là  sa  supériorité  sur  ses  aînées, 
son  attrait  énigmatique  et  irrésistible.  Dans  ce  chaos  monumental 
qui  a  surgi  du  Champ  de  Mars,  dans  ces  édifices  de  fer  et  de  tuiles 
peintes,  dans  ces  machines  qui  obéissent  à  un  nouveau  pouvoir 
dynamique,  dans  ces  campemens  d'hommes  de  toute  race,  et  sur- 
tx)ut  dans  les  nouvelles  façons  de  penser  que  suggèrent  de  nou- 
velles façons  de  vivre,  on  aperçoit  les  Unéamens  d'une  civilisation 
qui  s'ébauche,  l'œuf  du  monde  qui  sera  demain.  L'Exposition  est 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toute  une  ville.  Je  crois  que  nous  devons  observer  les  villes  du 
présent  comme  les  archéologues  observent  les  villes  du  passé.  Ils 
sont  arrivés  à  bien  connaître  et  à  reconstituer  les  plus  anciens  états 
sociaux,  en  partant  de  ce  principe  :  l'homme  imprime  à  la  coquille 
où  il  vit  son  caractère  personnel  ;  elle  trahit  les  moindres  particu- 
larités morales  de  l'habitant  ;  la  pierre  fossile  ne  moule  pas  avec 
plus  de  fidélité  les  organes  délicats  de  l'insecte  qui  s'y  était  posé. 
Pompéi,  Nuremberg,  gardent  l'empreinte  et  livrent  les  secrets  des 
mœurs  romaines,  des  mœurs  féodales  ;  une  ville  anglaise,  italienne, 
orientale,  nous  révèle  l'Anglais, l'Italien, l'Oriental,  plus  vite  et  plus 
sûrement  que  de  gros  traités  d'histoire  ou  de  philosophie.  Dans 
notre  Paris,  cette  puissance  de  représentation  est  pour  ainsi  dire 
photographique.  J'ai  scrupule  à  revenir  sur  une  remarque  déjà  con- 
signée ici,  il  y  a  quelques  années;  mais  l'Exposition  la  refait  nou- 
velle en  la  rendant  cent  fois  plus  probante.  Quand  vous  passez  sur 
un  des  ponts  qui  donnent  accès  au  grand  caravansérail,  regardez  à 
ûauche  :  la  cité  d'autrefois  est  ramassée  sous  vos  veux  dans  son 
harmonieuse  unité,  avec  tous  les  organes  d'une  vie  complète  ;  la 
maison  de  Dieu,  la  maison  du  roi,  la  maison  du  juge,  l'hôtel  du 
seigneur,  le  logis  du  bourgeois,  la  boutique  du  marchand.  C'est 
un  tableau  admirable,  mais  un  tableau  de  musée;  l'esprit  y  do- 
mine la  matière,  comme  sur  le  visage  d'un  mort;  car  la  plupart  de 
ces  formes  achevées,  d'un  sens  si  clair,  sont  des  formes  mortes, 
désormais  impropres  à  nos  besoins  actuels.  Ingrat  et  imbécile  se- 
rait celui  qui  la  contemplerait,  la  chère  cité,  sans  amour  et  sans 
vénération  ;  nous  lui  devons  la  tendresse  qu'on  a  pour  l'aïeule  ;  à 
qui  viendrait  cette  folle  pensée,  demander  à  l'aïeule  de  redevenir 
jeune  et  de  seconder  nos  travaux? 

Tournons  la  tête,  regardons  à  droite  :  tout  est  changé  dans  la 
ville  des  années  récentes,  et  surtout  dans  la  ville  d'aujourd'hui, 
l'Exposition.  Qu'on  amène  sur  ce  pont  un  passant  ignorant  de  notre 
histoire  ;  il  se  refusera  à  croire  que  la  même  race  d'hommes  a 
construit  ces  deux  moitiés  de  notre  capitale  ;  tout  au  moins,  il 
taxera  notre  chronologie  d'inexactitude,  il  supposera  entre  ces  deux 
mondes  des  siècles  omis  et  des  dynasties  oubliées,  comme  nous  le 
faisons  pour  l'obscure  Egypte,  quand  nous  y  rencontrons  côte  à 
côte  des  monumens  trop  dissemblables.  Dans  la  cité  naissante, 
tout  est  confus,  moralement  inachevé  ;  faute  d'accoutumance, 
l'esprit  prévenu  la  condamne  en  bloc;  cependant  nous  sen- 
tons que  la  vie  s'est  transportée  là,  qu'elle  ne  rétrogradera  plus,  et 
qu'il  faut  l'aimer  aussi,  cette  créature  incomplète,  d'un  autre 
amour,  comme  on  aime  l'enfant  d'une  venue  incertaine.  Elle  nous 
étonne  et  nous  centriste  d'abord,  parce  que  sa  beauté  est  mal  dé- 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  189 

gagée,  el  surtout  parce  que  son  âme  ne  se  déclare  pas  encore.  Il 
faut  chercher  l'absente.  Vaine  recherche  !  dh-a-t-on.  Et  que  faisons- 
nous  donc,  quand  nous  nous  penchons  sur  le  berceau  d'un  nou- 
veau-né, pour  épier  l'éveil  de  l'âme?  Nous  ne  nous  effrayons  pas- 
des  retards,  car  nous  avons  la  certitude  qu'elle  illuminera  ce  petit 
animal  inconscient,  comme  elle  avait  jadis  illuminé  l'aïeule  ;  et 
pourtant  nous  sommes  impatiens  d'en  surprendre  les  premières 
révélations.  C'est  avec  ces  sentimens  naturels  et  contradictoires 
que  nous  interrogerons  la  ville  de  fer,  la  ville  cosmopolite  et  sa- 
vante, bâtie  par  nous  à  notre  ressemblance. 

Avant  d'aller  plus  loin,  je  devrais  peut-être  donner  place  à  un 
préambule  obhgé  pour  quiconque  exprime  sa  pensée  sur  l'Exposi- 
tion. Je  trouverais  sans  difficulté  dans  les  casiers  de  notre  impri- 
meur les  deux  clichés  entre  lesquels  on  a  le  choix. 

Cliché  numéro  un.  —  L'Exposition  du  Centenaire  de  la  Révolu- 
tion française  (ne  craignez  pas  de  redoubler  les  r)  nous  montre 
les  bienfaits  de  cette  révolution  réalisés  dans  un  épanouissement 
magnifique.  La  galerie  des  machines  et  la  tour  Eiffel  étaient  en 
germe  dans  la  Déclaration  des  droits  de  l'homme.  Seul  l'accord 
fécond  de  la  liberté  et  de  la  démocratie  pouvait  enfanter  ces  mer- 
veilles, seul  le  régime  répubUcain  pouvait  donner  ce  grand  spec- 
tacle au  monde.  —  Citoyens,  des  urnes  vous  attendent  au  sortir 
du  Champ  de  Mars  ;  si  vous  êtes  satisfaits  de  ce  que  vous  avez 
vu,  aux  urnes  pour  la  République! 

Cliché  numéro  deux.  —  L'Exposition  (que  nous  voudrions  bien 
avoir  faite)  a  avorté,  parce  qu'elle  était  associée  à  la  commémora- 
tion des  plus  mauvais  jours  de  notre  histoire.  Ce  n'est  qu'une  vaste 
fête  loraine,  indigne  de  la  France  ;  elle  n'offre  rien  de  neuf,  et  le 
goût  du  laid  s'y  étale.  Cependant  l'effort  qu'elle  atteste  nous  ap- 
prend ce  dont  notre  peuple  serait  capable  sous  un  bon  gouverne- 
ment, monarchie  ou  empire.  —  Peuple,  ne  te  laisse  pas  distraire 
par  l'Exposition  ;  aux  urnes  pour  la  monarchie  ou  l'empire  ! 

Il  y  aurait  un  grave  inconvénient  à  développer  l'une  ou  l'autre 
de  ces  thèses  :  la  moitié  des  lecteurs  me  fausserait  compagnie.  Le- 
bon  sens  public  est  si  las  de  voir  mêler  la  politique  où  elle  n'a  que 
faire  !  Écoutez  les  propos  de  la  foule  qui  envahit  le  Champ  de  Mars  ; 
les  uns  s'instruisent,  les  autres  s'amusent,  tous  admirent;  on  vante 
M.  Rerger,  M.  Alphand,  M.  Contamin,  M.  Eiffel  ;  personne  ne  pense 
à  l'ingénieux  abbé  Sieyès,  ni  aux  continuateurs  qui  travaillent  au- 
jourd'hui dans  sa  partie,  pour  grossir  le  carton  où  s'entassent  nos 
constitutions.  Personne  ne  s'avise  d'établir  un  rapport  quelconque 
entre  nos  crises  d'épilepsie  pohtique  et  la  saine  dépense  de  labeur 
d'où  est  sortie  l'Exposition.  Si  l'on  interrogeait  sur  la  genèse  de- 


190  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cette  grande  œuvre  un  de  ses  ouvriers  d'élite,  savant  ou  ingénieur, 
j'imagine  qu'il  répondrait  à  peu  près  ceci  : 

«  Nous  célébrons  une  révolution  scientifique  et  industrielle  qui 
est  à  cette  heure  le  facteur  le  plus  considérable  de  l'histoire  géné- 
rale. Elle  a  été  lentement  préparée  dans  les  cabinets  d'étude,  par 
plusieurs  générations  d'hommes  de  génie,  jusque  sous  le  couperet 
de  la  guillotine,  par  un  Lavoisier,  au  bruit  du  canon  de  l'Empire, 
par  un  Laplace.  Elle  a  passé  dans  le  domaine  des  applications  pra- 
tiques grâce  au  groupe  saint-simonien,  qui  comptera  dans  le  gou- 
vernement effectif  de  ce  siècle  plus  que  tous  les  pouvoirs  officiels. 
Le  mouvement  a  pris  naissance  durant  les  années  pacifiques  de  la 
monarchie  parlementaire  ;  il  s'est  développé  avec  une  rapidité  pro- 
digieuse sous  le  second  Empire,  autoritaii-e  et  belliqueux.  Après  un 
désastre  où  l'on  croyait  voir  sombrer  notre  fortune,  au  milieu  de 
r-anarchie  tranquille  et  tempérée  où  nous  vivons,  il  a  continué  et  accé- 
léré son  œuvi^e  de  transformation  universelle.  Les  politiques  de  toute 
couleur,  lorsqu'ds  prétendent  aider  ou  diriger  ce  mouvement,  nous 
font  l'eflet  de  castors  qui  maçonneraient  leurs  digues  sur  la  chute 
du  Niagara.  Étant  la  fonction  maîtresse  du  siècle,  il  est  supérieur  à 
tous  les  accidens  de  la  vie  nationale,  de  la  vie  européenne.  A  inter- 
valles périodiques,  le  monde  du  travail  ressent  le  désir  de  marquer 
une  étape  et  de  constater  ses  progrès  ;  de  là  nos  Expositions,  tou- 
jours agrandies,  comme  la  toise  où  un  enfant  robuste  mesm'e  sa 
croissance.  Chaque  fois,  le  gouvernement  du  quart  d'heure  nous 
impose  son  écusson  et  ses  étiquettes  ;  il  rattache  notre  entreprise 
aux  idées,  aux  souvenirs  qui  lui  servent  d'enseigne.  Rien  de  plus 
naturel.  Comme  nous  avons  besoin  du  gouvernement,  quel  qu'il 
soit,  nous  lui  chantons  l'antienne  qui  lui  plaît.  Si  un  autre  prenait 
sa  place,  il  n'y  aurait  pas  un  boidon  de  moins  ou  de  plus  dans  nos 
charpentes.  Celui  d'aujourd'hui  est  en  mauvaise  passe,  semble-t-il; 
je  crois  bien  qu'en  nous  appelant  sur  les  chantiers,  il  voulait  recom- 
mencer l'expédient  des  ateliers  nationaux  et  bénéficier  d'une  superbe 
réclame  électorale.  Si  cela  lui  réussit,  tant  mieux  pour  lui!  sinon, 
nous  continuerons  de  travailler  sur  ses  petites  ruines.  Nous  nous 
sommes  emparés  de  l'idée  des  politiciens  ;  la  France  nous  a  suivis, 
elle  nous  a  apporté  toute  sa  bonne  volonté,  tout  son  génie.  Il  en 
est  résulté  cette  création  incomparablement  belle,  qui  n'appartient 
à  aucun  parti,  mais  à  nous,  à  la  France,  à  tous.  L'Europe  ne  l'a 
pas  compris  :  il  y  a  tant  de  choses  que  l'Europe  ne  comprend  pas  !  » 

Ce  sceptique,  —  pour  ma  part  je  l'appellerais  un  croyant,  — ■ 
serait  au  moins  dans  le  vrai  sur  un  point.  L'Exposition  est  très  belle, 
c'est  chose  jugée  par  acclamation.  On  a  eu  raille  fois  raison  de  la 
fîiire  à  l'image  de  la  France,  sérieuse  en  dessous  et  gaie  en  farade, 


A    TRAVERS    l'EXPOSITIOX.  191 

avec  son  labeur  du  matin  et  sa  fête  du  soir.  La  réussite  dépasse 
toutes  les  espérances.  Notre  peuple  s'est  pris  de  passion  pour  ce 
miroir  où  il  se  reconnaît  si  bien,  il  y  court  avec  entrain,  avec  amour. 
Il  éprouve  là  de  naïves  jouissances  d'orp:ueil;  pour  douze  sous, 
pendant  quelques  minutes,  le  commis  de  boutique  ressent  les  mou- 
vemens  alîiers  d"un  Nabuchodonosor,  et  ses  yeux  goûtent  des  volup- 
-tés  que  ne  connurent  point  les  yeux  d'Heliogabale.  Des  physiolo- 
gistes judicieux  voient  avec  inquiétude  cette  débauche  quotidienne 
du  sensorium  parisien  ;  ils  se  demandent  par  quoi  on  remplacera 
l'enchantement  de  chaque  soir  et  comment  on  réhabituera  à  l'ennui 
normal  une  foule  grisée  par  ces  sensations  néroniennes.  Il  est  cer- 
tain que  nos  concitoyens  sont  soumis  depuis  quelques  mois  à  un 
régime  d'hypnotisations  successives:  le  ravissement  magnétique 
est  devenu  leur  état  constant,  avec  une  série  d'objets  stupéfians  : 
la  chromolithographie  d'un  militaire,  la  Tour,  les  fontaines  lumi- 
neuses... Qu'inventerons-nous  après  cela?  Enfin,  la  difficulté  des 
lendemains  de  fête  n'est  pas  nouvelle,  le  proverbe  l'atteste,  et  ce 
n'est  pas  un  motif  pour  se  priver  de  fêtes.  Carpe  diem,  prends  ce 
jour  de  joie,  pauvre  travailleur  du  fauboiu^g;  tu  Tas  bien  gagné, 
toi  qui  as  fait  ces  merveilles  avec  ta  peine. 

Des  prophètes  chagrins  ont  un  autre  souci.  Ce  faste  vaniteux  et 
cette  clameur  de  plaisir  ramènent  leur  pensée  aux  menaces  de 
-l'Apocalypse.  Sous  la  rumeur  joyeuse  de  Babylone,  ils  entendent  la 
trompette  du  sixième  ange,  celui  qui  déchaîne  à  l'orient,  sur  le 
grand  fleuve,  l'armée  innombrable,  les  cuirassiers  aux  cuirasses 
d'hyacinthe  et  de  soufre  ;  ils  voient  rompre  les  sceaux  et  sortir  le 
cheval  noir,  avec  le  cavalier  qui  tient  la  balance  et  fait  renchérir  le 
pain.  Sans  remonter  si  loin,  d'autres  se  remémorent  l'ivresse  pa- 
reille de  1867,  la  veillée  folle  du  grand  deuil;  ils  nous  rappellent 
que  ces  violens  accès  de  joie  présagent  le  plus  souvent  de  sinistres 
-renverses  ;  ils  constatent  que  par-delà  notre  horizon  illuminé  de 
feux  électriques,  le  ciel  est  noir  partout,  gros  de  nuages  où  s'amasse 
la  foudre.  Je  n'y  contredis  point.  Les  signes  donnent  raison  aux 
pessimistes  ;  il  est  fort  possible  que  les  temps  soient  proches  et  le 
réveil  sérieux.  Mais  nous  n'y  pouvons  rien.  S'il  faut  se  battre  de- 
main, il  n'est  guère  dans  notre  tempérament  de  jeûner  et  de  revêtir 
le  cilice  avant  d'aller  se  battre.  Loin  qu'elle  hâte  les  catastrophes, 
l'Exposition  devrait  plutôt  les  conjurer,  puisqu'elle  est  garante  de 
notre  humeur  pacifique  et  laborieuse.  Elle  aura  du  moins  ce  bon 
effet  de  donner  à  notre  pays  plus  de  confiance  en  lui-même. 
Certes,  il  faut  rabattre  de  ces  bouffées  d'orgueil  qui  nous  mon- 
tent à  la  tète  ;  il  y  a  quelque  danger  dans  l'infatuation  qui  nous 
gagne  depuis  deux  mois,  depuis   que  nous  avons    dressé  notre 


192  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

génie  tout  vivant  sur  cette  place,  où  nous  pouvons  mesurer 
sa  puissance  et  son  universalité.  On  ne  saurait  trop  redire  à  la 
France,  si  fière  de  sa  force  intellectuelle  et  industrielle,  qu'il  y  a 
d'autres  forces  dans  le  monde,  forces  brutales,  forces  morales 
aussi.  Le  moment  viendra  d'en  faire  le  calcul,  dans  notre  examen 
final,  et  'de  marquer  celles  qui  nous  manquent.  Je  crois  bien 
qu'alors  nous  emploierons  un  langage  plus  exact,  dicté  par  les 
leçons  que  nous  aurons  reçues  de  la  science,  durant  notre  voyage. 
La  science  nous  aura  enseigné  qu'il  n'y  a  qu'une  seule  force,  sus- 
ceptible des  applications  les  plus  diverses  ;  toute  machine  qui  ne 
se  prête  pas  à  ces  transformations  de  l'énergie  unique  est  condam- 
née, comme  arriérée  et  imparfaite.  Les  lois  du  monde  physique 
n'étant  que  la  figure  des  lois  du  monde  moral,  dans  ce  dernier 
aussi  la  force  est  une  ;  sagement  distribuée,  elle  doit  animer  le 
cœur  pour  tous  les  offices  de  la  vie.  Mais  dans  cet  ordre  d'idées, 
il  est  préférable  de  rendre  à  la  force  son  beau  nom  romain,  vertu, 
-et  d'appeler  ses  métamorphoses  des  transformations  de  vertu. 
Notre  vertu  de  travail  pourra  en  offrir  un  exemple.  Je  m'explique. 
Le  jour  de  l'inauguration,  je  me  trouvais  dans  la  foule  qui  inondait 
le  Champ  de  Mars  ;  ce  jour-là,  elle  n'avait  qu'une  âme,  une  âme 
excellente,  cette  foule  gaie,  souple,  vibrante,  si  facilement  remuée 
et  conquise  par  la  claire  vision  d'une  grande  chose.  Le  coup  de  canon 
de  l'ouverture  retentit  :  je  pensai  alors  aux  pressentimens  des  pes- 
simistes, à  l'autre  coup  de  canon,  dans  la  note  grave,  qui  peut  appe- 
ler demain  tous  ces  hommes  au  rendez-vous  de  la  mort.  Il  me  parut, 
—  les  pessimistes  vont  rire  de  ma  naïveté,  —  qu'à  ce  moment,  en 
pleine  fête  du  travail,  ce  peuple  était  accorde  au  diapason  voulu 
pour  toutes  les  exigences  de  la  patrie,  et  qu'il  se  porterait  où  il 
faudrait,  comme  il  était  venu  là,  du  même  élan,  si  la  voix  grave 
lui  commandait  un  changement  de  front,  —  un  changement  de 
cœur.  Ayez  donc  confiance  en  ce  peuple,  vous  tous  qui  lui  deman- 
dez d'avoir  confiance  en  vous  ! 

Mais  nous  causons  à  la  porte,  et  le  temps  presse.  Entrons  par 
l'un  des  guichets,  donnons  nos  tickets,  puisque  c'est  le  terme  offi- 
ciel ;  je  n'aurais  jamais  cru  que  la  langue  française  fût  si  pauvre  et 
le  mot  billet  si  insuffisant.  L'élégante  perspective  de  gazons,  d'eaux 
et  de  fleurs  s'étend  devant  nous,  entre  les  dômes  polychromes  des 
palais  et  le  labyrinthe  des  pavillons  multicolores.  Où  irons-nous 
d'abord?  Où  va  la  foule,  au  gros  morceau,  à  la  grande  attraction, 
à  la  tour  Eiffel  ou  tour  en  fer.  Par  une  opération  populaire  bien 
connue  des  philologues,  les  deux  consonnances  glissent  insensible- 
ment l'une  dans  l'autre  et  préparent  de  cruels  embarras  aux  bio- 
graphes de  l'avenir,  qui  hésiteront  sur  la  véritable  étymologie. 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  193 


LA    TOUR. 


Depuis  quelques  années,  elle  remuait  obscurément  dans  les  cer- 
veaux des  ingénieurs,  cherchant  à  naître.  En  différens  lieux,  dans 
l'ancien  et  dans  le  nouveau  monde,  les  ingénieurs  la  rêvaient,  la 
calculaient  sur  le  papier.  Quelques-uns  l'essayèrent,  en  pierre  à 
Washington,  en  bois  à  Turin.  Gomme  ils  se  sentaient  les  maîtres  et 
les  vrais  triomphateurs  de  ce  temps,  ils  voulaient  avoir  leur  co- 
lonne Trajane.  L'érection  de  la  Tour  n'est  qu'une  des  conséquences 
du  mouvement  qui  a  porté  un  ingénieur  à  la  première 'magistrature 
de  notre  pays,  au  lieu  d'y  guinder  un  avocat.  Il  n'y  a  rien  d'occa- 
sionnel dans  ces  manifestations  diverses  et  logiques  d'un  même 
fait  social  :  la  prédominance  momentanée  d'une  des  apphcations  de 
l'esprit  humain,  celle  qui  prime  les  autres  à  cette  heure  par  la 
puissance  de  l'efïort  et  la  grandeur  du  succès. 

L'approche  de  l'Exposition  universelle  hâta  l'éclosion  d'une  idée 
qui  travaillait  tant  de  gens.  Un  constructeur  parisien  fit  prévaloir 
son  projet.  11  souleva  d'abord  l'incrédulité  générale.  Le  mot  de 
Babel  vint  sur  toutes  les  lèvres.  J'ai  l'intime  persuasion  qu'il  faut 
attribuer  pour  une  bonne  part  à  ce  mot  l'adoption  du  projet.  Nous 
ne  savons  pas  nous-mêmes  à  quel  point  nous  sommes  possédés  par 
ces  grandes  images  mystérieuses  de  la  première  histoire,  qui  em- 
plissent depuis  le  berceau  tout  l'horizon  de  notre  esprit.  Qu'on  les 
révère  ou  qu'on  les  nie,  elles  tyrannisent  toutes  les  imaginations; 
elles  obsèdent  parfois  ceux  qui  nient  plus  fortement  encore  que 
ceux  qui  révèrent.  A  l'annonce  d'une  tour  de  300  mètres,  un  fré- 
missement de  plaisir  courut  toutes  les  loges  maçonniques  ;  le  li- 
braire Touquet  tressaillit  et  l'apothicaire  Homais  exulta.  Ces  gens 
étranges  ont  l'esprit  ainsi  fait  que,  dans  chaque  nouvelle  conquête 
de  la  science,  ils  ne  voient  qu'un  défi  à  la  source  de  toute  science. 
La  Tour  leur  apparut  d'abord  comme  un  blasphème  réalisé,  une 
bonne  mystification  dirigée  contre  les  curés,  la  revanche  du  vieil 
échec  des  maçons  de  Sennaar.  Ils  avaient  voix  prépondérante  au 
chapitre  :  la  Tour  fut  décrétée.  Les  âmes  pieuses  s'émurent;  elles 
ont  la  piété  timide,  le  respect  du  sens  littéral,  la  défiance  des  nou- 
veautés hardies  ;  elles  commencent  d'ordinaire  par  se  voiler  la  face 
devant  une  invention,  au  lieu  d'y  planter  leur  bannière.  Mais  l'é- 
motion fut  surtout  vive  dans  le  monde  des  artistes  et  des  lettrés; 
le  monument  dont  on  nous  menaçait  serait  forcément  très  laid, 
puisqu'il  différerait  de  ceux  auxquels  nous  sommes  habitués.  La 
spontanéité  de  ce  raisonnement  ne  peut  échapper  à  personne.  On  se 
rappelle  la  protestation  imposante  qui  circula  dans  tous  les  bureaux 
TOME  xciv.  —  1889.  13 


19/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  rédaction  ;  elle  demandait  que  l'on  ne  déshonorât  pas  »  le  Paris 
des  gothiques  sublimes,  le  Paris  de  Jean  Goujon  et  de  Germain 
Pilon.  »  Le  malheureux  père  de  la  grande  fille  tenait  tête  à  l'orage 
comme  il  pouvait.  11  pubUa  une  réponse  où  il  priait  ses  adversaires 
d'attendre  le  vu  des  pièces  pour  le  condamner.  J'ai  gardé  le  sou- 
venir de  cette  lettre,  parce  qu'elle  citait,  en  lui  empruntant  des  ar- 
gumens  généraux,  un  écrivain  fort  étonné  alors  de  se  trouver  dans 
l'affaire.  Cet  écrivain  éprouva  d'abord  quelque  confusion,  comme 
Ismaël  lorsqu'on  dressa  sa  tente  contre  celles  de  tous  ses  frères; 
il  a  ressenti  depuis  quelque  contentement  du  hasard  qui  avait  jeté 
son  nom  dans  les  fondations  de  la  Tour. 

JNous  les  vîmes  creuser,  ces  fondations,  avec  le  secours  des  cais- 
sons h  ail-  comprimé,  dans  l'argile  profonde  où  les  premiers  habi- 
tans  de  Grenelle  poursuivaient  le  renne  et  l'aurochs.  Bientôt  les 
quatre  pieds  mégalithiques  de  l'éléphant  pesèrent  sur  le  sol  ;  de 
ces  sabots  de  pierre,  les  arbalétriers  s'élancèrent  en  porte-à-faux, 
renversant  toutes  nos  idées  sur  l'équilibre  d'un  édifice.  La  forêt  de 
tôle  végétait,  grandissait,  ne  disant  aux  yeux  rien  qui  vaille.  A  une 
certaine  hauteur,  le  levage  des  matériaux  devint  très  difficile  ;  des 
grues  se  cramponnèrent  aux  montans  ;  elles  grimpaient  le  long  des 
poutres  comme  des  crabes  aux  pinces  démesurées  ;  elles  puisaient 
à  terré  les  pièces  qu'elles  emportaient  et  distribuaient  là-haut,  orien- 
tant leurs  volées  dans  tous  les  azimuts.  On  jeta  le  tabher  de  la 
première  plate-forme;  toute  cette  charpente  paraissait  alors  une 
énorme  carapace,  qui  ne  donnait  ni  l'impression  de  la  hauteur  ni 
celle  de  la  beauté.  Cependant  les  grandes  difficultés  étaient  vain- 
cues; cette  première  partie  de  l'œuvre  avait  posé  au  constructeur 
les  problèmes  les  plus  ardus;  il  faudrait  entrer  dans  les  explications 
techniques  pour  montrer  avec  quelle  fertilité  d'invention  ils  furent 
résolus.  Le  second  étage  s'acheva  à  moins  de  frais,  en  six  mois. 
Ce  carré  long,  juché  sur  cette  arche  trapue,  n'ajoutait  encore  rien  à 
la  valeur  esthétique  de  l'amas  de  métal. 

A  partir  de  la  deuxième  plate-forme,  la  grêle  colonne  fila  rapi- 
dement dans  l'espace.  Le  travail  de  la  construction  échappait  à 
nos  regards.  Les  brumes  d'automne  dérobaient  souvent  le  chantier 
aérien  ;  dans  le  crépuscule  des  après-midi  d'hiver,  on  voyait  rou- 
geoyer en  plein  ciel  un  feu  de  forge,  on  entendait  à  peine  les  mar- 
teaux qui  rivaient  des  ferrures.  Il  y  avait  ceci  de  particulier  qu'on 
n'apercevait  presque  jamais  d'ouvriers  sur  la  Tour  ;  elle  montait 
toute  seule,  par  l'incantation  des  génies.  Les  grands  travaux  des 
autres  âges,  ceux  des  pyramides  par  exemple,  sont  associés  dans 
notre  esprit  à  l'idée  de  multitudes  humaines,  pesant  sur  les  leviers 
et  gémissant  sous  les  câbles  ;  la  pyramide  moderne  est  élevée  par 


A    TRAVERS    l'eXPOSITIOjV.  195 

un  commandement  spirituel,  par  la  puissance  du  calcul  requérant 
un  très  petit  nombre  de  bras  ;  toute  la  force  nécessaire  à  son  édi- 
fication semble  retirée  dans  une  pensée,  qui  opère  directement  sur 
la  matière.  Il  suffisait  de  peu  de  monde  et  l'on  ne  s'agitait  guère 
sur  le  chantier,  parce  qu'on  n'y  donnait  jamais  un  coup  de  lime 
ni  un  coup  de  ciseau  ;  chacun  de  ces  ossemens  de  fer,  —  au  nom- 
bre de  12., 000,  —  arrivait  parfait  de  l'usine  et  venait  s'ajuster  sans 
un  raccord  à  la  place  prescrite  dans  le  squelette  ;  depuis  des  an- 
nées, la  Tour  était  assemblée  dans  la  tète  du  géomètre  et  réalisée 
sur  le  papier;  il  n'y  avait  qu'à  dresser  le  dessin  infaillible,  coulé 
en  fonte.  C'était  là  à  tout  le  moins  ce  que  les  mathématiciens  ap- 
pellent «  une  démonstration  élégante.  » 

Enfin,  un  beau  matin  de  ce  printemps,  les  Parisiens  qui  regar- 
daient pousser  la  vierge  maigre,  —  il  y  a  toujours  des  Parisiens 
pour  regarder  chaque  jour  une  chose  qui  se  fait  jusqu'à  ce  qu'elle 
soit  faite,  —  virent  le  fût  débordé  par  un  entablement.  Un  campa- 
nile pointa  sur  cette  dernière  plate-forme;  au  sommet,  notre  di-a- 
peau  déploya  ses  couleurs  ;  le  soir,  quand  elles  disparurent,  on 
aperçut  à  leur  place  une  escarboucle  géante,  l'œil  rouge  du  cyclope 
qui  dardait  son  regard  enflammé  sur  tout  Paris.  La  Tour  est  ache- 
vée !  crièrent  les  voix  de  la  renommée.  —  Achevée,  j'hésiterais  à 
me  servir  de  ce  mot,  l'on  verra  pourquoi.  Disons  que  l'immense 
piédestal  était  terminé. 

Dès  qu'on  put  juger  l'ensemble  du  monument,  les  opinions  hos- 
tiles commencèrent  à  désarmer.  Il  y  avait  dans  cette  montagne  de 
fer  les  élémens  d'une  beauté  neuve;  difficiles  à  définir,  parce 
qu'aucune  grammaire  d'art  n'en  a  encore  donné  la  formule,  ils 
s'imposaient  aux  esthéticiens  les  plus  prévenus.  On  admirait  cette 
légèreté  dans  cette  force,  le  cintre  hardi  des  grands  arcs,  les 
courbes  redressées  des  arbalétriers,  qui  semblent  s'arc-bouter  à 
leur  base  pour  se  relever  ensuite  d'un  coup  de  reins  et  filer  jus- 
qu'aux nues  d'un  seul  élan.  On  admirait  surtout  la  logique  visible 
de  cette  construction,  la  convenance  des  parties  avec  le  résultat  à 
atteindre.  Il  y  a  dans  toute  logique  traduite  aux  yeux  une  beauté 
abstraite,  algébrique,  ceUe  qui  arrachait  des  cris  d'entliousiasme  à 
Benvenuto  devant  un  squelette  humain.  Enfin,  le  spectateur  était 
persuadé  par  ce  qui  maîtrise  invinciblement  les  hommes,  une  vo- 
lonté tenace,  écrite  dans  la  réussite  d'une  chose  difficile.  Seule- 
ment on  s'accordait  à  critiquer  le  faîte,  à  le  trouver  inachevé.  Ce 
couronnement  chétif  et  compliqué  ne  continuait  pas  les  lignes  si 
simples.  Quelque  chose  manquait  là-haut. 

Quand  les  barrières  s'ouvrirent,  quand  la  foule  put  toucher  le 
monstre,  le  dévisager  sous  toutes  ses  faces,  ch'culer  entre  ses  piles 


196  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  grimper  dans  ses  flancs,  les  dernières  résistances  faiblirent  chez 
les  plus  récalcitrans.  Il  se  trouva  qu'au  lieu  d'écraser  l'Exposition, 
comme  on  l'avait  prédit,  la  porte  triomphale  encadrait  toutes  les 
perspectives  sans  rien  masquer.  Le  soir,  surtout,  et  les  premiers 
jours,  avant  que  les  guinguettes  eussent  empli  de  leur  bruit  le  pre- 
mier étage,  cette  masse  sombre  montait  au-dessus  des  feux  du 
Champ  de  Mars  avec  une  majesté  religieuse.  Je  la  regardais  sou- 
vent, alors;  pour  la  juger  par  comparaison,  je  me  rappelais  les 
impressions  ressenties  devant  ses  sœurs  mortes,  les  constructions 
colossales  des  vieux  âges  qui  dorment  au  désert,  en  Afrique,  en 
Asie.  Je  dus  m'avouer  qu'elle  ne  leur  cédait  en  rien  pour  la  sug- 
gestion du  rêve  et  de  l'émotion.  Ses  aînées  ont  sur  elle  deux  avan- 
tages :  le  temps,  qui  délivre  seul  les  lettres  de  grande  noblesse;  la 
solitude,  qui  concentre  la  pensée  sur  un  objet  unique.  Donnez-lui 
ces  tristes  parures,  elle  rendrait  l'homme  aussi  pensif.  Elle  a  d'au- 
tres prestiges  :  ses  trois  couronnes  de  lumière  suspendues  dans 
l'espace,  la  dernière  si  haute,  si  invraisemblable,  qu'on  dirait  une 
constellation  nouvelle,  immobile  entre  les  astres  qui  cheminent 
dans  les  treillis  du  sommet.  A  défaut  de  la  longue  tradition  de  res- 
pect, patine  idéale  aussi  nécessaire  aux  monumens  que  la  patine 
des  soleils  accumulés,  la  Tour  a  la  séduction  de  ces  milliers  de 
pensées  qui  s'attachent  à  elle  au  même  instant,  le  charme  des 
femmes  très  regardées  et  très  aimées.  Il  y  a  dans  ces  sept  mil- 
lions de  kilos  de  fer  une  aimantation  formidable,  puisqu'elle  va 
arracher  à  leurs  foyers  les  gens  des  deux  mondes;  puisque,  dans 
tous  les  ports  du  globe,  tous  les  paquebots  mettent  le  cap  sur 
l'affolante  merveille. 

Avant  de  remuer  les  exotiques,  cette  aimantation  agit  sur  la  po- 
pulation parisienne.  Avec  quelle  unanimité  ce  peuple  a  adopté  sa 
Tour!  Il  faut  entendre  les  propos  vengeurs  des  couples  ouvriers, 
arrêtés  sous  l'arche.  Tout  en  écarquillant  les  yeux,  ils  s'indignent 
contre  «  les  journalistes  »  qui  dénigrèrent  l'objet  de  leur  culte.  Un 
jour  de  l'autre  semaine,  je  me  trouvais  dans  la  galerie  de  sculp- 
ture, devant  le  plâtre  de  M.  Thiers.  Un  passant  s'approcha,  un 
homme  d'âge,  aux  favoris  grisonnans  ;  le  visage  et  le  costume  indi- 
quaient un  cultivateur  aisé,  quelque  gros  fermier  qui  venait  exposer 
ses  fromages  à  l'alimentation  ;  en  tout  cas,  ce  visiteur  était  étranger 
à  Paris,  car  il  me  demanda  de  lui  nommer  la  tête  si  connue,  sur- 
montée du  toupet  légendaire.  Je  ne  sais  trop  pourquoi,  j'eus  un 
bon  mouvement  pour  le  petit  homme  de  plâtre  :  —  «  C'est  M.  Thiers, 
le  libérateur  du  territoire  ;  on  va  précisément  lui  ériger  une  statue, 
et  si  vous  voulez  souscrire  votre  pièce  de  5  francs,  il  faut  l'adresser 
à  tel  ou  tel  journal.  »  Mon  interlocuteur  resta  de  glace  à  cette  ou- 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  197 

verture  ;  il  toisa  l'historien  national  de  son  regard  de  paysan,  défiant 
et  lassé.  —  a  Ah!.,  fit-il.  Mais,  monsieur,  est-ce  qu'on  ne  va  pas 
élever  une  statue  à  M.  Eiffel?  Ce  serait  bien  à  faire,  d'élever  une 
statue  à  M.  Eiffel...  »  J'ai  rapporté  le  mot,  parce  qu'il  m'a  paru  ca- 
ractéristique d'un  état  d'esprit. 

Déconcertés  par  l'acclamation  passionnée  qui  proclame  la  beauté 
de  la  Tour,  ses  adversaires  cherchent  une  revanche  et  lui  repro- 
chent son  inutilité.  En  quoi  consiste  l'utilité  d'un  monument?  Ce 
thème  métaphysique  nous  entraînerait  loin.  La  pyramide  de  Chéops 
a  fort  bonne  renommée,  on  se  pâme  devant  elle  depuis  quatre  mille 
ans.  A  quoi  sert-elle?  A  recouvrir  la  vanité  d'un  cadavre  de  Pha- 
raon. Nous  jugerions  sévèrement  celui  qui  demanderait  à  quoi  ser- 
vent la  colonne  Vendôme  et  l'Arc-de-Triomphe  ;  ces  chers  joyaux  ont 
leur  raison  d'être  au  plus  profond  de  notre  cœur.  Je  ne  crois  pas 
établir  une  comparaison  sacrilège  pour  eux,  si  je  dis  que  la  science 
et  l'industrie  avaient,  elles  aussi,  le  droit  légitime  de  glorifier  leurs 
victoires  par  un  monument  triomphal.  La  Tour  se  défend  par  un 
double  symbolisme,  d'une  signification  considérable.  Elle  symbolise 
l'un  des  phénomènes  les  plus  intéressans  dans  l'Exposition,  la 
transformation  des  moyens  architectoniques,  la  substitution  du  fer 
à  la  pierre,  l'effort  de  ce  métal  pour  chercher  sa  forme  de  beauté. 
L'étude  de  l'ai-t  nouveau  qu'on  voit  poindre  viendra  à  son  heure, 
quand  nous  visiterons  la  galerie  des  machines  ;  mais  la  Tour  est  le 
témoin  de  son  avènement.  Elle  symbolise  en  outre  un  autre  carac- 
tère dominant  de  l'Exposition,  la  recherche  de  tout  ce  qui  peut  faci- 
hter  les  communications,  accélérer  les  échanges  et  la  fusion  des 
races.  De  l'aveu  même  de  son  inventeur,  elle  ne  devait  être  à  l'ori- 
gine qu'une  gigantesque  pile  de  pont.  Ayant  mené  à  bien  des  tra- 
vaux similaires,  dans  de  moindres  dimensions,  l'ingénieur  voulut 
s'assurer  qu'on  pourrait,  le  cas  échéant,  élever  des  piliers  qui  per- 
mettraient de  franchir  les  précipices  et  les  bras  de  mer.  A  le  prendre 
dans  sa  véritable  destination,  ce  colosse  immobile  est  un  engin  de 
mouvement,  un  trait  d'union  entre  les  montagnes  naturelles,  la 
botte  de  sept  lieues  du  Petit-Poucet.  Je  lui  accorderais  encore  une 
utilité  qui  fera  sourire  les  utilitaires.  Chaque  jour,  des  centaines  de 
milliers  d'hommes  passent  sous  les  arches  et  se  hissent  à  leur 
sommet;  ils  trouvent  là  une  impression  grandiose,  un  élargisse- 
ment de  l'esprir,  à  tout  le  moins  une  sensation  de  plaisir  et  d'allé- 
gement. Chaque  gramme  du  fer  qui  compose  cette  masse  est  déjà 
payé  par  une  bonne  minute  pour  un  être  humain.  N'est-ce  pas  là 
une  utilité  qui  en  vaut  bien  d'autres? 

Mes  lecteurs  n'attendent  pas  une  description  détaillée  du  corps 
de  la  Tour.  A  peu  d'exceptions  près,  tous  l'ont  déjà  gravie  ou  la 


198  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

graviront.  La  grande  ruche  est  en  pleine  activité.  Plusieurs  villes 
ont  surgi  dans  ses  entrailles,  avec  leurs  commerces  variés,  leurs 
mœurs  spéciales,  leurs  désignations  géographiques.  On  mange  au 
premier  étage,  on  imprime  au  second,  on  s'ébahit  au  troisième. 
Du  haut  en  bas,  c'est  un  va-et-vient  perpétuel  d'insectes  dans  les 
fds  de  la  toile  d'araignée.  Les  cages  des  ascenseurs  s'élèvent  le 
long  des  poutres  ou  plongent  dans  le  gouffre,  paradoxes  inquiétans 
qui  narguent  les  lois  de   la  pesanteur.  Victor  Hugo  nous  manque 
pom-  concentrer  dans  l'àme  d'un  Quasimodo  la  vie  intérieure  de  la 
Tour.  Il  nous  manque  aussi  pour  en  décorer  le  faîte,  ce  qui  lui  eût 
paru  la  destination  providentielle  du  pylône.  A  défaut  de  Quasi- 
modo, je  gagerais  que  déjà,  dans  quelque  brasserie  du  ventre  de 
la  Tour,  grandit  un  petit  Rougon-?vIacquart. 

Je  suis  allé  chercher   sur  le  sommet  les  impressions  que  mon 
journal  m'avait  prescrit  d'y  recevoir.   Pour  quelques-unes,   mou 
jouj-nal  m'avait  trompé,  je  l'ai  constaté  avec  étonnement.  Il  disait 
qu'on  était  surpris  tout  d'abord  par  l'arrêt  du  mouvement  d^e 
Paris,  pai'  l'immobilité  des  foules  dans  les  rues  et  au  pied  de  l'édi- 
fice. Comme  moi,  mes  compagnons  furent'  unanimes  à  remarquer 
l'accélération  de  ce  mouvement,   la  hâte  fiévreuse  du  peuple  de 
Lilliput.  Les  piétons  paraissent  couru',  en  jetant  la  jambe  avec  des 
gestes  d'automates.  Un  instant  de  réflexion  fait  comprendre  qu'il 
en  doit  être  ainsi  ;  notre  œil  juge  les  hommes,  d'une  hauteur  de 
300  mètres ,  comme  il  juge  habituellement   les  fourmis  ,    d'une 
hauteur  de  1  mètre  1/2;  le  rapport  est  à  peu  près  le  même.  Qui 
ne  s'est  écrié  souvent  :  «  Gomment  de  si  petites  bêtes  courent- 
elles  si  vite?  ))  La  comparaisou  est  exacte  de  tout  point,  car  l'agi- 
tation de  ces  multitudes  d'atomes,  évoluant  en  sens  contraires, 
pai-aît,  à  cette  distance,  aussi  inexplicable,  aussi  bizarre  que  les 
allées  et  venues  d'une  fourmihère  en  émoi;  ce  que  l'obsen^ateur 
des  fourmis  pense  de  leur  société,  le  phénomène  optique  conduit 
tout  naturellement  l'esprit  à  le  penser  de  la  vie  parisienne,  de  la 
vie  sans  épithète.   Mon  jom-nal  disait  encore  que  l'oscillation  est 
sensible  par  les  grands  vents.  J'ai  questionné  le  gardien  du  phare  : 
«  On  sent  parfois,  me  répondit-il ,  un  peu  de  ballant,  quand  l'air 
est  très  calme  ;  il  n'y  en  a  jamais  quand  il  vente  ;  le  vent  cale  la 
Tour.  ))  A  cela  près,  tout  ce  qu'on  a  dit  sur  la  beauté  du  panorama 
est  justifié.^e  jour,  on  peut  préférer  à  cette  vue  urbaine  les  vastes 
et  pittoresques  horizons  qui  se  .déroulent  sous  un  pic  des  Alpes;  le 
soir,  elle  est  sans  égale  dans  le  monde. 

L'un  de  ces  derniers  soirs,  je  m'attardai  là-haut  assez  avant 
dans  la  nuit.  J'étais  resté  seul  dans  la  cage  vàtrée,  toute  pareille  à 
la  dunette  d'un  navire,  avec  ses  chaînes,  ses  cabestans,  ses  lampes 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  199 

électriques  fixées  au  plafond  bas.  Pour  compléter  l'illusion,  le  vent 
faisait  rage  cette  nuit-là  dans  les  agrès  de  tôle.  On  n'entendait  que 
sa  plainte  dans  le  silence,  et  de  loin  en  loin  la  sonnerie  du  télé- 
phone, appelant  au-dessus  de  ma  tête  la  vigie  du  feu.  Il  ne  man- 
quait que  l'océan  sous  nos  pieds.    11  y  avait  Paris.  Le  soleil  se 
coucha  derrière  le  Mont-Valérien.    La  forteresse    qui  commande 
notre  ville  descend  à  mesure  qu'on  s'élève  dans  la  Tour;  du  som- 
met on  l'aperçoit   rasée  sur  le  sol,   dans  le  nid  de  verdure   des 
collines  enwonnantes.  La  nuit  tomba;  ou  plutôt,  du  ciel  encore 
clair  à  cette  hauteur,  on  voyait  les  voiles  de  crêpe  s'épaissir  et 
venir  d'en  bas;  il  semblait  qu'on  puisât  la  nuit  dans  Paris.  Les 
quai'tiers  de  la  cité  s'évanouirent  l'un  après  l'autre  :  d'abord  les 
masses   grises,  confuses,  des  maisons  d'habitation;   ensuite   les 
grands  édifices,  signalés  dans  notre  histoire  ;   les  éghses  surna- 
gèrent quelques  instans,  demeurées   seules  avec  leurs  clochers  ; 
elles  plongèrent  à  leur  tour  dans  le  lac  d'ombre.  Quelques  clartés 
s'allumèrent,  bientôt  multipliées  à  l'infini;  des  myriades  de  feux 
emplirent   les  fonds  de   cet  abîme,   dessinant  des   constellations 
étranges,  rejoignant  à  l'horizon  celles  de  la  voûte  céleste.  On  eût 
dit  d'un   fînuament  renversé,  continuant  l'autre,  avec  une  plus 
grande  richesse  d'étoiles.  Etoiles  de  joie,  étoiles  de  peine;   l'effroi 
venait  au  cœur  à  la  pensée  que  chacune  d'elles  décelait  le  drame 
d'mie  existence  humaine,  si  petite  dans  le  tas  commun,  tragique 
et  remplissant  le    monde  pour  celui  qui  la  subit  sans   la  com- 
prendre.  Le  regard  errait  des   astres  d'en  haut  à  ceux  d'en  bas, 
ceux-là  plus  mystérieux,  ceux-ci  plus  attachans,  car  nous  devi- 
nons ce  que  chacun  d'eux  éclaire.  Et  les  uns  comme  les  autres, 
en  haut,  en  bas,  accomplissaient  la  même  tâche,  le  travail  éternel 
de  tous  les  êtres,  qui  est  de  continuer  la  vie.    —  Pourquoi  cet 
épouvantable  elïort  sur  tout  le  pourtour  de  cette  sphère?  Se  peut-il 
concevoir  comme  l'opération  purement  réflexe  d'un  univers  ma- 
niaque? —  Pour  quelque  chose  et  par  quelqu'un. 

Soudain,  deux  barres  lumineuses  s'abattirent  sur  la  terre. 
C'étaient  les  grands  faisceaux  partis  des  projecteurs  qui  roulaient 
au-dessus  de  ma  tête  :  ces  rayons  dont  nous  apercevons  chaque 
soir  quelque  fragment,  jouant  devant  nos  fenêtres,  dans  notre 
petit  coin  de  ciel,  comme  les  lueurs  d'une  foudre  domestiquée. 
Vus  de  leur  source,  les  deux  bras  de  lumière  semblaiept  tâtonner 
dans  la  nuit,  avec  des  mouvemens  saccadés,  ataviques,  avec  des 
frissons  de  fièvre  qui  les  dilataient  en  éventail  ou  les  resserraient 
en  pinceau  ;  on  eût  juré  qu'ils  cherchaient  sans  direction  quelque 
chose  perdue,  qu'ils  s'efforçaient  d'étreindre  dans  l'espace  un  ob- 
jet insaisissable.  Ils  fouillaient  Paris  au  hasard.  Par  momens  leurs 


200  REVUE    DES    DEUX   MOXDES. 

extrémités  se  conjuguaient,  pour  mieux  éclairer  le  point  qu'ils  in- 
terrogeaient. Ils  se  posèrent  successivement  sur  d'humbles  mai- 
sons, des  palais,  des  campagnes  lointaines.  Je  ne  pouvais  me  las- 
ser de  suivre  leur  recherche,  tant  elle  paraissait  volontaire  et 
anxieuse.  Un  instant,  ils  tirèrent  de  l'ombre  un  bois  montueux, 
avec  des  taches  blanches  sur  le  devant;  c'étaient  les  sépultures 
du  Père-Lachaise,  doucement  baignées  dans  cette  clarté  él\  séenne. 
En  se  repliant,  ils  s'arrêtèrent  sur  .Notre-Dame.  La  façade  se  déta- 
cha, pcâle,  mais  très  nette.  Dans  les  tours  réveillées,  je  crus  en- 
tendre une  voix  dolente.  Elle  disait  : 

«  Pourquoi  troubles-tu  notre  recueillement,  parodie  impie  du 
clocher  chrétien?  En  vain  tu  te  dresses  au-dessus  de  nous  dans  ton 
orgueil  :  nous  sommes  fondées  sur  la  pierre  indestructible.  Tu  es 
laide  et  vide;  nous  sommes  belles  et  pleines  de  Dieu.  Les  saints 
artistes  nous  ont  bâties  avec  amour;  les  siècles  nous  ont  consacrées. 
Tu  es  muette  et  stupide  ;  nous  avons  nos  chaires,  nos  orgues,  nos 
cloches,  toutes  les  dominations  de  l'esprit  et  du  cœur.  Tu  es  fière 
de  ta  science  ;  tu  sais  peu  de  choses,  puisque  tu  ne  sais  pas  prier. 
Tu  peux  étonner  les  hommes  ;  tu  ne  peux  leur  offrir  ce  que  nous 
leur  donnons,  la  consolation  dans  la  souffrance.  Ils  iront  s'égayer 
chez  toi,  ils  reviendront  pleurer  chez  nous.  Fantaisie  d'un  jour,  tu 
n'es  pas  viable,  car  tu  n'as  point  d'âme.  » 

La  Tour  n'est  pas  muette.  Le  vent  qui  frémit  dans  ses  cordes  de 
métal  lui  donne  une  voix.  Elle  répondit  : 

«  Vieilles  tours  abandonnées,  on  ne  vous  écoute  plus.  Ne 
voyez-vous  pas  que  le  monde  a  changé  de  pôle,  et  qu'il  tourne 
maintenant  sur  mon  axe  de  fer?  Je  représente  la  force  universelle, 
disciplinée  par  le  calcul.  La  pensée  humaine  court  le  long  de  mes 
membres.  J'ai  le  front  ceint  d'éclairs,  dérobes  aux  sources  de  la 
lumière.  Vous  étiez  l'ignorance,  je  suis  la  science.  Vous  teniez 
l'homme  esclave,  je  le  fais  libre.  Je  sais  le  secret  des  prodiges  qui 
terrifiaient  vos  fidèles.  Mon  pouvoir  illimité  refera  l'univers  et  trou- 
vera ici-bas  votre  paradis  enfantin.  Je  n'ai  plus  besoin  de  votre 
Dieu,  inventé  pour  expliquer  une  création  dont  je  connais  les  lois. 
Ces  lois  me  suffisent,  elles  suffisent  aux  esprits  que  j'ai  conquis 
sur  vous  et  qui  ne  rétrograderont  pas.  » 

Comme  la  Tour  se  taisait,  les  deux  grands  faisceaux  remontèrent, 
avec  un  de  ces  brusques  frissons  que  j'avais  déjà  observés;  la 
vibration  des  molécules  lumineuses  se  changea  en  ondes  sonores, 
une  voix  pure  s'éleva  du  fluide  subtil  : 

«  Choses  d'en  bas,  choses  lourdes,  vos  paroles  sont  injustes  et 
vos'vues] courtes.  Vous,  pieuses  tours  gothiques,  pourquoi  défen- 
dez-vous à  votre  jeune  sœur  de  devenir  belle?  Quand  les  maîtres 


A   TRAVERS    l'eXPOSITIOX.  201 

maçons  vous  sculptaient,  si  l'on  eût  transporté  à  vos  pieds  un  Grec 
d'Athènes,  il  eût  dit  de  vous  ce  que  vous  dites  d'elle  aujourd'hui. 
11  vous  eût  traitées  de  monstres  barbares,  d'insulte  aux  lignes  sa- 
crées du  Parthénon.  Pourtant,  votre  beauté  s'est  fait  reconnaître, 
à  côté  de  celle  qu'on  admirait  avant  vous.  Souffrez  donc  qu'il  en 
naisse  une  autre,  si  le  temps  est  venu.  Surtout  ne  refusez  pas  une 
âme  à  qui  la  cherche.  Vous  avez  pris  la  vôtre  aux  basiliques,  qui 
la  tiraient  des  catacombes.  Si  des  arceaux  de  fer  doivent  vous  l'en- 
lever, sachez  subù'  la  loi  qui  commande  aux  formes  de  passer.  Soyez 
maternelles  à  ce  monde  troublé  ;  il  suit  son  instinct  en  se  précipi- 
tant dans  d'autres  voies,  où  il  retrouvera  ce  qu'il  y  avait  d'impé- 
rissable en  vous. 

({  Et  toi,  fille  du  savon*,  courbe  ton  orgueil.  Ta  science  est  belle, 
et  nécessaire,  et  invincible  ;  mais  c'est  peu  d'éclairer  l'esprit,  si  l'on 
ne  guérit  pas  l'éternelle  plaie  du  cœur.  Ton  aînée  donnait  aux 
hommes  ce  dont  ils  ont  besoin,  la  charité  et  l'espérance.  Si  tu 
aspires  à  lui  succéder,  sache  fonder  le  temple  de  la  nouvelle  alliance, 
l'accord  de  la  science  et  de  la  foi.  Fais  jaillir  l'àme  obscure  qui 
s'agite  dans  tes  flancs,  l'àme  que  nous  cherchons  pour  toi  dans  ce 
monde  nouveau.  Tu  le  possèdes  par  l'intelligence;  tu  ne  régneras 
vraiment  sur  lui  que  le  jour  où  tu  rendras  aux  malhemreux  ce  qu'ils 
trouvaient  là-bas,  une  immense  compassion  et  un  espoir  divin.  » 

Voilà  ce  que  j'ai  cru  entendre  sur  la  Tour.  On  y  est  sujet  au  ver- 
tige, cette  nuit  était  faite  pom-  le  rêve,  on  aurait  à  moins  un  instant 
d'hallucination.  Pour  y  couper  court,  je  commençai  à  redescendre 
la  longue  spirale  de  l'escalier  qui  s'enfonçait  dans  les  ténèbres.  En 
m'arrétant  au  premier  palier,  je  reportai  encore  une  fois  mes  regards 
sur  le  sommet.  Les  deux  bras  lumineux  s'étaient  relevés  dans  l'es- 
pace, ils  continuaient  leurs  évolutions.  Subitement,  ils  se  rencon- 
trèrent à  angle  droit  ;  pendant  une  minute,  sur  le  ciel  noir  dont  ils 
semblaient  toucher  les  bornes,  ils  tracèrent  une  croix  éblouissante, 
gigantesque  labarum.  Le  signe  de  pitié  et  de  prière  était  dressé  sur 
la  Tour  par  cette  lumière  neuve,  cette  force  immatérielle  qui  devient 
là-haut  de  la  clarté.  Durant  cette  minute,  la  Tour  fut  achevée;  le 
piédestal  avait  reçu  son  couronnement  naturel. 


Eugène -Melgiiior  de  Vog^t. 


UN 


RADICAL  ANGLAIS  D'AUTREFOIS 


WILLIAM     GOBBETT. 


Vers  la  fin  du  mois  de  juin  1835  mourut  dans  le  comté  de  Surrey  un 
Anglais  né  en  1766,  qui  avait  beaucoup  fait  parler  de  lui  et  dont  on  ne 
parle  plus  guère.  C'était  un  homme  de  haute  taille,  de  forte  carrure, 
aux  épais  sourcils,  aux  petits  yeux  gris  pleins  de  feu.  Devenu  membre 
de  la  chambre  des  communes,  il  n'y  joua  qu'un  rôle  insignifiant; 
c'étaient  sa  plume  et  ses  pamphlets  qui  l'avaient  rendu  célèbre.  Il  pos- 
sédait une  ferme  à  Farnham  ;  on  l'y  voyait  arriTer  dans  une  voiture 
rustique,  qui  semblait  avoir  servi  de  perchoir  à  toutes  ses  poules  et 
que  traînaient  deux  chevaux  de  labour.  Les  murs  de  sa  petite  maison 
étaient  rouges;  lui-même  avait  le  teint  vermeil,  et  suivant  la  mode  des 
gros  fermiers  du  siècle  dernier,  il  portait  une  large  houppelande  écar- 
late.  On  l'appelait  toujours  le  radical  Cobbett,  et  le  radical  Çobbett 
passait  pour  avoir  des  opinions  aussi  rouges  que  sa  maison,  son  visage 
et  son  gilet. 

Durant  vingt-neuf  ans,  il  avait  pubUé  une  feuille  hebdomadaire  in- 
titulée le  PolUical  Register;  dans  ce  registre,  il  disait  leur  fait,  sans 
mâcher  ses  mots,  aux  grands  seigneurs,  aux  ministres,  à  tous  les  puis- 
sans  de  ce  monde,  aux  souverains  comme  aux  peuples.  11  avait  été  con- 
damné à  deux  années  de  prison,  à  de  grosses  amendes,  après  quoi  on 
Pavait  laissé  tranquille,  et  son  journal,  que  tout  le  monde  lisait,  était 


UN    RADICiL    ANGLAIS    D  AUTREFOIS.  203 

devenu  pour  les  Anglais  une  chère  habitude,  un  besoin;  on  faisait  la 
grimace  en  avalant  ce  breuvage  épicé,  on  ne  laissait  pas  de  le  boire 
avec  plaisir. 

Cet  homme  avait  le  génie  de  la  polémique;  personne  ne  sut  si  bien 
haïr,  n'eut  la  dent  si  dure  et  plus  de  joie  à  se  faire  d'innombrables 
ennemis.  On  lui  reprochait  ses  violences,  ses  ruses,  ses  monstrueuses 
ignorances,  ses  entêtemens  de  mulet,  son  outrecuidante  vanité,  «  qui 
lui  faisait  considérer  ce  qu'il  appelait  son  bon  sens  pratique  comme  le 
suprême  régulateur  de  toutes  choses  sur  la  terre  et  dans  les  cieux.  » 
Henri  Heine,  qui  avait  eu  l'occasion  de  le  voir,  n'avait  pu  oublier  «son 
rouge  visage  injurieux  et  son  rire  radical.  »  Mais  il  convenait  que  cet 
énergumène  était  parfois  singulièrement  éloquent.  «  C'est  un  chien  à 
la  chaîne,  disait-il,  se  jetant  avec  une  égale  fureur  sur  tout  passant 
qu'il  ne  connaît  pas,  mordant  souvent  aux  mollets  le  meilleur  ami  de 
la  maison,  et  qui,  toujours  aboyant,  n'est  plus  écouté  quand  il  lui  arrive 
de  hurler  après  un  véritable  voleur. ..  Vieux  Gobbett  !  chien  d'Angletem- 1 
ajoutait-il,  je  ne  t'aime  pas,  car  toute  nature  vulgaire  m'est  antipa- 
thique; mais  je  te  plains  du  plus  profond  de  mon  âme  quand  je  vois 
que  tu  ne  peux  t'arracher  à  ta  chaîne  et  atteindre  ces  audacieux  larrons 
qui  se  raillent  de  tes  hurlemens  impuissans.  » 

Morte  la  bête,  mort  le  venin.  Quand  ce  terrible  batailleur  ne  fut  plus 
de  ce  monde,  ses  ennemis  eux-mêmes  célébrèrent  son  mérite  et  chan- 
tèrent ses  louanges.  Ils  reconnurent  que  William  Cobbett,  si  désa- 
gréables que  fussent  ses  défauts,  a^■ait  toujours  été  sincère,  que  son 
éloquence  coulait  de  source,  qu'il  y  mettait  son  âme,  qu'il  avait  tou- 
jours haï  la  tyrannie  et  toujours  pris  à  cœur  la  grandeur  et  la  prospé- 
rité de  son  pays,  que  depuis  les  jours  de  Swift,  aucun  pamphlétaire 
n'avait  eu  tant  de  limpidité  et  tant  de  verdeur  dans  le  style,  que  cet 
homme  insupportable  était  quelqu'un.  Mais  si  du  fond  de  sa  tombe  il 
avait  pu  entendre  ce  qu'on  disait  de  lui,  quelques  éloges  qu'on  lui  pro- 
diguât, il  les  eût  jugés  insu.Tisans,  tant  il  avait  une  haute  idée  de  son 
génie  et  de  sa  vertu  ! 

Nous  connaissons  tous  des  gens  infiniment  contens  d'eux-mêmes; 
mais  l'homme  le  plus  content  de  lui-même  qui  ait  jamais  existé,  c'est 
sûrement  Cobbett.  Quand  on  le  voyait  passer,  vêtu  de  son  habit  aux 
larges  basques,  de  son  paaitalon  de  Casimir,  et  les  mains  dans  ses  po- 
ches, on  pouvait  dire  :  «  J'ai  vu  passer  l'orgueil,  et  j'ai  été  témoin  de  la 
joie  qu'il  éprouvait  à  contempler  son  ombre  s'arrondissantau  soleil.  »  Ce 
n'est  pas  lui  cpii  aurait  dit,  comme  l'auteur  inconnu  de  Vlmitation  :  «  Fils 
du-néant,  apprends  à  briser  ta- volonté  1  Poussière,  apprends  à  t'humi- 
lier.  »  Il  se  regardait  très  sincèrement  comme  le  premier  des  hommes, 
comme  un  Anglais  infaillible  autant  qu'irréprochable.  Il  était  ferme- 
ment convaincu  que  tout  ce  qu'avait  fait  Cobbett  était  bon,  que  tout  «e 


204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  disait  Cobbett  était  un  oracle' digne  d'être  écouté  dans  un  religieux 
silence  par  les  nations  assemblées.  De  sa  Grammaire  anglaise  à  son 
Traité  des  forêts,  de  son  Histoire  de  la  réformation  à  son  Manuel  du 
jardinage,  il  tenait  tous  ses  livres  pour  des  trésors.  Il  disait  :  «  Toutes 
les  fois  qu'on  me  demande  ce  que  doit  lire  un  jeune  homme  ou  une 
jeune  femme,  je  réponds  :  Faites-leur  lire  tout  ce  que  William  Cobbett 
a  écrit.  » 

Si  l'homme  à  la  houppelande  rouge  faisait  le  plus  grand  cas  de  sa 
grammaire  anglaise,  et,  sous  peine  de  manquer  à  son  devoir,  se 
croyait  tenu  de  déclarer  à  l'univers  que  c'était  la  meilleure  de  toutes, 
il  attachait  plus  de  prix  encore  à  ses  traités  de  morale,  et  il  pensait 
que,  pour  se  guérir  des  ambitions  dangereuses  et  des  sottes  vanités,  il 
suffisait  de  lire  ses  Sermons  et  son  Économie  de  la  chaumière,  Cottage 
Econotinj.  «  Que  de  gens,  écrivait-il,  m'ont  remercié  avec  effusion  de 
mes  traités  sur  les  forêts  et  s«r  l'horticulture!  Mais  rien  ne  m'a  donné 
tant  de  joie  que  la  visite  d'un  homme  riche  que  je  n'avais  jamais  vu, 
et  qui  vint  me  remercier  en  personne  de  ce  que  son  fils  s'était  radica- 
lement corrigé  après  avoir  lu  mes  sermons  sur  l'ivrognerie  et  le  jeu.  » 
11  ajoutait  :  «  J'ai  déjà  rendu  de  grands  services;  mais  je  crois  qu'on  a 
encore  besoin  des  avis  que  je  puis  donner.  »  Et  il  publia  son  Avis  aux 
jeunes  gens. 

Ce  livre,  où  il  enseigne  l'art  d'être  parfaitement  sage  et  parfaite- 
ment heureux,  avait  été  traduit  en  français,  il  y  a  quarante-quatre  ans, 
par  un  Genevois,  M.  Vernes-Prescott,  et  Vinet  avait  consacré  à  cette  tra- 
duction et  à  l'intéressante  notice  qui  l'accompagnait  un  article  exquis 
comme  tout  c€  qui  sortait  de  cette  plume  si  pure,  si  chastement  déli- 
cate. La  première  édition  était  depuis  longtemps  épuisée;  on  vient 
d'en  publier  une  autre,  revue  avec  soin  et  enrichie  de  nouveaux  docu- 
mens  (1).  Cela  m'a  fourni  l'occasion  de  relire  un  livre  que  j'avais  lu 
dans  ma  première  jeunesse,  sans  que  je  puisse  me  vanter  que  cette 
lecture  m'eût  rendu  parfaitement  sage.  Au  risque  de  me  brouiller  avec 
M.  Vernes-Prescott,  j'oserai  dire  que  la  sagesse  de  Cobbett  m'a  tou- 
jours paru  fori  courte,  que  c'est  une  de  ces  sagesses  qui  me  font  aimer 
la  folie. 

]e  ne  veux  pas  être  injuste,  et  je  crois  sentir  tout  le  mérite  de  Cob- 
bett. Son  désagréable,  mais  légitime  orgueil,  était  celui  d'un  homme 
qui  avait  fait  son  chemin  sans  que  personne  l'aidât,  d'un  autodidacte 
qui  se  devait  tout  à  lui-même.  Fds  d'un  petit  fermier  actif,  industrieux 
autant  qu'honnête  et  économe,  on  ne  le  laissa  pas  manger  le  «  pain  de 


(1)  Avii  aux  jeunes  gens  et  aux  jeunes  leinmes,  par  William  Cobbett,  traduit  de 
l'ai-laiset  précidé  d'une  vie  de  l'auteur,  par  F.  Vernes-Prescott.  Paris,  1889;  librairie 
Fisclibaclier. 


UN    RADICAL    ANGLAIS    d' AUTREFOIS.  205 

paresse.  »  Dès  son  enfance,  il  gagnait  laborieusement  sa  vie.  Son  père 
se  vantait  d'avoir  quatre  fils  dont  l'aîné  n'avait  pas  quinze  ans  et  qui 
faisaient  autant  de  besogne  que  trois  hommes  de  la  paroisse  de  Farn- 
ham.  Mais  tout  en  conduisant  un  attelage  ou  en  suivant  la  charrue,  il 
pensait  à  beaucoup  de  choses.  A  onze  ans  déjà,  il  avait  un  goût  décidé 
pour  la  lecture  et  de  vagues  inquiétudes;  il  se  sentait  né  pour  quelque 
chose,  il  cherchait  sa  destinée. 

Un  jardinier  de  Farnham,  qui  l'employait  à  émonder  des  haies,  à 
sarcler  les  allées  d'un  parc,  lui  fit  une  pompeuse  description  de  la  ville 
de  Kew.  Il  se  mit  en  tête  de  voir  Kew.  Le  lendemain  matin,  il  visita  sa 
poche,  y  trouva  jusqu'à  treize  sous,  et  vêtu  d'un  petit  sarrau  bleu,  des 
jarretières  rouges  nouées  au-dessus  du  genou,  il  s'échappa.  Comme,  le 
nez  en  l'air,  il  traversait  Richmond  par  une  belle  soirée  de  juin,  il  avisa 
à  l'étalage  d'un  libraire  un  petit  volume  intitulé  :  Le  conte  du  Tonneau. 
Il  n'avait  plus  tous  ses  sous;  il  en  avait  dépensé  six,  en  avait  perdu  un, 
et  le  volume  en  coûtait  cinq.  S'il  Tachetait,  adieu  son  souper.  Il  n'hé- 
sita pas  longtemps,  et  son  petit  livre  à  la  main,  il  entra  dans  un  champ, 
où  il  s'assit  au  pied  d'une  meule  de  foin  :  «  Ce  livre  ne  ressemblait  à 
rien  de  ce  que  j'avais  lu  jusqu'alors.  C'était  pour  moi  quelque  chose  de 
si  nouveau  que,  sans  en  comprendre  la  moitié,  j'éprouvais  la  jouissance 
la  plus  vive;  l'effet  de  cette  lecture  fut  tel  que  j'ai  toujours  daté  de 
cette  époque  le  premier  éveil  de  mon  esprit.  Je  lus  jusqu'à  la  nuit,  sans 
penser  à  souper  ni  à  me  coucher.  Quand  le  sommeil  s'empara  de  moi, 
je  me  laissai  tomber  sur  la  meule  de  foin,  et  je  dormis  jusqu'au  mo- 
ment où  les  oiseaux  m'éveillèrent.  Je  me  remis  en  route,  lisant  tou- 
jours mon  livre  bien-aimé.  »  Tout  dans  cette  aventure  était  prophé- 
tique et  semblait  préparer  un  avenir  :  le  premier  liVre  qui  lui  avait 
fait  battre  le  cctur  était  un  pamphlet  célèbre,  et  il  avait,  ce  jour-là, 
des  jarretières  rouges.  Mais  ce  futur  radical  était  à  mille  lieues  de 
soupçonner  qu'il  deviendrait,  lui  aussi,  un  éloquent  pamphlétaire,  res- 
semblant à  Swift  autant  que  peut  ressembler  à  un  oiseau  de  haut  vol 
celui  qui  se  plaît  dans  les  régions  basses  et  aime  à  regarder  la  terre 
de  près. 

Avant  de  savoir  à  quoi  il  était  bon,  il  devait  tâter  de  bien  des  choses. 
Dégoûté  de  la  charrue,  il  partait  le  6  mai  1783  pour  courir  les  aventures. 
Il  aperçut  une  grande  route  blanche,  qui  menait  à  Londres;  il  lui  parut 
qu'elle  l'appelait.  Arrivé  dans  la  grande  ville,  il  obtint  à  grand'peine 
une  place  de  sous-copiste  dans  l'étude  d'un  procureur;  pendant  huit  ou 
neuf  mois,  il  travailla  quinze  heures  par  jour  à  copier  des  lettres  et 
des  exploits.  Le  métier  ne  lui  convenait  guère.  «  Quand  je  pense  à  tous 
les  considérant  que  et  à  tous  les  à  la  requête  de  que  j'ai  barbouillés, 
s'écriait-il  quelques  années  plus  tard,  ainsi  qu'aux  feuilles  de  soixante- 
douze  mots  et  aux  lignes  séparées  par  deux  pouces  d'intervalle  que  j'ai 


206  REVUE    DES   DEUX   MOiXDEâ. 

expédiées,  en  vérité,  la  tête  me  tourne.  Dieu  miséricordieux,  enterrez- 
raoi  dans  les  neiges  de  l'Islande  et  ne  me  donnez  pas  d'autre  nourri- 
ture que  de  l'huile  de  baleine-,  condamnez-moi  au  soleil  des  ti'opiques 
et  refusez-moi  toute  rosée  rafraîchissante;  mais,  je  vous  en  conjure, 
préservez-moi  du  bureau  d'un  avoué.  »  11  s'affranchit  de  son  mortel 
ennui  en  s'engageant,  et  à  quelque  temps  de  là,  il  suivait  son  régi- 
ment au  Canada,  dans  la  Nouvelle-Ecosse  et  dans  le  Nouveau-Bruns- 
wick,  où  il  resta  huit  ans.  A  peine  de  retour  en  Angleten*e,  poussé  par 
son  inquiétude,  il  repartit  pour  l'Amérique,  s'établit  à  Philadelphie, 
où  il  gagna  son  pain  en  donnant  des  leçons  d'anglais  à  des  émigrés- 
français  et  particulièrement  à  M.  de  Talleyrand. 

Il  découvrit  enfin  qu'il  était  né  pour  écrire  et  pour  se  disputer  ayec 
tout  le  monde,  et  il  publia  des  libelles  signés  :  Pierre  Porc-Épic;  il 
avait  trouvé  son  nom.  En  Angleterre,  où  il  se  fixera  définitivement,  ce 
porc-épic.  ne  cessera  de  redresser  ses  piquans,  et  jusqu'à  la  fin  cet 
homme,  qui  avait  toujours  raison,  trouvera  que  tout  ce  qu'il  fait  est 
bien  fait,  que  tout  ce  que  font  les  autres  est  mal  fait.  Le  jour  même 
de  sa  mort,  pouvant  à  peine  se  tenir  debout,  il  voulut  faire  le  tour  de 
ses  champs,  et  il  critiqua  vivement  les  travaux  qu'on  avait  exécutés 
sans  qu'il  pût  les  surveiller,  donna,  d'une  voix  qui  s'éteignait,  ses  der- 
niers ordres.  Quelques  heures  après,  il  expirait  sans  pousser  un 
soupir  ;  ce  fut  la  première  fois  qu'il  connut  le  repos  et  respecta  celui 
des  autres. 

Beaucoup  de  Genevois,  et  si  je  ne  me  trompe,  M.  Vernes-Prescott  est 
du  nombre,  ont  Rousseau  en  aversion  et  le  rendraient  volontiers  res- 
ponsable de  tout  ce  qui  peut  se  passer  de  fâcheux  dans  le  monde.  Je 
ne  m'explique  pas  que  l'habile  traducteur  de  Cobbett  ait  si  peu  de  goût 
pour  l'auteur  de  V  Emile  et  tant  d'admiration  pour  l'auteur  de  VAvis  aux 
jeunes  gens.  En  Angleterre  comme  ailleurs,  Rousseau  a  eu  de  grands  et 
de  petits  disciples..  C'est  de  lui  que  procèdent  les  Shelley,  les  Byron. 
ces  illustres  héritiers  de  son  romantisme.  Cobbett,  qui  était  le  moins 
romaniique  des  hommes,  ne  lui  a  pris  que  ce  qui  était  à  sa  portée  et  à 
son  usage.  Otez  à  Rousseau  sa  sensibilité  orageuse,  ses  nerfs  d'enfant 
ou  de  femme,  sa  puissante  imagination  et  à  la  fois  toute  sa  fohe  et  tout 
son  génie,  et  vous  aurez  Cobbett,  qui  en  matière  de  doctmne  était  un 
Jean-Jacques  fort  diminué,  un  Jean-Jacques  sans  ailes. 

Gomme  Rousseau,  il  avait  l'instinct  de  la  combativité  et  l'esprit  de 
paradoxe.  11  aimait  à  s'insurger  contre  toutes  les  conventions  sociales, 
à  fronder  les  opinions  reçues.  Royaliste  aux  États-Unis,  il  fut  radical  en 
Angleterre,  et  après  avoir  soutenu  Pitt  par  haine  des  whigs,  il  attaqua 
ce  même  Pitt  devenu  l'idole  d^sa  nation.  Son  plus  doux  plaisir  était  de 
ravaler  ce  qui  était  cher  à  ses  compatriotes,  d'exalter  ce  qui  leur  dé- 
plaisait, d'appeler  Marie  Tudor  la  miséricordieuse  reine  Marie,  lagrand-e 


UN    RADICAL    AXGL\IS    DAUTREFOIS.  207 

Elisabeth  la  reine  sanglante,  Brougham  un  avocat  bavard,  et  d'affirmer 
«  que  la  célèbre  bataille  de  Waterloo  avait  attiré  sur  l'Angleterre  plus 
de  honte,  plus  de  malheurs,  plus  de  détresse  parmi  les  classes 
raovennes,  plus  de  misères  parmi  les  classes  ouvrières,  plus  de  dom- 
mages de  toute  sorte  que  n'en  eussent  produit  cent  défaites  sur  terre 
et  sur  mer.  »  Et  après  tout  était-il  si  glorieux  à  Wellington  d'avoir 
vaincu  le  grand  Napoléon,  qui,  à  le  bien  prendre,  n'était  «  qu'un  ba- 
daud français  ?  » 

Les  méditations  abstraites  n'étaient  pas  l'affaire  de  Gobbett.  Toute 
métaphysique  ne  lui  inspirait  que  défiance  et  dégoût.  Il  avait  à  la  fois 
un  bon  sens  trop  résistant  pour  épouser  des  systèmes  et  l'esprit  beau- 
coup trop  borné  pour  les  comprendre.  Le  peu  d'idées  générales  qu'il 
possédait,  il  les  avait  empruntées  à  Rousseau.  Je  ne  sais  s'il  aurait  dit 
que  tout  est  bien  sortant  des  mains  de  Tauteur  des  choses,  que  tout 
dégénère  entre  les  mains  de  l'homme.  Mais  il  disait  et  répétait  de  sa 
plus  grosse  voix  que  la  nature  est  bonne,  qu'elle  est  la  source  de  tons 
les  vrais  biens,  que  la  vertu  consiste  à  se  conformer  à  ses  lois,  que  les 
besoins  artificiels  et  imaginaires  sont  le  fléau,  la  peste  des  sociétés.  11 
en  concluait  que  le  premier  des  hommes  est  celui  qui  se  rapproche  le 
plus  de  la  nature,  celui  qui  cultive  la  terre  et  pétrit  lui-même  son  pain. 
Lisez  ses  Promenades  à  cheval,  lisez  son  Économie  du  cottage,  vous  y 
Terrez  que  c'est  dans  les  chaumières  qu'habite  la  vraie  sagesse  comme 
le  vrai  bonheur.  Mais  ce  disciple  de  Jean-Jacques  ne  peut  oublier  qu'il 
est  Anglais,  c'est  une  chose  qu'on  n'oublie  jamais,  et  la  chaumière  qu'il 
recommande  est  une  chaumière  très  bien  tenue,  une  chaumière  élé- 
gante et  confortable.  Rousseau  disait  que  la  joie  est  plus  amie  des  hards 
que  des  louis  ;  Gobbett  ne  méprisait  pas  les  louis,  pourvu  qu'ils  fussent 
loyalement  acquis  et  arrosés  des  sueurs  d'un  honnête  homme. 

Gobbett  n'était  pas  radical  dans  le  sens  qu'on  donne  aujourd'hui  à 
ce  mot.  Un  radical  est  un  métaphysicien  creux,  dont  le  premier  prin- 
cipe est  qu'une  abstraction  vaut  mieux  qu'une  coutume  et  que  toutes 
les  nouveautés  sont  préférables  aux  vieilleries.  Gobbett,  toiat  au  con- 
traire, estimait  que  les  hommes  d'autrefois  l'emportaient  sur  nous  en 
beaucoup  de  choses,  qu'ils  avaient  des  idées  et  des  moeurs  plus  con- 
formes à  la  nature,  et  il  préférait  le  bon  vieux  temps  au  nôtre.  Il  pen- 
sait qu'avant  de  juger  un  siècle,  il  faut  s'informer  de  ce  que  coûtait 
alors  un  mouton  gras,  une  oie  giasse,  de  ce  qu'on  payait  la  journée 
des  ouvriers,  de  la  facilité  qu'ils  avaient  à  satisfaire  leurs  vrais  besoins 
et  de  la  répugnance  qu'ils  éprouvaient  à  s'en  créer  de  faux.  Il  aknait  à 
citer  un  édii  rendu  sous  le  règne  d'Edouard  \\\  lequel  interdisait  aux 
petites  gens  de  porter  des  habits  de  drap  coûtant  plus  de  deux  francs 
et  demi  l'aune  et  à  leurs  femmes  de  se  parer  de  ceintures  brodées  en 
argent  ou  en  or.  Get  édit  prouvait,  selon  lui,  qu'en  ce  temps-là  il  y 


208  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

avait  plus  d'aisance  dans  les  classes  inférieures  et  plus  de  sagesse  dans 
les  lois,  que  l'Angleterre  avait  eu  alors  son  âge  d'or  et  «  que  malgré  un 
faste  apparent  de  brillans  palais,  de  routes  et  de  canaux,  sa  glorieuse 
révolution  l'avait  rendue  misérable.  »  Il  pensait  aussi  que  le  plus  grand 
mal  de  notre  temps  est  la  fureur  de  sortir  de  sa  condition  et  de  sacri- 
fier le  bonheur  aux  vanités. 

Il  avait  assisté  un  jour  à  la  vente  forcée  des  biens  d'un  fermier  chassé 
de  sa   ferme.  Ce  spectacle  lui  a  inspiré  quelques  pages  admirables, 
vraiment  dignes  de  Rousseau.  Il  avait  vu  dans  cette  ferme  envahie  par 
les  huissiers  de  grands  meubles  de  chêne,  des  armoires,  des  tables 
gigantesques,  des  lits  hauts  comme  des  maisons,  des  salles  aux  solives 
sculptées,  toute  la  magnificence  des  vieux  âges,  «  et  au  milieu  de  ces 
débris  antiques,  un  petit  salon  à  la  moderne,  orné  de  mauvais  acajou, 
de  petites  chaises  qui  n'avaient  que  le  souille,  de  petits  miroirs  qui 
n'auraient  point  déshonoré  l'arrière-boutique  d'une  lingère  de  Londres.  » 
Ce  beau  changement  était  l'œuvre  du  fermier  Charington  à  qui  l'envie 
était  venue  de  se   faire  appeler  M.  la  chevalier  de  Charington.  Col)- 
bett  remarquait  à  ce  propos  que  jadis  les  fermiers  anglais  logeaient  et 
nourrissaient  tout  leur  monde,  qu'on  s'asseyait  tous  à  la  même  grande 
table  de  chêne,  qu'on  priait  ensemble  avant  le  repas  et  qu'on  buvait 
delà  même  bière,  que  désormais  les  mœurs  avaient  bien  changé,  que 
l'ouvrier  touchait  sa  paie  et  allait  la  manger  dans  quelque  trou,  pendant 
que  le  fermier,  transformé  en  gentillàtre,  avait  des  carafes  de  cristal, 
des  fourchettes  à  manche  d'ébène,  des  couteaux  à  manche  d'ivoire, 
des  assiettes  de  porcelaine,  h  Que  feront  les  enfans?  Travailleront-ils  à 
la  terre  ?  Fi  donc  !  ils  auraient  honte.  Les  voilà  commis,  clercs  d'huis- 
sier, garçons  de  boutique,  corrompus  sans  éducation,  vicieux  sans  élé- 
gance, perdus  dans  la  masse  des  inutiles  et  des  mécontens...  Ah  !  me 
disais-je,  si  cette  grande  vieille  table  de  chêne  eût  conservé  ses  an- 
ciennes attributions,  que  de  livres  de  pain  bis,  que  de  tranches  de  lard 
et  de  bœuf  salé  eussent  satisfait  l'appétit  des  travailleurs  !  Que  va-t-on 
faire  de  la  vieille  table  ?  Quelque  agioteur  enrichi  la  dépècera  pour  con- 
struire un  pont  chinois  sur  une  rivière  artificielle.  Non,  non,  je  l'achè- 
terai ;  je  veux  l'acheter  comme  une  relique,  la  vieille  table  du  fermier; 
je  veux  la  conserver  avec  respect,  en  souvenir  du  bien  qu'elle  a  fait  au 
monde  !  « 

Un  bo'fi  fermier,  au  teint  vermeil,  aux  mœurs  antiques,  qui  ne  boit  pas 
de  vin  et  ne  veut  être  que  fermier,  voilà  l'homme  selon  le  cœur  de  Cob- 
bett,  et  devenu  fermier  lui-même>  il  pratiqua  les  sagesses  et  les  vertus 
qu'il  prêchait  dans  ses  livres.  Toutefo-is,  on  aurait  pu  lui  représenter  que 
s'il  était  fier  de  sa  ferme,  il  était  plus  fier  encore  du  journal  qu'il  rédigea 
vmgt-neuf  ans  durant,  et  que  le  métier  de  journaliste,  peu  connu  du  bon 
vieux  temps,  n'a  pas  été  inventé  p«r  la  nature.  Il  aurait  sûrement  ré- 


UN    RADICAL    ANGLAIS    d'aUTREFOIS.  209 

pondu  qu'il  n'était  pas  un  journaliste  comme  un  autre,  que  ses  sots  con- 
frères, qu'il  méprisait  cordialement,  s'occupaient  de  donner  des  nou- 
velles vraies  ou  fausses,  de  fournir  un  aliment  malsain  à  la  frivole 
curiosité  des  oisifs,  que,  pour  lui,  il  entendait  autrement  son  métier, 
qu'ayant  reçu  du  ciel  une  sainte  et  auguste  mission,  il  se  servait  de  sa 
plume  pour  protéger  le  bonheur  des  honnêtes  gens  contre  les  entre- 
prises des  coquins,  qu'ils  fussent  procureurs,  banquiers,  évêques,  mal- 
thusiens, ministres  d'état  ou  rois.  Dans  une  brochure  devenue  fort 
rare,  qu'a  su  retrouver  M.  Vernes-Prescott,  il  a  raconté  lui-même  que 
dès  son  enfance  on  l'employait  à  empêcher  les  petits  oiseaux  de  man- 
ger le  blé,  qu'un  petit  sac  sur  l'épaule,  une  bouteille  de  bois  en  ban- 
doulière, il  montait  du  matin  au  soir  la  garde  dans  un  champ,  ayant 
toutes  les  peines  du  monde  à  franchir  les  haies  et  les  barrières.  En- 
fant, il  avait  défsndu  le  blé  contre  les  moineaux  ;  homme  fait,  il  défen- 
dit les  ruches  et  les  abeilles  contre  les  effrontés  frelons  qui  les  pillerat 
et  se  gorgent  du  miel  qu'ils  n'ont  pas  fait. 

Il  haïssait  les  grandes  villes  et  leurs  corruptions,  les  manufactures 
et  leurs  tristesses,  les  armées  permanentes,  les  casernes,  les  commer- 
çans  à  la  nouvelle  mode,  les  pharisiens  de  toute  couleur  et  l'aristocra- 
tie d'argent.  Ce  qu'il  détestait  encore  plus,  c'étaient  u  les  mangeurs  de 
taxes  »  qu'il  traitait  de  vermine  et  de  démons.  Il  accusait  Pitt  d'avoir 
attiré  sur  son  pays,  par  ses  énormes  emprunts,  «  des  maux  que  Satan 
lui-même  n'eût  pas  imaginés.  »  Il  définissait  le  crédit  public,  l'art  de 
contracter  des  dettes  qu'on  ne  paiera  jamais,  et  il  jugeait  que  dans  un 
monde  bien  ordonné  les  peuples  se  croient  tenus  de  tout  payer  comp- 
tant et  de  ne  rien  devoir  à  personne. 

C'était  sur  ce  sujet  qu'il  aimait  le  plus  à  raisonner  et  à  déraisonner; 
aucun  autre  n'échauffait  davantage  sa  bile  et  son  éloquence,  et  il  ne  se 
lassait  pas  d'expliquer  aux  nombreux  lecteurs  du  Registcr  l'histoire  de 
la  dette  publique  de  l'Angleterre.  La  Révolution  française,  leur  di- 
sait-il, ayant  aboli  tous  les  privilèges  aristocratiques  et  les  dîmes 
ecclésiastiques,  le  gouvernement  anglais  voulut  empêcher  que  la  ré- 
forme ne  passât  la  Manche,  et  on  résolut  d'attaquer  les  Français,  de 
menacer  leur  liberté  récemment  conquise,  de  les  pousser  à  des  acteis 
de  désespoir,  et  enfin  de  faire  de  la  Révolution  un  tel  épouvantail  pour 
tous  les  peuples  qu'on  ne  put  se  représenter  sous  le  nom  de  liberté  autre 
chose  qu'un  affreux  mélange  de  bassesses,  d'abominations  et  de  sang; 
et  que  les  Anglais,  dans  l'entliousiasme  de  leur  terreur,  en  vinssent  à 
s'éprendre  d'amour  pour  leur  aristocratie  et  leur  gouvernement.  A  cet 
effet,  on  dut  Rassurer  du  concours  de  diverses  nations  étrangères,  leur 
fournir  de  gras  subsides  et  prendre  leurs  armées  à  sa  solde  :  u  Nous 
remportâmes  ainsi,  ajoùtait-il,  de  nombreuses  victoires  sur  les  Fran- 
çais, et  ces  victoires  étaient  magnifiques.  Ce  fut  une  bonne  affaire,  elles 

TOME  xav.  —  1889.  14 


210  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

valaient  trois  ou  quatre  fois  ce  que  nous  en  avions  donné,  comme  mis- 
Iress  Tweazle  a  coutume  de  dii-e  à  son  mari  quand  elle  revient  du  mar- 
clîé.  Assurément,  nous  ne  pouvions  faire  une  plus  belle  provision  de 
victoires  à  des  prix  plus  favorables.  Malheureusement,  je  l'avoue  avec 
tristesse,  nous  avons  emprunté  l'argent  avec  lequel  nous  les  avons 
achetées,  et  il  s'agit  maintenant  de  les  payer.  Ces  victoires  funestes, 
ces  maudites  victoires,  nous  ne  pouvons  plus  nous  en  défaire,  et  nous 
chercherions  en  vain  à  les  repasser  à  quelqu'un.  Lin  homme  peut-il  se 
défaire  de  sa  femme  quand  une  fois  il  a  eu  le  bonheur  de  se  mettre 
sur  les  épaules  ce  gracieux  fardeau?  »  C'est  ainsi  qu'il  racontait  l'his- 
toire, et  ceux  mêmes  qui  l'accusaient  de  débiter  des  fables  ne  pou- 
vaient disconvenir  qu'elles  ne  renfermassent  une  part  de  vérité. 

Le  porc-épic  de  Farnham  représentait  aux  peuples  qu'ils  ne  sont 
jamais  assez  riches  pour  payer  leur  gloire,  et  il  démontrait  aux  par- 
ticuliers que  la  vanité  est  la  pire  des  passions,  parce  qu'elle  est  la 
plus  coûteuse.  Vinet  préférait  infiniment  la  morale  de  Cobbett  à  celle  de 
Franklin  :  «  L'Ains  aux  jeunes  gens,  écrivait-il,  est  un  de  ces  livres  d'où 
s'exhale  je  ne  sais  quoi  de  semblable  à  la  senteur  salubre  et  forti- 
fiante des  pins  ou  des  mélèzes  dans  les  forêts  de  mon  pays.  Arbre 
à  l'écorce  rude,  à  la  sève  résineuse  et  fortement  aromatique,  aucune 
violence  n'a  courbé  son  front,  aucun  ver  ne  ronge  sa  moelle  ;  des  ra- 
cines aux  rameaux,  du  tronc  jusqu'aux  feuilles,  qui  sont  des  épines, 
tout  est  robuste,  tout  est  sain.  »  Il  ne  reprochait  à  cet  arbre  vigoureux 
que  de  tirer  toute  sa  vie  de  la  terre  et  de  ne  rien  devoir  au  ciel,  il 
entendait  par  là  que  la  sagesse  tout  humaine  de  Cobbett  n'avait  rien 
emprunté  au  christianisme.  Cette  sagesse  très  bourgeoise  n'avait  rien 
emprunté  non  plus  à  la  philosophie.  Où  donc  Vinet  prenait-il  que  l'auteur 
des  Avis  eût  une  générosité  naturelle  qui  manquait  à  Franklin,  et  que  sa 
morale  fût  beaucoup  plus  élevée  que  la  Science  du  bonhomme  Richard? 
Cobbett  était  un  ascète,  si  l'on  veut,  qui,  dans  une  vue  d'utilité,  avait 
appris  à  se  priver  volontairement  et  à  se  passer  de  beaucoup  de 
choses.  Ce  moraliste  austère  mettait  l'ascétisme  au  service  de  l'in- 
térêt, et  on  connaît  des  avares  qui,  sans  être  des  morahstes,  sont 
encore  plus  austères  que  lui. 

Rousseau  voulait  que  son  Emile,  dans  quelque  situation  que  le  pla- 
çât la  fortune,  fût  au-dessus  de  sa  destinée,  et  il  lui  enseignait  que  la 
première  des  sciences  est  «  de  savoir  quitter  l'état  qui  nous  quitte  et 
rester  homme  en  dépit  du  sort.  »  Cobbett,  lui  aussi,  voulait  que  ses 
disciples  fussent  des  hommes  ?  mais  il  posait  en  principe  que,  pour  être 
un  homme,  il  faut  être  indépendant,  que  pour  être  indépendant,  il  faut 
être  maître  quelque  part,  que  pour  être  maître,  il  faut  avoir  des  écus, 
et  il  n'est  guère  question  dans  sa  morale  que  des  moyens  de  devenir 
homme  en  acquérant  une  honnête  aisance.  Pauvre  diable  sans  sou  ni 


UN    RADICAL    ANGLAIS    d'aUTREFOIS.  211 

maille,  qui  rêves  de  devenir  un  jour  l'heureux  possesseur  d'un  champ 
et  de  la  chaumière  idéale,  sois  sévère  à  toi-même,  impitoyable  pour 
tes  plaisirs:;  ne  perds  jamais  une  minute,  ne  dépense  jamais  inutile- 
ment un  liard,  sacrifie  tes  fantaisies  à  tes  projets,  mortifie  tes  passions, 
comme  un  moine.  As-tu  mis  quelques  sous  de  côté,  occupe-toi  de  les 
garder.  Fuis  les  divertissemens  coûteux  du  cabaret  et  la  société  plus 
coûteuse  encore  des  prostituées,  méprise  les  cartes  et  les  dés,  la  pipe 
et  la  bouteille,  et  refuse-toi  toutes  les  friandises  ainsi  qute  les  boissons 
chaudes,  dont  l'usage  le  plus  modéré  fait  toujours  perdre  du  temps.  Et 
selon  sa  coutume,  se  donnant  en  exemple,  Cobbett  nous  apprend  que 
pendant  un  séjour  de  quelques  semaines  à  Londres,  il  se  nourrissait  un 
jour  de  gigot  rôti,  le  lendemain  de  gigot  froid,  le  surlendemain  de 
gigot  en  hachis,  après  quoi  il  recommenrait.  11  nous  apprend  aussi  que 
durant  toute  sa  vie,  tous  les  repas  compris,  il  n'est  jamais  resté  dans 
une  journée  plus  de  trente-cinq  minutes  à  table. 

Cette  fois,  nous  voilà  bien  loin  de  Rousseau.  Il  ne  craignait  pas  de 
perdre  son  temps,  le  petit  bourgeois  déclassé  qui  sans  goût  de  son  état, 
mécontent  de  tout  et  de  lui,  dévoré  de  convoitises  sans  objet,  soupira 
le  premier  sans  savoir  de  quoi,  et  qui  assis  sur  une  grosse  pierre,  près 
de  Clarens,  passait  des  heures  à  regarder  ses  larmes  tomber  une  à  une 
dans  un  lac.  Ajoutez  que  ce  rêveur  ne  méprisait  pas  les  lippées,  que  si 
courtes  que  fussent  ses  finances,  il  faisait  des  folies.  Que  devait  penser 
Cobbett  en  lisant  ces  lignes  :  «  Je  me  couchai  voluptueusement  sur  la 
tablette  d'une  sorte  de  niche  ou  de  fausse  porte  enfoncée  dans  un  mur 
de  terrasse.  Un  rossignol  était  précisément  au-dessus  de  moi.  Je  m'en- 
dormis à  son  chant;  mon  sommeil  fut  doux,  mon  réveil  le  fut  davantage. 
11  était  grand  jour  ;  mes  yeux,  en  s'ouvrant,  virent  l'eau,  la  verdure,  un 
paysage  admirable.  Je  me  levai,  me  secouai;  la  faim  me  prit,  et  je 
m'acheminai  gaiment  veis  la  ville,  résolu  de  mettre  à  un  bon  déjeu- 
ner deux  pièces  de  six  blancs  qui  me  restaient.  J'étais  si  gai  que  j'allais 
chantant  tout  le  long  du  chemin.  »  Encore  un  coup,  qu'en  pensait  Cob- 
bett? Mais  Rousseau  n'était  pas  un  ascète  utilitaire.  Dans  ce  Caton 
sentencieux,  si  puissant  en  raisonnement,  si  inconséquent  dans  sa  vie, 
il  y  avait  un  épicurien,  et  cet  épicurien,  qui  possédait  le  don  de  ma- 
gie, avait  trouvé  l'art  de  mêler  des  imaginations  à  ses  moindres  plai- 
sirs, des  songes  à  toutes  ses  sensations,  et  il  ornait  tout  de  ses  chi- 
mères. S'il  a  inoculé  à  la  poésie  moderne  ses  immortelles  mélancolies, 
il  lui  enseigna  aussi  l'ivresse  des  désirs  infinis,  les  divins  tourmens 
d-ont  elle  fait  ses  délices,  une  musique  toute  nouvelle  et  des  fêtes  in- 
connues jusqu'à  lui. 

Cobbett,  qui  goûtait  peu  Malthus,  engageait  les  pauvres  diables  à  se 
marier,  et  il  ne  leur  défendait  pas  d'avoir  des  enfans.  Il  avait  décidé 
que  les  vieux  garçons  ne  sont  libres  de  soins  que  dans  les  chansons 


'212  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  boire,  qu"uau  bonne  ménagère  affranchit  un  homme  de  bien  des 
soucis,  qu'elle  lui  fait  gagner  et  du  temps  et  de  l'argent.  Mais  avant 
d'épouser,  il  faut  examiner  et  réfléchir;  le  choix  d'une  femme  est  une 
plus  grosse  affaire  encore  que  l'achat  d'une  bonne  vache  laitière...  Vous 
l'aimez,  elle  vous  plaît  ?  Attendez  à  vous  déclarer.  Tant  mieux  si  elle 
est  jolie  :  la  beauté  est  un  luxe  qui  dispense  des  autres,  et  l'expérience 
nous  apprend  que  les  femmes  les  plus  laides  sont  celles  qui  donnent 
le  plus  de  temps  à  leur  toilette.  Mais  assurez-vous  qu'elle  est  économe 
et  sobre  :  «  J'aurais  mieux  aimé  prendre  une  courtisane  dans  la  rue 
que  d'épouser  une  jeune  fille  que  j'aurais  vue  boire  un  verre  ou  deux 
de  vin  à  son  diner.  11  y  a  peu  d'objets  a  issi  dégoûtans  qu'une  femme 
qui  boit,  et  cette  idée  a  été  présente  à  mon  esprit  dès  Le  moment  où 
je  me  suis  aperçu  que  les  jeunes  filles  sont  un  peu  plus  jolies  que  les 
murailles.  »  Il  importe  qu'elle  soit  propre  ;  examinez  avec  soin  ses 
clieveux  et  ses  oreilles.  Il  importe  encore  plus  qu'elle  soit  active  et  que 
la  rosée  du  matin  ait  souvent  humecté  ses  souliers.  S'ils  ne  sont  usés 
que  d'un  côté  ou  s'ils  sont  éculés,  c'est  un  bien  mauvais  signe,  et  si 
vous  voyez  jamais  apparaître  les  savates,  pendez-vous,  si  vous  le  voulez, 
mais  n'épousez  pas.  Étudiez  surtout  le  travail  de  sa  mâchoire;  regar- 
dez-la manger  une  côtelette.  Qui  mange  vite  travaille  vite;  si  elle  va 
lestement  en  besogne,  déclarez-vous,  épousez. 

Jeune  encore,  au  Nouveau-Brunswick,  comme  il  était  sergent-major 
dans  un  régiment  d'infanterie,  il  s'était  fiancé  avec  une  petite  brune 
de  treize  ans,  nommée  Nancy,  fille  d'un  sergent  d'artillerie.  11  l'avait 
vue  pour  la  première  fois  par  une  froide  matinée  d'hiver,  et  du  même 
coup  il  avait  constaté  qu'elle  était  jolie  et  que,  quoiqu'il  fît  à  peine 
jour,  elle  était  déjà  sur  la  neige,  occupée  à  nettoyer  une  cuve  :  «  Elle 
sera  ma  femme,  »  dit-il  incontini-nt  à  l'un  de  ses  amis.  Six  mois  après, 
l'artillerie  étant  renvoyée  en  Europe,  Nancy  partit  avec  son  père,  et 
FamoureuxCobbett  lui  remit  toutes  ses  économies,  montant  à  150  louis, 
pour  qu'elle  en  fît  tout  ce  qui  lui  plairait.  Quand  il  retourna  lui-même 
en  Angleterre  quatre  ans  plus  tard,  il  retrouva  cette  jolie  fille  em- 
ployée dans  un  ménage  où  le  service  était  fort  dur,  et  sans  prononcer 
une  parole,  elle  lui-  présenta  le  rouleau  des  150  louis  encore  intacts.  Il 
s'empressa  de  l'épouser,  et  assurément  il  fit  bien. 

Il  se  vante  des  attentions  qu'il  eut  toujours  pour  elle.  A  Philadelphie, 
comme  elle  était  souffrante  et  que  les  aboiemens  d'une  bande  de 
chiens  errant  dans  les  rues  l'empêchaient  de  dormir,  il  passa  toute 
une  nuit  à  monter  la  garde,  pieds  nus,  sur  le  trottoir,  écartant  les 
chiens  à  coups  de  pierre.  Elle  avait  peur  de  la  foudre,  et  dès  qu'un 
orage  s'annonçait,  il  avait  hâte  de  la  rejoindre.  Les  Français  à  qui  il 
donnait  des  leçons  lui  disaient  en  riant  :  «  Sauvez-vous  vite,  monsieur 
Cobbett,  voilà  le  tonnerre.  »  iMais  pendant  plus  de  quarante  années  de 


I 
À 


UN    RADICAL    ANGLAIS    d'aLTREFOIS.  213 

mariage,  il  ne  s'est  pas  promené  vingt  fois  avec  elle.  Il  ne  se  prome- 
nait jamais,  il  ne  sortait  que  pour  aller  à  ses  affaires,  et  on  le  chagri- 
nait en  l'obligeant  à  ralentir  son  pas.  Dans  le  même  espace  de  temps, 
il  ne  permit  pas  une  seule  fois  à  sa  femme  de  lui  donner  son  avis  sur 
une  affaire  qui  ne  la  regardait  point.  «  Jeunes  gens,  disait-il,  tâchez  de 
trouver  une  Nancy,  et  quand  vous  l'aurez  trouvée,  témoignez-lui  des 
égards;  mais,  pour  Dieu,  apprenez-lui  à  marcher  droit,  et  qu'elle  n'ait 
jamais  d'autre  volonté  que  la  vôtre.  » 

C'est  dans  sa  théorie  de  l'éducation  que  se  révèle  dans  toute  sa  candeur 
l'utilitarisme  féroce  de  Cobbett.  Il  affirmait  éloquemment  qu'un  jeune 
homme  ne  doit  étudier  que  l'art  ou  la  science  qui  se  rapporte  à  la  pro- 
fession à  laquelle  il  se  destine,  et  que,^s'il  est  des  connaissances  géné- 
rales que  tout  le  monde  soit  tenu  d'ac  [uérir,  elles  doivent  se  réduire  à 
la  grammaire,  à  l'arithmétique,  à  l'histoire  et  à  la  géographie.  Quelle 
que  fût  son  horreur  pour  les  oisifs,  il  estimait  plus  un  fat  à  la  cervelle 
vide,  mâchonnant  tout  le  jour  un  cure-dents,  que  le  malheureux  atteint 
de  la  rage  de  lire  des  livres  inutiles.  Il  méprisait  également  les  études 
classiques  et  la  philosophie,  il  tenait  que  les  poètes  n'ont  jamais  em- 
ployé leur  talent  qu'à  tourner  la  vertu  en  ridicule,  il  traitait  les  roman- 
ciers «  de  maquereaux  littéraires,  »  et  il  déclarait  au  surplus  qu'il  est 
moins  utile  de  savoir  le  latin  que  d'apprendre  à  se  raser  à  l'eau  froide 
et  sans  miroir. 

La  politique  de  Cobbett  a  vieilli  ;  ses  vues  sur  l'éducation,  sans  qu'on 
lui  fasse  l'honneur  de  le  citer,  sont  aujourd'hui  fort  à  la  mode;  mais 
on  n'est  pas  a-ussi  conséquent  que  lui.  11  souhaitait  que  Rome  et  la 
Grèce  fussent  bannies  des  collèges;  mais  il  n'aurait  eu  garde  de  sub- 
stituer à  la  lecture  de  Virgile  ou  d'Homère  celle  de  Schiller  et  de 
Goethe  ;  il  avait  trop  d«  bon  sens  pour  vouloir  remplacer  dans  les  pre- 
mières études  le  simple  par  le  compliqué,  le  concret  par  l'abstrait, 
l'arithmétique  par  l'algèbre.  D'ailleurs,  antique  ou  moderne,  il  pen- 
sait u  que  toute  poésie  excite  des  passions  dangereuses,  donne  le  goût 
des  fortes  sensations,  rend  insipide  la  vie  d'habitude.  »  Cet  utilitaire 
franc  du  collier  avait  sur  nos  réformateurs  de  l'enseignement  secon- 
daire l'avantage  d'une  courageuse  sincérité  et  d'une  rigoureuse  logique. 
On  ne  saurait  trop  leur  recommander  ses  livres.  Ils  se  perfectionne- 
ront, en  les  méditant,  dans  l'art  de  fabriquer  des  hommes  affranchis  à 
jamais  de  tout  respect  superstitieux  pour  les  choses  inutiles  et  possé- 
dant toutes  les  qualités  d'un  parfait  philistin. 


G.  VÀ'LBERr. 


REVUE    LITTÉRAIRE 


A     PROPOS    DU    DISCIPLIL 


Le  Disciple,  par  M.  Paul  Bourget.  Pari*,  1839;  A.  Lemerre. 

Les  idées  agissent-elles,  ou  n'agissent-elles  pas,  sur  les  mœurs?  Un 
poète,  un  auteur  dramatique,  un  romancier  surtout  (qu'on  lit  et  qu'on 
relit),  un  philosoplie,  un  savant  même,  ne  doivent-ils  pas  se  regarder 
comme  ayant  un  peu  charge  d'àmes?Les  «  vérités  »  qu'ils  proclament, 
—  qui  ne  sont  trop  souvent  que  les  erreurs  de  la  veille  ou  les  préjugés 
du  lendemain,  —  peuvent-ils  les  mettre  à  si  haut  prix  que  de  n'avoir 
égard,  en  les  répandant,  ni  au  scandale  qu'elles  soulèveront,  ni  à  ce 
qu'elles  ébranlent  d'autres  «  vérités  »  peut-être,  ni  aux  conséquences 
qui  en  sortiront?  Ils  n'écrivent,  disent-ils,  que  pour  eux-mêmes  et 
pour  quelques  lecteurs  triés...  Mais,  à  travers  l'espace  et  le  temps,  si 
leurs  doctrines,  une  fois  jetées  dans  le  monde,  y  vivent,  s'y  dévelop- 
pent, font  enfin  des  disciples  parmi  cette  foule  obscure  à  laquelle, 
quoi  qu'ils  en  disent,  ils  demandent  au  moins  l'hommage  de  son  admi- 
ration, n'en  seront-ils  pas  tertus  à  bon  droit  pour  comptables,  responsa- 
bles, et  au  besoin  coupables  ?  Leur  sera-t-il  permis  alors  de  plaider  l'in- 
nocence de  leurs  intentions?  Les  laisserons-nous  dire  qu'on  les  a  mal 
compris  en  suivant  leurs  leçons  ;  qu'ils  ne  les  ont  données  que  pour 
n'être  pas  appliquées;  et  qu'en  démontrant,  par  exemple,  que  nous 


REVUE    LITTÉRAIRE.  2!t5 

ne  pouvons  rien  sur  nous  ni  contre  nos  passions,  cela  signifiait  en  leur 
langue  qu'il  y  faut  résister  tout  de  même? 

Telles  sont  les  belles  et  grandes  questions  que  M.  Paul  Bourget 
s'est  proposées  dans  son  Disciple;  qu'il  a  décidées  d'une  manière  et 
dans  un  sens  que  peut-être  n'attendaient  pas  tous  les  lecteurs  de  Men- 
songes ou  de  la  Physiologie  de  l'Amour  moderne;  et  que,  pour  notre  part, 
nous  ne  le  félicitons  guère  moins  d'avoir  ainsi  décidées,  que  d'avoir 
traitées  avec  son  talent  ordinaire,  mais  dépouillé  cette  fois  de  toute 
affectation,  de  toute  mièvrerie,  mûri  par  la  méditation,  et  tout  à  fait 
égal  à  la  portée  du  sujet.  Le  Disciple  n'est  pas  seulement  l'un  des  meil- 
leurs romans  de  M.  Paul  Bourget  :  c'est  aussi  l'.une  de  ses  bonnes  et 
de  ses  meilleures  actions. 

Mais  n'est-il  pas  bien  étonnant  que  l'on  doive  discuter  de  pareilles 
questions?  et  cela  seul  n'est-il  pas  ce  que  l'on  appelle  un  signe  des 
temps?  Si  l'on  disait,  en  effet,  non  pas  même  à  un  romancier,  mais 
à  un  philosophe,  mais  à  un  savant,  à  un  physiologiste  ou  à  un  physi- 
cien, que  leur  science  ou  leur  art,  n'ayant  rien  de  commun  avec  la 
vie,  ne  sont  qu'une  manière  d'occuper  leurs  loisirs,  à  peine  moins 
vaine  que  de  collectionner  des  silex  taillés  ou  des  faïences  patrioti- 
ques ;  une  inoffensive  majiie,  comme  de  cracher  dans  les  puits  pour 
y  faire  des  ronds,  mais  une  manie,  et,  comme  telle,  plus  digne  d'in- 
dulgence ou  de  pitié  que  d'envie  ;  ils  se  révolteraient  ;  —  et  ils  n'au- 
raient pas  tort.  Leur  prétention  n'est  pas  seulement  d'être  lus,  ou  ad- 
mirés ;  elle  est  encore  d'être  crus,  d'être  suivis,  d'étendre  enfin  parmi 
les  hommes,  avec  le  bruit  de  leur  nom,  la  fortune,  le  triomphe,  et  l'au- 
torité de  leurs  doctrines.  Ils  veulent  aussi  des  places,  ils  veulent  des 
titres,  ils  veulent  des  croix;  mais  ils  veulent  surtout  des  disciples,  ils 
veulent  des  propagateurs  ou  des  héritiers  de  leurs  idées;  et  même, 
quand  par  hasard  ils  ne  veulent  que  cela,  c'est  alors  que  nous  célébrons 
leur  désintéressement.  Cependant,  si  de  leurs  idées  quelqu'un  de  leurs 
disciples,  plus  audacieux  ou  moins  honnête,  a  tiré  des  conséquences 
qu'eux-mêmes,  comme  souvent  il  arrive,  n'avaient  pas  entrevues  ni 
seulement  soupçonnées.;  si,  tandis  qu'ils  établissaient  démonstrative- 
ment,  à  ce  qu'ils  croient  du  moins,  dans  le  secret  du  laboratoire  ou 
dans  le  silence  du  cabinet,  des  doctrines  que  les  bourgeois  appellent 
«  subversives,  »  quelque  imprudent  ou  quelque  maladroit  les  applique, 
et  se  réclame  d'eux  an  les  appliquant,  ils  se  fâchent  encore,  ils  s'éton- 
nent sincèrement  qu'une  cause  ait  produit  son  effet,  ils  s'en  indignent 
même,  et,  désavouant  cette  logique  dont  ils  ont  fait  la  règle  de  leurs 
raisonnemens,  ils  se  lavent  impudemment  les  mains  du  mal  .qu'ils  ont 
causé.  Mais  que  plutôt  ils  songeraient, —  n'était  la  vanité  dont  ils  sont 
aveuglés,  —  que  ce  mal  même  est  une  preuve  qu'ils  se  sont  trompés 
en  un  point  de  leurs  déductions  ou  en  un  endroit  de  leurs  expériences  ; 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  la  «  vérité  »  qu'ils  croient  avoir  découverte  n'est  qu'une  erreur 
plus  subtile  et  plus  orgueilleuse  à  la  fois  ;  et  qu'en  vain  ont-ils  rai- 
sonné le  mieux  du  monde,  leurs  conclusions  doivent  être  fausses,  — • 
puisqu'elles  sont  dangereuses. 

Si  cela  est  vrai  même  des  savans,  combien  cela  ne  l'est-il  pas  plus 
encore  des  «  penseurs  «  ou  des  philosophes!  Oh!  je  sais  bien,  en  le 
disant,  de  quelle  étroitesse  d'esprit  je  vais  me  faire  accuser.  Je  le  dirai 
pourtant.  Fussiez-vous  donc  assuré  que  la  «  concurrence  vitale  »  est  la 
loi  du  développement  de  l'homme,  comme  elle  l'est  des  autres  ani- 
maux; que  la  nature,  indifférente  à  l'individu,  ne  se  soucie  que  des 
espèces;  et  qu'il  n'y  a  qu'une  raison  ou  qu'un  droit  au  monde,  qui  est 
celui  du  plus  fort,  il  ne  faudrait  pas  le  dire,  puisque,  de  suivre  ces 
«  vérités  »  dans  leurs  dernières  conséquences,  il  n'est  personne  aujour- 
d'hui qui  ne  voie  que  ce  serait  ramener  l'humanité  à  sa  barbarie  pre- 
mière. Fussiez-vous  assuré  que  l'homm«  n'est  pas  libre,  et,  selon  la 
forte  expression  de  Spinosa,  que,  lorsqu'il  croit  l'être,  «  il  rêve  les  yeux 
ouverts,  »  il  ne  faudrait  pas  le  dire,  puisque  l'institution  sociale  et  la 
morale  entières  reposent,  comme  sur  leur  unique  fondement,  sur  l'hy- 
pothèse ou  sur  le  postulat  de  la  hberté.  Mais  le  fait  est,  d'ailleurs,  que 
de  tout  cela  nous  ne  savons  rien.  Si  la  hberté  n'est  qu'une  hypothèse, 
le  déterminisme  en  est  une  autre,  au  nom  de  laquelle,  par  consé- 
quent, on  ne  peut,  sans  manquer  soi-même  à  la  science,  rien  prescrire, 
ni  conseiller,  ni  insinuer  seulement  qui  ne  réserve  expressément  les 
droits  de  l'hypothèse  adverse.  Quand  il  serait  démontré  que  la  con- 
currence vitale  est  la  loi  des  espèces  vivantes,  il  resterait  à  démon- 
trer que  l'homme  est  lui-même  une  espèce  comme  les  autres;  —  et 
c'est  ce  que  l'on  affirme  autour  de  nous,  dans  les  conseils  municipaux, 
par  exemple;  —  mais  c'est  ce  que  l'on  est  si  loin  d'avoir  encore  éta- 
bli qu'il  serait  presque  plus  facile  d'établir  le  contraire.  Et  ce  qu'il  faut 
maintenir  en  tout  cas,  comme  une  condition  d'existence  aussi  néces- 
saire à  l'homme  qu'une  certaine  quantité  de  nourriture  ou  d'air  res- 
pirable,  c'est  que  c'est  la  morale  qui  juge  les  métaphysiques,  attendu 
qu'une  métaphysique  n'est  rien  de  plus  qu'une  recherche  de  l'ori- 
gine, de  la  loi  et  de  la  fin  de  l'homme.  Je  suis  fâché  qu'il  y  ait  parmi 
nous  tant  de  métaphysiciens  qui  l'ignorent. 

A  peine  ai-je  l'air  ici  de  parler  d'un  roman.  Ces  observations  ne  sont 
pourtant  pas  inutiles  à  l'intelligence  du  Disciple;  et  je  les  ai  crue^  même 
indispensables,  si  l'on  en  veut  apprécier  à  son  prix  la  valeur  singu- 
lière, je  dirais  volontiers  presque  unique  dans  le  roman  contempo- 
rain. Car,  il  faut  bien  le  redire  encore,  parmi  les  jeunes  romanciers, 
l'auteur  de  Cruelle  Énigme,  de  Crime  d'amour,  de  Mensonges,  n'a  pas 
toujours  cette  facilité,  cette  abondance  et  cette  originalité  d'invention 
qui  distingue  les  uns;  et,  dans  le  Disciple  même,  on  poua'rait  noter 


BEVUE    LITTÉRAIRE.  217 

encore  des  ressouvenirs  de  Stendhal,  de  Balzac,   de  Dostoievsky,  de 
Rouge  et  Nor,  de  la  Recherche  de  l'Absolu,  de  Crime  et  Châtiment.  Il  y 
a  du  Balthazar  Claes  dans  son  Adrien  Sixte,  comme  il  y  a,  dans  son 
Robert  Greslou,  du  Julien  Sorel  et  du  Raskolnikof.   Quoi  qu'il  ait  fait 
depuis  dix  ans  pour  s'affranchir  de  l'obsession  du  livre,  et  pour  voir  le 
monde  avec  ses  yeux,  je  n'oserais  affirmer  non  plus  que  M.Paul  Bourget 
y  ait  tout  à  fait  réussi.  Ses  personnages,  beaucoup  moins  simples,  — 
et  plus  vrais  comme  tels,  —  sont  cependant  moins  «  réels  »  que  ceux  de 
M.  Daudet,  par  exemple,  ou  de  M.  Zola,  qui  ne  se  «  tiennent  »  pas, 
mais  qui  sont,  mais  qui  vivent,  je  ne  sais  trop  comment.  Et  enfin,  si 
j'ajoute  que,  dans  le  Disciple,  Tintérét  se  divise  et  pour  ainsi  dire  hésite 
entre  deux  ou  trois  actions,  qu'il  s'attarde  parfois,  j'aurai,  je  pense, 
indiqué  tout  ce  que  Ton  peut  faire  de  critiques  au  roman  de  M.  Paul 
Bourget.  Mais  ce  qui  n'appartient  bien  qu'à  lui,  en  revanche,   et  ce 
que  je  ne  vois  guère  aujourd'hui  que   lui  qui  puisse  mettre  dans  le 
roman,  c'est  cette  finesse  et  cette  subtilité  de  psychologie,  c'est  cette 
connaissance  des  mobiles  secrets  des  actions  humaines,  c'est  cette 
intelligence  pénétrante  et  profonde  des  questions  qu'il  y  traite.  Lorsque 
M.  Daudet,  l'an  dernier,  dans  son  Immortel, qui  de  tous  ses  romans  n'est 
pas  le  plus  immortel,  a  voulu  toucher  de  certaines  questions,  c'est  être 
encore  bien  indulgent  de  dire  qu'il  eût  mieux  fait  de  n'y  pas  toucher. 
Quelques  années  auparavant,  dans  la  Joie  de  vivre,  quand  M.  Zola  s'était 
avisé  de  rivaliser  avec  Schopenhauer,  — dont  on  parlait  beaucoup  cette 
année-là,  —  son  ignorance  avait  paru  plaisante  ;  et,  dans  un  drame  assez 
sombre,  les  prétentions  philosophiques  de  l'auteur  des  Rougon-Mac- 
qvart  avaient  mis  un  rayon  de  gaîté.  Mais,   dans  le  Disciple,   comme 
dans  tous  ses  romans,  la  supériorité  de  M.  Paul  Bourget  éclate  jus- 
tement  aux   endroits  oij  M.  Daudet  et  M.   Zola  tombent  au-dessous 
d'eux-mêmes.  Il  y  est  maître.  Ces  grandes  idées  dans  l'expression  des- 
quelles ils  bronchent,  ils  choppcnt,et  finissent  par  demeurer  empêtrés, 
lui,  s'y  meut  avec  une  souplesse,  avec  une  aisance,  avec  un  plaisir 
que  justifie  la  nouveauté  des  effets  qu'il  en  tire.  L'observation  philo- 
sophique, la  liaison  des  effets  et  des  causes,  des  commencemens  et 
des  suites,  la  description  des  u  états  d'àme,  «  —  pour  me  servir  ici  de 
l'une  des  expressions  qu'il  a  mises  à  la  mode,  —  la  lente  et  l'insen- 
sible modification  de  ces  états  eux-mêmes  sous  l'influence  du  dehors, 
voilà  son  domaine,  voilà  ce  qui  fait  l'intérêt  du  Disciple,  et  voilà  pour- 
quoi nous  y  avons  appuyé  tout  d'abord.  Aucun  sujet  n'était  plus  «  ana- 
logue »  à  la  nature  du  talent  et  de  l'esprit  de  M.  Paul  Bourget:  et  le 
Disciple  n'est  peut-être  pas  le  u  plus  amusant  »  de  ses  romans,  —  les 
femmes  préféreront  toujours  Mensonges  ou  Crime  d'amour,  —  mais  il 
en  est  le  «  plus  fort.  » 

Intelligent,  vaniteux,  et  malade,  un  jeune  homme,  Robert  Greslou, 


218  REVUE  DES    DEUX   MONDES. 

nourri  de  la  lecture  et  de  la  méditation  des  ouvrages  d'Adrien  Sixte, 
le  profond  auteur  de  la  Psychologie  de  Dieu,  de  la  Théorie  des  passions- 
et  de  VAjiatomie  de  la  volonté,  est  entré  comme  précepteur  dans  la 
famille  des  Jussat-Randon.  La  famille  de  Jussat  est  composée  de  cinq 
personnes  :  le  père,  ancien  ministre  plénipotentiaire,  malade  imagi- 
naire, tyran  involontaire  et  inconscient  des  siens  ;  la  mère,  bonne  per- 
sonne, d'ailleurs  insignifiante;  un  fils  aîné,  capitaine  de  dragons;  un 
fils  plus  jeune,  l'élève  de  Robert  Greslou  ;  et  une  jeune  fille.  Persuadé 
que  «  toutes  les  âmes  doivent  être  considérées  par  le  savant  comme 
des  expériences  instituées  par  la  nature,  »  —  c'est  une  leçon  de  son 
maître,  —  Robert  Greslou  forme  le  projet,  dès  qu'il  a  vu  Charlotte  de 
Jussat,  de  la  séduire,  pour  essayer  à  la  fois  sur  elle  une  étude  physio- 
psychologique  du  mécanisme  de  l'amour,  et  sur  lui-même  la  justesse  de 
ses  théories.  11  est  pris  à  son  propre  piège;  la  nature  l'emporte  sur  le 
calcul  ;  et  l'instinct  est  plus  fort  que  l'esprit  de  système.  Comme  d:'ail- 
leurs  il  est  jeune,  séduisant  et  intéressant,  Charlotte,  elle  aussi,  l'aime 
et  se  laisse  aller  dans  ses  bras,  presque  sans  le  vouloir,  sous  la  seule 
condition  qu'ils  s'empoisonneront  aussitôt  pour  mourir  ensemble.  Mais, 
l'amour  de  la  vie,  peut-être,  et  surtout  l'amour  de  son  amour  se  réveil- 
lant en  Robert,  la  jeune  fille  tient  la  promesse  qu'elle  s'était  faite  et 
meurt,  après  avoir  écrit  à  son  frère,  en  lui  remettant  le  soin  de  sa 
vengeance.  Robert  Greslou,  arrêté  sous  l'inculpation  d'assassinat  de 
M"^  de  Jussat,  se  renferme  devant  ses  juges,  et  jusqu'en  cour  d'assises, 
dans  un  orgueilleux  mutisme.  Connaissant  en  effet  la  lettre  de 
Charlotte,  comme  il  sait  que  M.  de  Jussat  a  dans  les  mains  la  preuve 
qu'il  n'a  pas  empoisonné  sa  sœur,  il  lui  plaît,  par  son  silence,  de  for- 
cer un  peu  de  l'estime  de  l'homme  dont  il  a  misérablement  déshonoré 
le  foyer.  Il  est  vrai  qu'entre  temps  il  n'a  pas  négligé  de  faire  parvenir 
sa  confession  entière  à  son  «  illustre  maître,  »  le  grand  Adrien  Sixte; 
et  bien  lui  en  a  pris,  car,  sans  Adrien  SLxte,  le  capitaine  de  Jussat, 
après  une  hésitation  douloureuse,  le  laisserait  monter  à  l'échafaud. 
Mais  le  capitaine  de  Jussat  se  décide  à  parler  ;  sa  déposition  entraîne 
l'acquittement  immédiat  de  Robert  Greslou  ;  et  c'est  le  capitaine  lui- 
même  qui  venge  de  sa  main  la  honte  et  la  mort  de  sa  sœur  en  exécu- 
tant Robert  Greslou  d'un  coup  de  pistolet. 

Ce  qu'il  y  a  de  fâcheux  dans  ces  sortes  d'analyses  d'un  beau  roman 
ou  d'un  vrai  drame,  c'est  qu'en  n'en  donnant  que  les  lignes  les  plus 
générales,  on  trahit,  à  vrai  dire,  l'auteur  dramatique  ou  le  romancier. 
Si,  par  exemple,  on  a. pu,  dans  ces  quelques  lignes,  entrevoir  le  carac- 
tère original  et  pur,  vivant  et  romanesque  de  Charlotte  de  Jussat,  on 
ne  le  connaît  cependant  pas;  et  si  je  dis  que  M.  Paul  Bourget  n'en  avait 
pas  encore  tracé  de  plus  vrai  ni  de  plus  «  sympathique,  »  il  faudra 
qu'on  m'en  croie  sur  parole.  Mais  c'est  surtout  le  principal  personnage, 


REYUE    LITTÉRAIRE.  219 

Robert  Greslou,  en  qui  je  n'ai  pu  ou  je  n'ai  su  montrer  que  le  gredin 
vulgaire,  dont  il  diffère  autant  pourtant  que  d'un  simple  et  naïf  honnête 
homme.  Il  y  a,  en  effet,  deux  êtres  en  lui,  l'un  qui  pense  et  l'autre 
qui  vit,  l'un  qui  agit  et  l'autre  qui  l'observe,  l'un  pour  qui  Charlotte  n'est 
qu'un  sujet  d'expérience  et  l'autre  qui  Tadore  ;  et,  —  pour  en  faire  en 
passant  la  remarque,  —  s'il  peut  bien  procéder  du  Julien  Sorel  de  Sten- 
dhal et  du  Raskolnikof  de  Dostoievsky,  c'est  par  là  qu'il  cesse  de  leur 
ressembler.  Sauf  en  un  ou  deux  points,  où  l'on  dirait  que  les  fils  s'em- 
brouillent, M.  Paul  Bourget  n'a  nulle  part  fait  preuve  de  plus  de  dexté- 
rité que  dans  la  composition  de  ce  rare  caractère.  Et  encore,  là  où  les 
fils  s'embrouillent,  n'oserai-je  assurer  que  ce  ne  soit  exprès.  Si  perspi- 
caces qu'on  les  suppose,  n'y  a-t-il  pas,  en  effet,  des  momens  où  les 
Robert  Greslou  ne  voient  plus  clair  en  eux-mêmes  ?  Et  quels  sont  ces 
momens,  sinon  justement  ceux  où  leur  personnage  artificiel,  et  le  per- 
sonnage naturel  qu'en  dépit  de  tout  ils  sont  demeurés  par-dessous,  se 
pénétrant  l'un  l'autre,  se  rapprochent,  se  mêlent,  et  se  confondent  en 
un  tout  indivisible. 

Quelle  est  maintenant  la  part  d'Adrien  Sixte,  du  théoricien  de  la  vo- 
lonté et  des  passions,  dans  le  crime  de  son  élève?  Car,  en  fait  de  crimes, 
et  pour  n'être  pas  justiciables  des  lois,  on  en  imaginerait  malaisément 
de  plus  odieux  que  celui  de  Robert  Greslou.  Les  plus  odieux  de  tous 
les  crimes,  —  il  y  a  longtemps  que  Kant  a  dit  quelque  chose  de  sem- 
blable, —  ce  sont  ceux  qui,  d'une  /i»  qu'elle  est  pour  elle-même,  trans- 
forment l'âme  humaine  en  un  moyen  pour  la  satisfaction  de  la  perver- 
sité d'autrui.  Vainement  donc  Adrien  Sixte  se  débat  contre  l'évidence. 
«  Rejeter  sur  une  doctrine  la  responsabilité  de  l'interprétation  absurde 
qu'un  cerveau  mal  équilibré  donne  à  cette  doctrine,  c'est  à  peu  près 
comme  si  on  reprochait  a.u  chimiste  qui  a  découvert  la  dynamite  les 
attentats  auxquels  cette  substance  est  employée.  C'est  un  argument  qui 
ne  compte  pas.  »  Ainsi  répond-il  au  juge  d'instruction  qui  l'interroge 
sur  la  nature  de  ses  rapports  avec  Robert  Greslou.  Mais  quand  il  a  lu 
la  confession  du  misérable,  il  est  bien  forcé  de  s'avouer  que  «  ce  ca- 
ractère déjà  dangereux  par  nature  a  rencontré  dans  ses  doctrines, 
à  lui,  comme  un  ten-ain  où  se  développer  dans  le  sens  de  ses  pires 
instincts.  »  Et  quand  il  est  mort,  ce  fatal  disciple,  «  l'implacable  et 
puissant  Maître,  »  sentant  sa  pensée  pour  la  première  fois  impuissante 
à  le  soutenir,  est  bien  obligé  de  «  s'humilier,  «  de  «  s'incliner,  d  de 
«  s'abîmer  devant  le  mystère  impénétrable  de  la  destinée.  »  N'est-ce  là 
peut-être  qu'un  instant  de  faiblesse?  Non;  si  l'orgueil  l'empêche 
d'avouer,  du  moins  il  a  senti  la  contradiction  intérieure  de  ses  doc- 
trines; et,  puisqu'il  n'a  pas  eu  le  courage  d'aller  jusqu'à  la  rétracta- 
tion, essayons  de  montrer  pour  quelles  raisons  Adrien  Sixte  est  respon- 
sable du  crime  de  Robert  Greslou. 


220  REVUE    DES    DEUX    MO.\DES. 

C'est  qu'il  y  a  des  limites  à  l'audace  de  la  spéculation  philosophique; 
et,  sans  parler  de  celles  que  nous  devrions  trouver  dans  l'absolue  cer- 
titude où  nous  sommes  de  ne  jamais  résoudre  l'énigme  du  monde,  on 
en  trouve  d'autres  et  de  plus  prochaines  dans  la  nécessité  de  l'institu- 
tion sociale  pour  assurer  la  perpétuité  de  l'espèce  et  l'avenir  de  l'hu- 
manité. Nous  n'avons  pas  le  droit  de  croire,  par  exemple,  o  que  la 
théorie  du  bien  et  du  mal  n'ait  d'autre  sens  que  de  marquer  un  en- 
semble de  conventions  quelquefois  utiles,  quelquefois  puériles.  »  Car, 
d'abord,  ce  sophisme,  nous  ne  pouvons  pas  le  démontrer,  ni  seulement 
le  soutenir,  sans  api)eler  à  notre  aide  et  faire  intervenir  dans  nos  rai- 
sonnemens  des  hypothèses  métaphysiques,  sur  la  nature  de  l'homme 
ou  sur  l'inexistence  de  Dieu,  —  lesquelles,  par  définition,  échappent  aux 
prises  de  la  certitude.  Mais,  si  nous  le  démontrions,  nous  n'aurions  rien 
prouvé  que  la  souplesse  de  notre  intelligence  et  la  subtilité  de  notre 
dialectique,  puisque  «  la  société  ne  peut  pas  se  passer  de  la  théorie  du 
bien  et  du  mal,  »  et  que  nous  ne  savons  pas,  que  nous  ne  pouvons  pas 
imaginer  seulement  ce  que  c'est  que  l'homme  en  dehors  de  la  société. 
Avant  tout  et  par-dessus  tout,  depuis  six  mille  ans  que  nous  nous  con- 
naissons,—  et  même  beaucoup  moins,  — quelque  supposition  qu'il  nous 
plaise  d'adopter  sur  nos  origines  animales,  avant  d'être  faits  pour  pen- 
ser, avant  de  l'être  pour  rêver,  avant  presque  de  l'être  pour  vivre, 
nous  sommes  faits,  l'homme  est  fait  pour  vivre  en  société.  La  con- 
séquence n'est-elle  pas  bien  claire?  Toutes  les  fois  qu'une  doctrine 
aboutira  par  voie  de  conséquence  logique  à  mettre  en  question  les  prin- 
cipes sur  lesquels  la  société  repose,  elle  sera  fausse,  n'en  faites  pas 
de  doute;  et  l'erreur  en  aura  pour  mesure  de  son  énormité  la  gra- 
vité du  mal  même  qu'elle  sera  capable  de  causer  à  la  société.  Ni  la 
physique,  ni  la  chimie,  ni  la  physiologie  ne  peuvent  rien  là-contre;  en- 
core bien  moins  l'histoire  naturelle  ou  l'anthropologie,  qui  ne  sont  pas 
des  sciences,  qui  aspirent  seulement  à  l'être,  qui  ne  sont  en  attendant 
que  des  recueils  de  faits  auxquels  peut-être  dans  cinq  cents  ans  on 
s'étonnera  que  nous  ayons  pu  croire.  Mais  dans  cinq  cents  ans,  et  dans 
mille  ans,  et  dans  dix  mille  ans,  la  société  existera  toujours,  —  ou  bien 
c'est  que  l'espèce  humaine  aura  disparu  de  la  surface  du  globe. 

Là,  peut-être,  depuis  cent  ans,  est  la  grande  erreur  du  siècle.  En 
tout  et  partout,  dans  la  morale,  comme  dans  la  science,  et  comme  dans 
l'art,  on  a  prétendu  ramener  l'homme  à  la  nature,  l'y  mêler  ou  l'y  con- 
fondre, sans  faire  attention  qu'en  art,  comme  en  science,  et  comme  en 
morale,  il  n'est  homme  qu'au-tant  qu'il  se  distingue,  qu'il  se  sépare,  et 
qu'il  s'excepte  de  la  nature.  En  voulez-vous  la  preuve?  Il  est  naturel 
que  la  loi  du  plus  fort  ou  du  plus  habile  règne  souverainement  dans  le 
monde  animal; — mais, précisément, cela  n'est  pas  humain. l\  est  naturel 
que  le  chacal  ou  l'hyène,  que  l'aigle  ou  le  vautour,  pressés  de  la  faim, 


REVUE    LITTÉRAIRE.  221 

obéissent  à  rimpulsion  de  leur  ventre  et  de  leur  férocité;  — mais,  pré- 
cisément, cela  n'est  pas  humain.  Il  est  naturel  que  le  «  roi  du  désert  » 
ou  le  «  sultan  de  la  jungle  »  promènent  leurs  fantaisies  amoureuses  de 
femelle  en  femelle  et  disputent  leurs  plaisirs  aux  enfans  de  leur  race; 
—  mais,  précisément,  cela  n'est  pas  humain.  Il  est  naturel  qu'entre 
deux  brutes  acharnées  sur  la  même  proie,  ce  soit  la  brutalité  qui  dé- 
cide, et  non  pas  la  justice,  encore  moins  la  pitié  ;  —  mais,  précisément, 
cela  n'est  pas  humain.  Il  est  naturel  que  chaque  génération,  parmi  les 
animaux,  étrangère  à  celle  qui  l'a  précédée  dans  la  vie,  le  soit  égale- 
ment à  celle  qui  la  suivra  ;  — mais,  précisément,  cela  n'est  pas  humain. 
Personne  peut-être  ne  l'a  mieux  vu  ni  mieux  dit  que  ce  Voltaire,  dont 
je  ne  craindrai  pas  de  répéter  après  tant  d'autres,  qu'il  avait  le  regard 
si  lucide,  quand  la  passion  ne  le  brouillait  pas,  et  le  bon  sens  parfois 
si  profond.  C'est  dans  un  de  ses  pamphlets  de  Ferney  qu'il  introduit 
un  Anglais,  auquel  il  fait  tenir  ce  langage  : 

«  N'est-il  pas  vrai  que  l'instinct  et  le  jugement,  ces  deux  fds  aînés  de 
la  nature,  nous  enseignent  à  chercher  en  tout  notre  bien-être,  et  à  pro- 
curer celui  des  autres,  quand  leur  bien-être  fait  le  nôtre  évidemment... 
Ceux  qui  fourniront  le  plus  de  secours  à  la  société  seront  donc  ceux 
qui  suivront  la  nature  de  plus  prés.  Ceux  qui  inventeront  les  arts  (ce 
qui  est  un  grand  don  de  Dieu),  ceux  qui  proposeront  des  lois  (ce  qui 
est  infiniment  plus  aisé),  seront  donc  ceux  qui  auront  le  mieux  obéi  à 
la  loi  naturelle.  Donc,  plus  les  arts  seront  cultivés  et  les  propriétés  assu- 
rées, plus  la  loi  naturelle  aura  été  observée.  Donc,  lorsque  nous  con- 
venons de  payer  trois  schellings  en  commun  par  livre  sterling,  pour  jouir 
plus  sûrement  des  dix-sept  autres  schellings  ;  quand  nous  n'épousons 
qu'une  seule  femme  par  économie,  et  pour  avoir  la  paix  dans  la  mai- 
son ;  quand  nous  tolérons  (parce  que  nous  sommes  riches)  qu'un  ar- 
chevêque ait  douze  mille  pièces  de  revenu  pour  soulager  les  pauvres, 
pour  prêcher  la  vertu,  s'il  sait  prêcher,  pour  entretenir  la  paix  dans  le 
clergé,  nous  ferons  plus  que  de  perfectionner  la  loi  naturelle,  nous  al- 
lons au-delà  du  but  ;  mais  le  sauvage  isolé  et  brut  (s'il  y  a  de  tels  ani- 
maux sur  la  terre,  ce  dont  je  doute  fort),  que  fait-il  du  matin  au  soir, 
que  de  pervertir  la  loi  naturelle  en  étant  inutile  à  lui-même  et  à  tous 
les  hommes?..  Une  abeille  qui  ne  ferait  ni  miel  ni  cire,  une  hiron- 
delle qui  ne  ferait  pas  son  nid,  une  poule  qui  ne  pondrait  jamais, 
corrompraient  leur  loi  naturelle,  qui  est  leur  instinct.  Les  hommes 
insociables  corrompent  l'instinct  de  la  nature  humaine.  » 

C'est  à  Rousseau  que  Voltaire  lant^ait  ce  dernier  trait,  ou  plutôt  c'est 
contre  Rousseau,  contre  l'auteur  du  Discours  sur  l'Inégalité  qu'il  diri- 
geait tout  ce  passage.  Et,  en  effet,  de  beaucoup  d'idées  fausses 
que  ce  redoutable  déclamateur  a  jetées  dans  le  monde,  s'il  y  en 
a  peu   de   plus  dangereuses,   il   n'y  en   a    pas  beaucoup  aussi    qui 


222  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aient  fait  une  plus  grande  fortune  que  celle  de  la  bonté  de  la  nature. 
Mais  aujourd'hui,  mieux  informés  que  nous  sommes,  il  serait  temps 
enfin  de  rompre  avec  ce  paradoxe  ;  et,  si  tout  ce  qui  s'enveloppe  sous 
le  nom  de  civilisation  est  proprement  une  conquête  de  l'homme  sur  la 
nature,  il  serait  temps  de  comprendre  que  retourner  à  la  nature,  ce 
serait  retourner  à  ranimalité.  En  voyez-vous  la  nécessité?  c'est-à-dire 
ne  trouvez-vous  pas  qu'il  y  ait  encore  assez  dans  nos  veines  du  sang 
de  ce  gorille  dont  on  veut  que  nous  soyons  descendus?  Mais  heureuse- 
ment que  tout  en  nous  s'y  oppose  et  nous  l'interdit.  Vivre  dans  le  pré- 
sent comme  s'il  n'existait  pas,  c'est-à-dire  comme  s'il  n'était  que  la 
continuation  du  passé  et  la  préparation  de  l'avenir,  voilà  ce  qui  est  hu- 
main; —  et  il  n'y  a  rien  de  moins  naturel.  Pur  la  justice  et  par  la  pitié, 
compenser  ce  que  la  nature,  imparfaitement  vaincue,  laisse  encore 
subsister  d'inégalité  parmi  les  hommes,  voilà  ce  qui  est  humain;  — 
et  il  n'y  a  rien  de  moins  naturel.  Bien  loin  de  les  relâcher,  resserrer  au 
contraire  les  liens  du  mariage  et  de  la  famille,  sans  lesquels  il  n'est 
pas  plus  possible  à  la  société  de  vi\Te  qu'à  la  vie  même  de  s'organiser 
sans  la  cellule,  voilà  ce  qui  est  humain;  —  et  il  n'y  a  rien  de  moins 
naturel.  Sans  essayer  de  détruire  les  passions,  leur  apprendre  à  se  mo- 
dérer, et  au  besoin  les  y  obliger,  voilà  ce  qui  est  humain  ;  —  et  il  n'y  a 
rien  de  moins  naturel.  Et  sur  les  ruines  enfin  du  culte  superstitieux  et 
lâche  de  la  force,  établir,  si  nous  le  pouvons,  la  souveraineté  de  la  jus- 
tice, voilà  toujours  ce  qui  est  humain  ;  —  et,  plus  que  jamais,  voilà  ce 
.qui  n'est  pas  naturel. 

Que  l'on  ne  vienne  donc  plus  nous  parler  de  ce  que  l'on  appelle  avec 
emphase  les  droits  du  transcendantalisme,  et  les  titres  imprescrip- 
tibles de  la  u  vérité.  »  Car  de  quelle  «  vérité  »  s'agit-il?  et  de  qui  se 
moque-t-on  ici?  La  «  vérité,  »  c'est  d'être  hommes,  d'abord;  et  si 
nous  ne  le  sommes  qu'autant  que  nous  nous  distinguons  de  l'animal, 
qu'est-ce  que  les  lois  de  la  «  nature,  »  la  «  concurrence  vitale  »  ou  la 
((  sélection  naturelle  »  ont  de  commun  avec  nous?  Sont-ce  des  lois 
seulement?  Savons-nous  si  demain  peut-être  elles  n'auront  pas  rejoint 
dans  les  profondeurs  de  l'oubli  les  «  tourbillons  »  du  cartésianisme,  ou 
les  «  quiddités  »  de  la  scolastique  ?  Et,  alors  même  qu'elles  seraient  dé- 
montrées vraies  de  tout  ce  qui  nous  entoure,  qui  répondra  que  leur 
effort  ne  vienne  pas  expirer  au  seuil  de  l'institution  sociale,  puisque 
celle-ci  périrait  de  leur  triomphe,  et  que  sa  raison  d'être,  sa  cause  pre- 
mière et  sa  cause  finale,  est  de  nous  en  affranchir  et  de  leur  résister? 
Si  la  loi  du  déterminisme  était-  universelle,  la  société  ne  subsisterait 
pas,  elle  se  désagrégerait,  les  morceaux  même  ne  s'en  pourraient  re- 
joindre, pas  plus  que  la  vie  ne  saurait  renaître  dans  un  organisme  où 
les  forces  physico-chimiques  ont  recouvré  leur  empire  sur  le  pouvoir 
mystérieux  qui  les  tenait  en  échec  ?  N'est-ce  pas  une  preuve  que,  si  le 


REVUE    LITTÉRAIRE.  223 

déterminisme  est  la  loi  de  la  nature,  il  n'est  pas  celle  de  Fhumanité? 
que  riiomme  lui-même,  quoi  qu'on  en  puisse  dire,  n'est  pas  compris 
sous  la  définition  de  l'animal?  que  si  l'on  peut  bien  faire  de  son  ani- 
malité la  base  physique  de  sa  nature,  son  humanité  ne  commence 
■  qu'au  point  précis  où  quelque  chose  de  différentiel  et  d'unique  s'ajoute 
à  cette  animalité  pour  en  changer  le  caractère?  et  que  par  consé- 
quent, du  physique  au  moral,  de  l'animal  à  l'homme,  du  polype  aux 
sociétés,  en  concluant  du  même  au  même,  on  tombe  dans  l'un  des  pires 
sophismes  où  la  pensée  d'un  métaphysicien  se  puisse  laisser  entraîner 
par  le  mirage  des  idées  pures,  la  séduction  des  grandes  synthèses,  et 
l'ivressf.  de  l'unité. 

Je  m'étonne  de  mon  audace; — et  si  jamais  ces  pages  doivent  passer 
sous  les  yeux  du  «  maître,  »  de  l'illustre  Adrien  Sixte  lui-même,  je 
l'entends  qui  ricane  de  mépris,  à  moins  qu'il  ne  me  taxe,  en  haussant 
les  épaules,  de  «  lâcheté,  »  u  d'impertinence,  »  et  de  «  mauvaise  foi.  « 
Ainsi,  souvent,  en  usent  avec  ceux  qui  se  déclarent  moins  con- 
vaincus qu'eux-mêmes  de  l'évidence  de  leurs  démonstrations,  ces 
grands  amis  de  la  «  vérité  ;  »  et  après  tout,  cela  même  n'est-il  pas 
une  assez  belle  preuve  de  la  sincérité  de  leurs  convictions?  Mais  quoi! 
dans  sa  philosophie,  l'auteur  de  la  Théorie  des  passions  et  de  VAna- 
tomie  de  la  volonté  n'en  a  pas  moins  oublié  que,  ni  le  mot  de  u  volonté  » 
ni  celui  de  «  passions  »  n'ayant  de  sens  hors  de  l'homme,  il  faisait  de 
la  morale,  et  non  pas  de  l'histoire  naturelle,  encore  bien  moins  de  la 
mécanique  ou  de  la  géométrie  transcendantes.  En  enseignant  à  Robert 
Greslou  «  qu'il  n'y  a  pour  le  philosophe  ni  crime  ni  vertu,  et  que  nos 
volitions  ne  sont  que  des  faits  d'un  certain  ordre  régis  par  de  certaines 
lois,  »  il  lui  a  dit  tout  simplement  ce  que  nos  maîtres  facétieux  nous 
disaient  jadis  au  collège,  «  qu'il  n'était  point  défendu  de  fumer,  mais 
seulement  de  se  laisser  prendre.  »  En  lui  répétsfnt  avec  Spinosa  «  que  la 
pitié  chez  un  sage  qui  vit  d'après  la  raison  est  mauvaise  et  inutile,  » 
il  lui  a  tout  simplement  appris,  en  s'exceptant  lui-même  de  l'huma- 
nité, à  ne  se  servir  de  ses  semblables  que  comme  d'instrumens  ou  de 
victimes  de  ses  passions.  Et  en  le  débarrassant  enfin  du  remords  «  comme 
de  la  plus  niaise  des  illusions  humaines,»  —  Spinosa,  dans  son  Ethique, 
a  dit  encore  quelque  chose  de  cela,  —  il  l'a  rendu  prêt  à  tout  ce  que 
peuvent  soulever  de  criminels  désirs  dans  un  jeune  homme  de  vingt 
ans  la  fougue  de  l'âge,  la  médiocrité  de  sa  condition,  le  besoin  de  par- 
venir, et  la  fausse  conscience  de  sa  supériorité. 

Ce  ne  sont  pas,  on  le  voit,  de  petites  questions  que  M.  Paul  Bourget 
a  traitées  dans  son  Disciple,  et  ce  ne  sont  non  plus  des  questions  inu- 
tiles. Ce  sont  des  questions  actuelles,  s'il  en  fut,  et  ce  sont,  comme 
telles,  des  questions  qu'il  faut  bien  qu'on  discute... Mais  si  j'ai  tàclié  de 
montrer  avec  quelle  franchise  et  quelle  loyauté,  quel  courage  intellec- 


224  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tuel  M,  Paul  Boiirget  les  avait  abordées,  je  crains  de  n'avoir  pas  assez 
dit  peut-être  avec  quelle  précision  de  langage  philosophique  et  quelle 
sévérité  de  style  il  les  a  traitées.  Autant  d'ailleurs  qu'en  précision,  sa 
manière,  dans  le  Disciple,  a  gagné  en  largeur.  S'il  n'y  a  plus  ici  de  ces 
obscurités  qui  nous  gâtaient  quelques  pages  à' André  Cornèlis,  il  n'y  a 
plus  trace,  même  dans  les  entretiens  de  Charlotte  de  Jussat  et  de  Ro- 
bert Greslou,  de  ce  marivaudage  parfois  brutal  qui  gênait  encore  la 
lecture  dans  Mensonges  ou  dans  Critne  d'amour.  La  forme  ici  vaut  le 
fond;  l'écrivain  n'est  pas  au-dessous  du  psychologue  ou  de  l'analyste.  Et 
si  seulement  M.  Paul  Bourget  avait  allégé  le  Disciple  de  quelques  scènes 
d'un  comique  assez  vulgaire  ou  assez  malheureux,  s'il  avait  eu  le  cou- 
rage de  sacrifier  M"'"  Trapenard,  et  le  u  père  Carbonnet,  »  je  ne  vois  pas 
trop  oi^i  la  critique  se  pourrait  prendre.  A~t-il  voulu  la  dépister?  et,  en 
l'adressant  au  concierge  de  la  rue  Guy-de-la-Brosse,  la  détourner  du 
cas  d'Adrien  Sixte  et  de  Robert  Greslou  ? 

Enfin  les  milieux,  puisque  milieux  il  y  a,  ne  sont  pas  moins  bien 
observés  que  les  personnages,  ni  moins  fidèlement  rendus  ;  et,  plus 
brièvement,  plus  discrètement  décrits,  je  les  trouve  aussi  plus  réels. 
Tels  sont,  la  rue  Guy-de-la-Brosse,  et  le  quartier  du  Jardin-des-Plantes, 
où  M.  Paul  Bourget  a  logé  son  philosophe,  et  dont  on  dirait  une  es- 
quisse de  Balzac,  plus  nette  et  moins  chargée.  Oh!  le  Père  Goriot  et  la 
description  classique  de  la  pension  Vauquer,  de  quelles  descriptions 
ils  auront  enrichi  la  topographie  de  Paris  !  Mais  je  préfère  encore  quel- 
ques paysages  d'Auvergne  que  M.  Paul  Bourget,  de  ci,  de  là,  ne  s'est 
pas  refusé  le  plaisir  de  jeter  dans  la  confession  de  son  abominable 
Greslou.  Non-seulement  le  poète  qu'il  fut  lui-même,  qu'il  est  toujours, 
s'y  retrouve,  mais  l'homme  n'en  est  jamais  absent,  et  les  sentimens, 
les  idées  mêmes  s'y  déploient  en  s'y  harmonisant.  Ce  ne  sont  pas 
des  morceaux  que  l'on  pliisse  ôter  de  leur  place,  des  tableautins  à  la 
Daudet,  des  pans  de  murailles  à  la  Zola  :  c'est  autre  chose,  de  moins 
puissant  peut-être,  ou  de  moins  pittoresque,  de  moins  spirituel,  mais, 
en  revanche,  de  plus  subtil  et  de  plus  pénétrant.  Je  note  encore,  dans 
cette  même  confession,  de  jolies  descriptions  de  la  vie  de  château,  dé- 
pouillées, elles  aussi,  pour  la  première  fois,  de  tout  cet  appareil  de  meu- 
bles et  de  bibelots  dont  M.  Bourget  encombrait  volontiers  ses  salons  ;  — 
et  j'aurais  terminé  si  je  ne  tenais  à  dire  quelques  mots  auparavant  de 
la  préface  du  Disciple. 

Elle  est  curieuse,  cette  Préface;  elle  est  surtout  significative;  et  sans 
en  chicaner  la  forme,  qui  pourrait  être  un  peu  plus  simple,  je  n'en 
retiens  que  le  fond,  avec  une  satisfaction  dont  on  me  permettra  de 
dire  brièvement  les  motifs.  C'est  qu'après  avoir  été  traité  dix  ans  de 
«  philistin  »  ou  de  «  bourgeois  »  par  les  dilettantes  de  la  jeune  cri- 
tique, —  on  est  un  jeune  critique  aussi  longtemps  qu'on  traite  ridi- 


REVUE   LITTÉRAIRE.  225 

culement  les  choses  sérieuses,  et  gravement  les  choses  futiles,  —  il 
m'est  doux  de  les  voir  venir  eux-mêmes  à  ce  qu'ils  trouvaient  en  moi 
de  plus  «  bourgeois  »  et  de  «  plus  philistin.  »  —  «  Il  croit  à  la  néces- 
sité d'un  certain  optimisme,  disait  l'un  d'eux,  ou  du  moins  de  la 
sympathie  pour  les  misères  et  les  souffrances  de  l'humanité...  Est-il 
nécessaire  d'avoir  de  la  s^,mpathie  morale  pour  ce  qu'on  peint?  Il  me 
semble  bien  que  le  principal  est  de  faire  des  peintures  vivantes,  et 
que  c'est  même  le  tout  de  l'art,  le  reste  étant  forcément  autre  chose  : 
morale,  religion,  métaphysique.  »  Mais  voici,  tout  récemment,  et  sans 
presque  y  songer,  ce  que  lui  répondait  un  plus  jeune  :  «  La  vie  est 
intéressante,  parce  qu'elle  est  remplie  d'une  pitié  sans  fond...  Tandis 
que  nos  romans  réahstes  n'expriment,  en  somme,  que  la  mauvaise 
humeur  où  nos  fades  romans  romanesques  ont  mis  un  lecteur  sensé, 
les  observateurs  russes  ont  une  opinion  sur  les  hommes,.,  et  cette  opi- 
nion, c'est  que  nous  sommes,  avant  tout,  dignes  de  miséricorde... 
Enfin,  Dieu  soit  loué!  nous  voilà  délivrés  de  toute  cette  littérature. 
Nous  voyons  clair!  La  vie  a  une  valeur  en  soi.  La  bonté  a  une  majesté 
supérieure  à  l'art.  »  Je  laisserai  d'ailleurs  M.  Paul  Desjardins  débattre 
là -dessus  avec  M.  Jules  Lemaître;  et  il  me  suffira,  pour  ma  part,  que 
les  œuvres  traduisent  quelque  chose  de  cette  «  sympathie,  »  —  qu'il 
me  semblait  seulement  qu'avant  l'auteur  d'iram  Karénine,  celui  d'irfam 
Bede  et  celui  de  David  Copperfield  avaient  assez  bien  exprimée.  Je  me 
reprocherais  de  n'y  pas  joindre  l'auteur  des  Idées  de  iP®  Aubray  et  de 
la  Femme  de  Claude, 

'  Je  ne  saurais  donc  trop  féliciter  M.  Paul  Bourget,  —  qui,  d'ailleurs,  tout 
disciple  qu'il  soit  ou  qu'il  se  soit  cru  jadis  de  Stendhal,  de  Baudelaire 
et  de  Flaubert,  n'a  jamais  affecté  l'attitude  d'un  observateur  ironique 
et  méprisant  de  la  vie,  —  d'avoir  parlé,  comme  il  l'a  fait  dans  cette  Pré- 
face, du  dilettantisme  ou  du  dandysme  littéraire.  Sans  doute,  l'auteur 
dramatique  ou  le  romancier  ne  sont  pas  des  prédicateurs  de  morale. 
On  ne  leur  demande  pas  des  apologues  ou  des  paraboles,  et  il  n'est 
pas  indispensable  que  leur  roman  ou  leur  drame  finisse  par  une  cita- 
tion de  l'Évangile.  On  n'exige  pas  d'eux  qu'ils  exercent  leur  art  comme 
un  sacerdoce.  On  ne  leur  demande  pas,  puisque  l'humanité  n'est  pas 
toujours  belle  à  voir,  de  la  déguiser,  de  la  masquer,  de  l'altérer  pour 
la  peindre,  ni  seulement  de  faire  un  choix  parmi  les  spectacles  que  la 
réalité  leur  propose.  Mais  on  les  prie  de  se  souvenir  que,  sans  perdre 
jusqu'à  sa  raison  d'être,  leur  art  ne  saurait  se  séparer  d'avec  la  vie.  On 
leur  rappelle  encore  que  les  idées  sont  au  moins  des  commencemens 
d'actes;  que,  par  conséquent,  ils  n'écrivent  rien  qui  ne  touche  à  la 
conduite,  c'est-à-dire  à  la  morale;  et  qu'en  vain  se  défendraient-ils 
de  nous  donner  des  leçons,  les  exemples  qu'ils  nous  mettent  aux  yeux 
TOME  xav.  —  1889,  15 


226  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sont  toujours  des  conseils,  des  insinuations,  ou  des  suggestions.  Allons 
plus  loin  :  tout  ce  qu'ils  expliquent,  ils  l'excusent,  dès  qu'en  le  repré- 
sentant ils  ne  le  condamnent  point;  et  tout  ce  qu'ils  ne  condamnent 
point,  c'est  comme  s'ils  disaient,  non  pas  peut-être  qu'ils  l'approuvent, 
mais  à  tout  le  moins  qu'ils  le  trouvent  naturel  et  indiiïérent.  Et  on  les 
conjure  enfin,  pour  l'honneur  des  lettres,  de  ne  pas  considérer  leur 
art  comme  un  baladinage  et  de  ne  point  se  traiter  eux-mêmes  comme 
de  simples  amuseurs  publics,  puisqu'ils  croiraient  qu'on  les  insulte 
eux-mêmes  si  l'on  leur  en  donnait  le  nom. 

Pour  nous,  si  le  roman,  puisqu'aussi  bien  il  se  transforme,  doit  en 
effet  sortir  un  jour  du  bas  naturalisme  dans  lequel  il  sera  demeuré 
quinze  ou  vingt  ans  embourbé,  ce  n'est  pas  d'une  autre  manière  qu'il 
s'en  dégagera,  ni  par  une  autre  voie.  La  sympathie,  nécessaire  à  la  so- 
ciété, ne  l'est  pas  moins  à  l'art  :  elle  le  devient  même  chaque  jour 
davantage.  Entre  autres  symptômes  qui  donnent  lieu  d'espérer  que 
l'on  commence  d'en  sentir  le  prix,  la  Préface  du  Disciple  et  le  roman 
lui-même  de  M.  Paul  Bourget  ne  sont  pas  l'un  des  moindres.  Déjà 
l'année  dernière,  nous  avions  plaisir  à  noter  une  modification  de  la 
même  nature  dans  le  talent  de  M.  de  Maupassant,  qui  plus  il  avance, 
plus  il  devient  humain.  L'autre  jour  enfin,  à  l'Académie  française, 
M.  de  Vogué,  dans  un  beau  discours,  s'appuyait,  sans  le  dire,  de  ce 
roman  russe  dont  il  a  été  chez  nous  l'éloquent  introducteur  pour  expri- 
mer les  mêmes  espérances.  Ce  n'était  pas  le  roman  seulement,  c'était 
toute  la  littérature  qu'il  aimait  à  nous  montrer  renouvelée,  rajeunie, 
recréée  par  la  sympathie.  A  quelles  conditions  ces  espérances  se 
réaliseront-elles?  J'essaierai  bientôt  de  le  préciser. 


F.    BRUNETIÈr^, 


CimONIOUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  juin. 


Jamais,  dans  notre  vie  inconstante  et  agitée,  il  n'y  eut  plus  Je  dis- 
cours, sans  parler  même  des  discours  des  chambres,  qui  ne  sont  pas 
pour  l'agrément.  Jamais  il  n'y  eut  plus  de  banquets  et  de  congrès,  plus 
de  rencontres  entre  des  hommes  de  toutes  les  nations,  plus  de  pa- 
roles flatteuses,  plus  de  souhaits  de  bienvenue  et  de  concorde  échan- 
gés à  travers  les  contestations  moroses  de  la  politique  et  les  bruits 
discordans  de  l'Europe. 

L'Exposition  a  fait  cette  merveille  de  créer  au  Champ  de  Mars  ou 
même  sur  la  tour  Eiffel  une  sorte  de  neutralité  d'un  nouveau  genre  a 
la  faveur  de  laquelle  on  se  réunit  pour  parler  de  tout  ou  même  de 
rien.  Elle  a  cette  fortune  d'être  le  rendez- vous  universel  et  de  donner 
du  travail  à  ceux  qui  veulent  faire  les  honneurs  de  Paris.  M.  le  prési- 
dent de  la  république,  dans  ses  visites  au  Champ  de  Mars,  s'entretient 
avec  les  chefs  d'industrie,  avec  le  prince  de  Monaco  ou  avec  le  prési- 
dent de  la  Société  des  secours  aux  blessés,  M.  le  maréchal  de  Mac- 
Mahonqui,  en  homme  de  rectitude  militaire,  l'a  reçu  en  grand  uniforme. 
M.  le  président  du  conseil,  quand  il  n'a  pas  à  répondre  à  quelque  in- 
terpellation qui  ne  lui  sourit  guère,  joue  son  rôle  de  commissaire-géné- 
ral préposé  aux  grandes  réceptions.  M.  le  ministre  de  l'instruction  pu- 
blique, quand  il  n'a  pas  à  soutenir  devant  le  Sénat  une  médiocre  loi  sur 
les  instituteurs,  préside  aux  cérémonies  de  la  littérature  et  des  arts.  Des 
réunions,  des  banquets,  des  congrès  de  toute  sorte  pour  la  paix  ou  pour 
l'émancipation  des  femmes,  des  fêtes  de  nuit  au  parc  de  Monceau  ou  au- 
tour des  fontaines  lumineuses,  ce  n'est  pas  ce  qui  manque, —  ni  les  dis- 
cours non  plus,  —  pour  la  distraction  des  Français  et  des  étrangers.  C'est 
le  bon  temps:  si  seulement  cela  pouvait  durer  toujours!  Malheureuse- 
ment, il  est  trop  vrai,  rien  n'est  sans  mélange,  rien  ne  dure,  pas  même  les 
plus  belles  expositions  et  les  fêtes  qui  les  accompagnent.  Rien  ne  peut 
faire  oublier  qu'au  moment  même  où  la  tour  Eiffel  s'illumine  chaque  soir, 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bien  d'autres  événemens  se  préparent,  bien  d'autres  questions  s'agitent, 
—  que  tout  à  côté  du  Champ  de  Mars  un  parlement  expire  d'impuis- 
sance dans  la  confusion  de  débats  personnels  et  irritans.  C'est,  en  un 
mot,  la  période  électorale  qui  commence  avec  ses  troubles,  ses  incer- 
titudes, et  dans  des  conditions  où  les  obscurités,  les  impuissances  de 
la  politique  jurent  avec  l'éclat  d'une  des  plus  saisissantes  manifesta- 
tions du  travail  humain,  de  la  vitalité  d'une  nation.  Voilà  où  nous  en 
sommes,  à  cette  heure  même  où  au  bruit  des  fêtes  va  s'ouvrir  d'ici  à  peu 
un  scrutin  plein  de  mystères  qui  peut  décider  des  destinées  publiques! 
Le  nœud  du  problème,  c'est  que  depuis  longtemps  la  France,  quoi 
qu'on  en  dise,  n'a  pas  le  gouvernement  qu'elle  mérite,  qu'elle  appelle 
plus  que  jamais  de  tous  ses  instincts,  de  tous  ses  vœux.  Par  elle-même, 
la  France  est  toujours  la  nation  active,  industrieuse,  économe,  libérale 
par  ses  sentimens,  modérée  par  ses  goûts,  aisément  résignée  aux  sacri- 
fices que  le  patriotisme  exige,  —  fiére  aussi  de  retrouver  de  temps  à  autre 
son  image  dans  une  œuvre  comme  celle  qui  est  sortie  des  mains  de  ses 
ingénieurs,  de  ses  administrateurs.  Elle  n'est  jamais  bien  difficile  avec 
ses  gouvernemens  pourvu  qu'elle  ne  soit  pas  poussée  à  bout  ou,  si  l'on 
veut,  pourvu  qu'elle  ne  voie  pas  trop  qu'on  abuse  de  sa  bonne  et  con- 
fiante nature;  elle  ne  demande  qu'à  être  ménagée  dans  ses  intérêts  comme 
dans  ses  sentimens  ou  ses  habitjdes,  à  être  conduite  avec  prudence, 
à  être  protégée  dans  sa  vie  de  travail  et  d'industrie.  Tout  ce  qu'elle  de- 
mande en  vérité  à  ses  gouvernemens,  c'est  de  n'être  pas  trop  gênans, 
de  lui  laisser  la  liberté  et  la  paix.  Voilà  ce  qu'on  n'a  pas  compris,  voilà 
le  dangereux  malentendu  qui  n'a  cessé  de  se  compliquer  et  de  s'ag- 
graver! On  a  eu  l'arrogance  de  prétendre  disposer  de  cet  honnête  et 
laborieux  pays  dans  un  intérêt  de  domination;  on  s'est  hâté,  sous  pré- 
texte de  réformes  républicaines,  de  remettre  en  doute  ses  institutions, 
ses  lois,   sa  magistrature,  son  organisation  tout  entière;  on  a  mis  un 
esprit  d'exclusion  jalouse  dans  son  administration,  la  délation  intéres- 
sée dans  ses  communes,  la  passion  de  secte  dans  ses  écoles,  la  prodi- 
galité imprévoyante  dans  l'administration  de  ses  ressources,  l'àpreté 
dans  le  maniement  du  pouvoir.  En  un  mot,  la  France  demandait  un  gou- 
vernement d'équité  nationale,  on  lui  a  donné  un  gouvernement  d'oli- 
garchie républicaine!  Et  c'est  ainsi  que  la  séparation  s'est  faite,  lente 
d'abord,  puis  précipitée,  entre  des  politiques  soutenant  par  aveugle- 
ment, par  infatuation  ce  qu'ils  avaient  entrepris  par  entraînement  de 
parti  ou  par  imprévoyance,  et  un  pays  graduellement  impatienté,  irrité 
de  ss  sentir  atteint  dans  sa  paix  civile  comme  dans  ses  intérêts.  L'in- 
compatibilité a  éclaté  dans  l'incohérence,  le  dégoût  s'en  est  mêlé.  On 
en  est  là,  et  le  mal  qui  a  été  fait,  ce  n'est  point,  on  en  conviendra, 
cette  fin  de  session  qui  le  réparera,  qui  relèvera  le  crédit  des  républi- 
cains embarrassés  de  leurs  fautes  devant  le  pays. 

Qu'est-ce  en  effet  que  cette  série  de  séances  parlementaires  où  une 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  229 

chambre  divisée,  compromise  par  ses  dissensions  stériles,  épuise  ce  qui 
lui  reste  de  force  et  de  vie?  Ce  n'est  plus  qu'une  succession  de  scènes 
violentes,  tapageuses,  parfois  grossières,  dont  le  dernier  mot  est  l'im- 
puissance. La  chambre  finit  comme  elle  a  vécu,  en  perdant  son  temps 
sans  pouvoir  arriver  à  clore  sa  carrière  par  quelque  œuvre  sérieuse  et 
utile.  Cette  discussion  même  du  budget  ([ui  se  traîne  péniblement,  en- 
trecoupée d'interpellations  et  de  tumultes,  elle  n'a  plus  réellement 
d'intérêt,  ou  si  l'on  veut,  elle  n'a  qu'un  intérêt  aussi  inquiétant 
qu'inattendu  :  elle  est  la  constatation  croissante,  incessante  de  toutes 
les  irrégularités  qui  se  sont  introduites  dans  le  budget,  de  l'abus  des 
ressources  publiques,  de  dépenses  souvent  peu  justifiées,  comme  aussi 
de  négligences  redoutables  pour  la  sûreté  du  pays.  Certes  la  France, 
depuis  ses  désastres,  n'a  jamais  marchandé  les  sacrifices  qui  lui  ont 
été  demandés  pour  assurer  sa  puissance  militaire  ;  elle  a  tout  donné 
sans  compter,  hommes  et  argent.  Eh  bien,  une  des  séances  les  plus 
douloureuses  de  ces  dernières  semaines  est  celle  où,  tout  compte  fait, 
après  les  explications  de  M.  le  ministre  de  la  marine  comme  après  les 
révélations  qui  se  sont  produites,  il  a  été  à  peu  près  avéré  que  les  forces 
navales  n'étaient  pas  ce  qu'elles  devraient  être.  L'armement  de  mer 
serait  insuffisant!  —  Ce  sont  là  des  divulgations  dangereuses,  dit-on;  le 
fait  lui-même,  tel  qu'il  apparaît  à  travers  les  savantes  obscurités  du 
budget,  est  bien  plus  dangereux  encore.  Il  est  certain  que  depuis  dix 
ans  on  aurait  mieux  fait  de  s'occuper  un  peu  moins  des  laïcisations  à 
outrance,  des  guerres  aux  sœurs  de  charité,  et  un  peu  plus  de  nos  in- 
térêts nationaux,  de  ce  qui  fait  la  force  de  la  France.  La  chambre  qui 
s'en  va  aurait  mieux  employé  son  temps  ;  elle  ne  laisserait  pas  après 
elle  cette  situation  où,  en  présence  d'une  politique  jugée  par  ses  œuvres, 
le  pays  a  plus  que  jamais  le  droit  de  voir  clair  dans  ses  affaires,  de  sa- 
voir ce  qu'ont  à  lui  offrir  les  partis  qui  vont  se  disputer  sa  confiance. 
Le  malheur  est  que  la  question  n'est  pas  aussi  simple  qu'elle  le  pa- 
raît ;  que  tous  ces  partis,  prêts  à  entrer  en  lutte  devant  le  pays,  ne 
disent  pas  leur  dernier  mot,  qu'ils  ont  leurs  réserves,  leurs  artifices  et 
leurs  équivoques  jusque  dans  leurs  déclarations  les  plus  retentis- 
santes. Assurément,  parmi  les  républicains  qui  ont  eu  le  pouvoir 
depuis  dix  ans  et  qui  veulent  le  défendre,  M.  Jules  Ferry  est  un  des 
esprits  les  plus  vigoureux,  qui  a  le  goût  de  la  politique  modérée,  qui 
l'a  peut-être  aujourd'hui  encore  plus  qu'hier.  Il  a  cependant  lui-même 
de  la  peine  à  se  dégager  d'une  certaine  ambiguïté.  Il  a  prononcé  il  y  a 
quelque  temps,  au  Palais-Bourbon,  un  discours  qui  avait  visiblement 
la  prétention  d'être  un  programme  de  modération  ;  il  vient  de  pro- 
noncer ces  jours  derniers,  devant  une  association  républicaine,  un 
nouveau  discours  qui  est  plus  net  encore.  Que  dit  M.  Jules  Ferry?  Oh! 
certes,  il  convient  de  tout  ou  de  presque  tout.  Il  sent  le  mal  qui  a  été 
fait.  11  reconnaît  que  le  meilleur  moyen  de  reviser  la  Constitution  serait 


230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  respecter,  que  depuis  dix  ans  on  a  abusé  de  tout,  qu'on  a  confondu 
tous  les  pouvoirs,  que  la  chambre  a  voulu  jouer  à  la  Convention  au  petit 
pied,  qu'elle  a  tout  faussé  par  ses  «  ingérences  perpétuelles  et  dissol- 
vantes »  en  toutes  choses  ;  il  ne  craint  pas  de  déclarer  qu'il  nous  faut 
«  un  pouvoir  exécutif  plus  résolu  et  plus  actif,  un  sénat  moins  modeste 
et  moins  effacé,  une  chambre  moins  indiscrète,  moins  disposée  à  em- 
piéter sur  les  attributions  d'autrui.  »  Que  dit  encore  M.  Jules  Ferry?  Il 
pa^'le  plus  que  jamais  de  la  nécessité  de  la  paix  religieuse.  Il  défend  le 
budget  des  cultes,  il  veut  qu'on  pratique  la  tolérance,  qu'on  respecte 
les  croyances,  qu'on  cesse  toutes  ces  petites  persécutions  de  rigueurs 
disciplinaires,  de  suppressions  de  traitemens,  et  il  ne  laisse  pas  de 
convenir  que  les  querelles  religieuses  n'ont  pas  servi  la  république. 
Rien  de  mieux,  c'est  presque  un  programme  complet.  Il  n'y  a  qu'un 
malheur.  Si  M.  Jules  Ferry  signale  bien  des  fautes  à  réparer,  il  ne 
désavoue  rien  de  ce  qui  a  été  le  principe  des  querelles  religieuses,  de 
sa  politique  scolaire.  Il  la  désavoue  si  peu  qu'à  cette  heure  même,  de- 
vant le  sénat,  malgré  les  efforts  dévoués  et  souvent  éloquens  de  M.  Léon 
Say,  de  M.  de  Marcère,  de  M.  Bardoux,  de  M.  Buffet,  les  amis  de  M.  Jules 
Ferry  viennent  de  faire  voter  une  loi  sur  les  instituteurs  primaires,  qui 
a  la  prétention  d'être  le  couronnement  de  l'édifice,  d'en  finir  avec  les 
droits  des  communes  et  des  pères  de  famille,  de  faire  de  TÉtat  le  régu- 
lateur des  esprits  et  des  consciences.  Que  voulez-vous  qu'on  pense? 
L'équivoque,  pour  M.  Jules  Ferry,  c'est  de  parler  de  la  paix  religieuse 
en  maintenant  tout  ce  qui  a  allumé  la  guerre  et  peut  la  perpétuer;  c'est 
de  se  présenter  comme  un  conservateur  en  gardant  un  lien  avec  les 
radicaux  qu'il  ménage,  qu'il  se  flatte  toujours  de  désarmer  par  quelque 
concession  opportune. 

A  leur  tour,  les  conservateurs  de  la  chambre,  prenant  le  rôle  de 
grands  électeurs,  ne  laissent  pas,  il  faut  en  convenir,  d'être  dans  une 
situation  délicate.  Ils  se  sont  réunis  dernièrement,  sans  distinction 
de  nuances.  Ils  ont  mis  en  commun  leurs  griefs  qui  sont  après  tout  les 
griefs  du  pays,  et  ils  ont  publié  leur  manifeste,  leur  programme.  Ils 
ravivent  toute  cette  histoire  de  la  politique  de  dix  ans,  et  les  excès  de 
majorité,  et  l'altération  de  toutes  les  conditions  de  gouvernement  et  la 
magistrature  épurée  et  l'esprit  de  secte  chassant  toute  idée  religieuse 
des  écoles,  et  les  procédés  discrétionnaires,  et  les  déficits  accumulés, 
les  milliards  ajoutés  à  la  dette,  —  et  le  Tonkin  !  —  Soit,  c'est  le  procès 
d'une  politique  dont  le  pays  a  le  droit  de  se  plaindra,  dont  les  abus 
sont  aujourd'hui  la  force  dé  toutes  les  oppositions.  Seulement  on  sent 
bien  que  les  auteurs  du  manifeste  conservateur,  en  dévoilant  une  fois 
de  plus  le  mal,  sont  un  peu  embarrassés  pour  proposer  le  remède.  Ils 
ne  veulent  pas  paraître  prononcer  le  nom  de  la  République;  ils  crai- 
gnent de  prononcer  le  nom  d'un  autre  régime,  parce  qu'ils  ne  s'en- 
tendraient plus.  En  sorte  qu'il  y  a  partout  une  certaine  équivoque. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  231 

.M.  Jules  Ferry,  en  se  disant  conservateur,  n'ose  pas  aller  jusqu'au  bout; 
les  conservateurs,  en  signalant  un  mal  évident,  n'osent  pas  se  placer 
dans  la  République,  l'accepter  hardiment  comme  un  terrain  com- 
mun. Il  faut  cependant  sortir  de  là.  Cette  équivoque  même  a  sa  mo- 
ralité, elle  est  un  signe  du  temps.  Évidemment,  si  M.  Jules  Ferry 
parle  de  la  paix  sociale  et  religieuse,  c'est  qu'il  sent  qu'elle  est  dans  les 
instincts,  dans  les  vœux  du  pays;  si  les  conservateurs,  en  retraçant  une 
situation  compromise,  évitent  de  proposer  un  changement  de  régime, 
qui  serait  une  révolution,  c'est  qu'ils  sentent  qu'ils  ne  le  peuvent  pas, 
qu'ils  risqueraient  d'effaroucher  l'opinion.  Et  c'est  là  tout  simplement, 
en  effet,  l'état  du  pays.  La  France  éprouvée  et  déçue  tient  certaine- 
ment à  être  mieux  gouvernée,  elle  n'appelle  pas  une  révolution  nouvelle. 
Tout  ce  qu'elle  demande,  c'est  qu'on  lui  parle  un  peu  moins  de  ses  insti- 
tutions et  qu'on  les  pratique  plus  fidèlement,  qu'on  lui  donne  enfin 
une  politique  qui  lui  assure,  avec  la  paix  morale,  une  vie  tranquille, 
libérale  et  respectée. 

Si  le  monde  européen  se  laissait  aller  trop  aisément  à  l'attrait  des  fêtes 
que  l'Exposition  française  lui  offre  et  à  l'oubli  des  orages  toujours  mena- 
çans,  il  serait  bien  vite  ramené  au  sentiment  de  la  réalité.  Une  fois  de 
plus,  dans  ces  dernières  semaines,  il  a  été  suffisamment  averti  que  la 
paix  est  fragile,  que  la  sécurité  ne  peut  être  de  longue  durée,  qu'il  y  a 
de  tous  côtés  des  points  noirs.  A  peine  a-t-il  paru  montrer  quelque  con- 
fiance et  compter  au  moins  sur  un  été  paisible,  voilà  les  paniques  et  les 
campagnes  de  suspicions  qui  recommencent,  voilà  les  incidens  qui 
se  pressent  et  prennent  des  proportions  démesurées.  Pendant  quelques 
jours  l'Europe  a  été  remplie  de  polémiques  et  de  correspondances  qu'on 
aurait  pu  croire  concertées  pour  propager  l'inquiétude  et  laisser  pres- 
sentir des  événemens  prochains.  Tantôt,  c'est  à  propos  des  éternels  ar- 
memens  russes  sur  la  frontière  occidentale,  ou  du  toast  de  l'empereur 
Alexandre  III  proclamant  le  petit  prince  de  Monténégro  le  seul  ami  sin- 
cère et  fidèle  de  la  Russie  ;  tantôt,  c'est  à  propos  de  ce  qui  se  passe  ou 
peut  se  préparer  dans  les  Balkans,  en  Serbie,  en  Bulgarie,  dans  la  Bos- 
nie ou  l'Herzégovine  ou  même  dans  l'île  de  Crète.  Un  autre  jour,  c'est 
à  l'occasion  de  la  querelle  que  l'Allemagne  fait  à  la  Suisse  pour  venger 
la  mésaventure  d'un  agent  de  police  maladroit  ou  trop  zélé.  Tout  sert 
de  prétexte  aux  commentaires  passionnés,  aux  polémiques  irritantes, 
aux  conjectures  pessimistes.  Le  fait  est  que,  à  part  l'incident  suisse 
qui  a  sa  gravité,  la  situation  de  l'Europe  reste  certainement  aussi  ob- 
scure que  précaire,  mais  qu'il  n'y  a  pour  le  moment  rien  de  nouveau, 
rien  de  plus  menaçant  aujourd'hui  qu'hier.  11  y  a  toujours  sans  doute 
et  de  plus  en  plus  ces  arméniens  effrénés  qui  ne  cessent  de  se  multi- 
plier partout,  en  Angleterre  comme  en  Italie,  en  Allemagne  comme  en 
France  ou  en  Russie,  pour  lesquels  l'Autriche  demande  encore  à  l'heure 
qu'il  est  des  crédits  à  ses  délégations ,  mais  ce  n'est  pas  précisément 


232  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ce  qui  est  nouveau.  C'est  l'état  permanent,  c'est  la  fatalité  de  l'Europe 
depuis  des  années. 

Ce  qui  en  sera  de  cette  paix  plus  désirée  qu'assurée,  à  quelle  heure 
éclatera  le  grand  conflit  dont  on  ne  cesse  de  nous  menacer,  personne 
ne  peut  certes  le  dire.  On  peut  d'autant  moins  le  prévoir  que  depuis 
dix  ans  toutes  les  prédictions  se  sont  trouvées  démenties,  que  les 
nuages,  qui  devaient  toujours  éclater  au  printemps  suivant,  se  sont 
invariablement  dissipés.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  vrai,  de  plus  sensible, 
c'est  que  pour  le  moment  rien  ne  semble  justifier  ces  paniques  et  ces 
fausses  nouvelles  qui  ont  tout  récemment  fait  le  tour  de  l'Europe.  Sur 
quoi  se  fondent  les  propagateurs  de  paniques?  Qui  prétend-on  accuser 
de  vouloir  troubler  le  repos  du  monde  si  bien  gardé  par  les  journaux 
allemands  et  même  par  les  journaux  anglais  leurs  complices  ?  Ce  n'est 
point  assurément  la  France  qui  peut  être  soupçonnée  de  menacer  la 
paix,  de  méditer  quelque  soudaine  entrée  en  campagne.  La  France  est 
tout  entière  à  son  Exposition,  à  cette  somptueuse  fête  du  travail  uni- 
versel qui  excite  peut-être  quelque  envie,  dont  on  ne  serait  pas  fâché 
de  troubler  le  succès.  La  France  est  aujourd'hui  à  son  Exposition,  elle 
sera  demain  à  ses  élections,  qui  vont  être  aussi  une  affaire  sérieuse 
pour  elle;  elle  n'a  pas  même  le  temps  et  la  liberté  de  s'émouvoir  de 
tous  les  bruits  répandus  en  Europe.  La  France  est  d'ailleurs  dans  une 
position  où  elle  ne  peut  qu'attendre  et  où  elle  ne  fait  que  se  défendre, 
placée  qu'elle  est  en  face  des  alliances  qu'on  ne  cesse  de  former  contre 
elle,  comme  si  on  voulait  la  cerner  de  plus  en  plus  par  la  diplomatie 
et  par  l'accumulation  des  forces.  La  France  peut  être  menacée,  elle  ne 
menace  sûrement  personne.  —  Les  accusations  sont-elles  plus  justes  à 
l'égard  de  la  Russie,  qui  est  évidemment  plus  libre?  Depuis  longtemps 
la  Russie  n'a  pas  fait  un  mouvement,  une  démonstration  qui  ressemble 
à  un  défi  ou  à  une  menace.  Elle  est  restée  immobile  et  silencieuse, 
veillant  à  sa  sûreté  comme  à  l'indépendance  de  sa  politique,  sans  agi- 
tation et  sans  provocation.  Il  y  a,  il  est  vrai,  ce  toast  de  Peterhof  au 
prince  de  Monténégro,  cette  invocation  au  seul  «  ami  sincère  et  fidèle,  » 
qui  a  un  moment  empêché  de  dormir  les  politiques  de  Rerlin  et  de 
Vienne.  On  ne  peut  pourtant  pas  dire  que  le  tsar  a  défié  l'Europe  et 
mis  la  paix  en  doute  en  s'alliant  au  souverain  de  quelques  centaines  de 
mille  sujets  perdus  dans  la  Montagne-Noire.  Le  vrai  grief,  c'est  que  cet 
empereur  Alexandre  III  est  réellement  un  prince  énigmatique  et  sin- 
gulier, qui,  après  avoir  dégagé  sa  politique  de  toutes  les  compromis- 
sions, entend  garder  la  liberté  de  son  action,  qui  ne  se  désintéresse 
assurément  ni  de  ce  qui  se  passe  dans  les  Balkans,  ni  de  ce  qui  peut 
arriver  dans  l'Occident,  mais  qui  n'est  pas  pressé  de  se  prononcer.  De 
là,  cette  campagne  d'impatience  et  de  suspicion  qui  a  été  dirigée  sur- 
tout contre  la  politique  mystérieuse  de  la  Russie,  et  qui  ne  paraît  pas 
affecter  l'empereur  Alexandre  dans  sa  tranquille  impassibilité. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  233 

On  veut  forcer  le  tsar  à  sortir  de  sa  réserve,  il  ne  le  veut  pas;  on 
veut  le  contraindre  à  entrer  dans  les  grandes  combinaisons  dont  le 
secret  est  à  Berlin,  à  avouer  des  alliés,  —  il  choisit  avec  uneche\  vlerie 
hautaine  et  ironique  l'alliance  du  plus  petit  prince  de  l'Europe  orien- 
tale. On  cherche  tour  à  tour  à  l'aiguillonner  ou  à  le  séduire,  il  ne 
répond  ni  aux  provocations  ni  aux  séductions;  il  demeure  impertur- 
bable avec  simplicité,  poursuivant  sans  trouble  l'organisation  de  ses 
forces,  ne  mettant  en  mouvement  ni  un  soldat  de  plus  ni  un  soldat  de 
moins,  évitant  tout  ce  qui  pourrait  l'engager  ou  troubler  la  paix,  d'au- 
tant plus  patient  qu'il  se  sent,  à  tout  prendre,  l'arbitre  des  événemens. 
Il  ne  veut  pas  être  dérangé,  il  tient  visiblement  à  rester  jusqu'au  bout 
maître  de  ses  résolutions.  Si  on  avait  compté  avoir  quelques  éclaircis- 
semens  de  plus  sur  les  relations  de  la  triple  alliance  avec  la  Russie  à 
l'ouverture  des  délégations  austro-hongroises  qui  viennent  de  se  réu- 
nir, on  a  été  un  peu  trompé.  Ni  l'empereur  François-Joseph,  dans  son 
discours,  ni  son  chancelier,  le  comte  Kalnoky,  dans  les  explications 
qu'il  a  données,  ne  précisent  rien.  Ils  laissent  peut-être  tout  entendre, 
ils  se  gardent  d'insister  sur  les  points  délicats,  d'accentuer  trop  vive- 
ment l'antagonisme  entre  l'Autriche  et  la  Russie  dans  les  Balkans, 
l'éternel  champ  de  bataille  de  toutes  les  influences.  Ils  ne  parlent  des 
difficultés  possibles  que  pour  justifier  les  crédits  militaires  qu'ils  de- 
mandent. L'empereur  François-Joseph  concilie  tout,  en  avouant  que 
l'état  de  l'Europe  est  toujours  peu  rassurant  et  en  témoignant  néan- 
moins encore  une  certaine  confiance  dans  la  durée  de  la  paix.  Le 
comte  Kalnoky  a  certes  mis  jusqu'ici  dans  ses  explications  tout  ce  que 
la  diplomatie  a  de  plus  évasif;  il  est  plein  de  réserves  ou  d'euphé- 
mismes, et,  s'il  ne  s'est  guère  engagé  au  sujet  des  affaires  de  Serbie, 
qui  touchent  de  si  près  aux  affaires  de  Bosnie,  il  ne  s'est  pas  beaucoup 
compromis  d'un  autre  côté  en  disant,  au  sujet  des  agitations  irréden- 
tistes de  Trieste,  que  l'Italie  est  une  alliée  aussi  sûre  pour  l'Autriche 
que  l'Autriche  elle-même  peut  l'être  pour  l'Italie.  Bref,  après  comme 
avant,  les  choses  restent  ce  qu'elles  sont,  ni  plus  ni  moins  graves,  et 
on  ne  voit  pas  même,  par  les  explications  échangées  devant  les  délé- 
gations austro-hongroises,  à  quelle  circonstance  récente  répondraient 
les  bruits  alarmans  qui  se  sont  répandus  en  Europe.  C'est  qu'en  effet 
ces  bruits  ne  sont  rien,  ou  ils  ne  sont  du  moins  que  des  symptômes 
exagérés  à  plaisir  par  des  agitateurs  intéressés  à  créer  des  paniques 
d'un  moment.  Le  vrai  danger,  le  danger  permanent  est,  non  dans  le 
toast  de  Peterhof  ou  dans  les  dispositions  que  la  Russie  peut  prendre 
pour  sa  sûreté,  mais  dans  la  situation  générale  telle  qu'elle  a  été  faite, 
dans  l'excès  de  ces  armemens  qui  ruinent  tous  les  pays,  qui  sont  une 
perpétuelle  tentation,  dans  ces  alliances  qu'on  dit  imaginées  pour  pro- 
téger la  paix  et  qui  ne  font  que  la  compromettre.  C'est  là  le  danger 
profond,   universel,  et  après  tout,  si   depuis  quelques  jours,  depuis 


23/l  REVUE    DES    DEUX    M()\DV:S. 

quelques  semaines,  il  y  a  eu  quelque  complication  particulière,  pré- 
cise, qui  a  pu  motiver  des  inquiétudes,  c'est  l'Allemagne  qui  en  a  pris 
l'initiative  par  cette  querelle  avec  la  Suisse,  qui  est  loin  d'être  finie. 

Assurément  la  situation  d'un  pays  comme  la  Suisse,  qui  est  un  état  in- 
dépendant et  neutre,  hospitalier  par  tradition,  ouvert  par  la  nature  des 
choses  aux  expatriés  de  toutes  les  nations,  cette  situation  est  toujours 
délicate.  La  Suisse  a  sûrement  bien  des  devoirs  à  concilier  ;  elle  a  tout 
à  la  fois  à  sauvegarder  sa  souveraineté,  à  maintenir  ses  traditions  hos- 
pitalières et  en  même  temps  à  respecter,  à  faire  respecter  ses  lois,  les 
conditions  de  sa  sécurité,  les  règles  de  cette  neutralité  qui  lui  fait  une 
place  à  part  dans  l'ordre  international.  Cette  conciliation  n'est  pas  tou- 
jours facile.  Que  la  Suisse  ait  eu  souvent  quelque  peine  à  faire  marcher 
ensemble  les  prérogatives  de  sa  souveraineté,  le  droit  d'asile  qu'elle  a 
toujours  généreusement  pratiqué,  les  libertés  qui  sont  l'essence  de  ses 
institutions,  et  ce  qu'elle  doit  à  la  sûreté  des  autres  états,  à  sa  propre 
sûreté,  au  principe  même  de  son  existence  internationale,  c'est  trop 
évident.  La  Suisse,  depuis  plus  d'un  demi-siècle,  a  eu  plus  d'une  fois 
à  faire  face  à  des  embarras  nés  de  cette  situation  compliquée,  à  des 
incidens  épineux  provoqués  soit  par  des  réfugiés  compromettans,  soit 
même  par  des  mouvemens  intérieurs  qui  semblaient,  au  dire  de  la 
diplomatie  européenne,  modifier  les  conditions  primitives  de  son  exis- 
tence, sanctionnée  par  les  traités.  Elle  a  eu  des  querelles,  même  pour 
un  réfugié  qui  s'est  appelé  depuis  Napoléon  III;  elle  a  été  l'objet  de 
remontrances  plus  ou  moins  vives,  de  manifestations  collectives,  et  peu 
s'en  est  fallu  qu'à  une  certaine  époque,  en  1847,  une  de  ces  manifes- 
tations de  la  diplomatie  européenne  ne  devînt  une  intervention  déci- 
dée dans  un  intérêt  de  pacification  intérieure  à  la  suite  d'une  guerre 
civile.  La  Suisse  s'est  toujours  tirée  heureusement  d'affaire  parce 
qu'elle  a  su  montrer  une  habile  modération  sans  rien  abandonner  de 
ses  droits,  parce  qu'elle  a  été  aussi  quelquefois  servie  par  les  circon- 
stances; elle  a  fini  par  sortir  de  toutes  les  crises  intacte,  libre  et  res- 
pectée, invariablement  reconnue  par  toutes  les  puissances  dans  son 
caractère  d'état  neutre  sous  la  sanction  persévérante  de  l'Europe.  Ce 
qui  donne  une  plus  rare  et  plus  dangereuse  portée  à  l'incident  nouveau 
suscité  par  l'Allemagne,  c'est  qu'il  résume  tous  les  autres,  c'est  qu'il 
réveille  à  l'improviste  les  questions  les  plus  délicates.  D'un  seul  coup 
il  a  remis  en  doute  et  la  souveraineté  de  la  Suisse,  et  le  droit  d'asile, 
et  une  neutralité  qui  jusqu'ici  a  pu  être  quelquefois  interprétée  sans 
être  jamais  sérieusement  contestée. 

Comment  s'est  engagée  cette  médiocre  ou  malheureuse  affaire,  on 
le  sait  déjà.  Elle  est  née  des  mésaventures  de  l'agent  Wohlgemuth  qui 
a  été,  il  y  a  quelque  temps,  en  territoire  suisse,  l'objet  de  mesures  de 
sévérité  prises  par  le  canton  d'Argovie,  sanctionnées  par  le  gouverne- 
ment fédéral.  Le  cabinet  de  Berlin  a  défendu  son  délégué  de  police, 


REVUE,    —    CHRONIQUE.  235 

arrêté  et  expulsé  ;  le  gouvernement  de  Berne  a  maintenu  ses  droits  à 
l'égard  d'un  agent  étranger  surpris  sur  son  territoire  en  flagrant  délit 
de  manœuvres  suspectes.  De  là  cet  étrange  conflit  qui  s'est  élevé  entre 
l'Allemagne  et  la  Suisse,  qui  n'a  pas  tardé  à  s'aggraver  et  à  s'enveni- 
mer. Qu'est-il  arrivé  en  effet?  Le  gouvernement  allemand,  devancé  et 
soutenu  par  les  excitations  de  quelques-uns  de  ses  journaux,  ne  s'en 
est  plus  tenu  bientôt  à  l'incident  Wohlgemuth  ;  il  ne  s'est  plus  même 
contenté  de  menacer  la  nation  helvétique  de  représailles,  de  mesures 
prohibitives  de  police  comme  celles  qu'il  a  adoptées  sur  les  Vosges.  11 
a  déplacé  et  élargi  la  question  :  il  a  fait  le  procès  du  droit  d'asile!  Il  a 
représenté  la  Suisse  comme  un  foyer  d'agitations  anarcliiques,  de 
conspirations  librement  organisées  par  les  réfugiés  de  tous  les  pays; 
il  a  accusé  l'indifférence  ou  l'impuissance  du  gouvernement  fédéral, 
la  connivence  des  autorités  inférieures,  la  déplorable  facilité  laissée  à 
des  complots  dangereux  pour  la  sûreté  des  autres  états.  Une  fois  dans 
cette  voie,  il  ne  s'est  plus  arrêté.  Il  a  invoqué  le  traité  de  1876,  d'après 
lequel  les  Allemands  qui  vont  s'établir  en  Suisse  doivent  produire  un 
certificat  d'origine,  un  document  constatant  qu'ils  n'ont  pas  perdu  leurs 
droits  civils  et  politiques,  et  il  en  a  conclu  que  la  Suisse  ne  pouvait 
accueillir  que  les  Allemands  porteurs  du  certificat  olïiciel.  Il  a  élevé 
une  prétention  bien  plus  étrange,  celle  de  suppléer  à  l'insuflisance  de 
la  police  fédérale  ou  cantonale  par  une  police  secrète  à  lui  sur  le  terri- 
toire helvétique!  C'est  fort  bien;  seulement  si  l'Allemagne  a  ce  droit 
dans  la  confédération,  les  autres  états  l'ont  également,  et  alors  que 
devient  l'indépendance  helvétique  au  milieu  de  toutes  ces  polices 
étrangères?  Le  gouvernement  de  Berne,  on  le  comprend,  ne  pouvait 
souscrire  à  ces  prétentions  sans  abdiquer;  il  les  a  déclinées  simple- 
ment, sans  forfanterie  comme  sans  faiblesse,  offrant  pour  sa  part  de 
remplir  tous  les  devoirs  de  la  souveraineté,  et  le  chef  du  département 
des  affaires  étrangères,  M.  Droz,  a  tout  récemment  exposé  le  conllit 
devant  le  conseil  fédéral  avec  autant  de  fermeté  que  de  modération. 
Ce  qui  complique  tout,  c'est  que  dans  cette  affaire  particulière  de 
droit  d'asile  et  des  abus  qui  peuvent  en  résulter,  la  chancellerie  de 
Berlin  a  obtenu  jusqu'à  un  certain  point  l'appui  de  la  Russie  et  de  l'Au- 
triche, qui,  elles  aussi,  ont  pu  avoir  à  se  plaindre  des  anarchistes,  des 
socialistes,  des  nihilistes  réfugiés  en  Suisse  et  qui  ont  saisi  l'occasion 
de  réclamer  auprès  du  gouvernement  fédéral.  M.  Droz  ne  l'a  pas  caché: 
la  Russie  et  l'Autriche  ont  attiré  l'attention  des  pouvoirs  helvétiques 
sur  les  dangers  d'une  «  trop  grande  tolérance  accordée  aux  élémens 
anarchistes  et  révolutionnaires.  »  Soit;  mais  il  est  clair  qu'il  y  a  une 
distinction  à  faire.  La  Russie  et  l'Autriche  ont  pu  rappeler  à  la  Suisse 
que  la  neutralité  impUquait  pour  elle  des  devoirs  de  vigilance,  elles 
ont  pu  lui  demander  des  garanties  plus  efficaces,  que  la  Suisse  ne 
refuse  pas  d'ailleurs  de  leur  donner  ;  elles  ne  vont  sûrement  pas  jus- 


236  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qu'à  mettre  délibérément  en  doute  une  situation  consacrée  par  des 
traités.  Les  prétentions  de  l'Allemagne  ne  tendraient  à  rien  moins  qu'à 
profiter  du  vulgaire  incident  Wohlgemuth  pour  supprimer  d'abord  le 
droit  d'asile,  pour  mettre  en  tutelle  la  souveraineté  suisse  et  finir  par 
dénoncer  une  neutralité  gênante.  C'est  la  marche  et  la  moralité  de  ce 
conflit.  Or  ici  s'élèverait  aussitôt  une  question  aussi  grave  que  délicate  : 
cette  neutralité  devenue  un  principe  invariable  de  droit  international 
depuis  1815,  toujours  respectée  jusqu'ici,  elle  a  été  reconnue,  sanction- 
née et  acceptée  dans  l'intérêt  de  la  Suisse  si  l'on  veut,  mais  aussi  dans 
l'intérêt  des  puissances  qui  l'ont  garantie,  de  l'Europe  tout  entière.  Ce  que 
toutes  les  puissances  ont  fait  d'un  commun  accord,  une  seule  peut-elle  le 
détruire  par  une  fantaisie  ou  une  tactique  de  prépotence  ?  Elle  le  peut 
sans  doute  si  elle  a  la  force  ;  mais  alors  c'est  un  fait  avéré  encore  une 
fois,  éclatant  comme  la  lumière  du  jour,  il  n'y  a  plus  de  droit!  Les  au- 
tres états  savent  à  quoi  s'en  tenir,  la  Suisse  elle-même  est  avertie 
qu'elle  n'a  plus  qu'à  pourvoir  à  sa  sûreté.  Au  fond,  qu'a  voulu,  que 
peut  vouloir  encore  l'homme  tout-puissant  et  redoutable  qui  tient  dans 
ses  mains  tous  les  fils  des  affaires  de  l'Allemagne  et  même  des  affaires 
de  l'Europe?  Rien  ne  prouve,  si  l'on  veut,  qu'il  ait  dès  ce  moment  l'in- 
tention de  pousser  jusqu'au  bout  ses  démonstrations,  d'exécuter  ses 
menaces  à  l'égard  de  la  Suisse.  Il  est  malheureusement  assez  vrai- 
semblable cependant  que,  s'il  a  cru  devoir  parler  et  même  parler  haut, 
s'il  a  soulevé  cette  question  de  la  neutralité  de  la  Suisse,  au  risque  de 
désavouer  ce  qu'il  a  dit  lui-même  en  1870,  ce  n'est  pas  sans  quelque 
calcul,  sans  l'arrière-pensèe  de  préparer,  de  justifier  d'avance  ce  qui 
pourrait  arriver  un  jour  ou  l'autre.  Il  a  dévoilé  une  fois  de  plus  le  secret 
d'une  politique  qui  ne  connaît  ni  obstacles  ni  résistances,  qui,  sous 
prétexte  de  la  paix,  s'efforce  d'étendre  de  toutes  parts  un  réseau  de 
domination,  de  compromettre  le  plus  de  monde  possible  pour  sa  cause. 
C'est  précisément  la  faiblesse  et  le  danger  d'une  situation  où  l'on  sent 
qu'il  n'y  a  rien  d'assuré,  que  tout  peut  arriver,  parce  que  tout  dépend 
d'une  volonté  qui  subordonne  les  alliances,  les  droits,  les  relations  de 
commerce  à  un  intérêt  unique  de  prépondérance. 

Aussi  bien,  le  sentiment  de  ce  qu'il  y  a  de  factice  et  de  redoutable 
dans  cette  politique  commence  peut-être  à  se  manifester  de  plus  d'un 
côté  et  sous  plus  d'une  forme.  L'Autriche,  engagée  la  première  dans  la 
triple  alliance,  s'est  livrée  tout  entière  et  ne  marchande  pas  les  témoi- 
gnages de  cordialité  à  l'Allejiiagne  ;  il  n'est  point  impossible,  cepen- 
dant, qu'elle  ne  sente  par  instant  le  poids  du  joug  qu'elle  subit  et 
qu'elle  n'ait  parfois  quelque  doute  sur  l'eflicacité  de  l'appui  qu'elle 
pourrait  rencontrer  dans  un  conflit  avec  la  Russie.  La  triple  alliance 
a  certes  un  champion  intrépide  et  résolu  dans  M.  Crispi,  à  Rome  : 
c'est  la  politique  officielle  du  Quirinal.  Bien  des  Italiens  pourtant 
commencent  à  réfléchir  et  n'en  sont  plus  à  cacher  leurs  doutes.  11 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  237 

ne  s'agit  pas  seulement  de  ceux  qui,  toujours  animés  de  la  vieille  pas- 
sion irrédentiste  et  révolutionnaire,  voient  dans  l'Autriche  l'éternelle 
ennemie,  la  maîtresse  de  terres  italiennes,  de  Trente,  de  Trieste.  Bien 
d'autres  Italiens  sensés,  sérieux,  réfléchis,  n'en  sont  pas  à  voir  les  dan- 
gers de  ces  vastes  combinaisons  où  leur  pays  est  entraîné.  Ils  sentent 
que  tout  est  péril  dans  cette  politique  d'illusions,  et  ce  sentiment  vient 
de  se  traduire  avec  force,  avec  éclat,  dans  une  série  d'études,  —  Pen- 
sées sur  la  politique  italienne,  —  publiées  par  la  Nouvelle  anthologie, 
écrites  par  M.  Stefano  Jacini.  Celui-là  n'est  pas  un  ennemi:  c'est  un 
Italien  de  la  vieille  école,  un  ancien  ministre,  un  contemporain  de  Ca- 
vour  et  de  tous  ceux  qui  ont  fait  l'Italie.  M.  Stefano  Jacini  examine  tout, 
les  conditions  générales  et  les  relations  naturelles  de  son  pays,  l'ori- 
gine du  refroidissement  avec  la  France,  ce  que  l'Italie  peut  gagner,  ce 
qu'elle  peut  perdre  par  la  triple  alliance,  les  chances  de  paix  et  de 
guerre.  C'est  une  étude  faite  avec  sagacité,  avec  un  dévoùment  pré- 
voyant pour  la  nation  italienne  et  une  juste,  une  intelligente  impartia- 
lité à  l'égard  de  la  France.  Évidemment  M.  Jacini,  comme  bien  d'autres, 
reste  persuadé  que  l'Italie  aurait  eu  une  autre  politique  à  suivre,  que, 
sans  se  désintéresser  des  affaires  de  l'Europe,  elle  devait  demeurer 
étrangère  aux  passions  et  aux  mêlées  du  moment.  On  a  entraîné  la 
nation  italienne  dans  les  aventures;  on  a  cédé  à  ce  que  l'auteur  appelle 
la  megalomania.  L'Italie  a  pu  sans  doute  y  trouver  quelques  avantages 
plus  flatteurs  pour  son  amour-propre  qu'utiles  à  sa  puissance.  En  re- 
vanche, elle  a  perdu  sa  liberté  d'action  ;  elle  a  été  obligée  de  s'imposer 
des  dépenses  ruineuses  ;  elle  s'est  exposée  à  se  faire   une  ennemie 
de  la  France,  qui  a  combattu  pour  elle,  qui  reste  «  une  nation  pleine 
d'avenir.  »  Elle  a  compromis  ses  plus  graves  intérêts  pour  une  poli- 
tique qui  n'est  pas  la  sienne,  sans  pouvoir  compter  sur  des  compensa- 
tions proportionnées  aux  sacrifices  qu'elle  subit,  aux  dangers  de  toute 
sorte  qu'elle  peut  courir. 

Quand  M.  de  Bismarck,  avec  sa  dextérité  audacieuse  et  la  puissance 
de  fascination  que  donne  toujours  le  succès,  s'efforce  de  neutraliser 
les  uns,  d'engager  les  autres  dans  sa  cause,  d'agrandir  par  tous  les 
moyens  la  sphère  de  son  action,  c'est  tout  simple,  il  est  dans  son  rôle; 
plus  il  compromet  ses  alliés,  plus  il  étend  le  cercle  de  la  lutte  qui 
pourra  s'engager  et  plus  il  a  de  chances  favorables.  Que  peut  gagner 
l'Italie  à  une  guerre  générale?  elle  risque  tout  simplement,  même 
dans  le  cas  d'une  guerre  heureuse,  d'avoir  contribué  à  reconstituer  un 
empire  d'Occident,  dont  elle  sera  réduite  à  subir  la  suprématie,  et  ce 
qu'elle  a  de  mieux  à  faire,  c'est,  non  pas  de  se  dégager  par  une  brusque 
évolution  qui  la  déconsidérerait  aux  yeux  de  ses  alliés  et  de  ses  adver- 
saires, mais  de  mesurer  son  action,  d'attendre  le  moment  où  elle 
pourra  retrouver  sa  liberté.  Qu'en  sera-t-il  de  ces  conseils  de  sagesse  et 


238  BEVtJE   DES    i)EUX   MONDES. 

de  prévoyance,  inspirés  à  M.  Stefano  Jacini  par  le  patriotisme  le  plus 
éclairé  et  le  plus  élevé  ?  Ils  ont  probablement  peu  de  chances  d'être 
écoutes  à  Rome  par  ceux  qui  ne  s'aperçoivent  même  pas  qu'ils  ne  sont 
que  des  instrumens  entre  les  mains  de  plus  puissans  qu'eux  ;  ils  peu- 
vent être  entendus  par  la  nation  italienne  éprouvée  dans  ses  intérêts, 
éclairée  par  l'expérience  sur  les  dangers  d'une  politique  d'ostentation 
stérile,  de  jalousie  mesquine  et  d'ambition  chimérique. 

Ch.  de  Mazade. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


La  seconde  quinzaine  de  juin  n'a  pas  été  bonne  pour  la  spéculation 
haussière,  qui  s'était  obstinée  à  croire  possible  le  maintien  des  hauts 
cours  atteints  à  la  fin  d'avril  et  au  commencement  de  mai  sur  la  plu- 
part des  fonds  d'état  et  sur  quelques-unes  des  plus  importantes  valeurs 
de  notre  marché.  Assaillie  par  une  véritable  avalanche  de  rumeurs 
pessimistes,  cette  spéculation  n'a  pas  trouvé,  soit  dans  les  dispositions 
particulières  de  l'épargne,  soit  dans  les  visées  de  la  haute  banque, 
l'appui  qui  lui  aurait  été  nécessaire  pour  maintenir  ses  positions  et 
repousser  les  attaques  d'un  parti  de  baissiers  que  les  circonstances 
ont  encouragé  à  entrer  en  campagne.  Il  a  donc  été  procédé  à  la  liqui- 
dation d'anciennes  positions  à  la  hausse,  et  ces  allégemens  ont  été 
facilités  par  le  fait  que  les  cours  laissaient  encore  d'importans  béné- 
fices aux  spéculateurs,  excepté  bien  entendu  à  ceux  qui  s'étaient  mis 
sur  les  rangs  à  la  dernière  heure,  aux  plus  hauts  cours. 

Le  déblayage  avait  commencé  pendant  la  première  partie  du  mois 
par  la  grande  baisse  des  fonds  russes  qui  avait  causé  un  ébranlement 
sérieux  sur  toutes  les  placeg.  Il  s'est  continué  pendant  les  dernières 
semaines  sur  nos  deux  rentes  3  pour  100,  tandis  que  les  fonds  russes 
et  hongrois  au  contraire  se  relevaient  légèrement  sous  l'influence  des 
rachats  du  découvert  berlinois. 

En  fait,  les  fonds  étrangers,  à  travers  tous  ces  bruits,  ont  fait  bonne 
contenance  comme  l'atteste  le  tableau  suivant  : 


REVUE.    - 

—    CHRONIQUE. 

15  juin. 

28  juin. 

Différences. 

4  pour  100  russe  1880 

89.45 

90.30 

+    0.85 

—               1889  

90.70 

91.25 

+    0.55 

Consolidés  1"  série 

89.75 

90.75 

4-    1.»» 

—        2«  série 

88.75 

90.»» 

4-    1.2:) 

ItfllîPTl     -             »      .      .      • 

96.70 
86.25 
75.30 
16.35 

455.»» 
465.»» 

96.80 
86.40 
75.80 
16.20 
4.55.»» 
475.»» 

+    0.10 

HnnoTois  ......«•••■ 

+    0.15 

Extérieure   .......... 

+    0.50 

Xurc             

—    0.15 

Unîfipft 

5  pour  100  Hellénique 

+  10.»» 

Pendant  ce  temps,  les  deux  rentes  françaises  3  pour  100  n'ont  fait 
que  baisser  sous  le  coup  de  réalisations  continues.  De  85.30,  prix  du 
3  pour  100  perpétuel  après  détachement  du  coupon  trimestriel  au  mi- 
lieu du  mois,  on  est  brusquement  tombé  d'abord  à  8/i.60,  puis,  le  26, 
à  8/|.10.  Les  rachats  ont  alors  commencé  à  se  produire  et  l'équilibre 
s'est  à  peu  près  établi,  la  veille  de  la  réponse  des  primes,  à  85.  ZjO. 
L'Amortissable  a  fléchi  dans  la  même  proportion,  perdant  0  fr.  80  à 
87.35.  Le  k  1/2,  au  contraire,  n'a  subi  aucune  réaction;  il  gagne  môme 
0  fr.  05  à  10^1.35.  Dans  un  mois,  il  sera  détaché  un  coupon  de  1  fr.  12 
sur  ce  dernier  fonds ,  ce  qui  ramène  son  prix  dès  maintenant  à 
103.22  1/2.  La  petite  épargne  a  tout  avantage  à  porter  ses  achats  sur 
un  titre  présentant,  à  sécurité  égale,  une  telle  supériorité  de  revenu. 
Aussi  l'arbitrage  a-t-il  été  opéré  activement,  ce  qui  a  peut-être  contri- 
bué à  la  faiblesse,  persistante  jusque  dans  les  derniers  jours,  du  comp- 
tant sur  la  rente  3  pour  100. 

La  Banque  de  France  a  fixé  à  82  francs  net  le  montant  du  dividende 
du  premier  semestre.  C'est  13  francs  de  plus  que  le  chiffre  atteint  pour 
la  période  correspondante  de  1888.  Le  coupon  a  été  détaché  le  26  cou- 
rant. La  différence  des  cours  du  15  au  28  étant  de  135  francs  (3,905  au 
lieu  de  Zt,0Zi0  au  milieu  du  mois),  il  y  a  eu  réaction  de  53  francs.  En 
mars  dernier,  lorsque  la  Banque  avait  consenti  une  avance  de  IkO  mil- 
lions au  Comptoir  d'escompte,  elle  avait  reçu  pour  une  somme  équiva- 
lente de  traites  à  trois  mois,  et  l'opération  avait  figuré  dans  les  écri- 
tures comme  une  opération  ordinaire  d'escompte,  se  traduisant  au 
bilan  par  une  large  augmentation  du  portefeuille.  Dans  les  derniers 
bilans,  au  contraire,  on  a  vu  le  portefeuille  diminuer  de  près  de 
150  millions,  tandis  que  le  chapitre  divers,  à  l'actif,  s'est  élevé  de  50 
à  plus  de  200  millions.  Il  n'y  a  là  qu'un  mouvement  d'écritures  par 
lequel,  l'échéance  des  traites  arrivée,  la  Banque  a  dû  porter  à  un 
compte  spécial  le  montant  de  sa  créance  sur  le  Comptoir.  Bien  que  ce 
dernier  titre  ait  monté,  ces  jours  derniers,  de  92  à  115  francs,  pour 
revenir  aussitôt  à  95,  il  n'est  nullement  certain  que  la  réalisation  de 


2/l0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'actif  cédé  à  la  Banque  couvre  le  montant  total  de  l'avance,  et  il  se 
pourrait  que  la  liquidation  définitive  de  l'affaire  laissât  une  perte  à 
cette  dernière. 

Parmi  les  autres  établissemens  de  crédit,  le  Crédit  foncier  a  été 
le  plus  atteint  par  les  dispositions  moins  optimistes  du  marché.  Il  a 
reculé  de  1,327.50  à  1,287.50  et  ne  s'est  relevé  ensuite  qu'à  1,305.  La 
Banque  de  Paris  a  reculé  de  6  fr.  25  à  750,  le  Crédit  lyonnais,  la  Banque 
d'escompte,  le  Crédit  mobilier  se  sont  assez  bien  tenus.  La  Banque 
ottomane,  dont  l'assemblée  générale  vient  de  fixer  le  dividende  à 
12  fr.  50  pour  1888,  a  baissé  de  10  francs  à  521.25. 

Malgré  de  nouvelles  augmentations  de  recettes,  les  actions  de  nos 
grandes  compagnies  ont  été  plutôt  offertes,  celles  du  moins  dont  s'oc- 
cupe la  spéculation,  le  Lyon,  le  Midi  et  l'Orléans.  Le  Nord  s'est  tenu  à 
1,760,  l'Est  a  gagné  2.50  à  802.50,  et  l'Ouest  17.50  à  947.50. 

Le  Saragosse  et  les  Lombards  ont  maintenu  respectivement  leur  prix 
de  303.75  et  257.50;  mais,  tandis  que  le  Nord  de  l'Espagne  s'est  élevé 
de  385  à  403.75,  les  Autrichiens  ont  reculé  de  513.75  à  506.25.  Le 
Suez  est  en  reprise  de  12.50  à  2,352.50.  L'insuccès  de  la  grève  des  co- 
chers a  valu  aux  Voitures  une  reprise  de  15  francs  à  800  francs.  Les 
Omnibus  sont  restés  à  1.275  et  la  Transatlantique  aux  environs  de  600. 
Les  espérances  qui  s'attachent  aux  négociations  poursuivies  par  le 
général  Tûrr  auprès  du  gouvernement  grec  pour  l'obtention  d'une  ga- 
rantie en  faveur  des  obligations  de  la  compagnie  du  canal  de  Corinthe 
ont  relevé  les  actions  de  110  à  127.50. 

Les  actionnaires  de  la  Société  des  anciens  établissemens  Gail,  réunis 
en  assemblée  générale,  ont  décidé  en  principe  la  liquidation  de  la 
Compagnie  et  choisi  un  nouveau  conseil  d'administration  pour  la  pré- 
parer. Cette  décision  a  provoqué  une  vive  agitation  parmi  la  population 
ouvrière  du  quartier  où  est  située  l'usine  Cail.  Dans  le  parlement,  le 
gouvernement  a  été  invité  à  empêcher  le  projet  de  liquidation  de  se 
réaliser.  L'État  ne  peut  rien  toutefois,  car  il  s'agit  d'une  entreprise  en- 
tièrement privée,  qui  ne  prospérait  point  et  risquait  de  succomber  un 
jour  sous  le  poids  de  ses  charges.  L'action,  qui  était  tombée  de  250  à 
200  après  la  débâcle  du  Comptoir,  s'est  relevée  à  220  et,  depuis  l'as- 
semblée, à  250. 

Le  Panama  est  abandonné  à  55.  Le  liquidateur,  M.  Brunet,  grâce  au 
projet  de  loi  que  vient  de  voter  la  chambre,  pourra  émettre  au-dessous 
du  prix  antérieurement  fixé  les  obligations  à  lots  non  souscrites  en 
1888.  Il  se  procurera  ainsi  les*  ressources  nécessaires  pour  envoyer  une 
commission  d'études  dans  Tisthme  et  faire  vivre  la  compagnie  quelques 
mois. 

Le  direcleur-gèrant  :  Ch.  Buloz. 


L'ILLUSION  DE  FLORESTAN 


DERNIERE     PARTIE     (  î  ). 


X. 

Dans  sa  grande  chambre  bleue  aux  larges  bordures  safranées,  la 
marquise  de  Fossanges  attendait  son  mari,  tout  en  chiiïonnani  dis- 
traitement sous  sa  lampe,  que  coiftait  un  abat-jour  monstre  assez 
semblable  à  quelque  gigantesque  chou  artificiel  très  enrubanné. 
—  Elle  \  enait  de  renvover  sa  femme  de  chambre,  et  sa  contenance 
trahissait  plus  de  nervosité  que  de  véritable  angoisse. 

—  Vous  êtes  seule? 

—  Parfaitement  seule. 

M'"^  de  Fossanges,  ayant  jeté  dans  une  corbeille  les  bandes  de 
broderie  dont  s'amusaient  ses  doigts,  s'était  levée.  Les  deux  epoiix 
se  trouvèrent  nez  à  nez. 

—  Rasseyez-vous. 

—  C'est  inutile.  Nous  serons  mieux  debout  pour  une  scène... 
notre  première  scène  de  ménage  1 

—  Oh!  ma  chère  Roberte,  ne  prenez  plus  ce  ton,  que  j'ai  eu  le 
tort  de  permettre  ou  de  tolérer  longtemps.  C'est  probablement  la 
dernière  fois  que  je  vous  parlerai...  Soyons  sérieux  tous  les  deux, 
s'il  vous  plaît! 

(1)  Voyez  la  IXtvw  du  lô  juin  et  du  1"' juillet. 

TOME    XCIV.    —    15    JUILLET    1889.  IG 


242  RrvuE  DES  deux  mondes. 

Le  marquis  s'exprimait  avec  une  àpreté  chagrine,  mais  sans  rien 
d'emplialiqiie  ni  de  menaçant.  Aussi  sa  femme  no  trouva-t-clle  pas 
un  mot  à  lui  répondre.  Et  il  reprit  : 

—  Lorsque  j'ai  été  bien  convaincu  qu'il  me  fallait  renoncer  à 
èJre  ou  à  rester  un  mari  aimé  et  écouté,  je  vous  ai  dit  que  je  con- 
sentais à  devenir,  comme  tant  d'autres,  un  simple  porte-respect, 
pourvu  que  vous  conqjrissiez  la  nécessité  de  me  respecter  moi- 
même^.  Vous  m'avez  fait  observer  que,  étant  donné  votre  caractère, 
je  n'avais  aucun  risque  sérieux  à  courir.  Vous  aimiez,  disiez-vous, 
le  monde  sans  en  être  la  dupe,  et  vous  prétendiez  y  exercer  ce  que 
vous  appeliez  votre  souveraineté  légitime  sans  vous  exposer  jamais 
aux  responsabilités  tracassiéres  ni  aux  accidens  ou  aux  fautes  qui 
font  choir  les  couronnes...  .Tusqu'à  ces  derniers  temps,  vous  avez 
fidèlement  exécuté  votre  programme.  Tout  en  me  mettant  de  côté 
autant  qu'il  le  fallait  pour  votre  renom  d'élégante  et  de...  femme 
dans  le  mouvement,  aous  avez  eu  le  tact  et  le  talent  de  ne  pas 
vous  éloigner  assez  de  moi  pour  que  mon  titre  de  prince-consort 
cessât  de  justifier  votre  manière  de  vivre...  C'était  bien,  ou  c'était 
acceptable.  Je  pouvais  souffrir  dans  mon  amour-propre,  et  aussi 
dans  mon  affection  pour  vous  ;  mais  l'honneur  était  sauf.  En  tout  cas, 
vous  m'aviez  pré\enu,  et  vous  teniez  strictement  les  engagemens 
dont  s'était  accommodée  ma  faiblesse.  On  vous  courtisait  :  vous  vous 
laissiez  faire  plus  ou  moins,  selon  que  le  jeu  vous  amusait  plus  ou 
moins;  mais,  la  hmite  acceptée,  sinon  fixée  par  vous  comme  par 
moi,  vous  ne  permettiez  pas  qu'on  la  franchît,  et  vous  ne  songiez 
point  à  la  franclm-  vous-même.  On  vous  aimait  ou  on  vous  le  disait; 
vous  l'entendiez;  cela  vous  faisait  rire,  quelquefois;  et  cela  n'a  ja- 
mais fait  pleurer  personne...  que  moi,  peut-être.  Le  régime,  je  le 
répète,  était  tolérable...  en  admettant,  bien  entendu,  que  l'on  ne 
puisse  se  mêler  au  train  du  monde  que  pour  cet  objet  parti- 
culier. . . 

—  Et  pourquoi  donc,  —  fit  M""'  de  Fossanges,  interrompant  fort 
à  propos,  avec  un  haussement  d'épaules,  —  pourquoi,  je  vous 
])rie,  s'y  mêlerait-on,  à  ce  train  du  monde,  si  ce  n'était  pas  pour 
ça?  Quand  on  a  passé  l'âge  de  la  folie  de  la  danse,  et  que  l'on  con- 
tinue d'aller  dans  le  monde,  c'est  pour  la  musique  de  l'amour  qu'on 
y  va,  vous  le  sa^  ez  bien,  à  moins  que  ce  ne  soit  pour  l'amour  lui- 
même...  Et  encore,  sur  la  danse,  il  y  aurait  bien  à  dire,  je  vous 
assure,  et,  par  exemple,  que  c'est  aussi  de  l'amour,  sous  un  faux 
nom,  et  pas  toujours  du  plus  raffiné...  Mais  tout  cela  est  arclii- 
connu.  Un  homme  irait-il  au  bal,  je  vous  le  demande,  s'il  était  sûr 
d'avance  qu'il  ne  dira,  n'entendra,  ne  verra,  ne  percevra  rien  qui 
lui  procure  une  illusion,  une  espérance  ou  une  sensation  se  ratta- 


l'illusion  de  florestan.  243 

chant,  de  près  ou  de  loin,  à  l'amour?  Comment  et  en  vci'tn  de 
quel  principe,  dès  lors,  en  serait-il  difléremnient  pour  nous  autres 
femmes,  qui,  bien  plus  que  vous,  quoique  à  d'autres  points  de  vue 
en  général,  sommes  tourmentées  par  ce  besoin  ou  cette  curiosité?.. 
Je  me  souviens  de  vous  avoir  entendu  dire  à  vous-même  que, si  l'on 
retranchait  du  bal  de  l'Opéra  l'hypothèse  stimulante  et  cependant 
bien  invraisemblable  d'un  rendez-vous  intéressant  sous  l'horloge, 
ces  bacchanales  embourgeoisées  auraient  vécu.  Eh  bien!  pour  une 
femme,  dans  tous  les  bals,  même  non  masqués,  il  y  a  le  dessous  de 
l'horloge...  Du  reste,  soyez  de  bon  compte  :  une  saine. austérité  de 
mœurs  commanderait  que  nous  n'allassions  dans  le  monde  que 
pour  y  manger;  parce  que,  quand  il  s'agit  de  dîner,  la  gourman- 
dise, sinon  l'appétit,  est  un  motif  plausible  de  sortir  de  chez  soi... 
Croyez-moi,  mon  cher,  c'est  une  mauvaise  chicane  que  cette  chicane 
tardive  que  vous  me  cherchez  là.  Et  votre  jalousie,  qui  a  beaucoup 
dormi,  est  bien  mal  venue  à  se  réveiller  pour  si  peu  ! . .  Eh  quoi  !  parce 
qu'il  y  a  ici  un  jeune  homme,  M.  de  La  Garderie...  Oh!  je  n'ai  pas 
peur  de  le  nommer...  un  jeune  homme  qui  m'adore,  c'est  entendu, 
et  dont  je  me  moque  moins  que  des  autres,  pour  cette  raison  fort 
simple  qu'il  n'olïre  pas  beaucoup  de  prise  aux  moqueries,  vous  voilà 
qui  enfourchez,  au  coup  de  minuit,  votre  vieux  cheval  de  bataille. 
que  je  croyais  fourbu!..  Ah  non,  mon  ami,  vous  ne  m'y  avez  pas 
suffisamment  préparée! 

—  Oh!  Roberte,  dit  posément  le  marquis  en  se  dominant,  vous 
êtes  habile,  je  le  sais,  beaucoup  plus  habile  que  moi.  Et  vous  avez 
saisi,  avec  infiniment  d'adresse,  l'occasion  de  couper  en  deux  mon 
homélie.  Mais  les  morceaux  en  seront  bons...  Seulement^  comme 
je  craindrais  de  ne  pas  retrouver  le  fil  de  mes  idées,  si  je  me  lais- 
sais égarer  sur  vos  traces,  je  vais  revenir  tout  de  suite  à  mon  sujet 
et  abréger  autant  que  possible  mes  développemens...  M.  de  La 
Garderie  est  pour  vous  plus  qu'un  jouet,  ou  c'est  un  jouet  qui  vous 
amuse.  J'en  ai  la  preuve. 

—  Alors,  qu'est-ce  que  vous  voulez  de  plus? 

—  Je  veux  vous  rendre  votre  liberté... 

—  Vous  ne  me  gênez  pas,  je  vous  l'atteste! 

—  Ah!  assez  d'ironie!..  Si  je  ne  vous  gêne  pas,  votre  impudeur 
me  gêne.  J'ai  pu  être  trop  conciliant,  je  ne  serai  janiais  complai- 
sant. 

—  Dites-iuoi  tout  de  suite  qme  M.  de  La  Garderie  est  mon 
amant  ! 

—  J'en  ai  peur.  En  tout  cas,  je  le  saurai  bien...  Vous  ne  voulez 
-pas  avouer,  purement  et  simplement?..  Allons!  Avec  un  si  jeune 
homme,  on  ne  pèche  qu'à  moitié,  seiuble-t-il.  C'est  peut-être  une 
excuse...  Avouez  donc! 


2^j4  revue  des  deux  mondes. 

l\ol)orte  se  contenta  de  faire  une  moue  de  pitié. 

—  Je  vous  dis  que  je  le  saurai  bien,  re])rit  M.  de  Fossanges. 
Vous  allez  voir  comnie  c'est  simple. 

11  ncirclia  font  droit  à  une  petite  table  de  bois  marqueté,  qui 
supportait,  un  pupitre  en  citronnier. 

—  Mott(^z-vons  là,  dit-il,  et  veuillez  écrire  sous  ma  dictée. 

Après  (ui  regard  et  un  geste  d'étonnement,  Roberte  eut  un  si- 
mulacre de  révolte,  un  mouvement  d'orgueil  indigné,  mais  qu'elle 
comprima  vite.  La  curiosité  se  peignait  déjà  sur  son  lin  visage,  si 
nialicieux  et  si  railleur.  —  Elle  commença  donc  d'obéir  en  prenam 
place  devant  son  écritoire  et  en  s'armant  de  sa  plume. 

—  J'y  suis,  lit-elle.  Ça  doit  être  une  épreuve  maçonnique.  Le 
drame,  évidemment,  va  se  jouer  avec  des  accessoires  de  carton... 
N'importe!  Allez.  Je  connais  la  péripétie  :  guet-apens  par  corres- 
pondance. Vieux  jeu, mais  toujours  palpitant! 

—  Il  n'y  aura  pas  de  drame  du  tout.  Quant  à  l'épreuve,  elle  n'a 
rien  de  maçonnique,  car  elle  est  des  plus  sincères  et  aura  une  con- 
clusion des  plus  pratiques...  Écrivez  ;  je  dicte  :  «  J'ai  absolument 
liesoin  de  vous  voir  demain,  dans  la  matinée.  Cboses  graves.  Pro- 
jets modifiés.  Soyez,  à  onze  beures,  au  lieu  de  notre  dernier  rendez- 
vous...»  Voilà.  Ne  signez  pas;  c'est  inutile.  Pliez,  mais  ne  mettez 
pas  l'adresse;  c'est  inutile  aussi.  Je  me  cbarge  de  faire  tenir  le 
billet  à  M.  de  La  Garderie.  Et  il  est  conçu  en  termes  assez  géné- 
raux, assez  vagues  et  assez  ambigus  dans  l'ensemble,  assez  précis 
sur  un  j)oint,  pour  produire  tout  l'effet  que  j'en  attends. 

—  Et,  si  je  refuse  de  vous  le  remettre,  ce  billet? 

—  Je  considérerai  l'épreuve  comme  concluante,  et  votre  refus 
comme  l'équivalent  d'un  aveu...  Oh!  je  pourrais  vous  menacer 
d'im  éclat,  d'un  scandale,  d'un  égorgement,  que  sais-je?  Mais,  je 
vous  l'ai  dit,  il  n'v  aura  rien  de  tout  cela. 

--  Et?.. 

—  Et  je  vous  ferai  mes  adieux,  séance  tenante. 

—  Des  adieux  définitifs? 

—  Tout  à  fait  définitifs. 

—  Ah  !  vous  ne  vous  contenterez  pas  de  vous  retirer  sous  votre 
tente,  de  partir  pour  Taillevent?  Vous  me  planterez  là,  à  tout  jamais? 
Eli  bien  !  mais,  savez-vous  que  c'est  fort  grave,  cela? 

—  Je  ne  vous  l'ai  pas  ^aché. 

—  Mais  enfin,  quel  grief  précis  pouvez-vous  alléguer?.,  outre  les 
avei-tissemens  charitables  que  vous  avez  dû  recevoir.  Car  je  me 
doute  bien  que  mon  amie  Mabel... 

—  Je  vous  ai  surprise  côte  à  côte  avec  M.  de  La  Garderie,  dans 
une  pose  des  plus  familières,  des  plus  abandonnées... 

—  Oh!  cela  m'étonne,  et  je  ne  me  rappelle  pas... 


j/lLLUSIOX    DE    FLORESTAN.  2^1 5 

—  Ce  soir  même...  J'étais  à  la  fenêtre  du  petit  salon,  dehors... 
avant  d'entrer. 

Roberte  fit  un  mouvement. 

—  Et  c'est  tout?  demanda-t-elle. 

—  Mon  Dieu,  oui.  Mais  c'est  presque  suffisant. 

—  Et  vous  croyez  que,  pour  satisfaire  votre  lubie,  comme  cela, 
sans  autre  preuve,  sans  autre  prétexte,  vous  allez  me  forcer  de 
tomber  dans  un  piège...  assez  grossier,  du  reste!..  Dites-moi  donc 
un  peu  ce  que  vous  comptiez  faire  de  mon  billet? 

—  Je  comptais,  en  alléguant  une  gageure,  une  mystification,  une 
facétie  quelconque,  charger,  vous  présente,.,  pour  ne  pas  vous 
compromettre  aux  yeux  de  la  domesticité  du  château,  charger  votre 
femme  de  chambre  ou  quelque  autre  fine  mouche  de  faire  passer 
à  M.  de  La  Garderie  ce  billet,  d'ailleurs  sans  suscription.  De  deux 
choses  l'une  :  ou  M.  de  La  (larderie,  n'ayant  jamais  obtenu  de  ren- 
dez-A^ous,  n'eût  pas  compris  ce  qu'on  lui  voulait,  et  je  l'aurais  bien 
vu;  ou  il  eût,  sans  tergiverser,  déféré  à  l'invitation...  et  je  l'aurais 
bien  vu  encore. 

—  Fortement  combiné!  et,  à  peu  près,  selon  toutes  les  règles 
de  la  plus  pure  tradition!..  Mais  qui  m'eût  empêchée,  moi,  de  le 
faire  prévenir  en  secret?..  Vous  disiez,  mon  ami,  que  votre  moyen 
était  bien  simple  :  trop  simple,  en  ellet  ! 

—  Ordre  eût  été  donné  de  ne  remettre  le  billet  que  dans  la  ma- 
tinée. Et,  d'ici  là,  je  vous  aurais  surveillée  moi-même  ;  je  me  propo- 
sais de  passer  la  nuit  dans  cette  pièce,  à  côté  de  votre  chambre... 

—  A  la  bonne  heure!  C'était  mieux  conçu  et  mieux  ourdi  qu'il 
ne  m'avait  paru  d'abord...  Mais  je  vous  refuse  décidément  mon 
concours. 

—  Pourtant,  je  n'ai  pas  d'autre  moyen  de  m'assurer...  Vous  avez 
bien  réfléchi  ? 

—  ParJaitement. 

—  Alors,  c'est  un  aveu,  dit  M.  de  Fossanges  en  pâlissant  encore 
un  peu.  Eh  bien!  vous  allez  être  libre,  Roberte. 

—  Vous  tenez  à  votre  idée?..  Veuillez,  au  moins,  me  l'exposer  en 
détail. 

—  Ce  n'est  pas  très  compliqué.  Nous  nous  séparons  à  l'amiable. 
Les  questions  d'intérêt  seront  réglées  par  nos  notaires.  D'ailleurs, 
nos  deux  fortunes  ne  se  sont  jamais  confondues.  Vous  garderez 
l'hôtel  et.  le  Champart,  qui  ont  été  achetés  sur  vos  deniers.  Moi,  j'ai 
ma  terre  de  famille,  Taillevont,  qui,  avec  un  pied-à-terre  à  Paris, 
me  suffira...  Quant  aux  raisons  à  donner  de  cette  rupture,  pour 
amuser  la  curiosité  publique  et  défrayer  les  bavardages,  le  nneux 
est  de  s'en  tenir  à  l'explication  la  plus  plausible,  à  celle  qui  ne 
fera  que  confirmer  ce  dont  tout  le  monde  se  doute  depuis  long- 


'2hQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

temps  :  nous  dirons  que  notre  ménage  était  boiteux  et  qiTe,  ne 
nous  entendant  point, ou  nous  entendant  de  moins  en  moins,  nous 
n'avons  pas  jugé  utile  de  prolonger  indéfiniment  une  expérience 
qui  a  eu  assez  de  durée  pour  être  réputée  loyale. 

—  A  merveille  !  déclara  la  marquise  avec  un  évident  dépit.  Mais 
quelle  sera  ma  situation  dans  le  monde,  je  vous  prie?  Et  qu'est-ce 
qu'une  femme  mariée  qui  ne  -vit  pas  avec  son  mari,  quoiqu'elle  ne 
soit  ni  divorcée,  ni  même  officiellement  séparée? 

—  Ah!  cela  vous  regarde,  ma  chère...  Et,  du  reste,  c'est  un  peu 
ma  vengeance.  Je  ne  veux  pas  de  procès;  je  n'en  ai  que  faire, 
puisque  je  ne  vous  demande  rien...  Vous  pensez  bien  que  je  n'ai 
pas  accepté,  huit  années  durant,  tout  ce  que  j'ai  accepté,  pour  en 
venir  au  retentissement  de  débats  judiciaires,  et  cela  dans  l'unique 
dessein  de  vous  restituer  une  liberté  sans  mélange,  qui  vous  per- 
mette, le  cas  échéant,  de  légitimer  vos  amours  ou  de  régulariser 
vos  fantaisies...  Non,  non;  je  veux  que  vous  sentiez,  à  distance,  le 
poids  de  mon  autorité,  de  mes  droits,  plus  que  vous  ne  l'avez 
jamais  senti,  alors  que  je  vivais  à  vos  côtés. 

—  Mais,  si  vous  me  fuyez  sans  valable  raison,  ne  puis-je,  moi, 
prendre  l'initiative  d'un  procès  et  vous  contraindre?.. 

—  Vous  le  pouvez.  Seulement,  je  ne  vous  ménagerai  guère  dans 
ce  cas,  je  vous  en  préviens...  Adieu,  Roberte!  Je  vous  ai  beaucoup 
aimée,  quoique  très  maladroitement;  je  vous  en  demande  pardon. 
Et,  quant  à  moi,  de  mon  mieux  je  vous  pardonne,  parce  que  je 
reconnais  que  les  femmes  de  votre  sorte  ont  besoin  de  sentir  la 
férule  d'un  maître  aussi  souvent,  pour  le  moins,  que  les  caresses 
d'un  mari  ou  d'un  amant...  Mon  successeur  s'entend  aux  caresses, 
je  l'ai  constaté;  reste  à  savoir  s'il  n'excelle  pas  aussi  à  manier  la 
férule.  Bonne  chance  ! 

Quand  M.  de  Fossanges,  —  dont  l'accent,  malgré  le  tremble- 
ment de  sa  voix,  marquait  une  résolution  inébranlable,  —  se  fut 
retiré,  la  marquise  regarda  la  pendule,  comme  si  elle  eût  hésité 
devant  quelque  démarche  ou  quelque  tentative  suprême.  L'heure, 
sans  doute,  lui  parut  indue,  car  elle  s'étendit  tout  habillée  sur  son 
lit,  oii  les  premières  lueurs  de  l'aube  la  trouvèrent  accoudée  et 
méditative,  la  face  pâlie  et  les  yeux  troubles,  peut-être  humides. 

Elle  procéda  seule  à  sa  toilette  et  ne  sonna  sa  fennue  de  chambre 
que  pour  lui  ordonner  d'avertir  la  baronne  Gueyrard  qu'elle  était 
attendue. 

Au  moment  même  où  celle-ci  pénétrait  dans  l'appartement  de 
Piobcrte,  une  voiture  s'arrêtait  devant  le  perron  du  château.  M.  de 
Fossanges  y  monta  sous  les  yeux  des  deux  femmes,  qui  s'étaient 
approchées  d'une  fenêtre.  Il  ne  leva  ni  ne  tourna  la  tête  une  seule 
fois.  Son  valet  de  chambre  prit  place  dans  une  seconde  voiture,  un 


l'illusion  de  florestax.  217 

omnibus  chargé  de  plusieurs  malles  et  dont  Tinténeur  était  tout 
encombré  de  petits  colis,  tels  que  caisses  h  chapeaux,  boîtes  à  fu- 
sils, sacs  de  voyage,  pour  la  plupart  bouclés  en  hâte. 

—  Sî^yez-vous  ce  que  c'est  que  ce  départ  matmal  et  précipité? 
demanda  brusquement  Roberte  en  se  retournant  vere  Mabel.  Je  vais 
vous  le  dire.  C'est  le  résultat  de  aos  petites  rancunes  et  de  vos 
petites  perfidies.  C'est  mi  mari  qui  s'éloigne  du  domicile  conjugal 
sans  esprit  de  retour...  C'est  votre  omTage. 

—  Je  ne  relèverai  pas  le  mot  «  perfidie,  »  répliqua  Mabel, 
quoique  votre  conduite,  ma  chère  Roberte,  me  donne  le  di'oit  de 
vous  le  renvoyer.  Je  vous  prie  seulement  de  m'expliquer...  Car 
enfin,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  eût,  dans  les  révélations  anodines  que 
j'ai  pu  faire  à  votre  mari,  par  voie  de  représailles,  les  élémens 
d'une  tragédie  bourgeoise...  qui  m'a  tout  l'air,  au  reste,  d'avoir 
tourné  au  vaudeville.  Ce  départ  ne  me  paraît  pas  sérieux.  Une 
seule  chose  m'étonne  même,  c'est  que  vous  n'en  mez  pas  la  pre- 
mière. 

—  il  n'y  a  pas  de  quoi  rire,  dit  Roberte  d'un  ton  sec. 

Alors,  une  expression  de  curiosité  très  intense  se  fit  jour  sur  le 
visage  de  Mabel ,  à  travers  une  nuance  d'inquiétude  dont  elle 
n'avait  pu  le  préserver  d'abord,  ou  plutôt  le  débarrasser  depuis  la 
veille  au  sou\  Et  elle  se  mit  à  interroger  : 

— •  Vous  prétendez  donc  que  c'est  tout  de  bon  que  votre  mari 
vous  quitte,  et  que  je  suis  la  cause  de  ce  départ...  ou  de  cette 
iîiite?..  Mais  que  lui  ai-je  appris  qu'il  ne  connût,  sauf  certam  degré 
de  laisser-aller,  peut-être,  dans  votre  manière  de  flirter?  Vous  com- 
prendrez, d'ailleurs,  que  je  ne  pouvais  avoir  prévu  la  pose  un  peu 
risquée  où  nous  vous  avons  surprise,  quand  vous  saurez  que  nous 
venions  des  profondeurs  du  parc... 

—  Il  s'agit  bien  de  cela  1 

—  MaLs  de  quoi  s'agit-il  donc? 

Roberte  hésita;  puis,  tout  à  coup,  avec  une  rageuse  hardiesse  : 

—  Grâce  à  votre  intervention,  mon  mari  a  pu  acquérir  la  certi- 
tude que  je  suis  la  maîtresse  de  M.  de  La  Garderie...  Voilà  de  quoi 
il  s'agit,  ni  plus  ni  moins  ! 

—  Acquérir  la  croyance,  voulez-vous  dire  ? 

—  Non,  répliqua  Roberte  avec  la  même  brusquerie,  c'est  bien 
certitude  qu'il  faut  dire. 

—  Quoi!  vous!..  Descendue,.,  tombée  jusque-là  ! 

Elle  avait  joint  les  mains  et  regardait  son  amie  avec  une  stupeur 
mêlée  d'effroi  et  de  compassion.  Ses  yeux  se  voilaient  de  larmes 
peu  à  peu.  Et,  dans  sa  blanche  toilette  du  matin,  aux  plis  amples,  aux 
larges  manches  flottantes  découvrant  l'exquise  gracilité  de  ses  bras 


IkS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nacrés,  elle  avait  quelque  chose  d'angélique.  d'idéalement  pur.  La 
femme  qui,  sous  l'impulsion  d'une  rivalité  d'amour,  s'était  un  mo- 
ment montrée  en  elle,  avec  les  misères  de  la  jalousie  et  de  la 
haine,  l'cipreté  de  la  rancune,  le  génie  de  la  vengeance,  s'eflaçait 
ou  se  transfigurait  à  \ue  d'oeil.  Il  n'y  avait  plus  là  qu'un  être  noble 
et  chaste,  confondu  et  désolé  en  face  d'une  honte  inexplicable.  — 
D'un  geste  vague,  indécis  et  charmant,  empreint  d'une  mansué- 
tude toute  spontanée  et  comme  involontaire,  elle  tendit  les  bras  à 
Roberte,  qui,  ayant  suivi  les  phases  de  cette  transformation  inat- 
tendue, finit  par  se  jeter,  toute  sanglotante,  au  cou  de  son  amie. 

—  Pauvre  chérie,  qu'a\  ez-vous  fait  ! 

—  Ah  !  je  ne  sais  pas,  Mabel,  je  vous  jure  que  je  ne  sais  pas  !.. 
Si  encore  je  l'aimais  vraiment  ! 

—  Taisez-vous,  malheureuse  amie!..  Vous  l'aimez  :  c'est  votre 
excuse. 

—  Eh!  suis-je  capable  d'aimer?.,  d'aimer  assez  pour  cela?  Non, 
non,  mon  excuse  n'est  pas  là;  elle  est  plutôt  dans  mon  incon- 
science... Je  suis  un  pauvre  être  déformé  par  une  vie  factice,  dé- 
primé par  une  atmosphère  de  mensonge,  le  jouet  de  tous  les  senti- 
mens  faux,  de  toutes  les  idées  déréglées  qui  peuvent  germer  et 
s'épanouir  en  des  régions  où  le  caprice,  l'aflectation,  la  folie  sem- 
blent les  fruits  ordinaires  du  sol...  Je  vous  assure  que  j'ignore 
pourquoi  j'ai  fait  tout  le  contraire  de  ce  que  je  m'étais  promis  de 
faire...  J'ai  comme  le  vague  souvenir  d'un  étonnement  de  mon 
esprit  et  de  mes  sens,  d'un  désir  pervers  de  tromper,  d'une  inca- 
pacité soudaine  et  imprévue  dans  la  résistance,  d'une  fatigue,  d'un 
besoin,  d'une  sympathie,  que  sais-je?  Mais,  vrai!  je  ne  me  com- 
prends pas  moi-même.  Et  je  sens  bien,  surtout  à  cette  heure,  que 
j'ai  plus  d'amitié  pour  vous,  dont  j'ai  trahi  la  confiance,  que  je 
n'ai  eu  d'amour  pour  celui  dont  j'ai  satisfait  la  passion! 

—  Il  ne  faut  pas  dire  cela,  Roberte...  Encore  une  fois,  il  ne  faut 
pas  le  dire,  ni  le  penser!  Vous  aimiez  ;  vous  avez  été  faible  devant 
l'amour,  vous  aviez  trop  présumé  de  \os  forces  :  voiUi  la  vérité, 
voilà  l'excuse...  Mais  que  faire  maintenant?  Ah!  Dieu!  si  j'avais 
su!..  Oui,  vous  avez  raison,  c'est  bien  par  ma  faute...  Mais  com- 
ment aurai«-je  pu  me  douter?..  Et  comment  ma  sotte  et  coupable 
petite  vengeance  a-t-elle  pu  causer...  Étant  donnés  les  termes  où 
vous  étiez  avec  M.  de  Fossauges...  Voyons,  mettez-moi  tout  à  fait 
au  courant... 

M™®  de  Fossanges,  mal  revenue  de  son  grand  émoi,  eut  une 
peine  infinie  à  mener  jusqu'au  bout  le  récit  de  ce  qui  s'était  passé 
entre  elle  et  son  mari.  Elle  y  parvint  pourtant,  et  sans  rien 
omettre. 


l'illusion  de  florestax.  2/49 

—  Il  est  évident,  dit  Mabel  quand  ce  fut  achevé,  que  M.  de  Fos- 
sanges  avait  déjà  une  demi-conviction  en  entrant  chez  vous.  Votre 
refus  de  vous  prêter  à  cette  épreuve...  Au  fait,  pourquoi  ce  refus 
obstiné?  N'aviez-vous  pas  une  chance?.. 

—  D'abord,  je  ne  croyais  pas  sérieusement  que  mon  refus  dût 
avoir  les  conséquences  qu'il  a  eues.  Et  puis,  M.  de  La  Garderie, 
recevant  un  tel  billet,  se  fût  rendu  tout  droit  à  Dieppe,  où  nous 
nous  sommes  \tis,  à  moins  que  je  n'eusse  trouvé  le  moyen  de  le 
prévenu',  ce  qui  n'était  pas  facile  avec  l'espionnage  de  mon  mari. 
Vous  seule  peut-être...  Et  je  ne  pouvais  guère  m'adi-esser  à  vous  ! 

—  Mais  enfin,  votre  mari,  dans  tout  cela,  n'a  pas  de  preuve 
certaine...  Il  vous  aime,  je  le  sais  depuis  longtemps.  L'avenir  n'est 
pas  irrémédiablement  compromis,  si  vous  n'êtes  pas  l'esclave 
d'une  passion  despotique. 

—  Ah!  Dieu,  non,  hélas!..  Et, tenez,  si  votre  amitié,  jusqu'au 
bout  clémente,  veut  bien  m'assister,  c'est  vous  qui  vous  chargerez 
d'éloigner  sur  l'heure  M.  de  La  Garderie.  Vous  l'informerez  en  bloc 
des  incidens  de  la  soirée  d'hier  et  du  départ,  de  la  rupture  qui  en 
a  été  le  résultat.  Vous  lui  remontrerez  que  sa  place  n'est  pas  ici 
et  qu'il  doit  s'éloigner  aujourd'hui  même...  Ajoutez  que  je  compte 
sur  son  affection  pour  lui  faciliter  l'obéissance,  et  qu'il  peut  compter 
sur  ma  gratitude. 

—  Mais,  s'il  voit  dans  ces  circonstances  nouvelles, comme  c'est, 
du  reste,  son  devoir...  s'il  y  voit  un  motif  de  plus  de  se  consacrer  à 
vous  tout  entier,  que  lui  dirai-je  ? 

—  Gagnez  du  temps,  au  moins.  Représentez-lui  que,  de  toute 
manière,  il  ne  peut  demeurer  chez  moi  un  jour  de  plus...  Dites- 
lui  ce  que  vous  voudrez,  mais  tâchez  que  je  n'aie  point  à  le  voir  : 
je  craindrais  que  mon  secret  ne  m'échappât.  Car  vous  avez  mille 
fois  raison  :  faute  d'aimer  avec  passion,  je  suis  doublement  mépri- 
sable... Allez,  Mabel,  et  pardonnez-moi  si  vous  pouvez. 

—  Vous  êtes  malheureuse,  et  je  n'étais  pas  aimée.  Vous  vous 
êtes  fait  beaucoup  de  mal,  et  vous  ne  m'avez  fait  aucun  tort.  Je  vous 
plains.  Embrassez-moi... 

La  marquise  ne  parut  pas  à  table.  Mabel  se  servit,  pour  expli- 
quer labsence  de  son  amie,  dune  excuse  qui  rattachait  celte  ab- 
sence au  départ  inopiné  du  marquis  :  elle  parla  d'une  nouvelle 
grave,  reçjie  la  veille  au  soir. 

Après  le  déjeuner,  elle  aborda  Florestan. 

—  Kej oignez-moi  tout  à  l'heure,  lui  dit-elle,  sur  le  banc  où  nous 
avons  causé  hier.  J'ai  un  message  à  vous  transmettre,  et  je  ne  veux 
ni  témoins  ni  fâcheux. 

Plus  inquiet  encore  qu'intrigué,  le  jeune  homme  arriva  sur  Ieî> 


250  REVUE   DES    DEUX   MOKDES. 

lieux  presque  en  mênie  temps  que  Mabel.  11  lui  trouva  tout  de 
suite  une  mine  qu'il  estima  de  bon  augure  pour  lui,  parce  qu'elle 
était  Ibrt  triste.  Mais  il  ne  tarda  guère,  en  écoutant,  à  se  convaincre 
que  cette  mine  était  justifiable.  11  n'interrompit  pas  une  fois  le  ré- 
cit de  l'amie  de  Roberte,  lequel  l'écit  fut  dune  exactitude  scrupu- 
leuse, sauf  en  ce  qui  concernait  l'intenention  de  la  narratiice 
(le  hasard  ayant  été  rendu  responsable  de  la  découverte  faite  par 
le  marquis). 

—  Eh  bien,  madame,  dit  La  Garderie  avec  une  dignité  parfaite 
et  en  comprimant  un  mouvement  de  joie  involontaire,  il  est  de 
toute  évidence  que  je  dois  m'éloigner  sans  retard,  quand  ce  ne 
serait  que  pour  me  tenir  aux  ordres  deM.deFossanges,  s'il  lui  plai- 
sait de  me  demander  des  comptes,. à  mon  tour.  Mais  il  est  non  moins 
évident  que  je  dois  voir  M™*^  de  Fossanges  avant  de  partir.  >la  vie 
lui  appartient,  si  son  mari  me  laisse  vivre,  comme  il  semble  s'y 
résigner. . .  et  comme  je  m'efforcerai,  le  cas  échéant,  de  le  lui  persua- 
der. . . 

—  Roberte  préfère  ne  pas  vous  voir...  à  présent.  Plus  tard... 

—  Il  faut  pourtant  que  je  la  voie!  Je  ne  puis  me  sauver  comme 
un  voleur. 

—  C'est  cependant  bien  un  peu  le  cas,  fit  obsener  Mabel  sans 
trop  d'amertume. 

—  Pardonnez-moi,  madame,  dit  le  jeune  homme  en  se  levant, 
mais  vous  ne  me  comprenez  pas...  Nous  n'avons  pas,  d'ailleurs,  la 
même  manière  de  voir,  je  le  crains.  Vous  me  condamnez  ;  je  ne 
me  repens  pas.  Un  amour  sincère,  une  passion  vraie,  voilà  mes 
titres  à  l'indulgence,  à  l'absolution.  Et,  pour  les  appuyer,  j'ai  ma 
constance  et  mon  dévoûment.  Le  rêve  de  toute  ma  jeunesse  a  été 
de  devenir  pour  M""®  de  Fossanges  ce  que  je  suis  présentement 
pour  elle,  mais  surtout  ce  que  je  serai  demain  :  son  appui  et  le 
compagnon  de  son  existence.  Elle  m'aime  ;  cela  suffit  pour  que  je 
sois  son  éternel  obligé,  et  aussi,  je  pense,  pour  qu'elle  ait  en  moi 
une  confiance  éternelle! 

11  s'était  échauffé  jusqu'à  l'exaltation.  Et  son  ardeur  avait  quelque 
chose  de  religieux. 

—  Bien!  fit  Mabel  avec  un  effort  pour  sourire.  Il  me  paraît  que 
vous  êtes  un  homme  de  bonne  foi,  et  même  un  homme  de  foi.  Je 
crains  fort  que  l'avenir  'ne  vous  détrompe  sur  la  valeur  de  votre 
culte  enthousiaste...  Mais  voilà  qui  ne  me  regarde  pas.  Je  suis  ici 
pour  vous  dire,  car  je  suis  venue  en  messagère,  que  Roberte,  pro- 
fondément troublée  par  ces  événemens  si  soudains  et  si  graves,  ne 
se  croit  pas  en  état  de  vous  recevoir  aujourd'hui.  La  délicatesse, 
l'honneur  même... 


l'illusion  de  florestan.  251 

—  Elle  vous  a  chargée,  interrompit  Florestan,  de  m'intimer  de 
sa  part  l'ordre  de  m'éloigner  sans  chercher  à  la  voir? 

—  C'est  plutôt  une  prière  qu'elle  vous  adresse  par  mon  entre- 
mise. 

—  Je  ne  puis  admettre  qu'elle  veuille  ainsi,  sans  un  mot... 

—  Doutez-vous  donc  de  mon  dire  ? 

—  Eh  bien!.,  oui!  s'écria  Florestan  qui  soubliait.  Oui,  madame, 
je  doute  un  peu  de  votre  franchise,  je  l'avoue...  J'ignore  quelle 
sorte  d'intérêt  vous  pouvez  avoir  à  battre  en  brèche  mes  senti- 
mens  pom*  votre  amie.  C'est  peut-être  le  respect  de  la  morale  qui 
seul  vous  inspire.  Mais  ce  que  je  sais,  c'est  que  vous  n'avez  pas 
négligé  une  occasion  d'éveiller  mes  craintes,  de  favoriser  mes  in- 
quiétudes et  de  ruiner  mes  espérances.  Je  rencontre  et  je  sens,  à 
chaque  instant,  votre  hostilité.  Et  voilà  pourquoi  votre  témoignage 
inest  suspect  ! 

—  Allez  donc,  monsieur,  allez  tout  à  votre  guise  importuner  la 
femme  que  vous  avez  perdue  ! . .  Quant  à  ce  que  vous  appelez  mon 
hostilité,  il  me  plaît  que  vous  sachiez  qu'elle  ne  procédait  pas  seu- 
lement de  mon  aversion  pom-  le  mal,  le  mensonge  et  la  traliison, 
ni  de  ma  sollicitude  pom-  les  intérêts  moraux  et  matériels  de  mon 
amie,  mais  de  la  grande  sympathie  que  vous  m'aviez  inspirée  à 
votre  insu  et  malgré  moi...  Je  puis  bien  vous  le  dire,  maintenant 
que  vous  ne  vous  appartenez  plus  et  que  vous  avez  affirmé  par  le 
scandale  les  préférences  de  votre  cœm'...  Adieu,  monsieur!  Je  ne 
vous  juge  pas,  et  je  ne  veux  pas  davantage  juger  Roberte  ;  mais  je 
\  ous  permets  à  tous  deux  de  me  juger. 

M.  de  La  Garderie  fut  assez  impressionné  par  l'accent  de  cette 
courte  apologie,  par  le  ton  de  franchise  émue  et  de  passion  mal 
éteinte  de  cette  déclaration //«  evtremis.  Mais  il  conservait  ses  pré- 
ventions, dues  aux  récentes  insinuations  de  Roberte  ;  en  outre,  il 
n'avait,  à  l'heure  présente,  qu'une  idée  :  voir  sa  maîtresse,  lui 
parler,  la  réconforter  et  lui  engager  sa  vie.  Aussi  ne  demeura-t-il  pas 
longtemps  dans  l'endroit  où  Mabel,  encore  vdbrante  d'émotion  con- 
tenue, l'avait  hâtivement  abandonné  à  lui-même. 

11  se  mit  en  quête  de  la  femme  de  chambre  de  la  marquise,  la 
joignit  sur  le  seuil  même  de  l'appartement  de  celle-ci  et  lui  dit, 
avec  toute  la  correction  et  tout  le  sang-froid  dont  il  était  capable 
en  un  tel  jour  : 

—  Veuillez  demander  à  M""^  de  Fossanges  si  elle  peut  me  rece- 
voir. Je  quitte  le  Champart  aujourd'hui  même,  tantôt,  vers  quatre 
heures,  et  je  suis  très  désireux  de  lui  présenter  mes  hommages 
avant  de  partir,  comme  aussi  de  prendi'e  ses  commissions  pour 
Paris...  Ayez  bien   soin  d'ajouter  que,  s'il  ne  s'agissait  d'une  au- 


252  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

diencc  de  congé,  je  ne  me  permettrais  pas  de  la  déranger,  la  sa- 
chant soutirante  ou  occupée. 

Lecalcul  deFlorestan  était  juste.  Robcrtenepouvait  guère  refuser 
de  recevoir  un  de  ses  hôtes  sur  lepoint  de  quitter  sa  maison,  sans  ris- 
([uer  par  cela  même  de  piquer  intempestivement  la  curiosité  déjà 
fort  éveillée  d'une  soubrette  qui  n'a\  ait  coutume  de  porter  ni  ses 
yeux  ni  sa  langue  dans  sa  poche.  —  Le  jeune  homme  fut  donc  in- 
troduit dans  cette  chambre  bleue  dont  il  n'avait  jamais  franchi  la 
porte. 

Dès  qu'il  se  fut  assuré  que  cette  porte  avait  été  refermée  sur 
lui,  il  s'approcha  virement  de  la  marquise  et,  sans  élever  la 
voix  : 

—  Me  voici,  Roberte,  un  peu  contre  votre  gré,  sans  doute. 
Mais  comment  partir  sans  vous  avoir  revue?..  Avez-vous,  dites- 
le-moi  vite,  quelque  sujet  de  crainte  pour  votre  sécurité  ou  votre 
repos? 

—  Aucun.  C'est  une  séparation  à  l'amiable...  Rassurez-vous 
donc. 

Florestan  n'était  pas  sans  trouver  l'accueil  un  peu  froid.  Il  s'at- 
tendait, en  entrant,  à  autre  chose  :  ou  à  des  lamentations,  ou  à  une 
explosion  de  tendresse  passionnée,  ou  peut-être  à  des  reproches 
incohércns  ;  mais  pas  du  tout  à  ce  calme  vrai  ou  affecté.  Sa  maî- 
tresse le  recevait,  là,  dans  ce  sanctuaire  qu'il  n'avait  jamais  pro- 
fané, comme  elle  l'aurait  reçu  dans  son  salon,  après  un  deuil  ou 
un  chagrin  quelconque  :  triste  et  contrainte,  sans  emportemens,  ni 
efïusions,  ni  grands  élans  d'aucune  sorte. 

—  Et...  qu'allez-vous  faire?  demanda  le  jeune  homme  en  hési- 
tant. 

—  Mais,  le  sais-je?...  Je  n'ai  guère  eu  le  loisir  d'y  songer...  Ah! 
je  vous  assure  que  je  ne  me  suis  pas  encore  demandé  ce  que  je 
ferais  de  ma  personne  ! 

—  Et...  de  moi? 

—  Ah!  que  voilà  bien  un  mot  d'homme,  d'égoïste!  Ma  vie  est 
bouleversée  à  cause  de  vous,  ma  réputation  probablement  sacri- 
fiée; et  vous  vous  informez  d'abord  du  sort  qui  vous  attend! 

—  Non,  pardon!  pas  d'abord,  mais  par  voie  de  conséquence... 
C'est  qu'il  me  semble,  Roberte,  que,  dans  une  pareille  conjoncture, 
l'essentiel  n'est  pas  de  chercher  des  palliatifs  impuissans,  mais  de 
s'assurer  l'un  de  l'autre,  de  s'unir  plus  étroitement  pour  faire  face 
aux  complications  ou  aux  dangers,  pour  parer  aux  difficultés  du  pré- 
sent et  pour  s'apprêter  à  l'avenir...  Voyons,  vous  m'aimez? 

—  11  serait  un  peu  tard  pour  m'apercevoir  du  contraire.  Mais 
rien,  à  parler  franc,  ne  m'avait  préparée  aux  résolutions  extrêmes... 


l'illusion  de  florestan.  253 

Je  ine  sens  un  peu  désorientée...  comment  vous  dire?  étourdie  par 
la  soudaineté  d'un  cliangement  d'existence  dont  je  ne  puis  prévoir 
encore  la  portée.  En  arrivant  ici,  vous  paraissiez  [)res(pie  joyeux. 
Vous  confesserai-je  que  je  m'en  étonne? 

—  C'est  vrai,  j'avais  tort...  Mais,  après  la  première  angoisse  sur 
votre  sort  immédiat, je  n'ai  songé  qu'à  la  joie  de  cette  libération  qui 
nous  aflVanchissait  tous  deux  de  l'hypocrisie  et  de  la  contrainte,  do  la 
ruse  et  de  la  duplicité. . .  Je  me  disais  que  vous  pourriez  désormais  vous 
donner  toute  et,  en  échange,  prendre  ma  vie,  que,  par  avance,  je 
NOUS  abandonnais.  Je  me  sentais  prêt  à  vous  obéir  en  tout,  à  con- 
tinuer de  vous  aimer  dans  le  secret,  si  tel  était  votre  bon  plaisir, 
comme  aussi  à  associer,  sans  réserve,  ma  destinée  à  la  vôtre... 
Enlin,  je  serais  resté  votre  amant  ou  devenu  presque  votre  mari, 
et  même  tout  à  fait,  selon  vos  décisions  et  la  nature  des  circon- 
stances... Il  paraît  que  j'allais  trop  vite  en  besogne  ;  qu'il  faut 
attendre,  réfléchir,  peser,  examiner,  avant  même  de  décider  si  nous 
nous  aimerons  encore,  maintenant  qne  nous  n'avons  {)li(s  le  droit 
de  ne  pas  nous  aimer  ! 

Roberle  répliqua  avec  une  gravité  douce  : 

—  Vous  n'êtes  que  passionné  ;  je  suis,  moi,  attristée  en  même 
itemps  qu'éprise.  Je  réfléchis... Mais  cela  ne  m'empêche  pas  devons 
aimer. 

—  Ah!  enfin,  vous  l'avez  dit!  Il  était  temps. 

—  Vous  êtes  bien  ingrat!  Mais  je  vous  pardonne,  parce  f[ue 
votre  exaltation  me  réchauft'e  et  me  grise...  et  que  j'aj  besoin  d'être 
grisée. 

Elle  s'inclinait  vers  lui,  gracieuse  et  résignée,  plutôt  qu'enivrée, 
mais  câline,  à  la  fin,  et  charmeresse  ;  en  un  mot  :  toute-|)uissante. 
Il  enveloppa  de  ses  bras,  avec  une  exquise  dévotion,  avec  un  juvé- 
nile enthousiasme,  mitigé  parla  pitié,  ce  corps  charmant  qu'il  avait 
cru  façonné  déjà  à  l'audace  de  ses  caresses,  et  il  s'écria  : 

—  Ah!  j'ai  eu  peur  de  vous  avoir  perdue  presque  aussitôt  que 
conquise!  Mais  ne  craignez  rien  de  moi,  ma  bien  chère  Roberte... 
Je  serai  ce  que  vous  voudrez  que  je  sois.  J'imposerai  silence  à  mes 
rêves  et  à  mes  impatiences.  J'attendrai  vos  ordres.  Est-ce  cela? 

—  Oui ,  murmura  Roberte.  Je  vous  demande  de  me  prendre 
comme  je  suis,  avec  mes  petites  faiblesses,  mes  petites  lâche- 
tés,., ma  frayeur  de  tout  ce  qui  est  définitif  et  obligatoire.  L'ex- 
périence que  je  dois  à  mon  mariage  m'a  appris  à  tne  défier  de 
moi;  il  y  a  des  choses  auxquelles  je  ne  suis  pas  apte  :  la  dépen- 
dance, par  exemple,  et  la  sujétion  dans  l'amour.  Cette  situation 
nouvelle  qui  m'est  faite,  je  voudrais,.,  pijurquoi  ne  pas  le  dire?  en 
■conserver  le  bénéfice,  l'unique  avantage,  c'est-à-dire  la  liberté.  Je 


254  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

(rciiible  quH,  dans  rentraliieiiîcnt  de  votre  passion,  vous  no  \m^ 
})ressie2  de  connnettre  une  nouvelle  folie,  de  rendre  publique  ma. 
dé-faillance.  Et  voilà  pourquoi  je  préferais  ne  pas  vous  revoir  tout 
de  suite...  Laissez-moi  me  retourner,  me  recueillir  ;  un  peu  plus 
tard,  bientôt,  je  vous  rappellerai;,  et  alors,  vous  me  tiendrez,  une 
fois  encore,  de  mon  libre  consentement. 

— ■  Soit!  fit  le  jeune  homme  avec  tristesse.  Ce  n'est  pas  tout  à 
fait  cela  que  j'avais  rêvé.  Mais  j'ai  plus  de  devoirs  envers  vous 
que,  de  droits  sur  vous...  J'obéirai. 

XI. 

Non,  ce''  n'était  pas  tout  à  fait  cela  qu'avait  rêvé  Florestan^ 
A  défaut  d'autre  croyance,  il  avait  du  moins  une  remarquable 
faculté  d'enthousiasme  pour  les  choses  de  l'amour.  Ardent  et  sin- 
cère, il  était  capable  de  se  donner  corps  et  àme,  sans  marchan- 
dage ni  compromis,  à  sa  passion,  quelle  qu'elle  fût,  mais  surtout 
à  une  passion  aussi  a\  ouable  que  l'était  celle  que  lui  avait  inspi- 
rée la  marquise  de  Fossanges.  C'était  bien  un  dévot  de  l'amour  : 
fervent  et  crédule,  tenace  et  soumis.  —  Aussi  ne  pouvait-il  ni  se 
révolter  après  un  retour  de  fortune,  ni  se  déclarer  satisfait  de 
l'exaucement  passager  de  ses  vœux. 

Mais,  si  le  jeune  homme  s'exaltait  facilement  en  matière  amou- 
reuse, sa  tête  se  refroidissait  plus  vite  que  son  cœur;  —  ce  qui  lui 
pemiit-  de  faire  quelques  réflexions  assez  sagaces  sur  son  cas  et 
sur  celui  de  son  éphémère  maîtresse. 

Les  liaisons  adultères  ne  deviennent  vraiment  embaiTassantes 
que  du  jour  où  l'amant  se  trouve  débarrassé  du  mari,  soit  par  la 
mort,  soit  par  la  séparation  ou  le  divorce,  soit  enfin  par  la  retraite 
volontaire,  mais  surtout  par  cette  dernière  solution.  Un  homme 
d'esprit,  quand  il  s'aperçoit  que  sa  femme  le  trompe,  n'a  donc  pas 
à  hésiter  sur  la  vengeance  :  il  n'a  qu'à  s'en  aller.  Il  peut  être  cer- 
tain de  faire  pièce  aux  deux  complices  en  les  laissant  face  à  face;  et 
cette  imparfaite  libération  de  la  femme  infidèle  marque  le  commen- 
cement de  l'expiation.  De  quelque  côté,  en  effet,  que  se  tournent 
désormais  les  amans,  ils  ne  voient  plus  pour  eux  que  des  chemins 
barrés.  Auparavant,  ils  étaient  dans  une  impasse;  mais  ils  pou- 
vaient rétrograder  :  ils  ne  le  pourront  plus  sans  félonie  ou  sans 
incohérence.  S'ils  vivent  ensemble,  ce  ne  sont,  de  toutes  parts,  que 
sacrifices  et  meurtrissures  :  relations  de  famille,  rang  social,  sécu- 
rité du  lendemain,  tout  doit  être  immolé  par  eux  ou  compté  doré- 
navant pour  rien.  S'ils  reculent  devant  la  vie  comnmne,  l'isolement 
df  la  femme  ne  tarde  pas  non  plus  à  faire  le  vide  complet  autour 


l'illusion    de    FLORliSTAN.  255 

d'elle,  sa  situation  étant  presque  aussi  suspecte  que  dans  le  cas 
précédent  et  beaucoup  plus  fausse. 

C'est  ce  qu'avait  compris  à  merveille  M.  de  Fossanges.  Et  c'es't 
ce  que  comprenait  pareillement  Florestan,  dans  la  solitude  où  on 
le  laissait  se  morfondre.  De  sorte  qu'il  se  tenait  à  l'écart,  non  sans 
eftorl  ni  impatience,  mais  sans  rancune  :  il  ne  pouvait,  quoique 
prêt  à  tout,  s'étonner  qu'une  femme  hésitât  devant  certains  holo- 
caustes. 

Après  le  retour  de  la  marijuise  à  Paris,  mie  seule  \isite,  rue 
Jean-Goujon,  ce  fut  tout  ce  qu'il  se  permit;  et,  en  fait  d'allusion  à 
leur  situation  réciproque,  une  simple  phrase  (jui  exprimait  à-ia 
jeune  femme,  en  même  temps  qu'une  docilité  parfaite,  un  dévoû- 
ment  à  toute  épreuve.  Il  avait  été  payé  sur  l'heure  de  sa  discré- 
tion; car  M™®  de  Fossanges,  prohtant  de  ce  qu'elle  était  seule  av©c 
lui,  lui  a\  ait  donné  ses  deux  mains  et  son  front  à  baiser,  en  murma- 
rant  :  «  Bientôt,.,  bientôt!..  »  et  en  accompagnant  le  tout  d'un  re- 
gard plein  de  gratitude  et  d'attendrissement.  —  La  vérité  est 
([u'elle  attendait,  soit  de  l'amour  et  de  la  faiblesse  de  son  mari,  soit 
du  iiasaixl  des  circonstances,  quelque  heureuse  modification  de  sa 
vie  nouvelle,  c'est-à-dire  une  restauration  dupasse. 

Mais  iM.  de  Fossanges  ne  se  départait  point  de  ses  résolutions  ; 
retiré  sous  sa  tente,  il  paraissait  bien  y  avoir  élu  définitivement 
domicile.  Toutes  les  questions  d'intérêt,  d'ailleurs  peu  compliquées, 
avaient  été  réglées,  ayec  une  convenance  parfaite,  grâce  à  l'inter- 
vention officieuse  des  notaires.  Et  les  époux  n'avaient  même  plos 
à  se  revoir. 

Quant  au  monde,  il  sembla  d'abord  prendre  assez  bien  la  chose. 
Après  tant  de  procès  scandaleux,  tant  de  scènes  ridicules  ou  affli- 
geantes ,  on  trouvait ,  sinon  très  naturelle ,  du  moins  très  méri- 
toire, cette  façon  discrète  de  terminer  un  différend  conjugal.— 
On  commençait  à  être  blasé  quant  à  ces  audiences  de  tribunal 
où  deux  conjoints  aigris  se  vident  réciproquement  sur  la  tête,  par 
l'obligeante  entremise  de  leurs  avocats  respectifs,  des  tombereaux 
d'ordures  et  des  panerées  de  documens  dilïamatoires.  A  quoi  bon 
tout  cela,  quand  chacun  des  intéressés  peut  vivre  tranquille  de  son 
côté,  et  qu'il  n'y  a  même  pas  d'enfans  à  se  disputer?  A  quoi  bon 
aussi  pousser  l'épreuve  de  la  vie  commune  jusqu'aux  volées  mu- 
tuelles, de  coups  de  cravache,  ([ue  l'on  linit  par  s'administrer  quel- 
quefois sur  le  palier  de  l'appartement? 

Seulement,  ce  juste  tribut  d'éloges  une  fois  payé  aux  deux  nou- 
velles et  méritantes  victimes  de  l'incompatibihté  d'humeur,  on  se 
demanda  ce  ([u'allait  faire  la  marquise ,  quelle  conduite  elle  allait 
tenir,  et  à  quel  genre  de  vie  elle  allait  s'arrêter.  Et,  quand  on  la  vit 


256  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

prête  à  continuer  de  recevoir,  de  sortir  et  de  se  distraire  connne 
par  le  passé,  on  lui  marqua  quelque  étonnement.  ou  plutôt  on  laissa 
voir  quelque  stupeur.  On  ne  lui  tourna  pas  le  dos;  les  hommes 
surtout  n'auraient  eu  garde.  Mais  trop  de  gens  envieux  avaient  la 
démangeaison  d'une  revanche  à  prendre  sur  son  In\e  et  son  état 
de  maison,  son  élégance  et  sa  beauté,  pour  ne  pas  lui  faire  sentir 
que  sa  situation  n'était  plus  entière  et  qu'il  y  avait  des  lézardes  à 
son  prestige.  Kt  puis,  la  recrudescence  d'honnnages  masculins,  qui 
avait  tout  naturellement  signalé  l'inauguration  de  son  veuvage  con- 
ventionnel, n'était  pas  sans  lui  créer  quelques  difficultés  de  nature 
assez  délicate. 

Ainsi,  tous  ses  adorateurs,  non  contens  de  s'épier  les  uns  les  au- 
tres, se  mirent  à  la  surveiller  de  fort  près,  guettant  plus  que  jamais 
sa  chute,  quelques-uns  même  étant  bien  convaincus  ([ue  cette 
clmte  était  un  fait  accompli,  et  qu'il  n'y  avait  plus  qu'à  en  provoquer 
le  renouvellement  à  leur  profit.  Trois  ou  quatre  de  ses  plus  actifs 
poursuivans  surtout  s'acharnèrent  à  la  convaincre  que ,  dans  sa 
position,  une  femme  n'a  jamais  aucun  avantage  sérieux  à  demeurer 
vertueuse,  personne  ne  devant  s'imaginer  qu'elle  le  puisse  être  à 
l'avenir,  sauf  le  cas  d'un  chômage  général  d'admiration  autour  de  sa 
beauté  ou  d'une  personnelle  inaptitude  à  l'amour,  tout  à  fait  humi- 
liante. —  Cette  démonstration  par  l'absurde  devint  notamment  le 
thème  favori  de  MM.  de  Valenciii,  de  Novancourt  et  de  Francœuvres, 

—  ces  deux  derniers  faisant  une  cour  collective,  par  habitude  d'agir 
de  concert. 

La  marquise  comprit  tout  de  suite  que  son  ironie  était  en  danger 
de  s'émousser  depuis  que  son  mari  n'était  plus  là  pour  rendre  cette 
ironie  presque  respectable, —  en  tout  cas  vraisemblable  et  légitime. 

—  Elle  s'aperçut  que  cette  arme  gracieuse  se  fausserait  vite  dan 
ses  mains,  n'étant  plus  suffisante  pour  attester  la  force  de  celle 
qui  s'en  servait  et  continuant  de  faire  des  blessures  qui  ressem- 
blaient de  plus  en  plus  à  des  piqûres  d'aiguillon.  Elle  vit  qu'il  lui  fau- 
drait se  fâcher  ou  se  montrer  tolérante  au  point  d'encourager,  non~ 
seulement  toutes  les  visées,  mais  toutes  les  suppositions. 

En  outre,  ayant  toujours  fait  profession  de  dédaigner  les  amitiés 
de  femme,  excepté  celle  de  Mabel,  et  M""®  Gueyrard  ne  pouvant 
plus  ne  pas  se  tenir  sur  la  réserve,  Roberle  ne  tarda  guère  à  se 
sentir  elTroyableinent  seule.  Elle  eut  le  frisson  de  la  solitude,  elle 
connut  l'angoisse  des  abandonnemens  au  milieu  d'un  concours  em- 
pressé de  courtisans. 

Et  bientôt,  un  incident  qu'elle  eût  pu  prévoir,  sous  une  forme 
ou  sous  une  autre,  puisqu'elle  avait  prévu  tout  le  reste,  redoubla 
son  malaise. 


l'illusion  de  florestan.  257 

Un  jour  que  M.  de  Novancoiirt  était  chez  elle  avec  son  insépa- 
rable FrancœmTes,  la  conversation  tomba  sur  la  vogue  croissante 
des  stations  d'hiver.  Novancourt,  opinant  après  Francœuvres,  — ^ 
dont  on  disait,  par  allusion  à  la  difl'érence  de  leurs  statures  et  à  la 
similitude  de  leurs  idées,  qu'il  était  le  prolongement  nécessaire, — 
Novancourt  prônait  l'usage  de  ces  déplacemens  réitérés,  grâce  aux- 
quels on  n'habite  plus  Paris  que  le  temps  voulu  pour  s'y  retremper, 
pour  renouveler  sa  garde-robe  et  pour  entretenir  ses  relations. 

—  C'est  très  gentil,  ces  petits  voyages  ;  ça  coupe  une  saison,  ça 
vous  distrait,  ça  vous  redonne  le  goût  de  Paris.  Ainsi,  Francœuvres 
et  moi,  nous  allons  partir  pour  jNice  :  nous  verrons  les  courses,  le 
soleil,.,  s'il  y  en  a;  à  défaut  de  soleil,  la  roulette.  Et,  avant  un  mois, 
nous  serons  de  retour  ici,  heureux  d'être  partis ,  heureux  d'être 
revenus...  Savez-vous  ce  que  vous  devriez  faire,  vous,  chère  ma- 
dame... 

—  Ne  vous  donnez  pas  la  peine  de  compléter  votre  pensée  :  j'ai 
deviné. 

—  Eh  bien  ? 

— •  Eh  bien  I  je  ne  dirais  pas  non,  si...  si  l'on  ne  rencontrait  là-bas 
tous  les  gens  qu'on  a  coutume  de  voir  ici.  Est-ce  la  peine  de  faire 
tant  de  chemin  pour  retomber  en  pays  de  connaissance?  Pour  moi,, 
l'excuse  des  voyages,  c'est  le  besoin  de  voir  des  physionomies 
nouvelles.  A  Paris,  c'est  à  croire  que  personne  ne  meurt.  Mais,  dans 
le  Midi,  on  retrouve  même  les  gens  qu'on  ne  voyait  plus! 

—  Ça,  c'est  vrai!  dit  Francœuvres.  Ainsi,  nous  allons  retrouver 
là-bas... 

Sur  ces  entrefaites,  M.  Le  Hardouin  entra  dans  le  salon. 

—  Vous  parlez  de  Nice?  dit-il.  J'y  vais. 

—  Naturellement.  On  ne  peut  pas  courir  sans  vous. 

— •  Et  j'emmène  La  Garderie,  ajouta  l'oncle  de  Florestan  avec  un 
regard  en  dessous  à  l'adresse  de  la  marquise. 

—  Tiens!  mais  il  me  semble  qu'on  ne  le  voit  plus  guère,  M.  de 
La  Garderie  ?  Etait-il  donc  absent  ? 

Francœuvres,  en  parlant,  avait  levé  le  nez  vers  son  ami  Novan- 
court d'un  air  narquois. 

—  Non  ;  mais  il  est  morose,  déclara  3L  Le  Hardouin,  grièvement 
morose.  C'est  pour  cela  que  je  l'emmène  :  je  veux  le  distraire. 

—  El  il  a  accepté?  demanda,  après  une  hésitation,  la  marquise. 

—  Conditionnellemeni...  Entre  nous,  je  crois  que  le  cher  garçon 
est  enchaîné. 

—  Enchaîné? 

—  Oui.  Je  le  soupçonne  d'avoir  une  liaison.  Cette  morosité,  cette 
mélancolie... 

TOME  xciv.  —  1889.  17 


258  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Bail!  —  lit  Kraucœiivres,  qui  avait  dressé  l'oreille,  alléché, 
jnais  surtout  gouailleur. 

—  Oui,  oui...  Mais  ce  n'est  pas  liion  aQaire. 

Et  M.  Le  Hardouiu  cliaiigea  de  convensalion,  reliisaut  de  se  prê- 
ter aux  eflbrts  des  deux  ,ius('îparables  pour  faire  de  nouveau  dévier 
l'entretien  vers  la  vie  privée  de  Flores  tan. 

Mais,  quand  il  fut  seul  avec  M""'  de  Fossanges,  il  y  revint  de  lui- 
luême.  Puis  : 

—  Encore  un,  dit-il,  que  vous  avez  mis  à  mal! 

— ^Moi!..  Je  voudrais  bien  savoir  ce  qui  vous  autorise,  mon 
cher  Le  Eardouin,  à  porter  à  mon  compte  les  ciMgTins  d'amour  de 
votre  neveu? 

—  Groyez-vous  qu'on  ne  vît  pas  bien,  au  Gliampart,  que  La  Gar- 
derie s'était  bridé  les  ailes  à  voleter  autour  de  vous  ? 

—  Quand  cela  serait,  à  qui  la  faute? 

—  A  vous,  madame  et  chère  amie, à  vous,  au  moins  pour  moitié. 
On  s'éprend  de  vous  sans  le  faire  exprès,  je  l'ai  éprou^  é  par  moi-même, 
mais  vous  faites  exprès  de  ne  pas  vous  en  apercevoir  à  temps. 

—  Vous  savez  que  vous  devenez  insolent,  mon  clier. ..  et  que 
ViOUS  prenez  mal  votre  temps  !  Car  je  suis  seule,  passablement  ex- 
posée déjà  aux  mauvais  propos...  Je  ne  vous  fais  pas  mon  compli- 
ment. A  un  certain  niveau  social,  quand  on  ne  peut  pas  être  gen- 
tilhomme, ce  qui  n'est  point,  en  effet,  dans  les  moyens  de  tout  le 
monde,  il  faut  être  au  moins  gentleman. 

Très  sèche,  elle  s'était  levée  pom*  marquera  son  visiteur  qu'elle 
le  congédiait. 

—  Pardon...  Je  n'entendais  nullement  vous  blesser.  Je  voulais 
seulement  vous  dire  que  ce  serait  une  charité  de  ne  pas  réduire  à 
la  dernière  extréuiité  ce  gentil  garçon,  qui  vous  aime  et  qui  parait 
prendre  la  chose  au  sérieux.. .  Vous  ne  détestez  pas  me  faire  souvenu" 
que  je  suis  son  oncle...  Eh  bien!  je  m'en  suis  souvenu,  voilà  tout! 

Évidemment,  c'était  une  vieille  rancune  que  menait  d'assouvir 
l'oncle  de  Florestan.  Mais  sa  visite  n'en  eut  pas  moins  des  consé- 
quences qu'il  n'avait  pu  ni  prévoir  ni  souhaiter. 

M™*  de  Fossanges,  qui  avait  déjà  senti  précédemment  que  sa  su- 
prématie mondaine  était  entamée  ou  compromise,  ne  pouvait  plus 
douter  que  sa  réputation  même  ne  fût  à  la  merci  des  commérages 
et  des  inductions  malveillantes  de  tant  de  gens  hostiles  ou  envieux. 
Quoi  qu'elle  fit  désormais,  on  y  trouverait  à  redire.  —  Son  parti 
fut  bientôt  pris.  Trop  orgueilleuse  ou  trop  vaniteuse  pour  accepter 
une  lente  déchéance,  trop  adulée  et  trop  gâtée  pour  abdiquer  toute 
prétention  aux  honnnages  et  à  la  déférence  d'autrui,  elle  écrivit  à 
Florestan  d'avoir  à  ne  pas  s'éloigner  de  Paris  sans  une  visite  préa- 
lable et  une  explication  nécessaire. 


l'illusion  de  florestan.  259 

—  Vous  alliez  vous  absenter  sans  me  prévenii*  ?  dil-ellc  au  jeune 
homme  quand  il  se  rendit  à  son  appel. 

—  Non  pas.  J'ai  du,  pour  me  soustraire  aux  instances  plus  ou 
moins  sincères  de  mon  oncle,  lui  promettre  de  l'accompagner,  saut 
empêchement  imprévu;  mais  je  comptais  bien... 

—  A  la  bonne  heure  !  Mais  il  résulte  de  tout  cela  que  votre  oncle 
et  d'autres  encore  ont  parfaitement  deviné  que  vous  êtes  pour 
quelque  chose  dans  la  rupture  de  mon  ménage...  C'était,  en  partie, 
prévu.  Seulement,  j'espérais  que  l'on  se  contenterait  de  conjectures 
vagues  et  indirectes. 

—  On  a  osé... 

• — Oh!  très  bien...  Aussi  suis-je  déteniiinée  à  renoncer,  pour 
longtemps,  à  la  vie  de  Paris. 

Florestan  eut  un  involontahe  et  joyeux  tressaillement. 

—  Mais,  reprit  la  marquise,  si  je  pai's,  que  ferez-vous? 

Une  touchante  anxiété  se  peignit  alors  sur  les  traits  du  jeune 
homme,  tandis  qu'il  répondait  : 

—  Ce  que  vous  ordonnerez.  Vous  savez  bien  que  vous  pou\  ez 
disposer  de  moi. 

—  Vous  me  suivrez  ? 

—  Si  vous  m'y  autorisez,  il  est  inutile  de  me  le  demander. 

—  Eh  bien!  je  vous  y  autorise. 

—  Me  voilà  payé  de  mes  tribulations  et  de  me&  angoisses  I . . 
Roberte,  je  vous... 

—  Ne  le  dites  plus,  mterrompit  la  jeune  femme.  Mais  faites  en 
sorte  que  je  le  croie.  J'ai  besoin  de  le  croire. 

Elle  l'attira  près  d'elle  et,  sans  quitter  sa  mam,  qu'elle  avait 
prise  : 

^  Je  suis  à  une  heure  un  peu  trouble.  Les  circonstances  m'ont 
poussée  hors  de  ma  voie...  Je  me  trouve  comme  égarée,  encore 
tout  abasourdie  de  ce  qui  m'est  arrivé.  Mais  j'ai  besoin  de  m'ap- 
puyer  sm-  vous,  besoin  de  confiance  et  d'affection...  Il  faut  que 
vous  soyez  là  pour  me  prouver  que,  si  je  me  suis  trompée  de  route, 
je  ne  me  suis  pas  complètement  fourvoyée.  J'étais  peu  fahe,  vous 
le  savez,  car  je  vous  l'ai  dit  et  répète,  pour  ces  passions  qui  bou- 
leversent une  existence...  Mais  je  m'y  ferai  peut-être.  Tâchez  que 
je  m'y  fasse  ! 

—  Voyons,  Roberte,  avez-vous  bien  réfléchi?..  C'est  contre  moi- 
même  que  je  plaide,  en  ce  moment.  Mais  j'ai  peur  que  vous  ne 
vous  laissiez  entraîner  à  une  résolution  extrême  pom"  quelques 
froissemens  d'amour-propre  ou  quelques  difficultés  passagères. 
Vous  n'êtes  pas  acculée  aux  décisions  sans  recours;  et,  quoi 
qu'il  en  doive  conter  à  mon  attachement  passionné,  je  saurai,  s'il 


260  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  lïiui,  me  sacrifier...  Je  ne  peux  pas  douter  de  ^ol^e  affection  : 
vous  m'en  a^  ez  donné  le  meilleur  et  le  plus  irrécusable  gagé,  qui 
^st  votre  personne  même.  Seulement,  je  tremble  que  vous  n'excé- 
diez vos  forces  en  rompant  avec  le  monde,  ([ui  n'a  pas  le  droit  de 
vous  rejeter  et  qui  ne  songe  probablement  pas  à  le  faire. 

—  Je  ne  veux  pas  y  être  tolérée,  après  y  avoir  régné...  Je  pré- 
fère vivre  en  indépendante. 

—  Mais  vivre  en  indépendante,  ce  n'est  pas  forcément  vivre  en 
irrégulière...  Qu'entendez-vous  donc  par  le  mot  dont  vous  vous 
êtes  servie? 

j^jme  f^Q  Fossanges,  inclinant  vers  son  jeune  adorateur,  devenu 
-son  amant  et  qui  l'écoutait  extasié,  son  visage  mutin  tout  embrumé 
présentement  d'une  mélancolie  douce,  se  fit  très  câline  pour  dire  : 

—  Nous  ne  pouvons  pas  vivre  tout  à  fait  ensemble,  c'est  évi- 
dent... L'amour,  d'ailleurs,  ne  saurait  rien  gagner  à  ce  régime,  qui 
le  dépoétise  et  l'use  avant  le  temps.  Voyez  ce  qui  se  passe  dans  le 
mariage...  A  moins  d'avoir  cette  sorte  de  superstition  à  rebours 
qu'ont  certains  imbéciles  pour  lesquels  le  sacrement  est  la  cause 
de  tout  le  mal,  il  faut  bien  admettre  que  c'est  la  vie  commune  qui 
ruine  l'amour,  et  non  le  mariage  lui-même...  Voici  donc  ce  que 
j'ai  rêvé  pour  nous.  Je  ne  récrimine  pas  sur  le  passé;  je  l'accepte 
avec  ses  conséquences  :  je  suis  à  vous.  Mais  nos  deux  existences 
peuvent  rester  associées  sans  se  confondre;  nous  pouvons  vivre 
l'un  pour  l'autre  sans  vivre  côte  à  côte...  Bref,  je  voudrais  toujours 
ou  souvent  vous  avoir  à  portée  de  ma  voix  et  de  ma  tendresse  sans 
donner  à  tous  les  passans  le  droit  de  qualifier  notre  intimité  comme 
ils  qualifient  les  liaisons  affichées.  Je  veux  bien  être  votre  maîtresse, 
je  veux  bien  qu'on  le  sache;  mais  je  ne  voudrais  pas  qu'on  eût  le 
droit  de  le  proclamer...  hiiaginez-vous  la  douce  et  belle  vie  que  je 
vous  devrai,  si  rien  ne  m'oblige  à  rougir  devant  personne  et  si  je 
•ne  sens  ma  dépendance  que  par  mon  amour... 

Tout  ce  qu'elle  lui  dit  était  fort  sensé;  cela  aurait  pu  l'être  moins 
sans  compromettre  le  succès  de  sa  requête.  Florestan,  grisé,  res- 
pirait les  paroles  de  sa  maîtresse  comme  il  respirait  son  parfum, 
avide  de  ce  qui  émanait  d'elle,  s'en  imprégnant  sans  rien  analyser. 
Et  elle  put  cueillir  sur  sa  bouche  la  promesse  qu'il  n'attenterait 
jamais  à  cette  indépendance  dont  il  semblait  qu'elle  eût  fait  sa  re- 
ligion, comme  il  avait  fait  la  sienne  de  l'amoiu-. 

11  fut  convenu  que  le  jeune  honnnc  i)artirait  pour  Mice  avec  son 
oncle  et  toute  la  cohorte  des  sport ^tneii  en  déplacement.  Mais,  au 
lieu  de  revenir  avec  eux,  il  devait  attendre  que  la  marquise  vînt  le 
rejoindre.  Et,  soit  à  Nice  même,  soit  à  Cannes,  ou  en  un  point  quel- 
•conque  de  ce  littoral  qui  est  le  terme  de  tant  de  migrations  hiver- 


l'iLLUSIOX    de    FLORESTAiX.  261 

iialcs,  ils  iiiaugureraieiit  leur  nouveau  train  d'existence.  —  i\P^  de 
Fossanges  entendait  vivre  de  cette  vie  libre,  et  aujourd'hui 
parfaitement  acceptée,  des  belles  cosmopolites  millionnaires  dont 
le  home  n'est  pas  fixe,  voyage  avec  elles,  et  où  elles  reçoivent  qui  bon 
leur  semble,  s'installant  où  il  leur  plaît,  s'envolant  et  disparaissant 
quand  elles  le  veulent,  traversant  Paris  connue  un  carrefour  où  abou- 
tissent tous  les  chemins  du  monde,  résidant  partout  et  ne  demeu- 
rant nulle  part.  La  médisance,  sinon  l'envie,  s'essoufflerait  à  les 
suivre.  Pourvu  qu'elles  aient  une  certaine  décence  extérieure, 
nul  ne  leur  demande  rien  ;  n'importe  où,  on  leur  fait  une  place  au 
premier  rang,  —  même  à  Paris,  s'il  leur  prend  en  gré  de  s'y  ar- 
rêter. 

En  tout  cas,  une  marquise  authentique,  qui  vit  seule,  et  dont  le 
nom  n'a  jamais  été  accolé  publiquement  à  celui  d'aucun  galant, 
peut  bien  espérer  qu'elle  deviendra  l'égale,  au  moins,  des  reines 
détrônées  qui  voyagent  pour  leur  agrément...  on  pour  celui  de 
leurs  peuples. 

^(me  jg  Fossanges  se  mit  donc  en  devoir  de  quitter  Paris.  Elle  fit 
ses  adieux  à  tout  le  monde,  comme  en  perspective  d'une  longue 
absence,  mais  se  contenta  d'écrire  à  Mabel  :  l'entrevue  eût  été  gê- 
nante. 

Quant  à  Florestan,  ilétah  déjà  parti,  le  cœur  léger,  heureux  enfin, 
pleinement  heureux,  et  souriant  au  long  avenir  de  cette  liaison  sans 
chaînes  et  sans  honte.  Il  était  aimé  ;  on  le  lui  prouvait.  Et  il  allait 
pouvoir  se  délecter  de  cet  amour.  Et  il  serait  à  tout  jamais  dispensé, 
non-seulement  des  compromissions  et  des  lâchetés  de  l'adultère, 
mais  du  décor  avilissant  ou  ridicule  des  rendez-vous  furtifs.  Pas 
de  logement  garni,  pas  de  correspondance  clandestine.  Il  connaî- 
trait cette  joie  souveraine  d'entrer  la  tète  haute  chez  sa  maîtresse, 
ou  de  la  recevoir  sans  trembler  pour  elle  et  sans  la  voir  trembler. 
—  L'amour,  faute  de  la  fierté  d'aimer  et  de  l'orgueil  d'être  aimé, 
n'est  plus  que  la  moitié  du  bonheur.  Or,  Florestan  pouvait  désor- 
mais prétendi-e  au  bonheur  tout  entier. 

Ce  fut  sur  les  hauteurs  de  Cimiez,  cet  aérien  faubourg  de  Nice, 
que  les  amans  se  retrouvèrent,  en  mars,  après  le  départ  du  gros 
des  touristes.  M"^®  de  Fossanges  avait  fait  retenir  un  pavillon  enfoui 
sous  les  lauriers-roses.  Elle  s'y  installa  avec  un  personnel  restreint, 
remettant  à  plus  tard,  ou  même  à  l'année  suivante,  les  réceptions 
et  les  fêtes,  ce  dont  le  vicomte  ne  pouvait  que  lui  savoir  gré.  Néan- 
moins, elle  fit  quelques  visites,  afin  de  bien  établir  qu'elle  n'était 
pas  là  incognito  et  qu'elle  n'avait  aucun  désir  de  se  cacher, 

Florestan  venait  la  voir  deux  ou  trois  fois  par  semaine,  dans 
l'après-midi;  mais,  assez  souvent,   il  la   retrouvait,  le  soir,  en  un 


262  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autre  pavillon,  qu'il  avait  loué  pour  cet  objet,  à  quelque  distance. 
De  la  sorte,  leui-  commerce  galant  n'était  nullement  avoué  ni  même 
en  sérieux  danger  d!être  découvert,  chacun  se  rendant  isolément, 
et  de  nuit,  au  lieu  de  réunion,  qui  n'était  un  domicile  ni  pour  l'un 
ni  pom-  l'autre. 

Le  charme  de  ces  premiers  rendez -vous  parut  à  Florestan  sans 
mélange.  C'était  l'idéal  même  du  bonheur  dans  l'amour  et  par 
l'amour.  Rien  de  bas,  ni  de  trivial;  aucun  souci,  aucune  aiTière- 
pensée,  aucune  jalousie.  Et  la  poésie  d'un  beau  ciel,  la  tiédeur  d'mi 
doux  clmiat,  l'haleine  embaumée  des  fleurs,  le  vol  lumineux  des 
lucioles  sillonnant  la  nuit  d'un  réseau  phosphorescent!..  Avoir  de 
la  tendresse  plein  le  cœur,  autour  de  soi  ce  féerique  enchantement 
des  choses,  près  de  soi  sa  maîtresse,  c'est  épuiser  la  félicité  hu- 
maine... pour  peu  que  se  prolonge  une  telle  ivresse  de  l'àme  et  des 
sens. 

Florestan  buvait  à  longs  traits. 

Pendant  quelques  semaines,  il  ne  soupçonna  pas  qu'il  pût  y  avoir 
une  lie  au  fond  delà  coupe,  ni  même  qu'il  dût  entrevok*,  tôt  ou  tard, 
le  fond  de  cette  coupe.  Là  com'te  phase  de  ses  déboires  était  oubliée, 
comme  l'est  un  malaise  passager  entre  deux  périodes  heureuses,  et 
tant  que  dure  la  dernière.  Aussi  bien  Roberte  se  montrait-elle  tout 
autre  qu'au  Ghampart  et  à  Paris.  Probablement  séduite  et  subjuguée, 
quand  même,  pai'  la  grâce  piintanière  de  cet  amour  si  enthousiaste 
et  si  plein  de  sève,  elle  paraissait  avoir  fmi  par  s'y  abandonner  toute. 
Elle  avait  renoncé  à  la  raillerie  sans  renoncer  au  sourire.  Et,  bercée 
peut-être  par  la  mollesse  endormeuse  du  clhuat,  non  moins  que 
par  les  caressans  eftluves  d'une  passion  dont  elle  se  sentait  comme 
enveloppée,  elle  fut,  quelque  temps,  la  plus  adorable  et  la  plus 
parfaite  des  amantes  :  elle  n'eut  pas  de  caprices  ;  il  ne  semblait 
même  pas  qu'elle  eût  conservé  une  volonté.  Elle  ne  témoignait 
point,  sans  doute,  une  ardeur  toujours  égale  à  celle  de  son  amant; 
mais  elle  se  prêtait,  avec  une  bonne  grâce  inlassable,  àtoutes  les  exi- 
gences passionnées  du  jeune  homme,  ne  lui  refusant  ni  un  rendez- 
vous  ni  une  caresse,  —  quoiqu'elle  fût  en  relations  presque  suivies 
avec  diverses  personnes  de  la  colonie  étrangère,  ce  qui  réclamait 
une  part  assez  large  de  son  temps.  —  Quel  homme  épris  eut  jamais 
l'idée  d'en  demander  davantage? 

Mais  il  advint,  tout  naturellement,  vers  la  fm  du  printemps,  que 
leur  solitude  à  deux  se  fit  plus  réelle  et  plus  complète,  par  suite 
du  départ  des  derniers  attardés.  Et  un  nuage,  mohis  qu'un  nuage  : 
une  vapem*  légère,  s'étendit  sm*  le  front  de  Roberte.  Son  amant 
ne  le  remarqua  point  d'abord  :  il  n'était  pas  dégrisé;  et,  tant 
qu'on  est  ivre,  on  s'aperçoit  difficilement  que  les  autres  ont  cessé 


l'illustox  de  florestan.  263 

de  l'être.  Et  puis,  la  jeune  femme  était  couluuiière,  à  présent,  de 
certaines  absences,  qui  ne  sont  souvent  que  des  distractions  un  peu 
prolongées  ou  même  une  forme  du  recueillement. 

Un  jour  pourtant,  elle  fut  si  visiblement  absorbée  par  4es  ré- 
llexions  chagrines,  que  Florestan,  bon  gré  mal  gré,  dut  s'en  aper- 
cevoir. On  eût  dit  qu'elle  était  devenue  la  proie  d'une  obsession  et 
qu'une  pensée  térébrante  lui  martyrisait  le  cerveau.  Or,  la  veille 
de  ce  jour-là,  M.  Strandford,  le  seul  de  ses  anciens  familiers  qu'elle 
eût  revu  depuis  son  exil  volontaire,  ayant  traversé  Mce,  —  au 
retour  d'une  croisière  d'amateur  entreprise  dans  la  Méditerranée,  à 
bord  du  yacht  d'un  de  ses  amis  et  compatriotes,  —  M,  Strandford 
était  venu  lui  présenter  ses  hommages,  ou  plutôt  lui  dire,  en  pas- 
sant, un  amical  bonjour.  Informée,  à  l'avance,  de  cette  visite,  la 
marquise  avait  prié  Florestan  de  ne  pas  se  montrer. 

—  Est-ce  le  passage  de  Strandford  qui  vous  assombrit  réti-ospec- 
tivement?  demanda  le  jeune  homme. 

—  Oui  et  non.  Je  ne  regrette,  ni  de  l'avoir  vu,  ni  de  l'avoir  si  peu 
vu.  Mais  ses  paroles  me  reviennent  à  l'esprit  et  une  idée  me  hante. 

—  Qu'est-ce  donc  qu'il  vous  a  dit? 

—  A  une  question  que  je  lui  posais  indirectement  sur  les  sou- 
venirs que  j'ai  laissés  derrière  moi  il  a  répondu  :  «  On  ne  vous  ou- 
bliera jamais,  soyez-en  sûre,  même  si  votre  fugue,  qui  n'est  encore 
qu'un  simple  déplacement,  devient  une  expatriation.  Votre  place 
reste  et  restera  vacante.  Le  jour  où  vous  voudrez  la  reprendre, 
vous  n'aurez  personne  à  en  chasser,  parce  que  personne  n'osera 
briguer  la  succession  de  M""^  de  Fossanges.  Et  savez-vous  pour- 
quoi personne  ne  l'osera?  C'est  parce  que  tout  le  monde  est  con- 
vaincu que  vous  reparaîtrez  bientôt,  sous  pavillon  conjugal.  On  ne 
peut  pas  prendre  cette  brouille  au  sérieux.  Les  séparations  à 
l'amiable,  c'est,  en  sens  inverse,  comme  les  mariages  à  Gretna- 
Green.  » 

—  Eh  bien?  fit  le  vicomte  un  peu  interloqué. 

—  Eh  bien!  cela  m'a  frappée  comme  une  prophétie...  ou  une 
menace. 

—  Vous  pourriez  songer  à  implorer  de  votre  mari... 

—  Qui  vous  dit  cela?  interrompit  la  marquise  avec  un  commen- 
cement d'impatience.  Rien  de  pareil  est-il  présumable  de  ma  part, 
pour  quiconque  me  connaît?..  Mais  qui  sait  si  mon  mai'i?.. 

—  Roberte!  s'écria  le  jeune  homme  douloureusement  affecté, 
vous  n'êtes  plus  la  même...  Vous  avez  des  regrets...  Peut-être 
vous  ennuyez-vous,  simplement... 

Il  avait  baissé  la  voix,  tout  consterné,  comme  ayant  peur  d'en- 
tendre une  vérité  décevante,  proclamée  par  sa  propre  bouche.  Mais, 


264  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sa  maîtresse  lui  ayant  jeté  les  bras  autour  du  cou  avec  une  impé- 
tuosité de  tendresse  à  laquelle  elle  ne  l'avait  pas  habitué,  il  fut 
vite  rassuré. 

—  N'ayez  jamais  celte  sotte  et  méchante  idée,  entendez-vous?.. 
M'ennuyer  avec  vous!  Mais  que  serais-je,  alors?  et  que  me  reste- 
rait-il?.. Non,  votre  aflection  et  vos  baisers  m'ont  tout  fait  oublier, 
ont  tout  remplacé  pour  moi,  croyez-le  bien...  J'étais  peut-être  un 
peu  guindée,  un  peu  froide,  au  début.  Mais  n'avez-vous  pas  vu 
comme  j'ai  changé,  ingrat!  La  statue...  disons  la  statuette,  pour 
ne  pas  afficher  de  prétentions,  la  statuette  de  Saxe  est  devenue 
une  femme,  une  vraie  femme  au  contact  de  votre  amour;  sous  la 
chaleur  de  vos  caresses,  elle  s'est  animée,  elle  vit  et  elle  vous 
aime  ! 

11  n'y  avait  rien  à  répondre,  étant  donné  surtout  que  les  lèvres 
du  jeune  homme  venaient  d'être  scellées  par  le  baiser  le  plus  her- 
métique et  le  plus  concluant  qui  ait  été  jamais  appliqué  sur  la 
bouche  d'un  amant  attristé  ou  sceptique.  —  Et  pourtant,  la  con- 
viction qu'on  lui  imprimait  ainsi,  comme  à  nouveau,  Florestan  ne 
devait  pas  tarder  à  la  reperdre. 

Dans  les  jours  qui  suivirent,  en  effet,  il  remarqua  des  emporte- 
mens  de  tendresse,  qui  a\  aient  un  caractère  forcé,  presque  nerveux 
et  convulsif.  On  eût  dit,  chez  M"^^  de  Fossanges,  un  besoin  de  se 
convaincre  elle-même  qu'elle  n'était  point  incapable  d'aimer,  de 
s'élever  du  moins  jusqu'à  cette  exaltation  des  sens  qui  justifie  les 
coups  de  tête  et  explique  les  chutes  par  le  vertige.  —  A  une  ob- 
servation très  tendre  et  très  résignée,  que  lui  adressa  son  amant 
sur  ces  allures  nouvelles,  elle  répondit  : 

—  Vous  êtes  cruel.  Je  n'ai  plus  qu'un  devoir,  qui  est  de  vous 
rendre  heureux  ;  et  \  ous  ne  voulez  pas  que  ce  devoir  soit  un  plai- 
sir! 

Et  elle  pleura.  Et  il  ne  sut  trop  que  penser,  parce  que,  en  pleu- 
rant, elle  l'embrassait. 


XII. 


Les  quartiers  riches  de  la  ville  achevaient  de  se  dépeupler.  Les 
dalles  des  trottoirs  fondaient  au  feu  du  terrible  soleil  méridional. 
Nice,  l'élégante  et  cosmopolite  cité,  n'était  plus  qu'un  désert  pou- 
dreux, sauf  en  ses  parties  anciennes,  où  elle  n'a  vraiment  rien  qui 
la  distingue  de  tant  d'autres  ^illes  du  Midi,  comme  elle  empous- 
siérées,  rôties,  lépreuses  et  malpropres. 

Cependant,  la  marquise  de  Fossanges  s'obstinait  à  y  rester.   Et 


l'illusiox  de  florestan.  265 

l'inégalité  de  son  humeur  s'accentuait,  toujours  corrigée  à  temps 
par  de  brusques  retours  d'effusion. 

—  Il  va  falloir,  lui  dit  un  jour  Florestan.  songer  à  se  déplacer. 

—  Le  désirez-vous  donc?  demanda  Roberte  avec  une  irritation 
mal  contenue. 

—  Comment  le  désirerais-je?  lui  répondit  doucement  le  jeune 
homme.  Où  retrouverai-je  un  pareil  téte-à-tête?..  Mais  je  ne  sau- 
rais pousser  l'égoïsme  jusqu'à  tenir  compte  du  bien-être  de  mon 
amour  plus  que  de  vos  convenances  personnelles.  Or,  vous  ne 
pouvez  vous  condamner  à  passer  ici  tout  l'été. 

—  Et  où  irais-je?..  Où  irions-nous?..  Voulez-vous  que  nous  al- 
lions nous  montrer  dans  les  villes  d'eaux  et  sur  les  plages  à  la 
mode? 

—  Mais,  ma  chère  Robcrte.  vous  oubliez  nos  conventions.  Vous 
savez  bien  ce  que  j'ai  accepté,  pourtant...  Vous  êtes  libre,  entière- 
ment libre.  Et  je  trouverai  très  naturelle,  quoique  douloureuse,  une 
séparation  de  quelques  semaines  ou  de  quelques  mois. 

—  A  merveille  !  Mais  dites  tout  d(^  suite  que  ces  vacances  vous 
seront  agréables. 

—  Voyons,  voyons,  Robertc  !  Vous  oubliez... 

- —  Non;  mais  où  voulez-vous  que  j'aille?  Et  que  ferais-je?  J'ai 
encore  des  robes...  et  je  n'ai  peut-être  plus  d'amis...  Je  n'ai  que 
vous.  jNos  conventions  étaient  stupides,  je  le  reconnais.  En  dépit 
de  toutes  mes  réserves  et  de  toutes  vos  concessions,  je  vous  ap- 
partiens. Il  n'y  a  pas  place  en  ce  monde  pour  l'amour  indépendant. 
Partout  où  j'irai,  je  serai  vôtre,  je  sentirai  le  lien  moral  qui  m'at- 
tache à  vous;  et,  dès  lors,  je  n'aurai  nulle  part  l'impression  d'une 
pleine  liberté.  Partout  vos  droits  me  suivront;  partout  je  compren- 
drai que  notre  liaison  me  retient  dans  les  marges  du  code  et  de 
la  société...  Fiemarquez  que  je  ne  m'en  plains  pas.  C'est  vous  qui 
parlez  d'allonger  la  chaîne.  Moi,  je  sais  bien  que,  plus  elle  sera 
longue,  plus  elle  sera  pesante...  II  faut,  au  contraire,  nous  serrer 
l'un  contre  l'autre,  pour  la  réduire  à  rien  et  la  porter  allègrement... 
Eh  bien!  vous  n'êtes  pas  de  mon  avis?,.  Vlais  dites-moi  donc  que 
j'ai  raison  et  que  ma  logique  vous  enchante!..  Voilà  que  c'est  moi, 
maintenant,  qui  aime  avec  le  plus  de  passion  et  de  vérité!..  Em- 
brassez-moi et  allons  nous  promener  ;  cela  vaudra  mieux  que  de 
chercher  ensemble  des  sujets  de  tourment. 

Une  ou  deux  semaines  encore  s'écoulèrent  parmi  ces  joies  un 
peu  heurtées  et  saccadées.  —  On  touchait  au  mois  de  juillet, 
quand,  un  matin,  après  un  roulement  de  voiture  brusquement  in- 
teriompu  et  suivi  d'un  coup  de  sonnette  discret,  la  gracieuse  sil- 
houette de  M"*''  Gueyrard  apparut  enli'e  les  lauriers-roses  du  jardin. 


266  REVTE  DES  DEUX  MONDES. 

La  baronne  était  vêtue  d'une  robe  de  foulard  clair,  qu'enveloppait 
un  cache-poussière  gris  d'argent,  qui,  ouvert  sur  le  devant,  dessinait 
par'  derrière  la  taille  élancée,  et  avec  assez  d'exactitude  pour  qu'il 
fût  possible,  à  ce  seul  indice,  de  reconnaître  l'élégante  et  matinale 
visiteuse.  —  Certes,  M"^  de  Fossangos  n'attendait  qui  que  ce  fût; 
mais  elle  attendait  Mabel  moins  que  toute  autre  personne.  Aussi, 
dès  qu'elle  l'eut  reconnue,  sous  les  espèces  de  cette  voyageuse  en 
costuwie  d'été,  s'avança^t-elle  vivement  à  sa  rencontre. 

Les  deux  amies  s'embrassèrent  sans  hésitation.  Mais,  aussitôt 
introduite  dans  les  petits  appartemens  de  Roberte,  Mabel  promena 
ses  regards  autour  d'elle  avec  une  sorte  d'inquiétude. 

—  Seule?  fit-elle.  Tout  à  fait  seule? 

—  Oui...  Comme  vous  le  voyez. 

—  Mais  comprenez-vous  bien  le  sens  de  ma  question  ? 

—  Je  le  crois,  répondit  M'""  de  Fossanges  en  rougissant.  Je  suis 
tout  à  fait  seule...  chez  moi. 

—  Aïe  !  voilà  une  restriction  par  voie  de  sous-entendu,  dont  ma 
mission  va  avoir  à  souffrir...  Enfin,  écoutez-moi  tout  de  même. 

Alors,  s'étant  assise  près  de  son  amie  et  rivale,  sur  un  siège  bas, 
et  s'étant  accotée  au  dossier  du  petit  meuble,  pour  la  mieux  dévi- 
sager, elle  lui  exposa  les  motifs  de  sa  visite  inattendue.  Elle  ra- 
conta que,  après  avoir  passé  la  dernière  moitié  de  l'hiver  et  la 
première  moitié  du  printemps  en  Angleterre,  où  l'avait  appelée 
la  mort  de  son  oncle,  —  lequel  oncle  lui  avait  laissé  fort  scrupu- 
leusement la  part  d'héritage  qu'il  lui  avait  annoncée  par  avance, 
—  elle  avait,  à  son  retour,  rencontré  le  marquis  de  Fossanges. 
Celui-ci,  non  sans  de  nombreuses  circonlocutions,  avait  amené 
l'entretien  sur  Roberte  et  finalement  sollicité  la  faveur  d'une  au- 
dience plus  intime. 

—  Oui,  votre  mari  est  venu  me  voir,  ma  chère  amie,  pour  me 
parler  de  vous.  C'était  me  mettre  dans  l'embarras  ;  mais  vous  me 
croirez  sans  peine  si  je  vous  affirme  qu'il  était  encore  plus  gêné 
que  moi...  Le  pauvre  homme  vous  adore;  il  ne  peut  se  passer  de 
vous;  et,  au  fond,  il  doute  toujours.  A  la  réflexion,  la  preuve...  ou 
l'épreuve  qui  lui  avait  paru  si  concluante,  ne  lui  a  plus  semblé  pé- 
remptoire;  et  il  s'accroche  à  ses  doutes  comme  à  des  bouées  de 
sauvetage.  Il  ne  peut  pas  croire,  vous  ayant  vue  si  longtemps  à 
l'œuvre...  et  au  feu,  que  vous  ayez  fini  par  succomber  misérable- 
ment devant  les  attaques  d'un  conscrit.  La  vraisemblance  lui  pai'aît 
plus  vraie  que  la  vérité...  Et  c'est  souvent  ainsi,  vous  savez,  quand 
on  a  intérêt  ou  plaisir  à  admettre  le  ATaisemblable.  Néaimîoins,  il 
n'aurait  pas  été  fâché  de  me  faire  parler,  de  s'assurer,  en  tout  cas, 
que  je  ne  savais  rien  de  plus  que  lui.  Comme  vous  pensez,  je  me 


l'illusion  nE  florestan.  267 

suis  retranchée  dans  mes  convictions  passées,  dans  celles  dont  je 
lui  avais  fait  part  et  que  votre  aveu  seul  m'a  ôtées.  Mais  alors,  ne 
s'est-il  pas  avisé  de  réclamer,  avec  instances,  mon  intervention  ! 
«  Voici  ce  que  j'attends  de  vous,  m'a-t-il  dit,  non  pas  tant  en  ma 
faveur  que  dans  l'intérêt  de  Roberte,  qui  fut  votre  amie.  Je  vou- 
drais que  vous  allassiez  vous  assurer  sur  place  qu'il  n'y  a  rien  de 
choquant  dans  sa  manière  de  vivre...  Oh!  je  sais  bien  que  je  pour- 
rais et  que  j'aurais  déjà  pu  m'en  assurer  par  moi-même.  Mais  j'ai 
manqué  et  je  manque  encore  de  courage.  Je  vous  en  prie,  faites 
ce  que  je  vous  demande.  Mettez-vous  sur  sa  trace,  rejoignez-la, 
voyez-la,  confcssez-la.  Et,  si  tout  peut  se  réparer...  »  Il  n'acheva 
même  pas,  ma  chère  amie,  tant  il  était  ému  et  malheureux...  Eh 
bien  !  me  voici.  J'ai  eu  beau  lui  objecter  que  mon  désir  de  ne  plus 
me  mêler  en  rien  de  ce  qui  vous  concerne  devait  lui  paraître  d'au- 
tant plus  légitime  que  je  lui  avais  avoué  à  lui-même  le  genre  d'in- 
térêt dont  votre  conflit  était  empreint  pour  moi.  Il  ne  m'entendait 
pas.  Il  vous  savait  dans  le  Midi  et,  ayant  appris  de  ma  bouche  même 
que  je  m'apprêtais  à  aller  passer  l'été  dans  une  villa  des  bords  du 
lac  de  Côme,  chez  des  amis  d'Angleterre,  il  avait  pris  à  tâche  de  me 
démontrer  que  mon  devoir  était  de  faire  un  détour  et  d'accepter 
l'ambassade.  Arrivée  hier  au  soir,  je  partirai  demain  matin  pour  le 
nord  de  l'Italie,  d'où  j'écrirai  à  votre  mari...  Je  ne  me  suis  engagée 
à  rien  qu'à  vous  voir  et  à  transmettre  votre  réponse,  telle  quelle... 
Parlez. 

—  Que  vous  dirai-je?  articula  lentement  Roberte.  Le  mal  est 
fait. 

—  Mais  dure-t-il  encore?  Je  crois  que  toute  la  question  est  là, 
et  que  M.  de  Fossanges  ne  reviendra  pas  autrement  sur  le  passé. 
Si  je  puis  lui  mander  que  vous  êtes  seule  ici,  j'ai  la  conviction  qu'il 
\iendra  vous  y  chercher.  Vous  vous  entendrez  alors  ensemble,  et 
d'autant  plus  facilement  qu'il  n'y  aura  pas  grand'chose  à  dire. 

—  Que  ne  vous  a-t-il  aimée?  murmura  Roberte  en  rêvant. 

—  Qui?  Votre  mari?..  Il  a  essayé,  le  pauvre  homme!  mais  sans 
grand  succès. 

—  Eh  !  non,  c'est  de  M.  de  La  Garderie  que  je  parle. 

—  Oh!  ma  chère,  qu'il  soit  bien  admis  entre  nous  que  je  ne 
suis  plus,  plus  du  tout  en  cause,  si  j'y  fus  jamais.  Mon  petit  roman 
est  mort-né,  et  je  ne  me  sens  aucune  envie  de  le  faire  revivre.,. 
Parlons  de  vous,  de  vous  seule,  s'il  vous  plaît. 

—  Eh!  de  moi  que  voulez-vous  savoir?  Si  je  me  suis  donnée  à 
M.  de  La  Garderie?  Vous  le  savez...  Si  cela  dure  encore?  Oui;  et 
c'est  mon  excuse.  Rappelez-vous  que  vous  m'avez  vous-même  in- 
diqué la  voie  où  je  suis  entrée. 


268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ail!  pardon,  Robertc!  Je  n'ai  pas  pu  vous  conseiller  d'y  per- 
sister, non  plus  que  de  vous  y  engager.  Je  vous  ai  dit  simplement 
que  la  seule  excuse,  en  pareil  cas,  c'est  l'amour...  Mais  ce  n'est  pas 
une  raison,  parce  qu'on  a  bi-onché,  de  tomber  tout  à  fait,  ni  parce 
qu'on  a  mis  un  pied  dans  l'ornière,  d'y  mettre  l'autre  pied. 

—  C'est  cependant  fatal.  Tout  vous  pousse  :  je  ne  sais  quel  be- 
soin de  logique,  d'abord;  puis  le  mécontentement  de  soi-même, 
qui  se  tourne  en  ardeur  de  mal  faire  ou  de  faire  pis  qu'on  n'a  fait  ; 
puis  l'insultant  scepticisme  d'autrui,  que  l'on  pressent  et  qui  vous 
décourage...  enfin,  la  crainte  de  la  solitude,  de  l'abandon,  du  vide... 
Et  pourtant,  rien  de  tout. cela  vaut-il,  je  vous  le  demande,  l'ennui 
sans  nom...  Tenez,  je  me  suis  trahie! 

—  Voilà  donc  où  vous  en  êtes!  murmura  Mabel.  Vous  n'avez 
pas  même  eu  la  compensation  de  goûter  un  instant  votre  faute  ! 

—  ?s'on.  Et  j'ai  bien  essayé,  allez!  Je  me  suis  mis  l'imagination 
à  la  torture  pour  me  forger,  après  un  semblant  d'excuse,  un  sem- 
blant d'illusion.  Rien!..  Si;  au  début  de  mon  séjour  ici,  de  notre 
exode  méridional,  j'ai  eu  quelques  \isions  de  faux  bonheur  et  quel- 
ques hallucinations  de  tendresse.  Mais  combien  de  temps  cela  a-t-il 
duré!  Et  ensuite,  quels  efforts!  quelles  comédies!  quelles  pénibles 
et  lamentables  parodies,  plutôt! 

—  Quoi!  pas  du  tout  d'amour? 

—  Eh!  ma  chère,  croyez-vous  que  l'on  s'miprovise  amante, 
comme  on  s'improvise  amateur  d'art?  Croyez-vous  que,  après  avoir 
dédaigné,  pendant  des  années,  les  sentimens  tendres  comme  bour- 
geois et  ridicules,  on  puisse  en  faire  tout  à  coup  la  grande  affaire 
de  sa  vie  ?  Si  nous  étions  capables  d'aimer,  est-ce  que  nous  n'ai- 
merions pas  nos  maris?.,  du  moins  quand  ils  sont  aimables,  ce  qui 
se  voit  encore  par-ci  par-là.  Non,  non,  la  vérité  est  que,  entre  une 
mondaine  et  une  poupée  articulée,  il  n'y  a  de  différence  que  dans 
le  mécanisme,  un  peu  plus  ou  un  peu  moins  compliqué;  des 
rouages  :  pas  de  cœur,  pas  d'âme  ! 

—  Mais  alors,  alors?.. 

—  Vous  ne  comprenez  pas  pourquoi  ni  comment  une  femme  de 
ma  sorte  peut  succomber? 

—  Je  l'avoue. 

—  C'est  un  peu  affaire  de  perversité,  mais  surtout  de  distrac- 
tion... Oui,  de  distraction!  A  force  de  s'exposer  au  danger,  sous 
prétexte  qu'on  sait  se  garder,  on  se  laisse  surprendre...  Ah!  vous 
êtes  bien  vengée,  ma  chère  amie! 

—  Je  le  vois,  et  je  n'ai  pas  envie  de  m'en  réjouir,  je  vous  as- 
sure... Mais  qu'allez- vous  devenir? 

—  Je  n'en  sais  rien...  \h!  ma  chère  Mabel!.. 


l'illusion  de  florestan.  26f^ 

^jme  Jq  Fossangcs  sanglotait  nerveusement.  Son  amie  lui  prit 
les  mains. 

—  Voyons,  Robcrte,  puisqu'il  y  a  un  remède...  Oh!  je  sais  bien 
qu'il  est  assez  délicat  pour  moi  de  vous  le  conseiller.  D'abord,, 
votre  mari  pourra  me  demander  des  renseignemens  précis...  Et 
puis,  j'aurai  l'air,  ou  de  chercher  à  hériter  de  votre  part  dans  l'af- 
fection de  M.  de  La  Garderie,  ce  qui  ne  sera  guère  honorable,  ou 
de  poursuivre,  dans  le  spectacle  de  son  abandon,  la  vengeance  de 
ses  dédains... 

• —  Eh  î  qu'importe  cela  !  interrompit  la  marquise  en  souriant  à 
travers  ses  larmes.  Il  vous  croit  pauvre...  et  peut-être  intéressée  : 
vous  aurez  le  beau  rôle,  soit  que  vous  le  consoliez,  soit  que  vous- 
le  dédaigniez  à  votre  tour...  0  Mabel,  si  vous  vouliez  !..  si  j'osais!.. 

Elle  avait  joint  les  mains  avec  une  grâce  enfantine  et  s'était  laissée 
glisser  aux  genoux  de  son  amie. 

—  Non,  non,  fit  celle-ci  de  son  air  doux  et  décidé,  je  ne  puis 
ni  ne  veux  intervenir  une  fois  de  plus  dans  vos...  débats  avec- 
M.  de  La  Garderie,  .le  suis  venue  ici  pour  le  compte  de  votre  mari... 
Peut-être,  au  fond,  n'étais-je  point  fâchée  de  voir  où  vous  en  étiez  : 
il  faut  être  franche.  3Iais  mon  but  véritable  était  bien  de  vous 
informer  des  dispositions  de  M.  de  Fossanges  et  de  lui  transmettre 
le  résultat  de  ma  visite,  c'est-à-dire  vos  décisions.  Aussi,  tout  ce 
que  je  puis  faire,  c'est  de  vous  laisser  le  soin  de  lui  répondre  vous- 
même.  Ecrivez-lui,  ou  appelez-le,  ou  allez  le  rejoindre.  Pourvu  que 
je  puisse  m'en  laveries  mains...  Cela  vous  regarde.  Et  vous  vous 
en  tirerez  très  bien  sans  moi.  Le  terrain  est  des  plus  favorables... 
Sans  compter  que,  comme  disent  les  bons  campagnards,  il  n'y  a 
rien  d'écrit! 

—  Et  M.  de  La  Garderie?  Que  lui  dire  et  que  faire  de  lui?.. 

—  Tout  de  bon,  vous  n'espérez  pas  que  je  m'en  charge? 

—  Vous  voyez  bien  pourtant  que,  faute  d'une  personne  qui  s'in- 
terpose, je  ne  pourrai  le  séparer  de  moi,  puisque  je  ne  dois  pas 
prendre  l'initiative  de  la  séparation...  Et,  à  supposer  que  je  le 
puisse,  comment  accueillerait-il  mes  revendications  de  liberté? 

—  La  meilleure  des  revendications,  en  pareil  cas,  est  celle  qui 
consiste  à  prendre  la  clé  des  champs. 

—  Vous  me  le  conseillez  ? 

—  Ah!  non,  non,  non!..  Je  ne  conseille  plus  rien. 

—  Mais,  si  je  le  fais,  qui  lui  fera  comprendre?.. 

—  Gh!  il  comprendra  bien  tout  seul,  le  pauvre  garron  ! 

—  Enfin,  vous  ne  voulez  pas  rester? 

—  Je  pars  demain. 

—  Sans  me  revoir?..  Donnez-moi,   au  moins,  jusqu'à   a])rès- 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

demain.  Donnez-moi  le  temps  de  m 'arrêter  à  un  parti.  Il  faut  bien 
que  vous  sachiez... 

Après  s'être  fait  longuement  prier,  Mabel  accepta  de  prolonger 
son  séjour  de  vingt-quatre  heures  et  finit  par  promettre  à  son  amie 
de  venir  dîner  avec  elle  le  lendemain,  en  tête-à-tète. 

^I'""  de  Fossanges  passa  le  reste  de  sa  journée  à  réfléchir.  Flo- 
restan,  devant  la  voir  dans  la  soirée,  ne  parut  pas  de  l'après-midi. 
Et  quand,  à  neuf  heures  du  soir,  elle  monta  dans  la  voiture  de 
louage  qui  la  conduisait  habituellement  aux  rendez-vous,  elle  avait 
pris  une  résolution  :  cela  se  voyait  à  son  air,  à  sa  démarche,  à  la 
façon  brusque  et  cavalière  dont  elle  escalada  le  haut  marchepied  du 
landau  de  remise  qui  l'attendait. 

Les  jardins  des  villas,  sous  un  ciel  endiamanté,  exhalaient,  dans 
l'atmosphère  calme,  mais  fraîchissante,  des  parfums  tantôt  doux 
comme  des  souffles  de  vierges  endormies,  tantôt  violons  et  las- 
cifs comme  des  aromates  de  sérail.  C'était  une  nuit  faite  pour 
l'amour  ou  pour  le  rêve... 

11  parut  à  Roberte  que  Florestan  n'avait  pas  opté  pour  le  rêve. 
En  elïet,  quand,  ayant  laissé  sa  voiture  à  quelque  distance  de  cer- 
taine petite  villa  tout  enguirlandée  de  feuillage  et  de  fleurs,  qui 
domine  un  faubourg  de  la  \ille,  la  jeune  femme  se  trouva,  dès  le 
seuil  de  l'habitation,  en  présence  de  celui  qui  s'apprêtait  à  l'y 
recevoir,  elle  se  sentit  tout  de  suite  assaillie  et  enveloppée  par  les 
démonstrations  de  la  plus  juvénile  et  de  la  plus  ardente  tendresse. 
—  Franchement  morose,  pour  la  première  fois  peut-être  depuis 
ce  qu'elle  appelait  son  exode  méridional,  elle  répondit  à  peine  et 
très  mal  à  ce  déploiement  d'e  càlinerie.  Et  elle  s'empressa  de  pé- 
nétrer à  l'intérieur  de  la  villa,  jetant  sa  légère  mantille  à  une  ser- 
vante indigène  qui  venait  d'accourir. 

Ce  n'était  pas  un  palais,  certes  !  cette  villa.  Mais  combien  supé- 
rieure au  triste  et  sacramentel  rez-de-chaussée  dont  M.  Le  Har- 
douin  avait  fait  entrevoir  à  son  neveu  la  L^analité  navrante  !  Par- 
tout des  fleurs  pâmées  répandaient  leurs  senteurs  amollissantes,  et 
partout  la  tiède  brise  du  soir,  sélevant  de  la  mer  vers  les  hauteurs, 
apportait  ses  réconfortantes  caresses  à  travers  les  fins  treillages  qui 
interdisaient  aux  moustiques  l'accès  des  fenêtres  ouvertes.  Le  mo- 
bilier était  frais  et  simple  comme  celui  d'un  nid  bourgeois,  revisé 
par  un  homme  de  goût  :  ni  faux  luxe  ni  mesquinerie. 

—  Non,  pasde  lumière,  je  vous  prie,  —  ditRoberte,  en  s'asseyant 
près  d'une  fenêtre  d'où  sa  vue  pouvait  s'étendre  jusqu'à  la  mer 
lointaine.  —  Je  suis  lasse.  L'obscurité  me  repose. 

—  Quelque  contrariété?  demanda  Florestan  avec  cette  résigna- 
tion inquiète  qui  lui  devenait  peu  à  peu  familière. 


l'illusion  de  florêstan.  271 

—  Non...  Mais  devinez  un  peu  de  qui  j'ai  reçu  tanlùl  la  visite... 
Mabel  ! 

—  Encore  elle!..  Tant  pis!  Sa  venue  équivaut  pour  moi  à  un 
mauvais  présage. 

—  Pourquoi  cette  animosité? 

—  -  Que  vient-elle  faire? 

—  Elle  passe,  simplement.  Elle  se  rend  sur  les  boi'ds  du  lac  de 
Côme  et  revient  d'Angleterre...  A  propos,  saviez- vous  qu'elle  fût 
presque  riche,  aussi  riche  que  vous? 

—  Non.  Vous  m'avez  dit  vous-même  le  contraire...  Mais  en  quoi 
cela  m"importe-t-il? 

—  Je  croyais,  e1  je  ne  sais  vraiment  pas  où  j*a\ais  pris  cette 
idée,  qu'elle  vivait,  depuis  son  veuvage,  des  médiocres  largesses 
de  sa  famille.  Or,  il  paraît  qu'un  des  frères  de  son  père  avait  très 
convenablement  pourvu  à  ses  besoins  bien  avant  de  mourir  et 
qu'il  vient,  en  mourant,  de  compléter  son  œuvre. 

—  Tant  mieux  pour  elle  !  Mais,  encore  une  fois,  qu'est-ce  que 
vous  voulez  que  cela  me  fasse  î 

—  Cela  pourrait  vous  donner  des  regrets. 

Le  jeune  homme  s'éloigna  de  Roberte  avec  un  mouvemenl  d'hu- 
meur. 

—  Vous  savez  aussi  bien  que  moi  que  la  fortune  de  M""*  Tniey- 
rard  ne  peut  pas  m'être  moins  indifférente  que  sa  personne. 

—  C'est  pourtant  une  femme  séduisante  que  Mabel  ! 

—  Si  c'est  pour  me  parler  d'elle  que  vous  êtes  veriue  ! . .  Voyons, 
Roberte,  avouez  que,  ce  soir,  vous  ne  m'aimez  guère? 

—  Là!  vous  voilà  tout  hérissé...  Avec  vous,  il  faudrait  toujours 
être  au  diapason  de  l'amour  aigu.  N'ya-t-il  point  de  rémission  dans 
cette  fièvre  ni  d'apaisement  entre  les  crises?  Et  ne  peut-on  causer 
pendant  les  entractes?..  Prenez  donc  votre  parti,  mon  cher,  d'être 
aimé  selon  la  nature  ou  même  le  caprice  de  la  femme  qui  vous  aime. 
C'est  déjà  fort  joli,  croyez-moi,  d'être  aimé,.,  surtout  par  les 
femmes  qui  n'ont  pas  de  vocation  générale  pour  cette  fonction. 

—  Vous  m'avez  gâté  quelque  temps...  Mais  je  redeviendrai  rai- 
sonnable, soyez  tranquille. 

—  Vous  êtes  fâché  ? 

—  Non.  Je  suis  triste,  parce  que  je  constate  que  toute  persomie 
dont  le  passage  vous  apporte  un  écho  de  votre  ancienne  existence 
vous  laisse  un  regret...  Vous  vous  ennuyez;  et  moi,  je  ne  songe 
qu'à  vous  adorer.  Ce  n'est  pas  gai,  ce  contraste. 

—  Ah  çà!  vous  m'aimez  donc  toujours  autant?  Après  des  se- 
maines et  des  mois  d'une  intimité  presque  quotidienne,  vous  en 
êtes  encore  à  vous  affliger  pour  un  mot?.,  pour  un  peu  de  tié- 
dcnr,  ou  de  paresse,  Ofi  d'irritabilité? 


'272  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Oui. 

—  Qui  donc  a  prétendu  que  l'amour  des  hommes  commence  en 
fringale  et  finit  en  indigestion? 

—  Quelqu'un,  sans  doute,  qui  n'avait  pas  connu  cette  vie  déli- 
cieuse qu'une  femme  comme  vous,  rien  ((n'en  se  laissant  aimer, 
peut  faire  à  l'homme  qui  l'aime...  D'où  me  seraient  venus  la  las- 
situde et  l'ennui?  Nous  n'avons  rien  mis  en  commun  que  ce  qui 
est  le  charme  et  la  poésie  de  l'amour.  Nous  vivons  l'un  près  de 
l'autre  sans  être  esclaves  l'un  de  l'autre,  sans  assister  jamais  à  ces 
détails  vulgaires  qui  préparent...  et  réparent  les  apothéoses  du  plai- 
sir. Notre  amour  n'entre  en  scène  que  quand  le  décor  est  posé  et 
sans  même  traverser  les  coulisses...  On  devrait  pouvoir  s'aimer 
ainsi  toute  la  vie...  Mais  il  paraît  que  vous  en  jugez  autrement,  à 
cette  heure,  quoique  vous  fissiez  naguère  grand  fonds  sur  ce  genre 
d'existence...  Eh  bien!  Roberte,  que  vous  dirai-je?  Je  ne  puis  que 
vous  répéter... 

—  Que  je  suis  libre?  interrompit  la  jeune  femme.  Non.  Je  ne  le 
serais  vraiment  que  si  vous  aspiriez  à  l'être. 

—  Vous  ne  me  demandez  pas,  je  pense,  de  vous  faire  ce  men- 
songe? 

—  Non,  non,  mon  cher  ami. 

—  Alors,  que  me  demandez-vous? 

—  Rien...  J'ai  des  scrupules  quand  je  vous  vois  si  épris,  si  con- 
stant et  si  dévotieux.  Je  vous  interroge  pour  V'ous  éprouver...  et,  au 
besoin,  pour  vous  aider  à  vous  affranchir  d'un  culte  qui  pourrait 
devenir  une  superstition...  A  part  cela,  je  n'ai  rien  à  vous  de- 
mander. 

—  Moi,  je  vais  vous  demander  ([uelque  chose,  Roberte. 

Il  se  rapprocha  ;  et,  s'accoudant  au  dossier  du  fauteuil  où  sa  maî- 
tresse semblait  rêver  les  yeux  ouverts  en  regardant,  tantôt  le  ciel 
constellé,  tantôt  le  sombre  entassement  des  maisons  du  faubourg, 
étagées,  au-dessous  d'elle,  sur  la  croupe  de  la  montagne  : 

—  Quand  vous  serez  sûre,  reprit-il,  bien  siire  de  ne  plus  m'aimer 
que  par  charité,  vous  me  le  direz,  n'est-ce  pas?..  Dites-le-moi 
donc  tout  de  suite...  Car  l'heure  est  venue,  je  crois. 

Il  y  avait  tant  d'amour  et  tant  d'angoisse  dans  le  tremblement  de 
sa  v^oix,  que  Roberte  l'attira  doucement  à  ses  pieds  et  lui  murmura 
tout  près  de  l'oreille  : 

—  C'est  vous  qui  m'avez  fait  la  charité  on  m"aimant.  Je  ne  le 
méritais  pas...  3Iais  je  vous  en  serai  toujours  reconnaissante.  Ne 
m'aimez  plus  autant,  mais  ne  me  détestez  ni  ne  m'oubliez  ja- 
mais. 

—  Vous  voyez  bien  que  vous  voudriez  me  quitter  et  que  vous  le 
ferez  un  jour  ou  l'autre,  un  jour  prochain  peut-être! 


s 


l'iilusion  de  florestan.  '273 

Il  la  tenait  étroitement  enlacée  et,  de  sa  bouche,  cherchait  une 
bouche  qui  se  dérobait.  —  Il  se  releva,  blessé. 

—  C'est  fini,  dit-il  avec  amertume,  je  le  sens.  Vos  lèvres  fuient 
les  miennes,  et  vous  avez  peur  de  mon  baiser. 

—  Si  j'en  ai  peur,  c'est  qu'il  n'a  rien  perdu  de  sa  puissance, 
grand  enfant  ! 

—  Alors,  pourquoi  vous  y  soustraire? 

—  Parce  que...  parce  que,  ce  soir,  je  vous  l'ai  dit.  je  suis  d'hu- 
meur chagrine...  Tenez,  je  vais  vous  laisser.  Il  n'y  a  pas  moyen 
que  nous  nous  entendions  pour  le  quart  d'heure.  Nous  ne  sommes 
pas  à  l'unisson...  C'est  un  accident  assez  vulgaire,  du  reste.  Alais,  en 
pai'eil  cas,  il  vaut  mieux  remettre  au  lendemain  l'amonr  et  la  con- 
versation. 

—  Roberte  !  ne  me  quittez  pas  ainsi.  Je  m'imaginerais...  Ou  bien 
dites-moi  que  vous  m'aimez  encore. 

—  Eh!  oui,  je  vous  aime...  Mais  faisons  le  sacrifice  de  cette  sol- 
l'ée,  croyez-moi. 

—  Pourtant,  qu'irez-vous  faire,  seule,  chez  vous,  dans  votre  mai- 
son vide?..  Voyez  comme  ici  tout  vous  engage  à  ivster.  11  est  on- 
core  si  tôt  !..  Reste,  je  t'en  prie  ! 

Elle  s'était  levée,  et  il  l'avait  reprise  dans  ses  bras,  où  il  la  dorlo- 
tait d'un  mouvement  berceur.  Mais  elle  cherchait  à  se  dégager. 
Elle  le  fit  d'abord  avec  précaution,  avec  douceur,  puis  avec  une  cer- 
taine brusquerie.  Et,  quand,  une  fois  encore,  le  jeune  homme  s'et- 
força  de  mettre  un  baiser  sur  sa  bouche,  elle  se  recula  avec  une 
espèce  de  colère,  qui  pouvait  ressembler  à  de  l'horreur  ou  à  du 
dégoût. 

—  Me  haïssez-vous  donc,  à  présent?  s'écria  Florestan  tout  in- 
terdit. 

—  Mais  c'est  que  vous  êtes  fou,  aussi,  de  vouloir...  Demain, 
tenez,  je  vous  dirai...  Oui,  demain,  venez  dîner  chez  moi...  Venez 
à  six  heures.  Et  maintenant,  bonsoir!  A  demain!..  Je  vais  regagner 
la  voiture.  Ne  m'accompagnez  pas...  je  préfère  que  vous  ne  m'ac- 
compagniez pas. 

—  Allez!  vous  ne  m'aimez  plus! 

Non,  elle  ne  l'aimait  plus,  après  l'avoir  aimé  infiniment  peu... 
Et  elle  avait  été  sur  le  point  de  le  haïr,  au  lieu  de  se  contenter  de 
le  dédaigner  ainsi  que  son  mari,  —  parce  que,  bien  plus  que 
celui-ci,  il  avait  pesé,  sans  le  vouloir,  sur  son  indépendance,  et 
qu'il  avait  failli,  en  outre,  la  jeter  définitivement  hors  du  monde, 
hors  de  ce  monde  à  qui  elle  tenait  par  toutes  les  fibres  de  son  petit 
être  baroque,  artificiel  et  détraqué. 

TOME  xciv.  —  1889.  18 


27i  REVUE  DE?  DEUX  MONDE?. 

Lorsque  le  yicomte  de  La  Garderie,  morne  et  oppressé,  aborda, 
le  lendemain  soir,  vers  six  heures  et  demie,  l'enclos  des  lamiers- 
noscs,  une  chose  le  frappa  tout  de  suite  :  c'est  que  les  portes 
étaient  grandes  ouvertes,  contrairement  à  l'habitude  ;  que  de  nom- 
breux traits  de  roues  sillonnaient  les  allées,  et  que  la  maison  avait 
un  air  sens  dessus  dessous  qui  évoquait  des  idées  de  départ,  sinon 
de  déménagement  précipité. 

11  était  préparé  à  tout,  venant  à  ce  rendez-vous  comme  à  une 
convocation  funèbre.  Néanmoins,  il  sentit  que  son  cœur  se  serrait 
encore  ;  et  il  éprouva  le  besoin  de  s'arrêter  avant  de  franchir  la 
grille,  pour  reprendre  haleine  ou  donner  du  répit  à  son  inquié- 
tude. Et  il  se  retourna  vers  la  route. 

Les  cimes  lointaines  des  hautes  montagnes  se  découpaient  en 
dentelures  rousses  ou  violacées  sur  l'azur  intense  d'un  ciel  écla- 
tant. Pas  une  nuée,  pas  un  souffle  d'air  pour  troubler  la  sérénité 
lourde  de  cette  atmosphère  surchauffée.  C'était  un  paysage  d'une 
splendeur  accablante  et  lugul)re,  tout  empreint  de  l'inexprimable 
tristesse  de  cette  anomalie  grandiose,  si  mystérieuse  et  presque 
terrifiante,  qu'ont  certains  horizons  méridionaux  :  la  lumière  sans 
la  vie.  Tout  était  encore  éclairé  avec  une  magnificence  brutale  et 
crue  ;  rien  ne  semblait  palpiter  sous  cette  pluie  continue  de  rayons 
métalhques.  —  Le  jeune  homme,  n'ayant  pas  trouvé  dans  la  con- 
templation du  paysage  les  impressions  calmantes  ni  les  ressouve- 
nirs  heureux  qu'il  en  avait  espérés,  fit  une  nouvelle  volte-face  et 
s'achemina  du  côté  de  la  maison. 

Ce  fut  le  domestique  ordinaire  qui  l'introduisit.  —  Une  fois  dans 
le  salon,  il  se  sentit  encore  mieux  conquis  et  confisqué  par  le  regret 
de  ce  qu'il  allait  perdi'e.  Outre  le  lien  poétique  d'une  passion  vraie, 
mille  attaches  secrètes  lui  rappelaient  son  servage  :  l'occulte  pouvoir 
d'un  plaisir  déjà  passé  à  l'état  d'habitude  sans  qu'il  y  eût  encore 
eu  de  dépréciation  par  l'accoutumance  ;  l'épanouissement  de  l'or- 
gueil; la  satisfaction  du  bon  goût  ;  la  tranquilUté  dans  la  passion, 
et  tant  d'autres  avantages  dont  il  avait  profité  avec  plus  ou  moins 
d'inconscience  jusqu'à  ce  moment,  où  la  certitude  d'en  être  pro- 
chainement privé  lui  en  rendait  la  douceur  plus  sensible  et  plus 
distincte. 

Dès  qu'il  entendit  un  pas  de  femme  derrière  la  porte  du  salon, 
il  se  leva  pour  mieux  assurer  d'avance  son  attitude  en  face  de  Ro- 
berte.  —  Ce  fut^Iabel  qui  parut. 

Le  front  du  jeune  homme  se  plissa  sons  l'empire  d'un  méconten- 
tement trop  visible,  mais  fort  excusable,  après  tout.  L'amie  de  Ro- 
berte,  en  effet,  qui  n'avait  pas  été  précisément  un  trait  d'union 
entre  les  amans,  ne  semblait  guère  qualifiée  pour  présider  à  leur 


L  ILLUSION    DE    FLORESTAX.  2/0 

mptiiro,  ni  même  aux  préliminaires  de  leur  séparation.  —  Mais  il 
faut  dire  que  la  baronne  Gueynird  n'avait  pas  I"air  plus  enchanté 
que  déraison,  et  qu'il  n'y  avait  pas  trace  d'iiypocrisie  maligne  ou 
l'ancunièi'e  dans  le  ton  qu'elle  prit  pour  s'innocenter. 

—  G'ost  un  véritable  guet-apens,  monsieur,  qui  nous  met  en  pré- 
sence. Et  en  voici  la  preuve,  la  preuve  écrite  et  signée  par  l'auteur 
responsable... 

—  Roberte  est  déjà  partie!  interrompit  en  balbutiant  le  jeune 
homme,  à  demi  suffoqué  par  une  indignation  douloureuse.  Partir 
ainsi  !  Me  traiter  de  la  sorte,  moi  qui... 

-^  Oui,  vous  qui  l'aimiez  avenglément,  on  peut  le  dire...  Oh]  je 
ne  songe  point  à  triompher  au  sujet  de  celte  banqueroute,  dont  la 
fonue  seule  était  imprévue  pour  moi.  Je  suis  venue  ce  soir,  très 
innocemment,  très  tranquillement,  sur  la  foi  d'une  invitation  à 
dîiier  et  sur  la  promesse  d'un  téte-à-tète...  que  je  ne  croyais  pas 
devoir  être  celui-ci.  Me  ferez-vous  l'honneur  de  ne  suspecter,  cette 
fois,  ni  mes  paroles  ni  mes  intentions  ? 

Florestan,  sans  prendre  la  lettre  que  lui  tendait  Mabel,  répliqua 
d'une  voix  étouffée  : 

—  Hélas!  madame,  le  départ  de  votre  amie  me  retire  le  droit 
(le  soupçonner  qui  que  ce  soit  de  m'avoir  desser\i  auprès  d'elle  : 
par  cet  abandon  cruel,  brutal,  elle  me  donne  la  mesure  de  ses 
véi-itables  sentimens  et  me  révèle  l'étendue  de  mon  illusion... 

Puis,  la  parole  coupée  par  l'émotion,  il  s'assit  en  détournant  la 
tête  pour  cacher,  tant  bien  que  mal,  la  profondeur  de  son  trouble. 
Mabel,  apitoyée,  s'approcha  de  lui. 

—  Oui,  ce  fut  une  illusion,  dit-elle.  Mais  comment  avez-vous  pu 
vous  y  livrer  tout  entier?  Conunent  croire  qu'une  femme  si  atta- 
chée au  monde  soit  capable  de  se  confiner  dans  une  passion  qui 
l'en  arrache  et  menace  de  l'en  séparer  pour  jamais?  Comment 
croire  qu'elle  ait  la  vertu  du  sacrifice,  quand  elle  n'a  eu,  quelque 
temps,  le  respec  du  devoir  que  par  habitude  du  décorum?..  Com- 
ment croire  même  qu'elle  ait  la  faculté  d'aimer? 

—  Je  n'ai  achevé  de  le  croire  pourtant,  répliqua  lentement  le 
jeune  homme,  qu'après  avoir  reçu  d'elle  le  gage  suprême...  Mais 
permettez-moi  de  jeter  les  yeux  sur  cette  lettre... 

Il  parcourut  du  regard  l'épître  où  M™^  deFossanges,  rappelant  à 
son  amie  la  nécessité  d'une  prompte  décision,  se  déclarait  sans 
courage  pour  affronter  les  larmes  ou  la  violence  d'une  scène  de 
rupture. 

—  Pas  l'ombre  de  sensibilité  vraie,  murmura  Florestan,  qui  se 
leva  et  rendit  la  lettre  à  Mabel.  Elle  est  partie  en  hâte,  fuyant  l'en- 
nui des  explications  bien  plus  que  le  déchirement  des  adieux.  Et 


276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est  sur  vous  qu'elle  s'est  reposée  du  soin  de  ni'éveiller  en  dissi- 
pant les  derniers  restes  de  mon  pauvre  songe!..  Sur  vous  ! 

—  Mon  Dieu,  oui,  vous  voyez...  Elle  a  laissé  ses  gens  derrière 
elle,  sauf  sa  femme  de  chambre,  et  moi  en  face  de  vous  comme 
truchement...  ou  comme  tampon.  Et  elle  a  disparu,  regagnant 
Paris,  sa  maison,  le  décor  de  sa  vie  d'autrefois,  son  ancien  cortège... 
et  son  mari,  cet  accessoire  utile  ou  consacré  par  la  tradition.  C'est 
très  édifiant  ! 

^  Et  elle  s'est  sans  doute  imaginé,  la  pauvre  femme  !  que  vous 
m'aideriez  à  me  consoler!..  Machination  absurde  et  perverse!..  Ah! 
madame,  je  vous  demande  pardon  pour  elle...  et  pour  moi. 

—  Pour  vous? 

—  Oui.  Je  ne  vous  ai  point  écoutée  jadis;  j'ai  méconnu  la 
sagesse  de  vos  avis...  et  peut-être  la  droiture  de  votre  caractère.  Je 
nie  suis  lourdement  trompé,  et  je  m'en  accuse. 

Sans  acception  de  personnes,  vous  avez  pris  le  faux  culte  pour 
le  vrai,  c'est  certain.  Mais,  si  vous  abjurez,  tout  est  bien. 

—  Malheureusement,  pour  abjurer,  il  me  faudrait  une  nouvelle 
religion.  Et... 

Il  s'interrompit  en  secouant  la  tête. 

—  C'est  juste,  dit  Mabel.  Vous  devez  craindre  de  ne  rencontrer 
qu'une  nouvelle  illusion... 

—  Je  craindrais  surtout,  triste  néophyte,  de  faire  trop  peu  d'hon- 
neur à  mon  nouveau  culte.  Je  resterai  donc  provisoirement  sans 
croyance. 

Après  un  court  silence,  et  comme  à  regret,  la  jeune  femme 
hocha  la  tête  en  signe  d'approbation,  puis  prononça  : 

—  Peut-être,  en  effet,  n'y  a-t-il  pas  de  meilleur  parti  ni  de  plus 
digne.  Et,  si  c'est  un  malheur,  ce  n'est  point  un  crime,  après  tout, 
de  vivre  sans  foi... 

Florestan,  quoiqu'il  eût  encore  des  pleurs  dans  la  voix,  ne  put  se 
retenir  d'achever  cette  phrase  incomplète. 

—  Pourvu,  dit-il,  que  ce  soit  avec  le  désir  d'en  retrouxer  une, 
n'est-ce  pas? 

—  Voilà  pourtant,  conclut  Mabel  avec  un  sourire,  à  quoi  vous  a 
réduit  l'absurde  et  perverse  combinaison  imaginée  par  Roberte  : 
vous  madrigalisez  les  larmes  aux  yeux  ! 


Henry  Rabusson. 


LA    FRANCE,    L'ITALIE 


ET 


LA   TRIPLE   ALLL\NCE 


La  situaliou  de  l'Europe  est  peu  rassurante;  pour  être  devenu 
banal,  cela  n'en  demeure  pas  moins  vrai.  Les  splendeurs  éphé- 
mères du  Champ  de  Mars  ne  nous  doivent  pas  faire  illusion.  Pen- 
dant que  les  sept  ou  huit  cents  jurés  de  l'Exposition  s'apprêtent  à 
décerner  aux  concurrens  de  toute  nationalité  le  prix  des  luttes  de 
l'art  et  de  l'industrie,  les  peuples  en  armes  continuent  leur  faction. 
Du  Niémen  aux  Alpes  et  des  Carpathes  aux  Vosges,  les  sentinelles 
aux  aguets  prêtent  l'oreille.  Qu'ont  à  faire  les  Alpes  dans  cette  veil- 
lée des  armes?  Les  Vosges  ont  leur  blessure  ;  des  deux  côtés  des 
Vosges  se  tendent  des  mains  qui  ont  été  séparées  et  qui  voudraient 
se  rejoindre.  Je  ne  vois  rien  de  semblable  sur  les  Alpes  de  la  Sa- 
voie ou  du  Dauphiné  ;  par-dessus  leurs  têtes  blanches,  l'on  n'entend 
aucun  appel  d'un  versant  à  l'autre.  Pourquoi  leurs  gorges  se  hé- 
rissent-elles de  forts  d'arrêt;  pourquoi  les  chasseurs  alpins  s'exer- 
cent-ils à  escalader  leurs  sommets  ? 

Entre  la  France  et  l'Allemagne,  il  y  a  Sedan  et  les  souffrances 
de  r Alsace-Lorraine.  Entre  l'Allemagne  ou  l'Autriche  et  la  Russie, 
entre  le  germanisme  et  le  slavisme,  il  y  a  des  antipathies  natio- 
nales, des  rivalités  de  races.  Qu'y  a-t-il  entre  la  France  et  l'Ita- 
lie? Entre  elles,  je  ne  vois  pas  de  sang,  —  ou,  s'il  y  a  du  sang, 
c'est  du  sang  versé  en  commun,  qui  cimente,  et  non  qui  sépare. 
Entre  elles,  je  ne  vois  ni  haines  de  races,  ni  antagonisme  de  reli- 
gions, ni  conflit  de  civilisations.  De  toutes  les  nations  de  TEuropo, 
ce  sont  les  deux  plus  voisines  par  le  génie,  par  les  mœurs,  par  les 


278  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

traditions.  Elles  peuvent  en  venir  aux  mains,  —  l'histoire  a  déjà 
vu  des  fratricides,  —  elles  n'en  seront  pas  moins  sœurs.  Qu'y  a-t-il 
donc  entre  elles?  D'où  ce  courant  de  méfiance  qui  les  envahit  peu 
à  peu  ?  Hélas  !  il  y  a  ce  qu'il  est  le  plus  diffidle  peut-être  d'écarter, 
parce  que  rien  de  plus  malaisé  à  saisir  :  des  préventions,  des  ma- 
lentendus, des  susceptibilités,  des  afïections  déçues,  des  sentimens 
froissés. 


I. 


Entre  la  France  et  l'Italie,  il  }  a,  d'abord,  l'amour-propre  natio- 
nal. C'est  là, en  réalité,  le  point  de  départ  de  leurs  divisions;  de  là 
est  venue  leur  mésintelligence.  La  légèreté  française  a  blessé  la 
juste  fierté  italienne;  tort  grave,  car  l'amour-propre  national  est  ce 
qu'il  y  a  de  plus  sensible  chez  un  peuple,  et  aussi,  ce  qu'il  y  a  de 
plus  respectable.  Pour  les  patriotes,  il  s'identifie  avec  le  patriotisme 
et  l'honneur  du  pays  natal.  La  faute  de  la  France,  faute  involon- 
taire, souvent  même  inconsciente,  a  été  de  froisser  l'orgueil  pénin- 
sulaire. Alors  même  que  la  France  la  traitait  en  sœur,  l'Italie  se 
trouvait  traitée  en  cadette.  Le  rôle  d'ainé  est  parfois  délicat;  nulle 
part  plus  que  de  peuple  à  peuple.  Un  député  lombard  qui  n'est 
pas  le  premier  venu,  M.  Bonfadini,  en  a  fait  l'aveu  :  à  la  racine  de 
tous  les  griefs  de  l'Italie  contre  nous  est  la  vanité  û'ançaise  trop  peu 
soucieuse  de  la  dignité  d'autrui(l).  Les  questions  d'amour-propre 
tiennent  autant  de  place  dans  la  vie  des  nations  que  dans  celle  des 
indi\idus.  On  l'oublie  trop  dans  nos  chambres  ou  dans  nos  bu- 
reaux de  rédaction.  Gela  est  surtout  vrai  d'un  pays  neuf  comme  l'Ita- 
lie ;  d'un  pays  qui,  en  dépit  de  toutes  ses  gloires  et  de  sa  noblesse 
de  vingt  siècles,  est,  comme  état,  un  parvenu.  Il  est  d'autant  plus 
susceptible,  il  tient  d'autant  plus  aux  égai'ds  qu'il  a  été  plus  long- 
temps foulé  aux  pieds.  Si  l'Italie  a  tout  sacrifié  à  l'unité,  n'est-ce 
pas  pour  avoir  le  droit  de  marcher  la  tête  haute  parmi  les  nations  ? 

Sous  ce  rapport,  la  presse  française  a  fait  beaucoup  de  mal  à  la 
France,  d'autant  que  les  Italiens,  comme  la  plupart  des  étrangers, 
ne  lisent  guère  que  les  plus  frivoles  de  nos  journaux,  ceux  qui, 
pour  un  bon  mot,  nous  aliéneraient  le  meilleur  de  nos  amis.  La 
presse  italienne  n'est  pas  demeurée  en  reste  avec  les  feuilles  du 
boulevard.  Les  polémiques  de  journaux  ont  pris  un  ton  d'aigreur 
peu  fait  pour  faciliter  les  relations  des  cabinets.  La  presse  des  deux 
pays  a  trop  souvent  ressemblé  à  deux  roquets  qui,  du  liant  des 
cols  des  xVlpes,  aboieraient  de  loin  l'un  contre  l'autre.  Si  le  per- 

(t)  Bonfadini,  la  France  et  l'Italie  en  ISS8. 


LA    IRII'LE    ALLIANCE.  279 

siflage  des  feuilles  françaises  a  parfois  été  insupportable  de  suffi- 
sance et  de  fatuité,  les  insinuations  des  gazettes  italiennes  ont  été 
plus  perfides;  la  défiante  imagination  de  quelques-unes  s'est  dis- 
tinguée par  l'énoimité  de  ses  accusations.  A  certaines  heures, on 
aurait  pu  croire  qu'il  y  avait  contre  nous,  dans  la  péninsule,  une 
campagne  de  presse,  dirigée  de  Berlin,  comme  si  le  trop-plein  du 
«  fond  des  reptiles  »  s'était  déversé  par-dessus  les  Alpes.  J'ai 
rencontré,  dans  des  gazettes  réputées  sérieuses,  les  inventions  les 
plus  bizarrement  odieuses.  Ainsi,  à  la  suite  d'une  collision  entre 
un  bateau  français  et  un  bateau  italien,  un  journal  de  ton  modéré, 
//  Tempo,  de  Venise,  racontait,  en  septembre  1888,  que  les  capi- 
taines français  avalent  reçu,  de  leur  gouvernement,  des  ordres 
secrets  pour  couler  par  surprise  les  vapeurs  italiens  qui  pouvaient 
senir  de  transports  militaires.  Autre  exemple  :  combien  de  jour- 
naux de  diverses  provinces  ont  annoncé  que  les  cuirassés  ou  les 
torpillem-s  français  devaient  fondre  à  l'improviste,  sans  déclara- 
tion de  guerre,  sur  les  ports  ou  les  arsenaux  de  l'Italie? 

Autre  exemple  encore.  On  sait  combien  il  y  a  d'ouvriers  italiens 
en  France.  Ils  doivent  s'y  trouver  bien,  car  ils  y  affluent  en  masses 
compactes.  Ils  s'y  sont  piesque  emparés  de  certains  métiers.  L'Ita- 
lien du  nord,  le  Piémontais,  comme  on  dit  chez  nous,  est  le  Chinois 
de  l'Europe.  Il  a  une  capacité  de  travail,  une  sobriété,  une  régula- 
rité que  nos  ouvriers  ont  trop  souvent  perdue.  C'est  le  terrassier 
piémontais  qui  a  construit  presque  tous  nos  nouveaux  chemins  de 
1er.  Une  bonne  part  des  milliards  du  plan  Freycinet  est  passée 
dans  sa  large  ceinture.  Sans  lui,  ce  plan,  de  ruineuse  mémoire, 
fût  demeuré  inexécuté.  En  apportant  leurs  bras  à  la  France,  ces 
Italiens  lui  apportaient  du  travail  à  bon  marché.  Le  gouvernement, 
les  chefs  d'industrie  devaient  s'en  féliciter;  l'ouvrier  français, 
non.  Pour  lui,  ces  étrangers  ne  sont  que  des  concurrens  qui 
"siennent  lui  enlever  son  travail  et  faire  baisser  son  salaire.  Comment 
s'étonner  que,  sur  les  chantiers  où  ils  se  rencontrent,  il  y  ait  des 
rixes  entre  les  travailleurs  des  deux  nationalités?  Des  Français  ou 
des  Allemands  viendraient  par  escouades  disputer  les  constructions 
de  Piome  aux  maçons  italiens,  qu'ils  risqueraient  fort  d'être  accueillis 
à  coups  de  stylet.  Or,  ces  querelles  inévitables  entre  ouvriers  indi- 
gènes et-ouvriers  étrangers,  certaine  presse  italienne  s'est  plu  à  les 
représenter  comme  un  complot  organisé.  On  a  dénoncé  la  «  chasse  à 
l'Italien  »  et  la  «  barbarie  française,  »  comme  s'il  y  avait  là  autre  chose 
qu'une  de  ces  questions  de  concurrence  et  de  salaire  sur  lesquelles 
les  peuples  entendent  difficilement  raison.  Le  fait  mérite  d'autant 
plus  d'être  signalé,  que  les  ouvriers  italiens  s'obstinant,  malgré 
les  conseils  de  leurs  journaux,  à  venir  chercher  leur  vie  sur  cette 
sauvage  terre  de  France,  les  conflits  d'ouvriers  ne  peuvent  manquer 


280  REVUE    DES    DEUX    MOjSDES. 

de  se  reproduire  périodiquement.  Française  ou  italienne,  bien  cou- 
pable la  presse  qui  les  exciterait  ou  les  grossirait! 

Il  faut  bien  le  dire,  du  reste,  au  lieu  de  rapprocher  les  peuples 
en  les  aidant  à  se  comprendre,  la  presse  quotidienne  semble  trop 
souvent  travailler  à  les  séparer  et  à  les  irriter  les  uns  contre  les 
autres.  Elle  envenime  les  querelles,  elle  dénature  les  incidens,  elle 
stimule  les  rivalités,  elle  pique  les  amours-propres.  Elle  est  à 
l'affût  des  questions  à  soulever  et  se  plaît  à  en  rendre  la  solution 
malaisée.  Si  l'Europe  est  toujours  sur  le  qui-vive,  la  faute  en  est, 
pour  une  bonne  part,  à  la  presse  et  à  son  auxiliaire,  le  télégraphe. 
Nulle  part,  cela  n'est  plus  sensible  que  dans  les  relations  de  la  France 
et  de  l'Italie. 

Une  chose  rendait  les  froissemens  entre  les  deux  pays  plus 
faciles  et  plus  douloureux,  précisément  ce  qui  semblait  le  gage  de 
leur  amitié  :  les  services  rendus  par  l'un  à  l'autre.  Il  n'est  pas  be- 
soin d'être  grand  psychologue  pour  savoir  que  la  reconnaissance 
est  un  fardeau  incommode.  Elle  pèse  encore  plus  aux  peuples 
qu'aux  individus.  Le  bienfaiteur  n'a  qu'un  moyen  de  se  faire  par- 
donner ses  bienfaits,  c'est  de  les  oublier.  La  France  s'est  trop 
souvenue  de  Magenta  et  de  Solfcrino,  et,  qui  pis  est,  elle  a  trop 
souvent  fait  mine  de  s'en  repentir.  Le  rôle  de  sauveur  est  de  ceux 
qui  demandent  le  plus  de  tact  ;  voyez-le  au  théâtre  :  n'y  réussit 
pas  qui  veut.  Il  ne  faut  pas  imiter  ce  personnage  de  comédie  qui 
ne  manque  aucune  occasion  de  rappeler  que  c'est  à  lui  que  son  com- 
pagnon de  voyage  doit  la  vie.  Puis,  sans  prétendre  que  la  morale 
n'a  rien  à  démêler  avec  la  politique,  on  ne  saurait  appliquer  aux 
nations  les  mêmes  règles  qu'aux  individus.  Un  homme  peut  se  sa- 
crifier à  autrui;  un  peuple,  non.  Si  vilaine  chose  que  soit  l'ingra- 
titude, les  peuples  ont  parfois  le  droit  d'être  ou  de  paraître  in- 
grats. On  pourrait  dire  que,  pour  eux,  l'égoïsme  est  le  premier  des 
devoirs.  C'est  celui  qu'ils  pratiquent  le  plus  facilement  ;  le  mal  est 
que  leur  égoïsme  est  souvent  mal  entendu. 

Il  y  avait  à  peine  quelques  mois  que  les  armes  russes  avaient 
jeté  la  Hongrie  aux  pieds  des  Habsbourg,  lorsque  le  prince  Schwar- 
zenberg  annonçait  que  l'Autriche  étonnerait  le  monde  par  son  ingra- 
titude. «  De  tous  les  rois  de  Pologne,  disait  l'empereur  Nicolas,  au 
palais  Lazienki,  les  deux  plus  foiis,  c'est  Sobieski  et  moi,  qui  avons 
tous  deux  sauvé  l'Autriche.  »  Le  souvenir  de  Sobieski  n'avait  pas 
empêché  Marie-Thérèse  de  signer  le  partage  de  la  Pologne  ;  il  est 
vrai  qu'elle  n'avait  signé  qu'en  pleurant.  Les  Bulgares,  émancipés 
par  les  Russes,  n'ont  pas  attendu  dix  ans  pour  s'afïranchir  de  la 
tutelle  de  leur  grand  frère  du  nord.  Ils  gardent,  au-dessous  des 
saintes  images,  le  portrait  du  tsar  Ubérateur,  et  ils  ferment  l'oreille 
aux  conseils  venus  de  Pétersbourg.  La  presse  russe  a  beau  répéter: 


L.\    TRIPLE    ALLIANCE.  281 

Plevna!  Plevna!  Sophia  persiste  à  en  feire  à  sa  tête.  La  Russie  ne 
recouvrera  son  ascendant  sur  la  principauté  que  le  jour  où  Péters- 
bourg  aura  convaincu  les  Bulgares  que  leur  autonomie  n'a  rien  à  re- 
douter de  la  politique  russe.  C'est  là  une  histoire  de  tous  les  temps. 
Louis  XIV,  en  1672,  reprochait  déjà  aux  Hollandais  leur  ingrati- 
tude, «  quoiqu'il  ne  soit  pas  séant  aux  princes,  plus  qu'aux  parti- 
culiers de  reprocher  les  bienfaits  dont  ils  ont  comblé  leurs  amis  ou 
leurs  voisins  (i).  »  Louis  XIV  avait  raison,  cela  est  malséant,  et  de 
plus,  c'est  malavisé.  Reprocher  les  services  rendus,  c'est  le  moyen 
de  les  faire  discuter. 

Ainsi,  certains  Italiens,  un  petit  nombre,  je  dois  le  dire,  ont 
découvert  que  l'Italie  ne  devait  rien  à  la  France.  La  péninsule  avait- 
elle  une  dette,  c'était  envers  iSapoléon  III  ;  les  Bonaparte  tombés, 
l'Italie  ne  nous  doit  plus  rien.  Sa  dette  envers  l'empire,  elle  l'a  du 
reste  acquittée  en  élevant,  à  Milan,  une  statue  à  Napoléon  III.  Les 
Italiens  qui  raisonnent  ainsi  ne  font  que  répéter  ce  qu'a  dit  et  écrit 
plus  d'un  Français.  Il  est  des  patriotes,  parmi  nous,  qui  se  sont  ap- 
pliqués à  démontrer  que  l'alTranchissement  de  l'Italie  avait  été  exclu- 
sivement l'œuvre  personnelle  de  Napoléon  III.  A  les  entendre,  la 
France  n'y  a  participé  que  forcée  et  contrainte  ;  c'est  malgré  elle 
qu'elle  a  été  traînée  à  Solferino. 

Par  malheur,  la  campagne  de  1859  n'est  pas  assez  ancienne 
pour  qu'il  n'en  reste  des  témoins.  Il  n'est  pas  besoin  d'être  octo- 
génaire pour  avoir  vu  les  ouvriers  de  Paris  acclamer  l'empereur  par- 
tant pour  Magenta.  A  tort  ou  à  raison,  la  guerre  d'Italie  a  été  la 
plus  populaire  des  guerres  du  second  empire.  C'est  presque  le 
seul  acte  de  Napoléon  III  auquel  ait  applaudi  l'opposition.  Qui  en 
doute  n'a  qu'à  ieuilleter  les  collections  des  journaux  libéraux  ou 
démocratiques.  Le  fait  est  constant;  un  vent  de  générosité,  comme 
il  ne  s'en  lève  guère  que  dans  nos  plaines  gauloises,  soufflait  alors 
sur  la  terre  de  France.  Les  Français  étaient  heureux  d'aller  à  la  déli- 
vrance d'un  peuple.  Villafranca  les  contrista;  ils  eussent  voulu 
pousser  jusqu'à  l'Adriatique.  Il  leur  en  coûtait  de  laisser  Venise 
«  aux  Croates  ;  »  ils  pardonnaient  mal  à  l'empereur  de  s'être  arrêté 
devant  la  menace  d'une  intervention  de  la  Prusse.  Il  n'était  que 
temps  cependant  ;  sans  l'armistice  conclu  à  la  hâte  par  les  deux 
empereurs,  la  Prusse  et  l'Allemagne  entraient  en  ligne  pour  leur 
confédéré,  et  la  France  payait  de  l'Alsace  l'affranchissement  de 
l'Italie. 

Tels  senties  faits;  lés  reproches  rétrospectifs,  adressés  à  la  poli- 
tique impériale,  n'y  sauraient  rien  changer.  La  haine  de  l'empire 
a  beau  faire  répéter,  à  nombre  de  Français,  que  l'Italie  ne  nous 

(1)  Camille  Rousset,  Louvois,  t.  i,  ch.  v. 


282  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

doit  rien,  les  Italiens  savent  ce  qu'ils  en  doivent  penser.  Les  politi- 
ques peuvent  reléguer  dans  l'ombre  les  lointains  souvenirs  de  1859. 
le  peuple  de  la  Lombardie  et  des  Romagnes  a  la  naémoiie  plus 
fraîche  ;  il  sait  que,  sans  les  pantalons  rouges,  les  habits  blancs 
pourraient  encore  monter  la  garde  sur  la  place  du  Dôme  de 
Milan,  et  le  drapeau  jaune  et  noir  flotter  sur  les  portiques  des 
rues  de  Bologne.  Le  droit  à  l'ingratitude,  les  politiques  les  plus 
dégagés  ne  l'ont  jamais  proclamé.  Interrogez-les  ;  ils  vous  diront 
que,  si,  en  1870,  l'Italie  n'a  pas  payé  à  la  France  la  dette  de  1859, 
la  faute  en  est  à  la  légèreté  du  gouvernement  français,  au  coup  de 
tête  de  1870,  à  la  rapidité  et  à  l'imprévu  des  événemens. 

Le  fait  est  que,  en  1869,  alors  que  le  choc  de  la  France  et  de 
l'Allemagne  semblait  inévitable,  l'Italie  nous  a  offert  son  alliance. 
Le  diplomate  dont  les  études  ont  jeté  le  plus  de  clarté  sur  la  politique 
du  second  empire,  M.  Rotlian,  a  raconté  l'échec  de  cette  négocia- 
tion (1).  La  France  cherchait  à  conclure  une  alliance  avec  l'Italie  et 
r Autriche-Hongrie.  Le  cabinet  de  Florence  ne  refusait  pas  son  con- 
cours; il  est  vrai  qu'il  y  mettait  le  prix.  Les  États,  d'habitude,  ne  trai- 
tent pas  gratis;  la  France  elle-mcme,  avant  dépasser  les  Alpes, avait 
stipulé  la  cession  de  la  Savoie  et  de  Nice.  Le  gouvernement  italien 
demandait  Rome  ;  l'opinion  ne  lui  eût  pas  permis  de  se  her  à  moins. 
L'Autriche,  la  cathoUque  Autriche  ne  s'en  effarouchait  point;  elle 
pressait  la  France  «  d'enlever  à  l'Italie  cette  épine  de  Rome.  »  Le  gou- 
vernement français  ne  sut  pas  s'y  décider.  Quelque  intérêt  qu'eût, 
pour  nous,  à  pareille  heure,  une  aUiance  franco-austro-italienne, 
il  y  avait,  on  ne  saurait  le  méconnaître,  un  obstacle  à  la  condi- 
tion qu'y  mettait  l'Italie.  Ce  n'étaient  pas  seulement  les  influences 
féminines  qui  s'employaient  aux  Tuileries  pour  le  Vatican  ;  c'était  une 
chose  qui,  de  tout  temps,  acompte  en  France  :  l'honneur.  La  France 
ne  pouvait  éternellement  demeureren  faction  au  château  Saint-Ange; 
le  jamais  de  M.  Rouher  au  corps  législatif  avait  été  le  mot  d'un 
avocat  plaidant  pour  un  client  en  vue  d'un  succès  d'audience  ;  un 
homme  d'Etat  sait  que  jamais  et  toujours  n'appartiennent  pas 
à  la  langue  politique.  La  France  ne  pouvait  prolonger  longtemps 
l'occupation  de  Rome  ;  mais  il  lui  était  difficile.  Pie  IX  vivant,  de 
paraître  trafiquer  d'un  vieillard  désarmé,  qu'elle-même  avait  rétabli 
sur  son  trône  temporel.  Donc  la  triple  alliance  rêvée  par  M.  de 
Beust  échoua,  par  le  refus  de  la  France,  et  non  de  l'Italie.  Elle 
échoua,  pour  le  malheur  de  l'Europe  et  le  malheur  de  la  papauté,  em- 
prisonnée dans  son  ISori  possumiis;  car,  en  cédant  à  Rome  la  place 
aux  Italiens,  la  France  eût  pu  obtenir  au  saint-siège,  ce  qui  manque 
aujourd'hui  aux  guarentigie  italiennes,  une  garantie  internationale. 

(1)  G.  Rothan,  Souvenirs  diplomatiqKes  :  l'Allemasjne  et  l'Italie. 


f 


LA    TRIl'Li:    ALLIANCE.  283 

Les  négociations  qu'elle  avait  rompues  par  scrupule  en  1869,  la 
France  en  sollicita  la  reprise  en  1870,  à  la  veille  et  au  lendemain 
des  premières  batailles.  Il  était  trop  tard;  ni  l'Italie  ni  l'Autriche 
n'étaient  prêtes.  Puis,  la  France  était  trop  mal  engagée;  Wœrth  et 
Spickeren  avaient  refroidi  nos  amis.  Les  défaites  ne  nouent  pas  les 
alliances.  On  n'entre  pas  en  campagne  pour  un  vaincu.  Un  instant, 
Victor-Emmanuel,  en  re  galant uoiJio,  songea  à  marcher;  ses  mi- 
nistres, Lanza  et  Sella,  étaient  là  pour  le  retenir.  M.  Thiers  ne 
réussit  pas  mieiri  que  le  prince  Napoléon.  «  Parce  que  la  France 
sest  jetée  par  la  fenêtre,  disait  M.  Visconti-Yenosta,  ce  n'est  pas 
une  raison  poui'  que  l'ItaUe  s'y  jette  après  elle.  »  Et  de  fait,  les  ar- 
mées françaises  captives,  Paris  investi,  ce  n'était  pas  assez  de  l'in- 
tervention de  l'Italie  pour  faire  pencher  la  balance  en  noti'e  faveur; 
l'Italie  n'avait  pas  assez  de  troupes  à  y  jeter.  Son  armée  était  loin 
d'être  ce  qu'elle  est  aujourd'hui.  Elle  avait  été  réduite  en  1869.  Le 
cabinet  de  Florence  eût  eu  de   la  peine  à  transporter  au-delà  des 
Alpes  plus  de  50,000  hommes,  et  50,000  Italiens  n'eussent  pas  suffi 
à  changer  la  face  de  la  guerre.  Paris  était  trop  loin,  et  les  victoires 
de  la  Prusse  avaient  été  trop  rapides.  Si  lestes  et  si  vaillans  que 
soient  les  bersaglieri,  un  corps  d'armée  italien  ne  nous  eût  guère 
plus  servi  que  les  volontaires  de  Garibaldi.  Il  eût  fallu  que  l'entrée 
en  ligne  de  l'Italie  entramàt  celle  de  l'Autriche,  mais  la  Hofburg,  non 
plus,  n'était  pas  prête,  et  quand. M.  de  Beust  l'eût  emporté,  l'Autriche 
était  bridée  par  la  P»ussie.  Le  prince  Gortchakof  avait  le  traité  de 
Paris  à  dénoncer  et  l'empereur  Alexandre  II  s'était  chargé  de  pro- 
téger les  derrières  de  son  oncle  Gidllaume.  Laissons  donc  là  une 
bonne  fois,  la  conduite  de  l'Italie  en  1870.  Un  peuple  qui  se  jette 
tête  baissée  dans  une  guerre,  sans  consulter  ses  voisins,  ne  doit 
pas  compter  sm'  eux  pour  le  tirer  d'affaire. 

II. 

«  Gomment  avez-vous  toujours  tant  de  plaisir  à  retourner  en 
Italie,  alors  que  les  Italiens  doivent  être  si  désagréables  pour  les 
Français?»  Que  de  fois  m'a  été  répétée  cette  naïve  question,  comme 
si,  au  sud  des  Alpes,  le  Français  était  devenu  un  ennemi  devant 
lequel  se  ferment  toutes  les  portes.  Non,  vraiment,  les  Italiens  n'en 
sont  pas  encore  là  avec  nous;  ils  ne  nous  font  point  mauvais  visage. 
Cela,  du  reste,  est  si  contraire  à  leur  naturel  que,  le  voudraient-ils, 
ils  y  réussiraient  mal.  De  tous  les  étrangers,  le  Français  est  peut- 
être,  encore  aujourd'hui,  le  mieux  accueilli  en  Italie. Demandez  aux 
jeunes  gens  qui,  l'an  dernier,  ont  représenté  la  France  au  cente- 
naire de  l'université  de  Bologne.  Maîtres  et  élèves  ont  été  étonnés 
de  la  spontanéité  et  de  l'enthousiasme  de  la  récepdon  faite,  par  la 


"284  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jeunesse  italienne,  à  nos  étudians  et  à  notre  drapeau  (1).  On  les  a 
portés  en  triomphe.  On  a  dételé  les  chevaux  de  leur  voiture  ;  on  se 
serait  cru  aux  jours  où  les  Autrichiens  décampaient  des  Romagnes 
au  bruit  du  canon  de  Magenta.  A  Bologne,  dira-t-on,  les  acclama- 
tions des  étudians  et  du  peuple  s'adressaient  moins  à  la  France 
qu'à  la  république.  Quand  le  sentiment  démocratique  n'y  eut  pas 
été  étranger,  jamais  un  peuple  séparé  de  la  France  par  des  haines 
nationales  n'eût  fêté  ainsi  des  Français. 

Entre  la  France  et  l'Italie,  qu'on  ne  nous  parle  donc  pas  d'antipa- 
thies nationales.  Les  liens  officiels  de  la  triple  alliance  n'ont  pas 
encore  étouffé  les  vieilles  sympathies.  La  triple  alliance  est  une 
combinaison  politique  qui  n'a  rien  à  voir  avec  le  sentiment  popu- 
laire. Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  nos  amis  les  plus  ardens,  ou  les  plus 
bruyans,se  rencontrent  surtout  aux  deux  pôles  du  monde  politique. 
11  en  est  de  républicains;  il  en  est  de  papalins.  On  sent  l'inconvé- 
nient pour  nous.  Cela  tend  à  nous  rendre  suspects  aux  partis  dy- 
nastiques. Il  y  a  là  une  sorte  de  fatalité  historique  qui  pèse  sur  nous 
depuis  un  siècle.  C'est  la  rançon  de  notre  grand  et  double  rôle  dans 
l'histoire.  En  Italie,  comme  presque  partout  au  dehors,  la  France 
est,  pour  les  uns,  la  mère  de  la  Révolution,  pour  les  autres,  la  fille 
aînée  de  l'Église,  deux  personnages  qu'elle  a  peine  à  mettre  d'ac- 
cord, et  qui  ne  plaisent  guère  plus  l'un  que  l'autre  à  l'Italie  officielle. 
Pauvre  France!  on  lui  fait,  à  la  fois,  les  deux  reproches  opposés; 
elle  ne  se  disculpe  de  l'un  qu'en  s'exposant  à  l'autre.  On  appréhende 
d'elle  l'eau  et  le  feu,  le  cléricalisme  et  la  démocratie.  Les  uns  la 
regardent  comme  un  foyer  de  révolution  ;  les  autres  la  considèrent 
comme  l'alliée  traditionnelle  de  la  papauté,  le  soldat  du  pontifi- 
cat romain.  Quelques  Italiens  nous  attribuent,  en  même  temps,  les 
deux  qualités,  nous  mettant  dans  une  main  une  pique  jacobine, 
un  goupillon  dans  l'autre,  se  représentant  la  France  sous  la  figure 
d'un  jésuite  coiiïé  du  bonnet  rouge. 

De  là  vient  que  les  manifestations  faites  en  faveur  de  la 
France  la  compromettent.  On  affecte  d'y  voir  des  démonstrations 
hostiles  à  la  monarchie;  ainsi,  notamment,  des  meetings  réunis 
par  les  «  amis  de  la  paix  »  pour  protester  contre  la  triple  alliance. 
La  présence  des  chefs  de  rextrême-gauche,  l'assistance  des  so- 
ciétés démocratiques  ,  les  lettres  ou  les  discours  des  radicaux 
français  excitent  contre  ces  réunions  les  défiances  du  gouverne- 
ment. On  accuse  leurs  promoteurs  d'avoir  moins  d'affection  pour 
la  paix  que  de  tendresse  pour  la  république.  On  leur  reproche  de 
ne  lever  leurs  pacifiques  bannières  que  pour  partir  en  guerre  contre 


(I)  Voyez,  dans  la  fleuMe  du  l*^""  août  1888,  h  Huitième  Centenaire  de  l'Université  de 
Bologne,  pai"  M.  Gaston  Boissier. 


LA    TRIPLE    ALLL\NCE.  285 

le  pouvoir  légal .  Mais  à  qui  la  faute  si  le  cri  de  «  Vive  la  paix  !  » 
semble  une  attaque  contre  les  ministres,  ou  contre  la  dynastie? 
Assurément  ce  n'est  pas  à  la  France  :  on  ne  saurait  la  rendre  res- 
ponsable de  ce  qui  se  dit  dans  les  meetîiigf.  de  Milan.  Les  discours 
antibelliqueux,  les  protestations  contre  la  politique  d'armemens  à 
outrance  répondent  au  sentiment  populaire  :  le  tort  des  modérés 
est  d'en  laisser  le  monopole  à  1" extrême-gauche.  Quelques-uns 
l'ont  senti.  M.Bonghi  présidait,  il  y  a  quelques  mois,  un  congrès  de 
la  paix.  L'Italie  aurait  le  suffrage  universel,  que  les  démons- 
trations pacifiques  se  multiplieraient  du  Mont-Rose  à  l'Etna.  Le 
sentiment  du  pays,  dans  toutes  les  classes,  n'est  pas  douteux;  il 
tient  pour  la  paix.  J'en  ai  eu  une  démonstration  piquante  à  Rome 
même,  en  févi'ier  dernier.  On  jouait,  au  théâtre  Valle,  une  comédie 
intitulée  :  Le  due  Rome.  Ces  deuxRomes,  que  l'amour  devait  réunir, 
étaient  personnifiées  par  une  jeune  Itahenne  de  famille  libérale  et 
un  jeune  prince  romain  de  famille  papaline.  Pour  faire  vibrer,  chez 
le  jeune  patricien,  la  fibre  patriotique,  l'auteur  n'avait  rien  trouvé 
de  mieux  que  d'imaginer,  au  cinquième  acte,  un  débarquement  de 
l'étranger,  c'est-à-dire  des  Français,  à  Civita-Vecchia.  Peut-être 
comptait-il  sur  ce  tableau  pour  enlever  l'enthousiasme  de  la  salle. 
Il  s'était  mépris;  au  lieu  d'applaudir,  le  public  sifila.  On  dut  retirer 
la  pièce.  Le  plus  curieux,  c'est  que  l'inventeur  de  cette  guerre  im- 
provisée, le  commandeur  C,  est  un  haut  fonctionnaire,  rien  moins 
que  le  directeur-général  des  théâtres  et  des  beaux-arts.  Presque 
tous  les  adversaires,  —  Dieu  me  garde  de  dire  les  ennemis  de  la 
France, —  appartiennent  en  effet  au  monde  officiel.  C'est  par  là  que 
la  situation  est  grave.  On  pourrait,  sans  trop  d'exagération,  la 
résumer  ainsi  :  un  peuple  ami,  un  gouvernement  hostile. 

Nous  ne  sommes  pas,  pour  notre  part,  de  ces  bonnes  âmes  qui 
se  persuadent  que  les  sympathies  des  peuples  valent  mieux  que  le 
bon  vouloir  des  gouvernemens.  Il  est  peu  sûr  de  se  fier  au  senti- 
ment des  peuples;  leurs  sympathies  ne  peuvent  toujours  s'expri- 
mer, et  les  gouvernemens  ont  bien  des  moyens  d'en  changer  la 
direction.. La  vérité,  c'est  que  la  malveillance  de  l'Italie  envers  la 
France  est  toute  politique  ;  par  là-méme,  en  un  sens,  elle  est  arti- 
ficielle. L'alliance  de  Rome  et  de  Berlin  est  une  alliance  de  cabi- 
nets; c'est,  selon  les  points  de  vue,  sa  force  et  sa  faiblesse.  Elle 
repose  moins,  en  réalité,  sur  des  passions  ou  des  intérêts  natio- 
naux, que  sur  des  convenances  de  cours  et  des  calculs  de  partis. 

III. 

Qu'est  donc  la  triple  alliance  pour  l'Italie'?  Quel  aimant  attire  le 
Quirinal  vers  Berlin,  et  quelle  force  le  retient  dans  l'orbite  de  la 


286  REVIE   DES    DEUX    MONDES. 

Prusse?  Est-ce  le  ressentiment  de  l'occupation  de  Tunis  et  la 
crainte  de  voir  la  France  envahir  toute  la  côte  septentrionale  de 
l'Afrique?  Est-ce  la  peur  dune  intervention  en  faveui*  du  Vatican 
et  le  besoin  d'une  garantie  contre  les  revendications  du  saint- 
siège?  Tunis  et  Rome,  voilà,  d'ordinaire,  les  deux  noms  qu'on 
nous  jette  pour  justifier  l'alliance  italo-allemande.  Va  pour  Tunis  et 
Rome  !  Nous  comprenons,  quant  à  nous,  que  le  traité  du  Bardo  ait 
été  désagréable  aux  Italiens;  nous  admettons  qu'ils  aient  pu  en 
èti'c  froissés  ;  mais  l'occupation  de  la  Tunisie  nous  semble  avoir  été 
moins  la  cause  que  l'occasion  de  l'alliance  italo-prussienne.  Le 
désappointement  suscité  dans  la  péninsule  par  le  protectorat  fran- 
çais a  déterminé  l'Italie  officielle  à  une  évolution,  vers  laquelle  la 
politique  l'inclinait  déjà.  Le  drapeau  français  n'était  pas  planté  sur 
les  ruines  de  Carthage,  en  1873,  lorsque  le  roi  Victor-Emmanuel 
allait  saluer  à  Berlin  l'emperem^  Guillaume  I",  ou,  en  1877,  lorsque 
^I.  Crispi,  à  la  veille  de  devenii"  ministre,  avait  soin  d'aller  prendre 
langue  auprès  du  chancelier.  Les  Français  eussent  abandonné  Tunis 
à  M.  Maccio,  que  l'Italie  ne  s'en  fût  pas  moins  rapprochée  de  Ber- 
lin. M.  de  Bismarck,  qui,  pour  l'amener  à  lui,  l'a  tour  à  tour  pu- 
bliquement malmenée  et  cajolée,  avait  plusieurs  prises  sm*  l'Itahe. 
Il  avait  Rome,  et,  lorsqu'il  entrait  en  coquetterie  avec  le  pape 
Léon  \I1I,  lorsqu'il  faisait  mine  d'encourager  les  espérances  de  la 
curie,  le  chancelier  savait  pour  qui  il  travaillait.  Si,  à  Berlin,  le  Qui- 
viual  est  allé  chercher  une  garantie  contre  les  revendications  du 
VcLtican,  la  première  des  puissances  contre  l'intenention  des- 
quelles la  maison  de  Savoie  travaillait  à  se  prémunir,  c'était  l'xille- 
magne  de  M.  de  Bismarck.  Pour  singulier  que  cela  semble,  c'est 
contre  ses  propres  alliés  que  l'Italie  se  mettait  ainsi  en  garde. 
Devenir  l'amie  officielle  de  l'Allemagne  lui  semblait  le  meilleur 
moyen  d'empêcher  Berlin  de  soulever  la  question  de  Rome,  —  et 
quel  autre  cabinet  eût  osé  prendre  une  telle  initiative  ? 

Les  rapports  des  Etats  sont  souvent  gouvernés  par  une  secrète 
logique  que  les  historiens  décomTent  après  coup.  L'alliance  italo- 
allemande  était  faite  pour  suggérer  les  explications  des  écrivains 
philosophes.  Ils  n'y  ont  manqué  ni  à  Rome,  ni  à  Berl'n.  L'entente 
des  deux  puissances  repose,  à  les  croire,  sur  la  solidarité  natu- 
relle de  la  nouvelle  Allemagne  et  de  l'Italie  nouvelle,  sur  les  affi- 
nités de  l'unité  italienne  et  de  l'unité  allemande.  Les  deux  révolu- 
tions n'oiïrent-elles  pas  une  sorte  de  parallélisme?  —  Rien  de  plus 
simple  et  de  plus  philosophique,  semble-t-il  :  aussi  pareil  raison- 
nement agrée-t-il  à  nombre  d'esprits:  il  contribue  à  la  force  de 
l'alliance  en  lui  conférant  une  sorte  de  cachet  scientifique,  en  lui 
donnant  l'aspect  d'une  fatalité  historique,  qui  paraît  la  faire  ren- 
trer dans  les  lois  de  la  nature.   Pour  qui  ne  se  contente  pas  de 


I 


LA.    TRIPLE    ALLL\NCE.  287 

fonniiles  générales,  cette  interprétation  perd  singulièrement  de  sa 
valeur. 

Les  affinités  de  rimitè  allemande  et  de  l'unité  italienne  sont  plus 
apparentes  que  réelles,  attendu  que  Funité  des  deux  pays  a  été 
faite  d'une  manière  fort  différente.  L'unité  de  l'Italie  a  été  autre- 
ment spontanée  que  celle  de  1" Allemagne.  iSous  ne  prétendons 
point  que  celle-ci  soit  artificielle,  éphémère,  destinée  à  disparaître 
avec  son  fondateur;  loin  de  nous  pareille  chimère!  Nous  savons 
(pie  l'unité  de  l'Allemagne,  tout  comme  celle  de  l'Italie,  était  dans 
la  logique  de  l'histoire  ;  la  faute  de  la  France  a  été  de  ne  s'en  pas 
rendre  compte,  et  c'est  une  faute  qu'il  ne  lui  faudrait  pas  renou- 
veler. Ce  n'est  point  par  une  simple  coïncidence  que  l'unité  de 
l'Allemagne  et  celle  de  l'Italie  se  sont  accomplies  dans  le  siècle  de 
la  vapeur  et  de  l'électricité.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  1" unifi- 
cation des  deux  peuples  ne  s'est  pas  faite  selon  les  mêmes  pro- 
cédés. Les  Italiens  nous  paraissent  trop  modestes  en  comparant 
l'œuvTe  de  M.  de  Gavour  à  l'œuvre  de  M.  de  Bismarck.  La  pre- 
mière nous  semble  supérieure  à  la  seconde  ;  ce  n'est  pas  qu'elle 
ait  été  œuvTe  de  saint,  mais  le  fer  et  le  sang  y  ont  eu  moins  de 
part.  Si  elle  a  été  une  violation  du  droit  ancien,  —  et  il  n'en  pou- 
vait guère  être  autrement,  —  elle  n'a  pas  violé  le  droit  nouveau,  le 
droit  national  dont  elle  se  réclamait.  L'Italie,  en  s'unifiant,  n'a  pas 
exercé  le  compelle  inlrare  sur  des  pays  d'autre  nationalité.  La 
nouvelle  monarchie  italienne  ne  repose  pas  sur  l'oppression  de 
provinces  conquises  et  annexées  malgré  elles.  Il  n'y  a  pas  dans  ses 
chairs  de  corps  étrangers,  de  Danois,  d" Alsaciens-Lorrains,  de 
Polonais  asservis  et  maintenus  par  la  force,  ^ous  n'ignorons  pas, 
à  Paris,  que  le  val  d'Aoste  et  telle  haute  vallée  piémoniaise  parlent 
notre  langue;  mais  nous  ne  faisons  pas  de  la  langue  l'unique  facteur 
de  la  nationalité.  —  11  n'y  a  en  Italie  que  des  Italiens,  comme  il 
n'y  a  en  France  que  des  Français.  Par  là  l'unité  italienne  ressemble 
beaucoup  plus  à  l'unité  française  qu'à  l'unité  allemande. 

Et  ce  n'est  pas  le  seul  côté  par  où  l'Italie  nouvelle  se  rapproche 
bien  plus  de  la  France  que  de  la  nouvelle  Allemagne.  Il  en  est  de 
même  pour  la  constitution  iiuime  de  l'État  italien.  Tandis  que  la 
PiTisse  s'est  subordonné  l'Allemagne,  le  Piémont  s'est  fondu  dans 
1  Italie,  llalia  e  Germaiiia  —  /  due  monumenti  politici  —  Del 
secolo  XfX,  hsait-on  sur  un  arc  de  triomphe,  dressé  à  Naples  en 
l'honneur  de  l'empereur  Guillaume  II.  Pour  être  contemporains, 
ces  deux  monumens  politiques  n'ont  pas  l'air  d'être  du  même 
temps.  Ils  n'ont  pas  la  même  ordoimance,  ils  n'ont  pas  le  même 
style.  P»egardez-les  ;  l'un,  avec  sa  hiérarchie  de  souverains  et  d'États 
superposés,  avec  ses  étages  inégaux  aux  fenêtres  disproportion- 
nées, avec  ses  tours  et  ses  tourelles  de  toute  grandeur  et  de  toute 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

forme,  semble  un  castel  féodal  :  il  a  quelque  chose  d'archaïque, 
de  gothique;  l'autre,  avec  sa  simpUcité  de  structure  et  l'unité  de 
son  plan,  avec  la  régularité  symétrique  de  ses  colonnes  et  de  ses 
frontons,  est  un  palais  moderne.  Tandis  que  le  nouvel  empire  ger- 
manique, sorte  de  monstre  hybride,  n'est  ni  un  État  strictement 
unitaire,  ni  un  État  strictement  fédéral,  l'ItaUe,  ne  s'étant  pas  arrê- 
tée à  la  fédération,  a  achevé  son  unité.  Par  là  encore,  elle  ressemble 
plus  à  la  France  qu'à  l'Allemagne,  et  par  là,  aussi,  l'œuvre  de  Ca- 
vour  est  supérieure  à  celle  de  Bismarck. 

Enfm,  une  troisième  et  non  moindre  différence  entre  l'unité 
allemande  et  l'unité  italienne  :  l'Italie  a  conquis,  à  la  fois,  l'unité  et 
la  liberté  ;  c'est  ce  qui  fait  de  sa  résurrection  nationale  une  sorte 
de  prodige  dans  l'histoire.  Victor-Ennuanuel  et  Cavour  ont  été 
deux  grands  thaumaturges.  On  a  dit  que  les  peuples,  dans  leurs 
révolutions,  faisaient  rarement  coup  double  :  l'Italie  y  a  réussi. 
L'Allemagne,  aussi,  visait  simultanément  l'unité  etlahberté;  on 
ne  saurait  dire  qu'elle  ait  touché  le  double  but.  La  maison  de 
Savoie  et  les  HohenzoUern  ne  s'inspirent  pas  des  mêmes  prin- 
cipes :  les  maximes  en  honneur  au  Quirinal  ne  sont  pas  de  mise 
sur  la  Sprée.  Les  sujets  du  roi  Humbert  seraient  désagréa- 
blement surpris  si  le  hls  de  Victor-Emmanuel  leur  rapportait 
d'Allemagne  les  recettes  gouvernementales  de  Friedrichsruhe. 
M.  Crispi,  dans  son  dernier  voyage  à  Berlin,  n'a  pas  laissé  que 
d'êtie  quelque  peu  embarrassé  de  cette  opposition  de  coutumes 
et  de  principes  des  deux  monarchies.  Il  se  rappelait,  sans  doute,  de 
quelle  manière  son  ami  le  chancelier  qualifiait  naguère,  en  plein 
Reichstag,  la  monarcliie  parlementaire  italienne,  u  Vérité  en-deçà 
des  Alpes,  erreur  au-delà,  »  a  dit  M.  Crispi  aux  membres  du 
Reichstag  venus  pour  le  complimenter  ;  et  l'ancien  mazzinien  a 
expliqué,  aux  hbéraux  de  Berlin,  que,  si  les  procédés  de  leur  gou- 
vernement étaient  moins  autoritaires,  l'Allemagne  serait  moins 
puissante.  Le  fait  est  que,  par  les  formes  et  l'esprit  de  leur 
gouvernement,  par  leur  tempérament  et  leurs  mœurs  politi- 
ques, l'Italie  et  la  Prusse  sont  deux  États  bien  différens.  On  ne 
saurait  dire  que  leur  alliance  s'appuie  sur  la  similitude  de  leurs 
principes  :  loin  de  les  rapprocher,  les  institutions  semblaient  faites 
pour  les  tenir  éloignées. 

Et  cependant,  je  n'oserais  dire  que  cette  divergence  de  principes  ait 
été  un  obstacle  au  rapprochement  de  la  maison  de  Savoie  avec  les 
llohenzollern.  Par  cela  même  que  la  jeune  monarchie  italienne  n'est 
pas  une  monarchie  de  droit  divin,  elle  devait  être  d'autant  plus  ten- 
tée de  rentrer  dans  le  giron  des  vieilles  dynasties,  de  her  partie 
avec  les  Habsbourg  et  les  HohenzoUern.  Ce  qui  l'attirait  vers  l'alliance 
austro-alleaiiande,^cc  n'éiah  pas  seulement  la  naturelle  ambition  de 


LA    TRIPLE    ALLL\NGE.  289 

faire  figure  en  Europe,  la  satisfaction  d'aniour-propre  de  prendre, 
entre  Vienne  et  Berlin,  la  place  laissée  vide  par  la  Russie,  l'orgueil 
de  marcher  aux  bras  de  deux  empires  ;  c'était  peut-être  davantage 
le  désir  de  se  rapprocher  de  l'Europe  conservatrice,  de  se  donner 
une  sorte  de  consécration  vis-à-vis  des  cours,  et  de  garantie  vis- 
à-vis  de  la  révolution.  Une  monarchie  issue  d'une  révolution  est 
toujours  soucieuse  d'eflacer  cette  tache  originelle.  La  triple  alliance, 
gardons-nous  de  l'oublier,  n'a  point  été  inaugurée  par  M.  Crispi  et 
la  gauche  italienne,  —  bien  que  M.  Crispi  ait  pu  se  vanter  d'y  avoir 
contribué  par  ses  voyages;  —  la  triple  alliance  a  été  préparée  parla 
droite  constitutionnelle.  A  vrai  dire,  elle  a  été  moins  l'œuvre  d'un 
ministère,  ou  d'un  parti,  que  de  la  dynastie.  Le  ministre  qui  a  signé 
le  traité  d'alliance,  M.  de  Robilant,  était  l'homme  de  confiance  de 
la  couronne.  On  sait  qu'il  passait  pour  avoir  du  sang  de  Savoie. 
Veut-on  apprécier  la  triple  alliance,  il  faut  songer  que  ce  n'est  pas 
seulement  une  alliance  politique ,  mais  aussi  une  alliance  dynas- 
tique. Ici  encore  nous  pourrions  répéter  :  c'est  là  sa  force,  et  c'est 
là  sa  faiblesse.  C'est  sa  force  surtout. 

Nous  touchons  à  un  point  déhcat  ;  mais  il  importe  de  tout  dh-e  : 
la  forme  du  gouvernement  français  n'a  pas  été  étrangère  à  l'acces- 
sion de  l'Italie  à  la  triple  alliance.  M.  de  Bismarck  savait  ce  qu'il 
faisait  quand,  à  l'encontre  de  M.  d'Arnim,  il  souhaitait  l'établisse- 
ment de  la  république  en  France.  Il  comptait  siu-  la  république  pour 
mettre  la  France  en  quarantaine.  «  .Nous  autres  souverains,  nous 
sommes  monarcMstes,  »  disait  le  roi  Victor-Emmanuel  à  un  de 
nus  ambassadeurs.  Le  voisinage  de  la  république  française  n'était 
pas  sans  intiuiéter  les  cours  d'Italie  et  d'Espagne.  A  Rome, 
comme  à  Madrid,  on  appréhendait  la  contagion  démocratique.  Alors 
même  que  notre  gouvernement  avait  la  sagesse  de  s'interdire 
toute  propagande,  on  craignait,  sans  l'avouer,  que  le  spectacle 
donné  par  la  France  ne  fortifiât  le  parti  républicain  au-delà  des 
monts.  ((  Quand  votre  république  sera  sortie  de  l'enfance,  et  que 
son  tempérament  sera  formé,  —  me  disait  un  Castillan,  il  y  a  une 
dizame  d'années,  —  si  elle  est  bien  sage,  et  si  elle  donne  de  bons 
exemples,  gare  aux  monarchies  voisines  !  »  Les  faits  ont  montré  que 
ces  appréhensions  étaient  chunériques.  La  république  semble  avoir 
pris  soin  de  rassurer  les  voisins  que  sa  bonne  conduite  eût  pu 
inquiéter.  En  Italie,  aussi  bien  qu'en  Allemagne,  les  philosophes 
politiques  ont  tiré  parti  de  ses  faiblesses  pour  démontrer  aux  peu- 
ples rinfériorité  de  la  forme  républicaine  et  les  bienfaits  de  l'insti- 
tution monarchique.  Tel  penseur  n'a  pas  craint  de  dire  que  la  France 
avait  pris,  pour  le  bien  de  l'Europe,  le  rôle  de  l'Ilote  ivre.  Malgré 
TOME  xciv.  —  1889.  19 


290 


REVUE    DES    DEDX    MONDES. 


toutes  ses  fautes,  et  parfois  à  cause  de  ses  fautes,  la  république  û'an- 
çaise  a  gardé  les  sympathies  des  républicains,  des  radicaux,  des 
révolutionnaires,  ce  qui  eût  suffi  à  refroidir  envers  elle  le  Quirinal. 
Ce  n'est  point  que  l'Italie  officielle  souhaite  la  reconstruction  des 
Tuileries  et  le  rétablissement  d'une  monarchie  chez  nous  ;  elle  sait 
bon  gré  à  la  république  de  contribuer  à  l'isolement  de  la  France  ; 
mais,  en  même  temps,  elle  trouve  qu'une  répubhque  dans  une 
ancienne  monarchie  est  de  mauvais  exemple.  Puis,  tout  préjugé 
dynastique  mis  de  cùté,  comment  lier  partie  avec  un  pays  dont 
l'instabihté  gouvernementale  semble  la  loi?  —  Ce  sont  les  Italiens 
qui  parlent,  et,  en  gens  prudens,  ils  se  préoccupent  des  coups  de 
tète  que  leur  imagination  prête  à  la  France. 

Pour  un  gouvernement  républicain,  le  premier  intérêt  d'un  pays, 
c'est  le  maintien  de  la  répubhque.  On  nous  le  repète  assez,  en 
France,  nous  donnant  à  entendre  que,  pour  une  si  noble  fin,  tout 
est  permis,  y  compris  un  coup  d'Etat.  Les  gouvernemens  monar- 
chiques raisonnent  à  peu  près  de  même,  avec  cette  différence  que, 
pour  eux,  l'intérêt  de  l'Etat,  c'est,  avant  tout,  l'affermissement  de  la 
monarchie.  11  faut  quelque  naïveté  pour  s'étonner  que  la  royauté 
italienne  ait  fait  meilleur  \isage  à  la  monarchie  piiissienne  qu'à  la 
république  française.  Une  seule  chose  peut  surprendre,  c'est  que 
l'Italie,  un  pays  avisé  s'il  en  fût,  ait  été  jusqu'à  s'enchaîner  à  l'Al- 
lemagne. Elle  ne  s'est  pas  sentie  assez  forte  pour  oser  demeurer 
isolée  ;  elle  a  manqué  de  foi  en  elle-même  ;  elle  a  cru  que  devant 
les  périls  de  l'Europe,  il  lui  fallait  s'étayer  sur  une  alliance,  et,  obli- 
gée de  choisir,  elle  a  choisi  Berhn,  —  d'autant  que  Beriin  lui  pa- 
raissait le  côté  du  plus  fort. 

Cette  alliance,  nous  avons  dit  qui  l'a  préparée  :  la  droite  consti- 
tutionnelle, le  parti  modéré,  celui  qui,  tout  en  pactisant  avec  la 
révolution,  n'a  jamais  varié  dans  ses  préférences  monarchiques,  le 
parti  de  Cavour,  de  La  ilarmora,  de  Minghetti.  M.  Minghetti,  avec 
sa  haute  intelligence,  ne  dissimulait  point  qu'une  des  principales 
raisons  de  l'alliance  italo-allemande,  c'était  le  régime  actuel  de  la 
France.  Je  l'ai  entendu  l'exprimer,  à  Rome,  en  1884,  comme  une 
chose  toute  naturelle,  et  il  n'y  a  guère  de  doute  qu'on  la  regarde 
ainsi  au  Quirinal.  La  gauche,  pour  se  maintenir  au  pouvoir,  a  dû 
accepter  cette  orientation  de  la  politique  italienne.  S'y  refuser  eût 
été  indisposer  la  couronne  qui,  à  Rome,  de  même  que  dans  toutes 
les  monarchies  continentales,  surveille  de  préférence  la  pohtique 
étrangère  ;  et,  comme  il  arrive  souvent,  les  vieux  mazziniens  ou 
garibaldiens  se  sont  montrés  d'autant  plus  chauds  pour  l'alliance 
impériale  qu'ils  avaient  leurs  anciennes  convictions  républicaines  à 
fiùre    oublier.  C'est  un  peu  le  cas  de  M.  Ciispi,  on  l'a  dit  à  cette 


LA    TRCPLE    ALL1A>CF..  291 

place  (1)  ;  mais  M .  Crispi  serait  renversé ,  la  di-oite ,  reconstituée ,  revien- 
drait au  pouvoir,  que  l'alliance  n'en  serait  pas  ébranlée.  L'entente 
italo-prussicnne,  au  lieu  d'être  célébrée  avec  les  airs  de  bravoure 
de  M.  Crispi.  pourrait  être  chantée  mezzo  voce  ;  elle  n'en  resterait 
pas  moins  au  programme  du  théâtre  italien.  Elle  a  de  plus  hauts 
patrons  que  les  ministres.  Il  est  douteux  que  les  hommes  qui  osent 
se  montrer  hostiles  à  l'alliance  de  Berlin  entrent,  de  longtemps,  dans 
les  conseils  du  roi  d'Italie.  Leur  opposition  même  à  l'alliance  les  en 
écarte.  Ainsi  s'explique  comment  toutes  les  attaques  dirigées  contre 
elle,  en  Italit\  l'ont  plutôt  resseiTée  que  relâchée. 

Pour  que  cette  alliance  soit  le  palladium  du  tréne,  il  ne  suffit 
pas  cependant  qu'elle  soit  mal  vue  des  républicains.  La  maison  de 
Savoie  montre  trop  peu  de  confiance  en  elle-même  et  en  l'Italie, 
lorsqu'elle  semble  s'appuyer  sur  ses  alliances  impériales.  En  réa- 
lité, la  monarchie  italienne  n'a  besoin  d'aucun  étai  étranger.  Craindre 
la  contagion  républicaine,  c'est,  de  sa  part,  faire  trop  d'honneur  à 
la  républiqtie  française.  Des  lagunes  à  l'Etna,  l'arbre  de  Savoie  a 
poussé  de  trop  profondes  racines  pour  être  ébranlé  par  les  vents 
du  dehors.  Je  ne  sache  pas,  dans  toute  l'Europe,  de  dynastie  plus 
solide,  parce  qu'il  n'en  est  pas  de  plus  nationale.  Elle  a  un  grand 
avantage  :  elle  a  beau  avoir  été  récemment  transplantée  du  Pié- 
mont, elle  tient  au  sol  par  des  racines  multiples  qu'on  ne  peut  cou- 
per toutes  à  la  fois.  L'Italie  a  de  vieilles  et  admirables  cités;  elle 
n'a  pas  de  capitale  en  état  de  faire  une  révolution.  Certes,  la  mo- 
narchie itahenne  a  ses  difficultés ,  quel  gouvernement  n'a  les 
siennes?  Elle  a  même,  de  par  ses  oiigines,  à  Rome  notamment, 
des  difficultés  inconnues  d'autres  pays;  mais  il  n'en  est  point  dont 
elle  ne  puisse  triompher  avec  de  la  sagesse,  du  tact  et  du  temps. 
L'unique  danger  pour  elle,  en  dehors  d'une  guerre  malheureuse, 
c'est  l'appauvrissement,  par  suite  le  mécontentement  du  pays.  Or, 
ce  danger,  la  triple  alliance  l'y  expose  plus  qu'elle  ne  l'en  pré- 
serve. Le  moment  'peut  venir  où  le  peuple  se  demandera  si  cette 
onéreuse  alliance  profite  au  trône  ou  au  pays.  Le  plus  grand  péril 
pour  les  monarchies  modernes,  c'est  de  laisser  croire  qu'elles  ont 
une  pohtique  dynastitpie  plus  confonne  aux  préventions  ou  aux 
intérêts  de  la  cotironne  qu'au  sentiment  ou  aux  intérêts  de  la  na- 
tion. Que  la  triple  alliance  soit  renouvelée,  —  si  elle  ne  l'est  déjà, 
—  il  ne  faudra  peut-être  pas  des  années  pour  que  l'Italie  se  pose 
cette  redoutable  question. 

La    triple   allit^nce  n'est   déjà  pas    très  populaire.  Le   journal 
le  plus    n'pandu  de  Iti  péninsule,   le  Sccolo,   la   combat  otiver- 


(1)  Voir,  dans  la  l\evue,\e<  Chroniques  d?  la  quinzaine  et  l'étude  de  M.  Valbert,  du 
1"  janvier  1889. 


292  REVUE   DES    DEUX    MOxNDES. 

temeiit.  Les  élections  les  plus  récentes,  celles  de  M.  Imbriaiii  no- 
lanunent,  ont  été  une  protestation  contre  elle.  Il  faut  dire  que  la 
froideur  de  nombre  d'italiens  s'adresse  moins  à  Berlin  qu'à  Vienne. 
On  subit  l'alliance  de  l'Autriche,  parce  qu'elle  est  la  condition  de 
l'alliance  de  l'Allemagne.  C'est  la  Prusse  qui  réunit  les  deux  adver- 
saires de  18/i8,  1859  et  1866.  Habsbourg  et  Savoie  ne  se  donnent 
la  main  que  dans  le  sein  du  Hohenzollern.  Le  gouvernement  de 
Rome  a  peine  à  faire  taire  les  revendications  de  Vltalia  irredeiilti. 
Les  patriotes  sont  disposés  à  lui  reprocher  de  se  faire  le  geôlier  de 
Trente  et  de  Trieste.  Si  les  Italiens  convoitent  des  territoires  en  de- 
hors de  l'Italie  officielle,  leurs  regards  se  dirigent  en  effet  beau- 
coup plus  vers  les  Alpes  orientales  que  vers  les  Alpes  occidentales. 
Un  Français  aurait  mauvaise  grâce  à  ne  pas  le  reconnaître:  il  n'y  a 
nulle  agitation  dans  la  Péninsule  pour  Nice  ou  la  Savoie,  que  l'Italie 
a  laissé  se  donner  librement  à  la  France.  Il  n'en  est  pas  de  même  de 
Trieste  et  de  Trente,  deux  villes  presque  également  itahennes  de 
mœurs  et  de  sentimens.  Il  en  résulte  que  les  revendications  natio- 
nales de  l'Italie  se  dirigent  spontanément  vers  le  territoire  de  son 
alliée  officielle.  C'est  là  une  situation  singulière,  d'autant  que,  s'il 
est  permis  aux  Italiens  de  rêver  quelque  combimizioiie  leur  permet- 
tant d'annexer  le  Trentin,ils  savent  que  l'Allemagne  ne  veille  guère 
moins  que  l'Autriche  sur  le  golfe  de  Trieste. 

L'Autriche  est,  du  côté  italien,  le  point  faible  de  la  triple 
alliance.  Aux  yeux  du  politique  qui  envisage  la  situation  générale 
de  l'Europe,  l'existence  de  l' Autriche-Hongrie  est  une  garantie 
d'indépendance  pour  l'Italie.  La  détruire,  même  pour  avoir  une 
part  de  ses  dépouilles,  serait  œuvre  de  téméraire.  Mais  les  peu- 
ples n'ont  pas  la  vue  longue  ;  ils  voient  à  peine  à  quelques  lieues 
au-delà  de  leurs  frontières.  Quant  à  nous,  Français,  si  nous  nous 
méfions  de  la  triple  alliance,  ce  n'est  point  de  l'Autriche.  La 
France,  depuis  1815,  n'a  jamais  eu  daflaire  avec  l'Autriche  que 
pour  les  beaux  yeux  de  l'Italie.  Depuis  que  les  schivarz-gelb  sont 
hors  de  la  péninsule,  nous  n'avons  rien  à  démêler  avec  eux.  Nous 
ne  leur  en  voulons  même  point  d'avoir  lié  partie  avec  les  vain- 
queurs de  Kœnigsgrœtz  ;  nous  savons  qu'ils  n'avaient  guère  le 
choix.  L'Autriche-Hongrie  ne  nous  inspire  ni  ressentiment,  ni  in- 
quiétude ;  nous  sommes  persuadés  que  la  Hofburg  redoute  les 
complications  plus  qu'elle  ne  les  recherche.  Pour  un  peu,  la  pré- 
sence de  l'Autriche  dans  la  triple  alliance  nous  rassurerait  au  lieu 
de  nous  effrayer.  Ce  n'est  pas  que  la  presse  ou  les  hommes  d'état 
de  Vienne  ou  de  Pesth  nous  montrent  quelque  bienveillance.  Loin 
de  là,  ils  ne  se  croient  même  pas  toujours  obligés  d'être  polis  en- 
vers nous.  Sur  le  Danube  aussi,  on  goiite  peu  la  république  ;  on  en 
devient,  à  l'occasion,  injuste  pour  la  France.  On  se  rappelle  l'alga- 


LA    TRIl'LE    ALLIANCE.  293 

rade  de  M.  Tisza  dissuadant  les  Hongrois  de  se  risquer  chez  nous 
durant  notre  Exposition.  Infortuné  M.  Tisza!  il  ne  se  doutait  point 
que,  en  l'année  de  grâce  1S89,  les  places  de  Pestli  et  de  Vienne 
auraient  à  envier  la  tranquillité  des  rues  de  Paris  (1). 

Si  la  guerre  doit  sortir  de  la  triple  alliance^  ce  ne  sera  pas, 
croyons-nous,  du  fait  de  l'Autriche.  Elle  tempérerait  plutôt  les  ar- 
deurs de  ses  alliés.  Nous  sommes,  naturellement,  moins  rassurés  du 
côté  de  l'Allemagne,  surtout  depuis  la  mort  du  ^deil  empereur.  Nous 
sentons  là  un  inconnu.  Le  caractère  de  l'empereur  Guillaume  II  est 
un  nouveau  facteur  dans  la  politique  de  l'Europe;  faut-il  l'inscrire 
au  compte  de  la  paix?  Nous  ne  savons.  Le  jeune  empereur  est  in- 
telligent, il  a  l'esprit  cultivé,  il  est  d'une  activité  merveilleuse;  c'est 
une  figure  ;  mais  on  peiU  redouter  sa  nervosité,  et  ce  qu'on  sait  de 
lui  n'écarte  pas  toute  crainte  de  coups  de  tête.  Des  fantaisies  sou- 
daines, comme  celle  du  voyage  à  Strasbourg  de  compagnie  avec  le 
roi  Hmnbert,  sont  faites  pour  donner  à  penser.  On  appréhende 
dans  le  jeune  Hohenzollern  un  Charles  XII  à  décisions  brusques. 
11  est  vrai  qu'il  a,  près  de  lui,  un  conseiller  d'expérience  qui,  dans 
son  temps,  a  aimé  les  grands  coups  de  dés,  mais  qui  a  trop  gagné 
au  jeu  pour  risquer  sa  fortune  sur  un  point.  Qui  l'eût  dit  il  y  a 
quinze  ans  ?  M.  de  Bismarck  viendrait  à  disparaître  que  la  Bourse 
de  Paris  baisserait.  Mais  M.  de  Bismarck  n'est  pas  seul;  il  n'est 
pas  immortel;  lejvieux  joueur  peut  même,  à  l'occasion,  être  tenté 
d'essaver  encore  une  fois  la  chance. 


IV 

«  Ne  craignez  rien,  disent  nos  amis  italiens  ;  l'alliance  est  pure- 
ment défensive.  Au  besoin,  nous  sommes  là  pour  retenir  Berlin. 
Nos  arméniens  ne  visent  que  les  perturbateurs  de  la  paix.  Le  but 
de  l'alliance  est  le  maintien  du  statu  quo  ;  rien  de  plus.  Le  secret 
des  chancelleries  est  percé  à  jour  :  chacun  connaît  le  casiis  fœde- 
rh;  les  trois  puissances  se  sont  mutuellement  garanti  leur  terri- 
toire. Qu'y  a-t-il  là  d'inquiétant'?  qu'y  a-t-il  d'offensant  pour  la 
France?  » 

11  est  si  difficile,  pour  un  peuple,  de  se  mettre  à  la  place  d'un 
autre  que  nombre  d'Italiens  ne  semblent  pas  apercevoir  ce  qu'a 
de  douloureux,  pour  les  cœurs  français,  cette  garantie  réciproque 

(1)  Peut-être  le  premier  ministre  hongrois  avait-il  simplement  voulu  donner  une 
leçon  au  quai  d'Orsay.  Il  se  publiait  à  Paris,  sous  le  nom  ^Aatrtche  slavo-roumaine, 
une  feuille  particulièrement  hostile  aux  Magyars  et  au  gouvernement  hongrois.  On  la 
disait  soutenue  par  une  subvention  de  notre  ministère  des  affaires  étrangères.  Après 
le  discours  de  M.  Tisza,  ï Autriche  slavo-roumaine  a  cessé  sa  publication, et  M.  Tisza 
a  renoncé  à  ses  sorties  contre  la  France. 


'19h  RLVLE    DES    DEUX    MONDES. 

italo-prussienne.  Que  représente,  pour  nous,  cet  engagement  de 
l'Italie  envers  l'Allemagne?  Une  seule  chose  :  la  garantie  de  1" Al- 
sace-Lorraine au  vainqueur  de  Sedan  par  nos  alliés  de  Solferino. 
Ses  mains  déliées  par  nous,  l'Italie  les  prête  au  conquérant  de  1870 
pour  serrer  les  nœuds  de  Metz  et  de  Strasbourg.  La  maison  de 
Savoie,  devenue  par  la  grâce  de  Dieu  et  de  la  France,  —  Gestt( 
Dei  per  Fninroa,  —  la  souveraine  de  l'Italie,  appose  son  sceau 
royal,  la  croix  d'argent  sur  champ  de  gueules,  au  bas  du  traité  qui 
a  mutilé  la  France.  Aux  Alsaciens-Lorrains,  dont  des  milliers  gardent 
encore  la  médaille  de  la  guerre  d'Italie,  le  gouvernement  italien  est 
venu  dire  :  «  Lai^ciate  ogni  speranza  ;  si,  pour  vous  tenir  séparés 
de  votre  ancienne  patrie,  quatre  millions  de  baïonnettes  allemandes 
ne  suffisent  point,  nous  autres.  Italiens,  nous  soiumes  là.  »  —  Ce 
qu'est,  pour  un  Français,  la  triple  alliance,  le  voilà. 

Et  comme  les  peuples,  de  même  que  les  individus,  ne  se  font  une 
juste  idée  des  choses  qu'en  rapportant  tout  à  eux-mêmes,  je  deman- 
derai humblement,  à  nos  amis  d'Italie,  de  se  uîettre  en  notre  lieu  et 
place.  Qu'eussent  dit  les  Italiens  les  mieux  disposés  pour  la  France, 
si,  en  1860,  par  exemple,  Napoléon  III  avait  conclu  avec  Vienne 
et  Berlin  une  alliance  garantissant  à  l'Autriche  Venise  et  Vérone? 
Cela,  aussi,  eût  pu  être  une  ligue  de  la  paix,  fondée  sur  le  respect 
des  traités  :  l'Italie  eût-elle  trouvé  le  procédé  amical?  M.  de  Cavour 
ou  M.  Ricasoli  auraient-ils  admis  que,  en  prenant  un  pareil  engage- 
ment, la  France  ne  donnait,  à  sa  voisine  du  sud-est,  aucune  marque 
de  mauvais  vouloir?  Et  cependant,  en  quoi  la  situation  eût-elle 
difïéré  ?  Comment  l'Italie  eût-elle  eu  le  droit  de  se  froisser,  si  la 
France  doit  se  montrer  satisfaite?  L'Alsace-Lorraine  n'a  pas  plus 
de  goût  pour  la  domination  du  Preusse  que  la  Vénétie  n'en  avait 
pour  celle  du  Tedesco.  Il  y  a,  il  est  vrai,  une  différence,  c'est  que 
l'Autriche  ne  prétendait  pas  germaniser  ses  sujets  italiens,  tandis 
que  lesenfansde  Metz,  de  tout  temps  pays  de  langue  française,  sont 
contraints  d'apprendre  à  épeler  en  allemand.  Le  droit  des  peuples, 
sur  lequel  l'Italie  nouvelle  se  glorifie  d'avoir  été  fondée,  a  été  pu- 
bliquement foulé  aux  pieds  entre  les  Vosges  et  le  Rhin.  Les  habi- 
tans  ont  protesté  contre  la  violence  de  l'annexion  ;  ils  ont  demandé 
à  être  consultés  ;  l'Italie  le  sait,  et  elle  passe  outre.  Elle  donne  sa 
garantie  aux  casques  à  pointe.  Tel  est  le  lait.  Encore  une  fois,  pour 
un  Français,  l'entente  italo-allemande  n'est  que  cela.  L'Autriche- 
Hongrie  agit,  il  est  vrai,  comme  l'Italie;  mais  l'Autriche  n'a  pas, 
que  je  sache,  la  prétention  d'avoir  pour  fondement  le  droit  des 
peuples;  elle  n'a  jamais  été  la  nation  sœur  de  la  France;  et,  si  elle 
ne  tient  plus  garnison  à  Milan  et  à  Bologne,  si  ses  archiducs  ne 
régnent  plus  à  Florence  et  à  Modène,  l'Autriche  sait  à  qui  elle  le 
doit. 


LA    TRIPLE    ALLIANCE.  295 

Ne  soyons  pas  trop  sévères,  mèiiie  pour  les  amis  de  nos  enne- 
mis. Essayons,  à  noire  tour,  de  nous  mettre  à  leur  place,  «  dans 
leur  peau,  »  comme  dit  le  vulgaire  d'une  manière  si  expressive. 
L'Italien  est  peu  sentimental  ;  s'il  l'a  jamais  été,  il  y  a  de  cela  des 
siècles.  Il  a  tant  pleuré,  et  si  longtemps,  sur  ses  propres  malheurs, 
que  ses  yeux  n'ont  plus  de  larmes  pour  les  souffrances  d'autrui. 
Le  cri  de  douleur  de  l'Alsace-Lorraine  ne  franchit  pas  les  glaciers 
des  Alpes  ;  les  plaines  du  Pô  et  les  vallées  de  l'Apennin  n'ont  pas 
d'écho  pour  les  plaintes  de  l'autre  côté  des  monts.  Soyons  justes 
pour  nos  voisins;  la  France  elle-même,  depuis  qu'elle  souffre  dans 
sa  propre  chah',  est  moins  prodigue  de  ses  pleurs  et  de  ses 
embrassemens  aux  opprimés  des  deux  mondes.  A  la  différence 
de  leurs  pères,  peu  de  nos  jeunes  gens  pleurent  aujourd'hui  sur 
l'Irlande  ou  la  Pologne.  Il  n'en  est  pas,  hélas  I  des  peuples  comme 
des  individus  ;  les  infortunes  imméritées  leur  endurcissent  le  cœur. 
Leur  patriotisme  se  lait  étroit  et  jaloux  ;  il  prêche  l'égoïsmc  comme 
une  vertu.  Ainsi  prétendent  faire  aujourd'hui  certains  Français, 
s'imaginaiit  être  plus  forts  en  gardant  tous  les  battemens  de  leur 
cœur  à  la  patrie.  L'égoïsme,  heureusement,  nous  est  difficile.  Que 
de  temps  nous  avons  pleuré,  en  vers  et  en  prose,  sur  le  deuil  d'au- 
irui  I  Du  Bosphore  aux  Alleghanys,  quel  peuple  en  lutte  pour  la 
liberté  n'a  reçu,  à  défaut  du  secours  de  nos  armes,  l'encouragement 
de  notre  voix?  Qui  de  nous,  enfant,  n'a  essuyé,  au  Spielberg,  les 
yeux  de  Silvio  Pellico  ;  et  lequel  de  nos  poètes  novices  n'a,  entre 
1815  et  18(3(5,  entonné  sa  lamentation  sur  l'asservissement  du  bel 
paese  et  la  captivité  de  Venise  la  Belle?  Pour  ma  part,  je  ne  le  re- 
grette point.  Si,  en  dépit  de  Sedan  ou  de  Metz,  je  reste  fier  d'être 
Français,  c'est,  en  grande  partie,  pour  ce  don  de  commisération, 
pour  cet  amour  des  opprimés,  pour  ces  sentimens  de  liberté  et  de 
fraternité  que  notre  France  a  ressenti  plus  que  tout  autre  peuple, 
et  qui  font  d'elle  la  plus  humaine  des  nations.  Aujourd'hui  encore, 
ce  serait,  pour  moi,  une  douleur  cuisante  de  revoir  le  kaherlich 
en  pantalon  collant  faire  faction  au  pied  de  l'escalier  du  palais  des 
doges.  Ce  que  mon  àme  reproche  aux  Italiens,  ce  n'est  point  d'avoir 
omis,  à  l'heure  de  notre  détresse,  de  nous  envoyer  leurs  bersa- 
glieri,  —  cela,  ils  ne  le  pouvaient  guère,  —  c'est  de  n'avoir  pas 
été  plus  nombreux  à  donner  à  notre  malheur  l'obole  des  larmes. 
A  défaut  des  armées  et  des  victoù'es  que  leur  roi  ne  pouvait  nous 
rendre,  nous  aurions  aimé  recevoir  de  leurs  poètes  l'aumône  so- 
nore des  strophes,  qui  ne  coûte  ni  or  ni  sang. 

Ici  encore,  soyons  équitables  ;  ne  nous  laissons  pas  dominer  par 
une  émotion  trop  naturelle  aux  peuples  malheureux.  L'indilïerence 
des  Italiens  pour  l'Alsace-Lorraine  a  une  excuse.  N'oublions  pas 
que  la  fatalité,  ou  l'imprévoyante  politique  de  Napoléon  III,  a  foit 


'""..S 


296  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

coïncider  le  démembrement  de  la  France  avec  l'achèvement  de 
l'Italie,  si  bien  que,  pour  nombre  d'Italiens,  l'un  a  paru  la  condition 
de  l'autre.  L'asservissement  de  Strasbourg  leur  a  semblé  le  corol- 
laire de  la  libération  de  Rome.  De  naïves  voix  de  prêtres  et  de 
femmes  n'ont-elles  pas,  dans  leurs  gémissemens  au  Sacré-Cœur, 
associé  Rome  et  la  France?  L'Italie,  entrée  dans  la  Ville-Eternelle 
par  la  brèche  de  \a  parla  Pia,  a  senti  le  besoin  de  s'y  fortifier.  Elle 
redoutait  les  importunes  revendications  du  vieillard  qu'elle  avait 
dépossédé;  elle  a  cru  avoir  besoin  d'une  garantie.  Elle  l'a  cherchée 
auprès  des  iorts,  auprès  du  nouvel  empire  germanique,  à  Berlin, 
et,  en  échange,  elle  a  donné  à  l'Allemagne  sa  garantie  pour  l'Al- 
sace. 

Contre  qui  cette  garantie  de  Rome,  obtenue  de  Berlin?  Est-ce 
contre  la  crosse  des  prélats  et  la  croix  des  moines,  contre  les  hal- 
lebardes des  Suisses  de  la  Scala  Begia  ou  contre  les  foudres  du 
pontife  détrôné? —  Non,  paraît-il,  c'est  contre  la  France.  En  vé- 
rité, il  faut  que  les  peuples  se  connaissent  bien  mal  les  uns  les 
autres  !  Imaginer  que  la  France  puisse  partir  en  guerre  pour  réta- 
blir le  trône  temporel  du  pape,  quel  anachronisme  !  Songez  que  c'est 
contre  la  république  française,  contre  la  république  de  M.  Ferry, 
de  M.  Floquet,  de  M.  Clemenceau  que  l'Italie  officielle  s'est  crue 
obligée  de  se  mettre  en  garde  à  Rome.  Chaque  été,  le  gouverne- 
ment a  peine  à  foire  voter  le  budget  des  cultes  et  le  maintien  d'une 
ambassade  auprès  du  saint-siège;  la  majorité  républicaine  vote 
constamment  contre  les  deux  crédits.  Le  parti  au  pouvoir  n'a  d'autre 
lien  que  la  haine  de  l'église,  et  l'Italie  n'est  point  rassurée;  elle 
craint  toujours  de  voir  la  France  se  lancer  dans  une  croisade  pour 
les  clés  de  saint  Pierre.  Un  ministre  français  ne  peut  démontrer  la 
nécessité  d'entretenir  un  ambassadeur  auprès  du  Vatican,  sans 
qu'au-delà  des  monts  on  en  prenne  ombrage.  Les  autres  puis- 
sances, l'Autriche-Hongrie,  la  Prusse  même,  les  alliées  de  l'Italie, 
ont  un  ambassadeur  près  du  saint-père  ;  on  ne  s'en  offusque  point 
à  la  Consulta  ou  au  Monte-Citorio.  Ce  qu'on  trouve  tout  naturel, 
de  la  part  des  autres gouveinemens,  inquiète  de  la  nôtre.  La  Prusse 
a  pu,  à  diverses  reprises,  fah"e  au  saint-siège  les  avances  les  plus 
inattendues.  L'Italie  ne  s'en  est  pas  offensée.  M.  de  Bismarck  a 
pu  inviter  le  pontife  découronné  à  intervenir  dans  les  élections 
allemandes  ;  il  a  pu  aider  Léon  XIII  à  rentrer  dans  la  plus  haute 
partie  du  rôle  politique  des  papes,  en  le  désignant  comme  arbitre 
entre  les  puissances  chrétiennes.  La  presse  reptilienne  a  pu 
s'amuser  à  agiter  la  question  romaine,  et  le  chancelier,  faire  mi- 
roiter aux  yeux  de  la  curie  des  espérances  d'intervention  diplo- 
matique et  de  prochaine  restauration  ;  le  gouvernement  italien,  loin 
de  s'en  fâcher,  en  a  conclu  qu'il  était  prudent  de  s'entendre  avec 


LA    TRlPLi;    ALLIANCE.  597 

M.  de  Bismarck.  Plus  le  chancelier  faisait  d'avances  à  la  curie,  plus 
l'Italie  se  rapprochait  de  la  Prusse.  Nous  l'avons  dit  :  à  suivre  les 
faits,  on  pourrait  croire  que,  si  l'Italie  s'est  alliée  à  l'Allemagne 
pour  obtenir  la  garantie  de  Rome,  c'est  contre  Berhn  même  et  les 
surprises  de  la  politique  prussienne  qu'elle  s'est  assurée.  Que  de 
cris  au-delà  des  Alpes,  pourtant,  si  le  gouvernement  ou  la  presse 
officieuse  de  la  république  se  fussent  permis,  vis-à-vis  du  succes- 
seur de  Pie  IX,  la  moitié  de  ce  que  nos  voisins  ont  bénévolement 
passé  au  tout-puissant  kunzler! 

«  Rome  capitale  n'a-t-elle  rien  à  redouter  du  parti  au  pouvoir  en 
France,  la  France  est  changeante,  insinuent  nombre  d'Italiens.  Les 
républicains  peuvent  être  battus,  et  les  conservateurs  profiteraient 
de  leur  victoire  pour  mettre  l'armée  française  aux  genoux  du  pape.  » 
A  les  en  croire,  M.  Thiers  et  le  maréchal  Mac-Mahon  y  ont  déjà  pensé. 
Pourquoi  pas  M.  Grévy?  On  ne  sait  pas  assez  quelles  légendes  ont 
cours  à  cet  égard,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  triste,  c'est  que  les  fables 
inventées  ou  colportées  par  les  adversaires  de  la  France  ont  parfois 
pris  naissance  en  France  même.  Ne  m'a-t-on  pas  affirmé,  comme 
un  fait  positif,  que,  en  1877,  le  maréchal  Mac-Mahon  préparait  une 
intervention  pour  rétablir  le  pouvoir  temporel  du  pape?  M.  Crispi, 
passant  alors  par  Paris,  avant  d'aller  voir  M.  de  Bismarck,  aurait 
entendu  Gambetta  lui  confier  ses  appréhensions  au  sujet  d'une 
expédition  romaine.  Hélas  !  il  n'est  pas  impossible  que  Gambetta 
ou  son  entourage  aient  tenu  pareil  langage  à  leur  ami  sicilien.  La 
gauche,  en  semblable  matière,  ne  s'est  pas  toujours  montrée  très 
scrupuleuse;  plus  d'une  fois,  dans  ses  polémiques  électorales,  elle 
s'est  permis  de  jouer  de  l'étranger.  Oh!  la  vilaine  besogne  que  cette 
guerre  de  partis  où  l'on  se  lance,  des  deux  côtés,  des  traits  empoi- 
sonnés,  sans  souci  de  ceux  qui  risquent  d'atteindre  la  France  ! 
C'était  après  le  16  mai  1877.  Pour  les  363,   a  le  cléricalisme  était 
l'ennemi.  »  Le  spectre  noir  était  leur  grande  machine  de  guerre 
contre  ce  qu'ils  se  plaisaient  à  nommer  le  gouvernement  des  curés, 
sûrs,  par  là,  d'exciter  la  réprobation  du  pays.  Attribuer  à  un  parti 
l'intention  de  guerroyer  pour  le  pape,  c'était  un  procédé  certain 
de  le  discréditer  auprès  du  sulïrage  universel.  Cela  vaut  l'accusa- 
tion de  vouloir  rétablir  la  dhue  et  la  corvée,  que  nos  radicaux  ont 
soin  de  rééditer  à  chaque  élection.  C'est  une  de  ces  armes  calom- 
nieuses forgées  par  la  mauvaise  foi  des  partis.   Les  Italiens  pour- 
raient aussi  bien  admettre  que  les  conservateurs  français  travaillent 
au  rétablissement  de  l'ancien  régime.  M.  Crispi,  paraît-il,  a  cru, 
sur  la  foi  de  Gambetta,  à  cette  intervention  en  faveur  du  pape,  et, 
pour  prévenir  ces  ténébreux  projets,  il  s'est  hâté  de  rendre  visite  à 
M.  de  Bismarck,  après  avoir  serré  la  main  du  chef  de  l'opportu- 
nisme. Des  esprits  moins  prévenus  eussent  été  moins  crédules.  Ils 


298  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'eussent  vu,  dans  le  succès  de  cette  manœuvre,  qu'une  chose  :  la 
preuve  que  jien  ne  répugne,  à  la  France  nouvelle,  comme  une 
expédition  romaine. 

Dirons-nous,  pour  cela,  que  la  France  est  indifférente  à  tout  ce 
qui  se  passe  à  Rome?  qu'elle  ne  s'intéresse  pas  plus  à  l'hôte  du 
Vatican  qu'au  chéri f  Ae,  la  Mecque,  ou  au  aifholicos  des  Arméniens? 
JNon  assurément;  un  pays  qui  comprend  des  millions  de  catho- 
liques, qui  a  un  concordat  avec  le  saint-siège,  qui  a  des  intérêts 
dans  les  cinq  parties  du  monde,  ne  saurait  regarder  la  papauté 
comme  une  quantité  négligeable.  Obligé  de  traiter  et  de  compter 
avec  le  pape,  il  doit  désirer  l'indépendance  spirituelle  de  la  pa- 
pauté. C'est  ce  que  souhaite  la  France  et,  en  cela,  elle  est  d'accord 
avec  tous  les  états  chrétiens,  car  tous,  à  Piome,  ont  le  même  intérêt 
à  trouver,  en  face  d'eux,  un  pape  libre.  La  liberté  du  pape,  c'est  à 
l'Italie  de  montrer  que  rien  ne  la  menace.  S'il  y  a  encore,  en  Eu- 
rope, une  question  pontificale,  il  ne  dépend  ni  de  la  France,  ni  de& 
autres  puissances  de  la  suppruuer  ;  cela  ne  dépend  que  du  Quirmal 
et  du  Vatican.  La  question  ne  sera  définitivement  résolue  que  le 
jour  où  ils  seront  arrivés  à  se  mettre  d'accord  ;  et,  après  dix- 
neuf  ans,  ce  jour  ne  paraît  pas  proche. 

En  attendant,  beaucoup  d'Italiens  me  semblent  se  méprcndi-e 
étrangement  sur  la  question  romaine.  Ils  ne  voient  pas  que  leur 
politique  risque  de  la  rouvrir,  au  Heu  de  la  fermer.  Je  ne  fais  pas  ici 
allusion  aux  tracasseries  et  aux  vexations  infligées  au  pape  ou  au 
clergé;  le  gouvernement  dirigé  par  M.  Crispi  semble  se  plaire  à 
creuser  le  fossé  qu'il  aurait  tout  intérêt  à  combler.  Mais  cela  est 
son  affaire  ;  je  ne  veux  parler  ici  que  de  l'intervention  des  puis- 
sances. La  restam-ation  de  la  royauté  pontificale  ne  peut  plus  être 
la  cause,  mais  seulement  la  conséquence  d'une  guerre.  Raisonner 
autrement,  c'est  méconnaître  les  faits  et  renverser  la  vérité.  Aucun 
état  n'entrera  en  campagne  pour  replacer  Rome  sous  la  domination 
ecclésiastique;  mais  tout  état,  engagé  dans  une  guerre  avec  lltahe, 
sera  contraint  de  jouer,  contre  elle,  la  carte  pontificale  ;  ce  sera,  pour 
lui,  la  carte  forcée.  Catholique, protestant,  scliismatique,  athée,  tout 
gouvernement  provoqué  par  la  péninsule  cherchera  à  la  frapper  à 
l'endi'oit  vulnérable,  et  cet  endroit,  c'est  Rome.  M.  Crispi,  reprenant 
un  mot  de  i\Iinghetti,  affirmait  dernièrement  que,  en  cas  de  guerre 
générale,  l'Italie  aurait  beaucoup  à  prendre,  rien  à  perdre.  C'est  là 
une  contre-vérité.  Pour  l'Italie,  une  grande  guerre  serait  tout  bon- 
nement la  ruine;  cela,  paraît-il,  ne  semble  rien  à  ses  hommes 
d'état;  mais  ce  ne  serait  pas  tout.  La  banqueroute,  la  misère,  la  ré- 
volution peut-être,  ne  seraient  pas  le  seul  prix  de  sa  défaite  ;  elle 
mettrait  auù'e  chose  au  jeu  :  sa  capitale. 

Il  semble  qu'un  gouvernement,  placé  en  face  de  pareilles  perspec- 


LA    TRIPLE    ALLIANCE.  299 

tives,  doive  avoir  pour  premier  souci  d'éviter  tout  conflit.  Chacun 
ie  sent  au  dehors  ;  un  homme  que  les  Italiens  considèrent,  à  bon 
di'oit,  comme  lem*  ami,  M.  Gladstone,  le  constatait  récemment.  Ce  que 
«  cet  état  de  choses  recommande  à  l'Italie,  écriYsàtï  ancien  premier . 
faisant  allusion  à  la  question  romaine,  c'est  une  politique  générale 
modeste  et  réservée,  plutôt  qu'une  politique  d'ambition  et  de  pa- 
rade :  il  gênerai  policij  ratlter  of  inocleM\j  and  réserve  tlian  of 
ambition  and  display  (1).  Cette  politique  de  modestie  et  de  réserve, 
conseillée  par  M.  Gladstone,  est-ce  bien  celle  que  suivent  nos  voi- 
sins? 

a  L'Italie,  répondent  les  Italiens,  en  contractant  des  alliances, 
cherche  seulement  à  prendre  ses  sûretés.  Si  les  hommes  qui  re- 
grettent la  chute  de  la  royauté  papale  ne  sont  pas  de  force  à  en- 
traîner la  France  dans  une  guerre  contre  nous,  la  France  peut  nous 
faire  la  guerre  pour  un  autre  motif,  pour  essayer  ses  armes,  pour 
relever  son  prestige.  Elle  a  de  la  vanité,  elle  aime  la  gloire,  elle 
ne  voudra  pas  rester  indéfmmient  sous  le  coup  de  Wœrth  et  de 
Sedan,  et,  n'osant  s'attaquer  à  ses  voisins  des  Vosges,  elle  s'en 
prendra  à  ses  voisins  des  Alpes.  »  —  Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est 
quecertainsFranrais  tiennent  le  même  langage  de  l'Italie,  lui  prêtant 
des  sentimens  analogues.  Écoutez-les.  «  L'indépendance  italienne, 
disent-ils,  s'est  mal  faite;  le  sentiment  national  en  soulïre.  Elle  a 
été  le  prix  des  vdctoires  d'autrui,  les  Italiens  n'y  ont  contribué  que 
par  leurs  défaites  ;  ils  en  gardent  une  blessure  toujours  saignante. 
La  jeune  armée  royale  brûle  d' e (Tac er  Lissa  et  Custozza;  il  lai  faut 
une  guerre  pour  sacrer  ses  trois  couleurs,  et,  comme  vers  l'est  le 
veto  de  Berlin  lui  barre  le  chemin,  c'est  à  l'ouest,  sur  le  dos  des 
Français  qu'elle  compte  faire  ses  preuves.  » 

Les  deux  raisonnemens  se  valent;  mais,  des  deux,  le  plus  faux 
n'est  peut-être  pas  celui  qui  touche  l'Italie.  Certaines  lettres  d'offi- 
ciers d'Abyssinie  montrent  que  l'armée  italienne  a  aussi  ses  velléités 
belliqueuses.  Elle  attend,  avec  impatience,  le  moment  de  signaler 
Vilalico  valore.  Elle  aspire  à  se  mesurer  avec  un  adversaire  digne 
d'elle.  Cela  est  assez  naturel  chez  une  armée.  Les  armées  sont  faites 
pour  la  guerre.  Un  pays  qui  laisserait  la  direction  de  sapoUliqueà 
ses  officiers  ne  demeurerait  pas  longtemps  en  paix.  Entre  l'Italie 
et  la  France,  il  y  a  toutefois  cette  différence  que  l'Italie,  étant  plus 
jeune  et  ayant,  en  quelque  sorte,  sa  réputation  mihtaii^e  à  établir,  est 
naturellement  plus  portée  à  souhaiter  des  luttes  où  cueillh*  des  lau- 
riers; ceux  des  Scipion,  des  César,  des  Trajan  ne  lui  semblent  pas 
assez  frais.  La  France,  au  contraire,  est  vieille;  elle  a,  depuis  trois 
ou  quatre  siècles,  remporté  bien  des  couronnes,  elle  sait  ce  que 

(1)  The  Nineteenth  Ce/itury  :  iuna  1889. 


300  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

coi'itcnt  ces  sanglans  trophées;  1870  lui  a  appris  que  la  guerre 
n'est  plus  une  joute  de  tournois  ou  un  assaut  de  salle  d'armes.  Un 
blessé  qui  vient  de  subir  une  amputation  ne  va  point  follement 
provoquer  des  affaires  gratuites.  De  toutes  les  imaginations  qui 
puissent  traverser  les  cervelles  politiques,  la  plus  bizarre  peut-être, 
c'est  de  se  figurer  la  France  moderne  se  lançant  dans  une  guerre 
contre  l'Italie,  comme  un  spadassin  se  jette  sur  un  duel,  par  goût 
des  émotions  ou  par  gloriole.  Ce  fantôme  d'une  invasion  française, 
il  y  a  des  Italiens  qui  en  ont  été  hantés.  J'en  sais  qui,  lors  de  l'oc- 
cupation de  Tunis,  se  sont  persuadé  que  nous  pénétrions  dans  la 
régence  pour  prendre  la  péninsule  à  revers.  «  Est-ce  vrai  que  vous 
voulez  nous  faire  la  guerre?  «m'a  demandé  plus  d'un.  Ces  mauvais 
desseins  des  Français,  les  plus  ingénus  y  ont  cru  ;  les  plus  roués 
ont  feint  d'en  avoir  peur  pour  monter  l'opinion  contre  nous,  et 
justifier  leurs  alliances  et  leurs  armemens. 

Il  faut  le  dire  à  leur  décharge,  les  Italiens  ne  sont  pas  seuls,  en 
Europe,  à  se  représenter  la  France  comme  un  pays  batailleur,  tou- 
jours en  quête  d'aventures,  à  la  façon  des  vieux  Normands  ou  des 
vieux  Gaulois.  Les  étrangers  en  sont  demeurés,  sur  notre  compte,  à 
Louis  XIV  et  à  Napoléon.  Quelle  confusion  des  âges  !  Pauvre  France, 
quel  portrait  peu  ressemblant  on  s'en  fait  souvent  au  dehors  !  On 
se  la  figure  toujours  comme  une  amazone,  brandissant  la  lance  ou 
le  javelot,  une  sorte  de  Clorinde  ou  de  Bradamante  impatiente  de 
repos.  Autant  vaudrait  se  peindre  l'Italie  contemporaine  sous  les 
traits  d'une  Armide  langoureuse,  tout  entière  à  l'amour  et  à  la 
volupté.  L'Italie  a  singulièrement  changé,  la  France  aussi.  On 
le  sait  pour  le  pays  du  Paslor  fido  ;  personne  ne  s'aviserait  d'y 
chercher  l'Italie  de  Goethe  ou  du  président  de  Brosses.  On  le  sait 
moins  pour  la  France.  Je  me  dis  parfois  que  la  France  est,  peut- 
être  aujourd'hui,  le  pays  le  moins  connu  de  l'Europe,  et  cela,  parce 
qu'étant  le  plus  visité,  il  passe  pour  le  mieux  connu.  Les  étrangers 
s'assoient  aux  cafés  de  nos  boulevards,  ils  savent  par  cœur  les 
refrains  de  nos  cafés-concerts;  mais  cela,  grâce  à  Dieu,  n'est  ni 
Paris  ni  la  France.  En  réalité,  dans  notre  Europe,  devenue  une  forêt 
de  baïonnettes,  aucune  nation  n'est  plus  pacifique  que  la  France. 
Elle  n'a  pas  oublié  l'Alsace-Lorraine  :  les  vexations  imposées  par  le 
conquérant  au  neichxhind  elles  canons  de  Metz  braqués  sur  la  route 
de  Paris  la  forceraient  à  se  souvenir.  Elle  n'a  pas  oublié  le  pays 
qui  se  souvient  d'elle  ;  mais,  en  y  songeant,  elle  se  rappelle  les 
maux  de  la  guerre.  Elle  se  plaît  à  compter  sur  les  platoniques  re- 
vanches de  la  Justice  ;  elle  cherche  à  se  persuader  que  le  règne  de 
la  Force  ne  sera  pas  éternel  et  salue,  d'avance,  l'avènement  du 
Droit.  Elle  remet  cà  l'avenir  les  revendications  du  passé,  se  disant 
que,  après  tout,  les  Allemands  ont  mis  plus  de  deux  siècles  à  lui 


LA    TRIPLE    ALLIANCE.  301 

reprendre  l'Alsace,  plus  de  trois  siècles  à  lui  arracher  Metz,  et 
qu'il  n'en  faudra  peut-être  pas  autant  à  la  France  pour  rentrer 
dans  ce  qui  fut  son  bien. 

Interrogez  le  grossier  successeur  de  Louis  XIV  et  de  Napoléon, 
le  suffrage  universel  ;  hésitant  et  divisé  sur  presque  tout  le  reste,  il 
est  unanime  dans  sa  répulsion  pour  la  guerre.  C'est  le  moins  belli- 
queux de  tous  les  souverains.  A  côté  de  lui,  Louis-Philippe  était  un 
coureur  d'aventures.  Il  n'a  pas  encore  pardonné  le  Tonkin  à  M.Jules 
Ferry.  Ses  courtisans  le  savent,  et  tous,  autour  de  lui,  font  assaut 
de  sentimens  pacifiques  :  gauche  et  droite  renchérissent  l'une  sur 
l'autre,  lui  faisant  mêmes  promesses.  De  la  Meuse  à  la  Garonne,  les 
programmes  électoraux  sont  un  hymne  à  la  Paix.  Il  faut  les  souve- 
nirs de  l'invasion  et  les  fanfares  de  la  triple  alliance  pour  décider 
le  Français  à  supporter  les  charges  militaires.  S'il  en  veut  à  l'Alle- 
magne, c'est  surtout  de  ce  qu'en  s'installant  à  Metz  et  à  Strasbourg, 
r\llemand  l'a  condamné  à  monter  éternellement  la  garde  sur  les 
Vosges. 

Et  le  général  Boulanger,  qu'en  faites-vous?  nous  crient  nos  voi- 
sins. —  A  Rome  comme  à  Berlin,  on  est  enclin  à  prendre  les  suc- 
cès du  général  pour  une  manifestation  belliqueuse.  N'est-ce  pas, 
semble-t-il,  l'explication  la  plus  simple,  peut-être  même  la  plus  ho- 
norable pour  la  France"?  Elle  n'en  est  pas  moins  erronée.  Il  y  a  bien 
des  ingrédiens  dans  cette  mixture  hétéroclite  qu'on  appelle  le  bou- 
langisme;  il  y  a  de  la  fatigue,  du  dégoût,  du  mécontentement;  il  y 
a  un  désir  d'autorité,  avec  la  défiance  des  autorités  traditionnelles; 
il  y  a  le  vieil  instinct  monarchique  avec  des  préjugés  antimonar- 
chiques; il  y  a  le  goût  des  démocraties  pour  les  personnalités 
bruyantes,  le  besoin  des  peuples  de  s'incarner  dans  un  homme, 
le  plaisir  des  foules  à  s'ériger  des  idoles  qu'elles  brisent  ensuite, 
l'éternoUe  anthropolâtrie  des  masses  qui,  faute  de  dieux  à  adorer, 
s'en  font  à  leur  image;  il  y  a  de  tout  dans  ce  mélange,  mais  s'il  y 
entre  quelque  grain  de  chauvinisme  ou  d'ardeur  guerrière,  c'est 
à  dose  infinitésimale.  L'Europe  commence  à  le  croire  :  les  électeurs 
du  général  Boulanger  sont  pour  la  paix.  Son  panache  rassure  les 
bonnes  gens  ;  ils  y  voient  volontiers  le  paratonnerre  de  la  guerre. 
Les  masses  ont  des  naïvetés  colossales.  Pour  nombre  d'ouvriers  ou 
de  paysans.  Boulanger  impose  à  Bismarck  ;  le  général  est  le  seul 
homme  capable  de  tenir  en  respect  le  chancelier.  Avec  lui,  la  Prusse 
n'osera  pas  bouger;  avec  les  autres  on  se  sent  moins  en  sûreté.  Ce 
n'est  pas  qu'ils  soient  d'humeur  batailleuse.  Conservateurs,  oppor- 
tunistes, radicaux,  ils  sont  tous  pacifiques,  par  situation,  autant  que 
par  goût  et  par  conviction.  Ce  ne  sont  point  des  généraux  avides 
de  gloire  à  conquérir.  Ils  savent  que  pour  d'autres  fronts  seraient 
les  laui'iers  des  batailles.  Le  seul  homme  qui  eût  osé  jeter  la  France 


302  REVUE    DES    DEUX    .MONDES. 

dans  une  guerre  est  enterré  à  Nice;  c'était  un  ami  de  l'Italie,  il 
s'appelait  Gambetta.  Ses  successeurs  ou  ses  rivaux  à  la  tète  des 
divers  groupes  parlementaires  ne  révent  que  de  batailles  à  coups 
de  votes,  de  guerres  de  partis,  de  campagnes  électorales.  Absorbés 
dans  leurs  luttes  intestines,  ils  ne  connaissent  qu'une  conquête, 
celle  du  pouvoir  et  des  places.  République,  constitution,  revision 
sont  les  étendards  sous  lesquels  ils  se  rangent.  Si  leurs  querelles 
n'ont  pas  encore  détruit  ladministration  et  l'armée  françaises,  nous 
le  devons,  pour  une  bonne  part,  aux  menaces  du  dehors.  Les 
revues  de  Rome  et  de  Berlin  nous  tiennent  en  haleine;  les  clai- 
rons de  l'étranger  rappellent  au  Palais-Bourbon  qu'il  y  a  autre 
chose  que  des  questions  électorales  :  elles  lui  remettent  en  mé- 
moire, avec  les  périls  de  la  France,  la  solidarité  nationale. 

Il  y  a  en  ce  moment,  à  Paris,  un  témoin  de  nos  intentions  paci- 
fiques malaisé  à  récuser  :  l'exposition  universelle.  A  travers  tous 
les  incidens  soulevés  sur  notre  frontière,  pendant  que  nos  voisins 
ne  cessaient  de  réclamer  de  leurs  parlemens  de  nouveaux  fonds 
pour  armer  contre  nous,  la  république  française  construisait  des 
galeries  gigantesques  pour  loger  les  industries,  les  œuvres  d'art, 
les  machines,  tout  le  matériel  pacifique  du  travail  contemporain. 
Je  ne  sache  pas  que  jamais  peuple  ou  gouvernement  ait  donné 
à  la  paix,  en  face  de  tels  périls,  une  telle  marque  de  confiance 
et  d'amour.  Quelques-uns  prenaient  ce  sang-froid  pour  de  la  témé- 
rité ;  plus  d'un  étranger  annonçait  que  ce  serait  d'autres  fêtes  qui 
célébreraient  le  centenaire  de  1789,  et  que,  si  les  voisins  de  la 
France  venaient  la  visiter,  ce  ne  serait  pas  en  curieux  pour  con- 
templer la  tour  de  300  mètres.  Eh  bien!  en  face  de  ce  Champ  de 
Mars,  indéniable  garant  de  nos  sentimens  pacifiques,  on  va  répé- 
tant, à  Rome  comme  à  Berlin,  que  si  la  guerre  n'a  pas  encore  éclaté, 
l'Europe  le  doit  à  la  triple  alliance.  Sur  l'un  des  arcs-de-triomphe 
élevés  pour  l'empereur  Guillaume,  à  Castellamare,  on  lisait,  il  y  a 
quelques  mois  :  Puce  iniposla,  paix  imposée.  —  Menzognti!  crient 
à  la  face  de  l'univers,  la  tour  Eitïel  et  le  palais  des  machuies.  Jamais 
plus  menteuse  légende  ne  s'est  étalée  sur  les  monumens  de  l'adu- 
lation officielle.  On  n'impose  pas  la  paix  à  qui  veut  la  paix. 

La  triple  alfiiance  fait  profession  de  garantir  la  paix  ;  on  pourrait 
dire  qu'elle  la  compromet.  Nous  ne  voulons  pas  mettre  en  doute 
la  sincérité  des  trois  puissances  ;  mais  leurs  démonstrations  paci- 
fiques ont  une  odeur  de  poudre.  Le  seul  fait  d'une  alliance  de  trois 
états  militaires  a  quelque  chose  d'inquiétant.  Elle  coupe  l'Europe 
en  deux;  elle  semble  inviter  à  une  conti*e-ligue.  Elle  oblige  les 
puissances  indépendantes  à  ranger,  elles  aussi,  leurs  bataillons  en 
ligne.  Et,  de  fait,  jamais  les  craintes  de  g'uerre  n'ont  été  plus  fré- 
quentes que  depuis  la  conclusion  de  cette  ligue  de  la  paix.  Chaque 


LA    TRIPLE    ALLIANCE.  3U3 

été,  et  au  cœur  même  de  Thiver,  on  a  vu  les  peuples  et  les  gouAer- 
nemens,  réveillés  par  des  alarmes  soudaines,  se  demander  si  les 
armées  n'allaient  pas  enfin  sentre-choquer.  Au  poids  sans  cesse 
croissant  des  chai'ges  militaires  qui  pèsent  sur  notre  malheureuse 
Europe,  la  triple  alliance  a  ajouté  le  fardeau  des  inquiétudes  qui 
paralysent  toutes  les  affaires.  Cette  paix  qu'elle  se  vante  de  nous 
conserver,  elle  nous  en  a  gâté  les  fruits  ;  elle  nous  rend  malaisé 
d'en  jouir  en  nous  la  montrant  plus  précaire  que  jamais  :  «  Profitez 
de  la  paix,  semble-t-elle  nous  dire,  pendant  qu'elle  dure  encore; 
pour  la  défendre,  nous  avons  aligné  des  millions  de  soldats  tout 
prêts  à  marcher;  pour  la  rendre  plus  sûre,  nous  allons  encore  aug- 
menter nos  régimens  et  nos  batteries.  »  Les  discours  les  plus  paci- 
fiques prononcés  en  brandissant  l'épée  et  applaudis  avec  des  hour- 
ras ont  quelque  chose  depeu  rassurant.  C'est  l'air  qui  fait  la  chanson, 
dit  un  de  nos  proverbes.  Il  est  difficile  de  nier  que  le  ton  et  les  allures 
des  souverains  ou  des  ministres  des  états  alhés  aient  quelque  chose 
de  provocant.  C'est  un  défi  qu'ils  semblent  parfois  porter  à  leurs 
voisins  d'Occident  ou  d'Orient.  En  entendant  leurs  to(/sts  ou  en 
lisant  leurs  notes,  on  songe  involontairement  à  ces  forts  de  la  halle 
qui  vous  montrent  le  poing  en  disant  :  «  Viens-y  !  » 

Ici  encore,  je  prierai  nos  voisins  d'Italie  de  vouloir  bien  se  mettre 
à  notre  place.  Que  dirait-on  à  Rome  et  à  Berlin  si  la  France  et  la 
Russie  faisaient  savoir  au  monde  qu'elles  viennent  de  signer  une 
alliance  pour  le  maintien  de  la  paix?  Imaginez  le  tsar  Alexandre  III 
venant  passer  des  revues  à  Paris,  ou  le  président  de  la  république 
française,  escorté  de  son  ministre  des  affaires  étrangères,  faisant 
une  visite  à  Pétersbourg  ou  à  Gatchina.  Je  doute  que  cela  fût  pris 
à  la  Consulta  comme  un  gage  de  paix.  La  triple  alliance  pourrait 
cependant  donner,  aux  puissances  visées  par  elle,  quelque  envie  de 
se  concerter  en  vue  de  certaines  éventualités.  Pourquoi  ne  l'ont- 
elles  pas  fait?  Rar  sagesse,  par  prudence,  par  amour  de  la  paix.  Ni 
la  France,  ni  la  Russie  n'ont  voulu  imiter  les  procédés  des  trois 
puissances  centrales  :  à  Paris  comme  à  Pétersbourg,  on  est  paci- 
fique, et,  voulant  la  paix,  on  ne  veut  pas  répondre  à  la  triple  alliance 
par  une  contre-alliance,  qui  serait  prise  comme  la  préface  de  la 
guerre.  Mieux  vaut  ne  pas  relever  le  gant.  Si,  malgré  les  nuages 
amoncelés  à  l'Orient  et  à  l'Occident,  la  guerre  n'a  pas  encore  éclaté 
sm-  l'Europe,  à  qui  le  doit-elle?  Aux  deux  puissances  signalées 
comme  les  perturbatrices  du  continent  ':  à  la  république  française 
et  au  tsar  russe. 

Quel  a  été  «  l'ange  de  la  paix?  »  ainsi  que  s'exprimaient  les  mys- 
tiques à  la  chute  de  Napoléon.  Les  Italiens  nous  accuseraient  de 
railler  si  nous  disions  que  c'est  M.  Crispi.  L'ange  de  la  paix,  s'il 
en   est  un,  au   siècle  du  démon  des  arméniens,  c'est  l'empereur 


304  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Alexandre  III.  Il  a  plus  de  droit  à  ce  titre  que  son  grand-oncle 
Alexandre  l""",  et  il  peut  en  tirer  plus  d'honneur.  Pour  le  mériter, 
il  lui  a  fallu  dominer  de  naturels  ressentimens,  et,  ce  qui  coûte 
le  plus  au  maître  incontesté  de  100  millions  de  sujets,  il  lui  a 
fallu  se  résigner,  à  la  face  du  monde,  à  d'apparentes  défaites. 
Mieux  que  l'Auguste  de  Corneille,  il  peut  dire  qu'il  est  maître  de 
lui,  comme  de  son  vaste  empire.  Les  échecs  de  sa  diplomatie  en 
Bulgarie,  l'orgueil  impérial  lui  conseillait  de  les  couvrir  par  un 
appel  à  la  force.  Alexandre  Alexandre vitch  a  résisté  aux  exci- 
tations de  son  peuple.  Sa  conscience  d'autocrate  et  de  chrétien 
répugne  à  tirer  l'épée.  Il  a  fait  la  guerre  et  il  en  connaît  l'horreur. 
Comme  le  jeune  Louis  XIV,  après  la  journée  des  Dunes,  il  a  visité 
les  champs  de  bataille,  il  en  a  contemplé  le  spectacle  et  senti 
l'odeur.  Le  souvenir  des  champs  de  Bulgarie  ne  l'a  point  quitté. 
Heui'eux  les  peuples  dont  le  souverain  a  la  mémoire  moins  courte 
que  le  jeune  Louis  XIV,  et  honneur  à  l'autocrate  qui  ose  être 
un  homme;  mais  n'y  a-t-il  pas  quelque  chose  de  mélancolique  à 
songer  que,  cent  ans  après  1789,  l'Occident ,  alTjubli  par  ses  divi- 
sions, ne  doit  la  paix  qu'aux  instincts  pacifiques  d'un  autocrate? 
Les  Italiens  ont,  en  général,  peu  de  sympathies  pour  la  Russie. 
Ils  sont  trop  voisins  des  Slaves  pour  ne  pas  s'en  défier.  Comme 
puissance  continentale,  l'Italie  confine  aux  Slaves  de  l'Autriche,  sur 
les  Alpes  et  l'Adriatique;  à  Goritz,  à  Trieste,  en  Istrie,  en  Dal- 
matie,  les  Italiens  de  l'empire  austro-hongrois  sont  en  lutte  avec 
des  Slaves  ;  on  comprend  que  l'Italie  soit  en  garde  contre  le  spectre 
du  panslavisme.  Comme  puissance  méditerranéenne,  elle  se  sou- 
cie peu  de  voir  les  Busses  atteindre  les  bords  de  la  Méditerra- 
née. Elle  trouve  qu'il  y  a  déjà  assez  de  concurrens  sur  les  deux 
bassins  du  grand  lac.  Elle  se  dit  que,  le  jour  où  les  Cosaques  vien- 
dront à  baigner  leurs  chevaux  dans  les  flots  de  la  mer  Egée  ou 
du  golfe  d'Alexandrette,  le  massif  empire  du  Nord  pèsera  de  ses 
100  millions  d'habitans  sur  les  rivages  du  Levant.  Tout  cela  peut 
être  vrai;  mais,  ethnographiques  ou  géographiques,  les  défiances 
que  soulève  contre  l'immense  empire  son  immensité  même,  il  faut 
bien  reconnaître  que  l'empereur  Alexandre  III  n'a  rien  fait  pour 
les  exciter.  Sa  politique  extérieure  s'est  distinguée,  durant  les  der- 
nières années,  par  sa  modération  et  sa  correction.  Si  la  diplomatie 
impériale  a  récemment  recouvré  quelque  ascendant  sur  plusieurs 
Etats  d'Orient,  c'est  en  les  rassurant  sur  ses  intentions.  Les  organes 
de  la  triple  alliance  affectent  de  voir  là  le  germe  de  complications 
nouvelles.  Ils  n'admettent  point  que  l'influence  de  l'Autriche  à  Bel- 
grade, à  Sophia  ou  à  Bucharest,  puisse  diminuer  sans  que  les 
chances  de  guerre  en  soient  accrues.  La  paix  de  l'Europe  dépend 
ainsi   des  oscillations  des  petites  cours  balkaniques.  Les   luttes 


LA    TRIPLE    ALLIANCE.  305 

d'influence  sur  le  Balkan  sont  inévitables;  la  Russie  a  bien  su  se 
résigner  à  des  mécomptes,  pourquoi  l'Autriche  et  l'Allemagne  ne 
feraient-elles  pas  comme  la  Russie?  Le  meilleur  moyen  d'assurer 
la  paix  de  l'Europe  par  la  paij  de  l'Orient,  c'est  de  respecter  Tin- 
dépendance  des  États  indigènes.  Ils  veulent  être  eux-mêmes;  l'Oc- 
cident n'a  qu'à  les  y  encourager. 


Depuis  que  M.  Crispi  en  a  la  direction,  la  politique  italienne  a 
paru  prendre  une  allure  plus  décidée,  d'aucuns  disent  plus  pro- 
vocante. Au  temps  récent  encore  où  M.  Depretis  était  le  chef  du 
cabinet  italien,  la  présence  de  l'Italie  dans  la  ligue  de  la  paix 
inspirait  moins  de  défiance.  On  connaissait  l'humeur  pacifique  du 
vieux  goutteux  de  Stradella;  on  savait  que,  au  dehors  comme  au 
dedans,  il  aimait  mieux  dénouer  que  couper.  Sous  le  ministère  de 
ce  Cunctator  piémontais,  on  était  certain  que  l'Italie  n'irait  pas 
courir  les  aventures.  Personne  n'eût  cru  que  la  mort  de  M.  Depre- 
tis pût  être  un  événement  pour  l'Europe.  Comme  il  arrive  souvent, 
on  ne  s'en  est  aperçu  qu'après  coup.  Les  Italiens,  qui  ont  de 
l'amour-propre,  en  peuvent  être  flattés  :  la  recrudescence  des 
craintes  de  guerre  a  coïncidé  avec  l'arrivée  de  M.  Crispi  à  la  pré- 
sidence du  conseil.  M.  Depretis  rassurait,  M.  Crispi  a  inquiété.  L'un 
était  Piémontais,  l'autre  est  Sicilien.  Toute  la  différence  de  leurs 
procédés  tient  peut-être  à  la  dissemblance  de  leurs  caractères. 
Chez  M.  Depretis  il  y  avait,  disait-on,  du  renard;  chez  M.  Crispi  il 
y  a  plutôt  du  Uon.  C'est  un  homme  d'une  natiu-e  plus  riche;  l'âge 
n'a  point  amorti  sa  fougue.  Il  est  de  ceux  qui  semblent  avoir  le  pri- 
vilège de  demeurer  toujours  jeunes;  impétueux,  exubérant,  domi- 
nateur, ce  septuagénaire  a  une  volonté  de  fer.  C'est  un  politique  de 
race  ;  peut-être  a-t-il  quelques-unes  des  parties  du  grand  homme 
d'état;  le  malheur  est  que,  avant  la  réussite,  bien  habile  qui  dis- 
tingue un  Alberoni  d'un  Richeheu. 

Si  M.  Crispi  a  accentué  l'alliance,  c'est  beaucoup  par  tempéra- 
ment, par  vivacité  naturelle,  par  besoin  de  déployer  sa  force  ;  c'est 
peut-être  aussi  par  calcul,  pour  faire  du  bruit,  pour  se  faire  va- 
loir, pour  flatter  l'amour-propre  national.  11  semble  aimer  à  jouer 
à  la  grande  politique  ;  —  c'est  un  goût  qui  vient  aisément  aux  an- 
ciens démocrates  parvenus  à  la  direction  des  affaires,  —  et,  comme 
il  n'est  plus  jeune,  il  est  pressé.  Il  veut  faire  grand,  ou,  ce  qui 
revient  au  même,  en  avoir  l'air.  M.  Gladstone,  à  son  passage  à  Rome, 
en  février  dernier,  a  pu  lui  donner,  dans  la  salle  d'attente  de  la 
TOME  xav.  —  1889.  20 


306  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

gare  des  Thermes,  le  conseil  de  se  défier  de  la  politique  d'apparat; 
c'est  un  avis  que  \g  premie?-  italien  aura  peine  à  suivre.  Il  a  trouvé 
la  triple  alliance  faite  ;  il  a  voulu  la  faire  sonner.  Il  n'avait  pas 
attendu,  nous  l'avons  déjà  rappelé,  la  signature  d'un  traité  entre 
Rome  et  Berlin  pour  lier  connaissance  avec  le  prince  de  Bismarck. 
Il  savait  que  «  l'amitié  d'un  grand  homme  est  un  bienfait  des  dieux.» 
Comme  l'Italie  est  l'alliée  de  l'Allemagne,  M.  Grispi  est  l'ami  de 
M.  de  Bismarck.  Biatmtrck  e  Crhpi  était  une  des  inscriptions  lapi- 
daires qui  réjouissaient  les  yeux  de  l'empereur  Guillaume  dans  son 
voyage  au-delà  des  monts.  Une  partie  de  l'ascendant  de  M.  Grispi 
\ient  de  cette  auguste  amitié.  En  France,  on  est  porté  à  croire  que 
le  chancelier  a  des  valets,  non  des  amis;  les  Italiens  n'envisagent 
pas  la  chose  du  même  œil  ;  là  où  les  Français  ne  veulent  voir  qu'une 
honte,  ils  voient  un  honneur. 

M.  Grispi  n'est  pas  seulement  l'ami  de  M.  de  Bismarck;  il  est,  à 
certains  égards,  son  élève  ou  son  émule.  11  ne  craint  pas  de  lui 
emprunter  ses  procédés  de  gouvernement,  autant  du  moins  que 
le  permet  la  diflérence  des  institutions.  Gomme  M.  de  Bismarck, 
M.  Grispi  se  sent  de  force  à  porter  tout  le  poids  du  gouvernement. 
Le  ministère,  c'est  lui  ;  il  est  l'Atlas  sur  qui  repose  tout.  A  son  ac- 
tivité il  faut  deux  ou  trois  portefeuilles  à  la  fois  ;  il  a  dans  une 
main  les  Affaires  étrangères,  dans  l'autre  l'Intérieur;  et,  au  parle- 
ment, il  jongle  avec  la  diplomatie  et  l'administration,  répondant  par 
la  politique  étrangère  aux  interpellations  sur  sa  politique  intérieure. 
Il  a  appris,  de  son  ami  le  chancelier,  l'art  de  jouer  de  la  guerre  et 
de  la  paix  pour  faire  marcher  une  chambre.  La  triple  alliance,  les 
rumeurs  belliqueuses  lui  servent  à  enlever  un  vote.  Pour  déplacer 
trente  voix  au  Reichstag,  M.  de  Bismarck  ne  craint  pas  de  faire 
trembler  l'Europe  ;  M.  Grispi  est,  lui  aussi,  passé  maître  dans  l'art 
de  manier  les  parlcmens  et  la  presse.  Il  ne  croit  pas  inutile  de  tenir 
les  peuples  en  haleine.  Les  craintes  de  guerre  ont  cela  de  bon 
qu'elles  fortifient  l'autorité  d'un  ministre.  Attaquer  le  gouverne- 
ment à  la  veille  d'une  guerre  générale,  n'est-ce  pas  pécher  contre 
le  patriotisme?  Aussi  le  chef  du  cabinet  ne  redoute-t-il  pas  les  inci- 
dens  avec  l'étranger,  et  dans  sa  bouche,  selon  la  remarque  d'un 
Italien,  l'étranger,  lo  )itr(iniero,signii\G  la  France;  —  l'Allemagne, 
l'Angleterre,  l'Autriche  sont  «  nos  alHées.  » 

M.  Grispi  a  le  verbe  haut,  il  aime  à  parler  fort,  comme  dans  l'af- 
faire de  Massaoua  ;  c'est  dans  son  tempérament  de  Sicilien  ;  puis  il 
sait  que  cela  plaît  aux  peuples.  Rien  ne  les  flatte  comme  un  grain 
d'insolence  vis-à-vis  de  l'étranger.  Josué  Garducci,  un  poète,  — 
et  l'un  des  deux  ou  trois  plus  grands  du  continent,  —  a  été  tou- 
ché par  les  notes  à  M.  Goblet.  L'auteur  des  Odes  barbares  a  celé- 


LA    TRIPLE    ALLL\NCE.  307 

bré,  dans  une  lettre  publique  (i),  il  gnm  l'ecchw  pafriofa  qui, 
dans  le  livre  vert  pour  Massaoua,  a  vengé  la  dignité  de  l'Italie.  Le 
poète  en  a  été  si  transporté  que,  oubliant  anciens  vers  et  anciens 
discours  contre  les  Kaiser  allemands  ou  autrichiens,  M.  Carducci  en 
a  applaudi  à  la  triple  alliance,  tout  en  la  déclarant  non  intiero  amor 
suo.  Cette  réserve  ne  nous  surprend  pas,  de  la  part  du  barde  dé- 
mocratique qui,  dans  le  Ca  2>«,de  ses  Rimennove,  chantait,  il  y  a 
peu  d'années  encore,  Kellermann  et  Kléber  leon  ruggente,  et  De- 
saix,  et  Marceau,  et  «  Hoche  i^ublime.  »  L'Italien  a  en  lui  du  poète 
et  de  l'artiste;  une  politique  bruyante,  à  fanfares  sonores,  à. éclats 
et  à  fracas,  ne  déplaît  point  à  son  imagination  méridionale.  C'est  ce 
sentiment  qui,  au  milieu  des  souffrances  de  la  péninsule,  fait  la 
force  de  M.  Crispi;  il  a,  pour  lui,  l'amour-propre  national. 

Le  successeur  de  M.  Depretis  a  aussi,  pour  lui,  le  plus  utile  des 
agens  secrets  :  la  presse  française.  Les  attaques  des  feuilles  du 
boulevard  ont  beaucoup  contribué  à  son  ascendant.  On  pourrait 
presque  dire  que  son  prestige  a  été  fait  par  les  journaux  français. 
Un  homme  d'état  vilipendé  par  les  pays  voisins  en  devient  plus 
grand  aux  yeux  de.  ses  compatriotes.  Rien  ne  vaut  pour  un  ministre 
les  railleries  ou  les  invectives  des  journahstes  du  dehors.  C'est  une 
recommandation  d'autant  plus  précieuse  qu'elle  ne  coûte  rien. 
Que  M.  Ferry  n'a-t-il  eu  la  bonne  fortune  d'être  le  point  de  mire; 
de  quelque  Figaro  ou  Gaulois  allemand  ou  italien  ;  il  serait  encore 
au  quai  dOrsay.  M.  Crispi  est  trop  habile  homme  pour  ne  pas  tirer 
parti  du  concours  gratuit  que  lui  fournit  la  presse  de  Paris.  11  sait 
qu'il  n'a  rien  à  redouter  de  ses  attaques  ou  de  ses  insinuations. 
Un  Parisien  qui  n'a  jamais  franchi  la  iDanlieue  peut  se  représenter  ■ 
Mi  Crispi  comme  un  humble  instrament  de  la  politique  de  Fried- 
richsruhe.  Les  Italiens  connaissent  trop  la  superl3e  de  leur  premier 
ministre  pour  en  avoir  pareille  opinion.  Un  Crispi  n'est  le  valet  de 
personne,  pas  même  d'un  Bismarck.  En  est-il  le  jouet,  c'est  à  son 
insu. 

On  se  figure  parfois  M.  Crispi  comme  le  compère  de  M.  de  Bis- 
marck, comme  l'homme  qui,  au  signal  convenu,  doit  brouiller  lesf 
cartes  pour  faire  le  jeu  de  son  patron.  Je  doute  fort,  pour  ma  part, 
que  l'ancien  garibaldien  accepte  pareil  rôle.  Il  est  homme  à  tra- 
vailler pour  son  propre  compte.  De  même,  quand  on  dit  qu'il  est. 
tout  Allemand,  on  se  trompe  ;  il  n'est  pas  plus  Allemand  que  Fran- 
çais.; il  est  Italien.  II  fait  de  la  politique  italienne;  pour  être  com- 
plet, il  faudrait  dire   de  la  politique  crispinienne.  Peut-être  cette  : 
pohtique  n'est-elle  pas.  sans  préjugés  ;  peut-être  est-elle  à  courte 
vue,  plus  préoccupée  du  présent  que  de  l'avenir,  plus  soucieuse' 

(l)'E»  février  1889. 


308  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  l'effet  que  des  réalités  ;  mais  peut-être  aussi  Francesco  Crispi 
n'eu  est-il  pas  la  dupe.  Quand  il  affirme  qu'il  n'est  pas  notre  eu- 
nemi,  qu'il  ne  veut  pas  l'abaissement  de  la  France,  qu'il  faudrait 
être  fou  pour  désirer  la  destruction  de  notre  pays,  il  est  fort  pos- 
sible qu'il  soit  sincère,  car  il  est  trop  intelligent  pour  ne  pas  sentir 
quelle  serait  la  dépendance  de  l'Italie,  si  l'Allemagne  n'avait  plus 
de  contrepoids  en  Occident.  Il  se  dit  pacifique,  il  peut  l'être  in 
pello  ;  son  tort  est  de  ne  pas  craindre  de  jouer  avec  les  passions 
nationales,  et,  s'il  veut  la  paix,  de  trop  parler  le  langage  de  la 
guerre. 

Si  nous  voulions  juger  les  Italiens  conune  trop  d'entre  eux  nous 
jugent,  nous  dirions  que  les  sentimens  pacifiques  du  roi  Humbert 
et  de  ses  ministres  peuvent  être  moins  forts  que  leurs  difficultés 
intérieures.  On  suppose  souvent,  au-delà  des  monts,  que  le  gou- 
vernement français  se  jettera  dans  une  guerre  pour  échapper  à  ses 
<?nnemis  du  dedans.  Mais  si  les  gouvernemens  dans  l'embarras  ne 
reculent  point  devant  des  diversions  aussi  criminelles,  qui  nous 
garantit  que  l'Italie  ne  recourra  pas  elle-même  à  ce  périlleux  re- 
mède, car  la  péninsule  a,  elle  aussi,  ses  malaises,  ses  souffrances 
internes,  d'autant  plus  graves  qu'elles  tiennent  à  ses  conditions 
d'existence,  à  son  âge,  à  la  rapidité  de  sa  croissance,  à  sa  com- 
plexion  encore  mal  formée. 

Nous  aurions  bien  des  choses,  nous  Français  de  1889  à  envier 
à  l'Italie  :  ce  n'est  pas  seulement  son  beau  ciel,  la  variété  et  l'indi- 
vidualité de  ses  vieilles  cités  ;  ce  sont  des  biens  plus  substantiels, 
que  nous  avions  perdus  avant  qu'elle  ne  les  connût,  et  que  nous  ne 
retrouverons  peut-être  jamais.  Elle  possède,  cette  Italie,  aflranchie 
depuis  moins  d'un  tiers  de  siècle,  une  monarchie  libérale  vrai- 
ment moderne,  une  dynastie  nationale  et  populaire,  aujourd'hui 
incontestée  ;  un  roi,  qui  a  succède  à  son  père  et  qui  en  est  le 
digne  élève;  une  reine,  dont  la  beauté,  la  grâce,  l'intelligence  ont 
été  une  force  pour  le  trône.  Elle  a,  cette  Italie,  patrie  du  carbona- 
risme et  de  Mazzini,  une  constitution,  un  statut  accepté  de  presque 
tous  les  Italiens;  on  n'y  entend  réclamer  ni  revision,  ni  consti- 
tuante. Elle  a  un  parlement,  dont  presque  tous  les  membres  sont 
constitutionnels.  Ses  ministres  ne  sont  peut-être  point  de  plus 
grands  hommes  d'état  que  les  nôtres,  —  M.  Crispi  lui-même  n'est 
peut-être  pas  supérieur  aux  Ferry,  aux  Freycinet,  aux  Rouvier; 
mais  le  pays  a  une  meilleure  assiette  poUtique,  ce  qui  vaut  mieux 
que  l'éloquence  d'un  Guizot  ou  d'un  Gambetta.  Un  Français  est 
attristé  en  passant  du  Palais-Bourbon  aux  tribunes  de  Monte- 
Gitorio.  Des  deux  parlemens,  c'est  le  plus  vieux  qui  semble  le 
plus  novice  ;  c'est  lui,  à  coup  sûr,  qui  est  le  plus  turbulent,  le 
plus  bruyant,  le  plus  enfant;   c'est  à  Rome  qu'on  trouve  le  plus 


LA    TRIPLE    ALLIANCE.  309 

de  sérieux  dans  la  discussion,  le  plus  de  compétence  dans  les 
affaires,  le  plus  de  dignité  dans  la  tenue  et  dans  les  joutes  ora- 
toires. Ce  n'est  point  que  le  parlementarisme  italien  n'ait,  lui 
aussi,  ses  défauts  et  ses  mécomptes.  Le  Sénat  y  a  encore  moins 
d'influence  et  d'autorité  qu'en  France.  A  la  Chambre,  les  bancs  des 
députés  sont  d'ordinaire  vides.  En  dehors  des  grands  jours,  les 
orateurs  n'ont  d'auditeurs  que  les  huissiers  et  les  sténographes. 
On  a  vu,  au  cours  d'une  discussion,  demander  la  parole  par  té- 
légramme, de  Naples  ou  de  Florence.  Chose  plus  grave,  les  partis 
sont  en  décomposition  ;  la  gauche  et  la  droite  ont  été  mêlées  et 
défaites  par  le  transformisme  de  M.  Depretis,  repris  à  son  compte 
par  M.  Crispi.  Mais  la  reconstitution,  le  groupement  rationnel  des 
partis  est  autrement  facile  qu'en  France  ;  on  en  voit  les  élé- 
mens,  il  n'y  a  qu'à  les  mettre  en  œuvre.  Des  grandes  puis- 
sances du  continent,  l'Italie  est  celle  où  la  liberté  politique  est  le 
mieux  entrée  dans  les  mœurs.  C'est  là,  pour  un  état  moderne,  un 
primato  qui  vaut  mieux  que  la  gloire  des  armes.  Cette  supériorité, 
l'Italie  la  doit  moins  au  génie  ou  au  patriotisme  de  ses  hommes 
d'état,  les  Cavour,  les  Ricasoli,  les  Minghetti,  qu'aux  traditions  de 
sa  dynastie  et  au  sens  pratique  de  sou  peuple. 

Voilà  bien  des  avantages  pour  le  jeune  royaume.  Malheureuse- 
ment les  nations  ne  vivent  pas  de  politique;  les  hommes  d'état  ont 
tort  de  l'oublier.  La  situation  économique  de  la  Péninsule  est  loin 
d'être  aussi  bonne  que  sa  situation  politique.  C'est  là  le  côté  faible 
du  pays  ;  il  a  grandi  trop  vite  ;  il  en  a  gardé  une  sorte  de  mai- 
greur, de  gracilité  de  formes  ;  il  n'a  pas  eu  le  temps  de  prendre 
du  corps.  L'aurait-il  eu,  la  politique  ne  le  lui  eût  pas  permis  ;  elle 
l'a  surmené,  elle  lui  a  demandé  des  efforts  excessifs,  sans  tenir 
compte  de  ses  forces.  L'Italie  passe  aujourd'hui  par  une  crise  éco- 
nomique, suite  manifeste  de  sa  politique. 

On  pourrait  dire  qu'elle  est  la  victime  de  la  triple  alliance;  et 
comme  son  gouvernement  y  tient,  comme  il  en  a,  hier  encore,  res- 
serré les  nœuds,  et  qu'il  lui  serait,  aujourd'hui,  malaisé  de  s'en  dé- 
gager, on  peut  craindre  que,  n'en  pouvant  supporter  indéfiniment 
les  charges,  la  jeune  monarchie  ne  soit  pressée  d'en  tirer  parti  et 
ne  se  voie  ainsi  entraînée  à  un  coup  de  tête.  Voilà  par  où  l'Italie 
inquiète  l'Europe.  Elle  se  prépare  à  grands  frais  à  une  guerre  que 
personne  ne  veut  lui  faire  ;  la  guerre  ne  venant  pas,  et  l'Italie  ne 
pouvant  toujours  attendre,  n'est-il  pas  à  redouter  qu'elle  ne  soit 
tentée  de  courir  au-devant?  C'est  une  opinion  assez  répandue,  en 
tout  pays,  que  les  puissances  de  l'Europe  ne  peuvent  toujours  con- 
tinuer à  augmenter  leurs  arméniens;  que  l'heure  viendra  où, 
n'ayant  plus  la  force  ou  la  patience  de  supporter  la  paix  armée, 
elles  préféreront  les  chances  de  la  guerre.  C'est  assurément  là  un 


310  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

des  dangers  de  la  silualioii  ;  mais  s'il  est  un  pays  qui  plie  sous  le 
faix,  c'est  l'Itallfe.  La  France,  1* Allemagne,  même  la  Russie  et  l'Âu- 
triche-Hongrie  peuvent  longtemps  supporter  ce  trop  lourd  far- 
deau ;  elles  en  souffrent,  elles  en.  sentent  la  gène  dans  tous  leurs 
membres  ;  elles  ne  sont  pas  obligées  de  demander  grâce.  Des  cinq 
puissances  continentales,  l'Italie  semble  celle  qui  pourra  tenir  le 
moins  longtemps  à  ce  jeu  écrasant.  Elle  donne  déjà  des  signes  de 
lassitude. 

L'arbre  se  reconnaît  à  ses  fruits,  a  dit  l'Évangile.  Les  fruits  de 
la  politique  italienne  sont  amere.  Comparez  l'Italie  de  1889,  l'Italie 
de  la  triple  alliance,  à  l'Italie  libre  d'il  y  a  quelque  dix  ans:  le 
rapprochement  est  instructif.  Au  début  du  règne  du  roi  Humbert, 
la  monarchie  unitaire  était,  après  vingt  ans  d'efïorts,  parvenue  enfin 
à  l'équilibre  du  budget,  à  ce  fameux  parcggîo,  qui  était  comme  la 
terre  promise,  où  les  plus  illustres  de  ses  hommes  d'Etat  avaient 
eu  tant  de  peine  à  la  conduire.  En  1889,  comme  en  1888,  en  1887, 
son  budget  est  de  nouveau  retombé  en  déficit;  il' ne  se  solde 
qu'avec  des  emprunts  de  plus  en  plus  onéreux;  l'équilibre  n'est 
plus,  pour  elle,  qu'un  paradis  perdu  dont  le  démon  des  armé- 
niens lui  défend  la  porte.  Aux  premières  années  du  roi  Hum- 
bert, l'Italie  abolissait  le  cours  forcé,  elle  supprimait  les  impôts  les 
plus  lourds  ou  les  plus  impopulaires,  le  droit  sur  la  mouture,  le 
inacinulo,  prélevé  sur  la  polenta  du  pauvre  ;  en  1889,  M.  Crispi 
était  contraint  de  proposer  de  nouvelles  taxes,  dure  nécessité  pour 
un  homme  qui,  pendant  vingt-cinq  ans,  n'a  cessé  de  réclamer 
la  réduction  des  impôts.  Il  y  a  quelques  années  à  peine,  alors  que 
l'Italie  était  bée  à  la  France  par  un  traité  de  commerce ,  l'agricul- 
ture du  royaume  était  prospère ,  les  exportations  toujours  en  crois- 
sance; aujourd'hui,  le  traité  a  été  dénoncé,  les  plaintes  sont  géné- 
rales, la  misère  s'étend,  les  paysans  du  midi  ont  faim,  \Q.%rontadini 
de  Lombardie  s'agitent.  Pour  évaluer  ce  que  la  triple  alliance 
coûte  à  l'Italie,  il  n'y  a  qu'à  consulter  les  statistiques  officielles. 
En  aucun  pays  ce  seindce  n'est  conduit  avec  plus  d'intelligence. 
Les  étrangers  curieux  de  mesurer  de  combien  a  reculé  l'Italie 
n'ont  qu'à  compulser  les  documens  italiens.  Pour  l'état  des 
finances,  ils  peuvent  s'en  référer  à  une  récente  étude  de  M.  Glad- 
stone ;  elle  est  peu  encourageante  (1). 

Il  est  intéressant  de  comparer  l'Italie  à  elle-même;  il  ne  l'est  pas 
moins  de  la  comparer  à  autrui.  Un  fait  me  frappe  entre  tous.  De- 
puis deux  ou  trois  ans,  depuis  que  M.  Crispi  conduit  la  politique 
italienne,  il  n'est  peut-être  pas  un  État  d'Europe  ou  d'Amérique, 

(1)  Au  lecteur  qui  préfère  l'italien  à  l'anglais,  nous  pouvons  recommander  les  ré- 
centes études  de  M.  Luzzatti  dans  la  "Suava  Antologin. 


LA    TRIPLE    ALLIANCE. 


311 


grand  ou  petit,  monarcliie  ou  république,  dont  les  fonds  n'aient 
bénéficié  d'une  hausse  considérable.  J'ai  beau  parcourir  la  cote  des 
Bourses  européennes,  je  ne  découvre  qu'une  exception,  les  fonds 
italiens.  Au  milieu  de  la  hausse  générale  des  valeurs  d'Etat,  les 
rentes  italiennes  ont  été  seules  à  baisser  ou  à  demeurer  station- 
naires,  ce  qui,  devant  la  hausse  universelle,  revient  au  même. 
Tandis  que  le  crédit  de  la  France,  de  l' Autriche-Hongrie,  des  pays 
Scandinaves,  de  la  Russie,  de  TEspagne,  du  Portugal,  de  la  Grèce, 
de  l'Egypte,  de  la  Turquie  même,  que  le  crédit  du  Brésil,  du  Chih, 
de  la  Répubhque  argentine,  de  l'Uruguay,  du  Mexique,  s'améliorait 
d'une  manière  sensible,  tandis  que  la  plupart  des  États  européens 
ou  américains  procédaient  à  de  fructueuses  conversions,  le  5 
pour  100  itahen  retombait  au-dessous  du  pair,  qu'il  promettait  de 
dépasser,  il  y  a  peu  d'années  encore.  Le  grand  phénomène  de  la 
diminution  du  taux  de  l'intérêt,  qui  affecte  tous  les  États  civihsés  et 
allège  tous  les  budgets,  semble  ne  pas  avoir  atteint  l'Italie.  La  pé- 
ninsule semble  rester  en  dehors  du  mouvement  économique  con- 
temporain. Et  cette  remarque  ne  s'applique  pas  uniquement  aux 
fonds  de  l'État  italien,  mais  à  la  plupart  des  valeurs  italiennes  : 
chemins  de  fer,  banques,  sociétés  financières,  mobilières  ou  immo- 
bilières. Ce  seul  fait  montre  que  l'Europe,  que  les  capitaux  inter- 
nationaux, français,  anglais,  hollandais,  belges,  allemands  même, 
n'envisagent  pas  la  triple  alliance  comme  une  garantie  de  sécurité 
et  de  prospérité  pour  l'Italie.  Les  capitaux  ne  font  guère  de  poli- 
tique, surtout  de  politique  sentimentale;  ils  ne  connaissent  guère 
les  sympatliies  et  les  antipathies  nationales;  ils  sont  positifs,  ils 
sont  défians:  ils  redoutent  les  risques.  S'ils  se  sont  éloignés  de 
l'Italie,  c'est  que  la  politique  italienne  a  excité  leurs  appréhen- 
sions. 

Telle  est  la  conséquence  de  la  place  prise  par  l'itahe  dans  «  la 
ligue  de  la  paix.  »  Que  représente,  pour  les  capitaux,  l'intimité 
de  la  maison  de  Savoie  et  des  Hohenzollern?  Elle  représente  deux 
choses  :  au  dedans,  des  charges  budgétaires;  au  dehors,  des 
chances  de  guerre.  La  politique  d'union  étroite  avec  Berlin  a  ainsi 
porté  un  double  coup  aux  finances  italiennes.  Il  semble  qu'une 
alliance  conclue  en  vue  de  la  paix  doive  avoir  pour  effet  de  mettre 
un  pays  à  l'abri  des  charges  de  la  guerre  en  lui  assurant,  en  cas 
de  péril,  le  concours  des  États  alliés.  Or,  en  Italie,  l'aUiance  alle- 
mande a  produit  des  effets  tout  opposés.  Au  heu  de  permettre  aux 
Itahens  de  dimmuer  ou  d'arrêter  lem's  dépenses  mihtaires,  elle  les 
contraint  à  les  accroître  sans  cesse,  pour  se  mettre  au  niveau  des 
exigences  de  Berlin.  On  nous  dit  que  ces  arméniens  à  outrance 
sont    le    moyen    de    garantir   la  paix;  ce  paradoxe    serait-il   un 


312  REVUE    DES    DEUX    MONpES. 

«  truisme,  »  il  serait  difficile  de  voir  là  un  moyen  d'améliorer  les 
linances  du  royaume. 

Il  y  a  deux  États  en  Europe  dont,  depuis  quelques  années,  la 
gestion  financière  a  été  singulièrement  défectueuse  ;  l'un  est  l'Ita- 
lie, l'autre  est  la  France.  Les  deux  nations  sœurs  se  ressemblent 
par  plus  d'un  trait  de  famille  ;  toutes  deux  ont  un  train  dépensier. 
Mais,  entre  elles,  il  y  a  une  différence  :  la  France  a  une  richesse  ac- 
cumulée et  une  capacité  d'épargne  que  ne  possède  pas  sa  voisine. 
La  France  est  encore  assez  riche  pour  payer  les  fantaisies  ou  les  fo- 
lies de  ses  gouvernans.  Si  l'État  français  est  prodigue,  le  peuple  fran- 
çais est  économe.  Tandis  que  l'État  s'endette  et  s'appauvrit,  les 
particuliers  ont  continué  à  s'enrichir  et  à  épargner.  La  crise  agri- 
cole et  industrielle,  le  phylloxéra,  la  chute  du  Panama  et  du  Comp- 
toir d'escompte  n'ont  pas  empêché  la  France  d'accroître  ses  ré- 
serves. A-t-elle  pei'du,  depuis  deux  ou  trois  ans,  sur  ses  fonds 
italiens,  elle  a  gagné  sur  ses  fonds  étrangers  des  deux  mondes, 
sur  les  fonds  espagnols,  portugais,  russes,  autrichiens,  hongrois, 
égyptiens,  argentins.  Le  gouflre  financier  que  son  gouvernement 
s'est  amusé  à  creuser  sous  ses  pieds,  la  France  a,  malgré  tout,  de 
quoi  le  combler.  Quelques  années  de  bon  gouvernement  y  suffi- 
raient. Si  la  richesse  est  un  des  premiers  èlémens  de  la  puissance 
des  États,  la  France  n'a  jamais  été  aussi  puissante  qu'aujourd'hui. 
Vous  qui,  de  la  tour  Eiffel,  avez  contemplé  le  Champ  de  Mars,  n'est-ce 
pas  votre  avis? 

L'ItaUe,  aussi,  veut  être  une  grande  puissance  ;  elle  en  a  le  droit 
et  elle  en  a  les  élémens  ;  à  une  condition,  c'est  qu'elle  ménage  ses 
forces.  Or,  de  l'avis  de  ses  meilleurs  amis,  ce  n'est  point  c« 
qu'elle  fait,  depuis  quelques  années.  Sous  prétexte  de  se  fortifier 
dans  le  présent,  elle  s'affaiblit  pour  l'avenir.  Où  la  conduira 
cette  politique  ?  se  demande  M.  Gladstone  ;  à  la  puissance  ou  à 
l'impuissance?  lo  poiver  or  lo  impotence?  L'Italie,  ajoute  le  re- 
jiresentant  du  Midiothian,  est  encore  (in  infant  state ;  chez  cet 
État  enfant,  ce  qui  doit  devenir  des  os  n'est  présentement  que 
cartilage.  Et,  reprenant  la  même  pensée  sous  différentes  formes, 
M.  Gladstone  compare  l'Italie  aux  chevaux  qu'on  fait  courir  trop 
jeunes  et  qui  sont  contraints  de  renoncer  au  turf,  après  avoir  perdu 
le  prix.  Ce  qui  menace  la  péninsule,  c'est  le  mal  le  plus  grave  qui 
puisse  frapper  la  jeunesse,  un  arrêt  de  croissance.  H  y  a  quelques 
mois,  à  Rome,  je  contemplais  avec  tristesse,  sur  l'emplacement  des 
vertes  murailles  de  cyprès  et  de  lauriers  de  la  villa  Ludovisi,  de 
massives  maisons  à  cinq  ou  six  étages,  aux  murs  de  briques  blan- 
chis à  la  chaux.  A  ces  espèces  de  casernes  ouvrières,  il  ne  man- 
quait guère,  pour  être  habitables,  que  des  toits  et  des  fenêtres. 


LA    TRIPLE    ALLIANCE.  313 

C'était  tout  un  quartier  dont  la  construction  était  suspendue,  faute 
d'argent.  Je  me  demandais,  en  cherchant  dans  la  boue  des  nou- 
velles rues  le  tracé  des  ombreuses  allées  de  l'ancienne  yilla,  si  ces 
lourdes  bâtisses  inachevées,  élevées  par  un  syndicat  en  faillite  sur 
les  jardins  d'un  prince  romain,  devaient  être  le  symbole  de  l'Italie 
moderne. 

VI. 

Ce  que  la  triple  alliance  est  en  train  de  faire  de  la  péninsule, 
M.  Gladstone  vient  de  le  dire.  Combien  différente  eût  été  la  situa- 
tion de  l'Italie  si,  au  lieu  de  s'enchaîner  à  Berlin  et  à  Vienne,  elle 
eût  gardé  les  mains  libres!  Elle  ne  courrait  pas  le  risque  d'être 
entraînée  par  ses  alliés  dans  des  querelles  qui  ne  sont  pas  les 
siennes.  Elle  n'accablerait  pas  ses  paysans  d'impôts  pour  affermir 
le  joug  de  l'Allemagne  sur  l'Alsace-Lorraine  et  assurer  à  l'Autriche 
l'annexion  de  la  Bosnie-Herzégovine.  N'ayant  pas  déclaré  son  choix, 
elle  se  verrait  recherchée  et  courtisée  de  tous.  Une  guerre  survien- 
drait, qu'elle  pourrait  faire  ses  conditions  et  réaliser  à  bon  prix 
son  alliance  ou  sa  neutralité.  Les  bénéfices  de  la  guerre  sont  aléa- 
toires, ceux  de  la  paix,  certains.  Une  Italie  libre  eût  mis  largement 
à  profit  la  paix  précaire  des  dernières  années.  Elle  en  eût  profité 
pour  augmenter  ses  ressources  en  diminuant  ses  charges,  pour 
donner  à  ses  finances  tendues  à  l'excès  l'élasticité  qui  leur 
manque,  en  un  mot,  pour  élargir  et  fortifier  les  bases  de  sa  puis- 
sance. 

Que  M.  Crispi  nous  permette  un  rapprochement  qui  n'a  rien 
d'injurieux  pour  ses  compatriotes.  Comparez  l'Italie  à  la  Russie, 
dont  elle  a  pris  la  place  dans  la  triple  alliance.  Entre  les  finances 
des  deux  États,  il  y  a  plus  d'un,  trait  de  ressemblance.  Toutes  deux, 
la  massive  Russie  et  la  svelte  Italie,  sont  retardées  dans  leur  déve- 
loppement par  le  poids  des  impôts  et  de  la  dette  qu'elles  traînent 
après  elles  ;  toutes  deux  ne  peuvent  guère  emprunter  qu'en  recou- 
rant à  l'étranger.  Il  y  a  peu  d'années,  les  fonds  italiens  étaient 
cotés  au-dessus  des  fonds  russes  ;  et  c'était  justice,  car,  par  tous 
les  èlémens  de  la  civihsation,  le  jeune  royaume  était  en  avance  sur 
le  colosse  slave,  et, par  sa  situation  géographique,  il  semblait  moins 
exposé  à  la  guerre.  Aujourd'hui,  les  fonds  russes  ont  dépassé  les 
fonds  italiens.  Qui  a  renversé  la  balance?  La  triple  alliance.  Pen- 
dant que  l'Italie  armait  avec  ostentation  pour  le  compte  de  Berlin 
et  de  Vienne,  le  tsar,  tout  en  maintenant  ses  armées  sur  un  pied 
formidable,  savait  inspirer  confiance  dans  ses  intentions  pacifiques. 
Avec  l'aide  des  capitaux  français,  il  procédait,  en  dépit  des  attaques 
de  Berlin,  à  de  vastes  conversions,  allégeant  d'autant  ses  finances. 


314  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

C'est  le  seul  appui  que  la  France  ait  prêté  à  la  Russie  ;  mais  il  a 
son  prix.  Ce  qu'ils  ont  lait  pour  l'empire  autocratique,  les  capitaux 
français  étaient  tout  prêts  à  le  faire  pour  l'Italie  libérale.  Que  leur 
eùt-il  fallu  pour  cela?  La  foi  dans  les  déclarations  pacifiques  de  la 
ConsLiltâ.  Un  pays  qui  voit  son  voisin  armer  contre  lui  regarde  na- 
turellement à  lui  confier  ses  économies. 

Poursuivons  cette  enquête.  L'Italie  a  éié  durement  atteinte  par 
la  dénonciation  du  traité  de  commerce  avec  la  France.  Tout  a  été 
dit,  des  deux  côtés,  sur  cette  rupture  inégalement  préjudiciable  aux 
deux  pays.  Celui  qui  devait  y  perdre  le  plus  est  celui  qui  en  a  pris 
l'initiative.  Avec  le  courant  protectionniste  qui  envahit  l'Europe, 
avec  la  répugnance  contre  les  conventions  commerciales  soulevées 
chez  nous  par  le  traité  de  Francfort,  en  face  des  souffrances  de 
l'agriculture  et  de  la  viticulture  françaises,   devant  les  défiances 
suscitées  de  ce  côté  des  Alpes  par  les  alliances  de  l'ItaUe.  le  traité 
de  commerce  ne  pouvait  être  renouvelé  qu'à  force  de  prudence  et 
de  patience.  Le  tort  du  gouvernement  italien  a  été  de  ne  pas  le 
comprendre.    Pourquoi  l'Italie  a-t-elle  dénoncé  un  traité   dont  le 
renouvellement  lui  importait  dix  fois  plus  qu'à  la  France?  Par 
amour-propre,  pour  ne  pas  s'exposer  à  être  prévenue  par  la  France, 
comme  si  les  vignerons  de  la  Pouille  et  de  la  Sicile  ne  valaient 
pas  une  satisfaction  de  vanité.  De  même,  dans  les  négociations  pour 
un  nouveau  traité.  Le  gouvernement  italien  a  voulu  l'emporter  de 
haute  lutte  ;  il  a  prétendu  imposer  sa  méthode,  faire  accepter  comme 
base  de  négociations  le  tarif  général  de  M.  Ellena,  tarif  de  guerre 
dressé  ad  hoc,  spécialement  contre  nous.  Le  procédé  était  pea  sé- 
rieux; eùt-il  été  légitime,  c'était  à  l'Etat  le  plus  intéressé  au  traité 
à  se  montrer  le  plus  coulant.  Le  ministère  italien  a  bien  voulu, 
après  coup,  se  départir  de  ses  premières  exigences;  il  se  fût  con- 
tenté de  qiic\(\ne  m 0 dus  ricendi  ;  mais  \\  était  trop  tard.  Ses  pro- 
cédés avaient  indisposé  l'opinion  française;  l'ouverture  de  la  guerre 
de  tarifs  avait  déjà  tourné  visiblement  au  détriment  de  la  pénin- 
sule ;  puis,  comment  faire  voter  un  traité  de  commerce  par  une 
chambre  au  terme  de  son  mandat?  En  d'autres  circonstance&,  l'in- 
térêt politique,  le  désir  de  nous  concilier  l'amitié  de  nos  voisins 
eût  pu  faciliter  la  conclusion  d'un  traité.  Il  en  avait  été  ainsi  en 
1881  ;  mais  comment,  en  1888,  la  polhique  y  eût-elle  aidé?  Pen- 
dant qu'elle  était  en  négociations  commerciales  avec  la  France, 
l'Italie   resserrait,  avec  ostentation,  les   nœuds  de  l'alliance  alle- 
mande. 

Certains  de  nos  voisins  semblent  s'être  fait  un  programme  sin- 
gulier :  alliance  sur  terre  avec  l'Allemagne  et  l'Autriche,  alliance 
sur  mer  avec  l'Angleterre,  convention  commerciale  avec  la  France, 


LA    TRIPLE    ALLIANCE.  315 

pour  garder  à  la  production  nationale  son  principal  débouché.  Cela 
était  trop  roué  pour  n'être  pas  naïf.  Il  est  difficile  dentrer  avec 
fracas  dans  une  ligue  contre  un  pays  et,  en  même  temps,  de  con- 
clm'e  avec  ce  pays  une  alliance  commerciale.  Un  traité  de  com- 
merce avec  les  amis  de  l'Allemagne  semble  à  beaucoup  de  Français 
un  jeu  de  dupe.  Ils  se  représentaient  mal  les  Italiens  réclamant, 
dans  itne  dépèche,  l'accès  de  notre  marché,  et  dans  une  autre,  as- 
surant à  nos  adversaires  le  concours  de  leurs  armées.  Pour  le  gros- 
sier bon  sens  de  nos  bourgeois,  ce  sont  là  combmaisons  bien  sub- 
tiles. Si  les  Italiens  ont  besoin  de  débouchés,  disent  nos  Lorrains 
et  nos  Bourguignons,  qu'ils  en  cherchent  auprès  de  leurs  alhés  les 
Allemands.  —  L'Allemagne,  par  malheur,  est  peu  disposée  à 
sacrifier  ses  intérêts  ou  ses  préjugés  économiques  à  l'amitié  de  ses 
partners  d'outre-mont.  L'alliance  italo-prussienne  n'a  pas  valu  à  la 
péninsule  la  plus  mince  concession  commerciale.  Aujourd'hui  même, 
le  Zollverein  allemand  frappe  les  produits  italiens,  les  vins  notam- 
ment, de  droits  plus  élevés  que  le  tarif  français  ;  et  TAllemagne  est 
réputée  l'alliée  de  l'Italie,  et  personne  ne  songe  à  incriminer  ses 
tarifs.  Elle  ne  fait  rien  pour  alléger  les  souffrances  de  l'agriculture 
itahenne  ;  elle  se  contente  d'occuper,  sur  les  marchés  de  la  pénin- 
sule, la  place  enlevée  à  l'industrie  française.  L'Allemagne,  dans  ce 
htige  commercial,  est  le  tertius  gtindens.  On  comprend  qu'elle  s'ap- 
plaudiss-e  de  la  résiliation  du  traité  de  1881  ;  c'est  tout  profit  pour 
son  industrie,  aussi  bien  que  pour  sa  politique. 

Il  serait  déraisonnable  à  l'ahiée  de  la  Prusse  de  nous  demander 
plus  de  souci  de  son  bien-être  que  ne  lui  en  témoignent  les  Alle- 
mands. Si  elle  souffre,  la  faute  n'en  est  pas  à  nous,  mais  bien  plutôt 
à  son  hostilité  contre  nous;  elle  est  à  ce  fjii'un  Italien,  M.  Jacini, 
nomme  la  megalomania.  à  cette  manie  des  grandeurs  non  moins 
funeste  aux  peuples  qu'aux  individus.  Certes,  il  y  a  quelque  chose 
d'attristant  dans  les  souffrances  d'une  grande  et  noble  nation,  na- 
guère notre  amie,  alors  même  que,  aigrie  contre  nous,  elle  nous 
fait  des  reproches  immérités.  Avez-vous  jamais  vu  une  femme 
aimée,  longtemps  malade  et  injustement  malheureuse,  arrachée 
avec  peine  au  deuil  et  à  la  mort,  retomber  tout  à  coup  par  sa  propre 
imprudence,  s'étiolant  lentement  devant  vous,  par  sa  faute,  et  vous 
accusant  de  sa  rechute?  Tel  est,  je  l'avoue,  le  sentiment  que  j'ai 
ressenti,  lors  de  ma  dernière  visite  à  l'Italie,  car  l'enchanteresse  est 
de  celles  qu'on  aime  comme  une  femme.  Le  spectacle  est  particu- 
lièrement pénible  pour  les  Français  qui  s'étaient  réjouis  de  saré- 
surrection,  escomptant  au  profit  de  l'Europe  le  rajeunissement  de 
son  libre  génie.  Ce  qu'il  y  a  peut-être,  pour  nous,  de  plus  doulou- 
reux, c'est  que  sa  politique  nous  défend  de  nous  laisser  aller  à 
notre  attendi-issement.  Le  bouvier  de  la  Maremine  ou  le  pâtre  de 


316  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

r Apennin  n'est  pour  rien  dans  la  triple  alliance;  il  n'en  est  que 
rinnocente  victime.  Qu'il  soufire,  puisque  ses  maîtres  le  veulent  ! 
Nous  n'avons  même  plus  le  droit  de  le  plaindre,  nous  qu'on  lui 
désigne  comme  ses  ennemis.  Que  l'Italie  s'affaiblisse,  qu'elle  s'ap- 
pauvrisse, le  patriotisme  nous  commande  de  nous  eu  consoler, 
puisque,  ce  qu'elle  a  de  forces  et  de  richesses,  elle  l'a  engagé  à  nos 
ennemis  ! 

Hélas  !  il  a  bien  falin  nous  faire,  malgré  nous,  à  l'idée  d'une 
lutte  fratricide  avec  cette  Italie  affranchie  par  nos  armes.  Il  est  dur, 
pour  un  pays  placé  en  face  d'un  adversaire  implacable,  de  penser 
([ue,  au  moment  de  croiser  les  épées,  il  risque  d'être  attaqué  dans 
les  jambes  par  un  voisin  qu'il  s'était  habitué  à  regarder  comme  un 
ami.  Pour  sérieuse  que  soit  pareille  éventualité,  la  France  n'a  pas 
lieu  de  perdre  courage.  Elle  doit  envisager  virilement  la  possibi- 
lité d'un  double  assaut,  et  se  tenir  prête  à  le  repousser  sans  forfan- 
terie, comme  sans  couardise.  Après  tout,  ce  ne  serait  pas  la  première 
fois  que  la  France  ferait  front  à  l'ennemi  sur  les  Vosges  et  les  Alpes 
à  la  lois.  Ce  qu'elle  a  fait  en  d'autres  temps,  elle  peut  le  recom- 
mencer. Elle  possède  en  hommes  et  en  matériel  des  ressources 
infiniment  supérieures  à  celles  de  Louis  XIV  et  de  Napoléon.  Si  l'en- 
nemi est  plus  redoutable,  une  diversion  de  l'Italie  sur  notre  flanc 
droit  n'aurait  pas,  pour  nous,  toute  la  gravité  qu'imaginent  nos 
adversaires.  Ce  n'est  pas  que  nous  fassions  fi  des  Italiens  ;  ce  se- 
rait une  sottise  et  une  injustice.  Ils  ont  une  armée  et  une  flotte; 
leurs  officiers  ont  un  vif  sentiment  de  l'honneur  militaire;  leurs 
soldats  sont  disciplinés,  sobres,  patiens,  agiles,  plus  résistans  à  la 
fatigue  et  aux  privations  que  ne  le  suppose  l'étranger.  J'inclinerais 
à  croire  que  le  grand  état-major  allemand  ne  fait  pas  de  l'armée 
alliée  tout  le  cas  qu'elle  mérite.  Il  la  juge  trop  avec  le  pédantisme 
tudesque.  Quant  à  nous,  que  nos  voisins  nous  pardonnent,  si  nous 
les  estimons  assez  pour  prendre  quelques  précautions  contre  eux 
sur  les  cols  ou  dans  les  gorges  de  la  montagne. 

Quelle  que  soit  la  valeur  de  ses  soldats,  nous  aurions,  dans  une 
guerre  contre  l'Italie  un  allié  qui  ne  manquerait  pas  à  l'appel  ;  la 
nature.  Il  y  a  encore  des  Alpes,  et  si  les  Alpes  sont  un  rempart, 
c'est  surtout  de  notre  côté.  Jamais,  depuis  qu'il  y  a  une  France, 
invasion  par  la  Provence  ou  le  Dauphin é  n'a  réussi.  Un  écrivain  mi- 
litaire allemand  calculait  récemment  que,  en  cas  de  guerre,  les 
Italiens  immobiliseraient  un  tiers  des  forces  de  la  France  (1).  Je 
n'engagerais  pas  l'état-major  de  Berlin  à  s'y  fier.  Deux  corps  d'ar- 
mée sulTu'aient  à  arrêter  les  Italiens,  au  moins  pendant  les  premières 
semaines.  Nos  ennemis  auraient  à  compter  avec  les  difficultés  géc- 

(1)  Voyez  la  Deutsche  Rundschau,  juin  1889. 


LA    TRIPLE    ALLIANCE.  317 

graphiques  d'une  mobilisation  péninsulaire,  avec  l'insuffisance  du 
niatériel  des  chemins  de  fer,  avec  l'encombrement  de  lignes  dont 
la  plupart  n'ont  qu'une  seule  voie ,  sans  parler  du  danger  de 
voir  couper  les  ferrocie  du  littoral.  Les  Italiens  seraient  encore 
au  pied  des  Alpes  que  le  sort  de  la  guerre  pourrait  être  décidé 
dans  les  plaines  de  l'est.  Ce  qui  courrait  le  plus  de  risques,  ce 
serait  l'Afrique  française;  mais  encore,  le  "débarquement  d'une 
armée  sur  la  côte  berbère  est-il  une  opération  plus  compliquée 
qu'au  temps  des  Scipions;  et  les  destinées  de  l'Afrique  se  déci- 
deraient en  Europe,  entre  Français  et  Allemands.  Les  grandes  ba- 
tailles auraient  chance  d'être  li\Tées  sans  les  Italiens.  Pour  donner 
la  main  aux  Allemands,  par-dessus  les  Alpes,  ils  ont,  il  est  \Tai, 
un  chemin,  la  Suisse;  mais  la  route  est  barrée  par  les  traités;  et  si 
pareille  barrière  n'arrête  pas  les  Italiens,  ils  trouveront,  au  haut  du 
Gothard,  du  Simplon,  du  Saint-Bernard,  un  vaillant  petit  peuple  qui 
leur  fera  faire  halte.  Il  ne  nous  déplaît  pas,  quant  à  nous,  de  voir 
les  alliés  de  l'Italie  menacer  la  neutralité  suisse  ou  belge.  Cela  mon- 
tre à  tous  de  quel  côté  est  en  Europe  le  sentiment  du  droit  et  le 
respect  de  la  liberté  des  peuples.  Pour  s'y  tromper,  il  faut  qu'un 
Italien  ait  oublié  les  traditions  du  Risorgimento. 

Une  guerre  entre  la  France  et  l'Itahe  î  Bien  coupables,  devant  la 
civilisation,  les  hommes  qui  nous  mettent  en  face  de  pareille  per- 
spective !  Une  guerre  !  pourquoi  ?  —  Il  nous  faut  terminer  par  où 
nous  avons  commencé.  Qu'y  a-t-il  donc  d'inexpiable  entre  les  deux 
nations?  Est-ce  Tunis,  la  seule  acquisition  subeuropéenne  de  la 
France  à  une  époque  où  l'Italie,  la  Prusse,  l'Autriche,  la  Russie 
ont  toutes  recule  leurs  frontières  ;  Tunis ,  qu'à  Berlin  M.  de  Bis- 
marck et  lord  Beaconsfield  offraient  à  la  France  comme  une  fiche 
de  consolation?  Les  Italiens  oublient  que,  sans  l'imprudence  de 
leur  gouvernement  ou  de  leurs  agens,  nos  soldats  ne  camperaient 
point  au  pied  du  Bardo.  Laisser  les  Italiens  occuper  l'étroite  ré- 
gence tunisienne,  c'était  compromettre  l'Algérie  et  nous  exposer  à 
une  guerre  avec  eux  pour  la  possession  de  Bône  ou  de  Constan- 
tine.  Sommes-nous  donc  à  l'âge  où  le  vieux  nom  d'Afrique  ne  dé- 
signait que  l'angle  de  la  Berbérie?  Tunis  n'est  ni  l'Afrique,  ni  la 
Méditerranée;  sur  le  continent  noù*,  comme  sur  la  mer  bleue,  il  y 
a  place  pour  d'autres,  à  côté  de  nous.  Notre  frontière  algérienne 
assurée  par  la  marche  de  Tunis,  personne  en  France  ne  songe  à 
étendre  la  main  sur  Tripoli,  ou  sur  le  Maroc.  Si  la  Tripolitaine  doit 
revenir  à  un  état  européen,  c'est  à  l'ItaUe.  Mais  il  ne  nous  appar- 
tient pas  de  disposer  de  ce  qui  n'est  point  à  nous.  Quels  obstacles 
l'Italie  a-t-elle  rencontrés,  de  notre  part,  dans  ses  entreprises  colo- 
niales?  Ne  l'avons-nous  pas,  sur  la  Mer-Rouge,  laissée  s'etabhr 


318  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

idans  la  baie  d'Adulis,  sur  laquelle  nous  aurions  pu  faire  valoirdQS 
;  droits  antérieurs  aux  siens?  A  l'heure  où  la  presse  italienne,  avec 
lia  bienveillance  qu'elle  nous  témoigne  parfois,  nous  accusait  de 
favoriser  le  débar(|uement  des  cosa({ues  d'Acliinof,  nos  vaisseaux 
étaient  en  teain  de  bombarder  les  soi-disant  cosaques  libres;  el 
cela  au  risque  de  froisser  nos  amis  de  Moscou.  Nous  serions  curieux 
de  voir  nos  voisins;, "qui  nous  soupçonnent  de  faire  le  jeu  de  la  po- 
litique russe,  montrer  autant  d'indépendance  vis-à-vis  des  Alle- 
mands. 

Les  Italiens  ont  toujours  à  la  bouche  la  liberté  de  la  Méditerra- 
née. La  Méditerranée  libre,  nous  la  voulons  comme  eux,  pour  ne 
pas  dire  plus  qu'eux,  car  nous  ne  pensons  pas  qu'il  faille  en  livrer 
les  deux  portes  aux  Anglais.  Nous  tenons  à  la  liberté  de  la  naviga- 
tion, et  nous  avons  cherché  à  l'assurer,  sans  le  concours  de  l'Italie, 
dans  les  négociations  pour  la  neutralité  du  canal  de  Suez.  Nou.s 
n'avons  pas  l'ignorance  de  regarder  la  Méditerranée  comme  un 
lac,  nous  qui  l'avons  réunie  à  la  mer  Rouge  ;  mais  nous  nous  éton- 
nons de  voir  des  riverains  appeler  ou  fortifier,  sur  cette  mer  latino- 
hellenique,  des  peuples  que  la  nature  semblait  en  écarter.  A  Rome, 
il  semble  qu'on  croie  servir  la  liberté  de  la  Méditerranée  en,  aidant 
les  Anglais  à  s'installer  à  demeure  en  Egypte,  ou  en  ouvrant  aux 
influences  allemandes  T Asie-Mineure  ou  le  Maroc.  Quant  à  l'Adria- 
tique, l'ancien  lac  vénitien,  est-ce  notre  faute  si  l'ascendant  de 
l'Italie  y  est  en  déclin  ? 

Sur  mer  comme  sur  terre,  la  politique  italienne  s'est  fait  un  ho- 
rizon bien  étroit;  elle  n'est  pas  aveugle,  elle  est  myope.  Sa  vue  ne 
perce  ni  l'espace  ni  le  temps  ;  le  lointain  et  l'avenir  lui  échappent. 
Elle  aperçoit  la  paille  dans  les  yeux  de  la  France  et  ne  distingue 
pas  la  poutre  dans  l'œil  de  l'Allemagne  ou  de  la  Grande-Bre- 
tagne, aspirant  l'une  à  la  suprématie  de  l'Europe,  l'autre  à  la  domi- 
nation des  mers.  S'il  est  une  chose  manifeste  cependant,  à  qui  sait 
voir  de  loin  et  de  haut,  c'est  qu'Italie  et  France  ont  les  mêmes  in- 
térêts essentiels. 

Ni  France  ni  Italie  ne  peuvent  rêver  un  primat o  continental  ou 
maritime;  si  grand  que  soit  leur  passé,  la  lutte  pour  l'hégémonie 
est  entre  d'autres.  Quel  est  leur  intérêt  suprême  à  toutes  deux? 
'L'indépendance  des  peuples,  la  liberté,  partant  l'équilibre  de  l'Eu- 
rope. Devant  ce  grand  objet,  combien  mesquines  paraissent  toutes 
Hes  dissidences  ou  les  jalousies!  L'Italie  a-t-elle  déçu  les  espérances 
que  notre  affection  avait  mises  sur  elle,  c'est  qti'elle  a  temporaire- 
ment méconnu  sa  mission  européenne  et  son  intérêt  national.  Qu'un 
Dieu  la  ramène  au  juste  sens  de  ses  propres  intérêts,  c'est  la  seule 
prière  que  je  fasse  pour  elle. 


thaïs 


CONTE    PHILOSOPHIQUE 


\V. 

LE     PAPYRUS. 


Thaïs  était  née  de  parens  libres  et  pauvres,  adonnés  à  l'idolâtrie. 
Dti  temps  qu'elle   était  petite,  son  père  gouvernait,  à  Alexandrie, 
proche  la  porte  de  la  Lune,  un  cabaret  que  fréquentaient  les  ma- 
telots. Certains  souvenirs  vifs  et  détachés  lui  restaient  de  sa  pre- 
mière enfance.  Elle  revoyait  son  père  assis  à  Tangle  du  foyer,  les 
jambes   croisées,   grand,   redoutable    et  tranquille,  tel    qu'un  de'' 
ces  vieux  Pharaons   que  célèbrent  les  complaintes  chantées  par' 
les  aveugles  dans  les  carrefours.  Elle  revoyait  aussi  sa  maigre  et' 
triste  mère,  errant  comme  un  chat  affamé  dans  la  maison  qu'elle 
emplissait  des  éclats  de  sa  voix  aigre  et  des  lueurs  de  ses  yeux  de  ^ 
phosphore.  On  contait  dans  le  faubourg  qu'elle  était  magicienne  et 
qu'elle  se  changeait  en  chouette,  la  nuit,  pour  rejoindre  ses  amans. 
On  mentait  :  Thaïs  savait  bien,  pour  l'avoir  souvent  épiée,  que  sa 
mère  ne  se  livrait  point  aux  arts  magiques,  mais  que,  dévorée  d'ava- 
rice, elle  comptait  toute  la  nuit  le  gain  de  la  journée.  Ce  père  inerte 

(t)  Voyez  la  Revue  du  1"  juillet. 


320  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  celte  mère  avide  la  laissaient  chercher  sa  vie  comme  les  bêtes  de 
la  basse-com*.  Aussi  était-elle  devenue  très  habile  à  tirer  une  à  une 
les  oboles  de  la  ceinture  dos  matelots  ivres  en  les  amusant  par  des 
chansons  naïves  et  par  des  paroles  infâmes  dont  elle  ignorait  le 
sens.  Elle  passait  de  genoux  en  genoux  dans  la  salle  imprégnée  de 
l'odeur  des  boissons  fermentées  et  des  outres  résineuses  ;  puis,  les 
joues  poissées  de  bière  et  piquées  par  les  barbes  rudes,  elle  s'échap- 
pait, serrant  les  oboles  dans  sa  petite  main,  et  courait  acheter  des 
gâteaux  de  miel  à  une  vieille  femme  accroupie  derrière  ses  paniers 
sous  la  porte  de  la  Lune.  C'étaient  tous  les  jours  les  mêmes  scènes  : 
les  matelots  contant  leurs  périls,  quand  l'Euros  ébranlait  les  algues 
sous-marines,  puis  jouant  aux  dés  ou  aux  osselets  et  demandant, 
en  blasphémant  les  dieux ,  la  meilleure  bière  de  Cilicie.  Chaque 
nuit,  l'enfant  était  réveillée  par  les  rixes  des  buveurs.  Les  écailles 
d'huîtres,  volant  par-dessus  les  tables,  fendaient  les  fronts,  au 
milieu  des  hurlemens  furieux.  Parfois,  à  la  lueur  des  lampes  fu- 
meuses, elle  voyait  les  couteaux  briller  et  le  sang  jaillir. 

Ses  jeunes  ans  ne  connaissaient  la  bonté  humaine  que  par  le 
doux  Ahmès,  en  qui  elle  était  humiliée.  Ahmès,  l'esclave  de  la  mai- 
son, .Nubien  plus  noir  que  la  marmite  qu'il  écumait  gravement, 
était  bon  comme  une  nuit  de  sommeil.  Souvent,  il  prenait  Thaïs 
sur  ses  genoux  et  il  lui  contait  d'antiques  récits  où  il  y  avait  des 
souterrains  pleins  de  trésors,  construits  pour  des  rois  avares,  qui 
mettaient  à  mort  les  maçons  et  les  architectes.  Il  y  avait  aussi,  dans 
ces  contes,  d'habiles  voleurs  qui  épousaient  des  filles  de  rois  et  des 
courtisanes  qui  élevaient  des  pyramides.  La  petite  Thaïs  aimait  Ahmès 
comme  un  père,  comme  une  mère,  comme  une  nourrice,  et  comme 
un  chien.  Elle  s'attachait  au  pagne  de  l'esclave  et  le  suivait  dans  le 
cellier  aux  amphores  et  dans  la  basse-cour,  parmi  les  poulets  mai- 
gres et  hérissés,  tout  en  bec,  en  ongles  et  en  plumes,  qui  voletaient 
mieux  que  des  aiglons  devant  le  couteau  du  cuisinier  noir.  Sou- 
vent, la  nuit,  sur  la  paille,  au  lieu  de  dormir,  il  construisait  pour 
Thaïs  des  petits  moulins  à  eau  et  des  navires  grands  conmie  la 
main  avec  tous  leurs  agrès. 

Accablé  de  mauvais  traitemens  par  ses  maîtres,  il  avait  une  oreille 
déchirée  et  le  corps  labouré  de  cicatrices.  Pourtant  son  visage  gar- 
dait un  air  joyeux  et  paisible.  Et  personne  auprès  de  lui  ne  son- 
geait à  se  demander  d'où  il  tirait  la  consolation  de  son  âme  et 
l'apaisement  de  son  cœur.  Il  était  aussi  simple  qu'un  enfant.  En 
accomplissant  sa  tâche  grossière,  il  chantait  d'une  voix  grêle  des 
cantiqu(>s  qui  faisaient  passer  dans  l'âme  de  Thaïs  des  frissons  et 
des  rêves.  Il  murnmrait  sur  un  ton  grave  et  joyeux  : 

—  Dis-nous,  Marie,  qu'as-tu  vu  d'où  tu  viens?  —  J'ai  vu  le  suaire 


THAÏS.  321 

et  les  linges  et  les  anges  assis  sur  le  tombeau,  et  j'ai  vu  la  gloire 
du  Ressuscité. 

Elle  lui  demandait  : 

—  Père,  pourquoi  chantes-tu  les  anges  assis  sur  le  tombeau? 
Et  il  lui  répondait  : 

—  Petite  lumière  de  mes  yeux,  je  chante  les  anges,  parce  que 
Jésus  Notre-Seigneur  est  monté  au  ciel. 

Ahmès  était  chrétien.  Il  avait  reçu  le  baptême  et  on  le  nommait 
Théodore  dans  les  banquets  des  fidèles,  où  il  se  rendait  secrète- 
ment pendant  le  temps  qui  lui  était  laissé  pour  son  sommeil. 

En  ce  temps-là,  l'Église  subissait  l'épreuve  suprême.  Par  l'ordre 
de  l'Empereur,  les  basiliques  étaient  renversées,  les  livres  saints 
bridés,  les  vases  sacrés  et  les  chandehers  fondus.  Dépouillés  de 
leurs  honneurs,  les  chrétiens  n'attendaient  que  la  mort.  La  terreur 
régnait  sur  la  communauté  d'Alexandrie  ;  les  prisons  regorgeaient 
de  victimes.  On  contait  avec  effroi,  parmi  les  fidèles,  qu'en  Syrie, 
en  Arabie,  en  Mésopotamie,  en  Gappadoce,  par  tout  l'Empire,  les 
fouets,  les  chevalets,  les  ongles  de  fer,  la  croix,  les  bêtes  féroces 
décliiraient  les  pontifes  et  les  vierges.  Alors  Antoine,  déjà  célèbre 
par  ses  visions  et  ses  solitudes ,  chef  et  prophète  des  croyans 
d'Ég^-pte,  fondit  comme  l'aigle,  du  haut  de  son  rocher  sauvage, 
sur  la  ville  d'Alexandrie,  et,  volant  d'église  en  église,  embrasa  de 
son  feu  la  communauté  tout  entière.  Invisible  aux  païens,  il  était 
présent  à  la  fois  dans  toutes  les  assemblées  des  chrétiens,  souillant  à 
chacun  l'esprit  de  force  et  de  prudence  dont  il  était  animé.  La  per- 
sécution s'exerçait  avec  une  particulière  rigueur  sur  les  esclaves. 
Plusieurs  d'entre  eux,  saisis  d'épouvante,  reniaient  leur  foi.  D'au- 
tres, en  plus  grand  nombre,  s'enfuyaient  au  désert,  espérant  y  vivre 
soit  dans  la  contemplation,  soit  dans  le  brigandage.  Cependant 
Ahmès  fréquentait  comme  de  coutume  les  assemblées,  visitait  les 
prisonniers,  ensevelissait  les  martyrs  et  professait  avec  joie  la  reli- 
gion du  Christ.  Témoin  de  ce  zèle  véritable,  le  grand  Antoine,  avant 
de  retourner  au  désert,  pressa  l'esclave  noir  dans  ses  bras  et  lui 
donna  le  baiser  de  paix. 

Quand  Thaïs  eut  sept  ans,  Ahmès  commença  à  lui  parler  de  Dieu. 

—  Le  bon  Seigneur  Dieu,  lui  dit-il,  vivait  dans  le  ciel  comme 
un  Pharaon  sous  les  tentes  de  son  harem  et  sous  les  arbres  de  ses 
jardins.  Il  était  l'ancien  des  anciens  et  plus  vieux  que  le  monde,  et 
n'avait  qu'un  fils,  le  prince  Jésus,  qu'il  aimait  de  tout  son  cœm*  et 
qui  passait  en  beauté  les  vierges  et  les  anges.  Et  le  bon  Seigneur 
Dieu  dit  au  prince  Jésus  : 

—  Quitte  mon  harem  et  mon  palais,  et  mes  dattiers  et  mes  fon- 
taines vives.  Descends  sur  la  terre  pour  le  bien  des  hommes.  Là, 

TOME  xciv.  —  1889.  21 


322  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lu  seras  semblable  à  un  petit  enfant  et  tu  vivras  pauvre  parmi  les 
pauvres.  La  souffrance  sera  ton  pain  de  chaque  jour  et  tu  pleureras 
avec  tant  d'abondance  que  tes  larmes  formeront  des  fleuves  où  l'es- 
clave fatigué  se  baignera  délicieusement.  Va,  mon  fds  ! 

Le  prince  Jésus  obéit  au  bon  Seigneur  et  il  vint  sur  la  terre  en 
un  lieu  nommé  Betldéem  de  Juda.  Et  il  se  promenait  dans  les  prés 
fleuris  d'anémones,  disant  à  ses  compagnons  : 

—  Heureux  ceux  qui  ont  faim,  cai-  je  les  mènerai  à  la  table  de 
mon  père  !  Heureux  ceux  qui  ont  soif,  car  ils  boiront  aux;  fontaines 
du  ciel.  Heureux  ceux  qui  pleurent,  car  j'essuierai  leurs  yeux  avec 
des  voiles  plus  fins  que  ceux  des  aimées! 

C'est  pourquoi  les  pauvres  l'aimaient  et  croyaieait  en  lui.  Mais 
les  riches  le  haïssaient,  redoutant  qu'il  n'élevât  les  pauvres  au- 
dessus  d'eux.  En  ce  temps-là,  Cléopâtre  et  César  étaient  puissans 
sur  la  terre.  Ils  haïssaient  tous  deux  Jésus  et  ils  ordonnèrent  aux 
juges  et  aux  prêtres  de  le  faire  mourir.  Pour  '  obéir  à  la  reine 
d'Egypte,  les  princes  de  Syrie  dressèrent  une  croix  sur  une  haute 
montagne  et  ils  firent  mourh-  Jésus  sur  cette  croix.  Mais  des 
femmes  lavèrent  le  corps  et  l'ensevelirent  et  le  prince  Jésus,  ayant 
brisé  le  couvercle  de  son  tombeau,  remonta  vers  le  bon  Seigneur 
son  père. 

Et,  depuis  ce  temps-là,  tous  ceux  qui  meurent  en  lui  vont  au 
ciel.  Le  Seigneur  Dieu,  ouvrant  les  bras,  leur  dit  : 

—  Soyez  les  bienvenus,  puisque  vous  aimez  le  prince  mon  fils. 
Prenez  un  bain,  puis  mangez. 

Ils  prendront  leur  bain  au  son  d'une  belle  musique,  et,  tout  le 
long  de  leur  repas,  ils  verront  des  danses  d'aimées  et  ils  enten- 
dront des  conteurs  dont  les  récits  ne  finiront  point.  Le  bon  Sei- 
gneur Dieu  les  tiendra  plus  chers  que  la  lumière  de  ses  yeux,  puis- 
qu'ils seront  ses  hôtes,  et  ils  auront  dans  leur  partage  les  tapis  de 
son  caravansérail  et  les  grenades  de  ses  jardins. 

Ahmès  parla  plusieurs  fois  de  la  sorte  et  c'est  ainsi  que  Thaïs 
connut  la  vérité.  Elle  admirait  et  disait  : 

—  Je  voudrais  bien  manger  les  grenades  du  bon  Seigneur. 
Ahmès  lui  répondait  : 

—  Ceux-là  seuls  qui  sont  baptisés  en  Jésus  goûteront  les  fruits 
du  ciel. 

Et  Thaïs  demandait  à  être  baptisée.  Voyant  par  là  qu'elle  espé- 
rait en  Jésus,  l'esclave  résolut  de  l'instruire  plus  profondément, 
afin  qu'étant  baptisée,  elle  entrât  dans  l'ÉgUse.  Et  il  s'attacha  étroi- 
tement à  elle,  comme  à  sa  fille  en  esprit. 

L'enfant,  sans  cesse  repoussée  par  ses  parens  injustes,  n'avait 
point  de  lit  sous  le  toit,  paternel.  Elle  couchait  dans  un  coin  de 
l'étable  parmi  les  animaux  domestiques.  C'est  là  que,  chaque  nuh, 


THAÏS.  323 

Ahmès  allait  la  rejoindre  en  secret.  Il  s'approchait  doucement  de 
la  natte  où  elle  reposait,  puis  s'asseyait  sur  ses  talons,  les  jambes 
repliées,  le  buste  droit,  dans  l'attitude  héréditaire  de  toute 
sa  race.  Son  corps  et  son  visage,  vêtus  de  noir,  restaient  perdus 
dans  les  ténèbres  ;  seuls  ses  grands  yeux  blancs  brillaient,  et  il  en 
sortait  une  lueur  semblable  à  un  rayon  de  l'aube  à  travers  les  fentes 
d'une  porte.  11  parlait  d'une  voix  grêle  et  chantante,  dont  le  nasil- 
lement léger  avait  la  douceur  triste  des  musiques  qu'on  entend 
le  soir  dans  les  rues.  Parfois,  le  souffle  d'un  âne  et  le  lent  meugle- 
ment d'un  bœuf  accompagnaient,  comme  un  chœur  d'obscurs  esprits, 
la  voix  de  l'esclave  qui  disait  l'Evangile.  Ses  paroles  coulaient  paisi- 
blement dans  l'ombre  qui  s'imprégnait  de  zèle,  de  grâce  et  d'es- 
pérance ,  et  la  néophyte,  la  main  dans  la  main  d' Ahmès,  bercée  par 
les  sons  monotones  et  voyant  de  vagues  images^  s'endormait  calme 
et  souriante,  parmi  les  harmonies  de  la  nuit  obscure  et  des  saints 
mystères,  au  regard  d'une  étoile  qui  cUgnait  entre  les  solives  de  la 
crèche. 

L'initiation  dura  toute  une  année,  jusqu'à  l'époque  où  les  diré- 
tiens  célèbrent  avec  allégresse  les  fêtes  pascales.  Or,  une  nuit  de  la 
semaine  glorieuse.  Thaïs,  qui  sommeillait  déjà  sur  sa  natte  dans  la 
grange,  se  sentit  soulevée  par  l'esclave  dont  le  regard  brillait  d'une 
clarté  nouvelle.  Il  était  vêtu,  non  point,  comme  de  coutume,  d'un 
pagne  en  lambeaux,  mais  d'un  long  manteau  blanc  sous  lequel  il 
serra  l'enfant  en  disant  tout  bas  : 

—  "Viens,  mon  àme  !  viens,  mes  yeux!  viens,  mon  petit  cœur! 
viens  revêtu'  les  aubes  du  baptême. 

Et  il  emporta  l'enfant  pressée  sur  sa  poitrine.  Effrayée  et  eurieuse, 
Thaïs,  la  tête  hors  du  manteau,  attachait  ses  bras  au  cou  de  son 
ami  qui  courait- dans  la  nuit.  Ils  suivirent  des  ruelles  aïoires;  ils 
traversèrent  le  quartier  des  juifs  ;  ils  longèrent  un  cimetière  où 
l'orfraie  poussait  son  cri  sinistre.  Ils  passèrent,  dans  un  carrefour, 
sous  des  croix  auxquelles  pendaient  les  corps  des  suppliciés  et  dont 
les  bras  étaient  chargés  de  corbeaux  qui  claquaient  du  bec.  Thaïs 
cacha  sa  tête  dans  la  poitrine  de  l'esclave.  Elle  n'osa  plus  rien  voh' 
le  reste  du  chemin.  Tout  à  coup^  il  lui  sembla  qu'on  la  descendait 
sous  terre.  Quand  elle  rouvrit  les  yeux,  elle  se  trouva  dans  un  étroit 
caveau,  éclairé  par  des  torches  de  résine  et  dont  les  murs  étaient 
peints  de  grandes  figures  droites  qui  semblaient  s'animer  sous  la 
fumée  des  torches.  On  y  voyait  des  hommes  vêtus  de  longues  tuni- 
ques et  portant  des  palmes,  au  milieu  d'agneaux,  de  colombes  et  de 
pampres. 

Thaïs,  parmi  ces  figures,  reconnut  Jésus  de  Nazareth  à  ce  que 
des  anémones  fleurissaient  à  ses  pieds.  Au  milieu  de  la-,  salle,  près 


o2h  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'une  grande  cuve  de  pierre  remplie  d'eau  jusqu'au  bord,  se  tenait 
un  vieillard  coiffé  d'une  mitre  basse  et  vêtu  d'une  dalmatique  écar- 
late,  brodée  d'or.  De  son  maigre  visage  pendait  une  longue  barbe. 
Il  avait  l'air  humble  et  doux  sous  son  riche  costume.  C'était  lévéque 
Vivantius,  qui,  prince  exilé  de  l'église  de  Cyrène,  exerçait  pour  vivre 
le  métier  de  tisserand  et  fabriquait  de  grossières  étoiles  de  poil  de 
chèvre.  Deux  pauvres  enfans  se  tenaient  debout  à  ses  côtes.  Tout 
proche,  une  vieille  négresse  présentait  déployée  une  petite  robe 
blanche.  Ahmès,  ayant  posé  l'enfant  à  terre,  s'agenouilla  devant 
l'évéque  et  dit  : 

—  Mon  père,  voici  la  petite  âme,  la  fille  de  mon  âme.  Je  te  l'amène 
afin  que  selon  ta  promesse,  et  s'il  plait  à  la  Sérénité,  tu  lui  donnes 
le  baptême  de  vie. 

A  ces  mots,  l'évéque,  ayant  ouvert  les  bras,  laissa  voir  ses  mains 
mutilées.  Il  avait  eu  les  ongles  arrachés  en  confessant  la  foi  aux 
jours  de  l'épreuve.  Thaïs  eut  peur  et  se  jeta  dans  les  bras  d' Ahmès. 
Mais  le  prêtre  la  rassura  par  des  paroles  caressantes  : 

—  Ne  crains  rien,  petite  bien-aimée.  Tu  as  ici  un  père  selon 
l'esprit,  Ahmès,  qu'on  nomme  Théodore  parmi  les  vivans,  et  une 
douce  mère  dans  la  grâce  qui  t'a  préparé  de  ses  mains  une  robe 
blanche. 

Et,  se  tournant  vers  la  négresse  : 

—  Elle  se  nomme  Nitida,  ajouta-t-il  ;  elle  est  esclave  sur  cette 
terre.  Mais  Jésus  l'élèvera  dans  le  ciel  au  rang  de  ses  épouses. 

Puis,  il  interrogea  l'enfant  néophyte. 

—  Thaïs,  crois-tu  en  Dieu,  le  père  tout-puissant,  en  son  fils 
unique  qui  mourut  pour  notre  salut  et  en  tout  ce  qu'ont  enseigné 
les  apôtres? 

—  Oui,  répondirent  ensemble  le  nègre  et  la  négresse,  qui  se 
tenaient  par  la  main. 

Sur  l'ordre  de  l'évéque,  Nitida  agenouillée  dépouilla  Thaïs  de 
tous  ses  vêtemens.  L'enfant  était  nue,  une  amulette  au  cou.  Le 
pontife  la  plongea  trois  fois  dans  la  cuve  baptismale.  Les  acolytes 
présentèrent  l'huile  avec  laquelle  Vivantius  lit  les  onctions,  et  le  sel 
dont  il  posa  un  grain  sur  les  lèvres  de  la  catéchumène.  Puis,  ayant 
essuyé  ce  corps  destiné,  à  travers  tant  d'épreuves,  à  la  vie  éter- 
nelle, l'esclave  Nitida  le  revêtit  de  la  robe  blanche  qu'elle  avait  tis- 
sue  de  ses  mains.  L'évéque  donna  à  tous  le  baiser  de  paix,  et,  la 
cérémonie  terminée,  dépouilla  ses  ornemens  sacerdotaux. 

Quand  ils  furent  tous  hors  de  la  crypte,  Ahmès  dit: 

—  Il  faut  nous  réjouir  en  ce  jour  d'avoh'  donné  une  âme  au  bon 
Seigneur  Dieu  ;  allons  dans  la  maison  qu'habite  ta  Sérénité,  pasteur 
Vivantius,  et  hvrons-nous  à  la  joie  tout  le  reste  de  la  nuit. 


THAÏS.  O'ib 

—  Tu  as  bien  parlé,  Théodore,  répondit  l'évèque. 

Et  il  conduisit  la  petite  troupe  dans  sa  maison,  qui  était  toute 
proche.  Elle  se  composait  d"une  seule  chambre,  meublée  de  deux 
juétiers  de  tisserand,  d"une  table  grossière  et  d'un  tapis  tout  usé. 
Dès  qu'ils  y  furent  entrés  : 

—  Nitida,  cria  le  Xtibien,  apporte  une  poêle  et  de  l'huile  et  fai- 
sons un  bon  repas. 

En  parlant  ainsi,  il  tira  de  dessous  son  manteau  des  petits  pois- 
sons qu'il  y  tenait  cachés.  Puis,  ayant  allumé  un  grand  feu,  il  les 
lit  frire.  Et  tous,  l'évèque,  l'enfant,  les  deux  jeunes  garçons  et  les 
deux  esclaves,  s'étant  assis  en  cercle  sur  le  tapis,  mangèrent  les 
poissons  frits  en  bénissant  le  Seigneur.  Yivantius  parlait  du  mar- 
tyre qu'il  avait  souffert  et  annonçait  le  triomphe  prochain  de  l'Église. 
Son  langage  était  rude,  mais  plein  de  jeux  de  mots  et  de  figures. 
Il  comparait  la  vie  des  justes  à  un  tissu  de  pourpre  et,  pour  expli- 
quer le  baptême,  il  disait  : 

—  L'Esprit-Saint  flotta  sur  les  eaux,  c'est  pourquoi  les  chrétiens 
reçoivent  le  baptême  de  leau.  Mais  les  démons  habitent  atissi  les 
ruisseaux;  les  fontaines  consacrées  aux  nymphes  sont  redoutables, 
et  l'un  voit  que  certaines  eaux  apportent  diverses  maladies  de  l'àme 
et  du  corps. 

Parfois  il  s'exprimait  par  énigmes  et  il  inspirait  ainsi  à  l'enfant 
une  profonde  admiration.  A  la  iin  du  repas,  il  offrit  un  peu  de  vin  à 
ses  hôtes  dont  les  langues  se  délièrent  et  cjiii  se  mirent  à  chanter 
des  complaintes  et  des  cantiques.  Ahmès  et  Mtida,  s'étant  levés, 
dansèrent  une  danse  nubienne  qu'ils  avaient  apprise  enfans,  et  qui 
se  dansait  sans  doute  dans  la  tribu  depuis  les  premiers  âges  du 
monde.  C'était  une  danse  amoureuse  ;  agitant  les  bras  et  tout  le 
corps  balancé  en  cadence,  ils  feignaient  tour  à  tour  de  se  fuir  et  de 
se  chercher.  Ils  roulaient  de  gros  yeux  et  montraient  dans  un  sou- 
rire des  dents  étincelantes. 

C'est  ainsi  que  Thaïs  reçut  le  sahit  baptême. 

Elle  aimait  les  amusemens  et,  à  mesure  qu'elle  grandissait,  de 
vagues  désù's  naissaient  en  elle.  Elle  dansait  et  chantait  tout  le  jour 
des  rondes  avec  les  enfans  errant  dans  les  rues  et  elle  regagnait,  à 
la  nuit,  la  maison  de  son  père  en  chantonnant  encore. 

Maintenant,  elle  préférait  à  la  compagnie  du  doux  Ahmès  celle 
des  garçons  et  des  filles.  Elle  ne  s'apercevait  point  que  son  ami 
était  moins  souvent  auprès  d'elle.  La  persécution  s'étant  ralentie, 
les  assemblées  des  chrétiens  devenaient  plus  réguhères  et  le  Nu- 
bien les  fréquentait  assidûment.  Son  zèle  s'échaullait  ;  de  mysté- 
rieuses menaces  s'échappaient  parfois  de  ses  lèvres.  Il  disait  que  les 
riches  ne  garderaient  point  leurs  biens.  Il  allait  dans  les  places  pu- 


326  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bli({iies  où  les  chrétiens  d'une  humble  condition  avaient  coutume 
de  se  réunir  et  là,  rassemblant  les  misérables  étendus  à  l'ombre 
des  vieux  murs,  il  leur  annonçait  l'affranchissement  des  esclaves  et 
le  jour  prochain  de  la  justice. 

—  Dans  le  royaume  de  Dieu,  disait-il,  les  esclaves  boiront  des 
vhis  frais  et  mangeront  des  fruits  délicieux,  tandis  que  les  riches, 
couchés  à  leurs  pieds  comme  des  chiens,  dévoreront  les  miettes  de 
leur  table. 

Ces  propos  ne  restèrent  point  secrets  ;  ils  furent  publiés  dans  le 
faubourg  et  les  maîtres  craignirent  qu'Ahmès  n'excitât  les  esclaves 
à  la  révolte.  Le  cabaretier  en  ressentit  une  rancune  tenace  qu'il 
dissimula  soigneusement. 

Un  jour,  une  sahère  d'argent,  réservée  à  la  nappe  des  dieux, 
disparut  du  cabaret.  Ahmès  fui  accusé  de  l'avoir  volée,  en  haine  de 
son  maître  et  des  dieux  de  l'Empire.  L'accusation  était  sans  preuves 
et  l'esclave  la  repoussait  de  toutes  ses  forces.  Il  n'en  fut  pas  moins 
traîné  devant  le  tribunal  et,  comme  il  passait  pour  un  mauvais  ser- 
viteur, le  juge  le  condamna  au  dernier  supplice  : 

—  Tes  mains,  lui  dit-il^  dont  tu  n'as  pas  su  faire  un  bon  usage, 
seront  clouées  au  poteau. 

Ahmès  écouta  paisiblement  cet  arrêt,  salua  le  juge  avec  beau- 
coup de  respect  et  fut  conduit  à  la  prison  publique.  Durant  les  trois 
jours  qu'il  y  resta,  il  ne  cessa  de  prêcher  l'Évangile  aux  prison- 
niers et  l'on  a  conté  depuis  que  des  criminels  et  le  geôlier  lui- 
même,  touchés  par  ses  paroles,  avaient  cru  en  Jésus  crucifié.     ' 

On  le  conduisit  à  ce  carrefour  qu'une  nuit,  moins  de  deux  afis 
auparavant,  il  avait  traversé  avec  allégresse,  portant  dans  son  man- 
teau blanc  la  petite  Thaïs,  la  hlle  de  son  âme,  sa  fleur  bien-aimée. 
Attaché  sur  la  croix,  les  mains  clouées,  il  ne  poussa  pas  une  plainte; 
seulement,  il  soupira  à  plusieurs  reprises  : 

—  J'ai  soif! 

Son  supplice  dura  trois  jours  et  trois  nuits.  On  n'aurait  pas  cru 
la  chair  humaine  capable  d'endurer  une  si  longue  torture.  Plu- 
sieurs fois  on  pensa  qu'il  était  mort  ;  les  mouches  dévoraient  la 
cire  de  ses  paupières  ;  mais  tout  à  coup  il  rouvrait  ses  yeux  san- 
glans.  Le  matin  du  quatrième  jour,  il  chanta  d'une  voix  plus  pure 
que  la  voix  des  enfans  : 

—  Dis-nous,  Marie,  qu'as-tu  vu  là  d'où  tu  viens? 
Puis  il  sourit  et  dit  : 

—  Les  voici,  les  anges  du  bon  Seigneur.  Ils  m'apportent  du  vin 
et  des  fruits  !  Qu'il  est  frais,  le  battement  de  leurs  ailes  ! 

Et  il  expira. 

Son  visage  conservait  dans  la  mort  l'expression  de  l'extase 'bien- 


THALS.  oT./ 

heureuse.  Les  soldats  qui  gardaient  le  gibet  furent  saisis  d'admi- 
ration. Vivantius,  accompagné  de  quelques-uns  de  ses  frères  chré- 
tiens, vint  réclamer  le  corps  pour  l'ensevelir,  parmi  les  reUques 
des  martyrs,  dans  le  crypte  de  saint  Jean  le  Baptiste.  Et  l'Église 
garda  la  mémoire  vénérée  de  saint  Théodore  le  Nubien.  Trois  ans 
plus  tard,  Constantin,  vainqueur  de  Maxence,  publia  un  édit  par 
lequel  il  assurait  la  paix  aux  chrétiens,  et  désormais  les  fidèles  ne 
furent  plus  persécutés  que  par  les  hérétiques. 

Thaïs  achevait  sa  onzième  année  quand  son  ami  mourut  dans  les 
tourmens.  Elle  en  ressentit  une  tristesse  et  une  épouvante  invinci- 
bles. Elle  n'avait  pas  l'àme  assez  pure  pour  comprendre  que  l'es- 
clave Ahmès,  par  sa  vie  et  sa  mort,  était  un  bienheureux.  Cette 
idée  germa  dans  sa  petite  âme  qu'il  n'est  possible  d'être  bon  en 
ce  monde,  qu'au  prix  des  plus  affreuses  souffrances.  Et  elle  craignit 
d'être  bonne,  car  sa  chair  délicate  redoutait  la  douleur. 

Elle  se  donna  avant  l'âge  à  des  jeunes  garçons  du  port  et  elle 
suivit  les  vieillards  qui  errent  le  soir  dans  les  faubourgs  ;  et  avec  ce 
qu'ils  lui  donnaient,  elle  achetait  des  gâteaux  et  des  parures. 
Comme  elle  ne  rapportait  à  la  maison  rien  de  ce  qu'elle  avait  reçu, 
sa  mère  l'accablait  de  mauvais  traitemens.  Pour  éviter  les  coups, 
elle  courait  pieds  nus  jusqu'aux  remparts  de  la  ville  et  se  cachait 
avec  les  lézards  dans  les  fentes  des  pierres.  Là,  elle  songeait,  pleine 
d'envie,  aux  femmes  qu'elle  voyait  passer,  richement  parées,  dans 
leur  litière  entourée  d'esclaves. 

Un  jour  que,  frappée  plus  rudement  que  de  coutume,  elle  se 
tenait  accroupie  devant  la  porte,  dans  une  immobilité  farouche,  une 
vieille  femme  s'arrêta  devant  elle,  la  considéra  quelques  instans 
en  silence,  puis  s'écria  : 

—  Oh!  lajoUc  fleur,  la  belle  enfant!  Heureux  le  père  qui  t'en- 
gendra et  la  mère  qui  te  mit  au  monde  ! 

Thaïs  restait  muette  et  tenait  ses  regards  fixés  vers  la  terre. 
Ses  paupières  étaient  rouges  et  l'on  voyait  qu'elle  avait  pleuré. 

—  Ma  violette  blanche,  reprit  la  vieille,  ta  mère  n'est-elle  pas 
heureuse  d'avoh*  nourri  une  petite  déesse  telle  que  toi  et  ton  père, 
en  te  Toyant,  ne  se  réjouit-il  pas  dans  le  fond  de  son  cœm'? 

Alors,  l'enfant,  comme  se  parlant  à  elle-même  : 

—  Mon  père,  dit-eUe,  est  une  outre  gonflée  de  vin  et  ma  mère 
une  sangsue  avide, 

La  vieille  regarda  à  droite  et  à  gauche  si  on  ne  la  voyait  pas. 
Puis  d'une  voix  caressante  : 

—  Douce  hyacinthe  fleurie,  belle  buveuse  de  lumière,  viens  avec 
moi  et  tu  n'auras,  pour  vivre,  qu'à  danser  et  à  sourire.  Je  te  nom- 
rirai  de  gâteaux   de  miel  et   mon  fils,   mon   propre  fils  t'aimera 


328  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

comme  ses  yeux.  11  est  beau,  mon  fils;  il  est  jeune;  il  n'a  au  men- 
ton qu'une  barbe  légère;  sa  peau  est  douce,  et  c'est,  comme  on 
dit,  un  petit  cochon  d'Acharné. 
Thaïs  répondit  : 

—  Je  veux  bien  aller  avec  toi. 

Et,  s'étant  levée,  elle  suivit  la  vieille  hors  de  la  ville. 

Cette  femme,  nommée  Mœroé,  conduisait  de  pays  en  pays  des 
filles  et  déjeunes  garçons  qu'elle  instruisait  dans  la  danse  et  qu'elle 
louait  ensuite  aux  riches  pour  paraître  dans  les  festins. 

Devinant  que  Thaïs  deviendrait  bientôt  la  plus  belle  des  femmes, 
elle  lui  apprit  à  coups  de  fouet  la  musique  et  la  prosodie,  et  elle  flagel- 
lait avec  des  lanières  de  cuir  ces  jambes  divines,  quand  elles  ne  se 
levaient  pas  en  mesure  au  son  de  la  cithare.  Son  fils,  avorton  dé- 
crépit, sans  âge  et  sans  sexe,  accablait  de  mauvais  traitemens  cette 
enfant  en  qui  il  poursuivait  de  sa  haine  la  race  entière  des  femmes. 
Rival  des  ballerines  dont  il  affectait  la  grâce,  il  enseignait  à  Thaïs 
l'art  de  feindre,  dans  les  pantomimes,  par  l'expression  du  visage, 
le  geste  et  l'attitude,  tous  les  sentimens  humains  et  surtout  les 
passions  de  l'amour.  Il  lui  donnait  avec  dégoût  les  conseils  d'un 
maître  habile;  mais,  jaloux  do  son  élève,  il  lui  griffait  les  joues,  lui 
])in(;ait  le  bras  ou  la  venait  piquer  par  derrière  avec  un  poinçon, 
à  la  manière  des  tilles  méchantes,  dès  qu'il  s'apercevait  trop  vive- 
ment qu'elle  était  née  pour  la  volupté  des  hommes.  Grâce  à  ces 
leçons,  elle  devint  en  peu  de  temps  uuisicienne,  mime,  et  danseuse 
excellente.  La  méchanceté  de  ses  maîtres  ne  la  surprenait  point  et 
il  lui  semblait  naturel  d'être  indignement  traitée.  Elle  éprouvait 
même  quelque  respect  pour  cette  vieille  femme  qui  savait  la  mu- 
sique et  buvait  du  vin  grec.  Mœroé,  s'étant  arrêtée  à  Antioche, 
loua  son  élève  comme  danseuse  et  comme  joueuse  de  flûte  aux 
riches  négocians  qui  donnaient  des  festins.  Thaïs  dansa  et 
plut.  Les  plus  gros  banquiers  l'emmenaient,  au  sortir  de  table, 
dans  les  bosquets  de  l'Oronte.  Elle  se  donnait  à  tous,  ne  sachant 
pas  le  prix  de  l'amour.  Mais  une  nuit  qu'elle  avait  dansé  devant  les 
jeunes  hommes  les  plus  élégans  de  la  ville,  le  fils  du  proconsul 
s'approcha  d'elle,  tout  brillant  de  jeunesse  et  de  volupté  et  lui  dit 
d'une  voix  qui  semblait  mouillée  de  baisers  : 

—  Que  ne  suis-je,  Thaïs,  la  couronne  qui  ceint  ta  chevelure,  la 
tunique  qui  presse  ton  corps  charmant,  la  sandale  de  ton  beau 
pied  !  Mais  je  veux  que  tu  me  foules  à  tes  pieds  comme  ma  san- 
dale ;  je  veux  que  mes  caresses  soient  ta  tunique  et  ta  couronne. 
Viens,  belle  enfant,  viens  dans  ma  maison  et  oublions  l'univers! 

Elle  le  regarda  tandis  qu'il  parlait,  et  elle  vit  qu'il  était  beau. 
Soudain  elle  sentit  la  sueur  qui  lui  glaçait  le  front  ;  elle  devint 


THAÏS.  3t>9 

verte  comme  l'herbe;  elle  chancela;  un  nuage  descendit  sur  ses 
paupières.  Il  la  pritiit  encore.  Mais  elle  refusa  de  le  suivre.  En  vain, 
il  lui  jeta  des  regards  ardens,  des  paroles  enflammées,  et,  quand 
il  la  prit  dans  ses  bras  en  s'effbrçant  de  l'entraîner,  elle  le  repoussa 
avec  rudesse.  Alors  il  se  fit  suppliant  et  lui  montra  ses  larmes. 
Sous  l'empire  d'une  force  nouvelle,  inconnue,  invincible,  elle  ré- 
sista. 

—  Quelle  folie!  disaient  les  convives.  Lollius  est  noble;  il  est 
beau,  il  est  riche  ;  et  voici  qu'une  joueuse  de  flûte  le  dédaigne  ! 

Lollius  rentra  seuj  dans  sa  maison  et  la  nuit  l'embrasa  tout  en- 
tier d'amour.  Il  vint  dès  le  matin,  pâle  et  les  yeux  rouges,  sus- 
pendre des  fleurs  à  la  porte  de  la  joueuse  de  flûte.  Cependant 
Thaïs,  saisie  de  trouble  et  d'efïroi,  fuyait  Lollius  et  le  voyait  sans 
cesse  au  dedans  d'elle-même.  Elle  souffrait  et  ne  connaissait  pas 
son  mal.  Elle  se  demandait  pourquoi  elle  était  ainsi  changée  et 
d'où  lui  venait  sa  mélancolie.  Elle  repoussait  tous  ses  amans  ;  ils 
lui  faisaient  horreur.  Elle  ne  voulait  plus  voir  la  lumière  et  restait 
tout  le  jour  couchée  sur  son  lit,  sanglotant,  la  tête  dans  les  cous- 
sins. Lollius,  ayant  su  forcer  la  porte  de  Thaïs,  vint  plusieurs  fois 
supplier  et  maudire  cette  méchante  enfant.  Elle  restait  devant  lui 
craintive  comme  une  vierge  et  répétait  : 

—  Je  ne  veux  pas  !  je  ne  veux  pas  ! 

Puis,  au  bout  de  quinze  jours,  s'etant  donnée  à  lui,  elle  connut 
qu'elle  l'aimait  ;  elle  le  suivit  dans  sa  maison  et  ne  le  quitta  plus. 
Ce  fut  une  vie  délicieuse.  Ils  passaient  tout  le  jour  enfermés,  les 
yeux  dans  les  yeux,  se  disant  l'un  à  l'autre  des  paroles  qu'on  ne 
dit  qu'aux  enfans.  Le  soir,  ils  se  promenaient  sur  les  bords  soli- 
taires de  rOronte  et  s'allaient  perdre  dans  les  bois  de  lauriers. 
Parfois  ils  se  levaient  dès  l'aube  pour  aller  cueillir  des  jacinthes 
sur  les  pentes  du  Sllpius.  Ils  buvaient  dans  la  même  coupe,  et, 
quand  elle  portait  un  grain  de  raisin  à  sa  bouche,  il  le  lui  prenait 
entre  les  lèvres  avec  ses  dents. 

Mœroé  vint  chez  Lollius  réclamer  Thaïs  à  grands  cris  : 

—  C'est  ma  fille,  disait-elle,  ma  fille  qu'on  m'arrache,  ma  fleur 
parfumée,  mes  petites  entrailles!.. 

Lollius  la  renvoya  avec  une  grosse  somme  d'argent.  Mais  comme 
elle  retint,  demandant  encore  quelques  statersd'or,  lejeune  homme 
la  fit  mettre  en  prison,  et  les  magistrats  ayant  découvert  plusieurs 
crimes  dont  elle  s'était  rendue  coupable,  elle  fut  condamnée  à  mort 
et  livrée  aux  bêtes. 

Thaïs  aimait  Lollius  avec  toutes  les  fureurs  de  l'imagination  et 
toutes  les  surprises  de  l'innocence.  Elle  lui  disait,  dans  la  vérité  de 
son  cœur  : 


330  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Je  n'ai  jamais  été  qu'à  toi. 
Lolliiis  lui  répondait  : 

—  Tu  ne  ressembles  à  aucune  autre  femme. 

Le  charme  dura  six  mois  et  se  rompit  en  un  jour.  Soudainement 
Thaïs  se  sentit  vide  et  seule.  Elle  ne  reconnaissait  plus  Lollius; 
elle  songeait  : 

—  Qui  me  l'a  ainsi  changé  en  un  instant?  Comment  se  fait-il 
qu'il  ressemble  désormais  à  tous  les  autres  hommes  et  qu'il  ne 
ressemble  plus  à  lui-même? 

Elle  le  quitta,  avec  le  secret  désir  de  chercher  Lollius  en  un 
autre,  puisqu'elle  ne  le  retrouvait  plus  en  lui.  Elle  songeait  aussi 
que  vivre  avec  quelqu'un  qu'elle  n'aurait  jamais  aimé  serait  moins 
triste  que  de  vivre  avec  quelqu'un  qu'elle  n'aimait  plus.  Elle  se 
montra,  en  compagnie  de  riches  voluptueux,  à  ces  fêtes  sacrées 
où  l'on  voyait  des  chœurs  de  vierges  nues  dansant  dans  les  temples 
et  des  troupes  de  courtisanes  traversant  l'Oronte  à  la  nage.  Elle 
prit  sa  part  de  tous  les  plaisirs  qu'étalait  la  ville  élégante  et  mons- 
trueuse ;  surtout  elle  fréquenta  assidûment  les  théâtres,  dans  les- 
quels des  mimes  habiles,  venus  de  tous  les  pays,  paraissaient  aux 
applaudisscmens  d'une  foule  avide  de  spectacles. 

Elle  observait  avec  soin  les  mimes,  les  danseurs,  les  comé- 
diens, et  particulièrement  les  femmes  qui,  dans  les  tragédies, 
représentaient  les  déesses  amantes  des  jeunes  hommes  et  les  mor- 
telles aimées  des  dieux.  Ayant  surpris  les  secrets  par  lesquels  elles 
charmaient  la  foule,  elle  se  dit  que,  plus  belle,  elle  jouerait  mieux 
encore.  Elle  alla  trouver  le  chef  des  mimes  et  lui  demanda  à  en- 
trer dans  sa  troupe.  Grâce  à  sa  beauté  et  aux  leçons  de  la  vieille 
Mœroé,  elle  fut  accueillie  et  parut  sur  la  scène  dans  le  personnage 
de  Dircé. 

Elle  plut  médiocrement,  parce  qu'elle  manquait  d'expérience  et 
aussi  parce  que  les  spectateurs  n'étaient  pas  excités  à  l'admiration 
par  un  long  bruit  de  louanges.  Mais,  après  quelques  mois  d'ob- 
scurs débuts,  la  gloire  de  sa  beauté  éclata  sur  la  scène  avec  une 
telle  force,  que  la  ville  entière  s'en  émut.  Tout  Antioche  s'étouffait 
au  théâtre.  Les  magistrats  impériaux  et  les  premiers  citoyens  s'y 
rendaient,  poussés  par  la  force  de  l'opinion.  Les  portefaix,  les 
balayeurs  et  les  ouvriers  du  port  se  privaient  d'ail  et  de  pain  pour 
payer  leur  place.  Les  poètes  composaient  des  épigrammes  en  son 
honneur.  Les  philosophes  barbus  déclamaient  contre  elle  dans  les 
bains  et  dans  les  gymnases  ;  sur  le  passage  de  sa  litière,  les  prê- 
tres des  chrétiens  détournaient  la  tête,  Le  seuil  de  sa  maison  était 
couronné  de  fleurs  et  arrosé  de  sang.  Elle  recevait  de  ses  amans 
de  l'or,  non  plu's  compté,  mais  mesuré  au  médinuie,  et  tous  les 


THAÏS.  331 

trésors  amassés  par  les  vieillards  économes  venaient,  comme  des 
fleuves,  se  perdre  à  ses  pieds.  C'est  pourquoi  son  àme  était  se- 
reine. Elle  se  réjouissait,  dans  un  paisible  orgueil,  de  la  faveur 
publique  et  de  la  bonté  des  dieux,  et,  tant  aimée,  elle  s'aimait  elle- 
même. 

Après  avoir  joui  pendant  plusieurs  années  de  l'admiration  et  de 
lamour  des  Antiochéniens,  elle  fut  prise  du  désir  de  revoir  Alexan- 
drie et  de  montrer  sa  gloire  à  la  Aille  dans  laquelle,  enfant,  elle 
errait  sous  la  misère  et  la  honte,  affamée  et  maigre,  comme  une  sau- 
terelle au  milieu  d'un  chemin  poudreux.  La  ville  d'or  la  reçut  avec 
joie  et  la  combla  de  nouvelles  richesses.  Quand  elle  parut  dans  les 
jeux,  ce  fut  un  triomphe.  Il  lui  vint  des  admirateurs  et  des  amans 
innombrables.  Elle  les  accueillait  indifféremment,  car  elle  désespé- 
rait enfm  de  retrouver  Lollius. 

Elle  reçut  parmi  tant  d'autres  le  philosophe  Nicias  qui  la  désirait, 
bien  qu'il  fît  profession  de  vivre  sans  désù's.  Malgré  sa  richesse, 
il  était  intelligent  et  doux.  Mais  il  ne  la  charma  ni  par  la 
finesse  de  son  esprit,  ni  par  la  grâce  de  ses  sentimens.  Elle  ne 
l'aimait  pas  et  même  elle  s'irritait  parfois  de  ses  élégantes  ironies. 
Il  la  blessait  par  son  doute  perpétuel.  C'est  qu'il  ne  croyait  à 
rien  et  qu'elle  croyait  à  tout.  Elle  croyait  à  la  Providence  divine, 
à  la  toute-puissance  des  mauvais  esprits,  aux  sorts,  aux  conjura- 
tions, à  la  justice  éternelle.  Elle  croyait  en  Jésus-Christ  et  en  la 
bonne  déesse  des  Syriens  ;  elle  croyait  encore  que  les  chiennes 
aboient  quand  la  sombre  Hécate  passe  dans  les  carrefours  et  qu'une 
femme  inspire  l'amour  en  versant  un  philtre  dans  une  coupe  qu'en- 
veloppe la  toison  sanglante  d'une  brebis.  Elle  avait  soif  d'inconnu  ; 
elle  appelait  des  êtres  sans  nom  et  vivait  dans  une  attente  perpé- 
tuelle. L'avenir  lui  faisait  peur  et  elle  voulait  le  connaître.  Elle 
s'entourait  de  prêtres  d'Isis,  de  mages  chaldéens,  de  pharmaco- 
poles  et  de  sorciers  noirs,  qui  la  trompaient  toujours  et  ne  la  las- 
saient jamais.  Elle  craignait  la  mort  et  la  voyait  partout.  Quand  elle 
cédait  à  la  volupté,  il  lui  semblait  tout  à  coup  qu'un  doigt  glacé 
touchait  son  épaule  nue  et,  toute  pâle,  elle  criait  d'épouvante  dans 
les  bras  qui  la  pressaient. 

jNicias  lui  disait  : 

—  Que  notre  destinée  soit  de  descendre  en  cheveux  blancs  et 
les  joues  creuses  dans  la  nuit  éternelle,  ou  que  ce  jour  même,  qui 
rit  maintenant  dans  le  vaste  ciel,  soit  notre  dernier  jour,  qu'im- 
porte, ô  ma  Thaïs  I  Goûtons  la  vie.  Nous  aurons  beaucoup  vécu  si 
nous  avons  beaucoup  senti.  Il  n'est  pas  d'autre  inteUigence  que 
celle  des  sens  :  aimer,  c'est  comprendre.  Ce  que  nous  ignorons 
n'est  pas.  A  quoi  bon  nous  tourmenter  pour  un  néant  ? 


332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  lui  répondait  avec  colère  : 

—  Je  méprise  ceux  qui  comme  toi  n'espèrent  ni  ne  craignent 
rien.  Je  veux  savoir! 

Pour  connaître  le  secret  de  la  vie,  elle  se  mit  à  lire  les  livres 
des  philosophes;  mais  elle  ne  les  comprit  pas.  A  mesure  que 
les  années  de  son  enfance  s'éloignaient  d'elle,  elle  les  rap- 
pelait dans  son  esprit  plus  volontiers.  Elle  aimait  à  parcourir, 
le  soir,  sous  un  déguisement,  les  ruelles,  les  chemins  de  ronde, 
les  places  publiques  où  elle  avait  misérablement  grandi.  Elle  re- 
grettait d'avoir  perdu  ses  parens  et  surtout  de  n'avoir  pu  les  aimer. 
Quand  elle  rencontrait  des  prêtres  chrétiens,  elle  songeait  à  son 
baptême  et  se  sentait  troublée.  Une  nuit,  qu'enveloppée  d'un  long 
manteau  et  ses  blonds  cheveux  cachés  sous  un  capuchon  sombre, 
elle  errait,  selon  sa  coutume,  dans  les  faubourgs  de  la  ville,  elle  se 
trouva,  sans  savoir  comment  elle  y  était  venue,  devant  la  pauvre 
église  de  Saint-Jean  le  Baptiste.  Elle  entendit  qu'on  chantait  dans 
l'intérieur  et  vit  une  lumière  éclatante  qui  glissait  par  les  fentes 
de  la  porte.  Il  n'y  avait  là  rien  d'étrange,  puisque,  depuis 
vingt  ans,  les  chrétiens,  protégés  par  le  vainqueur  de  Maxence, 
solennisaient  publiquement  leurs  fêtes.  Mais  ces  chants  signifiaient 
un  ardent  appel  aux  âmes.  Gomme  conviée  aux  mystères,  la  co- 
médienne, poussant  du  bras  la  porte,  entra  dans  la  maison.  Elle 
trouva  là  une  nombreuse  assemblée,  des  femmes,  des  enfans,  des 
\deillards  à  genoux  devant  un  tombeau  adossé  à  la  muraille.  Ce 
tombeau  n'était  qu'une  cuve  de  pierre  grossièrement  sculptée  de 
pampres  et  de  grappes  de  raisins  ;  pourtant  il  avait  reçu  de  grands 
honneurs  :  il  était  couvert  de  palmes  vertes  et  de  couronnes  de 
roses  rouges.  Tout  autour,  d'innombrables  lumières  étoilaient 
l'ombre  dans  laquelle  la  fumée  des  gommes  d'Arabie  semblait  les 
plis  des  voiles  des  anges.  Et  l'on  devinait  sur  les  murs  des  figures 
pareilles  à  des  visions  du  ciel.  Des  prêtres  vêtus  de  blanc  se  te- 
naient prosternés  au  pied  du  sarcophage.  Les  hymnes  qu'ils  chan- 
taient avec  le  peuple  exprimaient  les  délices  de  la  soufirance  et 
mêlaient,  dans  un  deuil  triomphal,  tant  d'allégresse  à  tant  de  dou- 
leur que  Thaïs,  en  les  écoutant,  sentait  les  voluptés  de  la  vie  et  les 
affres  de  la  mort  couler  à  la  fois  dans  ses  sens  renouvelés. 

Quand  ils  eurent  fini  de  chanter,  les  fidèles  se  levèrent  pour 
aller  baiser  à  la  file  la  paroi  du  tombeau.  C'étaient  des  hommes  sim- 
ples, accoutumés  à  travailler  de  leurs  mains.  Ils  s'avançaient  d'un 
pas  lourd,  l'œil  fixe,  la  bouche  pendante,  avec  un  air  de  candeur. 
Ils  s'agenouillaient,  chacun  à  son  tour,  devant  le  sarcophage  et  y 
appuyaient  leurs  lèvres.  Les  femmes  élevaient  dans  leurs  bras  les 
petits  enfans  et  leur  posaient  doucement  la  joue  contre  la  pierre. 


THAÏS.  333 

Thaïs,  surprise  el  troublée,  demanda  à  un  diacre  pourquoi  ils 
faisaient  ainsi. 

—  Ne  sais-tu  pas,  femme,  lui  répondit  le  diacre,  que  nous  célé- 
brons aujourd'hui  la  mémoire  bienheureuse  de  saint  Théodore  le 
Nubien  qui  souffrit  pour  la  foi  au  temps  de  Dioclétien,  empereur? 
Il  vécut  chaste  et  mourut  martyr,  c'est  pourquoi,  vêtus  de  blanc, 
nous  portons  des  roses  rouges  à  son  tombeau  glorieux. 

En  entendant  ces  paroles,  Thaïs  tomba  à  genoux  et  fondit  en 
larmes.  Le  souvenir  à  demi  éteint  d'Ahmès  se  ranimait  dans  son 
âme.  Sur  cette  mémoire  obscure,  douce  et  douloureuse,  l'éclat  des 
cierges,  le  parfum  des  roses,  les  nuées  de  l'encens,  l'harmonie  des 
cantiques,  la  piété  des  âmes  jetaient  les  charmes  de  la  gloire.  Thaïs 
songeait  dans  l'éblouissement  : 

—  Il  était  bon,  et  voici  qu'il  est  grand  et  qu'il  est  beau  !  Com- 
ment s'est-il  élevé  au-dessus  des  hommes?  Quelle  est  donc  cette 
chose  inconnue  qui  vaut  mieux  que  la  richesse  et  que  la  volupté  ? 

Elle  se  leva  lentement,  tourna  vers  la  tombe  du  saint  qui  l'avait 
aimée  ses  yeux  de  violette  où  brillaient  des  larmes  à  la  clarté  des 
cierges;  puis,  la  tête  baissée,  humble,  lente,  la  dernière,  de  ses 
lèvres  où  tant  de  désirs  s'étaient  suspendus,  elle  baisa  la  pierre  de 
l'esclave. 

Rentrée  dans  sa  maison,  elle  y  trouva  \icias  qui,  la  chevelure 
parfumée  et  la  tunique  déliée,  l'attendait  en  lisant  un  traité  de  mo- 
rale. Il  s'avança  vers  elle  les  bras  ouverts  : 

—  Méchante  Thaïs,  lui  dit-il  d'une  voix  riante,  tandis  que  tu 
tardais  à  venir,  sais-tu  ce  que  je  voyais  dans  ce  manuscrit  dicté 
par  le  plus  grave  des  stoïciens?  Des  préceptes  vertueux  et  de  fières 
maximes?  Non!  Sur  l'austère  papyrus  je  voyais  danser  mille  et 
mille  petites  Thaïs.  Elles  avaient  chacune  la  hauteur  d'un  doigt,  et 
pourtant  leur  grâce  était  infinie  et  toutes  étaient  l'unique  Thaïs.  11 
y  en  avait  qui  traînaient  des  manteaux  de  pourpre  et  d'or  ;  d'autres, 
semblables  à  une  nuée  blanche,  flottaient  dans  l'air  sous  des  voiles 
diaphanes.  D'autres  encore,  immobiles  et  divinement  nues,  pour 
mieux  inspirer  la  volupté,  n'exprimaient  aucune  pensée.  Enfin, 
il  y  en  avait  deux  qui  se  tenaient  par  la  main,  deux  si  pareilles 
qu'il  était  impossible  de  les  distinguer  l'une  de  l'autre.  Elles  sou- 
riaient toutes  deux  :  La  première  disait  :  «  Je  suis  l'amour.»  L'autre 
«  Je  suis  la  mort.  » 

En  parlant  ainsi,  il  pressait  Thaïs  dans  ses  bras,  et,  ne  voyant 
pas  le  regard  farouche  qu'elle  fixait  à  terre,  il  ajoutait  les  pensées 
aux  pensées  sans  souci  qu'elles  fussent  perdues  : 

—  Oui,  quand  j'avais  sous  les  yeux  la  ligne  où  il  est  écrit  : 
«  Rien  ne  doit  te  détourner  de  cultiver  ton  âme  »,  je  lisais  :  «  Les 


33 i  REVUE    DES  DiiUX    MONDES. 

baisers  de  Thaïs  sont  plus  ardents  que  la  llamme  et  plus  doux  que 
le  miel.  »  Voilà  comment,  par  ta  faute,  méchante  enfant,  un  philo- 
sophe comprend  aujourd'hui  les  livres  des  philosophes.  11  est  vrai 
que,  tous  tant  que  nous  sommes,  nous  ne  découvrons  que  notre 
propre  pensée  dans  la  pensée  d'autrui  et  que  tous  nous  lisons  les 
hvres  un  peu  comme  je  viens  de  lire  celui-ci... 

Elle  ne  l'écoiitait  pas  et  son  âme  était  encore  devant  le  tombeau 
du  Nubien,  (lomme  il  Tentendit  soupirer,  il  lui  mit  un  baiser  sur 
la  nuque  et  lui  dit  : 

—  \é  sois  pas  triste,  mon  enfant.  On  n'est  heureux  au'  monde 
que  quand  on  oublie  le  monde.  Nous  avons  des  secrets  pour  cela. 
Viens  ;  trompons  la  vie  :  elle  nous  le  rendra  bien.  Viens;  ahnons- 
nous. 

Mais  elle  le' repoussa  : 

—  Noushaimer!  s'écria-t-elle  amèrement.  Mais  tu  n'as  jamais 
aimé  personne,  toi!  Et  je  ne  t'aime  pas!  Non  !  je  ne  t'aime  pas  ! 
Je  te  hais.  Va-t'en  !  Je  te  hais.  J'exècre  et  je  méprise  tous  les  heu- 
reux et  tous  les  riches.  Va-t'en!  va-t'en!..  Il  n'y  a  de  bonté  que 
chez  les  malhein*eux.  Quand  j'étais  enfant,  j'ai  connu  un  esclave 
noir  qui  est  mort  sur  la  croix.  11  était  bon  ;  il  était  plein  d'amour  et 
il  possédait  le  secret  de  la  vie.  Tu  n'étais  pas  digne  de  lui  laver 
les  pieds.  Va-t'en!  Je  ne  veux  plus  te  voir. 

Elle  s'étendit  à  plat  ventre  sur  le  tapis  et  passa  la. nuit  à  san- 
gloter, formant  le  dessein  de  vivre  désormais,  comme  saint  Théo- 
dore, dans  la  pauvreté  et  dans  la  simplicité. 

Dès  le  lendemain,  elle  se  rejeta  dans  les  plaisù's  auxquels  elle 
était  vouée.  Comme  elle  savait  que  sa  beauté,  encore  intacte, 
ne  durerait  plus  longtemps,  elle  se  hâtait  d'en  tirer  toute  joie 
et  toute  gloire.  Au  théâtre,  où  elle  se  montrait  avec  plus  d'étude 
que  jamais,  elle  rendait  vivantes  les  imaginations  des  sculp- 
teurs, des  peintres  et  des  poètes.  Reconnaissant  dans  les  formes, 
dans  les  attitudes,  dans  les  mouvemens,  dans  la  démarche  delà 
comédienne  une  idée  de  la  divine  harmonie  qui  règle  les  mondes, 
savans  et  philosophes  mettaient  une  grâce  si  parfaite  au  rang  des 
Aertus  et  disaient  :  «  Elle  aussi,  Thaïs  est  géomètre!  »  Les  igno- 
rans,  les  pamTes,  les  humbles,  les  timides  devant  lesquels  elle 
consentait  à  pai-aître,  l'en  bénissaient  comme  d'une  charité  céleste. 
Pourtant,  elle  était  triste  au  milieu  des  louanges  et,  plus  que 
jamais,  elle  craignait  de  mourir.  Rien  ne  pouvait  la  distraire  de  son 
inquiétude,  pas  même  sa  maison  et  ses  jardins  qui  étaient  célèbres 
et  sur  lesquels  on  faisait  des  proverbes  dans  la  ville. 

Elle  avait  fait  planter  des  arbres  apportés  à  grands  frais  de  l'Inde 
et  de  la.  Perse.  Une  eau  vive  les  arrosait  en  chantant  et  des  colon- 


THAÏS.  335 

nades  en  ruines,  des  rochers  sauvages,  imités  par  un  habile  archi- 
tecte, étaient  reflétés  dans  un  lac  où  se  miraient  des  statues.  Au 
miheu  du  jardin  s'élevait  la  grotte  des  Nymphes,  qui  devait  son 
nom  à  trois  grandes  figures  de  femmes  en  cires  colorées,  qu'on  ren- 
contrait dès  le  seuil.  Ces  femmes  se  dépouillaient  de  leurs  vêtemens 
pour  prendre  un  bain.  Inquiètes,  elles  toui*naient  la  tête,  craignant 
d'être  vues,  et  elles  semblaient  \ivantes.  La  lumière  ne  parvenait  dans 
cette  retraite  qu'à  travers  de  minces  nappes  d'eau  qui  l'adoucis- 
saient et  l'irisaient.  Aux  parois  pendaient  de  toutes  parts,  comme 
dans  les  grottes  sacrées,  des  couronnes,  des  guirlandes  et  des 
tableaux  votifs  dans  lesquels  la  beauté  de  Thaïs  était  célébrée.  Il 
s'y  trouvait  aussi  des  masques  tragiques  et  des  masques  comiques 
revêtus  de  vives  couleurs  ;  des  peintures  représentant  oti  des 
scènes  de  théâtre,  ou  des  figures  grotesques,  ou  des  animaux  fabu- 
leux. Au  milieu,  se  drossait  sur  une  stèle  un  petit  Éros  d'ivoire  d'un 
antique  et  merveilleux  travail.  C'était  un  don  de  \icias.  Une  chèvre 
de  marbre  noir  se  tenait  dans  une  excavation,  et  l'on  voyait  briller 
ses  yeux  d'agate.  Six  chevreaux  d'albâtre  se  pressaient  autour  de 
ses  mamelles  ;  mais,  soulevant  ses  pieds  fourchus  et  sa  tète  camuse, 
elle  semblait  impatiente  de  grimper  sur  les  rochers.  Le  sol  était 
couvert  de  tapis  de  Byzance,  d'oreillers  brodés  par  les  hommes 
jaunes  de  Cathay  et  de  peaux  de  lions  libyques.  Des  cassolettes 
d'or  y  fumaient  imperceptiblement.  Çà  et  là,  au-dessus  des  grands 
vases  d'onyx,  s'élançaient  des  perséas  fleuris.  Et,  tout  au  fond,  dans 
l'ombre  et  dans  la  pourpre,  luisaient  des  clous  d'or  sur  l'écaillé 
d'une  tortue  géante  de  l'Inde,  qui,  renversée,  servait  de  lit  à  la 
comédienne.  C'est  là  que  chaque  jour,  au  murmure  des  eaux, 
parmi  les  parfums  et  les  fleurs,  Thaïs  mollement  couchée  attendait 
l'heure  du  souper  en  conversant  avec  ses  amis  ou  en  songeant 
seule,  soit  aux  artifices  du  théâtre,  soit  à  la  fuite  des  heures. 

Or,  ce  jour-là,  elle  se  reposait,  après  les  jeux,  dans  la  grotte 
des  Nymphes.  Elle  épiait  dans  son  miroir  les  premiers  déclins  de 
sa  beauté,  et  pensait  avec  épouvante  que  le  temps  viendrait  enfin 
des  cheveux  blancs  et  des  rides.  En  v'ain  elle  cherchait  à  se  rassu- 
rer, se  disant  qu'il  suffit,  pour  recouvrer  la  fraîcheur  du  teint,  de 
brûler  certaines  herbes  en  prononçant  des  formules  magiques. 
Une  voix  impitoyable  lui  criait  :  a  Tu  vieilliras.  Thaïs,  tu  vieilli- 
ras. »  Et  la  sueur  de  l'épouvante  lui  glaçait  le  front.  Puis,  se  regar- 
dant de  nouveau  dans  le  miroir  avec  une  tendresse  infinie,  elle  se 
trouvait  belle  encore  et  digne  d'être  aimée.  Se  souriant  à  elle- 
même,  elle  murmurait  :  a  II  n'y  a  pas  dans  Alexandrie  une  seule 
femme  qui  puisse  lutter  avec  moi  pour  la  souplesse  de  la  taille, 
la  grâce  des  mouvemens  et  la  magnificence  des  bras,  et  les  bras, 
ô  mon  miroir,  ce  sont  les  vraies  chaînes  de  l'amour  !  » 


336  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Comme  elle  songeait  ainsi,  elle  vit  un  inconnu  debout  devant 
elle,  maigre,  les  yeux  ardens,  la  barbe  inculte  et  vêtu  d'une  robe 
richement  brodée.  Laissant  tomber  son  miroir,  elle  poussa  un  cri 
d'elïroi. 

Paphnuce  se  tenait  immobile  et,  voyant  combien  elle  était  belle, 
il  faisait  du  fond  du  cœur  cette  prière  : 

—  Fais,  ô  mon  Dieu,  que  le  visage  de  cette  femme,  loin  de  me 
scandaliser,  édifie  ton  serviteur. 

Puis,  s'eflbrçant  de  parler,  il  dit  : 

—  Thaïs,  j'habite  une  contrée  lointaine  et  le  renom  de  ta  beauté 
m'a  conduit  jusqu'à  toi.  On  rapporte  que  tu  es  la  plus  habile  des 
comédiennes  et  la  plus  irrésistible  des  femmes.  Ce  que  l'on  conte  de 
tes  richesses  et  de  tes  amours  semble  fabuleux  et  rappelle  l'antique 
Rhodopis  dont  tous  les  bateliers  du  Nil  savent  par  cœur  l'histoire 
merveilleuse.  C'est  pourquoij'ai  été  pris  du  désir  de  te  connaître  et  je 
vois  que  la  vérité  passe  la  renommée.  Tu  es  mille  fois  plus  savante 
et  plus  belle  qu'on  ne  le  pubhe.  Et  maintenant  que  je  te  vois,  je 
me  dis  :  «  Il  est  impossible  d'approcher  d'elle  sans  chanceler 
comme  un  homme  ivre.  » 

Ces  paroles  étaient  feintes;  mais  le  moine, animé  d'un  zèle  pieux, 
les  répandait  avec  une  ardeur  véritable.  Cependant  Thaïs  regardait 
sans  déplaisir  cet  être  étrange  qui  lui  avait  fait  peur.  Par  son  as- 
pect rude  et  sauvage,  par  le  feu  sombre  qui  chargeait  ses  regards, 
Paphnuce  l'étonnait.  Elle  était  curieuse  de  connaître  l'état  et  la  vie 
d'un  homme  si  différent  de  tous  ceux  qu'elle  connaissait.  Elle  lui 
répondit  avec  une  douce  raillerie  : 

—  Tu  semblés  prompt  à  l'admiration,  étranger.  Prends  garde 
que  mes  regards  ne  te  consument  jusqu'aux  osl  Prends  garde  de 
m 'aimer  ! 

11  lui  dit  : 

—  Je  t'aime,  ô  Thaïs;  je  t'aime  plus  que  ma  vie  et  plus  que  moi- 
même.  Pour  toi  j'ai  quitté  mon  désert  regrettable  ;  pour  toi  mes 
lèvres  vouées  au  silence  ont  prononcé  des  paroles  profanes  ;  pour 
toi,  j'ai  vu  ce  que  je  ne  devais  pas  voir,  j'ai  entendu  ce  qu'il 
m'était  interdit  d'entendre  ;  pour  toi  mon  àme  s'est  troublée,  mon 
cœur  s'est  ouvert  et  des  pensées  en  ont  jailli,  semblables  aux 
sources  vives  où  boivent  les  colombes  ;  pour  toi  j'ai  marché  jpur 
et  nuit  à  travers  des  sables  peuplés  de  larves  et  de  vampires  ;  pour 
toi  j'ai  posé  mon  pied  nu  sur  les  vipères  et  les  scorpions.  Oui,  je 
t'aime!  Je  t'aime  non  point  à  l'exemple  de  ces  hommes  qui,  tout 
enflammés  du  désir  de  la  chair,  viennent  à  toi  comme  des  loups 
dévorans  et  des  taureaux  furieux.  Tu  es  chère  à  ceux-là  comme  la 
gazelle  au  lion.  Leurs  amours  carnassières  te  dévorent  jusqu'à 
l'àme,  ô  femme  î  Moi,  je  t'aime  en  esprit  et  en  vérité,  je  t'aime  en 


THAÏS.  337 

Dieu  et  pour  les  siècles  des  siècles  ;  ce  que  j'ai  pour  toi  dans  mon 
sein  se  nomme  ardeur  véritable  et  divine  charité.  Je  te  promets 
mieux  qu'ivresse  fleurie  et  que  songes  d'une  nuit  brève.  Je  te 
promets  de  saintes  agapes  et  des  noces  célestes.  La  félicité  que  je 
t'apporte  ne  finira  jamais  ;  elle  est  inouïe,  elle  est  ineffable  et  telle 
que,  si  les  heureux  de  ce  monde  en  pouvaient  seulement  entrevoir 
une  ombre,  ils  mourraient  aussitôt  d'étonnement. 

Thaïs,  riant  d'un  rire  mutin  : 

■ — Ami,  dit-elle,  montre-moi  donc  un  si  merveilleux  amour.  Hàte- 
toi!  de  trop  longs  discours  offenseraient  ma  beauté,  ne  perdons 
pas  un  moment.  Je  suis  impatiente  de  connaître  la  félicité  que  tu 
m'annonces;  mais,  à  vrai  dire,  je  crains  de  l'ignorer  toujours  et 
que  tout  ce  que  tu  me  promets  ne  s'évanouisse  en  paroles.  Il  est 
plus  facile  de  promettre  un  grand  bonheur  que  de  le  donner. 
Chacun  a  son  talent.  Je  crois  que  le  tien  est  de  discourir.  Tu  parles 
d'un  amour  inconnu.  Depuis  si  longtemps  qu'on  se  donne  des 
baisers,  il  serait  bien  extraordinaire  qu'il  restât  encore  des  secrets 
d'amour.  Sur  ce  sujet  les  amans  en  savent  plus  que  les  mages. 

—  Thaïs,  ne  raille  point.  Je  t'apporte  l'amour  inconnu. 

—  Ami,  tu  viens  tard.  Je  connais  tous  les  amours. 

—  L'amour  que  je  t'apporte  est  plein  de  gloire,  tandis  que  les 
amours  que  tu  connais  n'enfantent  que  la  honte. 

Thaïs  le  regarda  d'un  œil  sombre  ;  un  pli  dur  traversait  son  petit 
front  : 

—  Tu  es  bien  hardi,  étranger,  d'offenser  ton  hôtesse.  Regarde- 
moi  et  dis  si  je  ressemble  à  une  créature  accablée  d'opprobre. 
Non  !  je  n'ai  pas  de  honte,  et  toutes  celles  qui  vivent  comme  je  fais 
n'ont  pas  de  honte  non  plus,  bien  qu'elles  soient  moins  belles  et 
moins  riches  que  moi.  J'ai  répandu  la  volupté  sur  tous  mes  pas 
et  c'est  par  là  que  je  suis  célèbre  dans  l'univers.  J'ai  plus  de 
puissance  que  les  maîtres  du  monde.  Je  les  ai  vus  tous  à  mes  pieds. 
Regarde-moi  ;  regarde  ces  petits  pieds  :  des  milliers  d'hommes 
paieraient  de  leur  sang  le  bonheur  de  les  baiser.  Je  ne  suis  pas 
bien  grande  et  ne  tiens  pas  beaucoup  de  place  sur  la  terre.  Pour 
ceux  qui  me  voient  du  haut  du  Sérapéum,  quand  je  passe  dans  la 
rue,  je  ressemble  à  un  grain  de  riz;  mais  ce  grain  de  riz  causa 
parmi  les  hommes  des  deuils,  des  désespoirs  et  des  haines  et  des 
crimes  à  remplir  le  Tartare.  N'es-tu  pas  fou  de  me  parler  de  honte, 
quand  tout  crie  la  gloire  autour  de  moi? 

—  Ce  qui  est  gloire  aux  yeux  des  hommes  est  infamie  devant 
Dieu.  0  feiume,  nous  avons  été  nourris  dans  des  contrées  si  dis- 
tantes qu'il  n'est  pas  surprenant  que  nous  n'ayons  ni  le  même  lan- 
gage ni  la  même  pensée.  Pourtant,  le  ciel  m'est  témoin  que  je  veux 

TOME  xciv.  —  1889.  22 


<î 


38  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


m'accorder  avec  toi  et  que  mon  dessein  est  de  ne  pas  te  quitter 
que  nous  n'ayons  les  mêmes  scntimens.  Qui  m'inspirera  des  dis- 
cours embrasés  pour  que  tu  fondes  comme  la  cire  à  mon  souffle, 
ô  femme,  et  que  les  doigts  de  mes  désirs  puissent  te  modeler  à 
leur  gré?  Quelle  vertu  te  livrera  à  moi,  ô  la  plus  chère  des  âmes, 
afin  que  l'esprit  qui  m'anime,  te  créant  une  seconde  fois,  t'imprime 
une  beauté  nouvelle  et  que  tu  t'écries  en  pleurant  de  joie  :  «  C'est 
seulement  d'aujourd'hui  que  je  suis  née  !  »  Qui  fera  jaillir  de  mon 
cœur  une  fontaine  de  Siloé  dans  laquelle  tu  retrouves,  en  te  bai- 
gnant, ta  pureté  première?  Qui  me  changera  en  un  JouMain  dont 
les  ondes,  répandues  sur  toi,  te  donnent  la  vie  éternelle? 
Thaïs  n'était  plus  irritée. 

—  Cet  homme,  pensait-elle,  parle  de  vie  éternelle  et  tout  ce  qu'il 
dit  semble  écrit  sur  un  talisman.  Nul  doute  que  ce  ne  soit  un 
mage  et  qu'il  n'ait  des  secrets  contre  la  vieillesse  et  la  mort. 

Et  elle  résolut  de  s'offrir  à  lui.  C'est  pourquoi,  feignant  de 
le  craindre,  elle  s'éloigna  de  quelques  pas,  et,  gagnant  le  fond  de 
la  grotte,  elle  s'assit  au  bord  du  lit,  ramena  avec  art  sa  tunique 
sur  sa  poitrine,  puis  immobile,  muette,  les  paupières  baissées,  elle 
attendit.  Ses  longs  cils  faisaient  une  ombre  douce  sur  ses  joues. 
Toute  son  attitude  exprimait  la  pudeur;  ses  pieds  nus  se  balan- 
saient  mollement  et  elle  ressemblait  à  une  enfant  qui  songe,  assise 
au  bord  d'une  rivière. 

Mais  Paphnuce  la  regardait  et  ne  bougeait  pas.  Ses  pieds  trem- 
blans  ne  le  portaient  plus  ;  sa  langue  s'était  subitement  desséchée 
dans  sa  bouche  ;  un  tumulte  effrayant  s'élevait  dans  sa  tête.  Tout  à 
coup  son  regard  se  voila  et  il  ne  vit  plus  devant  lui  qu'un  nuage 
épais.  Il  pensa  que  la  main  de  Jésus  s'était  posée  sur  ses  yeux  pour 
lui  cacher  cette  femme.  Rassuré  par  un  tel  secours,  raifermi,  for- 
tifié, il  dit  avec  une  gravité  digne  d'un  ancien  du  désert  : 

—  Si  tu  te  livres  à  moi,  crois-tu  donc  être  cachée  à  Dieu? 
Elle  secoua  la  tête. 

—  Dieu!  Qui  le  force  à  toujours  avoir  l'œil  sur  la  grotte  des 
Nymphes?  Qu'il  se  retire  si  nous  Tolfensons.  Mais  pourquoi  l'offen- 
serions-nous?  Puisqu'il  nous  a  créés,  il  ne  peut  être  ni  fâché  ni 
surpris  de  nous  voir  tels  qu'il  nous  a  faits  et  agissant  selon  la  na- 
ture qu'il  nous  a  donnée.  On  parle  beaucoup  trop  pour  lui  et  on 
lui  prête  bien  souvent  des  idées  qu'il  n'a  jamais  eues.  Toi-même, 
étranger,  connais-tu  bien  son  véritable  caractère?  Qui  es-tu  pour 
me  parler  en  son  nom  ? 

A  cette  question,  le  moine,  entr'ouvrant  sa  robe  d'emprunt,  mon- 
tra son  cilice  et  dit  : 

—  Je  suis  Paphnuce,  abbé  d'Antinoé,  et  je  viens  du  saint  désert. 


THAÏS.  339 

La  main  qui  retira  Abraham  de  Chaldée  et  Loth  de  Sodome  m'a 
séparé  du  siècle.  Je  n'existais  déjà  plus  pour  les  hommes.  Mais  ton 
image  m'est  apparue  dans  ma  Jérusalem  des  sables  et  j'ai  connu 
que  tu  étais  pleine  de  corruption  et  qu'en  toi  était  la  mort.  Et  me 
Toici  devant  toi,  femme,  comme  devant  un  sépulcre  et  je  te  crie  : 
«  Thaïs,  lève-toi  !  » 

Aux  noms  de  Paphnuce,  de  moine  et  d'abbé,  elle  avait  pâli 
d'épouvante  et  la  voilà  qui,  les  cheveux  épars,  les  mains  jointes, 
pleurant  et  gémissant,  se  traîne  aux  pieds  du  saint  : 

—  Ne  me  fais  pas  de  mal  !  Pourquoi  es-tu  venu?  que  me 
veux-tu?  Ne  me  fais  pas  de  mal.  Je  sais  que  les  saints  du  désert 
détestent  les  femmes  qui,  comme  moi,  sont  faites  pour  plaire.  J'ai 
peur  que  tu  ne  me  haïsses  et  que  tu  ne  veuilles  me  nuire.  Va!  je 
ne  doute  pas  de  ta  puissance.  Mais,  sache,  Paphnuce,  qu'il  ne  faut 
ni  me  mépriser  ni  me  haïr.  Je  n'ai  jamais,  comme  tant  d'hommes  que 
je  fréquente,  raillé  ta  pauvreté  volontaire.  A  ton  tour,  ne  me  fais 
pas  un  crime  de  ma  richesse.  Je  suis  belle  et  habile  aux  jeux.  Je 
n'ai  pas  plus  choisi  ma  condition  que  ma  nature.  J'étais  faite  pour 
ce  que  je  fais.  Je  suis  née  pour  charmer  les  hommes.  Et  toi-même, 
tout  à  l'heure,  tu  disais  que  tu  m'aimais.  N'use  pas  de  ta  science 
contre  moi.  Ne  prononce  pas  des  paroles  magiques  qui  détruiraient 
ma  beauté  ou  me  changeraient  en  une  statue  de  sel.  Ne  me  fais 
pas  peur  !  je  ne  suis  déjà  que  trop  effrayée.  Ne  me  fais  pas  mou- 
rir !  Je  crains  tant  la  mort  ! 

Il  lui  fit  signe  de  se  relever  et  dit  : 

—  Enfant,  rassure-toi.  Je  ne  te  jetterai  pas  l'opprobre  et  le  mé- 
pris, je  viens  à  toi  de  la  part  de  Celui  qui,  s'étant  assis  au  bord 
du  puits,  but  à  l'urne  que  lui  tendait  la  Samaritaine  et  qui,  lorsqu'il 
soupait  au  logis  de  Simon,  reçut  les  parfums  de  Marie.  Je  ne  suis 
pas  sans  péchés  pour  te  jeter  la  première  pierre.  J'ai  souvent  mal 
employé  les  grâces  abondantes  que  Dieu  a  répandues  sur  moi.  Ce 
n'est  pas  la  colère,  c'est  la  pitié  qui  m'a  pris  par  la  main  pour  me 
conduire  ici.  J'ai  pu  sans  mentir  t'aborder  avec  des  paroles  d'amour, 
car  c'est  le  zèle  du  cœur  qui  m'amène  à  toi.  Je  brûle  du  feu  de  la 
charité,  et,  si  tes  yeux,  accoutumés  aux  spectacles  grossiers  de  la 
chair,  pouvaient  voir  les  choses  sous  leur  aspect  mystique,  je  t'ap- 
paraîtrais  comme  un  rameau  détaché  de  ce  iDuisson  ardent  que  le 
Seigneur  montra  sur  la  montagne  à  l'antique  Moïse,  pour  lui  faire 
comprendre  le  véritable  amour,  celui  qui  nous  embrase  sans  nous 
consumer  et  qui,  loin  de  laisser  après  lui  des  charbons  et  de  vaines 
cendres,  embaume  et  parfume  pour  l'éternité  tout  ce  qu'il  pénètre. 

—  Moine,  je  te  crois,  et  je  ne  crains  plus  de  toi  ni  embûche  ni 
maléfice.  J'ai  souvent  entendu  parler  des  solitaires  de  la  Thébaïde. 


3'l0  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Ce  que  l'on  m'a  conté  de  la  vie  d'Antoine  et  de  Paul  est  merveil- 
leux. Ton  nom  ne  m'était  pas  inconnu  et  l'on  m'a  dit  que,  jeune 
encore,  tu  égalais  en  vertu  les  plus  vieux  anachorètes.  Dès  que  je 
t'ai  vu,  sans  savoir  qui  tu  étais,  j'ai  senti  que  tu  n'étais  pas  un 
homme  ordinaire.  Dis-moi,  pourras-tu  pour  moi  ce  que  n'ont  pu 
ni  les  prêtres  d'Isis,  ni  ceux  d'Hermès,  ni  ceux  de  la  Junon  céleste, 
ni  les  devins  de  Chaldée  ni  les  mages  babvloniens.  Moine,  si  tu 
m'aimes,  peux-tu  m'empêcher  de  mourir? 

—  Femme,  celui-là  vivra  qui  veut  vivre.  Fuis  les  délices  abomi- 
nables où  tu  meurs  à  jamais.  Arrache  aux  démons,  qui  le  brûle- 
raient horriblement,  ce  corps  que  Dieu  pétrit  de  sa  salive  et  anima 
de  son  souffle.  Consumée  de  fatigue,  viens  te  rafraîchir  aux  sources 
bénies  de  la  solitude  ;  viens  boire  à  ces  fontaines  cachées  dans  le 
désert,  qui  jaillissent  jusqu'au  ciel.  Ame  anxieuse,  viens  posséder 
enfin  ce  que  tu  désirais!  Cœur  avide  de  joie,  viens  goûter  les  joies 
véritables,  la  pauvreté,  le  renoncement,  l'oubli  de  soi-même,  l'aban- 
don de  tout  l'être  dans  le  sein  de  Dieu.  Ennemie  du  Christ  et  demain 
sa  bien-aimée,  viens  à  lui.  Viens!  toi  qui  cherchais,  et  tu  diras  : 
«  J'ai  trouvé  l'amour!  » 

Cependant  Thaïs  semblait  contempler  des  choses  lointaines  : 

—  Moine ,  demanda-t-elle ,  si  je  renonce  à  mes  plaisirs  et  si  je 
fais  pénitence,  est-il  vrai  que  je  renaîtrai  dans  le  ciel  avec  mon 
corps  intact  et  dans  toute  sa  beauté? 

—  Thaïs,  je  t'apporte  la  vie  éternelle.  Crois-moi,  car  ce  que 
j'annonce  est  la  vérité. 

—  Et  qui  me  garantit  que  c'est  la  vérité  ? 

—  David  et  les  prophètes,  l'Écriture  et  les  merveilles  dont  tu 
vas  être  témoin. 

—  Moine,  je  voudrais  te  croire.  Car  je  t'avoue  que  je  n'ai  pas 
trouvé  le  bonheur  en  ce  monde.  Mon  sort  fut  plus  beau  que  celui 
d'une  reine  et  pourtant  la  vie  m'a  apporté  bien  des  tristesses  et 
bien  des  amertumes,  et  voici  que  je  suis  lasse  infiniment.  Toutes 
les  femmes  envient  ma  destinée,  et  il  m'arrive  parfois  d'envier  le 
sort  de  la  vieille  édentée  qui,  du  temps  que  j'étais  petite,  vendait 
des  gâteaux  de  miel  sous  une  porte  de  la  Aàlle.  C'est  une  idée  qui 
m'est  venue  bien  des  fois,  que  seuls  les  pauvres  sont  bons^  sont 
heureux ,  sont  bénis ,  et  qu'il  y  a  une  grande  douceur  à  vivre 
humble  et  petit.  Moine,  tu  as  remué  les  ondes  de  mon  àme  et  fait 
monter  à  la  surface  ce  qui  dormait  au  fond.  Que  croire,  hélas!  et 
que  devenir,  et  qu'est-ce  que  la  vie? 

Tandis  qu'elle  parlait  de  la  sorte,  Paphnuce  était  transfiguré  ; 
une  joie  céleste  inondait  son  visage  : 

—  Ecoute,  dit-il,  je  ne  suis  pas  entré  seul  dans  ta  demeure.  Un 


THAÏS. 


3/il 


Autre  m'accompagnait,  un  Autre,  qui  se  tient  ici  debout  à  mon  côté. 
Celui-là,  tu  ne  peux  le  voir,  parce  que  tes  yeux  sont  encore  indi- 
gnes de  le  contempler  ;  mais  bientôt  tu  le  verras  dans  sa  splendeur 
charmante,  et  tu  diras  :  «  11  est  seul  aimable  !  »  Tout  à  l'heure,  s'il 
n'avait  posé  sa  douce  main  sur  mes  yeux,  ô  Thaïs!  je  serais  peut- 
être  tombé  avec  toi  dans  le  péché,  car  je  ne  suis  par  moi-même 
que  faiblesse  et  que  trouble.  Mais  il  nous  a  sauvés  tous  deux  ; 
il  est  aussi  bon  qu'il  est  puissant  et  son  nom  est  Sauveur.  Il  a 
été  promis  au  monde  par  David  et  la  Sibylle,  adoré  dans  son  ber- 
ceau par  les  bergers  et  les  mages,  crucifié  par  les  Pharisiens, 
enseveli  par  les  saintes  femmes,  révélé  au  monde  par  les  apôtres, 
attesté  par  les  martyrs.  Et  le  voici  qui,  ayant  appris  que  tu  crains 
la  mort,  ô  femme!  vient  dans  ta  maison  pour  t'empêcher  de  mou- 
rir! N'est-ce  pas,  ô  mon  Jésus!  que  tu  m'apparais  en  ce  moment 
comme  tu  apparus  aux  hommes  de  Gahlée,  en  ces  jours  mer- 
veilleux où  les  étoiles,  descendues  avec  toi  du  ciel,  étaient  si 
près  de  la  terre  que  les  saints  Innocens  pouvaient  les  saisir  avec 
leurs  mains,  quand  ils  jouaient  dans  les  bras  de  leurs  mères,  sur 
les  terrasses  de  Bethléem?  N'est-ce  pas,  mon  Jésus!  que  nous 
sommes  en  ta  compagnie  et  que  tu  me  montres  la  réalité  de  ton 
corps  précieux?  N'est-ce  pas  que  c'est  là  ton  visage,  et  que  cette 
larme  qui  coule  sur  ta  joue  est  une  larme  véritable?  Oui,  l'ange  de 
la  justice  éternelle  la  recueillera,  et  ce  sera  la  rançon  de  l'àme  de 
Thaïs.  N'est-ce  pas  que  te  voilà,  mon  Jésus?  Mon  Jésus,  tes  lèvres 
adorables  s'entr'ouvrent  !  Tu  veux  parler  :  parle ,  je  t'écoute.  Et 
toi.  Thaïs,  heureuse  Thaïs!  entends  ce  que  le  Sauveur  vient  lui- 
même  te  dire  :  c'est  lui  qui  parle  et  non  moi.  Il  dit  :  «  Je  t'ai  cher- 
chée longtemps,  ô  ma  brebis  égarée!  je  te  trouve  enfin!  Ne  me  fuis 
plus.  Laisse-toi  prendre  par  mes  mains,  pauvre  petite,  et  je  te  por- 
terai sur  mes  épaules  jusqu'à  la  bergerie  céleste.  Viens,  ma  Thaïs! 
^iens,  mon  élue,  viens  pleurer  avec  moi!  » 

Et  Paphnuce  tomba  à  genoux ,  les  yeux  pleins  d'extase.  Alors 
Thaïs  ^1t  sur  la  face  du  saint  le  reflet  de  Jésus  vivant. 

—  0  jours  envolés  de  mon  enfance  !  dit-elle  en  sanglotant. 
0  mon  doux  père  Ahmès  I  bon  saint  Théodore,  que  ne  suis-je  morte 
dans  ton  manteau  blanc,  tandis  que  tu  m'emportais  aux  premières 
lueurs  du  matin,  toute  fraîche  encore  des  eaux  du  baptême! 

Paphnuce  courut  à  elle  en  s' écriant  : 

—  Tu  es  baptisée!  ô  sagesse  divine!  ô  Providence!  ô  Dieu  bon! 
Je  connais  maintenant  la  puissance  qui  m'attirait  vers  toi.  Je  sais 
ce  qui  te  rendait  si  chère  et  si  belle  à  mes  yeux.  C'est  la  vertu  des 
eaux  baptismales  qui  m'a  fait  quitter  l'ombre  de  Dieu  où  je  vivais 
pour  t'aller  chercher  dans  l'air  empoisonné  du  siècle.  Une  goutte, 
une  goutte  sans  doute  des  ondes  qui  laA'èrent  ton  corps   a  jailli 


34*2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sur  mon  front.  Viens,  ô  ma  sœur,  et  rerois  de  ton  frère  le  baiser  de 
paix. 

Et  le  moine  effleura  de  ses  lèvres  le  front  de  la  courtisane. 

Puis  il  se  tut,  laissant  parler  Dieu,  et  l'on  n'entendait  plus,  dans 
la  grotte  des  Nymphes,  que  les  sanglots  de  Thaïs  mêlés  au  chant 
des  eaux  vives. 

Elle  pleurait  sans  essuyer  ses  lamies  quand  deux  esclaves  noires 
vinrent  chargées  d'étofles,  de  parfums  et  de  guirlandes. 

—  Ce  n'était  guère  à  propos  de  pleurer,  dit-elle  en  essayant 
de  sourire.  Les  larmes  rougissent  les  yeux  et  gâtent  le  teint.  Je  dois 
souper  cette  nuit  chez  des  amis,  et  je  veux  être  belle,  car  il  y  aura 
là  des  femmes  pour  épier  la  fatigue  de  mon  visage.  Ces  esclaves 
viennent  m'habiller.  Retire-toi,  mon  père,  et  laisse-les  faire.  Elles 
sont  adroites  et  expérimentées;  aussi  les  ai-je  payées  très  cher. 
Vois  celle-ci  qui  a  de  si  gros  anneaux  d'or  et  qui  montre  des  dents 
si  blanches.  Je  l'ai  enlevée  à  la  femme  du  proconsul. 

Paphnuce  eut  d'abord  la  pensée  de  s'opposer  de  toutes  ses  forces 
à  ce  que  Thaïs  allât  à  ce  souper.  Mais,  résolu  à  agir  prudemment, 
il  lui  demanda  quelles  personnes  elle  y  rencontrerait.  Elle  répondit 
qu'elle  y  verrait  l'hôte  du  festin,  le  vdeux  Cotta,  préfet  de  la  flotte, 
Nicias  et  plusieurs  autres  pliilosoplies  avides  de  disputes,  le  poète 
Gallicrate,  le  grand-prêtre  de  Sérapis,  des  jeunes  hommes  riches 
occupés  surtout  à  dresser  des  chevaux,  enfin  des  femmes  dont  on 
ne  saurait  rien  dire  et  qui  n'avaient  que  l'avantage  de  la  jeunesse. 
Alors,  par  une  inspiration  surnaturelle  : 

—  Va  parmi  eux.  Thaïs,  dit  le  moine.  Va!  Mais  je  ne  te  quitte 
pas.  J'irai  avec  toi  à  ce  festin  et  je  me  tiendrai  sans  rien  dire  à  ton 
côté. 

Elle  éclata  de  rire.  Et  tandis  que  les  deux  esclaves  noires  s'em- 
pressaient autour  d'elle,  elle  s'écria  : 

—  Que  diront-ils  quand  ils  verront  que  j'ai  pour  amant  un  moine 
de  la  Thébaïde?.. 

Lorsque,  suivie  de  Paphnuce,  Thaïs  entra  dans  la  salle  du  ban- 
quet, les  convives  étaient  déjà,  pour  la  plupart,  accoudés  sur  les 
lits,  devant  la  table  en  fer  à  cheval,  couverte  d'une  vaisselle  étin- 
celante.  Au  centre  de  cette  table  s'élevait  une  vasque  que  surmon- 
taient quatre  satyres  d'argent  inclinant  des  outres  d'où  coulait  sur 
des  poissons  bouillis  une  samiiure  dans  laquelle  ils  nageaient.  A  la 
venue  de  Thaïs  les  acclamations  s'élevèrent  de  toutes  parts. 

—  Salut  à  la  sœur  des  Charités  ! 

—  Salut  à  la  Melpomène  silencieuse  dont  les  regards  savent  tout 
exprhiier  ! 

—  Salut  à  la  bien-aimée  des  dieux  et  des  hommes  ! 


THAÏS. 


3Û3 


—  A  la  tant  désirée  ! 

—  A  celle  qui  donne  la  soiifirance  et  la  guérison! 

—  A  la  perle  de  Racotis  1 

—  A  la  rose  d'Alexandrie! 

Elle  attendit  impatiemment  que  ce  toiTent  de  louanges  eût  coulé  ; 
puis  elle  dit  à  Gotta,  son  hôte  : 

—  Lucius,  je  t'amène  un  moine  du  désert,  Paphnuce,  abbé  d'An- 
tinoé  ;  c'est  un  grand  saint,  dont  les  paroles  brûlent  comme  du 
feu. 

Lucins  Aurélius  Gotta,  préfet  de  la  flotte,  s'étant  levé  : 

—  Sois  le  bienvenu,  dit-il,  Paphnuce,  toi  qui  professes  la  foi 
chrétienne.  Moi-même,  j'ai  quelque  respect  pour  un  culte  désor- 
mais impérial.  Le  di^^n  Constantin  a  placé  tes  coreligionnaires  au 
premier  rang  des  amis  de  l'empire.  La  sagesse  latine  devait,  en 
effet,  admettre  ton  Christ  dans  notre  Panthéon.  C'est  une  maxime 
de  nos  pères  qu'il  y  a  en  tout  dieu  quelque  chose  de  di\in.  Mais 
laissons  cela.  Buvons  et  réjouissons -nous,  tandis  qu'il  en  est  temps 
encore. 

Le  \ieux  Gotta  parlait  ainsi  avec  sérénité.  Il  venait  d'étudier  un 
nouveau  modèle  de  galère  et  d'achever. le  sixième  li^Te  de  son  his- 
toire des  Carthaginois.  Sûr  de  n'avoir  point  perdu  sa  journée,  il  était 
content  de  lui  et  des  dieux. 

—  Paphnuce,  ajouta-t-il,  tu  vois  ici  plusieurs  hommes  dignes 
d'être  aimés  :  Hermodore,  grand-prêtre  de  Sérapis,  les  philosophes 
Dorion,  Nicias  et  Zénothémis,  le  poète  Caliicrate,  le  jeune  Chéréas 
et  le  jeune  Aristobule,  tous  deux  fils  d'un  cher  compagnon  de  ma 
jeunesse  et  près  d'eux  Philinna  avec  Drosé,  qu'il  faut  louer  gran- 
dement d'être  belles. 

Nicias  ^"int  embrasser  Paphnuce  et  lui  dit  à  l'oreille  : 

—  Je  t'avais  bien  averti,  mon  frère,  que  Vénus  était  puissante. 
C'est  elle  dont  la  douce  violence  t'a  amené  ici  malgré  toi.  Ecoute, 
tu  es  un  homme  rempli  de  piété  ;  mais  si  tu  ne  reconnais  qu'elle 
est  la  mère  des  dieux,  ta  ruine  est  certaine.  Sache  que  le  vieux 
mathématicien  Mélanthe  a  coutume  de  dh-e  :  Je  ne  pourrais  pas, 
sans  l'aide  de  Vénus,  démontrer  les  propriétés  d'un  triangle. 

Dorion  qui,  depuis  quelques  instans,  considérait  le  nouveau  venu, 
soudain  frappa  des  mains  et  poussa  des  cris  d'admiration. 

—  C'est  lui,  mes  amis!  Son  regard,  sa  barbe,  sa  tunique  :  c'est 
lui-même!  je  l'ai  rencontré  au  théâtre  pendant  que  notre  Thaïs 
montrait  ses  bras  ingénieux.  11  s'agitait  furieusement  et  je  puis 
attester  qu'il  parlait  avec  violence.  C'est  un  honnête  homme  :  il  va 
nous  invectiver  tous  ;  son  éloquence  est  terrible.  Si  Marcus  est  le 
Platon  des  chrétiens,  Paphnuce  est  leur  Démosthène.  Épicure^  dans 
son  petit  jardin,   n'entendit  jamais  rien  de  pareil. 


3A/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Cependant  Philinna  et  Drosc  dévoraient  Tliaïs  des  yeux.  Elle  por- 
tait dans  ses  cheveux  blonds  une  couronne  de  violettes  pâles  dont 
cluKjue  fleur  rappelait,  en  une  teinte  afTaiblie,  la  couleur  de  ses 
prunelles,  si  bien  que  les  fleurs  semblaient  des  regards  effacés  et 
les  yeux  des  fleurs  étincelantes.  C'était  le  don  de  cette  femme  :  sur 
elle  tout  vivait,  tout  était  âme  et  harmonie.  Sa  robe,  couleur  de 
mauve  et  lamée  d'argent,  traînait  dans  ses  longs  plis  une  grâce 
presque  triste  qne  n'égayaient  ni  bracelets  ni  colliers,  et  tout  l'éclat 
de  sa  parure  était  dans  ses  bras  nus.  Admirant  malgré  elles  la  robe 
et  la  coilFuro  de  Thaïs,  ses  deux  amies  ne  lui  en  parlèrent  point. 

—  Que  tu  es  belle!  lui  dit  Philinna.  Tu  ne  pouvais  l'être  plus 
quand  tu  vins  à  Alexandrie.  Pourtant  ma  mère,  qui  se  souvenait 
de  t'aA  oir  vue  alors,  disait  que  peu  de  femmes  étaient  dignes  de 
t'ètre  comparées. 

—  Qui  est  donc,  demanda  Drosé,  ce  nouvel  amoureux  que  tu 
nous  amènes?  Il  a  l'air  étrange  et  sauvage.  S'il  y  avait  des  pasteurs 
d'éléphans,  assurément  ils  seraient  faits  comme  lui.  Où  as-tu  trouvé. 
Thaïs,  un  si  sauvage  ami?  Ne  serait-ce  pas  parmi  les  troglodytes 
qui  vivent  sous  la  terre  et  qui  sont  tout  barbouillés  des  fumées  du 
Hadès? 

Mais  Philinna,  posant  un  doigt  sur  la  bouche  de  Drosé  : 

—  Tais-toi  !  les  mystères  de  l'amour  doivent  rester  secrets  et  il 
est  défendu  de  les  connaître.  Pour  moi,  certes,  j'aimerais  mieux 
être  baisée  par  la  bouche  de  l'Etna  fumant,  que  par  les  lèvres  de 
cet  homme.  Mais  notre  douce  Thaïs,  qui  est  belle  et  adorable  comme 
les  déesses,  doit  comme  les  déesses  exaucer  toutes  les  prières  et 
non  pas  seulement,  à  notre  guise,  celles  des  hommes  aimables. 

—  Prenez  garde  toutes  deux,  répondit  Thaïs.  C'est  un  mage  et 
un  enchanteur.  Il  entend  les  paroles  prononcées  à  voix  basse  et 
même  les  pensées.  Il  vous  arrachera  le  cœur  pendant  votre  som- 
meil; il  le  remplacera  par  une  éponge,  et  le  lendemain,  en  buvant 
de  l'eau,  vous  mourrez  étouffées. 

Elle  les  regarda  pâlir,  leur  tourna  le  dos  et  s'assit  sur  un  lit  à 
côté  de  Paphnuce,  La  voix  de  Cotta,  impérieuse  et  bienveillante, 
domina  tout  à  coup  le  murmure  des  propos  intimes, 

—  Amis,  que  chacun  prenne  sa  place!  Esclaves,  versez  le  vin 
miellé  ! 

Puis,  l'hôte  élevant  sa  coupe  : 

—  Buvons  d'abord  au  divin  Constance  et  au  génie  de  l'Empire. 
La  patrie  doit  être  mise  au-dessus  de  tout,  et  même  des  dieux,  car 
elle  les  contient  tous. 

Tous  les  convives  portèrent  à  leurs  lèvres  leur  coupe  pleine. 
Seul  Paphnuce  ne  but  point,  parce  que  Constance  persécutait  la  foi 
de  Nicée  et  que  la  patrie  du  chrétien  n'est  point  de  ce  monde. 


THAÏS.  345 

A  ce  moment  un  grave  vieillard  négligemment  vêtu,  la  démarche 
lente  et  la  tête  haute,  entra  dans  la  salle  et  promena  sur  les  con- 
vives un  regcu-d  tranquille.  Cotta  lui  lit  signe  de  prendre  place  à 
son  côté,  sur  son  propre  lit. 

—  Eucrite,  lui  dit-il,  sois  le  bienvenu!  As-tu  composé  ce  mois- 
ci  un  nouveau  traité  de  philosophie?  Ce  serait,  si  je  compte  bien, 
le  quatre-vingt-douzième  sorti  de  ce  roseau  du  Nil  que  tu  conduis 
d'une  main  attique. 

Eucrite  répondit  en  caressant  sa  barbe  d'argent  : 

—  Le  rossignol  est  fait  pour  chanter,  et  moije  suis  fait  pour  louer 
les  dieux  immortels. 

DORION. 

Saluons  respectueusement  en  Eucrite  le  dernier  des  stoïciens. 
Grave  et  blanc,  il  s'élève  au  milieu  de  nous  comme  une  image  des 
ancêtres.  Il  est  solitaire  dans  la  foule  des  hommes  et  prononce  des 
paroles  qui  ne  sont  point  entendues. 

EUCRITE. 

Tu  te  trompes,  Dorion.  La  philosophie  de  la  vertu  n'est  pas  morte 
en  ce  monde.  J'ai  de  nombreux  disciples  dans  Alexandrie,  dans 
Rome  et  dans  Constantinople.  Plusieurs  parmi  les  esclaves  et  parmi 
les  neveux  des  Césars  savent  encore  régner  sur  eux-mêmes,  vivre 
libres  et  goûter  dans  le  détachement  des  choses  une  félicité  sans 
limites.  Plusieurs  font  revivre  en  eux  Épictète  et  Marc-Aurèle.  Mais 
s'il  était  vrai  que  la  vertu  fût  à  jamais  éteinte  sur  la  terre,  en  quoi 
sa  perte  intéresserait-elle  mon  bonheur,  puisqu'il  ne  dépendait  pas 
de  moi  qu'elle  durât  ou  pérît?  Les  fous  seuls,  Dorion,  placent  leur 
félicité  hors  de  leur  pouvoir.  Je  ne  désire  rien  que  ne  veuillent  les 
dieux  et  je  désire  tout  ce  qu'ils  veulent.  Par  là,  je  me  rends  sem- 
blable à  eux  et  je  partage  leur  infaillible  contentement.  Si  la  vertu 
périt,  je  consens  qu'elle  périsse,  et  ce  consentement  me  rempht  de 
joie  comme  le  suprême  elïort  de  ma  raison  et  de  mon  courage.  En 
toutes  choses  ma  sagesse  copiera  la  sagesse  divine  ;  et  la  copie  sera 
plus  précieuse  que  le  modèle  :  elle  aura  coûté  plus  de  soins  et  de 
plus  grands  travaux. 

NICIAS. 

J'entends.  Tu  t'associes  à  la  providence  céleste.  Mais  si  la  vertu 
consiste  seulement  dans  l'efïbrt,  Eucrite,  et  dans  cette  tension  par 
laquelle  les  disciples  de  Zenon  prétendent  se  rendre  semblables 
aux  dieux,  la  grenouille  qui  s'enfle  pour  devenir  aussi  grosse  que 
le  bœuf  accomplit  le  chef-d'œuvre  du  stoïcisme. 


ZhQ  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

EUCRITE. 

Nicias,  tu  railles  et,  comme  à  ton  ordinaire,  tu  excelles  à  te 
moquer.  Mais  si  le  bœuf  dont  tu  parles  est  vraiment  un  dieu, 
comme  Apis  et  comme  ce  bœuf  souterrain  dont  je  vois  ici  le  grand- 
prêtre  et  si  la  grenouille,  sagement  inspirée,  parvient  à  l'égaler,  ne 
sera-t-elle  pas,  en  efïet,  plus  vertueuse  que  le  bœuf,  et  pourras- 
tu  te  défendre  d'admirer  une  bestiole  si  généreuse? 

Quatre  serviteurs  posèrent  sur  la  table  un  sanglier  couvert  en- 
core de  ses  soies.  Des  marcassins,  faits  de  pâte  cuite  au  four,  en- 
tourant la  béte  comme  s'ils  voulaient  téter,  indiquaient  que  c'était 
une  laie.  Zénothémis,  se  tournant  vers  le  moine  : 

—  Amis,  dit-il,  un  convive  est  venu  de  lui-même  se  joindre  à 
nous.  L'illustre  Paphnuce,  qui  mène  dans  la  solitude  une  vie  pro- 
digieuse, est  notre  hôte  inattendu. 

COTTA. 

Dis  mieux,  Zénothémis  :  la  première  place  lui  est  due,  puis- 
qu'il est  venu  sans  être  invité. 

ZÉNOTHÉMIS. 

Aussi,  devons-nous,  cher  Lucius,  l'accueillir  avec  une  particu- 
lière amitié  et  rechercher  ce  qui  peut  lui  être  le  plus  agréable.  Or 
il  est  certain  qu'un  tel  homme  est  moins  sensible  au  fumet  des 
viandes  qu'au  parfum  des  belles  pensées.  Nous  lui  ferons  plaisir, 
sans  doute,  en  amenant  l'entretien  sur  la  doctrine  qu'il  professe 
et  qui  est  celle  de  Jésus  crucifié.  Pour  moi,  je  m'y  prêterai  d'au- 
tant plus  volontiers  que  cette  doctrine  m'intéresse  vivement  par  le 
nombre  et  la  diversité  des  allégories  qu'elle  renferme.  Si  l'on  de- 
vine l'esprit  sous  la  lettre,  elle  est  pleine  de  vérités,  et  j'estime 
que  les  livres  des  chrétiens  abondent  en  révélations  divines.  Mais 
je  ne  saurais,  Paphnuce,  accorder  un  prix  égal  aux  livres  des 
Juifs.  Ceux-là  furent  inspirés,  non,  comme  on  l'a  dit,  par  l'esprit 
de  Dieu,  mais  par  un  mauvais  génie.  laveh,  qui  les  dicta,  était  un 
de  ces  esprits  qui  peuplent  l'air  inférieur  et  causent  la  plupart  des 
maux  dont  nous  souffrons  ;  mais  il  les  surpassait  tous  en  igno- 
rance et  en  férocité.  Au  contraire,  le  serpent  aux  ailes  d'or,  qui 
déroulait  autour  de  l'arbre  de  la  science  sa  spirale  d'azur,  était 
pétri  de  lumière  et  d'amour.  Aussi,  la  lutte  était-elle  inévitable 
entre  ces  deux  puissances,  celle-ci  brillante  et  l'autre  ténébreuse. 
Elle  éclata  dans  les  premiers  jours  du  monde.  Adam  et  Eve  vi- 
vaient heureux  au  jardin  d'Eden,  quand  laveh  lorma,  pour  leur 
malheur,  le  dessein  de  les  gouverner,  eux  et  toutes  les  générations 
qu'Eve  portait  déjà  dans  ses  flancs  magnifiques.  Gomme  il  ne  pos- 


THAÏS.  347 

sédait  ni  le  compas  ni  la  lyre,  et  qu'il  ignorait  également  la  science 
qui  commande  et  l'art  qui  persuade,  il  elïrayait  ces  deux  pauvres  en- 
fans  par  des  apparitions  diflormes,  des  menaces  capricieuses  et  des 
coups  de  tonnerre.  Le  serpent  eut  pitié  d'eux  et  résolut  de  les  in- 
struire afm  que,  possédant  la  science,  ils  ne  fussent  plus  abusés 
par  des  mensonges.  A  l'insu  d'Iaveh,  qui  prétendait  tout  voir, 
mais  dont  la  vue,  en  réalité,  n'était  pas  bien  perçante,  il  s'appro- 
cha des  deux  créatures  et  leur  enseigna  la  sagesse.  Quand  il  en 
vint  à  exposer  les  vérités  les  plus  hautes,  celles  qui  ne  se  démon- 
trentpas,  il  reconnut  qu'Adam,  pétri  de  terre  rouge,  était  d'une  na- 
ture trop  épaisse  pour  percevoir  ces  subtiles  connaissances  etqu'Ève, 
au  contraire,  plus  tendre  et  plus  sensible,  en  était  aisément  péné- 
trée. Aussi,  résolut-il  de  l'entretenir  seule,  en  l'absence  de  son  mari, 
afm  de  l'initier  la  première... 

DORION. 

Souffre,  Zénothémis,  que  je  t'arrête  ici.  J'ai  d'abord  reconnu, 
dans  le  mythe  que  tu  nous  exposes,  un  épisode  de  la  lutte  de  Pallas 
Athéné  contre  les  géans.  laveh  ressemble  beaucoup  à  Typhon  et 
Pallas  est  représentée  par  les  Athéniens  avec  un  serpent  à  son 
côté.  Mais  ce  que  tu  viens  de  dire  m'a  fait  douter  tout  à  coup  de 
l'intelligence  ou  de  la  bonne  foi  du  serpent  dont  tu  parles.  S'il 
avait  vraiment  possédé  la  sagesse,  l'aurait-il  confiée  à  une  petite 
tête  femelle,  incapable  de  la  contenir?  Je  croirai  plutôt  qu'il  était, 
comme  laveh,  ignorant  et  menteur,  et  qu'il  choisit  Lve  parce 
qu'elle  était  facile  à  séduire  et  qu'il  supposait  à  Adam  plus  d'in- 
teUigence  et  de  réflexion. 

ZÉNOTHÉMIS. 

Sache,  Dorion,  que  c'est,  non  par  la  réflexion  et  l'inteUigence, 
mais  bien  par  le  sentmient,  qu'on  atteint  les  vérités  les  plus  hautes 
et  les  plus  pures.  Aussi  les  femmes  qui,  d'ordinaire,  sont  moins 
réfléchies,  mais  plus  sensibles  que  les  hommes,  s'élèvent-elles  aussi 
plus  facilement  à  la  connaissance  des  choses  di^^nes.  En  elles  est 
le  don  de  prophétie  et  ce  n'est  pas  sans  raison  qu'on  représente 
quelquefois  Apollon  Citharède  et  Jésus  de  Nazareth  vêtus,  comme 
des  femmes,  d'une  robe  flottante. 

Le  serpent  initiateur  fut  donc  sage,  quoi  que  tu  dises,  Dorion, 
en  préférant  au  grossier  Adam,  pour  son  œuvre  de  lumière,  cette 
Eve  plus  blanche  que  le  lait  et  que  les  étoiles.  Elle  l'écouta  doci- 
lement et  se  laissa  conduire  à  l'arbre  de  la  science  dont  les  ra- 
meaux s'élevaient  jusqu'au  ciel  et  que  l'esprit  divin  baignait  comme 
une  rosée.  Cet  arbre  était  couvert  de  feuilles  qui  parlaient  toutes 


3/|8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  langues  des  hommes  futurs  et  dont  les  voix  unies  formaient  un 
concert  parfait.  Ses  fruits  abondans  donnaient  aux  initiés  qui  s'en 
nourrissaient  la  connaissance  des  métaux,  des  pierres,  des  plantes, 
ainsi  que  des  lois  physiques  et  des  lois  morales  ;  mais  ils  étaient  de 
flamme  et  ceux  qui  craignaient  la  souffrance  et  la  mort  n'osaient 
les  porter  à  leurs  lèvres.  Or,  ayant  écouté  docilement  les  leçons  du 
serpent,  Eve  s'éleva  au-dessus  des  vaines  terreurs  et  désira  goû- 
ter aux  fruits  qui  donnent  la  connaissance  de  Dieu.  Mais,  pour 
qu'Adam,  qu'elle  aimait,  ne  lui  devînt  pas  inférieur,  elle  le  prit 
par  la  main  et  le  conduisit  à  l'arbre  mystérieux.  Là  cueillant  une 
pomme  ardente,  elle  y  mordit  et  la  tendit  ensuite  à  son  compa- 
gnon. Par  malheur,  laveh  qui  se  promenait  d'aventure  dans  le  jar- 
din les  surprit  et,  voyant  qu'ils  devenaient  savans,  il  entra  dans  une 
effroyable  fureur.  Rassemblant  ses  forces,  il  produisit  un  tel  tu- 
multe dans  l'air  inférieur  que  ces  deux  êtres  débiles  en  furent 
consternés.  Le  fruit  échappa  des  mains  de  l'homme  et  la  femme, 
s'attachant  au  cou  du  malheureux,  lui  dit  :  a  Je  veux  ignorer  et 
souffrir  avec  toi.  » 

Laveh  triomphant  maintint  Adam  et  Eve  et  toute  leur  semence 
dans  la  stupeur  et  dans  l'épouvante.  Son  art,  qui  se  réduisait  à 
fabriquer  de  grossiers  météores,  l'emporta  sur  la  science  du  ser- 
pent musicien  et  géomètre.  11  enseigna  aux  hommes  l'injustice, 
l'ignorance  et  la  cruauté  et  fit  régner  le  mal  sur  la  terre.  Il  pour- 
suivit Gain  et  ses  fils,  parce  qu'ils  étaient  industrieux  ;  il  extermina 
les  Philistins  parce  qu'ils  composaient  des  poèmes  orphiques  et  des 
fables  comme  celles  d'Esope.  Il  fut  l'implacable  ennemi  de  la 
science  et  de  la  beauté,  et  le  germe  humain  expia  pendant  de 
longs  siècles,  dans  le  sang  et  les  larmes,  la  défaite  du  serpent  ailé. 

Heureusement  il  se  trouva  parmi  les  Grecs  des  hommes  subtils, 
tels  que  Pythagore  et  Platon,  qui  retrouvèrent,  par  la  puissance  du 
génie,  les  figures  et  les  idées  que  l'ennemi  d'iaveh  avait  tenté  vai- 
nement d'enseigner  à  la  première  fennne.  L'esprit  du  serpent  était 
en  eux  ;  c'est  pourquoi  le  serpent,  comme  l'a  dit  Dorion,  est  honoré 
par  les  Athéniens.  Enfin,  dans  des  jours  plus  récens,  parurent, 
sous  une  forme  humaine,  trois  esprits  célestes,  Jésus  de  Galilée, 
BasiUde  et  Valentin,  à  qui  il  fut  donné  de  cueillir  les  fruits  les  plus 
éclatans  de  cet  arbre  de  la  science  dont  les  racines  traversent  la 
terre  et  qui  porte  sa  cime  au  faite  des  cieux.  C'est  ce  que  j'avais  à 
dire  pour  venger  les  chrétiens,  à  qui  l'on  impute  trop  souvent  les 
errem's  des  Juifs. 

DORIOX. 

Si  je  t'ai  bien  entendu,  Zénothémis,  trois  hommes  admirables, 
Jésus,  Basilide  et  Valentin,  ont  découvert  des  secrets  qui  restaient 


THAÏS.  3i9 

cachés  à  Pythagore,  à  Platon,  à  tous  les  philosophes  de  la  Grèce  et 
même  au  divin  Épicure,  qui  pourtant  afïranchit  l'homme  de  toutes 
les  vaines  terreurs.  Tu  nous  obligeras  en  nous  disant  par  quel 
moven  ces  trois  mortels  acquirent  des  connaissances  qui  avaient 
échappé  à  la  méditation  des  sages. 

ZÉNOTHÉMIS. 

Faut-il  donc  te  répéter,  Dorion,  que  la  science  et  la  méditation 
ne  sont  que  les  premiers  degrés  de  la  connaissance  et  que  l'extase 
seule  conduit  aux  vérités  éternelles  ? 

HERMODORE. 

Il  est  vrai,  Zénothémis,  Tàme  se  nourrit  d'extase  comme  la  ci- 
gale de  rosée.  Mais  disons  mieux  encore  :  l'esprit  seul  est  capable 
d'un  entier  ravissement.  Car  l'homme  est  triple,  composé  d'un 
corps  matériel,  d'une  âme  plus  subtile,  mais  également  matérielle, 
et  d'un  esprit  incorruptible.  Quand,  sortant  de  son  corps  comme 
d'un  palais  rendu  subitement  au  silence  et  à  la  solitude,  puis  tra- 
versant au  vol  les  jardins  de  son  âme,  l'esprit  se  répand  en  Dieu, 
il  goûte  les  déhces  d'une  mort  anticipée  ou  plutôt  de  la  vie  future, 
car  mourir,  c'est  vivre,  et,  dans  cet  état  qui  participe  de  la  pureté 
divine,  il  possède  à  la  fois  la  joie  infinie  et  la  science  absolue;  il 
entre  dans  l'unité  qui  est  tout.  Il  est  parfait. 

XICUS, 

Cela  est  admh*able.  Mais,  à  vrai  dire,  Hermodore,  je  ne  vois  pas 
grande  différence  entre  le  tout  et  le  rien.  Les  mots  même  me  sem- 
blent manquer  pour  faire  cette  distinction.  L'infini  ressemble  terri- 
blement au  néant  :  ils  sont  tous  deux  inconcevables.  A  mon  avis,  la 
perfection  coûte  très  cher  :  on  la  paie  de  tout  son  être,  et  pour  la 
posséder  il  faut  cesser  d'exister.  C'est  là  une  disgrâce  à  laquelle 
Dieu  lui-même  n'a  pas  échappé  depuis  que  les  philosophes  se  sont 
mis  en  tète  de  le  perfectionner.  Après  cela,  si  nous  ne  savons  pas 
ce  que  c'est  que  de  ne  pas  être,  nous  ignorons  par  là  même  ce 
que  c'est  que  d'être.  Nous  ne  savons  rien.  On  dit  qu'il  est  impos- 
sible aux  hommes  de  s'entendre.  Je  croirais,  en  dépit  du  bruit  de 
nos  disputes,  qu'il  leur  est  au  contraire  impossible  de  ne  pas  tom- 
ber finalement  d'accord,  ensevelis  côte  à  côte  sous  l'amas  des  con- 
tradictions qu'ils  ont  entassées  comme  Pèlion  sur  Ossa. 

COTTA. 

J'aime  beaucoup  la  philosophie  et  je  l'étudié  âmes  heures  de  loi- 
sii'.  Mais  je  ne  la  comprends  bien  que  dans  les  livres  de  Cicéron. 
Esclaves,  versez  le  vin  miellé  I 


350  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

A  ce  moment  une  ligure  étrange  souleva  la  tapisserie,  et  les 
convives  virent  devant  eux  un  petit  homme  bossu  dont  le  crâne 
chauve  s'élevait  en  pointe.  Il  était  vêtu,  à  la  mode  asiatique,  d'une 
tunique  d'azur  et  portait  autour  des  jambes,  comme  les  barbares, 
des  braies  rouges,  semées  d'étoiles  d'or.  En  le  voyant,  Paphnuce  re- 
connut Marcus  l'Arien,  et,  craignant  de  voir  tomber  la  foudre,  il  porta 
ses  mains  au-dessus  de  sa  tête  et  pâlit  d'épouvante.  Ce  que  n'avaient 
pu,  dans  ce  banquet  des  démons,  ni  les  blasphèmes  des  païens,  ni 
les  erreurs  horribles  des  philosophes,  la  seule  présence  de  l'héré- 
tique étonna  son  courage.  Il  voulut  fuir,  mais  son  regard  ayant 
rencontré  celui  de  Thaïs,  il  se  sentit  soudain  rassuré.  Il  avait  lu 
dans  l'âme  de  la  prédestinée  et  compris  que  celle  qui  allait  devenir 
une  sainte  le  protégeait  déjà.  Il  saisit  un  pan  de  la  robe  traînante 
et  pria  mentalement  le  sauveur  Jésus. 

lin  murmure  flatteur  avait  accueilli  la  venue  du  personnage  qu'on 
nommait  le  Platon  des  chrétiens.  Ilermodore  lui  parla  le  premier  : 

—  Très  illustre  Marcus,  nous  nous  réjouissons  tous  de  te  voir 
parmi  nous  et  l'on  peut  dire  que  tu  viens  à  propos.  Nous  ne  cou 
naissons  de  la  doctrine  des  chrétiens  que  ce  qui  en  est  pubHque- 
ment  enseigné.  Or,  il  est  certain  qu'un  philosophe  tel  que  toi  ne 
peut  penser  ce  que  pense  le  vulgaire  et  nous  sommes  curieux  de 
savoir  ton  opinion  sur  les  principaux  mystères  de  la  religion  que 
tu  professes.  Notre  cher  Zénothémis,  qui,  tu  le  sais,  est  avide 
de  symboles,  interrogeait  tout  à  l'heure  l'illustre  Paphnuce  sur  les 
livres  des  juifs.  Mais  Paphnuce  ne  lui  a  point  fait  de  réponse  et 
nous  ne  devons  pas  en  être  surpris,  puisque  notre  hôte  est  voué  au 
silence  et  que  le  Dieu  a  scellé  sa  langue  dans  le  désert.  Mais  toi, 
Marcus,  qui  as  porté  la  parole  dans  les  synodes  des  chrétiens  et 
jusque  dans  les  conseils  du  divin  Constantin,  tu  pourras,  si  tu  veux, 
satisfaire  notre  curiosité  en  nous  révélant  les  vérités  philosophi- 
ques qui  sont  enveloppées  dans  les  fables  desclu-étiens.  La  première 
de  ces  vérités  n'est-elle  pas  l'existence  de  ce  Dieu  unique  auquel, 
pour  ma  part,  je  crois  fermement"? 

MARCUS. 

Oui,  Zénothémis,  je  crois  en  un  seul  Dieu,  non  engendré,  seul 
éternel,  principe  de  toutes  choses. 

NICIAS. 


Nous  savons,  Marcus,  que  ton  Dieu  a  créé  le  monde!  Ce  fut, 
certes,  une  grande  crise  dans  son  existence.  Il  existait  déjà  depuis 
une  éternité  avant  d'avoir  pu  s'y  résoudre.  Mais,  pour  être  juste, 
je  reconnais  que  sa  situation  était  des  plusj  embarrassantes.  Il  lui 
fallait  demeurer  inactif  pour  rester  parfait  et  il  devait  agir  s'il  vou- 


THAÏS.  351 

lait  se  prouver  à  lui-même  sa  propre  existence.  Tu  m'assures  qu'il 
s'est  décidé  à  agir.  Je  veux  te  croire,  bien  que  ce  soit,  de  la  part 
d'un  Dieu  parfait,  une  impardonnable  imprudence.  Mais,  dis-nous, 
Marcus,  comment  il  s'y  est  pris  pour  créer  le  monde. 

M ARGUS. 

Ceux  qui,  sans  être  chrétiens,  possèdent  comme  Hermodore  et 
Zénothémis,  les  principes  de  la  connaissance,  savent  que  Dieu  n'a 
pas  créé  le  monde  directement  et  sans  intermédiaire.  Il  a  donné 
naissance  à  un  fds  unique,  par  qui  toutes  choses  ont  été  faites. 

HERMODORE. 

Tu  dis  vrai,  Marcus  ;  et  ce  fds  est  indifféremment  adoré  sous  les 
noms  d'Hermès,  de  Mithra,  d'Adonis,  d'Apollon  et  de  Jésus. 

MARCUS. 

Je  ne  serais  point  chrétien  si  je  lui  donnais  d'autres  noms  que 
ceux  de  Jésus,  de  Christ  et  de  Sauveur.  Il  est  le  vrai  fds  de  Dieu. 
Mais  il  n'est  pas  éternel,  puisqu'il  a  eu  un  commencement;  quant  à 
penser  qu'il  existait  avant  d'être  engendré,  c'est  une  absurdité  qu'il 
faut  laisser  aux  mulets  de  Nicée  et  à  l'àne  rétif  qui  gouverna  trop 
longtemps  l'église  d'Alexandrie  sous  le  nom  maudit  d'Athanase. 

A  ces  mots,  Paphnuce,  blême  et  le  front  baigné  d'une  sueur 
d'agonie,  lit  le  signe  de  la  croix  et  persévéra  dans  son  silence  su- 
bftme.  Marcus  poursuivit  : 

Il  est  clah-  que  l'inepte  symbole  de  Nicée  attente  à  la  majesté  du 
Dieu  unique,  en  l'obligeant  à  partager  ses  indivisibles  attributs  avec 
sa  propre  émanation,  le  médiateur  par  qui  toutes  choses  furent 
faites.  Renonce  à  railler  le  Dieu  vrai  des  chrétiens,  Nicias;  sache 
que,  pas  plus  que  les  lis  des  champs,  il  ne  travaille  ni  ne  file. 
L'ouvrier,  ce  n'est  pas  lui,  c'est  son  fds  unique,  c'est  Jésus  qui, 
ayant  créé  le  monde,  vint  ensuite  réparer  son  ouvrage.  Car  la  créa- 
tion ne  pouvait  être  parfaite  et  le  mal  s'y  était  mêlé  nécessaire- 
ment au  bien. 

Nicias  demanda  : 

—  Qu'est-ce  que  le  bien  et  qu'est-ce  que  le  mal  ? 

Il  y  eut  un  moment  de  silence  pendant  lequel  Hermodore,  le  bras 
étendu  sur  la  nappe,  montra  un  petit  âne  en  métal  de  Corinthe  qui 
portait  deux  paniers  contenant,  l'un  des  olives  blanches,  l'autre  des 
olives  noires. 

—  Voyez  ces  olives,  dit-il.  Notre  regard  est  agréablement  flatté 
par  le  contraste  de  leurs  teintes,  et  nous  sommes  satisfaits  que 


352  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

celles-ci  soient  claires  et  celles-là  sombres.  Mais  si  elles  étaient 
douées  de  pensée  et  de  connaissance,  les  blanches  diraient  :  il  est 
bien  qu'une  oliv(^  soit  blanche,  il  est  mal  qu'elle  soit  noire,  et  le 
peuple  des  olives  noires  détesterait  le  peuple  des  olives  blanches. 
Nous  en  jugeons  mieux,  car  nous  sommes  autant  au-dessus  d'elles 
que  les  dieux  sont  au-dessus  de  nous.  Pour  l'homme  qui  ne  voit 
qu'une  partie  des  choses,  le  mal  est  un  mal  ;  pour  Dieu  qui  com- 
prend tout,  le  mal  est  un  bien.  Sans  doute  la  laideur  est  Laide  et 
non  pas  belle;  mais  si  tout  était  beau,  le  tout  ne  serait  pas  beau. 
11  est  donc  bien  qu'il  y  ait  du  mal,  ainsi  que  l'a  démontré  le  second 
Platon,  plus  grand  que  le  premier. 

EUGRITE. 

Parlons  plus  vertueusement.  Le  mal  est  un  mal,  non  pour  le 
monde  dont  il  ne  détruit  pas  l'indestructible  harmonie,  mais  pour 
le  méchant  qui  le  fait  et  qui  pouvait  ne  pas  le  faire. 

COTTA. 

Par  Jupiter  !  voilà  un  bon  raisonnement  ! 

ZÉNOTHÉMIS. 

Pour  moi,  mes  amis,  je  crois  aussi  à  la  réalité  du  bien  et  du 
mal.  Mais  je  suis  persuadé  qu'il  n'est  point  une  seule  action  hu- 
maine, fût-ce  le  baiser  de  Judas,  qui  ne  porte  en  elle  un  germe 
de  rédemption.  Le  mal  concourt  au  salut  final  des  hommes  et,  en 
cela,  il  procède  du  bien  et  participe  des  mérites  attachés  au  bien. 
Et  ce  mystère  de  la  rédemption,  je  vous  dirai,  chers  amis,  pour  peu 
que  vous  soyez  curieux  de  l'entendre,  comment  il  s'accomplit  vé- 
ritablement sur  la  terre. 

■  Les  convives  firent  un  signe  d'assentiment.  Comme  des  vierges 
athéniennes  avec  les  corbeilles  sacrées  de  Gérés,  douze  jeunes 
filles,  portant  sur  leur  tête  des  paniers  de  grenades  et  de  pommes, 
entrèrent  dans  la  salle  d'un  pas  léger  dont  la  cadence  était  mar- 
quée par  une  flûte  invisible.  Elles  posèrent  les  paniers  sur  la  table, 
la  flûte  se  tut,  et  Zénothémis  parla  de  la  sorte  : 

—  Quand  Eunoia,  la  pensée  de  Dieu,  eut  créé  le  monde,  elle  confia 
aux  anges  le  gouvernement  de  la  terre.  Mais  ceux-ci  ne  gardèrent 
point  la  sérénité  qui  convient  aux  maîtres.  Voyant  que  les  filles  des 
hommes  étaient  belles,  ils  les  surprirent  le  soir,  au  bord  des  ci- 
ternes, et  ils  s'unirent  à  elles.  De  ces  hymens  sortit  une  race  vio- 
lente qui  couvrit  la  terre  d'injustices  et  de  cruautés,  et  la  pous- 


THAÏS.  353 

sière  des  chemins  but  le  sang  innocent.  A  cette  vue,  Eunoia  fut 
prise  d"une  tristesse  infinie. 

—  Voilà  donc  ce  que  j'ai  fait!  soupira-t-elle  en  se  penchant  vers 
le  monde.  Mes  pauvres  enfans  sont  plongés,  par  ma  faute,  dans  la 
vie  amère.  Leur  souffrance  est  mon  crime  et  je  yeux  l'expier.  Dieu 
même,  qui  ne  pense  que  par  moi,  serait  impuissant  à  leur  rendre 
la  pureté  première.  Ce  qui  est  fait  est  fait,  et  la  création  est  à 
jamais  manquée.  Du  moins,  je  n'abandonnerai  pas  mes  créatures. 
Si  je  ne  puis  les  rendre  heureuses  comme  moi,  je  peux  me  rendre 
malheureuse  comme  elles.  Puisque  j'ai  commis  la  faute  de  leur 
donner  des  corps  qui  les  humilient,  je  prendrai  moi-même  un  corps 
semblable  aux  leurs  et  j'irai  vivre  parmi  elles. 

Ayant  ainsi  parlé,  Eunoia  descendit  sur  la  terre  et  s'incarna  dans 
le  sein  d'une  Argienne.  Elle  naquit  petite  et  débile  et  reçut  le  nom 
d'Hélène.  Soumise  aux  travaux  de  la  vie,  elle  grandit  bientôt  en 
grâce  et  en  beauté  et  devint  la  plus  désirée  des  femmes,  comme 
elle  l'avait  résolu,  afin  d'être  éprouvée  dans  son  corps  mortel  par 
les  plus  illustres  souillures.  Proie  inerte  des  hommes  lascifs  et  vio- 
lens,  elle  se  dévoua  au  rapt  et  à  l'adultère  en  expiation  de  tous  les 
adultères,  de  toutes  les  violences,  de  toutes  les  iniquités,  et  causa 
par  sa  beauté  la  ruine  des  peuples,  pour  cpie  Dieu  pût  pardonner 
les  crimes  de  l'univers.  Et  jamais  la  pensée  céleste,  jamais  Eunoia 
ne  fut  si  adorable  qu'aux  jours  où,  femme,  elle  se  prostituait  aux 
héros  et  aux  bergers.  Les  poètes  devinaient  sa  divinité  quand  ils 
la  peignaient  si  paisible,  si  superbe  et  si  fatale,  et  lorsqu'ils  lui 
faisaient  cette  invocation  :  «  Ame  sereine  comme  le  calme  des 
mers  !  » 

C'est  ainsi  qu'Eunoia  fut  entraînée  par  la  pitié  dans  le  mal  et 
dans  la  souffrance.  Elle  mourut,  et  les  Argiens  montrent  son  tom- 
beau, car  elle  devait  connaître  la  mort  après  la  volupté  et  goûter 
tous  les  fruits  amers  qu'elle  avait  semés.  Mais,  s'échappant  de  la 
chair  décomposée  d'Hélène,  elle  s'incarna  dans  une  autre  forme  de 
femme  et  s'offrit  de  nouveau  à  tous  les  outrages.  Ainsi,  passant  de 
corps  en  corps,  et  traversant  parmi  nous  les  âges  mauvais,  elle 
prend  sur  elle  les  péchés  du  monde.  Son  sacrifice  ne  sera  point 
vain.  Attachée  à  nous  par  les  liens  de  la  chair,  aimant  et  pleurant 
avec  nous,  elle  opérera  sa  rédemption  et  la  notre  et  nous  ravira, 
suspendus  à  sa  blanche  poitrine,  dans  la  paix  du  ciel  reconquis. 

HERMODORE.  / 

Ce  mythe  ne  m'était  point  inconnu.  11  me  souvient  qu'on  a  conté 
qu'en  une  de  ses  métamorphoses  cette  divine  Hélène  vivait  auprès 
du  magicien  Simon,  sous  Tibère  empereur.  Je  croyais  toutefois  que 
TOME  xciv.  —  1889.  23 


35^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sa  déchéance  était  involontaire  et  que  les  anges  l'avaient  entraînée 
dans  leur  chute. 

ZÉNOTHÉMIS. 

Hermodore,  il  est  vrai  que  des  hommes,  mal  initiés  aux  mys- 
tères, ont  pensé  que  la  triste  Eunoia  n'avait  pas  consenti  sa  propre 
déchéance.  Mais,  s'il  en  était  ainsi  qu'ils  prétendent,  Eunoia  ne 
serait  pas  la  courtisane  expiatrice,  l'hostie  couverte  de  toutes  les 
macules,  le  pain  imbibé  du  vin  de  nos  hontes,  l'ofirande  agréable, 
le  sacrifice  méritoire,  l'holocauste  dont  la  fumée  monte  vers  Dieu. 
S'ils  n'étaient  point  volontaires,  ses  péchés  n'auraient  point  de 
vertu. 

CALLIGRATE. 

Mais  ne  sait-on  point,  Zénothémis,  dans  quel  pays,  sous  quel 
nom,  en  quelle  forme  adorable  vit  aujourd'hui  cette  Hélène,  tou- 
jours renaissante? 

ZÉNOTHÉiVIIS. 

Il  faut  être  très  sage  poui*  découvrir  un  tel  secret.  Et  la  sagesse, 
Callicrate,  n'est  pas  donnée  aux  poètes  qui  vivent  dans  le  monde 
grossier  des  formes  et  s'amusent,  comme  les  en  fans,  avec  des  sons 
et  de  vaines  images. 

CALLICRATE. 

Grains  d'offenser  les  dieux,  impie  Zénothémis;  les  poètes  leur 
sont  chers.  Les  premières  lois  furent  dictées  en  vers  par  les  im- 
mortels eux-mêmes,  et  les  oracles  des  dieux  sont  des  poèmes.  Les 
hymnes  ont  pour  les  oreilles  célestes  d'agréables  sons.  Qui  ne  sait 
que  les  poètes  sont  des  devins  et  que  rien  ne  leur  est  caché?  Étant 
poète  moi-même  et  ceint  du  laurier  d'Apollon,  je  révélerai  à  tous 
la  dernière  incarnation  d'Eunoia.  L'éternelle  Hélène  est  près  de 
nous  ;  elle  nous  regarde  et  nous  la  regardons.  Voyez  cette  femme 
accoudée  aux  coussins  de  son  lit,  si  belle  et  toute  songeuse,  et 
dont  les  yeux  ont  des  larmes,  les  lèvres  des  baisers.  C'est  elle. 
Charmante  comme  aux  jours  de  Priam  et  de  l'Asie  en  fleur,  Eunoia 
se  nomme  aujourd'hui  Thaïs. 

PHILIMSA. 

Que  dis-tu,  Callicrate?  Notre  chère  Thaïs  aurait  connu  Paris, 
Ménelas  et  les  Achéens  aux  belles  cnémides  qui  combattirent  de- 
vant llion  !  Était-il  grand,  Thaïs,  le  cheval  de  Troie? 


THAÏS.  355> 

ARISTOBULE. 

Qui  parle  d'un  cheval? 

—  J'ai  bu  comme  un  Thrace!  s'écria  Chéréas. 
Et  il  roula  sous  la  table. 

Callicrate  élevant  sa  coupe  : 

—  Si  nous  ne  buvons  en  désespérés,  nous  mourrons  sans  ven- 
geance ! 

Le  vieux  Cotta  dormait  et  sa  tête  chauve  se  balançait  lentement 
sur  ses  larges  épaules.  Depuis  quelque  temps,  Dorion  semblait  fort 
agité  dans  son  manteau  philosophique.  Il  s'approcha  en  chance- 
lant du  lit  de  Thaïs  : 

—  Thaïs,  dit-il,  je  t'aime,  bien  qu'il  soit  indigne  de  moi  d'aimer 
une  femme. 

THAÏS. 

Pourquoi  ne  m'aimais-tu  pas  tout  à  l'heure  ? 

DORION. 

Parce  que  j'étais  à  jeun. 

THAÏS. 

Mais  moi,  mon  pauvre  ami,  qui  n'ai  bu  que  de  l'eau,  souffre  que 
je  ne  t'aime  pas. 

Dorion  n'en  voulut  pas  entendre  davantage  et  se  glissa  auprès 
de  Drosé,  qui  l'appelait  du  regard  pour  l'enlever  à  son  amie.  Zéno- 
thémis,  prenant  la  place  quittée,  donna  à  Thaïs  un  baiser  sur  la 
bouche. 

THAÏS. 

Je  te  croyais  plus  vertueux. 

ZÉNOTHÉMIS. 

Je  suis  parfait,  et  les  parfaits  ne  sont  tenus  à  aucune  loi. 

THAÏS. 

Mais  ne  crains-tu  pas  de  souiller  ton  âme  dans  les  bras  d'une 
femme  ? 

ZÉNOTHÉMIS. 

Le  corps  peut  céder  au  désir  sans  que  l'âme  en  soit  occupée. 


356  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

THAÏS. 

Ya-t'en!  Je  veux  qu'on  m'aime  de  corps  et  d'âme.  Tous  ces  phi- 
losophes sont  des  boucs  ! 

Les  lampes  s'éteignaient  une  à  une.  Un  jour  pâle,  qui  pénétrait 
par  les  fentes  des  tentures,  frappait  les  visages  livides  et  les  yeux 
gonflés  des  convives.  Aristobule,  tombé  les  poings  fermés  à  côté 
de  Chéréas,  envoyait  en  songe  ses  paleh'eniers  aux  corbeaux.  Zéno- 
thémis  pressait  dans  ses  bras  Philinna  défaite.  Dorion  versait  sur 
la  gorge  nue  de  Drosé  des  gouttes  de  vin  qui  roulaient  comme 
des  rubis  et  que  le  philosophe  poursuivait  avec  ses  lèvres  pour  les 
boire  sur  la  chair  glissante.  Eucrite  se  leva;  et,  posant  le  bras  sur 
l'épaule  de  Nicias,  il  l'entraîna  au  fond  de  la  salle. 

—  Ami,  lui  dit-il  en  souriant,  si  tu  penses  encore,  à  quoi 
penses-tu? 

—  Je  pense  que  les  amours  des  femmes  sont  les  jardins  d'Adonis. 

—  Que  veux-tu  dire  ? 

—  iXe  sais-tu  pas,  Eucrite,  que  les  femmes  font  chaque  année 
des  petits  jardins  sur  leur  terrasse  en  plantant  pour  l'amant  de 
Vénus  des  rameaux  dans  des  vases  d'argile?  Ces  rameaux  ver- 
doient peu  de  temps  et  se  fanent. 

—  Qu'importe,  Xicias?  C'est  folie  que  de  s'attacher  à  ce  qui 
passe. 

—  Si  la  beauté  n'est  qu'une  ombre,  le  désir  n'est  au'un  éclair. 
Quelle  folie  y  a-t-il  à  désirer  la  beauté?  N'est-il  pas  raisonnable,  au 
contrau-e,  que  ce  qui  passe  aille  à  ce  qui  ne  dure  pas  et  que  l'éclair 
dévore  l'ombre  fuyante? 

—  Nicias,  tu  me  semblés  un  enfant  qui  joue  aux  osselets.  Crois- 
moi  :  sois  libre.  C'est  par  là  qu'on  est  homme. 

—  Gomment  peut-on  être  libre,  Eucrite,  quand  on  a  un  corps? 

—  Tu  le  verras  tout  à  l'heure,  mon  fils.  Tout  à  l'heure  tu  diras  : 
Eucrite  était  libre. 

Le  vieillard  parlait,  adossé  à  une  colonne  de  porphyre,  le  Iront 
éclairé  par  les  premiers  rayons  de  l'aube.  Hermodore  et  Marcus, 
s'étant  approchés,  se  tenaient  devant  lui  à  côté  de  Nicias,  et  tous 
quatre,  indifférens  aux  rires  et  aux  cris  des  buveurs,  s'entrete- 
naient des  choses  divines.  Eucrite  s'exprimait  avec  tant  de  sagesse 
que  Marcus  lui  dit  : 

—  Tu  es  digne  de  connahre  le  vrai  Dieu. 
Eucrite  répondit  : 

—  Le  vrai  Dieu  est  dans  le  cœur  du  sage 
Puis  ils  parlèrent  de  la  mort  : 


I 


THAÏS.  357 

—  Je  veux,  dit  Eucrile,  qu'elle  me  trouve  occupé  à  me  corriger 
moi-même  et  attentif  à  tous  mes  devoirs.  Devant  elle,  je  lèverai  au 
ciel  mes  mains  pures  et  je  dirai  aux  dieux  :  «  Vos  images.  Dieux, 
que  vous  avez  posées  dans  le  temple  de  mon  âme,  je  ne  les  ai 
point  souillées;  j'y  ai  suspendu  mes  pensées  ainsi  que  des  guir- 
landes, des  bandelettes  et  des  couronnes.  J'ai  vécu  en  conformité 
avec  votre  providence.  J'ai  assez  vécu.  » 

En  parlant  ainsi,  il  levait  les  bras  au  ciel  et  son  visage  resplen- 
dissait de  lumière. 

Il  resta  pensif  un  instant.  Puis  il  reprit  avec  une  allégresse  pro- 
fonde : 

—  Détache-toi  de  la  vie,  Eucrite,  comme  l'olive  mûre  qui  tombe, 
en  rendant  grâce  à  l'arbre  qui  l'a  portée  et  en  bénissant  la  terre, 
sa  nourrice! 

A  ces  mots,  tirant  d'un  pli  de  sa  robe  un  poignard  nu,  il  le 
plongea  dans  sa  poitrine. 

Quand  ceux  qui  l'écoutaient  saisirent  ensemble  son  bras,  la 
pointe  du  fer  avait  pénétré  dans  le  cœur  du  sage.  Eucrite  était  en- 
tré dans  le  repos.  Hermodore  et  Nicias  portèrent  le  corps  pâle  et 
sanglant  sur  un  des  lits  du  festin,  au  milieu  des  cris  aigus  des 
femmes,  des  grognemens  des  convives  dérangés  dans  leur  assou- 
pissement, et  des  souffles  de  volupté  étouffés  dans  l'ombre  des 
tapis.  Le  vieux  Gotta,  réveillé  de  son  léger  sommeil  de  soldat, 
était  déjà  auprès  du  cadavre,  examinant  la  plaie  et  criant  : 

—  Qu'on  appelle  mon  médecin  Aristée  ! 
Nicias  secoua  la  tète  : 

—  Eucrite  n'est  plus,  dit-il.  Il  a  voulu  mourir,  comme  d'autres 
veulent  aimer.  Il  a,  comme  nous  tous,  obéi  à  l'inelïable  désir.  Et  le 
voilà  maintenant  semblable  aux  dieux  qui  ne  désirent  rien. 

Cotta  se  frappait  le  front  : 

—  Mourir  I  vouloir  mourir  quand  on  peut  encore  servir  l'Etat, 
quel  non-sens  ! 

Cependant  Paphnuce  et  Thaïs  étaient  restés  immobiles,  muets, 
côte  à  côte,  l'âme  débordant  de  dégoût,  d'horreur,  et  d'espérance. 
Tout  à  coup  le  moine  saisit  par  la  main  la  comédienne,  enjamba 
avec  elle  les  ivrognes  abattus  près  des  êtres  accouplés  et,  les  pieds 
dans  le  vin  et  le  sang  répandus,  il  l'entraîna  dehors. 

Le  jour  se  levait  rose  sur  la  ville.  Les  longues  colonnades  s'éten- 
daient des  deux  côtés  de  la  voie  solitaire,  dominées  au  loin  par  le 
faîte  étincelant  du  tombeau  d'Alexandre.  Sur  les  dalles  de  la  chaus- 
sée traînaient  cà  et  là  des  couronnes  effeuillées  et  des  torches 
éteintes.  On  sentait  dans  l'air  les  souffles  frais  de  la  mer.  Paph- 


358  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nuce  arracha  avec  dégoût  sa  robe  somptueuse  et  en  foula  les  lam- 
beaux sous  ses  pieds. 

—  Tu  les  as  entendus,  ma  Thaïs,  s'écria-t-il.  Ils  ont  craché 
toutes  les  folies  et  toutes  les  abominations.  Ils  ont  traîné  le  divin 
créateur  de  toutes  choses  aux  gémonies  des  démons  de  l'enfer, 
nié  impudemment  le  bien  et  le  mal,  blasphémé  Jésus  et  vanté 
Judas.  Et  le  plus  infâme  de  tous,  le  chacal  des  ténèbres,  la  bête 
puante,  l'arien  plein  de  corruption  et  de  mort,  a  ouvert  la  bouche 
comme  un  sépulcre.  Ma  Thaïs,  tu  les  as  vues  ramper  vers  toi,  ces 
limaces  mimondes,  et  te  souiller  de  leur  sueur  gluante  ;  tu  les  as 
vues,  ces  brutes  endormies  sous  les  talons  des  esclaves  ;  tu  les  as 
vues,  ces  bêtes  accouplées  sur  les  tapis  souillés  de  leurs  vomisse- 
mens;  tu  l'as  vu,  ce  vieillard  insensé,  répandre  un  sang  plus  vil 
que  le  vin  répandu  dans  la  débauche  et  se  jeter  au  sortir  de  l'orgie 
à  la  face  du  Christ  inattendu!  Louanges  à  Dieu  !  Tu  as  regardé  l'er- 
reur et  tu  as  connu  qu'elle  était  hideuse.  Thaïs,  Thaïs,  Thaïs,  rap- 
pelle-toi les  folies  de  ces  philosophes  et  dis  si  tu  veux  délirer  avec 
eux.  Rappelle-toi  les  regards,  les  gestes,  les  rires  de  leurs  dignes 
compagnes,  ces  deux  guenons  lascives  et  mahcieuses,  et  dis  si  tu 
veux  rester  semblable  à  elles  ! 

Thaïs,  le  cœur  soulevé  des  dégoûts  de  cette  nuit  et  ressentant 
l'indifiérence  et  la  brutalité  des  hommes,  la  méchanceté  des  femmes, 
le  poids  des  heures,  soupirait  : 

—  Je  suis  fatiguée  à  mourir  !  ô  mon  père  î  Où  trouver  le  repos  ? 
Je  me  sens  le  front  brûlant,  la  tête  vide  et  les  bras  si  las  que  je 
n'aurais  pas  la  force  de  saisir  le  bonheur  si  l'on  venait  le  tendre  à 
portée  de  ma  main. 

Paphnuce  la  regardait  avec  bonté  : 

—  Courage,  ô  ma  sœur  :  l'heure  du  repos  se  lève  pour  toi, 
blanche  et  pure  comme  ces  vapeurs  que  tu  vois  monter  des  jardins 
et  des  eaux. 

Ils  approchaient  de  la  maison  de  Thaïs  et  voyaient  déjà,  au- 
dessus  du  mur,  les  tètes  des  platanes  et  des  térébinthes  qui  en- 
touraient la  grotte  des  nymphes  frissonner  dans  la  rosée  aux  souffles 
du  matin.  Une  place  publique  était  devant  eux,  déserte,  entourée 
de  stèles  et  de  statues  votives,  et  portant  à  ses  extrémités  des 
bancs  de  marbre  en  hémicycle,  que  soutenaient  des  chimères.  Thaïs 
se  laissa  tomber  sur  un  de  ces  bancs.  Puis,  élevant  vers  le  moine 
un  regard  anxieux,  elle  demanda  : 

—  Que  faut-il  faire  ? 

—  Il  faut,  répondit  le  moine,  suivre  Celui  qui  est  venu  te 
chercher.  Il  te  détache  du  siècle  comme  le  vendangeur  cueille  la 
grappe  qui  pourrirait  sur  l'arbre  et  la  porte  au  pressoir  pour  la 


THAÏS.  359 

changer  en  \in  parfumé.  Ecoute  :  il  est  à  douze  heures  d'Alexan- 
drie, vers  l'Occident,  non  loin  de  la  mer,  un  monastère  de  femmes 
dont  la  règle,  chet-d'œuvre  de  sagesse,  mériterait  d'être  mise  en 
vers  lyriques  et  chantée  aiLX  sons  du  théorbe  et  des  tambourins. 
On  peut  dire  justement  que  les  femmes  qui  y  sont  soumises,  po- 
sant les  pieds  à  terre,  ont  le  front  dans  le  ciel.  Elles  mènent  en  ce 
monde  la  vie  des  anges.  Elles  veulent  être  pau\Tes  afm  que  Jésus 
les  amie,  modestes  afm  qu'il  les  regarde,  chastes  afin  qu'il  les 
épouse.  Il  les  visite  chaque  jour  en  habit  de  jardinier,  les  pieds 
nus,  ses  belles  mains  ouvertes,  et  tel  enfin  qu'il  se  montra  à  Marie 
sur  la  voie  du  tombeau.  Or  je  te  conduh'ai  aujourd'hui  même  dans 
ce  monastère,  ma  Thaïs,  et  bientôt  unie  à  ces  saintes  filles,  tu 
partageras  leurs  célestes  entreliens.  Elles  t'attendent  comme  une 
sœur.  Au  seuil  du  couvent,  leur  mère,  la  pieuse  Albine,  te  don- 
nera le  baiser  de  paix  et  dira  :  «  Ma  fille,  sois  la  bienvenue!  » 
La  courtisane  poussa  un  cri  d'admiration  : 

—  Albine  !  une  fille  des  Césars  !  La  petite-nièce  de  l'empereur 
Carus  ! 

—  Elle-même  !  Albine  qui,  née  dans  la  pourpre,  revêtit  la  bure 
et,  fille  des  maîtres  du  monde,  s'éleva  au  rang  de  servante  de 
Jésus-Christ.  Elle  sera  ta  mère. 

Thaïs  se  leva  et  dit  : 

—  Mène-moi  donc  à  la  maison  d'Albine. 
Et  Paphnuce,  achevant  sa  victoire  : 

—  Certes  je  t'y  conduirai,  et  là,  je  t'enfermerai  dans  une  cellule 
où  tu  pleureras  tes  péchés.  Car  il  ne  convient  pas  que  tu  te  mêles 
aux  filles  d'Albine  avant  d'être  lavée  de  toutes  tes  souillures. 
Je  scellerai  ta  porte,  et,  bienheureuse  prisonnière,  tu  attendras  dans 
les  larmes  que  Jésus  lui-même  vienne,  en  signe  de  pardon,  rompre 
le  sceau  que  j'aurai  mis.  N'en  doute  pas,  il  tiendra,  Thaïs;  et 
quel  tressaillement  agitera  la  chair  de  ton  âme  quand  tu  sentiras 
des  doigts  de  lumière  se  poser  sur  tes  yeux  pour  en  essuyer  les 
pleurs  ! 

Thaïs  dit  pour  la  seconde  fois  : 

—  Mène-moi,  mon  père,  à  la  maison  d'Albine. 

Le  cœur  inondé  de  joie,  Paphnuce  promena  ses  regards  autour 
de  lui  et  goûta  presque  sans  crainte  le  plaisù*  de  contempler  les 
choses  créées  :  ses  veux  buvaient  délicieusement  la  lumière  de 
Dieu  et  des  souffles  inconnus  passaient  sur  son  front.  Tout  à  coup, 
reconnaissant  à  l'un  des  angles  de  la  place  publique  la  petite  porte 
par  laquelle  on  entrait  dans  la  maison  de  Thaïs  et  songeant  que  les 
beaux  arbres  dont  il  admirait  les  cimes  ombrageaient  les  jardins  de 
la  courtisane,  il  vit  en  pensée  les  impuretés  qui  y  avaient  souillé 


360  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'air  aujourd'hui  si  léger  et  si  pur  et  soudain  son  àme  en  fut  tant 
désolée  qu'une  rosée  amère  jaillit  de  ses  yeux. 

—  Thaïs,  dit-il,  nous  allons  fuir  sans  tourner  la  tète.  Mais  nous 
ne  laisserons  pas  derrière  nous  les  instruniens,  les  témoins,  les 
complices  de  tes  crimes  passés,  ces  tentures  épaisses,  ces  lits,  ces 
tapis,  ces  urnes  de  parfums,  ces  lampes  qui  crieraient  ton  infamie? 
Veux-tu  qu'animés  par  les  démons,  emportés  par  l'esprit  maudit 
qui  est  en  eux,  ces  meubles  criminels  courent  après  toi  jusque 
dans  le  désert?  Il  n'est  que  trop  vrai  qu'on  voit  des  tables  de  scan- 
dale, des  sièges  infâmes  servir  d'organes  aux  diables,  agir,  parler, 
frapper  le  sol  et  traverser  les  airs.  Périsse  tout  ce  qui  vit  ta  honte! 
Hâte-toi,  Thaïs  :  et  tandis  que  la  ville  est  encore  endormie,  ordonne 
à  tes  esclaves  de  dresser  au  milieu  de  cette  place  un  bûcher  sur 
lequel  nous  brûlerons  tout  ce  que  ta  demeure  contient  de  richesses 
abominables. 

Thaïs  V  consentit  : 

—  Fais  ce  que  tu  veux,  mon  père,  dit-elle.  Je  sais  que  les  ob- 
jets inanimés  servent  parfois  de  séjour  aux  esprits.  La  nuit,  certains 
meubles  parlent  soit  en  frappant  des  coups  à  intervalles  réguhers, 
soit  en  jetant  des  petites  lueurs  semblables  à  des  signaux.  Mais  cela 
n'est  rien  encore.  N'as-tu  pas  reinarqué,  mon  père,  en  entrant 
dans  la  grotte  des  Nymphes,  à  droite,  une  statue  de  femme  nue  et 
prête  à  se  baigner?  Un  jour,  j'ai  vu  de  mes  yeux  cette  statue  tour- 
ner la  tète  comme  une  personne  vivante  et  reprendre  aussitôt  son 
attitude  ordinaire.  J'en  ai  été  glacée  d'épouvante.  Nicias,  à  qui  j'ai 
conté  ce  prodige,  s'est  moqué  de  moi  ;  pourtant  il  y  a  quelque 
magie  en  cette  statue,  car  elle  inspira  de  violons  désirs  à  un  certain 
Dalmate  que  ma  beauté  laissait  insensible.  11  est  certain  que  j'ai 
vécu  parmi  des  choses  enchantées  et  que  j'étais  exposée  aux  plus 
grands  périls,  car  on  a  vu  des  hommes  étouffés  par  l'embrasse- 
ment  d'une  statue  d'airain.  Pourtant,  il  est  regrettable  de  détruire 
des  ouvrages  précieux,  faits  avec  une  rare  industrie,  et  si  l'on  brûle 
mes  tapis  et  mes  tentures,  ce  sera  une  grande  perte.  Mais,  que  te 
dirai-je?  toi  qui  sais  ce  qui  est  nécessaire,  fais  ce  que  tu  veux,  mon 
père. 

En  parlant  ainsi,  elle  suivit  le  moine  jusqu'à  la  petite  porte  où 
tant  de  guirlandes  et  de  couronnes  avaient  été  suspendues  et, 
l'ayant  fait  ouvrh',  elle  dit  au  portier  d'appeler  tous  les  esclaves  de 
la  maison.  Quatre  Indiens,  gouverneurs  des  cuisines,  parurent  les 
premiers.  Ils  avaient  tous  quatre  la  peau  jaune,  et  tous  quatre 
étaient  borgnes.  C'avait  été  pour  Thaïs  un  grand  travail  et  un  grand 
amusement  de  réunir  ces  quatre  esclaves  de  même  race  et  atteints 
de  la  même  infirmité.  Quand  ils  servaient  à  table,  ils  excitaient  la 


THAÏS.  361 

curiosité  des  convives,  et  Thaïs  les  forçait  à  conter  leur  histoire. 
Ils  attendirent  en  silence.  Leurs  aides  les  suivaient.  Puis  vinrent 
les  valets  d'écurie,  les  veneurs,  les  porteurs  de  litière  et  les  cour- 
riers aux  jarrets  de  bronze,  deux  jardiniers  velus  comme  des 
priapes,  six  nègres  d'un  aspect  féroce,  trois  esclaves  grecs,  l'un 
grammairien,  l'autre  poète,  et  le  troisième  chanteur.  Ils  s'étaient 
tous  rangés  en  ordre  sur  la  place  publique,  quand  accoururent 
les  négresses  curieuses,  inquiètes,  roulant  de  gros  yeux  ronds,  la 
bouche  fendue  jusqu'aux  anneaux  de  leurs  oreilles.  Enfin,  rajus- 
tant leurs  voiles  et  traînant  languissamment  leurs  pieds  qu'entra- 
vaient de  minces  chaînettes  d'or,  parurent,  l'air  maussade,  six 
belles  esclaves  blanches.  Quand  ils  furent  tous  réunis,  Thaïs  leur 
dit,  en  montrant  Paphnuce  : 

—  Faites  ce  que  cet  homme  va  vous  ordonner,  car  l'esprit  de 
Dieu  est  en  lui  et,  si  vous  lui  désobéissiez,  vous  tomberiez  morts. 

Elle  croyait  en  effet,  pour  l'avoir  entendu  dire,  que  les  saints  du 
désert  avaient  le  pouvoir  de  plonger  dans  la  terre  entr'ouvcrte  et 
fumante  les  impies  qu'ils  frappaient  de  leur  bâton. 

Paphnuce  renvoya  les  femmes  et  avec  elles  les  esclaves  grecs 
qui  leur  ressemblaient  et  dit  aux  autres  : 

—  Apportez  du  bois  au  milieu  de  la  place  et  faites  un  grand  feu 
et  jetez-y  pêle-mêle  tout  ce  que  contient  la  maison  et  la  grotte. 

Surpris,  ils  demeuraient  immobiles  et  consultaient  leur  maîtresse 
du  regard.  Et,  comme  elle  restait  inerte  et  silencieuse,  ils  se  pres- 
saient les  uns  contre  les  autres,  en  tas,  coude  à  coude,  doutant  si 
ce  n'était  pas  une  plaisanterie. 

—  Obéissez,  dit  le  moine. 

Plusieurs  étaient  chrétiens.  Comprenant  l'ordre  qui  leur  était 
donné,  ils  allèrent  chercher  dans  la  maison  du  bois  et  des  torches. 
Les  autres  les  miitèrent  sans  déplaisir,  car,  étant  pauvres,  ils 
détestaient  les  richesses  et  avaient  d'instinct  le  goût  de  la  destruc- 
tion. Comme  déjà  ils  élevaient  le  bûcher,  Paphnuce  dit  à  Thaïs  : 

—  J'ai  songé  un  moment  à  appeler  le  trésorier  de  quelque  église 
d'Alexandrie  (si  tant  est  qu'il  en  reste  une  seule  digne  encore  du 
nom  d'église,  et  non  souillée  par  les  bétes  ariennes),  et  à  lui  don- 
ner tes  biens,  femme,  pour  les  distribuer  aux  veuves  et  changer 
ainsi  le  gain  du  crime  en  trésor  de  justice.  Mais  cette  pensée  ne 
venait  pas  de  Dieu  et  je  l'ai  repoussée,  et  certes,  ce  serait  trop 
grièveiuent  offenser  les  bien-aimées  de  Jésus-Christ  que  de  leur 
offrir  les  dépouilles  de  la  luxure.  Thaïs,  tout  ce  que  as  touché  doit 
être  dévoré  par  le  feu  jusqu'à  l'àme.  Grâces  au  ciel,  ces  tuniques, 
ces  voiles  qui  virent  des  baisers  plus  innombrables  que  les  rides 
de  la  mer,  ne   sentiront  plus  que  les  lèvres  et  les  langues   des 


362  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

flammes.  Esclaves,  hâtez-vous!  Encore  du  bois!  Encore  des  flam- 
beaux et  des  torches!  Et  toi,  femme,  rentre  dans  ta  maison,  dé- 
pouille tes  infâmes  parures  et  va  demander  à  la  plus  humble  de  tes 
esclaves,  comme  une  faveur  insigne,  la  tunique  qu'elle  revêt  pour 
nettoyer  les  planchers. 

Thaïs  obéit.  Tandis  que  les  Inthens  agenouillés  soufflaient  sur  les 
tisons,  les  nègres  jetaient  dans  le  bûcher  des  coflres  d'ivoire,  ou 
d'ébène,  ou  de  cèdre  qui,  s'entr'ouvrant,  laissaient  couler  des 
couronnes,  des  guirlandes  et  des  colliers.  La  fumée  montait  en 
colonne  sombre  comme  dans  les  holocaustes  agréables  de  l'an- 
cienne loi.  Puis  le  feu  qui  couvait,  éclatant  tout  à  coup,  fit  entendre 
un  ronflement  de  bête  monstrueuse,  et  des  flammes  presque 
invisibles  commencèrent  à  dévorer  leurs  splendides  alimens.  Alors 
les  serviteurs  s'enhardirent  à  l'ouvrage  ;  ils  traînaient  allègrement 
les  riches  tapis,  les  voiles  brodés  d'argent,  les  tentures  fleuries. 
Ils  bondissaient  sous  le  poids  des  tables,  des  fauteuils,  des  cous- 
sins épais,  des  hts  aux  chevilles  d'or.  Trois  robustes  Éthiopiens 
accoururent,  tenant  embrassées  ces  statues  colorées  des  Nymphes, 
dont  l'une  a^ait  été  aimée  comme  une  mortelle  ;  et  l'on  eût  dit 
des  grands  singes  ravisseurs  de  femmes.  Et,  quand,  tombant  des 
bras  de  ces  monstres,  les  belles  formes  nues  se  brisèrent  sur  les 
dalles,  on  entendit  un  gémissement. 

A  ce  moment.  Thaïs  parut,  ses  cheveux  dénoués  coulant  à  longs 
flots,  nu-pieds,  et  vêtue  d'une  tunique  informe  et  grossière  qui, 
pour  avoir  seulement  touché  son  corps,  s'imprégnait  d'une  vo- 
lupté divine.  Derrière  elle,  s'en  venait  un  jardinier  portant,  noyé 
dans  sa  barbe  épaisse,  un  Éros  d'ivoire. 

Elle  lit  signe  à  l'homme  de  s'arrêter  et,  s'approchant  de  Paphnuce, 
elle  lui  montra  le  petit  dieu  : 

—  Mon  père,  demanda-t-elle,  faut-il  aussi  le  jeter  dans  les 
flammes  ?  11  est  d'un  travail  antique  et  merveilleux  et  il  vaut  cent 
fois  son  poids  d'or.  Sa  perte  serait  ÛTéparable,  car  il  n'y  aura  plus 
jamais  au  monde  un  artiste  capable  de  faire  un  si  bel  Éros.  Consi- 
dère aussi,  mon  père,  que  ce  petit  enfant  est  l'Amour  et  qu'il  ne 
faut  pas  le  traiter  cruellement.  Crois-moi  :  l'Amour  est  une  vertu, 
et  si  j'ai  péché,  ce  n'est  pas  par  lui,  mon  père,  c'est  contre  lui. 
Jamais  je  ne  regretterai  ce  qu'il  m'a  fait  faire  et  je  pleure  seule- 
ment ce  que  j'ai  fait  malgré  sa  défense.  Il  ne  permet  pas  aux 
femmes  de  se  donner  à  ceux  qui  ne  viennent  point  en  son  nom. 
C'est  pour  cela  qu'on  doit  l'honorer.  Vois,  Paphnuce,  comme  ce 
petit  Éros  est  joh!  Gomme  il  se  cache  avec  grâce  dans  la  barbe  de 
ce  jardinier.  Un  jour,  Nicias,  qui  m'aimait  alors,  me  l'apporta  en 
me  disant  :  «  Il  te  parlera  de  moi.  »  Mais  l'espiègle  me  parla  d'un 


THAÏS.  363 

jeune  homme  que  j'avais  connu  à  Antioche,  et  ne  me  parla  pas  de 
Nicias.  Assez  de  richesses  ont  péri  sur  ce  bûcher,  mon  père!  Con- 
serve cet  Éros,  et  place-le  dans  quelque  monastère.  Ceux  qui  le 
verront  tourneront  leur  cœur  vers  Dieu,  car  l'Amour  sait  naturelle- 
ment s'élever  aux  célestes  pensées. 

Le  jardinier,  croyant  déjà  le  petit  Eros  sauvé,  lui  souriait  comme 
à  un  enfant,  quand  Paphnuce,  arrachant  le  dieu  des  bras  qui  le 
tenaient,  le  lança  dans  les  flammes  en  s'écriant  : 

—  Il  suffit  que  Nicias  l'ait  touché  pour  qu'il  répande  tous  les  poi- 
sons. 

Puis,  saisissant  lui-même  à  pleines  mains  les  robes  étincelantes, 
les  manteaux  de  pourpre,  les  sandales  d'or,  les  peignes,  les  stri- 
giles,  les  miroirs,  les  lampes,  les  théorbes  et  les  lyres,  il  les  jetait 
dans  ce  brasier  plus  somptueux  que  le  bûcher  de  Sardanapale, 
cependant  qu'ivres  de  la  joie  de  détruire,  les  esclaves  dansaient 
en  poussant  des  hurlemens  sous  une  pluie  de  cendres  et  d'étin- 
celles. 

Un  à  un.  les  voisins,  réveillés  par  le  bruit,  ou^Taient  la  fenêtre  et 
cherchaient,  en  se  frottant  les  yeux,  d'où  venait  tant  de  fumée. 
Puis,  ils  descendaient  à  demi  vêtus  sur  la  place  et  s'approchaient 
du  bûcher. 

—  Qu'est  cela?  pensaient-ils. 

Il  y  avait  parmi  eux  des  marchands  auxquels  Thaïs  avait  cou- 
tume d'acheter  des  parfums  ou  des  étoffes,  et  ceux-là,  tout  inquiets, 
allongeant  leur  tête  jaune  et  sèche,  cherchaient  à  comprendre.  De 
jeunes  débauchés  qui,  revenant  de  souper,  passaient  par  là,  pré- 
cédés de  leurs  esclaves,  s'arrêtaient,  le  front  couronné  de  fleurs, 
la  tunique  flottante,  et  poussaient  de  grands  cris.  Cette  foule  de 
curieux,  sans  cesse  accrue,  sut  bientôt  que  Thaïs,  sous  l'inspira- 
tion de  l'abbé  d'Antinoé,  brûlait  ses  richesses  avant  de  se  retirer 
dans  un  monastère. 

Les  marchands  songeaient  : 

—  Thaïs  quitte  cette  ville  ;  nous  ne  lui  vendrons  plus  rien  ;  c'est 
une  chose  affreuse  à  penser.  Que  deviendrons-nous  sans  elle?  Ce 
moine  lui  a  fait  perdre  la  raison.  Il  nous  ruine.  Pourquoi  le  laisse- 
t-on  faire  ?  A  quoi  servent  les  lois  ?  Il  n'y  a  donc  plus  de  magistrats 
à  Alexandrie  !  Cette  Thaïs  n'a  souci  ni  de  nous,  ni  de  nos  femmes, 
ni  de  nos  pauvres  enfans.  Sa  conduite  est  un  scandale  public.  Il 
faut  la  contraindre  à  rester  malgré  elle  dans  cette  ^ille. 

Les  jeunes  gens  songeaient  de  leur  côté  : 

—  Si  Thaïs  renonce  aux  jeux  et  à  l'amour,  c'en  est  fait  de  nos 
plus  chers  amusemens.  Elle  était  la  gloire  délicieuse,  le  doux  hon- 
neur du  théâtre.  Elle  faisait  la  joie  de  ceux  mêmes  qui  ne  la  possé- 


36/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

daient  pas.  Les  femmes  qu'on  aimait,  on  les  aimait  en  elle;  il  ne 
se  donnait  pas  de  baisers  dont  elle  fût  tout  à  fait  absente,  car  elle 
était  la  volupté  des  voluptés,  et  la  seule  pensée  qu'elle  respirait 
parmi  nous  nous  excitait  au  plaisir. 

Ainsi  pensaient  les  jeunes  hommes  et  l'un  d'eux,  nommé  Gérons, 
qui  l'avait  tenue  dans  ses  bras,  criait  au  rapt  et  blasphémait  le 
Dieu  Christ.  Dans  tous  les  groupes  la  conduite  de  Thaïs  était  sévè- 
rement jugée.  - 

—  C'est  une  fuite  honteuse  ! 

—  Un  lâche  abandon  ! 

—  Elle  nous  retire  le  pain  de  la  bouche. 

—  Elle  emporte  la  dot  de  nos  filles. 

—  Il  faudra  bien  au  moins  qu'elle  paie  les  couronnes  que  je 
lui  ai  vendues. 

—  Et  les  soixante  robes  qu'elle  m'a  commandées. 

—  Elle  doit  à  tout  le  monde. 

—  Qui  représentera  après  elle  Iphigénie,  Electre  et  Polyxène? 
Le  beau  Polybe  lui-même  n'y  réussira  pas  comme  elle. 

—  Il  sera  triste  de  vivre  quand  sa  porte  sera  close. 

—  Elle  était  la  claire  étoile,  la  douce  lune  du  ciel  alexandrin. 

Les  mendians  les  plus  célèbres  de  la  ville,  aveugles,  culs-de- 
jatte  et  paralytiques,  étaient  maintenant  rassemblés  sur  la  place; 
et,  se  traînant  dans  l'ombre  des  riches,  ils  gémissaient  : 

—  Comment  vivrons-nous  quand  Thaïs  ne  sera  plus  là  pour  nous 
nourrir?  Les  miettes  de  sa  table  rassasiaient  tous  les  jours  deux 
cents  malheureux,  et  ses  amans,  qui  la  quittaient  satisfaits,  nous 
jetaient  en  passant  des  poignées  de  pièces  d'argent. 

Des  voleurs,  répandus  dans  la  foule,  poussaient  des  clameurs 
assourdissantes  et  bousculaient  leurs  voisins  afin  d'augmenter  le 
désordre  et  d'en  profiter  pour  dérober  quelque  objet  précieux. 

Seul,  le  vieux  Taddée,  qui  vendait  la  laine  de  Milet  et  le  lin  de 
Tarente,  et  à  qui  Thaïs  devait  une  grosse  somme  d'argent,  restait 
calme  et  silencieux  au  milieu  du  tumulte.  L'oreille  tendue  et  le 
regard  oblique,  il  caressait  sa  barbe  de  bouc  et  semblait  pensif. 
Enfin,  s'étant  approché  du  jeune  Gérons,  il  le  tira  par  la  manche 
et  lui  dit  tout  bas  : 

—  Toi,  le  préféré  de  Thaïs,  beau  seigneur,  montre-toi  et  ne 
souiïre  pas  qu'un  moine  te  l'enlève. 

—  Par  PoUux  et  sa  sœur,  il  ne  le  fera  pas,  s'écria  Gérons  !  Je 
vais  parler  à  Thaïs  et,  sans  me  flatter,  je  pense  qu'elle  m'écoutera 
un  peu  mieux  que  ce  Lapithe  barbouillé  de  suie.  Place  1  Place  ! 
canaille  ! 

Et,  fi'appant  du  poing  les  hommes,  renversant  les  vieilles  femmes, 


I 


THAÏS.  365 

foulant  aux  pieds  les  petits  enfans,  il  parvint  jusqu'à  Thaïs  et,  la 
tirant  à  part  : 

—  Belle  fille,  lui  dit-il,  regarde-moi,  souviens-toi,  et  dis  si  vrai- 
ment tu  renonces  à  l'amour. 

Mais  Paphnuce,  se  jetant  entre  Thaïs  et  Gérons  : 

—  hîipie  !  s'écria-t-il,  crains  de  mourir  si  tu  touches  à  celle-ci  : 
elle  est  sacrée,  elle  est  la  part  de  Dieu. 

—  Va-t'en,  cynocéphale!  répliqua  le  jeune  homme  furieux; 
laisse-moi  parler  à  mon  amie,  sinon  je  traînerai  par  la  barbe  ta 
carcasse  obscène  jusque  dans  ce  feu  où  je  te  grillerai  comme  une 
andouille. 

Et  il  étendit  la  main  sur  Thaïs.  Mais,  repoussé  par  le  moine  avec 
une  roideur  inattendue,  il  chancela  et  alla  tomber  à  quatre  pas  en 
arrière,  au  pied  du  bûcher,  dans  les  tisons  écroulés. 

Cependant  le  vieux  Taddée  allait  de  l'un  à  l'autre,  tirant  l'oreille 
aux  esclaves  et  baisant  la  main  aux  maîtres,  excitant  chacun  contre 
Paphnuce,  et  déjà  il  avait  formé  une  petite  troupe  qui  marchait 
résolument  sur  le  moine  ravisseur.  Gérons  se  releva,  le  visage 
noirci,  les  cheveux  brûlés,  sufïoqué  de  fumée  et  de  rage.  Il  blas- 
phéma les  dieux  et  se  jeta  parmi  les  assaillans,  derrière  lesquels 
les  mendians  rampaient  en  agitant  leurs  béquilles.  Paphnuce  fut 
bientôt  enfermé  dans  un  cercle  de  poings  tendus,  de  bâtons  levés 
et  de  cris  de  mort. 

—  Aux  corbeaux!  le  moine,  aux  corbeaux!  Xon!  jetez-le  dans  le 
feu.  Grillez-le  tout  vif! 

Ayant  saisi  sa  belle  proie,  il  la  serrait  sur  son  cœur  : 

—  Impies,  criait-il  d'une  voix  tonnante,  n'essayez  pas  d'arracher 
la  colombe  à  l'aigle  du  Seigneur.  Mais  plutôt  imitez  cette  femme 
et,  comme  elle,  changez  votre  lange  en  or.  Pienoncez  sur  son 
exemple  aux  faux  biens  que  vous  croyez  posséder  et  qui  vous  pos- 
sèdent. Hâtez-vous  :  les  jours  sont  proches  et  la  patience  divine 
commence  à  se  lasser.  Repentez-vous,  confessez  votre  honte,  pleu- 
rez et  priez.  Marchez  sur  les  pas  de  Thaïs.  Détestez  vos  crimes  qui 
sont  aussi  grands  que  les  siens.  Qui  de  vous,  pauvres  ou  riches, 
marchands,  soldats,  esclaves,  illustres  citoyens,  oserait  se  dire  de- 
vant Dieu  meilleur  qu'une  prostituée?  Vous  n'êtes  tous  que  de 
vivantes  immondices,  et  c'est  par  un  miracle  de  la  bonté  céleste 
que  vous  ne  vous  répandez  pas  soudain  en  ruisseaux  de  boue. 

Tandis  qu'il  parlait,  des  flammes  jaillissaient  de  ses  prunelles;  il 
semblait  que  des  charbons  ardens  sortissent  de  ses  lèvres,  et  ceux 
qui  l'entouraient  l'écoutaient  malgré  eux.  Mais  le  vieux  Taddée  ne 
restait  point  oisif.  Il  ramassait  des  pierres  et  des  écailles  d'huître, 
qu'il  cachait  dans  un  pan  de  sa  tunique  et,  n'osant  les  jeter  lui- 


366  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

môme,  il  les  glissait  dans  la  main  dos  mendians.  Bientôl  los  cail- 
loux volèrent  et  une  coquille,  adroitement  lancée,  fendit  le  front 
de  Paphnuce.  Le  sang,  qui  coulait  sur  cette  sombre  face  de  martyr, 
dégouttait,  pour  un  nouveau  baptême,  sur  la  tête  de  la  pénitente 
et  Thaïs,  oppressée  par  l'étreinte  du  moine,  sa  chair  délicate  frois- 
sée contre  le  rude  cilice,  sentait  courir  en  elle  les  frissons  de  l'hor- 
reur et  de  l'épouvante. 

A  ce  moment  un  homme  élégamment  vêtu,  le  front  couronné 
d'ache,  s'ouvrant  un  chemin  au  milieu  des  furieux,  s'écria  : 

—  Arrêtez  !  arrêtez  !  Ce  moine  est  mon  frère  ! 

C'était  ^^icias  qui,  venant  de  fermer  les  yeux  au  philosophe  Eu- 
crite,  et  qui,  passant  sur  cette  place  pour  regagner  sa  maison,  avait 
vu  sans  trop  de  surprise  (car  il  ne  s'étonnait  de  rien)  le  bûcher 
fumant, Thaïs  vêtue  de  bure,  et  Paphnuce  lapidé. 

Il  répétait  : 

—  Arrêtez,  vous  dis-je  ;  épargnez  mon  vieux  condisciple;  res- 
pectez la  chère  tête  de  Paphnuce. 

Mais,  habitué  aux  subtils  entretiens  des  sages,  il  n'avait  point 
l'impérieuse  énergie  qui  soumet  les  esprits  populaires.  On  ne  l'écou- 
tait  point.  Une  grêle  de  cailloux  et  d'écaillés  tombait  sur  le  moine 
qui,  couvrant  Thaïs  de  son  corps,  louait  le  Seigneur  dont  la  bonté  lui 
changeait  les  blessures  en  caresses.  Désespérant  de  se  faire  en- 
tendi'e  et  trop  assuré  de  ne  pouvoir  sauver  son  ami  soit  par  la 
force,  soit  par  la  persuasion,  .Nicias  se  résignait  déjà  à  laisser  faire 
aux  dieux,  en  qui  il  avait  peu  de  confiance,  quand  il  lui  vint  en 
tête  d'user  d'un  stratagème  que  son  mépris  des  hommes  lui  avait 
tout  à  coup  suggéré.  Il  détacha  de  sa  ceinture  sa  bourse  qui  se  trou- 
vait gonflée  d'or  et  d'argent,  étant  celle  d'un  homme  voluptueux  et 
charitable;  puis  il  courut  à  tous  ceux  qui  jetaient  des  pierres  et  fit 
sonner  les  pièces  à  leurs  oreilles.  Ils  n'y  prirent  point  garde 
d'abord,  tant  leur  fureur  était  vive;  mais  peu  à  peu  leurs  regards 
se  tournèrent  vers  l'or  qui  tintait  et  bientôt  leurs  bras  amollis  ne 
menacèrent  plus  leur  victime.  Voyant  qu'il  avait  attiré  leurs  yeux 
et  leurs  âmes,  Nicias  ouvrit  la  bourse  et  se  mit  à  jeter  dans  la  foule 
quelques  pièces  d'or  ou  d'argent.  Les  plus  avides  se  baissèrent 
pour  les  ramasser.  Le  philosophe,  heureux  de  ce  premier  succès, 
lança  adroitement  cà  et  là  les  deniers  et  les  drachmes.  Au  son  des 
pièces  de  métal  qui  rebondissaient  sur  le  pavé,  la  troupe  des  per- 
sécuteurs se  rua  à  terre.  Mendians,  esclaves  et  marchands  se  vau- 
traient à  l'envi,  tandis  que,  groupés  autour  de  Cérons,  les  patri- 
ciens regardaient  ce  spectacle  en  éclatant  de  rire.  Cérons  lui-même 
y  perdit  sa  colère.  Ses  amis  encourageaient  les  rivaux  prosternés, 
choisissaient  des  champions  et  faisaient  des  paris,  et,  quand  nais- 


THAÏS.  367 

saient  des  disputes,  ils  excitaient  ces  misérables  comme  on  fait  des 
chiens  qui  se  battent.  Un  cul-de-jatte  ayant  réussi  à  saisir  une 
drachme,  des  acclamations  s'élevèrent  jusqu'aux  nues.  Les  jeunes 
hommes  se  mirent  eux-mêmes  à  jeter  des  pièces  de  monnaie,  et 
l'on  ne  Tit  plus  sur  toute  la  place  qu'une  infinité  de  dos  qui,  sous 
une  pluie  d'airain,  s'entre-choquaient  comme  les  lames  d'une  mer 
démontée.  Paphnuce  était  oublié. 

Nicias  courut  à  lui,  le  couvrit  de  son  manteau  et  l'entraîna  avec 
Thaïs  dans  des  ruelles  où  ils  ne  furent  pas  poursui\'is.  Ils  coururent 
quelque  temps  en  silence,  puis,  se  jugeant  hors  d'atteinte,  ils  ra- 
lentirent le  pas  et  Nicias  dit  d'un  ton  de  raillerie  un  peu  triste  : 

—  C'est  donc  fait  !  Pluton  ravit  Proserpme,  et  Thaïs  veut  sui^Te 
loin  de  nous  mon  farouche  ami. 

—  Il  est  vrai,  Nicias.  répondit  Thaïs,  je  suis  fatiguée  de  vivre 
avec  des  hommes  comme  toi,  sourians,  parfumés,  bienveillans, 
égoïstes.  Je  suis  lasse  de  tout  ce  que  je  connais  et  je  vais  chercher 
l'inconnu.  J'ai  éprouvé  que  la  joie  n'était  pas  la  joie  et  voici  que 
cet  homme  m'enseigne  qu'en  la  douleur  est  la  véritable  joie.  Je  le 
crois,  car  il  possède  la  vérité. 

—  Et  moi,  âme  amie,  reprit  Nicias  en  souriant,  je  possède  les 
vérités.  Il  n'en  a  qu'une  ;  je  les  ai  toutes.  Je  suis  plus  riche  que  lui, 
et  n'en  suis,  à  vrai  dii'e,  ni  plus  fier  ni  plus  heureiLX. 

Et  voyant  que  le  moine  lui  jetait  des  regards  flamboyans  : 

—  Cher  Paphnuce,  ne  crois  pas  que  je  te  trouve  extrêmement 
ridicule,  ni  même  tout  à  fait  déraisonnable.  Et  si  je  compare  ma  vie 
à  la  tienne,  je  ne  saurais  dire  laquelle  est  préférable  en  soi.  Je  vais 
tout  à  l'heure  prendre  le  bain  que  Crobyle  et  MjTtale  m'auront  pré- 
paré, je  mangerai  l'aile  d'un  faisan  du  Phase,  puis  je  lirai,  pour 
la  centième  fois,  quelque  fable  d'Apulée  ou  quelque  traité  de  Por- 
phyre. Toi,  tu  regagneras  ta  cellule  où,  t'agenouillant  comme  un 
chameau  docile,  tu  rumineras  je  ne  sais  quelles  formules  d'incan- 
tation depuis  longtemps  mâchées  et  remâchées,  et,  le  soir,  tu  ava- 
leras des  raves  sans  huile.  Eh  bien!  très  cher,  en  accomphssant 
ces  actes,  dissemblables  quant  aux  apparences,  nous  obéirons  tous 
deux  au  même  sentiment ,  seul  mobile  de  toutes  les  actions 
humaines  ;  nous  rechercherons  tous  deux  notre  volupté  et  nous 
nous  proposerons  une  fin  commune  :  le  bonheur,  l'impossible  bon- 
heur! J'am-ais  donc  mauvaise  grâce  à  te  donner  tort,  chère  tête,  si 
je  me  donne  raison.  Et  toi,  ma  Thaïs,  va  et  réjouis-toi,  sois  plus  heu- 
reuse encore,  s'il  est  possible,  dans  l'abstinence  et  dans  l'austérité 
que  tu  ne  l'as  été  dans  la  richesse  et  dans  le  plaisir.  A  tout 
prendre,  je  te  proclame  digne  d'envie.  Car  si,  dans  toute  notre 
existence,  obéissant  à  notre   nature,   nous   n'avons,  Paphnuce  et 


o 


68  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


moi,  poursuivi  qu'uue  seule  espèce  de  satisfaction,  tu  auras  goûté 
clans  la  vie,  chère  Thaïs,  des  voluptés  contraires  qu'il  est  rarement 
donné  à  la  même  personne  de  connaître.  En  vérité,  je  voudrais 
être  pour  une  heure  un  saint  de  l'e^ipècc  de  notre  cher  Paphnuce. 
Mais  cela  ne  m'est  point  permis.  Adieu  donc,  Thaïs  !  Va  où  te  con- 
duisent les  puissances  secrètes  de  ta  nature  et  de  ta  destinée  ;  va 
et  emporte  au  loin  les  vœux  de  Nicias.  J'en  sais  l'inanité  ;  mais 
puis-je  te  donner  mieux  que  des  regrets  stériles  et  de  vains  sou- 
haits pour  prix  des  illusions  délicieuses  qui  m'enveloppaient  jadis 
dans  tes  bras  et  dont  il  me  reste  l'ombre?  Adieu,  ma  bienfaitrice! 
adieu,  bonté  qui  s'ignore,  vertu  mystérieuse,  volupté  des  hommes! 
adieu,  la  plus  adorable  des  images  que  la  nature  ait  jamais  jetées 
pour  un  but  inconnu  sur  la  face  de  ce  monde  décevant. 

Tandis  qu'il  parlait,  une  sombre  colère  couvait  dans  le  cœur  du 
moine;  elle  éclata  en  imprécations  : 

—  Va-t'en,  maudit!  Je  te  méprise  et  te  hais!  Va-t'en,  fds  de  l'en- 
fer! mille  fois  plus  méchant  que  ces  pauvres  égarés  qui,  tout  à 
l'heure,  me  jetaient  des  pierres  avec  des  injures.  Ils  ne  savaient 
pas  ce  qu'ils  faisaient;  et  la  grâce  de  Dieu,  que  j'implore  pour  eux, 
peut  un  jour  descendre  dans  leurs  cœurs.  Mais  toi,  détestable  Nicias, 
tu  n'es  que  venin  perfide  et  poison  acerbe.  Le  souffle  de  ta  bouche 
exhale  le  désespoir  et  la  mort.  Un  seul  de  tes  sourires  contient  plus 
de  blasphèmes  qu'il  n'en  sort  en  tout  un  siècle  des  lèvres  fumantes 
de  Satan.  Arrière,  réprouvé! 

Mais  \icias  le  regardait  avec  tendresse. 

—  Adieu!  mon  frère,  lui  dit-il,  et  puisses-tu  conserver  jusqu'à 
l'évanouissement  final  les  trésors  de  ta  foi,  de  ta  haine  et  de  ton 
amour.  Adieu  !  Thaïs  :  en  vain  tu  m'oublieras,  puisque  je  garde 
ton  souvenir! 

Et,  les  quittant,  il  s'en  alla  pensif  par  les  rues  tortueuses  qui 
avoisinent  la  grande  nécropole  d'Alexandrie  et  qu'habitent  les  po- 
tiers funèbres.  Leurs  boutiques  étaient  pleines  de  ces  figurines 
de  terre  cuite,  peintes  de  couleurs  claires,  qui  représentent  des 
dieux  et  des  déesses,  des  mimes,  des  femmes,  des  petits  génies 
ailés,  et  qu'on  a  coutume  d'ensevelir  avec  les  morts.  Il  songea 
que  peut-être  quelques-uns  de  ces  légers  simulacres,  qu'il  voyait 
là  de  ses  yeux,  seraient  les  compagnons  de  son  sommeil  éternel  ; 
et  il  lui  sembla  qu'un  petit  Éros,  sa  tunique  retroussée,  riait  d'un 
rire  moqueur.  L'idée  de  ses  funérailles,  qu'il  voyait  par  avance, 
lui  était  pénible.  Pour  remédier  à  sa  tristesse,  il  essaya  de  la  phi- 
losophie et  construisit  un  raisonnement  : 

—  Certes,  se  dit-il,  le  temps  n'a  point  de  réahté.  C'est  une  pure 
illusion  de  notre  esprit.  Or  comment,  s'il  n'existe  pas,  pourrait-il 


THAÏS.  369 

m'apporter  ma  mort?..  Est-ce  à  dire  que  je  vivrai  éternellement? 
Non,  mais  j'en  conclus  que  ma  mort  est  et  fut  toujours  autant 
qu'elle  sera  jamais.  Je  ne  la  sens  pas  encore,  pourtant  elle  est,  et 
je  ne  dois  pas  la  craindre,  car  ce  serait  folie  de  redouter  la  venue 
de  ce  qui  est  arrivé.  Elle  existe  comme  la  dernière  ligne  d'un  livre 
que  je  lis  et  que  je  n'ai  pas  fini. 

Ce  raisonnement  l'occupa  sans  l'égayer  tout  le  long  de  sa  route  ; 
il  avait  l'âme  noire  quand,  arrivé  au  seuil  de  sa  maison,  il  entendit 
les  rires  clairs  de  Grobyle  et  de  Myrtale,  qui  jouaient  à  la  paume 
en  l'attendant. 

Paphnuce  et  Thaïs  sortirent  de  la  ville  par  la  porte  de  la  Lune  et 
suivirent  le  rivage  de  la  mer. 

—  Femme ,  disait  le  moine,  toute  cette  grande  mer  bleue  ne 
pourrait  laver  tes  souillures. 

Il  lui  parlait  avec  colère  et  mépris  : 

—  Plus  immonde  que  les  lices  et  les  laies,  lui  disait-il,  tu  as 
prostitué  aux  païens  et  aux  infidèles  un  corps  que  l'Éternel  avait 
formé  pour  s'en  faire  un  tabernacle  et  tes  impuretés  sont  telles 
que  maintenant  que  tu  sais  la  vérité,  tu  ne  peux  plus  unir  tes  lèvres 
ou  joindre  les  mains  sans  que  le  dégoût  de  toi-même  ne  te  soulève 
le  cœur. 

Elle  le  suivait  docilement,  par  d'âpres  chemins,  sous  l'ardent 
soleil.  La  fatigue  rompait  ses  genoux  et  la  soif  enflammait  son 
haleine.  Mais  loin  d'éprouver  cette  fausse  pitié  qui  amollit  les 
cœurs  profanes,  Paphnuce  se  réjouissait  des  souffrances  expia- 
trices  de  cette  chair  qui  avait  péché.  Dans  le  transport  d'un  saint 
zèle,  il  aurait  voulu  déchirer  de  verges  ce  corps  qui  gardait  sa 
beauté  comme  un  témoignage  éclatant  de  son  infamie.  Ses  médi- 
tations entretenaient  sa  pieuse  fureur,  et,  se  rappelant  que  Thaïs 
avait  reçu  Nicias  dans  son  lit,  il  en  forma  une  idée  si  abominable 
que  tout  son  sang  reflua  vers  son  cœur,  et  que  sa  poitrine  fm  près 
de  se  déchirer.  Ses  anathèmes,  étouffés  dans  sa  gorge,  firent  place 
à  des  grincemens  de  dents.  Il  bondit,  se  dressa  devant  elle,  pâle, 
terrible,  plein  de  Dieu,  la  regarda  jusqu'à  l'âme  et  lui  cracha  au 
visage. 

Tranquille,  elle  s'essuya  la  face  sans  cesser  de  marcher.  Mainte- 
nant, il  la  suivait,  attachant  sur  elle  sa  vue  comme  sur  un  abîme.  Il 
allait,  saintement  irrité.  Il  méditait  de  venger  le  Christ,  afin  que  le 
Christ  ne  se  vengeât  pas,  quand  il  vit  une  goutte  de  sang  qui,  du 
pied  de  Thaïs,  coula  sur  le  sable.  Alors  il  sentit  la  fraîcheur  d'un 
souffle  inconnu  entrer  dans  son  cœurt  ouvert;  des  sanglots  lui 
montèrent  abondamment  aux  lèvres,  il  pleura,  il  courut  se  pro- 
TOME  xciv.  —  1889.  ,  24 


370  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sterner  devant  elle,  il  l'appela  sa  sœur,  il  baisa  ces  pieds  qui  sai- 
gnaient. Il  murnuira  cent  fois  : 

—  Ma  sœur,  ma  sœur,  ma  mère,  ô  très  sainte  ! 
11  pria  : 

—  Anges  du  ciel,  recueillez  précieusement  cette  goutte  de  sang 
et  portez-la  devant  le  trône  du  Seigneur.  Et  qu'une  anémone  mira- 
culeuse fleurisse  sur  le  sable  arrosé  par  le  sang  de  Thaïs,  afin  que 
tous  ceux  qui  verront  cette  fleur  recouvrent  la  pureté  du  cœur  et 
des  sens!  0  sainte,  sainte,  sainte,  très  sainte  Thaïs! 

Gomme  il  priait  et  prophétisait  ainsi,  un  jeune  garçon  vint  à  pas- 
ser sur  un  âne.  Paplmuce  lui  ordonna  de  descendre,  fit  asseoir 
Thaïs  sur  l'âne,  prit  la  bride  et  suivit  le  chemin  commencé. 

Vers  le  soir,  ayant  rencontré  un  canal  ombragé  de  beaux  arbres, 
il  attacha  l'âne  au  tronc  d'un  dattier,  et,  s'asseyant  sur  une  pierre 
moussue,  il  rompit  avec  Thaïs  un  pain  qu'ils  mangèrent  assaisonné 
de  sel  et  d'hysope.  Ils  buvaient  l'eau  fraîche  dans  le  creux  de  leur 
main  et  s'entretenaient  des  choses  éternelles.  Elle  disait  : 

—  Je  n'ai  jamais  bu  d'une  eau  si  pure,  ni  respfré  un  air  si  léger,, 
et  je  sens  que  Dieu  flotte  dans  les  souffles  qui  passent. 

Paphnuce  répondait  : 

—  Vois,  c'est  le  soir,  ô  ma  sœur.  Les  ombres  bleues  de  la  nuit 
couvrent  les  collines.  Mais  bientôt  tu  verras  briller  dans  l'aurore 
les  tabernacles  de  vie  ;  bientôt  tu  verras  s'allumer  les  roses  de 
l'éternel  matin. 

Ils  marchèrent  toute  la  nuit,  et  tandis  que  le  croissant  de  la  lune 
elileurait  la  cime  argentée  des  flots,  ils  chantaient  des  psaumes  et 
des  cantiques.  Quand  le  soleil  se  leva,  le  désert  s'étendait  devant 
eux  comme  une  immense  peau  de  lion  sur  la  terre  libyque.  A  la 
lisière  du  sable,  des  cellules  blanches  s'élevaient  près  des  palmiers 
dans  l'aurore  : 

—  Mon  père,  demanda  Thaïs,  sont-ce  là  les  tabernacles  de  vie? 

—  Tu  l'as  dit,  ma  fille  et  ma  sœm*.  C'est  la  maison  du  salut  où 
je  t'enfermerai  de  mes  mains. 

Bientôt  ils  découvrfrent  de  toutes  parts  des  femmes  qui  s'empres- 
saient près  des  demeures  ascétiques  comme  des  abeilles  autour  des 
ruches.  11  y  en  avait  qui  cuisaient  le  pain  ou  qui  apprêtaient  les 
légumes;  plusieurs  filaient  la  laine,  et  la  lumière  du  ciel  descendait 
sur  elles  ainsi  qu'un  sourire  de  Dieu.  D'autres  méditaient  à  l'ombre 
des  tamaris  ;  leurs  mains  blanches  pendaient  à  leur  côté,  car,  étant 
pleines  d'amom-,  elles  avaient  choisi  la  part  de  Madeleine  et  elles 
n'accomplissaient  pas  d'autres  œuvres  que  la  prière,  la  contempla- 
tion et  l'extase.  C'est  pourquoi  on  les  nommait  les  Maries  et  elles 
étaient  vêtues  de  blanc.  Et  celles  qui  travaillaient  de  leurs  mains 


THAÏS.  371 

étaient  appelées  les  Marthes  et  portaient  des  robes  bleues.  Toutes 
étaient  voilées,  mais  les  plus  jeunes  laissaient  glisser  sur  leur  front 
des  boucles  de  cheveux,  et  il  faut  croire  que  c'était  malgré  elles, 
car  la  règle  ne  le  permettait  pas.  Une  dame  très  vieille,  grande, 
blanche,  allait  de  cellule  en  cellule,  appuyée  sur  un  sceptre  de 
bois  dur.  Paphnuce  s'approcha  d'elle  avec  respect,  lui  baisa  le  bord 
de  son  voile,  et  dit  : 

—  La  paix  du  Seigneur  soit  avec  toi,  vénérable  Albine  1  J'ap- 
porte à  la  ruche  dont  tu  es  la  reine,  une  abeille  que  j'ai  trouvée 
perdue  sur  un  chemin  sans  fleurs.  Je  l'ai  prise  dans  le  creux  de 
ma  main  et  réchauffée  de  mon  souffle.  Je  te  la  donne. 

Et  il  lui  désigna  du  doigt  la  comédienne  qui  s'agenouilla  devant 
la  fille  des  césars.  Albine  arrêta  un  moment  sur  Thaïs  son  regard 
perçant,  lui  ordonna  de  se  relever,  la  baisa  au  front,  puis,  se  tour- 
nant vers  le  moine  : 

—  Nous  la  placerons,  dit-elle,  parmi  les  Maries. 

Paphnuce  lui  conta  alors  par  quelles  voies  Thaïs  avait  été  con- 
duite à  la  maison  du  salut  et  il  demanda  qu'elle  fût  d'abord  enfer- 
mée dans  une  cellule.  L'abbesse  j  consentit,  elle  conduisit  la  péni- 
tente dans  une  cabane  restée  vide  depuis  la  mort  de  la  vierge  Lœta 
qui  l'avait  sanctifiée.  Il  n'y  avait  dans  l'étroite  chambre  qu'un  lit, 
une  table  et  une  cruche  de  terre,  et  Thaïs,  quand  elle  posa  le  pied 
sur  le  seuil,  fut  pénétrée  d'une  joie  infinie. 

—  Je  veux  moi-même  clore  la  porte,  dit  Paphnuce,  et  poser  le 
sceau  que  Jésus  viendra  rompre  de  ses  mains.  Il  alla  prendre  au 
bord  de  la  fontaine  une  poignée  d'argile  humide,  y  mit  un  de  ses 
cheveux  avec  un  peu  de  sahve  et  l'appliqua  sur  une  des  fentes  de 
l'huis.  Puis,  s'étant  approché  de  la  fenêtre  près  de  laquelle  Thaïs 
se  tenait  paisible  et  joyeuse,  il  tomba  à  genoux,  loua  par  trois  fois 
le  Seigneur  et  s'écria  : 

—  Qu'elle  est  aimable,  celle  qui  marche  dans  les  sentiers  de  vie  ! 
Que  ses  pieds  sont  beaux  et  que  son  Wsage  est  resplendissant  ! 

Il  se  IcA'a,  baissa  sa  cuculle  sur  ses  veux  et  s'éloimia  lentement. 
Albine  appela  une  de  ses  vierges  : 

—  Ma  fille,  lui  dit-elle,  va  porter  à  Thaïs  ce  qui  lui  est  néces- 
saire :  du  pain,  de  l'eau  et  une  flûte  à  trois  trous. 

Anatole  France. 


{La  dernière  partie  au  prochain  n^-j 


L'ACADÉMIE  DES  BEAUX-ARTS 


DEPUIS 


LA   FONDATION   DE   L'INSTITUT 


ir. 


LA    CLASSE    DE    LA   LITTERATURE   ET    DES   BEAUX-ARTS   AU   TEMPS    DU 

DIRECTOIRE. 


Une  des  préoccupations  principales  des  fondateurs  de  l'Institut 
avait  été  de  ne  point  paraître,  par  cette  création,  s'en  tenir  à  une 
innovation  de  surface,  au  simple  rétablissement,  sous  un  autre 
nom,  des  anciennes  académies.  De  là,  malgré  ce  qu'une  pareille  ré- 
partition pouvait  avoir  en  soi  d'arbitraire,  malgré  le  pêle-mêle 
qui  devait  nécessairement  en  résulter,  la  division  en  trois  classes 
seulement  du  corps  appelé  à  remplacer  les  cinq  académies  dé- 
truites (2)  ;  de  là  en  particulier,  dans  la  troisième  classe,  dite  de 


(1)  Voyez  la  Revue  du  l"  juillet. 

(2)  L'Académie  française,  fondée  en  1635:  TAcadémie  royale  de  peinture  et  de  sculp- 
ture (1648);  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres  (1663)  ;  l'Académie  des  sciences 
(1666).  Qt  l'Académie  d'architecture  (1671). 


l'académie  des  beaux-arts.  373 

la  Littérature  et  dcK  beaux-arts,  le  rapprochement  passablement 
forcé  d'hommes  et  de  talens  séparés  en  réalité  par  la  diversité  des 
origines,  des  situations  et  des  travaux. 

Aux  termes  mêmes  du  décret  qui  organisait  l'Institut,  cette  troi- 
sième classe  se  subdivisait  en  huit  sections,  dont  quatre  étaient  ré- 
servées à  des  érudits  et  à  des  écrivains  de  difTérens  genres, 
quatre  à  des  artistes  proprement  dits.  Contrairement  à  l'esprit  dans 
lequel  avaient  été  constituées  les  deux  premières  classes,  —  com- 
prenant exclusivement,  l'une  les  représentans  les  plus  accrédités 
des  sciences  physiques  et  mathématiques,  l'autre  des  hommes 
éminens  dans  l'ordre  des  sciences  morales  et  polhiques,  —  la  troi- 
sième classe  de  l'Institut  avait  donc  un  caractère  mixte,  une  double 
physionomie  qui  faisait  d'elle  une  sorte  de  Janus  personnifiant, 
suivant  le  côté  d'où  on  l'envisageait,  tantôt  les  lettres,  tantôt  les 
arts. 

Il  eût  été,  à  ce  qu'il  semble,  aussi  naturel  qu'équitable  de  dis- 
tribuer dans  deux  séries  distinctes  les  élémens  confondus  ici  et 
d'isoler  le  groupe  des  écrivains  de  celui  des  artistes,  comme  on  tra- 
çait ailleurs  une  ligne  de  démarcation  précise  entre  le   domaine 
des  sciences  exactes  et  le  champ  des  études  philosophiques  ;  mais, 
en  procédant  ainsi,  on  se  fût  sans  aucun  doute  attiré  le  reproche 
qu'on  craignait  par-dessus  tout  d'encourir,  le  reproche  de  complai- 
sance secrète  pour  les  souvenirs  du  passé.  Faire  dans  l'institution 
nouvelle  une  place  à  part,  si  légitime  qu'elle  fût,  à  un   certain 
nombre  d'hommes  de  lettres  qu'il  eût  bien  fallu,  bon  gré  mal  gré, 
aller  rechercher  parmi  les  membres  de  la  ci-devant  Académie  fran- 
çaise, c'eût  été  en  réalité  rendre  la  vie  à  la  plus  impopulaire  des 
compagnies  qu'on  venait  de  supprimer  ;  à  celle  qui,  dans  les  as- 
semblées politiques,  avait  eu  le  privilège  de  susciter  les  récrimina- 
tions les  plus  ardentes.  Pour  sauver  au  moins  les  apparences,  on 
prit  le  parti  de  disséminer  un  peu  partout  ceux  des  membres  de 
l'Institut  qui  avaient  appartenu  à  l'Académie  française  ou  qui  au- 
raient mérité  de  lui  appartenir.  Plusieurs  entrèrent  dans  la  seconde 
classe  ;  les  uns,  comme  Gaillard,  en  qualité  d'historiens,  les  autres, 
comme  Bernardin  de  Saint-Pierre,  à  titre  de  moralistes.  Piestaient 
des  poètes   et    des  auteurs  dramatiques ,    Delille   et   Ducis   par 
exemple,    dautres  encore  que  leur   brillante  réputation   acquise 
sous  l'ancien  régime  et  un  passé  académique  plus  ou  moins  long 
désignaient  d'avance  au  choix  de  ceux  qui  seraient  chargés  de  re- 
cruter le  personnel  du  nouvel  Institut.  On  jugea  prudent  de  les 
reléguer  dans  la  troisième  classe  et  d'y  créer  pour  eux,  aussi  bien 
que  pour  quelques  survivans  de  l'Académie  des  inscriptions,  ces 
quatre  sections  dont  nous  avons  parlé  et  que  l'on  constitua  sous 


ù7ll  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

les  chefs  de  :  Grcmimnire^  Langues  anciennes,  Poésie,  Antiquilcs 
et  Monumens.  Chacune  d'elles  comprenait  sLk  membres,  sans 
compter  un  nombre  égal  d'associés  non  résidans,  en  sorte  que 
dans  la  composition  primitive  de  l'Institut  vingt-quatre  places  seu- 
lement étaient  accordées  aux  représentans  en  France  des  lettres 
savantes  à  tous  les  degrés  ou  de  la  littérature  d'imagination  sous 
toutes  ses  formes.  Encore  arriva-t-il  plus  d'une  fois,  durant  cotte 
première  période  que,  pour  introduire  dans  les  rangs  des  membres 
de  la  troisième  classe  un  écrivain  plus  ou  moins  renommé,  on  ne 
se  fit  pas  scrupule  de  l'attacher  à  une  section  sans  correspondance 
directe  avec  les  œuvres  auxquelles  il  avait  dû  sa  réputation.  C'est 
ainsi  qu'un  des  anciens  lieutenans  de  Voltaire  et  des  encyclo- 
pédistes, Marmontel,  fut  appelé  à  faire  partie  de  la  section  de 
«  Grammaire  »  comme  associé  non  résidant,  et  qu'un  professeur 
de  rhétorique  sorti  de  la  congrégation  de  l'Oratoire,  pour  devenir, 
il  est  \Tai,  un  révolutionnaire  fougueux,  Leblanc  de  Guillet,  fut  élu 
dans  la  section  de  «  Poésie.  » 

Des  anomalies  de  cette  espèce  devaient  plus  difficilement  se  pro- 
duire dans  le  classement  des  artistes  qui  formaient  les  quatre  autres 
sections.  On  avait  bien  pu  à  la  rigueur  transformer,  pour  les  be- 
soins de  la  cause,  l'auteur  de  Bilisaire  et  des  Licas  en  grammai- 
rien et  l'auteur  des  Méjnoires  du  comte  de  Gaines  on  poète  :  mais 
quel  prétexte  aurait-on  pris  pour  ranger,  par  exemple,  Houdon 
parmi  les  peintres,  ou  David  parmi  les  sculpteurs?  Et  cependant, 
quelques  années  plus  tard,  lors  de  la  suppression  d'une  des  sub- 
divisions primitives,  —  celle  de  la  «Déclamation,  »  —  les  mem- 
bres évincés  furent  parqués  tant  bien  que  mal  dans  une  des 
sections  qu'on  jugeait  bon  de  maintenir  ou,  tout  aussi  arbitraire- 
ment d'ailleurs,  dans  une  de  celles  qu'on  venait  de  créer. 

L'idée  qu'on  avait  eue  à  l'origine  d'appeler  des  comédiens  à 
faire  partie  de  l'Institut  était  au  fond  une  idée  fausse,  périlleuse 
même  jusqu'à  un  certain  point  pour  la  dignité  du  nouveau  corps. 
Elle  pouvait  avoir  son  explication,  sinon  son  excuse,  dans  l'impor- 
tance exagérée  que,  depuis  la  seconde  moitié  du  xviii®  siècle,  on 
avait  pris  l'habitude  d'attribuer  aux  choses  et  aux  gens  de  théâtre  ; 
mais  elle  n'en  tendait  pas  moins  à  dénaturer  le  caractère  et  à  com- 
promettre l'unité  de  la  fondation  que  l'on  substituait  au  régime  des 
anciennes  académies.  11  n'y  avait  en  effet,  il  ne  pouvait  y  avoir 
qu'un  semblant  d'égalité  ou,  si  l'on  veut,  qu'une  confraternité 
factice  entre  des  hommes  qui  devaient  leur  notoriété,  les  uns  à  des 
œu\Tes  tirées  de  leur  propre  fonds,  —  que  ces  œu\Tes  fussent  des 
tableaux,  des  sculptures,  des  compositions  musicales  ou  des  poèmes, 
—  les  autres  à  leur  simple  talent  d'interprètes.  Pourquoi  s'en  te- 


l'académie  de?  eeaux-arts,  375 

nir  d'ailleurs  dans  la  désignation  des  éligibles  à  une  classe  spé- 
ciale d'acteurs,  à  ceux  qui,  aux  termes  des  statuts,  représentaient 
((l'art  de  la  déclamation?  »  Puisqu'on  admettait  des  acteurs  co- 
miques ou  des  tragédiens  à  siéger  auprès  des  auteurs  drama- 
tiques, il  aurait  fallu,  en  vertu  du  même  principe,  que  des  chan- 
teurs eussent  leur  place  à  côté  des  compositeurs  de  musique  et 
qu'Elleviou  par  exemple  pût  devenir  un  jour  le  confrère  de  Méhul, 
comme  MoIé  l'était  déjà  de  GoUin  d'Harleville. 

Au  reste,  quels  qu'eussent  été  sous  les  règnes  de  Louis  XV  et  de 
Louis  XVI  le  crédit  extérieur  et  les  laveurs  accordés  jusque  dans 
les  plus  hautes  régions  de  la  cour  à  des  acteurs,  la  profession 
que  ceux-ci  exerçaient  n'en  était  pas  moins  restée  en  dehors  des 
conditions  ordùiaires  de  la  vie  sociale  et,  même  aux  yeux  des  pa- 
trons les  plus  accommodans  en  apparence,  en  dehors  des  garanties 
ou  des  lois  protectrices  des  autres  citoyens.  Des  gentilshommes  de 
la  chambre  du  roi,  tels  que  le  maréchal  de  Richelieu  ou  le  duc 
d'Aumont,  pouvaient  bien  à  l'oc^îasion  admettre  dans  leur  familia- 
rité des  ((marquis»  ou  des  «valets»  de  la  Comédie  française; 
mais  ils  ne  se  faisaient  pas  faute,  dans  un  moment  de  mauvaise 
humeur ,  d'envoyer  sans  plus  de  façons  leurs  clients  au  For- 
l'Évêque,  comme  ils  étaient  les  premiers  sans  doute  à  trouver 
tout  naturel  que,  dans  un  procès  qui  l'intéressait,  Lekain  ne  fût 
pas  reçu  à  témoigner  en  justice.  Il  pouvait  arriver  aussi  que 
quelques  grandes  dames  s'abandonnassent  publiquement  à  leur 
passion  pour  des  acteurs  et  que  deux  d'entre  elles  poussassent  un 
jom-  l'efïi'onterie  jusqu'à  se  disputer  dans  un  duel  le  cœur  de 
Chassé,  de  l'Opéra;  mais  aucune  de  ces  pécheresses  aurait-elle, 
en  cas  de  veuvage,  consenti  à  racheter  par  un  mariage  la  faute 
commise  et  à  prendre  le  nom  de  celui  qui  en  avait  été  le  complice  ? 

La  contradiction  était  donc  flagrante  entre  la  bienveillance  exces- 
sive avec  laquelle  des  actetu-s  se  voyaient  accueilhs  dans  les  salons 
ou  dans  les  boudoirs  et,  —  sans  parler  des  riguem-s  canoniques, — 
l'indignité  légale,  l'espèce  d'infamie  ciNdle  qui  s'attachait  à  leur 
état.  Toutefois,  affaire  de  mode  ou  non,  engouement  involontaire 
ou  bravade,  la  partialité  des  gens  de  cour  pour  la  personne  des 
gens  de  théâtre  s'était  dans  tout  le  cours  du  xviii^  siècle  manifestée 
avec  assez  d'éclat  pour  que  la  vanité  de  ceux  qui  en  étaient  l'objet 
y  trouvât  largement  son  compte.  Aussi  se  donnait-elle  carrière 
sans  mesure  ni  scrupule  d'aucune  sorte.  Tenus,  il  est  ^sTai,  à  l'écart 
par  la  bourgeoisie  qui,  comme  l'écrivait  Jean-Jacques  Rousseau, 
«  craignait  de  fréquenter  ces  mêmes  hommes  qu'on  voyait  tous  les 
jours,  à  la  table  des  grands,  »  les  acteurs  se  vengeaient  de  cette 
exclusion  par  l'impertinence  de  leurs   dédains  pom*    ((  les  petites 


376  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gens  ))  et  par  la  fatuité  naïve  avec  laquelle  ils  s'exhaussaient  au 
rang  des  seigneurs  dont  ils  parodiaient  les  coutumes,  ou  dont  ils 
invoquaient  au  besoin  les  traditions.  N'est-ce  pas  un  d'entre  eux, 
le  danseur  de  l'Opéra  Vestris,  qui  disait  à  son  iils,  en  le  répriman- 
dant sur  ses  prodigalités  :  «  Souvenez-vous,  Auguste,  que  je  ne 
veux  pas  de  Guéménée  dans  ma  famille?  »  Un  autre,  le  comédien 
Dallainville,  frère  de  Mole,  ne  trouvait-il  pas  tout  naturel,  quand 
celui-ci  vint  à  mourir,  de  réclamer  un  deuil  public,  comme  le  deuil 
qu'eût  prescrit  naguère  la  perte  d'un  prince  du  sang,  —  sauf  cette 
différence  pourtant  qu'il  se  serait  contenté  d'un  simple  crêpe  au 
bras  de  chacun  des  spectateurs  réunis,  à  un  jour  donné,  dans  les 
divers  théâtres  (1)? 

Tout  en  faisant  des  acteurs  des  citoyens  comme  les  autres,  tout 
en  mettant  un  terme,  en  ce  qui  concernait  les  conditions  légales 
de  leur  existence,  aux  rigueurs  exceptionnelles  et  aux  inj ustices  qui 
depuis  si  longtemps  pesaient  sur  eux,  la  Révolution  ne  les  avait 
pas  pour  cela  corrigés  de  leurs  prétentions  à  constituer  une  sorte 
d'aristocratie.  L'admission  de  quelques-uns  d'entre  eux  à  l'histitut 
n'était  certes  pas  un  fait  propre  à  dissiper  leurs  illusions  sur  ce 
point.  Elle  semblait,  au  contraire,  consacrer  pour  les  acteurs  le 
droit  de  se  regarder  comme  les  égaux  en  importance  et  en  mérite 
des  écrivains  et  des  artistes  les  plus  éminens.  Il  y  avait  là  en  réa- 
lité de  la  part  du  législateur  une  exagération  de  bon  vouloir  et, 
de  plus,  une  inconséquence;  puisque,  tandis  qu'il  accordait  ainsi 
droit  de  cité  à  ces  traducteurs  de  la  pensée  d'autrui,  il  le  refusait 
aux  graveurs,  c'est-à-dire  en  arguant  apparemment  contre  ceux-ci 
de  l'insuffisance,  au  point  de  vue  de  l'invention  personnelle,  de 
titres  qu'il  considérait  comme  parfaitement  valables  chez  ceux-là. 

Nulle  place,  en  effet,  dans  la  troisième  classe  de  l'histitut  pri- 
mitif, pour  les  successeurs  de  Nanteuil,  de  Gérard  Audran,  de  tant 
d'autres  encore  qui  avaient  assuré  à  notre  école  de  gravure  le  pre- 
mier rang  parmi  les  écoles  modernes  ;  nulle  récompense  pour  eux 
des  efforts  qu'ils  poursuivaient,  les  uns,  comme  Tardieu,  avec  le 
pieux  respect  des  traditions  léguées  par  les  maîtres  du  xvii*^  siècle, 
les  autres,  comme  Bervic,  avec  une  habileté  technique  toute  per- 

(1)  Voici  le  texte  même  de  cette  étrange  motion  que  nous  extrayons  d'un  journal  du 
temps  :  «  Ce  que  je  demande,  écrivait  Dallainville  au  directeur  de  ce  journal,  c'est 
que  par  yotre  intermédiaire  ou  par  un  autre  moyen,  on  propose  au  public  et  qu'on 
lui  fasse  agréer,  décréter  qu'un  jour  quelconque  qui  sera  déterminé,  tout  le  monde, 
hommes  ou  femmes,  ne  puisse  venir  au  spectacle  qu'avec  un  crêpe  au  bras.  Cette 
marque  d'honneur,  ce  signe  ostensible  de  regrets,  sera  digne  des  Français,  si  amateurs 
des  beaux-arts.  »  Molé-Dallainville,  du  reste,  fut,  comme  son  frère,  un  des  membres 
de  la  troisième  classe  de  l'Institut  primitif,  mais  seulement  à  titre  d'associé  non-rési- 
dant. 


l'académie  des  beaux-aut?,  377 

sonnelle.  Ce  ne  fut  qu'au  bout  de  plusieurs  années  qu'on  sentit 
la  nécessité  de  combler  cette  lacune,  et  que  l'art  de  la  gravure  en 
taille-douce  et  l'art,  aussi  mal  à  propos  écarté  d'abord,  de  la  gra- 
vure  en  médailles,  commencèrent  d'avoir  leurs  représentans  à  l'In- 
stitut. Jusqu'au  jour  (1803)  où  fut  prise  cette  mesure  de  justice,  la 
part  faite  aux  artistes  dans  la  composition  de  la  troisième  classe 
se  borna  aux  vingt-quatre  places  que  contenaient  les  quatre  sec- 
tions de  peinture,  de  sculpture,  d'architecture,  de  musique  et  de 
dcclamalioii.  Reste  à  savoir  comment  on  entendait  procéder  au  re- 
crutement des  membres  qui  devaient  occuper  ces  vingt-quatre 
places,  et  de  quels  élémens  on  se  servit  à  l'origine  pour  constituer 
le  corps  électoral. 

Le  décret  qui  organisait  l'Institut  avait  été,  nous  l'avons  dit, 
rendu  en  vue  de  rattacher  les  unes  aux  autres  toutes  les  puissances 
de  la  pensée  humaine  ;  de  faire  des  hommes  voués  avec  le  plus 
de  succès  aux  diilerens  travaux  de  l'intelligence  les  membres  d'une 
seule  lamille,  fortement  unie  par  la  dignité  des  titres  et  l'élévation 
des  principes  et,  dans  la  pratique,  par  l'égalité  des  privilèges.  Au 
lieu  des  anciennes  académies  qui  n'agissaient  et  ne  pouvaient  agir 
qu'isolément,  il  y  avait  désormais  un  ensemble  d'académies  diver- 
sement occupées,  mais  soumises  sous  le  même  toit  à  la  même  dis- 
cipline, intéressées  à  la  défense  de  la  même  cause,  statuant  sur 
toutes  les  questions  avec  la  même  autorité  légale,  sinon  avec  la 
même  compétence;  —  ou  plutôt  il  y  avait,  sous  une  dénomination 
nouvelle,  une  académie  unique  divisée  en  trois  classes  pour  la 
facilité  du  travail  ou  pour  la  préparation  des  affaires  à  régler  en 
commun. 

L'élection  par  l'Institut  tout  entier  des  membres  de  chaque  classe, 
au  fur  et  à  mesure  des  vacances  qui  viendraient  à  se  produire, 
était  une  des  prescriptions  réglementaires  les  plus  propres  à  con- 
firmer pour  l'avenir  cette  unité  dans  l'exercice  des  fonctions  et  des 
prérogatives  dont  on  avait  posé  le  principe  comme  une  base  fon- 
damentale. Nous  ne  reviendrons  pas  sur  les  inconvéniens  ou  sur 
les  périls  inhérens  au  mode  de  scrutin  adopté;  sur  la  difficulté 
pour  la  plupart  des  votans  de  se  décider  en  pleine  connaissance 
de  cause  ;  soit  que  les  savans  et  les  littérateurs  eussent  à  choisir 
l'architecte  ou  le  sculpteur  le  plus  digne  de  leurs  suffrages,  soit 
que,  à  leur  tour,  les  artistes  fussent  appelés  à  apprécier  les  mé- 
rites spéciaux  d'un  astronome  ou  d'un  orientaliste,  d'un  juriscon- 
sulte ou  d'un  physicien.  Nous  nous  bornerons  à  faire  remarquer 
que,  pour  les  premières  nominations  du  moins,  la  procédure  ré- 
glée par  les  statuts  ne  pouvait  naturellement  pas  être  suivie, 
puisque    les  électeurs  futurs  étaient  encore   eux-mêmes  à  l'état 


378  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'éligibles.  Aussi,  pour  mettre  en  train  les  choses,  le  directoire 
exécutif  prit-il  le  parti  de  créer,  par  deux  arrêtés  successifs  en 
date  du  20  novembre  et  du  6  décembre  1795,  quarante-huit  mem- 
bres fondateurs,  pour  ainsi  dire,  qui  devaient,  une  fois  nommés, 
en  élire  quarante-huit  autres  ;  après  quoi  ces  quatre-vingt-seize 
membres  auraient  à  désigner  d'un  commun  accord  ceux  qui,  dans 
les  diverses  classes,  compléteraient  le  personnel  de  l'histitut.  La 
troisième  classe,  pour  sa  part,  reçut  du  gouvernement  l'ordi'e  de 
se  constituer  avec  les  seize  membres  qu'il  venait  de  nommer  et 
dont  les  artistes  formaient  la  moitié.  Ces  huit  artistes  hors  concours 
dès  le  début,  ces  huit  «  anciens,  »  comme  on  les  aurait  appelés 
un  siècle  et  demi  auparavant,  étaient  :  dans  la  section  de  pein- 
ture, David  et  Van  Spaendonck  ;  dans  la  section  de  sculpture,  Hou- 
don  et  Pajou;  dans  celle  d'architecture,  Gondoin  et  de  Wailly; 
enfin,  dans  la  section  de  musique  et  de  déclamation,  Méhul  et  Mole. 

Sauf  les  deux  derniers  qui  ne  pouvaient  avoir  aucun  précédent 
académique,  puisque  les  arts  qu'ils  représentaient  l'un  et  l'autre 
étaient  pour  la  première  fois  admis  à  partager  les  privilèges  offi- 
ciels exclusivement  réservés  jusqu'alors  aux  arts  du  dessin,  tous 
les  artistes  choisis  par  le  directoire  avaient  appartenu  soit  à  l'Aca- 
démie royale  de  peinture,  soit  à  l'Académie  d'architecture.  D'ail- 
leurs, à  l'exception  de  Yan  Spaendonck  que  son  agréable  talent 
comme  peintre  de  fleurs  n'élevait  pas  en  réalité  au  niveau  des 
maîtres  dont  on  semblait  ainsi  le  proclamer  l'égal,  tous  s'impo- 
saient aux  préférences  des  chefs  de  l'état  par  la  notoriété  de  leurs 
noms  et  de  leurs  œuvres.  Quelques  souvenirs,  par  exemple,  que 
l'on  dût  garder,  dans  le  monde  des  Thermidoriens  aussi  bien  que 
dans  l'ancien  monde  académique,  du  rôle  joué  par  David  durant 
les  années  précédentes  et  quelques  ressenthnens  que  ces  souvenirs 
justifiassent,  on  ne  pouvait  méconnaître,  même  avant  l'apparition 
du  tableau  des  Subi  nés  (1),  la  haute  valeiu-  personnelle  du  peintre 
des  lloraces,  de  Driitns  et  de  la  Mort  de  Socrate,  encore  moins 
l'influence  toute-puissante  qu'il  exerçait  sur  la  jeune  école.  Il  était 
donc  tout  naturel  que  son  nom  figurât  un  des  premiers  sur  la 
liste  des  artistes  destinés  à  former  le  noyau  des  diverses  sections 
de  la  troisième  classe,  et  que,  malgré  la  défaite  du  parti  politique 
qui  l'avait  compté  parmi  les  siens,  l'ex-député  de  Paris  conservât 
aux  yeux  de  tous  le  prestige  qu'il  s'était  acquis  par  son  talent. 

David,  au  reste,  dès  le  lendemain  du  9  thermidor,  n'avait-il  pas, 
à  la  tribune  de  la  Convention  comme  dans  ses  écrits,  publique- 


(I)  On  ï^ait  que  ce  tableau,  le  chef-d'œuvre  de  David,  ne  fut  achevé  et  exposé  qu'en 
1799. 


l'académie  des  eealx-arts.  379 

ment  désavoué  les  opinions  qu'il  avait  affichées  et  la  conduite  qu'il 
avait  tenue  pendant  la  Terreur?  Outre  le  discours  par  lequel,  dans 
la  séance  du  13  thermidor,  il  adjurait  ses  collègues  de  croire  que 
«  personne  ne  pouvait  l'inculper  plus  que  lui-même,  »  les  lettres 
adressées  par  lui  après  son  incarcération  au  Luxenibourg,  tantôt  à 
Boissy  d'Anglas  pour  maudire  «  les  fripons  qui  l'avaient  précipité 
dans  l'abîme,  »  tantôt  à  la  Convention  pour  exphquer  comment  a  son 
patriotisme  avait  pu  se  laisser  égarer  par  les  fausses  vertus  et  les 
sentimens  h\]pocrites  de  Robespierre,  »  bien  d'autres  pièces  encore 
prouvent  de  reste  qu'avant  le  jour  où  il  entrait  à  l'Institut,  Da- 
vid, sincèrement  converti  ou  non,  n'hésitait  point  à  renier  son 
passé  poUtique.  Et  quant  à  ses  récentes  invectives  contre  les  acadé- 
miciens et  les  corps  académiques  quels  qu'ils  fussent,  elles  lui 
inspiraient  apparemment  le  même  repentir  ou,  tout  au  moins,  le 
même  besoin  de  les  faire  oublier,  puisque,  lors  de  la  fondation  de 
l'Institut,  il  acceptait  sans  nulle  difficulté  la  place  qu'on  lui  olTrai 
d'y  occuper  et  qu'il  participait  ainsi  pour  son  propre  compte  à  la 
restauration  indirecte  de  ce  qu'il  avait  plus  que  personne  contribué 
naguère  à  renverser. 

Les  deux  sculpteurs  nommés  par  le  directoire  en  même  temps 
que  David  n'avaient  pas,  eux,  de  pareils  antécédens  à  démentir,  ni 
les  mêmes  soins  à  prendre  pour  désarmer  l'opinion.  Ils  avaient 
traversé  les  années  qui  venaient  de  s'écouler  aussi  étrangers  l'un 
que  l'autre  aux  passions  et  aux  excès  révolutionnaù-es;  ils  avaient 
été  parfois  menacés  d'en  devenir  les  victimes  :  témoin  le  jour  où, 
dépossédé  d'ailleurs  par  la  révolution  d'une  fortune  laborieuse- 
ment acquise,  Pajou  fut  accusé  de  conspirer  avec  les  ((  aristocrates,  » 
parce  qu'il  avait  été  jadis  garde  des  antiques  du  cabinet  du  roi  et 
qu'il  avait  sculpté  les  bustes  de  nombreux  personnages  de  la  cour. 
Houdon,  de  son  côté,  était,  vers  la  même  époque,  incriminé  d'inci- 
visme parce  qu'on  avait  découvert  dans  son  ateher  une  statue  de 
sainte  exécutée  par  lui.  De  là  une  dénonciation  en  règle,  bientôt 
suivie  d'une  perquisition  domiciliaire.  Sans  la  présence  d'esprit  de 
sa  femme,  seule  au  logis  quand  Barère,  escorté  de  quelques  clu- 
bistes  du  quartier,  vint  pom*  constater  le  fait,  l'illustre  sculpteur 
aurait  été  rejoindre  ou  précéder  dans  les  prisons,  et  peut-être 
sur  l'échafaud,  André  Chénier,  Lavoisier,  tant  d'autres  martyrs 
encore  de  la  dignité  de  leurs  talens  ou  de  leur  vie.  M™®  Houdon 
s'empressa  sans  le  moindre  trouble  de  mettre  sous  les  yeux  de 
ses  sinistres  visiteurs  la  statue  réputée  séditieuse  et,  profitant  de  ce 
que  celle-ci  n'était  accompagnée  d'aucun  attribut  particulièrement 
significatif,  elle  la  leur  présenta  résolument  comme  une  image  de 
la  Philosophie,  caractérisée,  ainsi  qu'ils  le  pouvaient  voir,  par  la 


380  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gravité  de  l'expression  et  par  la  majesté  de  l'attitude.  Baivre  et 
les  siens  se  le  tinrent  pour  dit;  si  bien  qu'ils  ne  songèrent  plus 
qu'aux  moyens  d'attirer  la  lumière  sur  une  œuvre  aussi  respec- 
tueuse des  droits  de  la  raison  humaine.  Par  leurs  soins,  la  sainte 
débaptisée  sortit,  au  bout  de  quelques  jours,  de  l'atelier  de  l'ar- 
tiste pour  aller  prendre  une  place  d'honneur  dans  le  vestibule  de 
la  salle  des  séances  de  la  Convention. 

Est-il  besoin,  d'ailleurs,  de  rappeler  les  ouvrages  auxquels  Hou- 
don  devait  l'honneur  d'être  choisi  le  premier  parmi  les  sculpteurs 
pour  siéger  dans  la  troisième  classe  de  l'Institut?  Qui  ne  connaît 
sa  statue  en  bronze  de  Di(i)ic,  aujourd'hui  au  musée  du  Louvre,  — 
sa  Frileuse  que  tant  d'exemplaires  en  plâtre,  tant  de  répétitions 
de  toutes  les  grandeurs  et  en  toutes  matières  ont  depuis  si  long- 
temps popularisée,  —  ses  beaux  bustes,  entre  beaucoup  d'autres, 
de  Molière  et  de  ./.-./.  Rousseau,  de  Diderot  et  de  Franklin,  — 
enfin  et  surtout  cette  admirable  statue  de  Voltaire  assis,  le  chef- 
d'œuvre  de  la  sculpture  de  portrait  dans  l'école  française  mo- 
derne et  peut-être  dans  les  écoles  de  tous  les  pays?  Houdon,  né  en 
ilhi,  avait  dépassé  l'âge  de  cinquante  ans  quand  il  fut  nommé 
membre  de  l'Institut.  Pendant  les  trente-trois  années  qui  s'écou- 
lèrent encore  entre  la  date  de  cette  nomination  et  celle  de  sa  mort, 
il  ne  cessa  d'être  pour  tous  ses  confrères  l'objet  d'une  vénération 
d'autant  plus  affectueuse  que  l'extrême  droiture  du  caractère 
s'unissait  chez  lui  à  l'élévation  du  talent,  et  lorsque,  vers  la  fin, 
l'affaiblissement  graduel  de  ses  forces  physiques  eut  amené  l'anéan- 
tissement presque  complet  de  ses  facultés  intellectuelles,  chacun 
à  l'Académie  n'en  continua  pas  moins  de  reconnaître  et  d'honorer 
pieusement  dans  ce  vieillard  qui  semblait  ainsi  se  survivre  à  lui- 
même  une  des  gloires  les  plus  pures  et  les  mieux  assurées  de 
notre  art  national  (1). 

Moins  éclatans,  quoique  plus  nombreux  encore  en  raison  de  l'âge 
même  du  sculpteur  entré  dans  la  carrière  plus  de  dix  ans  avant 
Houdon,  les  titres  de  Pajou  étaient  cependant  assez  sérieux  pour 
légitimer  la  place  que  lui  assignait,  à  la  tète  de  la  troisième  classe, 
l'arrêté  du  directoire  exécutif.  Il  suffira  de  citer  parmi  près  de  deux 

(1)  Houdon  mourut  à  Paris,  le  16  juillet  1X28,  laissant  trois  filles,  dont  la  seconde 
avait  épousé  en  1810  M.  Raoul  Rochette,  plus  tard  membre  de  l'Académie  des  inscrip- 
tions et  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  beaux-arts.  Mariées,  l'une  à  un  frère 
d'Amaury  Duval,  de  l'Académie  des  inscriptions,  et  d'Alexandre  Duval,  de  l'Académie 
française,  l'autre  au  docteur  Louyor-Villermé.  la  fille  aînée  et  la  troisième  fille  de 
Houdon  comptèrent  à  leur  tour  parmi  leurs  alliés  ou  parmi  leurs  descendans  plu- 
sieurs hommes  successivement  célèbres.  Par  elles,  l'architecte  Mazois,  l'illustre  chi- 
miste Regnault  et  le  fils  de  celui-ci,  le  jeune  et  brillant  peintre,  tué  en  1871  à  Buzen- 
val,  appartiennent  directement  ou  se  rattachent  à  la  famille  dont  Houdon  est  le  chef. 


■!à 


l'académie  des  beaux-arïs.  381 

cents  ouvrages  dus  au  ciseau  du  fécond  et  très  habile  artiste  le 
charmant  buste  de  J/™^'  Dubarnj,  dont  le  seul  tort  est  d"atténuer  à 
force  de  grâce,  d'al^olir  presque  des  souvenirs  ignominieux  et,  par 
la  chasteté  même  de  l'art  avec  lequel  il  est  traité,  de  relever  à 
nos  yeux  et  en  quelque  sorte  de  purifier  la  mémoire  souillée  du 
modèle,  —  les  bustes  de  Duffon  et  de  Tacadémicienne  J/'"®  Guiard 
exposés  présentement,  comme  celui  que  nous  venons  de  mention- 
ner, dans  une  salle  du  musée  du  Louvre,  —  la  statue  de  Turenne 
pour  la  décoration  de  l'École  militaire  et  les  statues  de  Bosmet  et 
de  Descartes  qui  ornent  aujourd'hui  la  salle  des  séances  publiques 
de  l'Institut. 

De  Wailly  et  Gondoin,  appelés  les  premiers  à  faire  partie  de  la 
section  d'architecture  dans  la  troisième  classe,  ont  beaucoup  perdu, 
denosjom'S,  de  l'importance  qu'on  leur  reconnaissait  au  moment 
où  ils  furent  choisis  ;  il  ne  suit  pas  de  Là,  toutefois,  qu'en  préférant 
à  d'autres  l'arcliitecte  du  Théâtre  de  l'Odéon  et  l'architecte  de 
Y  École  de  médecine,  à  Paris,  on  commit  sciemment  une  injustice, 
ou  involontah-ement  une  méprise.  Sans  doute  trois  architectes, 
dont  les  noms  sont  restés  à  bon  droit  plus  célèbres,  venaient, 
dans  la  seconde  moitié  du  xviii^  siècle,  d'honorer  l'école  fran- 
çaise avec  une  force  de  talent  supérieure  ;  mais  de  ces  trois  grands 
artistes,  celui  qui  avait  édifié  à  Paris  l'École  militaù-e,  les  monu- 
mens  de  la  place  Louis  XV,  et,  au  palais  de  Versailles,  la  salle 
de  spectacle,  Gabriel,  n'existait  plus  en  1795;  le  second,  à  qui 
•l'on  doit  le  théâtre  de  Bordeaux,  —  le  plus  beau  des  théâtres 
construits  en  France  avant  notre  siècle,  —  Louis,  achevait  alors, 
au  milieu  des  agitations  et  des  embarras  de  toutes  sortes,  une 
vie  rendue  de  plus  en  plus  difficile  par  l'in sociabilité  d'un  ca- 
ractère orgueilleux  à  l'excès  (1),  malveillant  en  général  pour  au- 
trui, et  particulièrement  incapable  de  se  pher  aux  exigences  de 
la  confraternité  académique.  C'était  là  ce  qui,  à  deux  reprises, 
en  1767  et  en  1780.  avait  fait  fermer  à  Louis  les  portes  de  l'an- 
cienne Académie  d'architecture  :  il  est  plus  que  probable  que  les 
mêmes  motifs  empêchèrent  qu'on  songeât  à  lui  lors  de  la  formation 
de  l'Institut. 

Quant  à  Antoine,  qui  devait  d'ailleurs  être  élu  trois  ans  plus 
tard  dans  cette  troisième  classe  où  il  peut  paraître  surprenant 
qu'il  ne  soit  pas  entré  dès  le  premier  jour,  la  rare  habileté  dont  il 
avait  fait  preuve  dans  la  construction  de  l'Hôtel  des  monnaies,  à 

(1)  Entre  beaucoup  de  témoignages  plus  que  défavorables  rendus  à  ce  sujet  par  des 
contemporains,  un  trouve  dans  les  Lettres  de  M""'  Geoffrin  au  roi  de  Pologne  Stanis- 
las-Auguste de  curieux  détails  relatifs  à  ce  que  la  signataire  de  ces  lettres  appelle 
«  l'insolence  sans  pareille  de  ce  faquin  de  Louis.  » 


382  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Paris,  lui  avait  valu  la  direction  d'une  entreprise  analogue  à  Berne, 
sans  compter  d'autres  travaux  importans  à  exécuter  dans  la  même 
ville.  En  outre,  Antoine  avait  été  chargé  de  construire  pour  le 
prince  de  Salm  un  palais  à  Salm-Ryrburg.  Obligé,  en  raison  de 
ces  travaux,  de  séjourner  plus  ou  moins  souvent  hors  de  France, 
il  perdait  forcément  l'avantage  que  pouvait  procurer  à  ses  confrères 
la  continuité  de  leur  résidence  à  Paris.  Gondoin  et  de  Wailly,  en 
réalité,  bénéficiaient  donc  assez  largement  des  circonstances;  mais 
on  ne  saurait  pour  cela  voir  dans  leur  nomination,  à  Tépoque  où 
elle  était  faite,  le  simple  résultat  d'une  faveur. 

Ce  n'était  pas  non  plus  à  la  faveur  seule  que  Méhul,  —  le  plus 
jeune  de  beaucoup  des  membres  fondateurs  de  la  troisième 
classe  (1),  —  devait  d'être  choisi  avant  des  vétérans  illustres  de 
la  musique,  tels  que  Gossec  et  Grétry.  A  cette  époque,  il  est 
VTài,  Méhal  n'avait  écrit  encore  ni  Joseph,  ni  YOuverhire  du  jeune 
Henri,  ni  Ylrato,  c'est-à-dire  les  œuvres  qui  ont  le  plus  con- 
tribué à  sa  gloire  ;  mais  il  avait  fait  représenter  déjà  Euphrosine 
et  Coradin  en  1790,  Stratonice  en  1792,  et  l'opinion  exprimée 
plus  tard  par  Grétry  lui-même  sur  le  premier  de  ces  deux  ou- 
vrages ne  suffirait-elle  pas  pour  expliquer  la  préférence  accordée 
tout  d'abord  à  son  jeune  rival?  «  Le  duo  à! Euphrosine  et  CoradiUy 
dit  l'auteur  de  Richard  Cœur-de-Lion  dans  ses  Essais  sur  la  mu- 
sique^ est  peut-être  le  plus  beau  morceau  d'effet  qui  existe.  Je 
n'excepte  même  pas  les  morceaux  de  Gluck...  Ce  duo  vous  agite 
pendant  toute  sa  durée  ;  l'explosion  qui  est  à  la  fin  semble  ouvrir  ' 
le  crâne  des  spectateurs  avec  la  voûte  du  théâtre.  »  De  plus,  le 
célèbre  Chant  du  Départ  et  d'autres  hymnes  patriotiques,  dont 
plusieurs  ont  mérité  de  survivre  aux  circonstances  qui  les  avaient 

(1)  Lorsqu'il  fut  désigné  pour  faire  partie  de  cette  troisième  classe,  Méhul,  né  le 
l'i  juin  17G3,  n'était  âgé  que  de  trente-deux  ans.  De  tous  les  artistes  français  ayant 
appartenu,  depuis  la  fondation  de  l'Institut  jusqu'à  nos  jours,  non-seulement  à  la  sec- 
tion de  composition  musicale,  mais  à  une  section  quelconque  de  l'Académie  des  beaux- 
arts,  I\Iéhul  est,  avec  le  sculpteur  Étienne-Jules  Ramey,  —  élu,  lui  aussi,  à  trente- 
deux  ans,  en  1828,  —  celui  qui  comptait  le  moins  grand  nombre  d'années,  à  la  date 
de  sa  nomination.  Parmi  les  associés  étrangers,  un  seul,  Rossini,  devint,  plus  jeune 
encore,  membre  de  l'Académie  des  beaux-arts,  puisqu'il  n'avait  encore  que  trente  et 
un  ans  quand,  en  18'23,  il  fut  appelé  à  remplacer  Paisiello.  En  revanche,  les  autres 
Académies  fournissent  des  exemples  de  membres  élus  même  avant  qu'ils  eussent 
atteint  l'âge  de  trente  ans.  C'est  ainsi  que  sont  entrés  dans  l'Académie  des  sciences  : 
Arago,  à  vingt-trois  ans  ;  Cuvier  et  Cauchy,  à  vingt-six  ;  Napoléon  Bonaparte,  à  vingt- 
huit;  Regnault,  à  vingt-neuf,  et,  dans  l'Acadimie  des  inscriptions  :  Raoul  Rochette, 
à  vingt-six  ans:  Abel  Rémusat,  à  vingt-sept,  et  Letronne,  à  ^^ngt-neuf.  A  l'Académie 
française  et  à  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  les  deux  membres  qui 
siégèrent  les  plus  jeunes  furent  M.  Villemain,  élu,  en  1821,  à  trente  ans  et  onze  mois, 
et  M.  de  Tocqueville,  élu  à  trente-deux  ans,  en  1838. 


l'académie  des  beaux-arts.  383 

inspirés,  venaient  d'acquérir  au  nom  de  Méhul  une  popularité 
d'autant  plus  grande  qu'elle  était  indépendante  des  aniraosités 
aveugles  et  des  passions  démagogiques. 

Entin  Mole,  dont  le  nom  se  trouvait  à  côté  de  celui  de  Méhul  sur 
la  première  liste  des  membres  de  la  troisième  classe,  Mole,  déjà 
sexagénaire  à  cette  époque,  était,  de  l'aveu  de  tous,  le  meilleur 
acteur  de  la  Comédie  française,  où  il  avait  débuté  en  175/i  et  où 
il  n'avait  cessé  depuis  lors  de  tenir  brillamment  les  premiers  em- 
plois. Une  fois  le  principe  admis  de  l'entrée  des  comédiens  à 
rinstitut,  il  n'y  avait  donc  que  justice  à  y  appeler  Mole  avant  tout 
autre  de  ses  camarades,  comme  un  siècle  plus  tôt  on  aurait  choisi 
Baron. 

Avec  les  huit  littérateurs  ou  érudits  appartenant  comme  eux  à  la 
troisième  classe  et  les  trente-deux  membres  choisis  par  le  Directoire 
pour  former  les  élémens  des  deux  autres,,  les  huit  artistes  dont  nous 
venons  de  rappeler  les  noms  avaient  la  mission  de  compléter,  par  des 
membres  élus  en  dehors  de  toute  intervention  gouvernementale,  cha- 
cune des  sections  dont  la  classe  se  composait.  Ces  élections,  aux- 
quelles il  fut  immédiatement  procédé,  ne  se  firent  pas  toutefois  sui- 
vant les  lormes  adoptées  pour  les  élections  postériem*es.  Elles  eurent 
lieu  directement,  au  scrudn  de  liste  €t  à  la  majorité  des  suffrages, 
tandis  que,  à  partir  de  J796,  les  élections,  tout  en  continuant  de 
dépendre  des  votes  de  l'Institut  tout  entier,  se  firent  non  plus  au 
hasard  de  ses  propres  prédilections  ou  de  ses  inspirations  sponta- 
nées, mais,  ce  qui  semble  plus  sage,  sur  la  présentation  d'une  liste 
de  candidats  formée  par  la  classe  même  où  une  place  était  de- 
venue vacante  (1).  Le  principe  qu'avaient  établi  les  statuts  d'une 
égalité  absolue  entre  les  membres  des  diverses  classes  n'en  de- 
meurait pas  moins  respecté  dans  la  pratique,  mais  du  moins  une 
certaine  garantie  était  offerte  contre  les  erreurs  pouvant  résulter 
de  l'incompétence  personnelle  ou  des  entrainemens  fortuits  :  ga- 
rantie insuffisante  sans  doute,  puisqu'il  arriva  plus  d'une  fois  à 
l'ensemble  de  l'histitut  de  ne  tenir  nul  compte  de  l'ordre  dans 
lequel  les  propositions  lui  étaient  soumises  et  de  se  prononcer  un 

(1)  Encore,  avant  d'èire  soumise  à  la  décision  souveraine  de  l'Institut,  cette  liste 
n'était-eUe  arrêtée  qu'à  la  suite  de  deux  épreuves  dans  le  sein  de  la  classe  où  la  va- 
cance s'était  produite.  La  section  à  laquelle  avait  appartenu  le  membre  qu'il  s'agis- 
sait de  remplacer  présentait  à  la  classe  une  liste  de  cinq  candidats  au  moins.  La 
classe,  à  son  tour,  désignait  trois  d'entre  eux,  qu'elle  inscrivait  dans  l'ordre  de  ses 
préférences,  et,  sur  ces  trois,  l'Institut,  réuni  en  assemblée  générale,  en  choisissait 
un,  quelque  rang  que  la  classe  lui  eût  préalablement  assigné.  En  d'autres  termes, 
l'Institut  ne  pouvait  élire  le  nouveau  membre  en  dehors  des  candidats  dont  les  noms 
avaient  été  portés  sur  la  liste;  mais  il  était  maître  de  prendre,  si  bon  lui  semblait, 
celui  qui  y  figurait  le  dernier. 


38Ù  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

peu  capricieusement  en  faveur  du  candidat  qui,  aux  yeux  des  pre- 
miers juges,  —  les  seuls  tout  à  fait  compétens  en  réalité,  —  avait 
paru  le  moins  digne  :  mais,  malgré  tout,  garantie  plus  sérieuse 
que  la  liberté  originairement  laissée  à  tous  les  membres  de  l'Institut 
d'agir  en  matière  d'élections  à  leurs  propres  risques,  c'est-à-dire 
sans  avoir  reçu  les  avis  qui  eussent  pu  le  plus  sûrement  les  éclairer 
et  influer  le  plus  utilement  sur  leurs  décisions. 

Cependant,  quelques  inconvéniens,  quelques  dangers  même  que 
comportât  en  soi  la  procédure  suivie,  dans  les  derniers  mois  de 
l'année  1795,  pour  compléter  le  chiffre  de  cent  quarante-quatre  au- 
quel devait  s'élever  le  nombre  total  des  membres  résidans  (1),  les 
nominations  qu'elle  amena  étaient  de  nature  à  donner  au  nouveau 
corps  un  éclat  et  une  autorité  au-dessus  de  toute  contestation. 
Sans  parler  des  savans  illustres  ayant  appartenu  à  l'ancienne  Aca- 
démie des  Sciences,  qui,  comme  Fourcroy  et  de  Jussieu,  venaient 
rejoindre  dans  la  première  classe  leurs  confrères  d'un  autre 
temps,  les  Laplace  et  les  Monge,  les  Guyton  de  Morveau  et  les 
Berthollet,  ni  des  représentans  de  la  science  sociale  et  de  la  légis- 
lation, de  l'économie  politique  et  de  la  morale,  appelés  à  siéger 
dans  la  seconde  classe  à  côté  de  Daunou,  de  Sieyès  et  de  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre ,  —  on  ne  trouverait  guère,  en  parcou- 
rant la  liste  des  peintres  et  des  sculpteurs  ,  des  architectes  et 
des  musiciens  choisis  à  cette  époque,  à  regretter  l'omission 
de  quelque  nom  plus  digne  d'y  figurer  que  celui  de  tel  des  nou- 
veaux élus.  Si  certains  artistes  que  de  brillans  antécédens  sem- 
blaient désigner  aux  suffrages  de  leurs  confrères,  si  Doyen,  par 
exemple,  —  le  peintre  de  cette  Peste  des  Ardem  qui  devait,  quel- 
ques années  plus  tard,  inspirer  à  Gros,  de  son  propre  aveu,  l'ad- 
mirable tableau  des  Pestiférés  de  Jiiffu,  —  si  Antoine,  l'architecte 
de  y  Hôtel  des  monnaies,  et  un  ou  deux  autres  encore,  ne  se  trou- 
vèrent pas  compris  dans  le  nombre  des  premiers  membres  de 
l'histitut,  de  pareilles  exclusions  ne  sauraient  être  imputées  à  l'ou- 
bli, encore  moins  à  un  parti-pris  d'injustice;  elles  s'expliquent  tout 
naturellement  par  l'obligation,  que  les  intéressés  n'auraient  pu  rem- 
plir alors,  de  résider  à  Paris  (2).  Il  fallait  donc  s'en  tenir  au  choix 
d'artistes  satisfaisant  à  cette  condition  expresse,  mais  il  suffit  de 
se  rappeler  les  noms  de  ceux  qui  furent  élus  pour  reconnaître 

(1)  Les  élections  des  associés  non-résidans  n'eurent  lieu  que  dans  le  cours  de  l'année 
suivante.  Quant  aux  associés  étrangers,  ils  ne  furent  élus,  dans  la  troisième  classe 
comme  dans  les  deux  autres  classes  de  Tlnslitut,  qu'à  partir  du  mois  de  décembre  1801. 

(2)  Doyen,  qui  avait  émigré  en  1791,  s'était  fixé  à  Saint-Pétersbourg,  oii  il  mourut 
en  1806.  Quant  à  Antoine,  nous  avons  indiqué  plus  haut  les  motifs  probables  du  retard 
apporté  à  son  élection,  qui  n'eut  lieu  qu'en  1799. 


l'académie  des  beaux-arïs.  385 

qu'ils  avaient  bien  d'autres  titres  à  la  haute  distinction  qu'on  leur 
accordait.   C'étaient,  pour  n'en   citer  que  quelques-uns,  Yien,  le 
précurseur  convaincu,  sinon    très  hardi,  de   la  réforme  que  son 
élève  David  poursuivait,  depuis  plus  de  dix  ans  déjà,  avec  une 
force  de  volonté  et  une  rigueur  intraitables  ;  Regnault,  à  qui  son 
tableau  de  V Éducation  d'Achille  avait  valu,  dès  1783,  une  célé- 
brité presque  égale  à  celle  qu'allait  conquérir  deux  ans  plus  tard 
le  peintie  des  Horace^;  Roland,  le  plus  habile  sculpteur  de  l'époque 
après  Houdon  et  Pajou,  de  qui  il  avait  été  l'élève;  Peyre,  architecte 
savant,  homme  de  caractère  et  de  courage,  qui,  entre  autres  ser- 
vices rendus  à  la  cause  de  l'art,  avait,  sous  le  règne  de  la  Ter- 
reur, sauvé  d'une  destruction  certaine  les  statues  antiques  du  palais 
de  Fontainebleau  en  les  signalant  à  la  horde  venue  pour  les  briser 
comme  des  images,  —  y  compris  même  celles  des  empereurs  ro- 
mains, —  consacrées  à  la  mémoire   des  républicains  par  excel- 
lence  des  anciens   âges.   C'étaient  enfin  Grétry,  depuis  bien  des 
années  en  possession  de  sa  gloire,  et  Gossec,  le  créateur  en  France 
de  la  symphonie  instrumentale,  à  une  époque  où  Haydn  lui-même 
n'avait  encore  produit  dans  son  pays  aucun  de  ses  chefs-d'œuvre  (1). 
L'ensemble  du  personnel  de  l'Institut  se  trouvait  donc  constitué 
avant  la  fin  de  l'année  1795.  Restait  maintenant  pour  ceux  qui  le 
composaient  à  entrer  réellement  en  fonctions,  à  faire  publiquement 
acte  de  vie,  et,  pour  commencer,  à  tenir  sous  les  yeux  de  tous  une 
séance  générale  dans  laquelle  les  attributions  de  l'Institut  seraient, 
une  fois  pour  toutes,  exposées,  ses  travaux  à  venir  ou  déjà  en  train 
promis  à  une  pubUcité  prochaine.  Cette  séance  solennelle  pourtant 
ne  pouvait  avoir  lieu  qu'après  que  les  mesures  de  réglementation 
et  de  discipline  intérieures  auraient  été  discutées  dans  le  sein  des 
trois  classes  et  approuvées  ensuite  par  qui  de  droit.  Aussi  se  mit-on 
immédiatement  à  l'œu^Te,  en  vue  de  ces  résultats  préalables.  Le 
projet  de  règlement  fut  promptement  terminé.   Préparé  par  une 
commission  mixte  de  douze  membres  où  la  première  classe  avait 
pour  représentans  Laplace,  Fourcroy,  Lacépède  et  Borda,  la  se- 
conde Daunou,  Sieyès,  De  Lisle,  de  Sales  et  Grégoire,  la  troisième 
enfin,  trois  écrivains  ou  érudits,  Chénier,  Villars,  Mongez,  et  un 
seul  artiste,  l'architecte  Boullée,  —  ce  projet  dont  l'Institut  avait 
approuvé  la  rédaction  le  15  janvier  1796  était,  le  21  du  même  mois, 
porté  au  conseil  des  Cinq-cents,  et,  un  peu  plus  tard,  au  conseil 
des  Anciens.  Bientôt  les  deux  assemblées  législatives  nommaient  à 

(t)  Plusieurs  symphonies  de  Gossec  furent  publiées,  à  Paris,  en  1754,  mais  on  ne  les 
exécuta  que  plus  tard  dans  des  concerts  spirituels.  La  première  symphonie  en  re,  com- 
posée par  Haydn  en  1758,  lorsqu'il  était  second  maître  de  chapelle  du  comte  de  Mort- 
zin,  fut  exécutée  à  Vienne  au  commencement  de  l'année  suivante. 

TOME  xciv.  —  1889.  25 


386  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leur  tour,  pour  l'examen  des  propositions  qui  leur  étaient  soumises, 
deux  commissions  composées  de  membres  appartenant  déjà  pour 
la  plupart  à  l'Institut  et  dont  les  rapporteurs,  Lakanal  et  Muraire, 
conclurent  à  l'adoption  sans  réserve  d'aucune  sorte.  Bref,  le  con- 
seil des  Anciens  statuant  en  dernier  ressort  approuvait,  le  h  avril  1796, 
le  projet  élaboré  par  l'Institut  et  lui  donnait  ainsi  le  caractère  d'une 
loi  de  l'État. 

Le  tout,  il  est  vrai,  ne  s'était  pas  opéré  sans  quelque  emphase 
de  part  et  d'autre  dans  les  formes,  sans  quelques-unes  de  ces  exa- 
gérations de  langage  rendues  presque  obligatoires  par  les  usages 
et  le  goût  du  temps  ;  mais,  en  constatant  le  fait,  on  a  le  devoir  de 
reconnaître  sous  ce  stv  le  et  ces  habitudes  déclamatoires  un  fond 
de  zèle  sincère  et  de  juste  fierté  patriotique,  un  vif  sentiment  de  la 
grandeur  inhérente  à  l'institution  nationale  qu'on  venait  de  fonder. 
Quand  Lacépède,  portant  la  parole  au  nom  de  ses  confrères,  pré- 
sentait au  conseil  des  Cinq-cents  le  règlement  qu'il  avait  contribué 
à  établir,  il  pouvait  bien  terminer  sa  harangue  par  ces  mots,  assez 
hors  de  place  sans  doute,  puisque  ici  la  forme  du  gouvernement 
n'était  nullement  en  cause,  «  nous  jurons  haine  à  la  royauté;  » 
mais  il  avait  auparavant,  et  avec  plus  d'à-propos,  parlé  de  la  recon- 
naissance due  à  ceux  c[ui,par  la  création  de  l'Institut,  «  installaient 
la  fraternité  entre  les  différentes  familles  des  sciences  et  des  arts.  » 
Et  si,  de  son  côté,  le  président  de  l'assemblée  Treilhard, —  un  futur 
comte  de  l'Emph'e,  d'aillem's,  comme  Lacépède  lui-même, —  se  hâtait 
un  peu  trop  de  prédire  dans  sa  réponse  que  le  serment  prêté  par 
Lacépède  et  par  d'autres  républicains  aussi  fragiles  «  comprime- 
rait à  jamais  les  partisans  de  la  monarchie,  »  il  n'en  était  pas  moins 
autorisé  à  se  féliciter  hautement  des  grandes  œmTes  récemment 
faites  ou  entreprises.  «  Cette  Constitution  méditée  au  sein  des 
orages,  disait-il,  ces  découvertes  utiles  qui,  dans  le  court  intervalle 
de  quelques  mois,  nous  ont  fait  franchir  l'espace  de  plusieurs  siècles, 
tout  annonce  à  l'univers  que  les  fondateurs  de  la  république,  en 
assurant  d'une  main  l'édifice  constitutionnel,.,  n'ont  pas  néanmoins 
néghgé  les  sciences  et  les  lettres.  Pour  eux,  la  république  a  été 
assise  sur  deux  bases  indestructibles,  la  victoire  et  la  loi  :  une  troi- 
sième reste  encore,  l'instruction  publique  ;  ils  vous  délèguent  le  soin 
de  la  poser...  » 

Les  progrès  de  l'instruction  publique  et  le  «  perfectionnement 
des  arts  et  des  sciences,  »  tel  était,  en  effet,  aux  termes  mêmes  de 
la  loi  organique  de  l'Institut,  l'objet  des  efforts  imposés  au  corps 
tout  entier.  C'est  ce  que  Daunou  sut  faire  ressortir  avec  autant  de 
clarté  que  de  force  dans  le  discours  qu'il  avait  été  chargé  de  pro- 
noncer le  jour  de  cette  première  séance  publique  dont  nous  parlions 


l'académie  des  beaux-arts.  387 

tout  à  l'heure  :  séance  imposante  par  le  caractère  élevé  du  pro- 
gramme que  l'orateur  avait  à  développer,  par  le  nombre  des  assis- 
tans  et  par  la  majesté  du  lieu  où  ils  étaient  réunis,  enfin  et  surtout 
par  la  valeur  personnelle  et  l'indépendance  de  ces  hommes,  — 
savans,  littérateurs  ou  artistes,  —  auxquels,  suivant  la  fière  pa- 
role de  Daunou,  le  gouvernement  «  avait  le  droit  de  demander  des 
travaux  sans  avoir  le  pouvoir  de  leur  commander  des  opinions.  » 
Et  Daunou  ajoutait,  pour  achever  de  définir  le  rôle  assigné  à  ses 
confrères  et  pour  expUquer  la  fermeté  studieuse  de  leur  zèle  au 
lendemain  des  terribles  commotions  politiques  que  le  pays  avait 
subies  :  «  Nous  gardons  l'émotion  de  la  bataille  avec  cette  espèce 
d'héroïsme  sauvage  qu'elle  fait  naître  dans  les  âmes  ;  et,  mainte- 
nant, en  pleine  possession  de  la  liberté,  la  république  nous  ap- 
pelle pour  rassembler  et  raccorder  toutes  les  branches  de  l'in- 
struction, reculer  les  limites  des  connaissances,  en  rendre  les 
élémens  moins  obscurs  et  plus  accessibles,  provoquer  les  efforts 
des  talens,  récompenser  leurs  succès,  recevoir,  renvoyer,  répandre 
toutes  les  lumières  de  la  pensée,  tous  les  trésors  du  génie.  Tels 
sont  les  devoirs  que  la  loi  impose  à  l'Institut.  »  Enfin,  l'organisa- 
tion intérieure  de  l'Institut  et  les  motifs  qui  l'avaient  déterminée 
étaient  ainsi  exposés  dans  ce  grave  et  substantiel  discours  :  (c  En 
divisant  l'Institut  national  en  classes  et  en  sections  particulières, 
on  n'a  pas  prétendu  offrir  un  système  rigoiu"eusement  analytique 
de  toutes  les  connaissances  humaines,  mais  seulement  réunir  d'une 
manière  plus  spéciale  les  hommes  qui,  dans  l'état  présent  des 
sciences  et  des  arts,  ayant  un  plus  grand  nombre  d'idées  et  de  mé- 
thodes communes,  parlant  en  quelque  sorte  la  même  langue,  peu- 
vent avoir  entre  eux  des  communications  plus  habituelles  et  plus 
immédiatement  utiles.  L'Institut  n'en  conserve  pas  moins  l'unité 
qui  le  caractérise  ;  ce  sont  ses  travaux  qui  sont  divisés  plutôt  que 
ses  membres,  et  cette  répartition  qui  distribue  et  ne  sépare  pas, 
qui  ordonne  tout  et  n'isole  rien,  n'est  qu'un  principe  d'harmonie 
et  un  moyen  d'acti\ité.  » 

Étrange  contraste,  d'ailleurs!  La  salle  du  Louvre  où  cette  fête 
si  pleine  de  promesses  réunissait,  le  !i  avril  1796  (1),  l'élite  de  la 
nation  avait  été,  dans  les  deux  siècles  précédens ,  le  théâtre  de 
quelques-unes  des  scènes  les  plus  lugubres  de  notre  histoire.  C'était 
dans  cette  même  salle  des  Cariatides  que,  presque  au  lendemain  du 
jour  où  elle  y  avait  rassemblé  la  cour  pour  célébrer  les  noces  de  sa 


(1)  Cette  première  séance  publique  de  l'Institut  eut  lieu  le  jour  même  et  presque 
immédiatement  après  Theure  où  le  projet  de  règlement  mentionné  ci-dessus  avait  été 
définitivement  approuvé  par  le  Conseil  des  anciens. 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fille  et  du  roi  de  Navarre,  Catherine  de  Médicis  tenait  conseil  avec 
les  Guise  et  préparait  la  Saint-Barthélémy  ;  c'était  là  que,  dix-neut 
ans  plus  tard,  le  duc  de  Mayenne,  pour  venger  la  mort  du  prési- 
dent Brisson,  faisait  pendre  aux  barreaux  des  fenêtres  quatre  des 
plus  fougueux  partisans  des  Seize;  c'était  là  enfin,  dans  la  tribune 
que  soutiennent  les  Cariatides  sculptées  par  Jean  Goujon,  que  le 
corps  de  Henri  IV,  après  le  tragique  événement  de  la  rue  de  la 
Ferronnerie,  avait  été  déposé,  tandis  qu'on  allait  porter  à  la  reine 
la  funeste  nouvelle. 

Il  est  bien  probable  toutefois  que ,  à  l'exception  peut-être  de 
Marie-Joseph  Chénier,  auteur  de  ce  drame  de  Charles.  IX  écrit 
avec  la  passion  révolutionnaire  que  l'on  sait,  personne  dans  l'as- 
semblée n'avait  l'imagination  hantée  par  ce  passé  sinistre  :  pas  plus 
que,  dans  un  tout  autre  ordre  de  souvenirs,  on  n'était  disposé  à  se 
rappeler  les  représentations  données,  en  1658,  par  la  troupe  de 
Molière  au  lieu  même  où  l'on  se  trouvait  maintenant.  La  gran- 
deur du  fait  présent  suffisait,  de  reste,  pour  occuper  la  pensée  de 
chacun,  et,  d'ailleurs,  la  transformation  qu'on  avait  fait  subir  à  la 
salle  pour  l'approprier  à  sa  nouvelle  destination  ne  permettait 
guère  même  aux  regards  d'être  inditïérens  ou  distraits. 

Décorée  pour  la  circonstance  des  statues  d'illustres  personnages 
français  empruntées  à  divers  monumens  et  dont  quelques-unes,  — 
les  statues  de  Sidlij,  de  Descar/es  et  de  Bossue t  entre  autres,  —  ont 
été  depuis  lors  transportées  au  palais  qu'occupe  actuellement  l'In- 
stitut (1),  couverte  depuis  la  base  des  murs  jusqu'aux  voûtes  des 
plus  belles  tapisseries  des  Gobelins  et  de  trophées  des  drapeaux 
récemment  conquis  par  les  soldats  de  Valmy  et  de  Jemmapes,  de 
Hondschoote  et  de  Fleurus,  la  salle  des  Cariatides  présentait,  dans 
cette  éloquente  parure,  un  aspect  bien  difterent  de  celui  qu'elle 
gardait  depuis  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV.  Elle  n'avait  plus  été, 
à  partir  de  cette  époque,  qu'un  magasin  de  hasard  où  l'on  entas- 
sait pêle-mêle  des  fragmens  antiques,  des  plâtres,  des  objets  mobi- 
liers de  toute  espèce  ;  elle  devenait  maintenant  le  sanctuaire  du 

(1)  Ces  trois  statues,  îiinsi  que  celle  de  Fénelon,  ornent  aujourd'hui  les  murs  de  la 
«aile  des  séances  publiques  de  l'Institut.  Quant  au  mobilier  proprement  dit  qu'on 
avait  fabriqué  tant  pour  les  séances  publiques  des  trois  classes  réunies  dans  la  salle 
des  Cariatides  que  pour  le  service  particulier  de  chacune  de  ces  classes  au  rez-de- 
chaussée  et  dans  les  appartemens  du  premier  étage, —  appartemens  situés,  soit  dit  en 
passant,  sur  l'emplacement  actuel  de  la  salle  Lacaze,  de  la  pièce  qu'elle  précède  et  de 
la  salle  dite  des  sept  cheminées,  —  une  partie  en  est  restée  au  Louvre  même,  une 
autre  se  trouve  maintenant  à  la  Bibliothèque  de  l'Institut.  Ainsi  les  tables,  avec  des 
griffons  bronzés  pour  supports  qui  garnissent  la  galerie  principale  de  cette  Biblio- 
thèque, et,  au  Louvre,  deux  des  salles  de  l'ancien  Musée  Charles  X,  proviennent  de 
l'ameublement  dont  l'Institut  primitif  avait  fait  usag:e. 


l'académie  des  bealx-arts.  389 

génie  national  personnifié  dans  ses  représentans  les  plus  glorieux 
et  pour  donner  une  sanction  officielle  à  cette  prise  de  possession 
par  l'Institut  du  local  qui  lui  était  livré,  tous  les  membres  du  Direc- 
toire en  grand  costume,  tous  les  ministres,  accompagnés  du  corps 
diplomatique,  étaient  venus  assister  à  la  séance  d'installation.  Une 
estampe  de  l'époque  nous  a  conservo  la  physionomie  de  cette  scène 
où,  malgré  les  habits  d'une  magnificence  théâtrale  et  les  chapeaux 
plus  empanachés  que  de  raison  des  directeurs,  malgré  ces  contre- 
façons de  l'antique,  à  la  fois  fastueuses  et  maigres,  que  David  avait 
mises  à  la  mode  jusque  dans  la  forme  des  sièges  et  l'ajustement 
des  draperies  de  tenture,  tout  respirait  une  grandeur  conforme  au 
caractère  moral  de  l'assemblée  et  aux  idées  qu'elle  représentait. 

La  première  séance  publique  de  l'Institut  ne  dura  pas  moins  de 
quatre  heures.  Outre  le  discours  de  Daunou,  dont  nous  avons  rap- 
porté quelques  passages  et  ceux  de  Letourneur,  président  du  Direc- 
toire, de  Dussaulx,  président  de  l'Institut,  on  y  entendit  la  lecture 
de  neuf  mémoires  sur  des  questions  spéciales,  rédigés  par  des  délé- 
gués des  deux  premières  classes,  un  à-propos  en  vers,  la  Grande 
Famille  réunie  par  Collin  d'Harleville,  une  autre  pièce  de  vers  par 
Andrieux  et  une  ode  de  Lebrun  sur  l'Efithousiasme.  Enfin,  Vau- 
quelin  termina  la  séance  par  des  expériences  «  sur  les  détonations 
du  muriate  suroxygéné  de  potasse,  lorsqu'il  subit  une  pression  ou 
un  choc,  »  sorte  de  commentaire  en  action  d'un  travail  sur  ce  sujet 
que  Fourcroy  venait  de  lire. 

Dans  tout  cela,  on  le  voit,  la  part  de  la  troisième  classe  avait  été 
bien  restreinte,  absolument  nulle  même  pour  les  quatre  sections 
réservées  dans  cette  classe  aux  artistes,  puisque  aucun  de  ceux-ci 
n'avait  pris  la  parole.  Les  séances  publiques  qui  se  succédèrent  de 
trimestre  en  trimestre  dans  le  cours  de  la  même  année  et  jusqu'à 
la  fin  de  l'année  suivante  n'apportèrent  aucun  changement  à  cet 
état  de  choses.  Chaque  fois  le  programme  demeura  aussi  chargé 
quant  au  nombre  des  communications  scientifiques,  philosophiques 
ou  littéraires,  aussi  vide  d'enseignemens  concernant  l'art  propre- 
ment dit.  Rien  de  plus  explicable  sans  doute,  étant  donnée  la  répu- 
gnance en  général  des  artistes  à  se  servir,  pour  traduire  leur  pensée, 
d'autres  intermédiaires  que  leurs  instrumens  ordinaires  de  travail  ; 
mais,  en  réalité,  rien  de  plus  préjudiciable  à  certains  intérêts  intel- 
lectuels du  public.  Quelles  qu'eussent  pu  être  les  imperfections  de  la 
forme  littéraire,  n'aurait-on  pas  été,  par  exemple,  plus  heureux  d'en- 
tendre Grétry  parler  de  son  art  que  de  se  sentir  initié  par  les  disser- 
tations des  savans  à  des  secrets  de  physiologie  chimique  ou  médi- 
cale divulgués  au  moins  inopportunément  dans  un  pareil  milieu  (1)? 

(1)  Parmi  les  sujets  le  plus  intrépidement  traités  à  cette  époque  dans  les  séances 


390  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

La  longueur  démesurée  des  séances  publiques  d'une  part,  de  l'autre 
la  nature  de  bon  nombre  des  travaux  dont  il  était  donné  conmiuni- 
cation  ne  tardèrent  pas  à  refroidir  le  zC'le,  sinon  des  auteurs  de  ces 
travaux  eux-mêmes,  au  moins  de  ceux  qui  étaient  appelés  à  les 
connaître.  On  commençait  au  dehors  à  se  désintéresser  de  ce  qui 
avait  été  d'abord  accueilli  avec  un  empressement  unanime  :  il  était 
temps  de  prendre  des  mesures,  et  c'est  ce  qui  fut  fait,  pour  que 
l'opinion  déjà  sur  la  pente  de  l'indifférence  ne  glissât  pas  jusqu'au 
détachement  formel. 

Cependant  un  événement  politique  renouvelé  du  régime  de  la 
Terreur,  le  coup  d'état  de  fructidor  1797,  allait,  en  frappant,  entre 
autres  victimes,  cinq  membres  de  l'Institut,  porter  une  cruelle 
attemte  à  l'indépendance  de  ce  grand  corps  si  hautement  procla- 
mée, l'année  précédente,  par  ceux-là  mêmes  qui  la  sacrifiaient 
maintenant.  Bien  plus  :  parmi  les  proscripteurs,  il  s'en  trouvait  un, 
La  Reveillère-Lepeaux,  qui  appartenait  à  l'Institut;  de  sorte  qu'en 
mettant  hors  la  loi  ses  collègues  du  Directoire,  Garnot  et  Barthé- 
lémy, il  supprimait  aussi  en  eux  deux  de  ses  confrères,  comme  il 
se  débarrassait  sans  plus  de  façon  de  trois  autres,  en  prononçant 
la  déchéance  de  Pastoret,  de  l'abbé  Sicard  et  de  Fontanes.  Ces  deux 
derniers  faisaient  partie  de  la  classe  de  la  littérature  et  des  beaux- 
arts,  et  l'on  ne  devine  guère  les  prétextes  que  les  auteurs  du  coup 
d'état  purent  invoquer  pour  traiter  en  conspirateurs  le  vénérable 
instituteur  des  sourds-muets  et  un  poète  d'inclinations  aussi  peu 
inquiétantes  que  le  chantre  du  Verger.  Quoi  qu'il  en  soit,  Fontanes 
et  l'abbé  Sicard  ayant  été  rayés  de  la  liste  des  membres  de  la  troi- 
sième classe,  on  procéda  presque  aussitôt  à  leur  remplacement, 
tandis  que  dans  la  prenuère  classe,  le  général  Bonaparte  prenait 
possession  du  fauteuil  d'où  Garnot  venait  d'être  chassé  (1),  et  que 

publiques  par  les  orateurs  de  l'Institut,  il  suffira  de  citer  une  étude  descriptive  et  ana- 
lytique de  Fûurcroy  en  collaboration  avec  Vauquelin  sur  les  calculs  dans  la  vessie,  et 
une  autre  par  le  même  savant,  intitulée  :  Comparaison  de  l'urine  humaine  et  de  celle 
des  animaux  herbivores,  particulièrement  du  cheval.  En  rendant  compte  de  la  séance 
où  ce  dernier  travail  avait  été  lu,  le  Moniteur  avoue  que  «  le  sujet  n'a  pas  paru  heu- 
reusement choisi.  Il 

(1)  On  a  plus  d'une  fois  reproché  à  Napoléon  d'avoir,  pour  entrer  à  l'Institut,  profité 
de  l'expulsion  d'un  homme  qui  l'avait  aidé  au  début  de  sa  carrière.  François  Arago 
a,  plus  sévèrement  que  personne,  condamné  cet  oubli  des  obligations  contractées  : 
«  Est-il  aucune  considération  au  monde,  dit-il  dans  son  Éloge  de  Carnot,  qui  doive 
faire  accepter  la  dépouille  académique  d'un  savant  victime  de  la  rage  des  partis,  et 
cela  surtout  lorsqu'on  se  nomme  le  général  Bonaparte?  Je  me  suis  souvent  abandonné 
à  un  juste  sentiment  d'orgueil  en  voyant  les  admirables  proclamations  de  l'armée 
d'Orient  signées  :  «  Le  membre  de  l'Institut,  général  en  chef;  »  mais  un  serrement 
de  cœur  suivait  ce  premier  mouveuient  lorsqu'il  me  revenait  à  la  pensée  que  le 
membre  de  l'Institut  se  parait  d'un  titre  qui  avait  été  enlevé  à  son  premier  protecteur 
et  à  son  ami.  » 


l'académie  des  beaux-arts.  391 

dans  la   seconde  classe,  Champagne  et  Lescallier  devenaient  les 
successeurs  de  Pastoret  et  de  Barthélémy. 

Peut-être  sera-t-il  permis  de  dire  qu'en  consentant  de  si  bonne 
grâce  à  remplacer  des  confrères  dépouillés  de  leur  titi'e  contre  toute 
justice  et  tout  droit,  l'Institut  ne  laissait  pas,  au  moins  en  appa- 
rence, d'accepter  le  fait  accompli  un  peu  facilement  et  un  peu  vite  ; 
peut-être,  sans  recourir  à  des  protestations  bruyantes,  sans  tenter 
des  efforts  de  résistance  inutiles  d'avance  dans  les  circonstances 
où  l'on  se  trouvait,  lui  eût-il  été  possible,  au  nom  de  cette  solida- 
rité même  établie  par  la  loi  organique,  de  témoigner  quelque  chose 
du  sentiment  de  l'injure  reçue  et  de  prendre  une  autre  attitude 
que  celle  d'une  résignation  toute  passive.  Sans  doute,  quand  de 
nouvelles  vacances  viendront  plus  tard  à  se  produire  dans  les 
classes  décimées  en  1797,  l'Institut  rouvrira  ses  rangs  à  ceux  que 
le  triste  pouvoir  d'alors  avait  proscrits  ;  les  quatre  premières  années 
du  xix''  siècle  ne  se  seront  pas  écoulées  encore  que  tous,  sauf  Bar- 
thélémy, auront  été  réélus  par  leurs  anciens  confrères  ou  réinté- 
grés par  arrêtés  du  gouvernement;  mais,  au  moment  où  l'iniquité 
était  commise,  fallait-il  donc  la  subir  sans  donner  même  un  signe 
de  désapprobation,  sans  essayer,  par  quelque  rappel,  si  réservé 
qu'il  fût  dans  les  termes,  aux  règlemens  et  à  la  loi,  de  prévenir  au 
moins  le  retour  de  pareilles  "sâolences?  Cette  docilité  si  générale  et 
si  prompte  créait  en  réalité  un  dangereux  précédent.  Qui  sait  si  le 
gouvernement  delà  restauration  n'en  gardait  pas  le  souvenir  lorsque, 
à  près  de  vingt  ans  d'intervalle,  il  entreprenait  à  son  tour  de  sévir 
dans  le  sein  de  l'Institut  contre  d'autres  ennemis  ou  d'autres  sus- 
pects? Peut-être  les  ministres  de  Louis  XVIII  auraient-ils  hésité  à 
exclure  de  leurs  académies  respectives  David,  Monge,  Grégoire,  et 
plusieurs  autres,  si  la  mesure  prise  autrefois  par  le  Directoire  avait 
rencontré  chez  les  confrères  des  hommes  qu'elle  frappait  moins 
d'empressement  à  se  soumettre  ou  moins  d'inclination  à  se  taire. 

Aucun  des  artistes  appartenant  à  la  troisième  classe  n'avait  été, 
nous  l'avons  dit,  atteint  par  le  coup  d'état  de  fructidor.  Les  quatre 
sections  formant  la  seconde  moitié  de  cette  classe  demeuraient 
donc,  quant  au  personnel  qu'elles  comprenaient,  dans  le  même  état 
qu'à  l'origine  ;  mais,  en  dehors  de  leur  participation  obligatoire  aux 
travaux,  aux  élections,  aux  tâches,  de  quelque  nature  qu'elles  fussent, 
imposées  à  l'ensemble  de  l'Institut,  elles  n'avaient  eu  jusqu'alors  pour 
leur  propre  compte  ni  une  existence  fort  remphe,  ni  des  moyens 
d'influence  fort  directs.  L'unité  d'action  en  toutes  choses  dont  on 
avait  entendu  faii'e  la  condition  essentielle  et  comme  la  raison  d'être 
de  l'Institut  était  un  principe  si  littéralement  observé  qu'on  avait 
été  jusqu'à  établir  que  les  jeunes  artistes  à  envoyer  chaque  année 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  Rome  seraient  désignés,  non  par  leurs  juges  naturels  les  peintres, 
les  sculpteurs  et  les  architectes  de  la  troisième  classe,  ni  même  sur 
les  propositions  de  ceux-ci,  mais  par  l'Institut  en  corps,  statuant 
dans  la  plénitude  de  son  pouvoir  et  suivant  ses  inspirations  pro- 
pres. A  la  diflérence  près  de  la  situation  sociale  des  juges  et  des 
garanties  que  pouvaient  offrir  leurs  caractères  personnels,  c'était 
au  fond  retomber  dans  l'erreur  commise  en  1793,  c'était  reconsti- 
tuer avec  d'autres  élémens  le  Jury  des  arts  sorti  de  l'imagination 
de  David  et  ayant  fonctionné  un  moment  de  la  manière  que  l'on 
sait.  On  ne  tarda  pas  heureusement  à  revenir  sur  cette  imprudente 
décision.  Lorsque,  par  une  lettre  en  date  du  h  mai  1796,  le  mi- 
nistre de  l'intérieur  Benezech  eut  informé  l'Institut  que  les  con- 
cours aux  prix  de  Rome,  suspendus  depuis  trois  ans,  seraient 
repris  l'année  suivante  pour  se  succéder  désormais  sans  inter- 
ruption, on  comprit  que  le  mieux  était  de  laisser  aux  artistes  seuls 
le  soin  d'apprécier  les  mérites  relatifs  des  concurrens  et  de  pro- 
noncer un  jugement  qu'il  n'y  aurait  plus  ensuite  pour  l'ensemble  de 
l'Institut  ([u'à  ratifier  de  confiance. 

Quelque  bonne  volonté  qu'on  y  mit  pourtant,  tout,  d'abord,  n'alla 
pas  de  soi.  Il  fallait,  pour  ce  qui  concernait  les  prix  de  Rome  et  le 
séjour  en  Italie  des  lauréats,  compter  avec  les  événemens  tragiques 
qui  venaient  de  se  produire  de  l'autre  côté  des  monts  ;  avec  le 
meurtre  du  secrétaire  de  la  légation  de  France,  Basseville,  assas- 
siné en  plein  Corso  par  la  populace  romaine,  avec  les  périls 
qu'avaient  courus  le  directeur  et  les  treize  pensionnaires  de  l'Aca- 
démie, —  Girodet  entre  autres  et  le  sculpteur  Lemot,  —  obligés, 
à  la  veille  d'une  invasion  de  leur  palais,  d'aller  chercher  un  re- 
fuge à  Naples.  Le  Directoire  exécutif  avait  bien  pu,  dès  l'année 
1795,  décréter  le  rétablissement  des  fonctions  de  directeur  de 
l'Académie  de  France  à  Rome,  supprimées,  trois  ans  auparavant, 
par  la  Convention  (1)  ;  il  avait  bien  pu  nommer  Suvée  à  cette  place 
de  directeur,  vacante  depuis  la  révocation  de  Ménageot  en  1792  : 
le  tout  n'en  restait  pas  moins  lettre  morte.  Suvée,  dans  l'attente 
d'un  moment  propice,  continuait  de  séjourner  à  Paris  où  il  devait 
même  forcément  s'attarder  jusqu'au  commencement  de  1801,  et, 
de  leur  côté,  les  jeunes  artistes  auxquels  le  prix  de  Rome  était  dé- 
cerné ne  pouvaient  profiter  des  avantages  que  cette  récompense 
semblait  leur  assurer.  C'est  ainsi  qu'un  des  lauréats  du  concours 

(1)  Le  décret  du  25  novembre  179'2,  par  lequel  la  Convention  supprimait  la  place 
de  directeur  de  l'Académie  de  France  à  Rome,  occupée  alors  par  Ménageot,  n'avait  pas 
pour  cela  porté  atteinte  à  l'institution  elle-même.  L'Académie  de  France  était  main- 
tenue; seulement,  au  lieu  de  continuer  à  être  régie  par  un  artiste,  elle  se  trouvait 
«  désormais  placée  sous  la  surveillance  de  l'agent  français  près  le  saint-siège.  » 


l'académie  des  beaux-arts.  393 

de  1797,  Guérin,  le  lutur  peintre  de  Clylenineslre  et  de  Didon, 
dut  se  résigner  à  ajourner  indéfiniment  son  départ  pour  l'Italie  et 
à  remplir  ses  obligations  de  pensionnaire  en  exécutant  à  Paris  les 
tableaux  qui,  dans  d'autres  circonstances,  eussent  constitué  ses 
envois  de  Rome.  Bien  lui  en  prit  d'ailleurs,  puisqu'il  dut  à  l'un  de 
ces  envois  sur  place  le  plus  éclatant  succès  que,  dans  tout  le  cours 
de  sa  carrière,  il  lui  ait  été  donné  d'obtenir.  L'apparition  au  Salon 
de  1799  de  son  Murciis  Sextus,  aujourd'hui  au  Musée  du  Louvre 
et  qu'il  peignit  lorsqu'il  n'était  encore  âgé  que  de  vingt-cinq  ans, 
produisit  dans  le  public  une  sensation  telle,  elle  procura  du  jour 
au  lendemain  au  nom  du  jeune  peintre  une  popularité  si  grande 
qu'on  trouverait  difficilement,  même  dans  l'histoire  des  artistes  les 
plus  promptement  arrivés  à  la  gloire,  l'équivalent  d'un  triomphe 
aussi  universel  et  aussi  rapide. 

Peut-être,  quelle  qu'en  soit  au  fond  la  très  sérieuse  valeur,  le 
tableau  de  Guérin  ne  semble-t-il,  à  l'heure  présente,  justifier  qu'in- 
complètement les  applaudissemens  enthousiastes  qui  l'ont  autrefois 
accueilli  ;  peut-être  les  allusions  qu'impliquait  cette  scène  antique 
au  retour  récent  des  émigrés  français  dans  leur  pays  n'ont-elles 
plus  pour  nous  toute  l'éloquence  qu'on  leur  prétait  à  la  fin  du 
xviii^  siècle?  Enfin,  si  le  fait  très  exceptionnel  d'un  talent  formé  à 
une  autre  école  que  celle  de  David  (1)  put,  au  moment  où  il  se 
produisit,  ajouter  à  l'étonnement  du  public  et  l'intéresser  d'autant 
plus  à  la  cause  de  ce  talent,  une  pareille  curiosité  historique  ne 
saurait  à  beaucoup  près  exercer  la  même  influence  sur  l'opinion  de 
ceux  qui,  en  face  de  l'œuvre  de  Guérin,  cherchent,  à  plus  de  quatre- 
vingts  ans  d'intervalle,  à  s'en  expliquer  le  succès.  Quoi  qu'il  en 
soit,  Guérin  eut  le  rare  mérite  de  ne  se  laisser  ni  étourdir  par  le 
bruit  fait  autour  de  son  nom,  ni  détourner  des  efïorts  qu'il  s'était 
promis  de  poursuivre  par  l'orgueil  d'avoir  du  premier  coup  si  plei- 
nement réussi.  Le  peintre  acclamé  de  tous,  depuis  les  membres  de 
l'Institut  eux-mêmes  jusqu'aux  élèves  des  ateliers,  l'auteur  de  ce 
tableau  publiquement  couronné  dès  les  premiers  jours  de  l'exposi- 
tion, n'eut  garde  de  se  croire  pour  cela  passé  maître.  Aussitôt  que 
les  circonstances  politiques  le  permirent,  il  s'empressa  de  réclamer 
le  privilège  que  lui  conférait  son  titre  de  «  Grand  prix  »  pour  aller 
en  Italie  compléter  ses  études,  comme  si  l'épreuve  dont  il  venait  de 
sortir  vainqueur,  et  vainqueur  avec  tant  d'éclat,  n'eût  été  pour 
lui  qu'un  modeste  début  ou  un  simple  encouragement  à  mieux 
faire  (2). 

(1)  Guérin  était  élève  de  Regnault,  dans  l'atelier  de  qui  il  était  entré  en  1791. 

(2)  Malheureusement,  la  santé  de  Guérin,  gravement  compromise  dès  les  premiers 
mois  de  son  séjour  à  Rome,  le  força  de  revenir  en  France  bien  avant  le  terme  de  sa 
pension. 


394  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Tandis  que,  de  1796  à  1800,  le  directeur  in  parlibm  et  les  pen- 
sionnaires théoriques  pour  ainsi  dire  de  l'Académie  de  France  à 
Rome  attendaient  à  Paris  que  les  armes  françaises  eussent  achevé 
en  Italie  de  leur  déblayer  le  terrain  et  que  les  traités  successifs  de 
Tolentino  et  de  Campo-Formio  eussent  eu  pour  conséquence  cer- 
taine une  paix  générale  et  dura])le,  les  routes  conduisant  d'Italie  en 
France  étaient  activement  utilisées  ;  elles  se  couvraient  de  chariots 
chargés  d'objets  d'art  de  tout  genre  dont  le  jeune  général  Bona- 
parte venait  de  dépouiller  les  villes  qu'il  avait  soumises,  pour  en 
enrichir  la  capitale  de  son  pays.  Marbres  antiques,  tableaux  des 
plus  grands  maîtres  de  la  renaissance,  médailles  et  pierres  gravées, 
tapisseries  à  sujets  et  manuscrits  à  miniatures,  —  tout  avait  été 
impitoyablement  enlevé  ;  et  pendant  que  cet  inestimable  butin  était 
dirigé  vers  Paris,  à  un  autre  bout  de  la  France  nos  frontières 
allaient  s'ouvrir  pour  livrer  passage  aux  caisses  dans  lesquelles 
étaient  renfermés,  avec  la  même  destination,  les  plus  précieux  ta- 
bleaux de  la  Belgique  et  de  la  Hollande.  Bientôt  le  tout  affluait  au 
Louvre,  trop  petit  pour  contenir  ces  innombrables  richesses,  ou  du 
moins  pour  leur  assurer  des  places  également  en  lumière  et  en  vue. 
Il  fallut  se  résigner  à  l'obligation  de  faire  un  choix  entre  tant  de 
chefs-d'œuvre  et  se  contenter,  faute  d'espace,  d'exposer  seulement 
les  plus  universellement  renonimés;  mais,  avant  de  les  installer 
sous  le  toit  qui  devait  désormais  les  abriter,  on  résolut  de  les  pro- 
mener solennellement  dans  Paris,  tant  pour  éblouir  les  regards  de 
la  foule  par  l'éclat  d'une  fête  que  pour  avoir  raison  des  objections 
qu'avait  soulevées,  même  dans  le  monde  des  artistes,  la  première 
annonce  des  projets  de  spoliation. 

La  question,  en  effet,  avait  été  dès  l'année  1796  publiquement 
discutée,  tant  au  point  de  vue  des  intérêts  de  l'art  qu'au  point  de 
vue  des  principes  généraux  et  de  la  morale  politique.  Dans  une 
brochure  intitulée  :  Lettres  sur  le  préjudice  qu'occasionnerait 
aux  arts  et  à  la  science  le  déplacement  des  monumens  de  l'art  de 
l'Italie,  Quatremère  de  Quincy  s'était  efforcé  de  plaider  une  double 
cause  :  celle  des  anciens  maîtres  dont  les  œuvres  perdraient  cer- 
tainement une  partie  de  leur  éloquence  et  de  leui*  influence  féconde 
en  apparaissant  hors  de  leur  milieu  naturel,  —  et  celle  des  peintres 
français  eux-mêmes  qui,  une  fois  en  possession  de  ces  monumens 
de  lart  italien,  ne  seraient  en  mesure  d'en  étudier  et  d'en  com- 
prendre que  la  lettre.  «  C'est  une  folie,  écrivait-il,  de  s'imaginer 
qu'on  puisse  jamais,  par  des  échantillons  réunis  dans  un  magasin 
de  toutes  les  écoles  de  peinture,  produire  l'effet  que  produisent  ces 
écoles  dans  leur  pays.  »  Et  ailleurs  :  «  Ces  statues  antiques,  ces 
peintures  ainsi  dépaysées,  arrachées  à  toutes  les  comparaisons  qui 
en  rehaussent  la  beauté,  perdront  sous  un  ciel  étranger  la  vertu 


l'académie  des  beaux-arts.  395 

instructive  que  les  artistes  allaient  chercher  en  Italie.  ...C'est  avec 
vérité  qu'on  peut  dire  que  le  pays  fait  partie  du  muséum  de  Rome. 
Que  dis-je?  Le  pays  est  lui-même  le  muséum.  »  L'énergique  pro- 
testation de  Quatremère  de  Quincy  se  terminait  par  ces  mots  :  «  Si 
l'exemple  une  fois  donné  de  la  violation  du  dépôt  commun  vient  à 
être  sui^d  par  toutes  les  puissances,  voisines  ou  éloignées,  que  les 
hasards  de  la  guerre  ou  les  révolutions  politiques  rendraient  maî- 
tresses de  l'Italie  ;  si  les  richesses  de  l'art  et  de  la  science  ne  sont 
plus  qu'un  butin  dont  un  conquérant  pourra  faire  sa  proie  ;..  de  quel 
danger,  je  vous  le  demande,  ne  seraient  pas  pour  la  science  et  pour 
l'art  les  conséquences  de  cette  manière  de  procéder  nouvelle?  » 

Les  journalistes  de  leur  côté,  ceux  du  moins  qui  n'étaient  pas 
aux  gages  du  Directoire,  —  soutenaient  la  même  thèse  et,  quel- 
quefois, dans  un  langage  plus  irrité  encore.  Un  d'entre  eux,  rédac- 
teur du  Journal  littéraire,  allait  jusqu'à  dire  :  «  Quel  autre  qu'un 
barbare  peut  applaudir  à  la  spoliation  qu'on  veut  accomplir?  » 
Enfin,  huit  membres  de  la  troisième  classe  de  l'Institut,  —  les 
peintres  Vien,  David  et  Vincent,  les  sculpteurs  Pajou,  Roland,  De- 
joux,  Julien,  et  l'architecte  Dufourny,  —  signaient,  avec  quarante- 
trois  autres  artistes,  une  pétition  au  Directoire  exécutif  (1),  dans 
laquelle  ils  conjuraient  le  Directoire  de  «  juger  avec  maturité  cette 
importante  question  de  savoir  s'il  serait  utile  à  la  France,  s'il  serait 
avantageux  aux  arts  et  aux  artistes  en  général  de  déplacer  de 
Rome  les  monumens  de  l'antiquité  et  les  chefs-d'œuvre  de  pein- 
ture et  de  sculpture  qui  composent  les  galeries  et  les  musées  de 
cette  capitale  des  arts.  »  Et,  pressentant  sans  doute  que  la  ques- 
tion serait  résolue  par  le  Directoire  dans  le  sens  du  «  déplace- 
ment »,  les  pétitionnaires  demandaient  qu'au  moins,  avant  de  rien 
enlever,  «  on  chargeât  de  faire  un  rapport  général  sur  cet  objet 
une  commission  formée  d'un  certain  nombre  d'artistes  et  de  gens 
de  lettres  choisis  par  l'Institut  national,  en  partie  dans  son  sein, 
en  partie  au  dehors.  » 

Les  choses  n'en  sui^drent  pas  moins  leur  cours,  comme  le  gé- 
néral Bonaparte  et  le  Directoire  l'avaient  originairement  entendu. 
On  réfuta  tant  bien  que  mal  les  objections  de  Quatremère  et  de  ses 
adhérens  dans  des  articles  de  journaux  concluant,  suivant  l'usage, 
«  au  nom  de  l'inamense  majorité  du  public,  »  à  l'exécution  immé- 

(I)  Parmi  les  noms  des  sig-nataires  de  la  pétition,  nous  relevons  ceux  de  Girodet, 
Percier,  Fontaine,  Le  Barbier,  Lethière  et  Meynicr,  qui,  à  cette  époque,  n'apparte- 
naient pas  à  l'Institut,  mais  qui  devaient,  dans  le  cours  des  années  suivantes,  être 
appelés  à  y  siéger.  On  lit  également  au  bas  de  cette  pétition  les  noms  du  célèbre 
dessinateur-graveur,  Moreau  jeune,  du  paysagiste  Valenciennes  et  de  Denon,  devenu 
un  peu  plus  tard,  directeur  des  Musées  impériaux. 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

diate  d'une  mesure  qui  devait  ((  faire  de  Paris  le  muséum  univer- 
sel de  la  France  et  de  l'Europe  ;  »  la  pétition  des  artistes  membres 
de  rinstitut  et  de  leurs  confrères  du  dehors  demeura  sans  ré- 
ponse ;  on  s'arrangea  pour  qu'une  contre-pétition,  tendant  au  trans- 
port dans  notre  pays  des  œuvres  en  cause,  put  au  besoin  être 
opposée  aux  vœux  des  réclamans,  et  des  commissaires  nommés 
sous  sa  seule  responsabilité  par  le  Directoire  reçurent  l'ordre  de 
procéder  en  Italie  aussi  rapidement  que  possible  à  l'emballage  et 
à  l'expédition  des  objets  destinés  au  musée  du  Louvre  ou  aux 
grands  établissemens  scientifiques  de  Paris  :  après  quoi  l'on  s'oc- 
cupa des  préparatifs  de  la  fête  dont  nous  avons  parlé.  On  comptait, 
nous  l'avons  dit  aussi,  sur  la  grandeur  du  spectacle  pour  enflam- 
mer l'orgueil  patriotique  de  la  foule  et  pour  subjuguer  de  haute 
lutte  rimagination  de  ceux-là  mêmes  qui  avaient  d'abord  résisté 
au  nom  du  droit  et  de  la  raison. 

Le  double  résultat  que  l'on  se  proposait  d'atteindre  fut  efïecti- 
vement  obtenu.  Ce  fut  avec  un  enthousiasme  unanime  que  les 
Parisiens  de  toutes  classes  virent  passer  devant  eux  la  longue  série 
de  ces  incomparables  dépouilles,  et  les  artistes  à  leur  tour,  —  même 
ceux  qui  s'étaient  montrés  jusqu'alors  les  plus  récalcitrans,  — 
n'eurent  plus  en  face  de  ce  qui  leur  était  livré  que  le  sentiment 
et,  en  quelque  sorte,  l'enivrement  de  la  possession.  Ainsi  s'ex- 
plique l'apparent  démenti  résultant  de  la  présence  à  cette  fête  de 
l'Institut  tout  entier,  c'est-à-dire  y  compris  les  membres  de  la  troi- 
sième classe  qui,  avec  Vien  et  David,  avaient  protesté  d'avance 
contre  le  lait  maintenant  accompli.  Tous  les  hommes  d'ailleurs  ap- 
partenant, à  un  titre  quelconque,  au  monde  des  sciences,  des 
lettres  ou  des  arts,  avaient  été  invités  à  prendre  place  dans  le  cor- 
tège qui  devait  parcourir  d'un  bout  à  l'autre  les  boulevards  pour 
se  rendre  au  Champ  de  Mars,  où  l'attendraient  les  ministres  et  les 
membres  de  l'Institut;  tous,  depuis  les  hauts  fonctionnaires  de 
l'enseignement  et  les  administrateurs  des  musées  jusqu'aux  étu- 
dians  du  quartier  latin,  jusqu'aux  élèves  de  l'École  des  beaux-arts 
et  du  Conservatoire,  avaient  été  appelés  à  l'honneur  de  participer, 
non  pas  à  ce  que  l'on  appelait  avec  autant  de  niaiserie  que  d'em- 
phase ((  l'installation  sur  une  terre  libre  des  monumens  arrachés 
à  l'asservissement  (1),  »  mais  aux  hommages  que  commandaient 
tant  de  glorieux  chefs-d'œuvre. 

(J)  Dans  un  discours  prononce  au  Champ  de  Mars  à  l'occasion  de  la  fête  dont  il 
s'agit,  un  des  commissaires  envoyés  en  Italie,  Thouin,  paraphrasait  cette  sottise  en 
termes  plus  ridicules  encore.  «  Remercions  tous,  »  s'écrlait-il  au  pied  d'une  statue  de 
la  liberté  ih-igée  pour  la  circonstance,  «  cette  liberté  vengeresse  des  arts  longtemps 
humiliés,  qui  a  enfin  brisé  les  chaînes  de  la  renommée  de  tant  de  morts  fameux.  » 


l'académie  des  beaux-arts.  397 

Le  jour  venu,  9  thermidor  an  vi  (27  juillet  1798),  chacun  était  à 
son  poste  sur  le  quai  voisin  du  Jardin  des  Plantes  choisi  comme 
lieu  de  rendez-vous,  parce  que  c'était  là  qu'avaient  été  débarqués 
les  chevaux  colossaux  de  Venise  et  les  autres  monumens  trop  vo- 
lumineux pour  être  expédiés  d'Italie  par  la  voie  de  terre  (1).  Bien- 
tôt le  cortège  se  mit  en  mouvement  ;  il  était  partagé  en  trois 
grandes  divisions,  accompagnées  chacune  de  détachemens  de  ca- 
valerie et  de  corps  de  musique  militaire. 

En  avant  de  la  première  division,  comprenant  six  chars  chargés 
de  minéraux,  de  pétrilications,  de  végétaux  de  toute  espèce,  pal- 
miers, cactus,  etc.,  marchaient  les  professeurs  du  Muséum  d'his- 
toire naturelle.  Ces  six  premiers  chars  étaient  suivis  de  quatre 
autres  supportant,  comme  dans  les  anciens  triomphes  romains, 
des  cages  où  l'on  voyait  des  lions  et  des  lionnes  d'Afrique,  d'autres 
animaux  féroces  encore,  suivis  eux-mêmes  de  chameaux  et  de  dro- 
madaires qu'avait  fournis  la  forêt  du  Gombo,  près  de  Pise. 

Sur  la  bannière,  flottant  en  tête  de  la  seconde  division,  on  lisait  : 
«  Livres,  Manuscrits,  Médailles,  Musique,  Caractères  d'imprimerie 
de  langues  orientales.  »  Le  tout  remplissant  six  chars  qu'accom- 
pagnaient les  professeurs  du  Collège  de  France,  les  professeurs 
de  l'École  polytechnique  et  les  élèves  de  cette  école,  les  gardes 
des  Archives  et  des  Bibliothèques  publiques,  en  un  mot  le  person- 
nel complet  des  établissemens  scientifiques,  précédant  les  délé- 
gués des  étudians,  des  correcteurs  d'imprimerie,  des  éditeurs  et 
des  libraires. 

Enfin  les  administrateurs  et  les  divers  fonctionnaires  du  Musée 
central  des  arts,  du  Musée  spécial  de  l'école  française,  du  Musée 
des  monumens  français,  les  professeurs  des  écoles  de  peinture,  de 
sculpture  et  d'architecture  entourés  de  leurs  élèves,  marchaient 
aux  premiers  rangs  de  la  troisième  division,  composée  de  vingt- 
neuf  chars  sur  lesquels  apparaissaient,  au  milieu  de  trophées  sym- 
boliques, de  drapeaux  et  de  guirlandes,  les  principales  œuvres  de 
la  peinture  et  de  la  sculpture  enlevées  à  l'Italie.  C'étaient  d'abord 
deux  chars  portant  les  quatre  célèbres  Chevaux  de  bronze,  pris  à 
Venise  ainsi  que  le  Lio7i  de  Saint-Marc  et  qui  devaient,  sous  l'em- 
pire, orner,  celui-ci  une  fontaine  au  centre  de  l'Esplanade  des  In- 
valides, ceux-là  l'arc-de-triomphe  de  la  place  du  Carrousel.  Puis, 
sur  les  chars  suivans,  se  dressaient  les  statues  antiques  dont,  par 
un  euphémisme  officieux,  on  se  vantait  d'avoir  obtenu  du  gouver- 

(1)  Le  Moniteur  du  24  floréal  an  vi  (13  mai  1798)  annonçait  que  «  le  convoi  des  mo- 
numens recueillis  en  Italie  avait  mouillé  à  Lyon,  dans  la  Saône,  le  7  de  ce  mois  et 
qu'il  continuait  sa  marche  vers  le  canal  du  Centre,  devant  aller  chercher  le  canal  de 
Briare  pour  arriver  à  Paris.  » 


398  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nement  pontifical  «  la  cession  »  :  V Apollon  du  Bclrcdcre  et  le 
Laocoon,  le  Gladiateur  mouranl  et  le  Discobole,  ^ingt  autres 
marbres  admirables  encore.  Enfin,  pour  clore  ce  long  défilé  de 
chefs-d'œuvre,  la  Vierç/e  de  Foli(/no  et  la  Tranufifjuralioii  de 
Raphaël,  des  tableaux  de  Titien,  de  Gorrège,  de  Paul  Véronèse, 
achevaient  d'étonner  les  regards  des  uns,  de  saisir  et  d'émouvoir 
l'intelligence  des  autres,  d'inspirer  à  tous  la  même  fierté  en 
face  de  ces  témoignages  matériels  des  récentes  victoires  de  la 
France. 

Qui  eût  dit  alors  que  tant  de  ti-ésors  dont  nous  nous  croyions  à 
jamais  les  possesseurs  ne  seraient  entre  nos  mains  qu'un  dépôt  qu'il 
nous  faudrait  rendre  à  courte  échéance;  qu'avant  \-ingt  ans. nous 
serions  obligés  de  livrer  à  notre  tour  ce  qui  semblait  être  devenu 
notre  bien,  qu'en  un  mot  l'on  invocpierait  contre  nous  ces  mêmes 
droits  de  la  force  dont  nous  avions  au  moins  imprudemment  usé? 
Sans  doute,  —  nous  aurons  l'occasion  de  revenir  plus  tard  sur  ce 
sujet,  —  les  restitutions  opérées  en  1815  ne  furent  pas  seulement 
les  résultats  de  la  violence ,  et,  pas  plus  que  la  Mesacnienne  irritée 
de  Casimir  Delavigne,  les  vers  railleurs  de  Déranger  ne  sauraient 
aujourd'hui  donner  le  change  sur  les  vrais  caractères  du  prétendu 
«  vol  fait  par  des  rois;  »  mais  on  comprend  de  reste  qu'au  mo- 
ment où  ils  s'accomplirent,  les  recomTemens  dont  il  s'agit  durent 
paraître  des  déprédations,  et  que,  à  l'exemple  de  leur  confrère 
Denon,  les  membres  de  l'Institut,  autrefois  hostiles  aux  projets  du 
Directoire,  n'aient  plus  ressenti  que  l'amertume  de  l'humiliation 
imposée  à  la  patrie.  —  Mais  revenons  aux  heures  où  l'on  n'en  est 
encore  qu'à  la  joie  du  triomphe  et  à  la  confiance  sans  préoccupa- 
tion qu'inspire  l'éclat  du  spectacle  présent. 

Lorsque,  après  avoir  traversé  Paris  dans  l'ordi-e  que  nous  avons 
indiqué,  le  cortège  fut  arrivé  au  Champ  de  Mars,  «  tous  les  chars, 
dit  un  témoin  de  la  scène  (1),  se  rangèrent  dans  l'arène  sur  trois 
lignes,  ceux  qui  les  avaient  accompagnés  formant  un  demi-cercle 
devant  la  statue  de  la  Liberté.  Les  artistes  du  Conservatoire  exécu- 
tèrent le  Poème  séculaire  d'Horace  mis  en  musique  par  Philidor, 
puis  ime  Ode  de  Lebrun,  musique  de  Le  Sueur;  après  quoi,  les 
commissaires  envoyés  en  Itahe  se  sont  avancés  vers  l'autel 
de  la  patrie  et  ont  remis  au  ministre  de  l'intérieur,  entouré 
des  membres  de  l'Institut,  la  Hste  des  objets  qu'ils  avaient  re- 
cueillis... » 

«  Le  lendemain,  10  thermidor,  à  trois  heures,  les  autorités  con- 
stituées et  les  ambassadeurs  se  sont  réunis  dans  la  Maison  du 

(1)  Millin,  Magasin  encyclopédique,  année  1708,  t.  ii. 


l'académie  des  beaux-arts.  399 

Champ  de  Mars  (1).  Le  Dii-octoire  exécutif  s'y  est  rendu,  accom- 
pagné des  ministres.  A  quatre  heures,  le  Directoire  et  le  cortège 
ont  été  de  la  Maison  du  Champ  de  Mars  à  Tautel  de  la  patrie,  aux 
sons  de  la  musique  militaire.  Les  chars  attelés  étaient  rangés  dans 
le  cirque.  Le  Directoii'e,  l'Institut  national  et  tout  le  cortège  ayant 
pris  place,  le  Conservatoire  a  exécuté  mie  symphonie  et  ensuite 
Y  Invocation  à  la  Liberté.  Puis  le  ministre  de  l'intérieur  a  présenté 
au  Directoire  les  commissaires  d'Italie  et  les  monumens  recueillis 
par  eux.  Le  président  a  remis  à  chacun  de  ces  commissaires  une 
médaille  sur  laquelle  était  gravée  une  figure  de  la  France;  et,  de 
l'autre  côté,  cette  légende  :  a  Les  sciences  et  les  arts  reconnais- 
sans.  »  Ensuite,  un  aérostat,  orné  de  guirlandes  et  de  di-apeaux 
tricolores,  s'est  élevé  dans  les  airs.  Au  moment  où  le  Directoire  a 
levé  la  séance,  le  Conservatoire  de  musique  a  exécuté  le  Chant  du 
Départ.  Le  soir,  on  a  renouvelé  l'illmnination  de  la  veille,  et  il  y 
a  eu  dans  le  cirque  des  orchestres  pour  les  danses.  » 

Sauf  ces  danses  et  ces  lampions,  assez  hors  de  place,  à  ce  qu'il 
semble,  dans  le  voisinage  des  monumens  les  plus  sévères  de  la 
science  et  des  plus  nobles  œuvres  de  l'art,  le  programme  de  la 
fête  célébrée  les  9  et  10  thermidor  avait  été  réglé  de  manière  à 
donner  à  cette  solennité  publique  plus  de  sérieux  et  de  dignité  que 
n'en  avaient  eu  les  représentations  en  plein  air  organisées,  quel- 
ques années  auparavant,  tantôt  au  bénéfice  de  la  Nature  régénérée, 
tantôt  comme  témoignages  de  bienveillance  pour  l'idée  d'un  Etre 
suprême.  Aussi,  en  participant  à  cette  fête  où  il  ne  s'agissait  plus 
d'aller,  comme  autrefois,  bou*e,  avec  plus  ou  moins  de  componc- 
tion, l'eau  qui  jaillissait  des  mamelles  d'une  statue  de  la  Nature  ou 
d'assister  à  l'embrasement  de  mannequins  figurant  «  le  monstre 
de  l'Athéisme  »  et  ses  «  acolytes  ordinaires,  u  —  y  compris,  on  ne 
sait  trop  pourquoi,  la  Fausse  Simplicité,  —  les  membres  de  l'In- 
stitut ne  descendaient  pas  au  rôle  de  comparses  dans  une  comédie 
révolutionnaire  :  ils  exerçaient  tout  naturellement  la  haute  fonc- 
tion qui  leur  appartenait. 

Tandis  que  les  membres  de  l'Institut  faisant  partie  de  la  troi- 
sième classe  s'associaient  ainsi  dans  nos  murs  à  une  manifesta- 
tion toute  à  la  gloire  de  l'art  antique  et  de  l'art  italien,  un  certain 
nombre  de  leurs  confrères  de  la  première  classe  travaillaient,  loin 
de  la  France,  à  ouvrir  une  voie  nouvelle  aux  études  scientifiques. 
La  commission  d'Ég^-pte,  sous  la  direction  de  Monge  et  de  Ber- 
thollet,  préparait  les  Mémoires  dont  la  publication,  par  les  soins 
du  général  Bonaparte,  révélait  au  monde  savant,  dès  le  commence- 

(1)  L'ancien  hôtel  de  l'École  militaire. 


llOO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  de  l'année  1800  (1),  les  premiers  secrets  arrachés  à  la  terre 
et  aux  monumens  des  Pharaons  ;  elle  recueillait  les  élémens  du 
grand  ouvrage  qui,  sous  le  titre  de  Dei^cription  de  l'Egypte,  de- 
vait, en  attendant  les  découvertes  décisives  de  Champollion  et  les 
travaux  complémentaires  de  ses  successeurs,  mettre  sous  les  yeux 
du  public  un  ensemble  de  renseignemens  aussi  précieux  qu'im- 
prévus sur  «  l'état  ancien  »  et  sur  «  l'état  moderne  »  du  pays 
qu'elle  avait  reçu  la  mission  d'explorer.  Enfin,  une  sorte  d'annexé 
de  l'Institut  de  France,  l'Institut  du  Caire,  fondé  le  20  août  1798, 
réunissait  des  savans,  des  lettrés,  des  artistes,  les  uns  déjà  mem- 
bres de  l'Institut  national,  les  autres  simplement  attachés  à  la 
commission  qui  avait  suivi  l'armée,  tous  soumis  à  la  même  obliga- 
tion de  communiquer  régulièrement  leurs  travaux  à  leurs  con- 
frères de  France  et  de  répondre,  par  l'envoi  de  mémoires  déve- 
loppés, aux  questions  que  ceux-ci  jugeraient  à  propos  de  leur 
adi-esser  sur  quelque  point  d'histoire,  de  science  ou  d'archéo- 
logie. 

Les  deux  premières  classes  de  l'Institut  national  s'empressèrent 
d'user  du  droit  qui  leur  était  ainsi  conféré.  Une  correspondance 
active  s'établit  entre  les  commissaires  désignés  par  ces  deux  classes 
et  les  membres  de  l'Institut  du  Caire  appartenant  aux  sections  de 
physique  et  d'économie  politique  (2)  ;  il  ne  paraît  pas,  toutefois, 
que  les  membres  de  la  troisième  classe  aient  été  animés  du  même 
zèle  ni  stimulés  par  la  même  curiosité.  Ils  avaient  bien  chargé 
trois  d'entre  eux,  antiquaires  ou  orientalistes  de  profession,  —  Du- 
puis,  Mongez  et  Langlès,  —  de  demander  des  informations  sur 
quelques  problèmes  d'archéologie  pure  ou  de  linguistique  ;  mais  ils 
semblaient  par  là  s'être  désintéressés  des  questions  relatives  à  l'art 
proprement  dit  ou  tout  au  moins  avoir,  volontairement  ou  non, 
laissé  de  ce  côté  péricliter  leurs  privilèges.  Rien  de  plus  expli- 
cable, d'ailleurs,  que  ce  rôle  un  peu  effacé  des  artistes  membres  de 


(1)  Cuvier,  alors  secrétaire  de  la  première  classe  de  l'Institut,  adressait,  le  25  fé- 
vrier 1800,  une  lettre  au  général  Bonaparte,  devenu  premier  consul,  pour  le  remer- 
cier, au  nom  de  ses  confrères,  de  l'envoi  d'un  exemplaire  de  ces  Mémoires  :  «  L'amour 
des  sciences,  lui  écrivait-il,  et  le  soin  de  les  propager  vous  ont  toujours  occupé,  même 
au  sein  des  plus  brillantes  victoires,  et  l'Europe  entière  attendait  les  fruits  qu'ils  pro- 
duiraient dans  cette  antique  patrie  des  connaissances  humaines  que  vous  venez  d'ajou- 
ter à  vos  conquêtes.  C'est  avec  le  plus  vif  intérêt  que  l'Institut  national  en  a  reçu  les 
prémices.  » 

(2)  L'Institut  du  Caire  était  compose  de  trente-six  membres  et  divisé  en  quatre  sec- 
tions :  mathématiques ,  physique ,  économie  politique,  littérature  et  arts.  Parseval- 
Grandmaison,  le  futur  auteur  d'un  poème  sur  Philippe-Auguste,  Denon,  le  très  habile 
dessinateur  Dutertre  et  le  peintre  de  fleurs  Redouté  faisaient  partie  de  cette  dernière 
section  qui  comprenait  en  tout  huit  membres. 


l'académie  des  beaux- arts.  'jOI 

la  troisième  classe  dans  tout  ce  qui  concerne  à  cette  époque  l'ac- 
tion extérieure,  et,  à  l'intérieur,  les  occupations  réglementaires  de 
l'Institut.  Mal  préparés,  sinon  étrangers,  par  la  nature  même  de 
leurs  études  et  de  leurs  occupations  habituelles, «à  la  plupart  des 
affaires  qu'il  s'agissait  de  régler  en  commun  ;  perdus  pour  ainsi 
dire,  en  raison  de  leur  petit  nombre,  au  milieu  d'une  foule  de 
savans,  de  philosophes,  d'hommes  politiques  dont  ils  n'étaient  en 
mesure  ni  de  discuter  à  bon  escient  les  opinions,  ni  même  de 
parler  couramment  la  langue,  —  ils  leur  abandonnaient  le  soin 
d'engager  et  de  poursuivre  toutes  les  entreprises,  de  tout  diriger, 
de  statuer  sur  tout,  et  se  contentaient  le  plus  ordinairement,  à 
l'heure  des  votes,  d'accepter  de  confiance  des  décisions  qu'ils 
étaient  censés  devoir  contrôler. 

Le  moment  était  proche,  heureusement,  où  cette  situation  toute 
dépendante  allait  changer;  où,  grâce  à  une  répartition  moins  arbi- 
traire des  élémens  et  des  forces  qu'on  avait  d'abord  systématique- 
ment confondus,  les  diverses  fractions  de  l'Institut  acquerraient, 
sans  préjudice  pour  l'ensemble,  l'homogénéité  qui  manquait  phis 
ou  moins  à  chacune  d'elles;  où  la  troisième  classe,  enfin,  exclusi- 
vement composée  d'artistes,  aurait  désormais  son  caractère  bien 
particulier  et  sa  physionomie  bien  nette. 


Henri  Del  aborde. 


TOME  >:cn.  —  1889.  2i) 


JOHN    KEATS 


I.  l.ife,  letters,  and  hterary  remains  of  John  Keats,  edited  by  Richard  Monckton 
Milnes.  2  vol.  Londres,  1848  (réimprimés  depuis  sous  le  nom  de  lord  Houghton). 
—  II.  The  poetical  wo7-ks  and  other  writings  of  John  Keats,  edited  by  Harry 
Buxton  Forman,  4  vol.  in-8".  Londres,  1883. —  III.  Keats,  by  Sidney  Colvin.  Lon- 
dres, 1887  (dans  la  collection  des  Englisli  men  of  letters.  dirigée  par  M.  John 
I\lorley).  , 

John  Keats  est  né  à  Londres  au  mois  d'octobre  1795;  il  est 
mort  à  Rome  en  février  1821,  Il  n'a  donc  pas  vécu  vingt-six  ans. 
Ce  qui  est  vraiment  durable  dans  son  œuvre  tiendrait  aisément  en 
un  petit  volume.  La  plupart  de  ses  meilleurs  poèmes,  notam- 
ment cet  admirable  Hypérion,  sont  inachevés  :  le  plus  pur  de  sa 
gloire,  comme  de  celle  d'André  Chénier,  est  dans  des  h'agmens. 
Enfin,  le  plus  grand  nombre  de  ses  vers  ont  été  écrits  dans  un  inter- 
valle de  temps  qui  n'excède  guère  quatre  années,  de  1817  à  1820. 
Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  la  plupart  des  lecteurs  et  des  cri- 
tiques de  Keats  ont  accepté  ce  testament  poétique  d'un  écrivain 
mort  jeune  comme  un  tout  indissoluble,  et  s'ils  n'ont  pas  songé  à 
y  distinguer  les  périodes  de  son  développement.  «  Keats,  l'homme 
qui  n'a  jamais  marché  ni  progressé  comme  un  autre  homme..,  mais 
qui  s'est  enfermé  en  vingt  années  parfaites,  )>  a  dit  de  lui  Elisabeth 
Browning  dans  Aiirora  Lcigli.  Les  poètes  jugent  parfois  mal  les 
poètes.  Le  rôle  de  la  critique  est  de  détruire  les  illusions,  si  sédui- 
santes qu'elles  puissent  paraître.  De  même  qu'on  a  cherché  à  faire 
l'histoire  du  développement  poétique  d'André  Chénier  et  qu'on  a 
pu  distinguer  des  périodes  dans  ce  développement,  de  même  l'étude 
de  Keats  doit  être  abordée  désormais  dans  un  esprit  plus  critique  et 
plus  historique.  Cette  courte  vie  n'a  pas  été  sans  étapes.  Pendant 
les  quatre  années  qui  en  appartiennent  à  l'histoire  littéraire,  Keats, 


.lOlIN    KEATS.  403 

quoi  qu'en  dise  jVP®  Browning,  s'est  développé  :  il  est  parti  d'une 
certaine  conception  de  la  poésie,  et,  quand  il  est  mort,  il  en  avait 
entrevu  une  autre, plus  complète  et  plus  haute.  Quatre  années  sont 
peu  de  choses  pour  le  commun  des  hommes  :  elles  sont  une  vie 
entière  pour  les  âmes  remuantes  et  passionnées  comme  la  sienne. 
Sa  correspondance,  si  vivante,  si  semblable  à  une  causerie,  est  la 
meilleure  source  pour  l'étude  intime  de  son  génie.  Bien  que   sa 
poésie  soit  aussi  impersonnelle  (sauf  un  petit  nombre  d'odes)  qu'il 
est  possible,  elle  doit  être  étudiée  en  même  temps  que  sa  vie.  Car 
son  imagination  n'a  été  qu'une  forme  idéale  de  sa  sensibilité.  Il  est 
de  ceux  qui  doivent  beaucoup  aux  circonstances,  quoique  personne, 
par  un  contraste  assez  singulier,  n'ait  moins  emprunté,  pour  sa  poé- 
sie, au  milieu  où  il  a  vécu.  J'ajoute  qu'une  source  nouvelle  s'est 
ouverte,  il  y  a  quelques  années,  pour  l'étude  de  Keats.  M.  Buxton 
Forman  a  publié  des  lettres  inédites  du  poète  à  une  jeune  fdle  qu'il 
a  aimée,  à  cette  Fanny  Brawne,  f[ui  a  certainement,  par  l'attache- 
ment qu'elle  lui  a  inspiré,  hâté  sa  mort.  La  publication  de  cette 
correspondance,  si  regrettable  qu'elle  soit  au  point  de  vue  de  la 
discrétion,  est  un  document  qu'il  n'est  plus  permis  de  négliger. 
Ecrites  par  un  malade,  beaucoup  de  ces  lettres  doivent  être  jugées 
avec  indulgence  et  réserve.  Telles  qu'elles  sont,  elles  n'en  jettent 
pas  moins  un  jour  nouveau  sur  l'homme  et  sur  son  fonds  intime, 
qu'elles  éclairent  d'une  vive  lumière  en  nous  expliquant  plus  d'une 
défaillance  intellectuelle  ou  morale.  On  ne  saurait  donc  reprocher 
à  M.  Buxton  Forman  de  les  avoir  reproduites  dans  sa  belle  édition 
du  poète,  dans  laquelle  il  a  réuni,  outre  la  correspondance  complète 
et  quelques  fragmens  en  prose,  tout  ce  qu'il  a  pu  recueillir  des 
vers  de  Keats.  Parmi  ces  vers,  il  y  en  a  beaucoup  d'insignifians. 
Il  peut  être  pénible  aux  dévots  de  Keats  (car  il  a,  comme  Shelley 
ou  comme  Bobert  Browning,  ses  dévots)  de  s'avouer  que  leur,poèt<^ 
a  eu  ses   défaillances.  Mais,  s'il  est   une  vérité  qui  semble  res- 
sortir avec  évidence  d'une  étude  complète  de  ces  fragmens,  c'est 
précisément  que   le  Keats  des  premières   années  et  des  premiers 
poèmes  ne  doit  plus  être  mis  sur  le  même  rang  que  le  Keats  d'Isa- 
bella  ou  (ÏHyiJérion.  C'est  ce  qui  me  paraît  être  le  résultat  le  plus 
€lair  des  beaux  travaux  dont  il  a  été  l'objet,  depuis  les  deux  volu- 
mes, déjà  vieux  de  quarante  ans,  de  lord  Iloughton,  jusqu'à  la  solide 
et  consciencieuse  monographie  publiée  tout  récemment  par  M.  Sid- 
ney  Colvin. 

I. 

Ce  qu'on  sait  des  origines  de  Keats  est  bien  fait  pour  déconcerter 
les  théoriciens  de  l'hérédité  et  du  milieu.  Par  une  sorte  de  para- 


/lO/j  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

doxe  de  la  nature,  le  plus  grec  et  le  plus  purement  artiste  des 
poètes  anglais  était  fils  d'un  palefrenier  et  naquit  au  cœur  de  Lon- 
dres, dans  Finsbury.  Il  est  vrai  qu'il  connut  à  peine  son  père, 
l'ayant  perdu  de  bonne  heure.  L'influence  de  sa  mère,  au  contraire, 
fut  considérable  sur  lui  :  c'était  une  femme  vive ,  adroite  et  pas- 
sionnée pour  le  plaisir  :  elle  avait,  outre  John,  trois  fils  et  une  fille. 
Mais  John  était  son  préféré.  Elle  lui  passait  tous  ses  caprices  et 
s'amusait  de  toutes  ses  fantaisies.  Or  l'enfant  était,  dès  lors,  d'un 
caractère  violent  et  indomptable  :  si  l'on  en  croit  Haydon,  il  s'em- 
para un  jour,  à  l'âge  de  cinq  ans,  d'une  épée,  et,  se  campant  devant 
la  ])orte  de  la  chambre  de  sa  mère,  jura  qu'elle  n'en  sortirait  que 
quand  il  le  voudrait  bien  ;  elle  fut  obligée  d'appeler  à  son  secours 
des  voisins,  qui  la  délivrèrent  de  son  fils.  Ayant  perdu  son  mari 
en  ISOZi,  elle  se  remaria,  pour  son  malheur,  avec  un  certain  Raw- 
lings,  dont  elle  se  sépara  bientôt  pour  aller  vivre  à  Edmonton,chez 
sa  mère.  C'est  entre  cette  maison  d'Edmonton  et  une  école,  située 
à  Enfield,  au  nord  de  Londres,  que  s'écoulèrent  les  meilleures  an- 
nées d'enfance  de  Keats,  de  1806  à  1810.  Les  souvenirs  de  ses 
camarades  d'école  s'accordent  à  son  sujet  :  c'était  un  écolier  dis- 
trait et  peu  appliqué,  mais  d'une  nature  généreuse  et  passionnée. 
Tous  l'admiraient  pour  sa  noblesse,  son  courage,  et  la  beauté  de  sa 
personne.  Batailleur  et  excellant  à  tous  les  exercices  du  corps,  il 
n'en  était  que  plus  considéré,  comme  il  sied  entre  écoliers  anglais. 
]]  avait  le  rire  très  près  de  larmes  et  le  pardon  très  près  de  la  co- 
lère. 

Vers  la  fin  de  ce  séjour  à  Enfield,  une  révolution  se  fit  tout  à 
coup  en  lui  :  il  se  prit  d'un  goût  violent  pour  la  lecture.  Comme 
il  no  faisait  rien  à  moitié,  il  dévora  tout  ce  qui  lui  tomba  sous  la 
main,  notamment  des  livres  de  mythologie,  et  le  Dictionnaire  clas- 
fiiqiie  de  Lemprière,  où  le  futur  auteur  A' Endymion  puisa  ses  pre- 
mières notions  sur  la  Grèce.  En  1810,  sa  mère  étant  morte,  il 
passa  sous  l'autorité  de  deux  tuteurs,  qui  le  retirèrent  de  l'école 
d'Enfield  et  le  mirent  en  apprentissage  chez  un  médecin  d'Edmon- 
ton. îl  avait  quinze  ans.  De  ces  années  de  sa  vie,  nous  ne  savons 
presque  rien,  sinon  qu'en  un  jour  mémorable  pour  l'histoire  de 
son  génie  poétique,  un  de  ses  camarades  lui  lut  YÉpitluilmne  de 
Spenser  et  lui  prêta  la  Reine  det^  fées.  Ce  fut  une  révélation  subite 
de  son  talent.  Il  avait  trouvé  sa  voie. 

Aucun  poète  n'a  suscité  plus  de  vocations  que  Spenser  :  c'est, 
par  excellence,  le  poète  des  imaginations  adolescentes.  La  pauvreté 
du  fond  dans  la  Jieine  des  féea,  l'absence  d'intérêt  humain  dans  ce 
long  tissu  d'allégories,  la  faiblesse  même  du  plan  et  le  manque 
d'unité  dans  l'œuvre,  rien  de  tout  cela  n'est  en  effet  pour  choquer  un 
enfant  de  seize  ans.  L'imagination  de  keats  se  perdit  avec  enchante- 


JOHN    KEATS.  /l05 

ment  dans  ce  monde  magique  de  la  chevalerie,  des  nains  et  des 
châtelaines.  Il  en  lut  comme  affolé.  La  forme  de  Spenser  surtout  le 
ravissait  :  certaines  épithètes  le  faisaient  se  pâmer  :  il  était,  dès 
lors,  connue  il  l'a  dit  de  lui-même  plus  tard,  «  un  amant  des  belles 
phrases.  »  Dans  son  enthousiasme,  il  s'essayait  à  imiter  la  strophe 
spensérienne,et  il  a  réimprimé  lui-même,  dans  son  premier  recueil, 
une  très  heureuse  et  brillante  imitation  de  ce  genre. 

Une  circonstance  inattendue  allait  lui  permettre  de  se  livrer  libre- 
ment à  ses  goûts  poétiques.  En  ISlZi,  il  se  brouilla  avec  le  méde- 
cin d'Edmonton,  son  maître,  et,  âgé  de  dix-neuf  ans  à  peine,  vint 
s'installer  à  Londi'es  pour  y  suivre  des  cours  de  médecine.  Il  vivait 
avec  ses  deux  frères,  et,  pendant  quelque  temps  encore,  fut  un  étu- 
diant appliqué  et  studieux  :  il  prit  même  un  grade  et  fut  attaché  à 
Guy's  Hospital.  Mais  peu  à  peu  il  se  dégoûtait  de  la  médecine  :  des 
distractions  lui  venaient  pendant  les  leçons  :  «  L'autre  jour,  pen- 
dant le  cours,  écrivait-il  à  un  ami,  un  rayon  de  soleil  entra  dans  la 
chambre  et  avec  lui  toute  une  troupe  de  créatures  qui  flottaient 
dans  la  lumière  :  et  elles  m'entraînèrent  avec  elles  vers  Obéron  et 
le  pays  des  fées.  »  Peu  à  peu,  les  visites  des  esprits  se  firent  plus 
fréquentes.  Keats  finit  par  céder  à  leur  appel.  Son  caractère  im- 
pressionnable le  rendait ,  d'ailleurs,  impropre  à  l'exercice  de  la 
médecine,  et  les  opérations  le  faisaient  trembler.  Enfin,  il  avait 
formé  récemment  d'intéressantes  et  utiles  relations  littéraires  qui 
allaient  achever  de  l'engager  dans  une  voie  nouvelle. 

Au  premier  rang  de  ces  dernières,  il  faut  citer  un  écrivain  qui 
prit  rapidement  une  grande  influence  sur  la  direction  de  sa  vie  et 
de  ses  idées  :  je  veux  parler  de  Leigli  Hunt,  surtout  connu  à  l'étran- 
ger par  le  livre  qu'il  publia,  en  1828,  sur  lord  Byron.  Leigh  Hunt 
était,  vers  1817,  une  manière  de  personnage  littéraire  et  politique. 
Vif,  audacieux,  séduisant,  grand  remueur  d'idées,   Hunt  personni- 
fiait les  tendances  libérales  et  françaises,  qui,  après  avoir  suscité  en 
1789  l'enthousiasme  du  monde  lettré,  étaient  tombées,  depuis  les 
excès    de  la  Révolution  et  depuis  Napoléon,   dans   un   discrédit 
presque  universel.  Wordsworth,  Southey,  Coleridge,  notamment, 
après  avoir  été  les  champions  les  plus  ardens  des  idées  nouvelles, 
avaient  passé  brusquement  et  définitivement  au  camp  conservateur. 
Pour  reprendre  dans  toute  leur  pureté  les  idées  de  Godwin  et  de 
Holcroft ,  ces  révolutionnaires  de  la  première  heure ,   il  n'y  avait 
guère,  en  1817,  que  des  irréguliers  de  la  littérature,  comme  Hunî 
ou  Shelley.  Hunt  dirigeait  une  revue,  VEximiiner  :  quelques  atta- 
ques vives  contre    le   régent  lui  a\aient  valu    deux    années    de 
prison,  qui,  vaillamment  et   même  gaîment  supportées,  n'avaient 
pas  peu  contribué  à  augmenter  son  prestige.  Profondément  libi'- 
ral    en   politique    comme  en    littérature,  sceptique  et    optimiste, 


406  REVUE  DES  DEOX  MOXDES. 

à  la  façon  du  siècle  précédent,  en  religion,  il  était  en  hostilité  dé- 
clarée avec  Wordswonh  et  Southey  tant  pour  leur  (c  apostasie  » 
politique  que  pour  l'impulsion  qu'ils  avaient  donnée  à  la  réforme 
littéraire.  Cette  réforme,  Leigh  Hunt  la  voulait  aussi  ardemment 
que  AVordsworth,  mais  il  la  voulait  autre.  La  versification  de  \A  ords- 
wortli,  surtout,  lui  semblait  pleine  encore  d'artifice  et  de  conven- 
tion. Il  rêvait  une  forme  plus  libre,  plus  souple,  plus  rompue  à 
toutes  les  nuances,  à  tous  les  caprices  de  la  pensée.  11  ne  réussit 
qu'à  écrire  un  poème  d'une  imagination  brillante ,  abondant  en 
inventions  gracieuses  et  en  traits  charmans,  mais  plein  aussi  de 
négligences  voulues  et  affectées  et  remarquable  dans  son  ensemble 
par  une  sorte  d'allure  débraillée  du  fond  comme  de  la  forme.  Ce 
poème,  Y  Histoire  de  lîimini,  est  caractéristique  de  ce  qu'on  ap- 
pela alors  la  C ockney-school  of  poetry,  l'école  londonienne,  qui,  par 
son  ton  plus  libre  et  volontiers  vulgaire,  s'opposait  à  l'école  rêveuse, 
idéaliste  et  religieuse  des  Lakisfs. 

L'influence  de  Hunt,  tant  en  littérature  qu'en  poésie,  fut  grande 
sur  Reats.  A  ce  moment  de  sa  vie,  Keats  était  robuste,  confiant 
dans  son  avenir,  ami  du  plaisir  et  de  la  société  :  «  11  était,  nous 
dit  un  de  ses  camarades  de  ce  temps,  de  l'école  sceptique  et  répu- 
blicaine, se  faisait  l'avocat  des  nouveautés  qui  se  répandaient  alors 
et  critiquait  volontiers  les  institutions  établies.  »  D'ailleurs,  cette 
fièvre  de  libéralisme  fut  courte  :  la  politique  n'a  jamais  tenu  une 
grande  place  dans  sa  \ie.  Il  est  l'un  des  rares  poètes  de  ce  temps, 
peut-être  le  seul  sur  qui  la  révolution  n'eut  aucune  influence.  A  la 
différence  d'un  Shelley  ou  d'un  Byron,  il  s'est  tenu  tout  à  fait  à  part 
des  grandes  luttes  contemporaines.  Il  est,  à  vrai  dire,  resté  toute 
sa  vie  libéral  dans  l'âme.  Aussi  bien  que  Shelley,  il  a  maudit  les 
tyrans  et  attendu  l'heure  du  relèvement  des  peuples  ;  mais  cet 
espoir  n'est  pas  entré  dans  sa  poésie.  Il  a  tenu  obstinément  sépa- 
rés ces  deux  domaines  de  sa  pensée  et  n'a  jamais  permis  à  la  poli- 
tique d'empiéter  sur  l'art. 

U  En  revanche ,  il  a  combattu  aux  côtés  de  Leigh  Hunt  dans  la 
bataille  littéraire.  Comme  lui,  il  méprisait  Pope  et  se  nourrissait  de 
Spenser.  Comme  lui,  il  voyait  dans  la  poésie  une  œuvre  surtout 
d'imagination,  l'art  d'évoquer  de  belles  formes  en  vers  sonores  et 
brillans.  11  se  croyait  tenu,  vers  ce  temps,  de  lancer,  lui  aussi,  sa 
déclaration  de  guerre  à  ce  qu'on  nommait  dédaigneusement,  autom- 
de  lui,  l'école  française,  celle  des  Pope  et  des  Dryden.  Parlant  des 
poètes  du  xviii^  siècle,  il  s'écriait  en  vers  ronflans  :'«  Mille  arti- 
sans de  vers  portaient  alors  le  masque  de  la  poésie.  Race  maudite 
et  impie  !  qui  blasphémait  le  dieu  brillant  de  la  lyre  et  qui  n'en 
savait  rien  !  Non,  ils  allaient,  brandissant  un  pauvre  étendard  décré- 
pit, orné  de  misérables  devises  et  portant  en  grandes  lettres  le  nom 


JOHN    REATS.  407 

d'un  Boileaii!  »  Ces  colères  juvéniles,  d'ailleurs,  lui  passèrent  vite. 
Quoi  qu"en  pense  M.  Sidney  Colvin,  si  le  romantisme  anglais  n'avait 
jamais  eu  d'autre  théoricien  que  Keats,  si  Wordsworth  n'avait  pas 
écrit  ses  graves  et  fameuses  préfaces,  ni  Coleridge  sa  Biogniphki 
litteraria,  la  cause  de  la  réforme  poétique  eût  été  bien  compro- 
mise. Au  fond,  Keats  tenait  peu  aux  théories.  11  n'a  jamais  eu  l'ar- 
deur du  prosélyte  ni  le  feu  de  l'apôtre.  Il  fut,  et,  s'il  avait  vécu,  il 
serait  probablement  resté  un  poète  avant  tout  personnel,  peu  sou- 
cieux des  liens  de  coterie  et  d'école,  profondément  dédaigneux  des 
suffrages  du  grand  public,  et  ne  reconnaissant  d'autre  juge  de  son 
orgueilleuse  imagination  que  sa  propre  croyance  intime  dans  la 
beauté  absolue. 

Vers  le  même  temps  où  il  se  liait  avec  Hunt,  Keats  rencontrait 
un  autre  personnage  fort  original,  grand  homme  en  son  temps,  à 
qui  l'avenir  ne  devait  pas  réserver  la  gloire  qu'il  a  attendue  toute 
sa  vie  avec  une  imperturbable  confiance.  C'était  le  peintre  Haydon, 
nature  enthousiaste,  exubérante  et  passionnée,  qui  se  croyait  des- 
tiné à  être  le  plus  grand  peintre  de  l'Angleterre  et  qui  devait  finir, 
après  une  Aie  orageuse,  par  se  tuer  misérablement  en  18Zi6.  Rien 
n'est  plus  curieux  que  son  journal  et  que  ses  lettres  où  abondent 
les  renseignemens  (parfois  contestables)  sur  Keats,  et  qui  se  font 
remarquer  par  une  sorte  d'exaltation  mystique.  Il  lui  arrivait,  un 
soir,  de  s'asseoir  dcA^ant  son  pupitre  et  d'écrire  à  son  ami  :  «  Mon 
cher  Keats,  considérez  cette  lettre  comme  secrète  et  comme  sainte. 
—  Souvent  je  me  suis  assis  près  de  mon  ieu  après  un  jour  d'effort, 
comme  le  crépuscule  tombait  et  qu'un  voile  de  gaze  semblait  ob- 
scurcir toute  chose,  et  j'ai  rêvé  sur  ce  que  j'avais  fait  et  sur  ce 
que  je  ferais  encore,  dans  une  ardeur  brûlante,  jusqu'au  moment 
où,  rempli  de  délire,  je  voyais  les  faces  des  morts  puissans  envahir 
ma  chambre,  et  je  tombais  à  genoux  et  priais  le  grand  Esprit  que 
je  fusse  digne  d'accompagner  ces  êtres  immortels  dans  leurs  gloires 
immortelles  ;  et  alors  j'ai  vu  chacun  d'eux  sourire  en  passant  au- 
dessus  de  moi  et  agiter  la  main  en  signe  d'encouragement.  »  Le 
culte  des  grands  hommes  était  l'un  des  articles  de  foi  du  petit 
cénacle  dont  faisaient  partie  Haydon  et  Keats.  Malheureusement 
pour  Haydon,  ses  visions  l'ont  trompé  :  car,  si  Ton  excepte  un  joli 
tableau  de  genre  qui  est  à  la  National  Gallery,  il  n'a  produit  que 
d'honnêtes  tableaux  historiques,  où  l'on  trouve  de  tout,  sauf  du 
génie  (1).  Son  meilleur  titre  est  d'avoir  révélé  au  public  anglais  la 


(1)  Il  en  est  un  qui  représente  l'entrée  du  Christ  à  Jérusalem  et  où  Haydon  a  figruré 
la  plupart  des  écrivains  notables  de  son  temps,  dont  Keats.  La  reproduction  de  ce 
tableau,  qui  est  aujourd'hui   en  Amérique,  serait  très  désirable. 


ZlOS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

valeur  des  sculptures  du  Parthéuon,  rapporlécs  de  Grèce  par  lord 
Elgin  ;  encore  ne  l'a-t-il  fait  que  la  plume  en  main.  Car  les  copies 
qu'il  en  a  données  sont,  dit-on,  médiocres.  Avec  tous  ses  défauts, 
avec  sa  rhétorique,  son  ton  déclamatoire,  sa  personnalité  débor- 
dante, Ilaydon  n'en  a  pas  moins  été  un  utile  ami  pour  Keats.  Il  l'a 
initié  à  la  sculpture  grecque  :  il  l'a  soutenu  dans  plus  d'une  défail- 
lance. Si  l'on  ne  peut  s'empêcher  de  sourire  en  voyant  son  nom 
associé  à  ceux  de  Wordsvvorth  et  de  Raphaël  dans  un  sonnet  de 
Keats,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  son  amitié  pour  l'auteur  d'E)i- 
dymion  le  fera  vivre. 

Si  à  Leigh  Ilunt  et  à  Haydon  on  ajoute  quelques  jeunes  gens, 
comme  Gowden  Clarke  ou  John  llamilton  Reynolds,  qui  plus  tard 
se  firent  un  nom  honorable  dans  les  lettres,  et  Shelley,  que  Keats 
rencontra  plusieurs  fois  en  1817,  mais  pour  lequel  il  ne  se  sentit 
jamais  une  grande  sympathie  (leurs  natures  étaient  trop  foncière- 
ment différentes),  on  connaîtra  les  principaux  membres  du  cercle 
où  il  vivait.  Encouragé  par  eux,  il  se  décida  à  publier,  en  mars 
1817,  son  premier  volume.  Ce  recueil,  qui  y  arut  sans  autre  titre 
que  celui  de  «  Poèmes,  par  John  Keats,  »  avec  une  dédicace  à 
Hunt,  renfermait,  outre  un  certain  nombre  de  sonnets,  des  épîtres 
à  trois  amis  et  plusieurs  fragmens,  dont  le  plus  long  intitulé  :  le 
Sommeil  et  la  Poésie,  est  aussi  le  plus  intéressant.  En  dépit  d'un 
article  sympathique  de  Hunt  dans  sa  revre  et  de  l'enthousiasme 
débordant  de  Haydon,  comparant  la  dernière  pièce  du  recueil  à 
((  un  éclair  qui  ferait  trembler  l'humanité,  »  le  livre  n'eut  aucun 
succès.  En  1817,  Tattention  du  public  anglais  était  toute  à  Thomas 
Moore,  à  Walter  Scott,  à  Byron  surtout,  qui  venait  de  quitter  l'An- 
gleterre avec  éclat  pour  n'y  revenir  jamais.  Elle  ne  daigna  pas  se 
tourner  vers  l'œuvre  de  ce  débutant,  avec  qui  son  éditeur  se  hâta 
de  rompre  toute  espèce  de  relations. 

Keats  n'était  pas  homme  à  se  laisser  arrêter  par  un  premier 
échec.  Il  se  remit  sans  tarder  au  travail  et,  afin  de  trouver  le  loisir 
et  la  solitude  qu'il  jugeait  nécessaires,  il  partit,  en  avril  1817,  pour 
l'île  de  Wight.  On  peut  dire  qu'à  partir  de  ce  jour  jusqu'à  celui  où 
il  rencontra  Fanny  Rrawne,  la  poésie  fut  toute  la  vie  de  Keats. 
Toutes  ses  lettres  nous  le  montrent  en  proie  à  une  préoccupation 
dominante,  la  littérature.  Pour  un  peu,  on  serait  tenté  de  trouver 
cette  maîtresse  bien  exigeante,  tant  elle  l'absorbe  et  le  rend  indif- 
férent à  tout  ce  qui  n'est  pas  elle.  Dès  son  arrivée  à  Wight,  il  écrit 
à  Reynolds  :  «  Je  sens  que  je  ne  puis  plus  me  passer  de  la  poésie. 
de  la  poésie  éternelle  :  il  ne  me  suffit  pas  de  la  moitié  du  jour,  — 
il  me  faut  tout  le  jour.  J'ai  commencé  avec  un  peu,  mais  l'habi- 
tude a  fait  de  moi  un  léviathan.  J'étais  tout  frémissant  de  n'avoir 


JOIIX    KEATS.  409 

rien  écrit  depuis  quelque  temps  :  le  sonnet  ci-contre  m"a  fait  du 
bien;  j'en  ai  mieux  dormi  la  nuit  dernière.  Pourtant,  ce  matin,  je 
n'en  vaux  guère  mieux...  Je  vais  me  mettre  immédiatement  à  mon 
EiuUjmion^  que  j'espère  avoir  un  peu  avancé  avant  votre  arrivée...  i» 
Toute  sa  correspondance  est  de  ce  ton  ;  on  sent  un  homme  que  son 
art  a  pris  entièrement.  Pendant  ces  années  de  début,  c'a  été  la 
grande,  l'unique  affaire  de  sa  vie  que  son  Endyniion,  La  poésie  a 
été  comme  une  fièvre  continue  qui  ne  l'a  quitté  qu'avec  la  vie. 

C'est  ainsi,  encouragé  et  soutenu  avec  un  touchant  dévoûment 
par  ses  deux  frères,  qu'il  passa  l'année  1817  et  la  première  moitié 
de  1818,  travaillant  sans  relâche,  variant  les  milieux,  allant  s'éta- 
blir successivement,  après  avoir  quitté  AMght,  à  Margate  et  à  Gan- 
terbury,  à  Hampstead  et  à  Oxford,  à  Burford  Bridge  et  à  Teignmouth, 
dans  le  Devonshire.  Je  renvoie  à  la  correspondance  et  au  livre  de 
M.  Colvin  le  lecteur  curieux  de  détails  sur  ces  divers  séjours  de 
Keats.  Il  y  a,  notamment,  des  lettres  charmantes  datées  d'Oxford,  u  la 
plus  belle  ville  du  monde,  sans  aucun  doute.  »  11  y  écrivait  le  troi- 
sième livre  de  son  poème,  auprès  d'un  jeune  homme  nommé  Bailey  qui 
devint  l'un  de  ses  meilleurs  amis.  Ce  furent  quelques  semaines 
d'enivrement,  que  les  deux  amis  passaient  à  écrire  pendant  la  ma- 
tinée, à  errer  en  bateau  sur  l'Isis  dans  l'après-midi,  à  divaguer  sur 
tout  et  à  propos  de  tout  le  reste  du  temps,  avec  une  verve  co- 
mique et  humoristique  qui  est  l'un  des  traits  saillans  de  l'esprit  de 
keats.  En  même  temps  qu'il  se  lie  avec  Bailey,  il  se  crée  des  rela- 
tions nouvelles  dans  le  monde  littéraire,  remplit  pendant  quelques 
semaines  le  rôle  de  critique  dramatique  dans  un  journal  de  Lon- 
dres, fréquente  Lamb,  Wordswordi  et  Hazlitt,  conférencier  bril- 
lant, alors  très  applaudi,  et  très  admiré  de  Keats,  dans  ses  leçons 
sur  la  poésie  anglaise.  En  dépit  des  embarras  d'argent,  des  brouilles 
passagères  avec  ses  amis,  du  départ  de  son  frère  George,  qui  va 
tenter  la  fortune  en  Amérique,  il  prépare  son  poème  pour  la  presse 
et  le  publie  enfin  au  printemps  de  1818. 

Keats  n'était  pas  content  de  son  œuvre  :  avant  même  qu'elle  fût 
terminée,  il  écrivait  à  un  ami  :  u  J'ai  très  médiocre  opinion  de  mon 
poème,  et  le  reprendrais  d'un  bout  à  l'autre  si  je  n'étais  fatigué 
du  sujet,  et  si  je  ne  pensais  mieux  employer  mon  temps  en  écrivant 
une  nouvelle  fiction  que  j'ai  en  vue  pour  l'été  prochain.  Rome  n'a 
pas  été  bâtie  en  un  jour,  et  tout  le  bien  que  j'attends  de  mon  tra- 
vail de  cet  été  est  le  fruit  de  l'expérience  que  j'espère  recueillir 
dans  mon  prochain  ])oème.  »  Mais  ce  qu'il  n'éprouvait  aucune 
peine  à  se  dire  à  lui-même  et  à  quelques  amis  qu'il  regardait  comme 
ses  juges  naturels,  il  lui  en  coûtait  infiniment  de  le  dire  au  public  : 
non  par  vanité,  mais  parce  qu'il  estimait  sincèrement  que  la  niajo- 


lilO  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

rite  des  lecteurs  est  incapable  de  se  rendre  compte  de  la  valeur 
d'une  œuvre  d'art,  a  Je  n'ai  pas  le  moindre  sentiment  d'humilité 
pour  le  public,  ni  d'ailleurs  pour  rien  au  monde,  sauf,  —  (ici,  une 
déclaration  à  la  Haydon),  —  pour  l'Etre  Éternel,  le  principe  de  la 
beauté  et  la  mémoire  des  grands  hommes...  Je  ne  puis  m'empêcher 
de  regarder  le  public  comme  un  ennemi,  auquel  je  ne  puis  m'adres- 
ser  sans  un  sentiment  d'hostilité.  Je  sauterais  du  haut  de  l'Etna  s'il 
s'agissait  d'un  grand  service  à  rendre  au  peuple;  mais  je  hais  toute 
popularité  insipide.  »  De  fait,  aucun  écrivain  de  ce  siècle  n'a  fait 
moins  d'elTorts  pour  vivre  de  la  vie  d'autrui,  pour  se  mettre  à  la 
portée  de  ses  lecteurs,  pour  sortir  de  soi  et  de  sa  conception  hau- 
taine de  la  poésie  :  et  cependant,  ce  même  Keats  a  fait,  dans  la  pré- 
ftice  de  ce  même  Endyiaion^  cet  aveu  de  ses  faiblesses  :  «  Sachant, 
dit-il,  la  manière  dont  ce  poème  a  été  écrit,  ce  n'est  pas  sans  un 
sentiment  de  regret  que  je  le  publie.  Ce  que  je  veux  dire  sera  très 
clair  pour  le  lecteur,  qui  ne  peut  manquer  d'y  remarquer  une 
grande  inexpérience,  un  manque  de  maturité  et  tous  les  défauts 
qui  caractérisent  un  essai  hévreux  plutôt  qu'une  œuvre  achevée  ;  » 
et  plus  loin,  faisant  allusion  à  l'âge  de  l'auteur  :  «  L'imagination 
d'un  enfant  est  saine,  et  l'imagination  mûre  d'un  honnue  est  saine  ; 
mais  il  y  a  un  moment  de  la  vie,  entre  ces  deux  termes,  où  l'âme 
fermente,  où  le  caractère  n'est  pas  formé,  où  le  chemin  de  la  vie 
n'est  pas  tracé,  où  l'ambition  a  la  vue  trouble.  »  On  me  pardonnera 
ces  citations  multiphées.  Elles  doivent  éclaircir  un  point  contesté 
d'histoire  littéraire.  Pour  beaucoup  de  lecteurs,  le  nom  de  Keats 
n'a  évoqué  pendant  longtemps  qu'un  souvenir  :  celui  d'un  poète 
délicat  et  soulficteux  qu'un  article  de  revue  a  fait  mourir  de  dou- 
leur. Cette  légende  a  désormais  fait  son  temps.  A  vrai  dire,  EiicUj- 
mion  tomba  avec  éclat.  En  août  1818,   le  BUickwood  Magiizine, 
dévoué  à  un  groupe  d'honnncs  de  lettres  ennemis  de  Leigh  Hunt, 
notamment  à  Walter  Scott,  saisit  cette  occasion  d'infliger  une  cor- 
rection éclatante  à  l'un  des  disciples  favoris  du  maître.  L'article 
qui  y  fut  publié,  et  qui  est  vraisemblablement  de  Lockhart,  le 
propre  gendre  de  Scott,  est  pis  qu'une  grossièreté  :  c'est  une  sot- 
tise. Faisant  allusion  aux  premières  études  de  Keats,  l'auteur  con- 
cluait en  ces  mots  :  «  Mieux  vaut  être  un  apothicaire  afïamé  qu'un 
poète  affamé  :  ainsi  retournez  à  votre  boutique,  monsieur  John! 
retournez  à  vos  emplâtres,  à  vos  pilules,  à  vos  onguens.  Mais,  au 
nom  du  ciel,  jeune  Sangrado,  soyez  un  peu  plus  ménager  des  sopo- 
rifiques dans  votre  profession  que  vous  ne  l'avez  été.  dans  vos  vers.  » 
Le  mois  suivant,  un  article  de  la  même  violence   parut  dans  la 
Quart erly  lieview,  le  jom'ual  redouté  et  écouté  de  Gifford  :  «  Si 
quelqu'un,  y  était-il  dit,  avait  le  courage  d'acheter  cette  Fiction 


JOHN    KEATS.  /jM 

poétique  et  la  patience  (que  nous  n'avons  pas  eue)  d'aller  au-delà 
du  premier  livre,  et  le  bonheur  (que  nous  n'avons  pas  eu  non  plus) 
d'y  trouver  un  sens,  nous  le  conjurons  de  ne  pas  nous  laisser 
ignorer  ce  succès...  »  Le  coup  était  rude  pour  un  débutant.  Tous 
ses  amis  crurent  Keats  gravement  atteint.  Aussi,  quand  il  mourut 
àPiome,  moins  de  trois  ans  après,  Shelley,  Byron,  d'autres  encore, 
attribuèrent-ils  sa  fm  à  l'accueil  brutal  fait  à  son  premier  poème. 
Dans  son  indignation  généreuse,  l'un  écrivit  cette  magnifique  élégie 
d'Adonais,  le  plus  admirable  hommage  qui  ait  jamais  été  rendu 
par  un  poète  à  un  poète,  dans  laquelle  il  vouait  ceux  qu'il  appelait 
ses  assassins  à  une  éternelle  infamie.  L'autre,  dans  une  strophe  de 
Ik)?i  Juan,  presque  aussi  ironique  pour  le  poète  que  pour  ses  cri- 
tiques, contribuait  à  affermir  cette  même  légende,  qui  devait  rester 
pendant  plus  d'un  quart  de  siècle  un  des  lieux-communs  de  la  cri- 
tique littéraire,  jusqu'au  jour  où  la  publication  des  lettres  de  Keats 
en  fit  bonne  justice.  Certes,  il  n'eût  pas  été  auteiu",  s'il  fût  resté 
insensible  à  d'aussi  violentes  attaques.  Même  il  eut,  dans  le  premier 
moment,  une  impression  de  dégoût  et  parla  de  renoncer  à  la  litté- 
rature. Mais  cet  abattement  fut  court.  «  Les  critiques  que  je  me 
fais  à  moi-même,  écrivit-il,  m'ont  fait  sans  comparaison  plus  de 
mal  que  celles  des  revues...  Ce  n'est  qu'une  question  de  temps  : 
je  crois  que  je  serai  parmi  les  poètes  anglais  après  ma  mort;  »  et, 
sans  tarder,  il  se  remit  à  l'œuvre. 

IL 

Mais  avant  de  le  suivre  dans  ses  nouvelles  tentatives,  il  importe 
ùe  s'arrêter  un  moment  sur  les  premières  :  d'abord  parce  que  Ny- 
pirion  est  expliqué  et  préparé  par  Endymioii  ;  ensuite,  parce 
qu'il  y  a,  même  dans  End\pnion  et  dans  les  premiers  poèmes,  parmi 
beaucoup  de  longueurs  et  de  fatras,  de  véritables  beautés. 

Je  trouve  dans  une  lettre  de  Keats  un  mot  qui  résume  assez  bien 
toute  cette  première  période  de  sa  vie  poétique  :  u  Oh  !  qui  me  don- 
nera, s'écrie-t-il,  une  vie  de  sensations  plutôt  que  de  pensées?  » 
De  fait,  c'est  la  sensation,  ou,  si  l'on  veut,  le  sentiment  qui  tient 
la  première  place  dans  cette  jeunesse  de  Keats  ;  ce  qui  y  manque 
le  plus,  ce  qu'il  semble  avoir  évité  avec  autant  de  soin  que  d'autres 
ont  mis  d'ardeur  à  le  poursuivre,  c'est  la  pensée.  Voyez-le,  tel  que 
l'ont  peint,  à  cette  époque,  Haydon  et  Leigh  Hunt  :  petit,  nerveux  ; 
le  cou  jeté  en  avant,  comme  dans  une  attente  continuelle  ;  les  traits 
mobiles  ;  la  bouche  grande  et  frémissante;  le  front  large  ;  le  regard 
profond  et  brillant,  u  l'œil  d'une  prêtresse  de  Delphes  qui  a  des 
^dsions.»  Toute  son  apparence  dénote  un  être  prompt  à  s'émouvoir, 


hV2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  jouir,  à  souHrir.  Il  a  rimagination  vive  et  sensuelle.  Un  jour, 
pour  mieux  apprécier,  comme  il  dit,  «  la  délicieuse  fraîcheur  du 
vin  de  Bordeaux  dans  toute  sa  gloire,  »  il  se  couvre  la  gorge  et  la 
langue  de  poivre  de  Cayenne.  Une  autre  fois,  il  se  donne  la  joie 
d'écrire  des  veis  en  tenant  un  fruit  dans  sa  bouche.  L'excitation 
des  sens  lui  est  un  moyen  d'activer  la  faculté  poétique.  «  Qu'on  me 
donne  des  livres,  des  fruits,  du  vin  de  France,  un  beau  temps,  et 
un  peu  de  musique  dans  la  campagne,  jouée  par  un  musicien  in- 
connu,., et  je  suis  homme  à  passer  tout  l'été  tranquillement,  sans 
me  soucier  beaucoup  du  gros  roi  de  France,  de  notre  gros  régent 
ou  du  duc  de  ^Velling•ton.  »  IM  a  longtemps  qu'on  l'a  remarqué  : 
Keats  est  plein  de  vers  savoureux,  de  ces  vers  qui  font,  si  l'on  peut 
dire,  venir  l'eau  à  la  bouche.  Personne  n'a  décrit  mieux  que  lui, 
avec  un  soin  et  une  prédilection  plus  marqués,  les  impressions  du 
goût  et  du  toucher.  Personne  n'a  eu  un  vocabulaire  plus  luxueux 
pour  tout  ce  qui  est  des  sens.  Il  abonde  en  mots  rares  et  cherchés 
pour  décrire  les  odeurs,  les  sons,  les  couleurs.  Beaucoup  de  ses 
courtes  pièces  ne  sont  faites  que  de  sensations,  notées  dans  une 
langue  singulièrement  précise  et  riche.  L'idée  ne  lui  venait  pas 
qu'une  sensation  est  chose  moins  relevée  qu'un  sentiment  ou  une 
idée  :  il  avait  devant  de  belles  formes,  de  beaux  sons,  de  belles 
couleurs,  ce  tressaillement  de  l'artiste  dont  l'àme  est  comme  en- 
vahie d'un  coup  et  qui  ne  songe  ni  à  régler  ses  impressions  ni  à  les 
raisonner.  Même  l'extase  a  toujours  chez  lui  quelque  chose  de  la 
pâmoison,  et  dans  ceux  de  ses  poèmes  qui  semblent,  à  première 
vue,  les  plus  éloignés  de  toute  réalité,  souvent  une  impression 
sensuelle  vient  rompre  brusquement  la  trame  éthérèe  des  rêves. 
Dans  VOde  fameuse  au  rossignol,  c'est  ce  cri  involontaire  :  «  Oh! 
qui  me  donnera  une  gorgée  d'un  vin  longtemps  refroidi  dans  la 
terre  profonde,  d'un  vin  qui  sente  Flora  et  la  campagne  verte,  la 
danse,  et  les  chansons  provençales,  et  la  joie  ensoleillée?  Oh!  qui 
me  donnera  une  coupe  pleine  du  chaud  Midi  !  » 

De  pareilles  impressions,  quand  elles  s'emparent  de  lui,  l'absor- 
bent entièrement.  Tous  les  témoignages  de  ses  amis  s'accordent  à 
le  représenter  comme  le  plus  sensible,  et,  si  je  puis  dire,  le  plus 
frémissant  des  hommes.  Devant  un  beau  paysage,  devant  un  rayon 
de  soleil  ou  de  lune,  il  n'était  plus  son  maître.  Lui,  si  calme,  si 
rassis  dans  la  conversation,  devenait,  dans  la  campagne,  semblable 
à  un  homme  ivre.  Haydon  nous  dit  que  le  bourdonnement  d'une 
abeille,  la  vue  d'une  fleur,  le  miroitement  du  soleil  faisait  trembler 
tout  son  être  :  ses  yeux  brillaient,  sa  joue  s'echaulfait,  ses  lèvres 
frissonnaient.  Il  nous  a  décrit  lui-même,  dans  un  beau  sonnet,  la 
joie  qu'il  trouvait  à  quitter  la  ville,  à  s'élancer  librement  dans  la 


JOHN    KEATS.  •  /il 3 

campagne,  en  pleine  nature,  à  se  laisser  tomber  dans  les  herbes 
drues,  et  là,  couché  tout  de  son  long,  à  Ure  u  une  débonnaire  et 
douce  histoire  d'amour;  »  puis  à  regarder  les  nuages  vaguer  au 
ciel  et  à  laisser  passer,  entièrement  heureux,  la  journée,  s'écoulant 
<(  comme  une  larme  d'ange,  qui  tombe  dans  l'éther  lumineux 
silencieusement.  »  —  «  La  poésie  de  la  terre  n'est  jamais  morte,  » 
dit-il  ailleurs.  Il  l'a  comprise,  cette  poésie,  avec  l'emportement  et  les 
ardeurs  d'un  amant.  Il  a  mis  de  la  sensualité  dans  son  ado  ratio  a 
du  soleil  et  du  midi,  de  cette  patrie  idéale  où  il  n'était  pas  ne  et 
qu'il  ne  devait  voir  que  pour  y  mourir. 

De  même,  une  noble  action,  une  belle  pensée,  en  vers  harmo- 
nieux, retentissait  dans  toute  sa  personne  :  sa  bouche  frémissait  et 
ses  yeux  se  remplissaient  de  larmes.  Une  fois,  il  lui  arrive  de  lire 
l'épisode  de  Paolo  et  de  Francesca  dans  la  Divine  comcdie  :  aus- 
sitôt il  a  un  rêve  qui  le  transporte  :  «  Ce  fut,  dit-il,  l'un  des  plai- 
sirs les  plus  vifs  de  ma  vie.  Je  flottais  dans  l'atmosphère  tourbil- 
lonnante, comme  il  est  dit  dans  le  poème,  avec  une  belle  créatun;, 
dont  les  lèvres  étaient  jointes  aux  miennes,  à  ce  qu'il  me  semblait, 
pour  un  siècle  ;  et,  au  milieu  de  ce  froid  et  de  cette  obscurité  de 
l'enfer,  j'avais  chaud;  des  arbres  éternellement  fleuris  s'élevaient, 
et  nous  nous  reposions  sur  eux  avec  la  légèreté  d'un  nuage,  jus- 
qu'à ce  que  le  vent  nous  emportât  ailleurs...  Oh!  puissé-je  rêver 
ainsi  toutes  les  nuits!  )> 

Une  pareille  nature  morale  fait  songer  un  lecteur  français  à  Rous- 
seau, à  ce  Rousseau  que  Keats  a  si  profondément  méconnu.  Beau- 
coup de  critiques  anglais,  dont  Matthew  x\rnold  et  M.  Sidney  Colvin, 
voient  dans  cette  extrême  sensibilité  aux  impressions  du  dehors 
l'un  des  caractères  de  la  race  celtique,  et  en  concluent  volontiers 
que  Keats  avait  du  sang  des  Celtes  dans  les  veines.  Quoi  qu'il  en 
soit,  il  a  été  avant  tout,  dans  sa  première  jeunesse,  l'homme  de 
ses  impressions.  11  a  conçu  le  poète  comme  un  être  mobile  et  do- 
cile, jouet  complaisant  des  choses  du  dehors,  une  âme  semblable 
à  une  flanjme  vacillante,  se  courbant  au  moindre  souflle.  La  faculté 
de  sentir  et  d'imaginer  des  sensations  est  prépondérante  en  lui. 
Elles  retentissent  si  vivement  en  sa  nature  qu'il  n'a  ni  le  temps  ni 
le  désir  de  les  régler,  et  qu'il  se  laisse  emporter  à  l'impression  du 
moment  sans  tenter  de  résistance.  On  ne  peut  s'empêcher  de  son- 
ger, quand  on  essaie  de  se  rendre  compte  de  son  imagination,  à 
ces  fontaines  merveilleuses  qu'il  a  décrites  dans  Endifuiion^  f(ui 
se  transforment  instantanément  en  mille  objets  divers  et  revêtent 
mille  formes  inattendues.  Voici  que  l'onde  mobile  prend  la  forme 
d'un  saule-pleureur,  puis  celle  d'une  naïade  ;  puis  c'est  un  cygne, 
que  ce  féerique  jet  d'eau  ;  puis  il  devient  un  chêne  majestueux,  et 


hih  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  voici  enfin  qui  s'é})anoiiit.  au  souffle  du  vent,  en  une  cathédrale 
gothique. 

Cette  sensibilité  si  vive  l'a  fait  beaucoup  souffrir.  Si  riche  qu'on 
suppose  une  organisation  de  ce  genre,  elle  est  toujoius  sujette  à 
des  heures  de  lassitude  et  de  vide.  Quand  l'enchantement  cessait. 
quand  la  faculté  poétique  s'arrêtait  pour  quelques  heures,  per- 
sonne n'était  plus  inquiet,  plus  découragé,  plus  dépourvu  de  res- 
soit  ;  «  En  vérité,  écrit-il  un  jour,  j'ai  le  tempérament  horriblement 
maladif,.,  c'est  là,  sans  aucun  doute,  le  grand  ennemi  et  la  pierre 
d'achoppement  que  j'ai  à  craindre.  »  Ce  que  ne  pouvaient  faire  ici 
le  Blackaood  Magazine  ni  la  (hKtrlerly lîccieiT,^:^^^-^^^  se  chargeait 
de  le  fau'e  lui-même.  Son  imagination  tombait  avec  sa  sensibilité, 
A'étant  plus  provoquée  ni  surexcitée,  elle  se  refusait  à  produire. 
En  de  pareilles  heures,  il  sentait  grandir  en  lui  une  révolte  :  il 
était  né,  disait-il,  pour  être  un  ange  rebelle,  et  l'occasion  seule 
lui  avait  manqué.  Il  s'avouait  avec  rage  que  le  moindi-e  obstacle 
pro\  oqiiait  en  lui  des  colères  «  dignes  dune  tragédie  de  Sophocle.  » 
Il  devenait  soupçonneux  et  méfiant  :  «  J'ai  passé  ma  vie,  disait-il 
une  fois,  à  soupçonner  tout  le  monde.  »  11  faut  ajouter  bien  vite,  à 
son  honneur,  qu'il  n'en  a  jamais  rien  laissé  percer  au  dehors  :  nul 
n'a  été  plus  généreux  et  plus  noble  dans  ses  relations  avec  ses  amis. 
Mais  la  souffrance  intérieure  n'en  était  pas  moins  vive,  et  la  plaie 
ne  s'est  jamais  entièrement  fermée.  A  force  d'ouvrir  son  âme  in- 
distinctement à  toutes  les  impressions  fugitives,  il  en  était  venu  à 
ne  plus  distinguer  entre  les  maux  légers  et  les  graves,  entre  les 
imaginaires  et  les  réels.  Même,  les  douleurs  imaginaires  le  frap- 
paient plus  vivement  que  les  autres,  et  il  le  constatait  avec  mélan- 
colie. Quand  son  frère  se  maria  et  quitta  l'Angleterre,  il  écrivait  à 
ua  ami  intime  :  «  Le  départ  de  mon  frère  pour  l'Amérique  ne  me 
cause  pas  la  moindre  excitation,  et  je  me  sens  un  cœur  de  pierre 
quand  je  pense  à  son  mariage.  »  Il  se  reprochait  durement  cette 
froideur  involontaire.  11  s'en  voulait  de  n'être  pas  plus  ému,  plus 
prompt  à  compatir  aux  malheurs  de  ceux  qu'il  aimait,  à  se  réjouir 
de  leurs  joies.  11  en  venait  à  se  confesser  franchement  à  sou  ami 
Bailey  sur  ce  point  :  «  S'il  vous  arrivait  de  constater  de  la  froideur 
en  moi,  ne  l'attribuez  pas  à  un  manque  de  cœur,.,  car  je  vous  as- 
sure qu'il  m'arrive  parfois  de  ne  pas  sentir  l'influence  d'une  pas- 
sion ou  d'une  affection  pendant  toute  une  semaine,  et  aussi  long- 
temps que  cet  état  dure,  j'ai  des  soupçons  sur  moi-même  et  sur  la 
vérité  de  mes  sentimens  à  d'autres  momens  :  je  les  considère  alors 
comme  de  stériles  larmes  de  tragédien.  )>  Pour  qui  a  pratiqué  keats 
et  a  vécu  dans  l'intimité  de  sa  pensée,  un  pareil  aveu  est  presque 
tragique  lui-même. 


l 


JOHN    KEA1\S.  /il 5 

Mais  on  se  tromperait  fort  si  Ton  clierciiait  réclio  de  pareilles  soul- 
Irances  dans  ses  vers.  Outre  un  orgueil  naturel  qui  lui  interdisait 
des  épanclieniens  de  ce  genre  et  qui  lui  a  fait  cacher  même  à  ses 
meillem's  amis  un  amour  qui  l'a  tué,  il  croyait,  au  moment  où  il 
écrivait  Endymion,  que  la  muse  ne  doit  jamais  être  la  confidente 
des  douleurs  du  poète.  La  poésie  n'était,  à  ses  yeux,  qu'une  suite 
de  riches  et  somptueuses  tapisseries,  hrodées  sur  le  canevas  des 
impressions  journalières.  A  aucun  prix,  l'homme  ne  doit  transpa- 
raître sous  le  poète.  Que  m'importe,  à  moi  lecteur,  d'où  vous  sont 
venus  vos  imagmations  et  vos  rêves?  Que  m'importent  les  lar- 
mes et  les  abattemens  dont  vous  avez  payé  le  droit  de  méblouir 
par  des  fonnes  belles  et  des  vers  sonores  ?  La  poésie  n'a  pas  pour 
rôle  d'émouvoir  par  la  peinture  de  nos  souffrances  et  de  nos  joies 
communes.  Elle  est  une  création  de  scènes  idéales  et  de  person- 
nages imaginaires,  auxquels  on  n"a  le  droit  de  demander  qu'une 
chose,  qui  est  de  donner  l'impression  de  la  beauté.  L'homme  le 
moins  capable  d'avoir  écrit  Cldlde  Ilarold,  c'est  Keats.  Celui  de 
tous  les  poètes  anglais  qui  fait  le  plus  songer  à  l'auteur  de  la  Reine 
des  fies,  c'est  l'auteur  d'Endijinion. 

Spenser  et  les  poètes  lyriques  contemporains  de  Shakspeare  ont 
été  les  inspirateurs  des  premiers  poèmes  de  1817.  Le  moyen  âge 
et  la  chevalerie  ;  un  monde  idéal  où  la  vie  serait  toujours  bonne  ; 
la  joie  qu'éveille  en  nous  le  spectacle  de  la  nature;  l'amitié  enhn, 
—  tels  sont  les  thèmes  que  Keats  développe,  non  sans  éclat,  mais 
aussi  non  sans  monotonie.  Si  quelques  pages  doivent  rester  de  ce 
premier  recueil,  ce  sont  quelques  vives  et  fraîches  descriptions: 
déjà  le  poète  s'engage  dans  la  voie  qui  sera  définitivement  la  sienne. 
Mais  la  meillem^e  preuve  qu'il  tâtonne  encore,  ce  sont  des  retours 
de  déclamation  et  de  rhétorique.  Se  ligure-t-on  l'auteur  d"//^/><'r/o/« 
écrivant:  «  Je  serais  un  monstre,  un  làciie,sije  sourcillais  en  expri- 
mant ce  que  j'ai  osé  penser  !  Ah  !  que  plutôt  je  roule  comme  un  fou 
par-dessus  quelque  abîme  ;  que  le  chaud  soleil  fonde  mes  ailes  dé- 
daliennes,  et  me  précipite,  convulsé  et  la  tête  en  avant!  »  Rien  ne 
ressemble  moins  à  Keats  que   ce  jeune  romantique  qui  montre  le 
poing  aux  étoiles.  Si  l'on  ajoute  à  cela  des  vulgarités,  du  mauvais 
goût  à  la  Leigh  Hunt  ;  une  allure  négligée  du  vers  ;  enfin  une  inco- 
hérence singulière  dans  les  iuiages,  on  aura  un  aperçu  des  défauts 
du  livre.  Les  qualités  en  sont  celles  qu'il  va  développer  dans  Endij- 
mioii:  la  splendeur  des  visions;  un  style  cherché,  mais  éclatant  et 
sonore;  enhn  et  sm-tout,  le  pouvoir  de  personnifier  des  forces  na- 
turelles ou  les  sentimens  de  l'homme  en  des  créatures  idéales,  mi- 
divines  et  mi-hmnaines,  semblables  à  l'Adonis  ou  à  la  Psyché  des 
poètes  antiques. 


Alb  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  mythologie  grecque  fournissait  un  cadre  merveilleux  pour 
le  développement  d'un  pareil  don.  jNuUe  part,  Keats  ne  devait 
trouver  plus  de  faciles  et  charmantes  occasions  de  personnifier  l'ado- 
lescence inquiète,  la  beauté  triomphante,  et  l'amour,  a  dieu  du 
sang  qui  brûle,  des  cheveux  défaits,  des  seins  nus  qui  palpitent.  » 
Cette  Grèce  des  contemporains  de  Shakspeare,  des  Marlowe,  des 
Greene  et  des  Herrick;  cette  Grèce  qu'il  voyait  à  travers  quelques 
iiyitateurs  de  Lycophron  et  de  Gallimaque,  à  travers  la  Fidèle  ber- 
gère de  Fletcher  et  l'tloinme  da/is  lu  lune  de  Diayton  ;  cette  Grèce 
un  peu  conventionnelle  et  afïadie,  qu'il  reconstituait  d'après  Lem- 
prière,  tel  a  été  le  point  de  départ  de  Keats.  Il  ne  savait  pas  le 
grec;  il  n'a  cherché  les  élémens  de  son  Endijmion  ni  dans  Théo- 
cri  te,  ni  dans  Apollonius  de  Rhodes^  ni  dans  Lucien  ou  Pausanias, 
qui  ont  tous  parlé  de  cette  même  légende.  Sur  quelques  élémens 
empruntés  à  Lemprière  et  aux  poètes  du  xvi^  siècle,  il  a  brodé  une 
fable,  à  laquelle  viennent  s'en  mêler  plusieurs  autres  :  celle  de  Pan, 
celle  de  Vénus  et  Adonis,  celle  d'Alphée  et  d'Aréthuse,  celle  de 
Glaucus  et  de  Scylla.  De  tout  cela,  enrichi  et  développé,  il  a  formé 
une  œuvre  éclatante,  luxuriante  et  débordante,  où  l'imagination 
prédomine  aux  dépens  de  la  pensée. 

Sur  les  flancs  du  Latraos,  dans  une  forêt,  des  bergers  célèbrent 
la  fête  de  Pan.  Le  poète  nous  décrit  longuement  la  pompe  des  cor- 
tèges et  des  cérémonies  religieuses.  Il  y  a  beaucoup  de  fraîcheur 
et  de  charme  dans  ce  début  :  il  y  a  aussi,  pour  tout  dire,  un  peu 
de  mièvrerie  :  ces  vierges  pâlissent  et  tremblent  trop  aisément  ;  ces 
bergers  u  bien  vêtus  »  et  portant  u  des  flûtes  à  bout  d'ébène  »  nous 
font  songer  à  des  bergers  d'églogues,  dans  le  goût  du  siècle  précé- 
dent. Il  me  semble  qu'on  n'a  pas  assez  noté  les  origines  de  la  poé- 
sie de  Keats  :  elle  n'est  pas  si  entièrement  originale  qu'on  veut 
bien  le  du"e.  Gomme  il  v  a  du  Parnv  en  Chénier,  il  v  a  du  Beattie  en 
lui.  Un  poète,  si  personnel  qu'on  le  suppose,  n'échappe  guère  à 
certaines  influences,  qu'il  lui  faut  subir  avant  de  les  dépasser^  et 
il  n'est  pas  difficile  d'en  retrouver  plusieurs  dans  Endyniion,  qui 
rattachent  le  poème  au  xviii^  siècle  par  les  racines.  Gela  dit,  il  faut 
ajouter  bien  vite  que  ni  Beattie,  ni  Thompson,  ni  aucun  prédéces- 
seiu"  de  Keats  n'eût  écrit  ce  magnifique  hymne  à  Pan,  qui  est  comme 
la  perle  du  premier  livre  : 

u  0  toi  qui  écoutes  le  bruit  clair  que  font  les  ciseaux,  tandis 
que,  de-temps  à  autre,  vers  ses  compagnons  tondus,  un  bélier  s'en 
retourne  en  bêlant  ;  toi  qui  sonnes  du  cor,  quand  les  sangliers  au 
sauvage  boutoir,  qui  ruinent  les  tendres  épis,  me.ttent  en  rage  notre 
chasseur;  toi  qui,  de  ton  souffle,  protèges  nos  fermes,  pour  en 
écarter  les  nielles  et  tous  les  maux  quamène  la  tempête  ;  auteur 


JOHX    KKAÏS.  417 

étrange  de  bruits  indéfinissables,  qui  viennent,  s'éteignant,  par 
les  campagnes  sonores,  et  se  meurent  tristement  sur  les  landes 
stériles  ;  gardien  redoutable  des  portes  mystérieuses  qui  condui- 
sent à  l'universel  savoir  ;  regarde,  fils  puissant  de  Dryope,  tous 
ceux  qui  sont  venus  t'offrir  leurs  vœux,  le  front  ceint  de  feuil- 
lage !  j) 

11  y  a  déjà  dans  tout  ce  passage  ce  sentiment  profond  d'une  cer- 
taine mythologie  grandiose  et  voilée,  peut-être  moins  grecque  qu'on 
ne  le  suppose,  mais  à  coup  sûr  infiniment  poétique,  et  dont  le 
Centaure  de  Maurice  de  Guérin  peut  nous  donner  en  France  quel- 
que idée. 

Tandis  que  les  bergers  du  Latmos  célèbrent  les  mystères  de  Pan, 
leur  roi  lindymion  est  atteint  d'une  incurable  mélancolie.  Sa  sœm* 
Peona  le  presse  de, lui  en  confier  le  secret;  il  lui  avoue  alors  son 
amour  pour  une  femme,  une  déesse  peut-être,  qu'il  a  vue  en  rêve, 
et  dont  le  souvenir  le  poursuit.  Tous  les  reproches  de  Peona  sur 
ce  cliimérique  amour  n'y  font  rien.  Endymion  se  meurt  de  regret. 

Dans  le  second  livre,  il  se  met  à  la  recherche  de  cette  mysté- 
rieuse beauté.  Une  nymphe,  déguisée  en  papillon,  lui  sert  de  guide. 
11  visite  tout  d'abord  le  monde  souterrain,  le  monde  étrange  des 
grottes,  des  cavernes,  de  l'or,  du  saphir  et  du  marbre.  Keats  nous 
en  décrit  longuement  les  horreurs  et  les  magnificence 3.  Dans  ce 
voyage,  son  héros  rencontre  successivement  Adonis  et  Vénus,  puis 
Cybèle:  «la  mère  des  dieux,  Cybèle,  seule,  toute  seule,  dans  un 
sombre  char  :  un  vêtement  noir  jeté  sur  son  corps  majestueux;  le 
front  pâle  comme  la  mort,  couronné  de  tourelles.  Quatre  lions  à 
la  large  crinière  traînent  les  roues  indolentes...  Silencieuse  passe 
la  reine,  comme  une  ombre,  et  elle  s'évanouit  sous  une  arche 
obscure.  »  Puis,  après  avoir  entrevu  de  nouveau  son  amante  in- 
connue, il  parcourt  la  région  des  fleuves  souterrains,  où  il  ren- 
contre Alphée  avec  son  Aréthuse.  Ensuite  «  il  se  tourna,  —  il  vint 
un  son  puissant;  il  marcha,  —  il  vint  une  lumière  plus  froide  :  alors 
il  se  dirigea  vers  elle  par  un  sentier  sablonneux,  et  voici  qu'en 
moins  de  temps  qu'un  instant  ne  fuit,  les  visions  de  la  terre  furent 
parties  et  envolées  :  il  aperçut  le  gigantesque  océan  au-dessus  de 
sa  tète.  » 

A  partir  du  troisième  livre,  le  héros  qui,  jusque-là  ne  s'est  inté- 
ressé qu'à  ses  propres  souffrances,  prend  part  à  celles  des  autres. 
Il  rencontre  au  fond  de  la  mer  le  vieillard  Glaucus,  assis  sur  un 
roc,  «  un  tapis  d'herbes  sous  ses  pieds  maigres  et  froids.  »  Glau- 
cus lui  conte  comment  il  a,  dans  sa  jeunesse,  aimé  une  nymphe. 
Scylla;  comment  Scylla  a  été  tuée  par  Circé,  jalouse  ;  conmient  lui- 
même,  pour  avoir  cédé  à  l'amour  de  Circé,  est  devenu,  par  un  juste 
TOME  xa\.  —  1889.  27 


Z|18  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cliâliniciit,  vieux  et  cassé;  cooinient  il  pourra  entin,  à  l'aide  d'un 
étranger  mystérieux,  retrouver  Scylla  et  recouvrer  sa  jeunesse. 
Or  cet  étranger  n'est  autre  qu'Endymion.  Glaucus  se  «rend  avec  lui 
dans  un  palais  sous-marin  où,  depuis  des  siècles,  il  a  couché  côte 
à  côte  les  jeunes  hommes  et  les  jeunes  femmes  qui  se  sont  noyés 
par  amour.  Endymion  les  ressuscite,  et,  avec  eux,  la  malheureuse 
Scylla.  Tous  ensemble  vont,  dans  un  élan  de  reconnaissance,  rendre 
honniiage  au  roi  Neptune. 

Au  livre  suivant  et  dernier,  Endymion  erre  de  nouveau  solitaire, 
quand  il  rencontre  une  jeune  Indienne,  qui  lui  raconte,  elle  aussi, 
ses  malhem's.  Ce  récit,  purement  épisodique,  est  la  meilleure  par- 
tie d'Endi/niioji  :  c'est  une  sorte  d'orientale  à  la  Henri  Heine,  tantôt 
mélancolique,  tantôt  éclatante  et  joyeuse.  L'héroïne  rappelle  com- 
ment elle  a  suivi,  dans  sa  course  errante,  le  dieu  Bacchus  (1)  :  «  Par 
les  larges  rivières  et  les  hautes  montagnes,  nous  allions;  et,  sauf 
quand  Bacchus  se  retmiit  dans  sa  tente  de  lierre,  haletans,  bon- 
dissaient le  tigre  et  le  léopard,  avec  les  éléphans  d'Asie;  en  avant 
allaient  des  myriades  d'êtres,  chantant  et  dansant,  avec  les  zèbres 
rayés,  les  chevaux  lustrés  et  fringans  de  l'Arabie,  les  alligators  aux 
pieds  palmés,  les  crocodiles  portant  sur  leurs  dos  écaillés,  en  files, 
des  enfans  potelés  et  rieurs,  imitant  la  manœuvre  des  matelots  et 
le  labeur  des  robustes  galériens  ;  avec  des  avirons  qui  sont  des 
jouets,  et  des  voiles  de  soie,  ils  glissent,  hisoucians  du  vent  et  de 
la  marée...  J'ai  vu  l'Oskienne  Egypte  s'agenouiller  devant  la  cou- 
ronne de  vigne  tressée  !  J'ai  vu  l'Abyssinie  aride  se  le\  er  et  chan- 
ter au  bruit  des  cymbales  d'argent  !  J'ai  vu  la  vendange  victorieuse 
envahir  de  sa  chaleur  la  vieille  et  sauvage  Tartarie  I  Les  rois  de 
l'Inde  abaissent  leurs  sceptres  ornés  de  joyaux,  et,  de  leurs  tré- 
sors, ils  répandent  une  pluie  de  perles  :  du  haut  de  son  ciel  mys- 
tique, le  grand  Brahma  gémit,  et  tous  ses  prêtres  se  lamentent, 
devenus  tout  pâles  devant  le  regard  du  jeune  Bacchus.  » 

Endymion,  devenu  éperdument  amoureux  de  la  jeune  Indienne, 
oublie  pour  elle  la  déesse  mystérieuse.  Mais  il  se  trouve  qu'en 
somme  la  déesse  et  l'Indienne  n'étaient  qu'une  seule  et  même  per- 
sonne, à  savou'  :  Cynthia  ou  Diane,  à  laquelle  Endymion  finit  par 
être  réuni  pour  jamais. 

Le  lectem"  n'est  pas  sans  s'être  aperçu,  même  à  travers  cette 
maigre  et  ingrate  analyse,  du  défaut  essentiel  de  l'œuvre  :  je  veux 
dire  le  manque  d'unité.  11  n'y  a,  en  vérité,  ni  plan,  ni  idée  mai- 
tresse.  C'est  une  suite  de  tableaux  brillans,  les  uns  charmans,  les 


(1)  Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  rappeler  que  la  description  du  cortège  de  Bacchus  a 
été  inspirée  par  le  tableau  fameux  de  Titien,  à  la  x^'ational  Gallery. 


JOll.X    KEAÏS.  Ili9 

autres  vagues,  dont  le  sens  final  nous  échappe.  Car  enfin,  qu'est-ce 
que  le  poème  d'E/idt/7nio/i?  Est-ce  une  pure  féerie?  Est-ce  une 
allégorie?  Est-ce  un  poème  philosophique  à  la  façon  de  YAlaslor 
de  Shelley?  Est-ce  tout  cela  à  la  fois?  Si  c'est  une  féerie,  si  l'œuvre 
doit  être  jugée  comme  une  pure  fantaisie,  il  est  permis  de  la  trou- 
ver un  peu  longue.  Il  y  a,  certes,  des  morceaux  parfaits  ;  il  y  a  une 
belle  souplesse  de  l'imagination;  on  reconnaît  l'homme  qui  écri- 
vait :  «  La  poésie  doit  venu*  aussi  naturellement  que  les  feuilles 
aux  arbres,  ou  ne  pas  venir  ;  »  il  y  a  un  don  tout  spenserien 
pour  créer  et  combiner  des  formes  et  des  couleurs,  —  quelque 
chose  comme  le  talent  d'un  peintre  qui  aurait  méconnu  sa  vocation 
et  se  serait  fourvoyé  dans  la  poésie.  Mais  il  y  a  bien  des  longueurs 
et  bien  des  bavochures.  Dès  18"20,  Jeffrey,  comparant  dans  la  lie- 
vue  d'Edimbourg  Keats  à  ses  modèles,  Fletcher,  Ben  Jonson  et 
Milton.  constatait  que  chez  les  uns  l'imagination  est  tenue  en  bride 
par  le  jugement,  au  lieu  qu'elle  est  toute-puissante  et  comme  dé- 
chaînée cliez  l'autre.  Keats  lui-même  comparait  l'esprit  de  l'auteur 
d'Eudijnu'oH  u  à  un  jeu  de  cartes  éparpillé.  »  Ce  qui  lui  manquait 
encore,  en  1817,  c'était  donc  cette  parfaite  possession  et  sobriété 
de  l'imagination  qu'il  devait  acquérh-  dans  Hyper  ion.  Mais  il  lui 
manquait  autre  chose  encore  :  à  savoir,  un  peu  de  philosophie.  Car 
il  importe  de  constater,  pour  détruu*e  une  illusion  encore  com- 
mune, que  si  Endijmion  n'est  pas  une  pure  féerie,  il  n'est  rien. 
On  nous  dit,  il  est  vrai,  et  M.  Sidney  Colvin  semble  croire,  qu'il  y 
a  une  pensée  morale  cachée  sous  cette  trame  brillante.  Endymion 
personnifierait  l'àme  himiaine  en  quête  de  la  beauté  éternelle,  et 
ce  serait  une  sorte  de  mythe,  assez  semblable  à  celui  de  Psyché, 
que  cette  longue  poursuite,  à  travers  quatre  li\Tes,  d'une  déesse 
toujours  fuyante.  Mais  si  keats  a  jamais  songé  (ce  que  je  ne  crois 
pas,  car  il  n'en  est  nulle  part  question  dans  ses  lettres)  à  un 
mythe  de  ce  genre,  il  faut  avouer  qu'il  a  pris  un  soin  extrême  de 
le  dissimuler.  Car,  dans  un  poème  philosophique,  il  faut  des  per- 
sonnages philosophiques  :  un  Faust  ou  un  Méphistophélès,  un 
Manfred  ou  un  Prospero.  Or  je  vois  bien,  dans  Endymion,  de  gra- 
cieuses di\inités,  des  nymphes  et  des  bergers;  mais  qui  définira 
le  caractère  du  seul  personnage  proprement  dit  ?  qui  trouvera  rien 
d'humain,  c'est-à-du'e  de  philosopliique,  dans  End\  niion  ?  «  La 
nmsique  de  ce  nom  est  comme  entrée  dans  mon  ètre^,  »  nous  dit 
Keats.  Mais  quelques  syllabes  harmonieuses  ne  font  pas  un  carac- 
tère. Le  besoin  vague  d'aimer  une  déesse  ne  constitue  pas  un  per- 
sonnage. Endymion,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  n'est  pas  un  frère  de 
Manfred  ou  de  René;  son  mal  n'est  pas  le  Wellschmerz ;  sa  tris- 
tesBe  ne  vient  pas  d'un  effondrement  de  ses  croyances.  Toute  cette 


/l20  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mythologie  n'est  pas,  comme  dans  le  Promclhée  de  Shelley,  un 
voile  transparent  dont  le  poète  a  couvert  des  maux  plus  modernes. 
Klle  n'a  point  de  sens  caché;  elle  n'est  pas  un  symbole.  Nous  ne 
savons  pas  pourquoi  ces  dieux  pleurent  et  souffrent.  Cette  nature 
même  qu'on  nous  décrit  est  trop  loin  de  nous;  elle  est  trop  uni- 
formément merveilleuse  pour  nous  intéresser,  keats  ne  l'a  pas  con- 
çue, à  la  façon  de  Woodsvvorth,  conmie  un  reflet  de  Dieu,  ou,  à 
la  façon  de  Shelley,  comme  la  plus  belle  manifestation  de  la  raison 
parfaite.  11  a  v^u  cette  nature  idéale  avec  des  yeux  de  pur  artiste, 
comme  un  sculpteur  contemplerait  un  beau  corps.  11  s'est  amusé 
de  cette  vision,  sans  lui  chercher  de  sens  caché;  et  c'est  pourquoi 
sa  poésie  n'est  faite  que  pour  un  petit  nombre  d'hommes,  capables 
de  sensations  extrêmes  et  prolongées  comme  les  siennes,  capables 
surtout  de  n'y  chercher  qu'un  plaisir  de  l'imagination,  non  de  l'es- 
prit. Pour  le  commun  des  lecteurs,  Endyniio)i  sera  toujours  un 
rêve  impalpable,  une  ombre  flottante  qu'on  veut  étreindre  et  qui 
glisse  entre  les  doigts.  L'action  s'en  déroule  dans  un  pays  ma- 
gique, d'où  l'homme  est  absent,  et  où  règne  comme  un  clair-obscur 
continu.  Les  enchantemens  y  succèdent  aux  enchantemens,  les 
merveilles  aux  merveilles,  et  pourtant  l'intérêt  languit,  et,  faute 
d'un  sentiment  simple,  on  en  vient,  dans  ce  conte  des  Mille  et  une 
nuits,  à  regretter  Scheherazade. 

III. 

La  vie  devait  se  charger,  dans  l'année  qui  suivait  la  composition 
à'Endijinio/i,  de  ramener  Keats  v"ers  un  sentiment  plus  clair  et 
plus  net  de  la  réalité.  Mais  avant  même  qu'elle  lui  eût  imposé 
des  épreuves  décisives,  il  avait  pris  la  résolution  de  se  trans- 
former. Dès  le  mois  de  janvier  1818,  il  écrivait  à  ses  frères  : 
«  Je  crois  qu'un  petit  changement  s'est  fait  en  mon  esprit  dans  ces 
derniers  temps  ;  je  ne  puis  plus  supporter  d'être  sans  rien  faire, 
sans  m'intéresser  à  rien,  moi  qui  ai  été  pendant  si  longtemps  un 
être  purement  passif.  »  11  lit  assidûment  Shakspeare  ;  il  songe  à 
apprendre  le  grec  et  l'italien  ;  il  parle  de  demander  à  Hazlitt  des 
conseils  pour  l'étude  de  la  métaphysique.  II  écrit  à  Taylor  :  «  Je  ne 
sais  rien  —  je  n'ai  rien  lu.  Je  veux  suivre  les  conseils  de  Salo- 
mon  :  «  Instruisez-vous,  éclairez-vous.  »  Je  m'aperçois  que  les 
jours  de  jeunesse  sont  passés.  Je  m'aperçois  que  je  ne  puis  avoir 
de  joie  en  ce  monde  qu'en  m'instruisant  continuellement.  Je  m'a- 
perçois qu'il  n'y  a  rien  qui  vaille  la  peine  d'être  poursuivi  que 
ridée  de  faire  un  peu  de  bien  au  monde.  Certains  le  font  par  leur 
société;  certains  par  leur  esprit  ;  d'autres  à  force  de  bonté;  d'autres 


JOHN    KEATS.  Û2'l 

enfin  par  une  sorte  de  faculté  qu'ils  ont  de  communiquer  du  plai- 
sir et  de  la  gaîté  à  tous  ceux  qu'ils  rencontrent...  Il  n'y  a  qu'un 
moyen  pour  moi.  Mon  chemin  est  tout  tracé  à  travers  l'application, 
l'étude,  la  pensée.  Je  le  suivrai,  et,  dans  ce  but.  je  me  propose  de 
faire  une  retraite  de  quelques  années.  J'ai  balancé  pendant  quelque 
temps  entre  un  sens  raffiné  du  plaisir  esthétique  et  l'amour  de  la 
philosopMe ;  si  j'étais  fait  pour  l'un,  j'en  serais  heureux;  mais, 
comme  je  ne  le  suis  pas,  je  tournerai  mon  âme  vers  l'autre.  »  Le 
3  mai  de  la  même  année  1818,  il  écrit  à  son  ami  Reynolds  une 
admirable  lettre,  pleine  de  la  plus  haute  philosophie,  et  qui 
témoigne,  en  outre,  d'une  vue  très  claire  de  sa  propre  vie  morale. 
Il  va,  dit-il,  se  remettre  à  l'étude.  Il  a  compris  qu'aucun  savoir 
n'est  ennemi  de  la  poésie.  C'est  pourquoi  il  va  refaire  de  la  mé- 
decine. Il  n'est  plus  à  l'âge  des  penchans  et  des  répugnances  h'rai- 
sonnés,  qui  ne  sont  au  fond  que  des  puérilités.  Un  vrai  poète  doit 
tout  comprendre,  tout  aimer,  notamment  la  science  :  car  ((  elle  gué- 
rit de  lu  fièvre  et  nous  aide^  en  élargissant  notre  horizon,  à  alléger 
le  fardeau  du  grand  mystère.  »  Vers  ce  temps,  il  comprend  Huiulel 
pour  la  première  fois  ;  il  goûte  Milton  et  même  Wordsworth  ;  mais 
il  reproche  encore  à  ce  dernier  une  pliilosophie  trop  abstraite,  trop 
peu  humaine.  Il  commence  à  avoir  un  vrai  sentiment  de  la  pein- 
ture; il  goûte  Raphaël  et  s'éprend  des  primitifs  italiens.  Sa  con- 
ception de  la  vie  en  est  élargie  :  «  Je  compare,  écrit-il,  la  vie  hu- 
maine à  une  grande  demeure  contenant  beaucoup  de  chambres, 
dont  je  ne  puis  vous  décrire  que  deux,  les  portes  des  autres  étant 
encore  fermées  pour  moi.  La  première  dans  laquelle  nous  péné- 
trons est  la  chambre  de  l'enfonce,.,  où  nous  restons  aussi  long- 
temps que  nous  ne  pensons  pas.  Nous  y  demeurons  longtemps, 
et,  quoique  les  portes  de  la  deuxième  chambre  restent  grandes 
ouvertes,  laissant  passer  une  vive  lumière,  nous  ne  nous  soucions 
pas  de  nous  avancer  vers  elles  ;  à  la  fin  seulement  nous  y  sommes 
graduellement  attirés  par  l'éveil  du  principe  pensant  en  nous. 
Nous  n'entrons  pas  plus  tôt  dans  la  deuxième  chambre,  que  j'ap- 
pellerai la  chambre  de  la  pensée  vierge,  que  nous  sommes  grisés 
par  la  lumière  et  par  l'atmosphère.  Nous  ne  voyons  qu'agréables 
merveilles  et  songeons  à  nous  arrêter  là  pour  jamais,  dans  le  plai- 
sir. Cependant,  parmi  les  effets  que  produit  cet  ah'  que  nous  res- 
pirons, il  en  est  un  terrible  :  notre  regard  aiguisé  pénètre  dans  le 
cœur  et  dans  la  nature  de  l'homme  ;  nos  nerfs  sentent  que  le  monde 
est  plein  de  misère  et  de  désespoir,  de  douleur,  de  maladie  et 
d'oppression  ;  par  là  cette  chambre  de  la  pensée  vierge  s'obscurcit 
peu  à  peu,  et  en  même  temps,  de  tous  côtés,  beaucoup  de  portes 
s'ouvrent:   mais  elles  sont  toutes  dans  la  nuit  et  ne  conduisent 


/i!22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'à  la  nuit...  Si  nous  yivons  et  si  nous  continuons  à  méditer,  nous 
aussi  nous  explorerons  ces  noirs  passages.  » 

Keats,  hélas!  ne  devait  pas  aller  loin  dans  cette  exploration  qu'il 
rêvait.  Mais  c'est  beaucoup  de  l'avoir  tentée,  et  d'avoir  compris 
qu'il  y  a  des  étapes  nécessaires  dans  le  développement  de  l'àme, 
et  comme  une  prise  de  possession  très  lente  de  l'esprit  par  l'esprit. 
De  plus  en  plus,  l'importance  de  l'étude  de  l'homme  lui  apparais- 
sait. Il  écrivait  déjà  de  Teignmouth  :  «  C'est  une  belle  chose  qu'un 
paysage  ;  mais  la  nature  humaine  est  plus  belle.  »  Cette  impres- 
sion ne  cessa  de  s'accroître  pendant  un  voyage  qu'il  fit,  au  prin- 
temps de  1818,  avec  un  ami,  en  Ecosse.  Ce  pèlerinage  au  pays  de 
Burns  lui  fit  le  plus  grand  bien  :  quoique  le  paysage  du  ^"ord  de 
l'Angleterre  lui  semblât  a  anti-grec  et  anti-charlemagnesque,  » 
comme  il  dit  plaisamment,  il  lui  sembla  qu'il  prenait,  au  sortir  des 
livres,  comme  un  fortifiant  bain  de  nature.  Sa  santé,  un  peu 
ébranlée,  se  remettait  à  vue  d'oeil.  Malheureusement,  le  voyage 
finit  par  un  accident  :  il  fut  pris  d'un  mal  de  gorge  violent  qui  le 
fit  revenir  précipitamment  à  Londres.  Il  y  retrouva  son  frère  Tho- 
mas gi'avement  malade.  Au  mois  de  décembre  de  la  même  année, 
il  le  perdait. 

Cette  mort  laissait  Keats  à  lui-même,  son  autre  frère  étant  en 
Amérique,  et  sa  sœur  Fanny  étant  gardée  sévèrement  par  un  tu- 
teur grognon,  qui  lui  interdisait  de  la  voir.  Il  alla  vivre  à  Hamp- 
stead,  dans  le  voisinage  de  Leigh  Hunt,  avec  un  ami,  nommé 
Brown.  Tout  auprès,  habitait  une  veuve,  M'^  BraAvne,  avec  trois 
enfans,  dont  l'aînée,  Fanny,  était  une  jeune  fille  de  moins  de 
dix-neuf  ans.  Keats  la  rencontrait  souvent  dans  une  maison  amie. 
Elle  lui  ht  l'eiïet,  au  premier  abord,  d'une  coquette,  et  voici  com- 
ment il  la  décrit  dans  une  sorte  de  journal  qu'il  envoyait  régulière- 
ment à  son  frère  et  à  sa  belle-sœur  :  u  Elle  est  à  peu  près  de  ma 
taille,  avec  une  jolie  physionomie  du  genre  allongé  ;  elle  manque 
d'expression  dans  tous  ses  traits  ;  elle  s'arrange  pour  donner 
bon  air  à  ses  cheveux;  ses  narines  sont  très  jolies,  bien  qu'elles 
aient  l'air  de  soulTrir;  elle  a  la  bouche  quelconque;  elle  est 
mieux,  vue  de  profil  que  de  face  :  car  en  vérité  elle  n'a  pas  le 
visage  plein,  mais  pâle  et  maigre,  sans  qu'on  y  devine  un  os. 
Sa  tiùlle  est  très  gracieuse,  comme  ses  mouvemens;  ses  bras,  bien 
faits  ;  ses  mains,  médiocres;  ses  pieds,  passables.  Elle  n'a  pas  dix- 
sept  ans  (1);  mais  elle  ne  sait  rien  ;  elle  a  une  tenue  scandaleuse, 
vole  de  côté  et  d'autre,  dit  aux  gens  de  telles  impertinences  que 
le  mot  de  «  friponne  »  m'a  échappé  dernièrement  :  cela  ne  vient 

(1)  Elle  en  a\  ait,  eu  réalitJ-,  di.v-huit  et  demi. 


JOHN    KEATS.  /l'23 

pas,  à  mon  sens,  d'une  mauvaise  nature,  mais  d'une  envie  qu'elle 
a  d'avoir  de  belles  manières.  Je  n'en  suis  pas  moins  lassé  de  ces 
façons-là,  et  m'en  passerai  désormais.  »  De  l'aveu  de  tous  ceux 
qui  ont  connu  Fanny  Brawne,  Keats  eût  mieux  fait  de  s'en  tenir 
à  cette  première  impression.  Avec  son  caractère  gai  et  insouciant, 
iivec  son  amour  du  plaisir  et  du  monde,  cette  jeune  fdle  aimable 
et  superficielle  était  la  compagne  la  moins  propre  à  faire  le  bon- 
heur d'un  homme  de  sa  nature.  Ses  amis  étaient  d'autant  plus  auto- 
risés à  compter  sur  son  bon  sens,  qu'il  avait  jusque-là  témoigné 
un  mépris  marqué  pour  les  femmes.  Écrivant  d'Ecosse  à  Bailey,  il 
disait,  peu  de  mois  avant  sa  rencontre  avec  Fanny  :  «  Je  sens  que 
je  ne  suis  pas  juste  envers  les  femmes.  J'essaie  en  ce  moment  de 
leur  rendre  justice  :  je  ne  puis.  Est-ce  parce  qu'elles  sont  si  fort 
au-dessous  de  mes  imaginations  d'adolescent?  Quand  j'étais  éco- 
Uer,  je  considérais  une  belle  femme  comme  une  vraie  déesse...  Je 
n'ai  pas  le  droit  d'attendre  d'elles  plus  que  la  réalité...  Mais  n'est-ce 
pas  extraordmak'e  ?  Quand  je  suis  avec  des  hommes,.,  je  suis  liJ3re 
de  tout  soupçon  ;  je  me  sens  à  l'aise.  Quand  je  suis  avec  des 
femmes,  j'ai  de  mauvaises  pensées,  de  l'envie,  de  la  tristesse;  je 
ne  puis  ni  parler  ni  me  tau'e  ;  je  suis  plein  de  soupçons,  et  par 
suite  je  n'écoute  rien  ;  il  me  tarde  de  m'en  aller.  11  me  faut  abso- 
lument triompher  de  cela;  mais  comment?  » 

Ce  que  fut  son  amour  pour  cette  Fanny  qu'il  avait  d'abord  dé- 
daignée, nous  l'apprenons  par  les  lettres  que  M.  Buxton  Forman  a 
publiées  en  1878.  Jamais  amour  ne  fut  plus  semblable  à  un  escla- 
vage de  la  pensée  et  des  sens.  Ces  lettres,  —  je  ne  parle  que  de 
celles  qui  fm-ent  écrites  avant  février  1820,  c'est-à-dire  avant  la 
dernière  maladie  de  Keats,  —  sont  un  long  cri  de  passion  et  de 
désir.  Il  n'y  est  guère  question  que  de  la  beauté  de  Fanny.  Gomme 
elle  s'en  plaint,  il  répond  :  «  Pourquoi  ne  puis-je  parler  de  votre 
beauté?  Aurais-je  pu  vous  aimer  sans  cela?  Je  ne  puis  concevoir 
d'autre  origine  de  mon  amour  pour  vous  que  votre  beauté;  »  et 
ailleurs  :  «  J'imaginerai  cette  nuit  que  vous  êtes  Venus  et  je  prierai, 
prierai,  prierai  votre  étoile  comme  un  païen.  »  Il  y  a  plus  d'un 
trait  vulgaire  dans  cette  correspondance,  dont  Keats  ne  sort  pas 
précisément  grandi  et  qui,  par  cette  raison,  serait  restée  avanta- 
geusement dans  les  liroks  de  son  éditeur.  Mais  il  faut  faire  la  part 
d'un  caractère  passionné,  incapable  de  senth"  avec  mesure  ou  de  se 
donner  à  moitié.  11  lui  écrit  pendant  une  absence  forcée  :  «  Vous 
m'avez  absorbé  tout  entier.  J'ai,  en  ce  moment,  la  sensation  d'un 
«tre  qui  se  dissoudrait  ;  je  serais  infiniment  misérable  si  je  n'avais 
l'espoir  de  vous  revoir  bientôt...  Je  me  suis  étonné  quelquefois  que 
les  honmies  pussent  momir  pour  la  religion  :  j'en  ai  Irémi.  Je  ne 


!l'),ll  RliVUJi    DES    DKUX    MONDES. 

frémis  plus  :  je  pourrais  subir  le  martyre  pour  ma  religion.  — 
L'amour  est  ma  religion,  —  je  pourrais  mourir  pour  cela,  —  je 
pourrais  mourir  pour  vous.  Ma  foi  est  l'amour,  et  vous  en  êtes  le 
seul  article...  Mon  amour  est  égoïste.  Je  ne  puis  respirer  sans 
vous.  »  Si  l'on  veut  bien  considérer  que  toutes  ces  lettres  sont  de 
ce  ton  et  qu'il  n'y  est  guère  question  d'autre  chose,  on  conviendra 
que  l'amour  de  Keats  pour  Fanny  a  dû  être  comme  un  bouleverse- 
ment de  sa  vie  morale. 

Mais  cette  révolution,  qui  devait  finir  par  le  tuer  ou  tout  au 
moins  par  hâter  sa  mort,  semble  lui  avoir  été  d'abord  bienfaisante. 
Elle  l'a  ramené  au  sentiment  plus  vrai  de  la  passion.  Elle  l'a  excité 
à  produire.  Elle  a  ouvert  des  sources  nouvelles  à  son  génie.  Elle 
a  stimulé  et  activé  le  mouvement  poétique  commencé  au  lende- 
main de  l'achèvement  à'Endymion.  Aucune  période  de  sa  vie  n'a 
été  plus  féconde  que  les  premiers  temps  de  sa  liaison  avec  Fanny 
l>ravvne. 

Tous  les  poèmes  composés  dans  la  seconde  période  poétique  de 
Keats,  à  laquelle  nous  arrivons  maintenant,  ont  tout  au  moins  un 
caractère  commun,  qui  est  la  perfection  de  la  forme  et  ce  qu'on 
pourrait  appeler  le  fini  dans  le  travail  de  l'imagination.  De  plus  en 
plus  la  poésie  devient  grecque  par  le  sentiment  de  l'ordre  et  par  la 
sobriété  de  la  conception  :  il  y  a  à'Endyinion  à  Ilypèrion  la  même 
distance  qui  sépare  les  passages  les  moins  heureux  et  les  plus 
touffus  de  Spenser,  des  pages  les  plus  achevées  de  Cornus  ou  de 
Samwii  Agonis! es. 

Trois  auteurs  principaux  et  bien  difïérens  entre  eux  semblent 
avoir  surtout  contribué  à  cette  évolution  de  la  forme  poétique  : 
Homère,  Milton  et  Boccace. 

L'Homère  de  Ghapman,  —  un  Homère  un  peu  plus  redondant 
et  plus  romantique  que  le  vrai,  mais  majestueux  encore  et  vrai- 
ment épique,  —  était  Tune  des  plus  anciennes  admirations  de 
ICeats.  La  plus  connue  peut-être  de  toutes  ses  pièces,  celle  qui 
figure  dans  toutes  les  anthologies,  est  le  fameux  sonnet  a  sur 
une  première  lecture  de  l'Homère  de  Ghapman  »,  qui  date  de  1816  : 
<(  Alors,  dit  le  poète  (faisant  allusion  à  l'impression  qu'il  reçut 
de  cette  lecture),  je  fus  comme  un  observateur  des  cieux,  quand 
une  planète  nouvelle  vogue  dans  le  champ  de  son  regard  ;  ou 
comme  l'intrépide  Gortez,  quand  avec  des  yeux  d'aigle  il  con- 
templait le  Pacifique,  et  que  tous  ses  hommes  se  regardaient  avec 
un  étrange  soupçon,  —  silencieux,  sur  un  pic  du  Darien.  »  Cette 
influence  d'Homère,  amoindrie  sans  doute  par  celle  de  Spenser 
pendant  qu'il  écrivait  E/idi/mwn,  semble  avoir  repris  toute  sa  force 
dès  le  commencement  de  1818.  Keats,  à  ce  moment,  songeait   à 


roiIN    KKATS.  A25 

apprendre  le  grec.  Il  y  renonça,  mais  se  mit  à  l'italien,  et  lut  Boc- 
cace,  qui  lui  inspira  bientôt  après  habella.  Le  Dècamcron  lui 
ouvrit  un  monde  nouveau,  celui  de  la  Renaissance  italienne  :  il 
lui  donna  aussi  le  sens  d'une  forme  achevée  dans  le  récit  :  que 
l'on  compare  les  narrations  diffuses  et  surchargées  à.'Endymion 
avec  cette  charmante  anecdote,  si  finement  et  nettement  contée,  du 
Pot  de  basilic  :  on  aura  la  mesure  exacte  du  progrès  accompli. 
Enfin  Milton  consomma  et  couronna  les  deux  influences  grecque  et 
italienne.  Il  lui  fit  comprendre  la  grandeur  et  la  parfaite  noblesse 
de  la  forme  épique.  Si  Boccace  est  le  père  légitime  des  contes  ita- 
liens et  Moyen  Age,  Milton  est,  avec  Homère,  la  source  à'IIypc- 
rion,  ce  Panidh  perdu  païen. 

Une  jeune  fille  de  Messine  aime  un  jeune  homme  nommé  Lo- 
renzo,  employé  chez  les  deux  frères,  riches  commerçans.  Cet 
amour  déplaît  à  ces  derniers.  Un  jour,  ils  entraînent  Lorenzo  dans 
une  forêt,  l'assassinent  et  l'enterrent.  La  jeune  fille,  inquiète  de 
son  amoureux,  languit  et  dépérit  de  jour  en  jour,  jusqu'à  ce  qu'une 
nuit  celui-ci  lui  apparaisse  en  songe  et  lui  indique  le  lieu  de  sa 
sépulture.  Elle  va  dans  la  forêt,  creuse  à  l'endroit  fatal  et  retrouve 
en  effet  son  cadavre.  Elle  lui  coupe  la  tète,  l'embaume  et  la  place 
dans  un  pot  de  fleurs,  qu'elle  garde  nuit  et  jour  près  d'elle.  Ses 
frères  ne  peuvent  s'expliquer  son  aftection  pour  cette  fleur,  la  lui 
enlèvent  un  jour,  et  déterrent  la  tète  de  Lorenzo.  Épouvantés  de 
voû-  leur  crime  découvert,  ils  quittent  Messine  pour  jamais,  et  la 
jeune  fille  meurt  de  son  amour.  Tel  est,  on  s'en  souvient,  le  sujet 
d'une  nouvelle  du  Dccuméron,  que  Keats  a  empruntée,  en  chan- 
geant seulement  le  lieu  de  la  scène,  qu'il  place  à  Florence.  Son 
récit  est  écrit  en  strophes  de  huit  vers  et  se  déroule  avec  une  sorte 
de  gaucherie  voulue,  qui  lui  donne  comme  un  air  d'antique  légende. 
S'il  y  a  encore  de  ci  de  là  un  peu  de  fadeur,  l'ensemble  est  exquis  : 
les  contours  sont  nets  et  lumineux  comme  dans  une  toile  de  primi- 
tif. Le  fatras  à' Endymion  a  entièrement  disparu;  les  images  sont 
discrètes  et  appropriées  ;  enfin  il  y  a  —  chose  nouvelle  dans  Keats 
et  bien  significative —  une  émotion  sobre  et  pénétrante.  Qu'on  note, 
par  exemple,  cette  complainte  de  l'ombre  de  Lorenzo,  parlant  à  Isa- 
bella.  «  Je  suis  une  ombre  maintenant,  hélas  !  hélas  !  demeurant  sur 
les  limites  de  l'humaine  nature,  toute  seule  :  seule  je  chante  la  sainte 
messe,  tandis  qu'autour  de  moi  tintent  de  petits  sons  de  vie,  et 
que  des  abeilles  brillantes  passent,  à  midi,  qui  volent  vers  les 
champs,  et  que  plus  d'une  cloche  de  chapelle  sonne  l'heure,  me 
faisant  mal  dans  tout  mon  être.  Ces  sons  deviennent  étranges  pour 
moi.  et    tu  es  bien  loin   de  moi  dans    la    race  humaine!  »    C'est 


Zl26  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comme  une  évocation  du  fantôme  d'IIamlet  dans  cette  histoire  des 
pays  du  soleil.  C'est  aussi  l'un  des  premiers  et  des  nioillcm's  exem- 
ples de  cet  amour  de  l'étrange,  du  mystérieux,  de  l'inexplicable, 
qui  est  l'un  des  élémens  essentiels  de  la  poésie  de  Keats  et  l'un  de 
ceux  qu'il  a  le  plus  contribué,  avec  Coleridge,  à  introduire  dans  la 
poésie  anglaise. 

Le  même  charme  pénétrant  se  retrouve  dans  la  Veille  de  la 
SaiHte-Agnèa,  ce  chef-d'œuvre,  malheureusement  intraduisible,  de 
ce  qu'on  peut  appeler  la  «  poésie  du  vitrail.  » 

{(  Il  y  avait  une  fenêtre  haute  à  trois  arcades,...  avec  des  vitres 
en  losange  étrangement  travaillées,  riches  en  couleurs  et  en 
teintes  splendides,  comme  sont  les  ailes  sombres  et  damassées  d'un 
papillon;  et  au  milieu,  entre  mille  figures  héraldiques,  entre  des 
saints  noyés  dans  le  crépuscule  et  de  ternes  blasons,  un  écusson 
rougissait  du  sang  des  reines  et  des  rois.  »  Tel  le  poème  dont  cette 
strophe  fait  partie.  C'est  un  vitrail  :  jamais  langue  humaine  n'aplus 
chatoyé.  C'est  une  richesse  et  une  splendeur  uniques  de  style,  et 
je  doute  qu'on  puisse  concentrer  plus  d'images  éclatantes  en  quel- 
ques strophes  définitives. 

C'est  la  veille  de  la  Sainte-Agnès  :  ce  soir-là,  dit  la  légende,  les 
vierges  qui  se  coucheront  avant  souper  verront  en  songe  leur  amou- 
reux, —  et  c'est  précisément  à  cette  légende  que  pense,  au  milieu 
du  bal,  la  rêveuse  Madeleine,  insensible  à  la  musique  «  qui  gémit 
comme  un  dieu  souffrant.  »  Elle  danse  pourtant,  mais  «  avec  des 
yeux  vagues  et  sans  regards.  »  Cependant  un  ennemi  de  sa 
famille,  le  jeune  Porphyre,  éperdument  épris  d'elle,  — •  comme 
Roméo  l'était  de  Juliette  —,  est  entré  seulement  dans  le  bal.  Il 
obtient  d'une  vieille  servante  qu'elle  le  cachera  dans  la  chambre 
de  la  jeune  fille,  et  là  il  verra  Madeleine  «  endormie  dans  le  sein 
des  vieilles  légendes.  »  Il  se  cache  en  eftet,  et  la  jeune  fille,  sans 
soupçon  de  sa  présence,  se  couche  et  s'endort  :  «  Son  âme  s'en- 
vola, comme  une  pensée,  jusqu'au  lendemain,  merveilleusement 
gardée  à  la  fois  des  joies  et  des  peines,  fermée  comme  un  missel..» 
Alors  Porphyre  sort  de  sa  cachette.  Il  dispose  sur  une  table  des 
épices  d'Orient  «  qui  remplissent  la  froide  chambre  d'un  parfum 
léger.  »  Puis  il  saisit  un  luth  et  joue  une  vieille  ballade,  celle  de  la 
Belle  I)ame  sans  mercy.  La  jeune  fille  s'éveille  :  elle  rêvait  de  son 
amoureux,  puisque  c'est  la  veille  de  la  Sainte-Agnès  ;  un  instant 
elle  doute  si  elle  est  éveillée  :  «  Ses  yeux  bleus  effrayés  brillaient, 
grands  ouverts  ;  il  tomba  sur  ses  genoux,  pâle  comme  une  pierre 
que  la  sculpture  a  polie...  u  Ah!  Porph^TO,  dit-elle,  tout  à  l'heure 
encore,  ta  voix  tremblait  doucement  dans  mon  oreille  ;  les  vœux 
les  plus  doux  la  faisaient  harmonieuse..  Oh!  rends-moi  maintenant 


1 


JOHN    KEATS.  hll 

cette  voix,  mon  Porphyro  !  ces  regards  immortels  et  ces  plaintes  si 
chères?...  »  «Madeleine!  douce  rêveuse!  charmante  fiancée!  Dis, 
puis-je  être  à  présent  ton  vassal  béni?..  Oh!  châsse  d'argent, 
ici  je  prendrai  mon  repos,  après  tant  d'heures  de  labeur  et  d'at- 
tente, pèlerin  affamé  que  sauve  un  miracle.  »  Ils  s'enfuient, 
«  comme  des  fantômes  »,  dans  l'ombre. 

Le  sujet,  on  le  voit,  est  peu  de  chose  par  lui-même  ;  c'est  la 
forme  qui  en  fait  le  prix,  comme  elle  fait  celui  de  toute  poésie, 
descriptive  et  colorée,  du  Ronuincero  de  Heine  aux  poèmes  de 
M.  Leconte  de  Lisle  ;  ou  plutôt,  le  fond  et  la  forme  se  tiennent  de 
si  près  que  l'une  ne  va  pas  sans  l'autre;  on  ne  sait  laquelle  est  née 
d'abord,  et  il  semble  que  du  seul  agencement  des  mots,  à  mesure  que 
le  poète  écrivait,  ont  dû  naître  de  nouvelles  et  subtiles  hnpressions. 
Chacun  de  ces  vers  veut  être  pesé  et  savouré  à  part.  Chacun  est 
comme  chargé  de  couleurs  et  d'éclat.  C'est  un  art  nouveau,  qui 
fait  du  poète  l'émule  du  mosaïste,  de  l'émailleur,  du  veiTier.  De 
fait,  il  serait  curieux  de  montrer  comment  c'est  de  Keats  que  date 
cette  confusion  des  arts  plastiques  et  de  la  poésie,  qui  a  caracté- 
risé depuis  tant  d'écrivains  en  vers,  notamment  les  préraphaé- 
lites. Chez  les  uns  la  poésie  est  devenue  mosaïque;  chez  les 
autres,  aquarelle;  chez  d'autres  enfin,  sculpture  (sans  compter 
ceux  qui  en  font  une  forme  de  la  musique).  Ils  semblent  que  les 
différens  arts  se  soient  pénétrés  et  confondus.  La  pensée  n'existe 
plus  par  elle-même;  elle  est  sensation,  hnage,  son  ou  parfum. 
«Une  idée  soudaine,  dira  Keats,  lui  vint  comme  une  rose  épanouie.» 
Porphyro,  étonné,  contemple  la  vieille  servante  «  comme  un  bam- 
bin embarrassé  regarde  une  vieille  sorcière,  qui  tient  fermé  un 
merveilleux  hvre  d'énigmes,  tandis  que,  ses  lunettes  sur  le  nez, 
elle  est  assise  au  coin  de  la  cheminée.  »  Tout  devient  prétexte  à 
imagerie  et  à  enluminures.  Tout  prend  forme,  corps  et  coulem\ 
Tantôt  c'est  un  art  soigneux  et  menu,  connue  dans  une  peinture 
de  Van  Eyck  ;  tantôt  c'est  une  peinture  voilée,  vague  et  fondue, 
comme  dans  les  toiles  de  Turner.  Mais  toujours  c'est  une  émula- 
tion de  la  langue  et  du  pinceau,  heureuse  dans  Keats,  maladroite 
dans  la  plupart  de  ceux  (et  ils  sont  nombreux)  qui  l'ont  imité.  La 
veille  de  la  Sainte- A  gnh  reste  une  œuvre  unique  par  la  nouveauté 
et  le  brillant  des  images  ;  unique  aussi  —  et  c'est  dans  ce  con- 
traste qu'en  est  le  charme  principal  —  par  je  ne  sais  quoi  de  vague 
et  d'incomplet  dans  l'impression  générale^  qui  laisse  dans  l'àme 
comme  une  plainte,  et  qui  fait  songer  à  ce  vers  énigmatique  de 
rOde  à  une  unie  grecque. 


Heard  mélodies  are  sweet,  but  thosc  nnhenrd 
Are  sweeter. 


428  REVUE    DES    DEUX    MOXDES. 

((  Les  mélodies  qu'on  entend  sont  douces  ;  celles  qu'on  n'entend 
pas  sont  plus  douces.  » 

Quelle  que  soit  la  perfection  des  poèmes  purement  narratifs  et 
descriptifs,  comme  hahellii,  ou  ce  charmant  récit  grec  intitulé 
Lumid,  la  gloire  de  Keats  reposera  principalement  sur  le  frag- 
ment à'  Hyper  ion,  dont  Byron  a  dit  qu'il  semblait  inspiré  par  les 
Titans  et  qu'il  était  aussi  sublime  que  de  l'Eschyle.  Si  l'on  voulait 
classer  d'un  mot,  pour  des  lecteurs  français,  le  poème  à'flypérion, 
on  dirait  qu'il  tient,  dans  la  littérature  anglaise,  la  place  des  plus 
beaux  fragmens  d'André  Chénier  dans  la  nôtre.  Il  y  a  en  effet, 
dans  IJypcn'on,  la  même  fraîcheur  d'inspiration,  la  même  perfec- 
tion de  style,  le  même  renouvellement  des  sources  grecques.  Mais 
le  parallèle  ne  doit  pas  être  poussé  plus  loin.  Chénier  est  gracieux 
et  voluptueux  :  c'est  un  Grec  d'Alexandrie  ;  Keats  est  avant  tout 
grandiose  et  majestueux  :  c'est  un  Grec  des  Perses  et  du  Promc- 
thie.  Ensuite,  Chénier  puisait  directement  dans  les  auteurs  grecs  : 
l'imitation,  en  lui,  touche  de  si  près  à  la  traduction,  qu'on  a  peine 
souvent  à  les  distinguer.  Rien  de  pareil  chez  Keats,  qui  n'a  rien 
emprunté  à  aucun  poète  grec  que  la  couleur  générale  de  son 
œuvre.  Ce  n'est  donc  qu'au  point  de  vue  de  l'histoire  littéraire,  et 
par  un  rapprochement  (un  peu  forcé)  des  dates,  que  ces  deux 
noms  peuvent  s'associer.  Tous  deux  ont  remis  en  vogue  les  sujets 
grecs  :  là  s'arrête  entre  eux  la  ressemblance. 

Au  surplus,  il  ne  serait  pas  difficile  de  montrer,  —  et  M.  Sidney 
Colvin  ne  s'en  fait  pas  faute,  —  que  le  mot  ((  grec,  »  appliqué  à  un 
poète  moderne,  est  le  plus  vague  des  qualificatifs.  Car,  outre  qu'il 
y  a  eu  plusieurs  Grèces  réelles  qui  ne  se  ressemblaient  pas, 
d'xVthènes  à  Sparte,  et  de  Sparte  à  Alexandrie,  l'imagination  des 
poètes  ou  des  philosophes  a  singulièrement  modifié  chacune  de  ces 
Grèces  historiques.  Qui  soutiendra  que  Chateaubriand  ait  vu  la 
Grèce  comme  la  voyait  Goethe,  Shelley  comme  la  voyait  Flaubert, 
ou  Walter  Savage  Landor  telle  que  la  peint  M.  Renan?  En  vérité,  il 
n'y  a  pas  de  cadre  plus  commode  que  ce  qu'on  nomme  l'hellé- 
nisme, et  l'on  est  tenté  parfois  de  se  demander  ce  qui,  avec  un 
peu  de  bonne  volonté,  n'y  rentrerait  pas.  L'histoire  seule  de  la 
littérature  anglaise  est,  à  ce  point  de  vue,  très  instructive,  et  j'ima- 
gine qu'il  ne  serait  pas  difficile  d'écrire  une  histoire  presque  com- 
plète de  la  poésie  en  Angleterre  sous  prétexte  d'étudier  l'influence 
de  la  littérature  grecque.  On  verrait  le  platonisme  dominer  dans 
Spenser  et  s'allier  curieusement  k  l'esprit  puritain.  On  verrait  les 
contemporains  de  Shakspeare,  poètes  lyriques  et  épiques,  imiter 
surtout  les  Alexandrins  et  y  trouver,  en  même  temps  que  dans 
Pétrarque,  comme  un  écho  de  leur  euphuisme  :  témoin  ce  déli- 
cieux poème  de  Ucro  et  Léandre,  imité  du  pseudo-Musœus,  par 


JOHN    KF.ATS.  Ù29 

Marlowe,  avec  un  incomparable  éclat  :  témoin  les  pièces  lyriques, 
si  peu  connues  en  France  et  si  dignes  pourtant  de  l'être,  des  Dyer, 
des  Constable,  des  Greene,  mi-italiennes,  mi-grecques,  cliarmantes 
dans  leur  fraîcheur  un  peu  précieuse.  Dans  l'époque  suivante,  celle 
qui  précède  immédiatement  la  révolution,  on  trouverait,  entre 
beaucoup  d'autres,  ce  poète  si  plein  de  Théocrite  et  de  l'Antho- 
logie, Robert  Herrick.  On  arriverait  ainsi  à  ^lilton,  le  plus  re- 
marquable et  peut-être  l'unique  exemple  de  l'inspiration  païenne 
s'unissant,  dans  un  parfait  accord,  à  l'inspiration  chrétienne  :  éga- 
lement grec  dans  Cornus  ou  dans  le  Pemeroso,  et  chrétien  dans 
Siimson  ou  dans  le  Paradis  jjerdu.  Dryden  pourrait  être  consi- 
déré, dans  ses  odes,  comme  un  disciple  de  Pindare.  Pope,  en 
apparence  le  moins  grec  des  poètes,  a  traduit  Homère.  Ce  serait 
peut-être  pousser  le  paradoxe  un  peu  loin  que  de  faire  de  Thomp- 
son ou  de  Shenstone  des  disciples  des  Grecs  :  tout  ce  qu'on  pour- 
rait prouver,  c'est  qu'il  y  a  eu  une  veine  non  interrompue  d'imita- 
tion des  poètes  grecs  depuis  le  xvi^  siècle  jusqu'au  xix*,  et  en 
conclure  que  Reats,  après  tout,  n'a  rien  innové.  Mais  le  bon  sens 
du  lecteur  ferait  justice  de  cette  thèse.  Car,  comme  il  y  a  plu- 
sieurs Grèces  différentes,  il  y  a  aussi  plusieurs  façons  d'imiter  les 
poètes  grecs  et  de  s'inspirer  d'eux.  Pden  ne  prévaudra  contre 
l'idée  que  le  plus  grec  des  poètes  anglais  est  Keats  ;  il  est  aisé  de 
montrer  qu'il  y  a  en  lui  plus  d'un  élément  étranger  au  génie  hellé- 
nique; il  l'est  beaucoup  moins  de  prouver  que,  pris  dans  son  en- 
semble, il  ne  donne  pas  l'mîpression  de  ce  génie. 

La  Grèce  où  il  a  placé  la  scène  de  son  Hypérion  n'est  pas  le 
pays  ensoleillé  où  les  montagnes  se  découpent  en  lignes  claires  sur 
l'horizon,  où  la  vie  est  douce  et  sobre,  où  la  vue  est  nette  comme 
l'esprit.  C'est,  au  contraire,  le  pays  de  la  demi-teinte  et  du  clair- 
obscur,  une  Grèce  très  ancienne  et  pourtant  déjà  lasse  de  vivre, 
«  où  le  vent  souffle,  chargé  de  légendes,  à  travers  les  arbres  ;  » 
contrée  des  mystères  et  des  religions  antiques,  où  des  dieux, 
«  silencieux  comme  une  urne  sainte,  »  regrettent  les  temps  reculés 
où  ils  commandaient  à  la  terre.  Parlant  du  Centaure  de  Maurice 
de  Guérin,  ce  fragment  d'un  poème  en  prose  qui,  par  plus  d'un 
trait,  fait  songer  à  Hyjjèrion,  Sainte-Beuve  dit  que  l'auteur  a  voulu 
peindre  «  ces  grandes  organisations  primitives  en  qui  le  génie  de 
l'homme  s'alliait  à  la  puissance  animale,  encore  indomptée,  et  ne 
faisait  qu'un  avec  elle  ;  par  qui  la  nature,  à  peine  émergée  des 
eaux,  était  parcourue,  possédée  ou  du  moins  embrasée  dans  des 
courses  effrénées,  interminables.  »  C'est  dans  une  époque  mytho- 
logique un  peu  postérieure,  mais  lointaine  encore  et  mystérieuse, 
que  se  passe  l'action  d'IIypcriou. 


iSO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

((  Tout  au  fond  de  la  tristesse  obscure  d'une  vallée,  loin  du  soufllo 
salubre  du  matin,  loin  de  l'ardent  midi  et  de  Tétoile  unique  du 
soir,  était  assis  Saturne  aux  cheveux  gris,  immobile  comme  une 
pierre,  aussi  paisible  que  le  silence  autour  de  son  repaire  ;  forêts 
sur  forêts  se  penchaient  tout  autour  de  sa  tête,  comme  des  nuées 
sur  des  nuées.  Aucun  mouvement  dans  l'air;  pas  même  autant  de 
vie  qu'en  un  jour  d'été,  quand  la  plus  légère  graine  demeure  im- 
mobile sur  l'herbe  effdée.  Mais  où  la  feuille  morte  tombait,  là  elle 
reposait.  Un  cours  d'eau  passait,  sans  voix,  rendu  plus  muet  en- 
core, à  cause  de  sa  divinité  toiubée,  répandant  une  ombre  ;  une 
Naïade,  parmi  ses  roseaux,  pressait  son  doigt  glacé  plus  fort  sur 
ses  lèvres.  Le  long  du  sable  de  la  rive,  de  grandes  traces  de  pas 
s'étendaient,  aussi  loin  que  les  pieds  du  dieu  étaient  allés,  et  dor- 
maient là  depuis.  Sur  le  sol  détrempé,  sa  main  droite,  vieillie, 
reposait  sans  force,  nonchalante,  morte,  sans  sceptre;  et  ses  yeux 
sans  royaume  étaient  clos,  tandis  que  sa  tête,  courbée,  semblait 
écouter  la  terre,  son  antique  mère,  pour  qu'elle  le  consolât  en- 
core. )) 

Mais  l'heure  est  venue  de  la  révolte  :  la  déesse  Thea,  épouse 
du  Titan  Hypérion,  vient  rendre  visite  au  dieu  tombé.  Alors  «  le 
vieux  Saturne  leva  ses  yeux  flétris  et  vit  son  royaume  parti,  et 
cette  déesse,  si  belle,  agenouillée,  »  et  il  parle;  il  sait  qu'il  doit 
être  roi  encore,  ainsi  le  veulent  les  destins  :  a  Saturne  doit  être 
roi.  Oui,  il  faut  qu'il  y  ait  une  victoire  brillante  comme  l'or.  Il  faut 
qu'il  y  ait  des  dieiLx  renversés,  et  des  éclats  de  trompettes  dans 
un  calme  triomphe,  et  des  hymnes  de  fête  sur  les  nuages  d'or  de 
la  métropole;  des  voix  publieront  des  choses  douces,  et  des  cordes 
d'argent  résonneront  dans  de  creuses  écailles  :  et  il  y  aura  de 
belles  choses  renouvelées,  pour  la  surprise  des  enfans  du  ciel; 
c'est  moi  qui  ordonnerai.  Thea!  Thea!  Thea!  où  est  Saturne?  » 
Et,  conduit  par  Thea,  il  va  retrouver  les  Titans. 

Cette  révolte  des  dieux  anciens  contre  les  dieux  nouveaux,  de 
Saturne  et  d'Hypérion  contre  Jupiter,  tel  devait  être  le  sujet  du 
poème.  Keats  n'en  a  malheureusement  traité  que  le  prologue.  Il 
nous  a  montré  le  Titan  Hypérion,  gardien  du  soleil,  inconsolable  de 
la  chute  de  Saturne  et  semblable  au  Satan  de  Milton,  écumant  de 
rage  dans  son  palais  «  bastionné  de  pyramides  d'un  or  étince- 
lant  et  que  touchait  l'ombre  des  obélisques  de  bronze,.,  tandis  que 
parfois  des  ailes  d'aigles,  que  n'avaient  jamais  vus  ni  les  dieux  ni 
les  hommes  étonnés,  l'assombrissaient.  »  Mais  une  voix  mysté- 
rieuse, celle  du  vieux  Gœlus,  lui  annonce  que  les  temps  sont  ve- 
nus. Voici  le  moment  d'agii*  :  qu'il  aille  retrouver  Saturne,  tandis 
que  Gœlus  veillera  sur  le  soleil.  Alors  «  Hypérion  se  leva,  et  sur  les 


JOn\   KEATS.  A31 

étoiles  lova  ses  paupières  recourbées  et  les  tint  grandes  ouvertes 
jusqu'à  ce  que  la  voix  cessât;  et  toujours  il  les  gardait  grandes 
ouvertes,  et  toujours  c'étaient  les  mêmes  brillantes  et  patientes 
étoiles!  Alors,  inclinant  lentement  sa  large  poitrine,  semblable  à 
un  plongeur  dans  les  mers  riches  en  perles,  en  avant  il  se  baissa 
sur  le  rivage  aérien  et  s'enfonça  sans  bruit  dans  la  nuit  profonde.  » 
Le  poète  nous  a  peint  ensuite  les  Titans  vaincus  couchés  dans  leurs 
cavernes  :  «  Tel  un  cercle  morne  de  pierres  druidirpies,  sur  une 
lande  abandonnée,  quand  la  pluie  froide  commence  à  la  tombée  du 
jour,  dans  le  triste  mois  de  novembre.  »  Il  nous  a  fait  assister  au 
grand  conseil  dans  lequel  se  décide  la  guerre  conti-e  les  dieux,  et 
il  a  mis  une  incomparable  grandeur  dans  cette  scène  :  Oceanus, 
«  dieu  de  la  mer,  sophiste  et  sage,  —  non  qu'il  etit  fréquenté  les 
bosquets  d'Athènes,  mais  parce  quïl  avait  médité  sous  l'ombre  des 
eaux,..  ))  et,  après  lui,  la  déesse  Clymène,  conseillent  la  paix;  que 
faire  contre  les  destins  qui  ont  donné  le  pouvoir  aux  dieux  nou- 
veaux? Mais  Encelade  veut  la  guerre  :  il  invoque  les  souvenirs  des 
luttes  anciennes  et  des  outrages  subis.  D'ailleurs,  tout  espoir  est-il 
perdu,  et  Hypérion  n'est-il  pas  le  chef  puissant  encore  tout  désigné 
pour  la  révolte?  Comme  il  parle,  une  lumière  se  répand  dans  la 
caverne  : 

«  C'était  Hx-périon  :  sur  un  pic  de  granit  ses  pieds  brillans  repo- 
saient, et  là  il  s'arrêta  pour  contempler  la  misère  que  sa  splendeur 
avait  dévoilée  à  l'épouvantable  conscience  d'elle-même.  Dorés 
étaient  ses  cheveux,  courts  et  bouclés  comme  ceux  d'un  Numide  ; 
royale  sa  forme  majestueuse;  ombre  immense  au  milieu  de  son 
propre  éclat,  comme  la  masse  de  la  statue  de  Memnon.  quand  le 
soleil  se  couche,  aux  yeux  du  voyageur  venant  de  l'Oiient  qui 
s'emplit  d'ombre  ;  des  soupirs  aussi,  lamentables  comme  la  harpe 
de  ce  Memnon,  sortaient  de  sa  poitrine,  tandis  qu'il  pressait  ses 
mains,  perdu  dans  cette  contemplation,  et  qu'il  se  tenait  debout, 
silencieux.  » 

Toute  la  scène  est  d'une  grandeur  miltonienne;  et,  à  ^Tai  dire, 
l'influence  de  Milton  est  partout  dans  ce  fragment  d'épopée;  sen- 
sible dans  le  caractère  majestueux  des  scènes,  elle  l'est  aussi  dans 
la  forme,  merveilleusement  appropriée  au  sujet  par  sa  largeur,  sa 
sonorité,  sa  puissance  ;  même,  Keats  s'est  fatigué  de  son  poème 
précisément  parce  qu'il  se  sentait  trop  près  de  Milton  ;  il  considé- 
rait que,  si  Chaucer  a  écrit  une  sorte  d'anglais  francisé,  Milton  a 
créé  une  langue  grécisée,  également  admirable  en  soi,  mais  égale- 
ment contraire  au  ^Tai  génie  de  la  langue  nationale.  Suivant  lui, 
le  mérite  éminent  de  Chatterton  avait  consisté  précisément  à  rame- 
ner le  langage  poétique  aux  voies  purement  anglaises,  et  c'est  son 


^32  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

exemple  qu'il  comptait  suivre.  Nous  ne  pouvons  que  le  regretter, 
puisque  ce  scrupule  l'a  empêché  de  finir  Ihjpcrion. 

Mais  ce  que  nous  avons  suffît  à  nous  donner  un  exemple  du  progrès 
que  riniluence  de  Milton  a  fait  faire  à  l'art  de  Keats.  Au  fond,  le  secret 
de  cet  art  est  dans  l'union  intime  de  deux  procédés  poétiques,  en  ap- 
parence opposés  :  la  description  et  la  suggestion  ;  l'une,  qui  figure 
nettement  aux  yeux  du  lecteur  la  forme,  la  couleur,  la  dimension 
des  objets;  l'autre  qui,  dans  des  formules  appropriées,  par  nn 
agencement  savant  des  idées  ou  des  mots,  évoque  tout  un  monde 
de  sentimens  ou  de  pensées,  et  dont  le  caractère  extérieur  est  de 
rester  toujours  dans  le  vague  et  dans  le  flottant.  Keats  tient  du 
sculpteur  grec  par  la  netteté  de  la  vision,  la  rectitude  des  lignes, 
la  pureté  des  formes  ;  on  reconnaît  à  chaque  page  l'homme  à  qui 
Haydon  avait  révélé  les  marbres  du  Parthénon,  et  qui  était  resté 
toute  sa  vie  comme  ébloui  de  cette  révélation.  Personne  n'a  créé 
des  personnages  qui  ressemblent  plus  à  des  statues  ;  Usez  Hypc- 
yv'o/ï,  puis  fermez  le  livre;  cherchez  à  vous  représenter  Saturne, 
Thea,  Asia  ou  Encelade  :  vous  les  verrez  se  détacher,  dans  un  re- 
lief inoubliable  et  avec  des  contours  aussi  précis  que  ceux  du 
marbre  et  du  bronze.  Mais  sous  cette  imagination  parfaite  de  sculp- 
teur se  cachent  une  pensée  inquiète  et  un  sentiment  troublé.  La 
sérénité  qui  caractérise  l'œuvre  d'un  Phidias  manquait  à  Keats,  et 
sa  vie  morale  a  été  comme  en  désaccord  avec  son  imagination.  De 
là  vient  que  cette  poésie,  si  semblable  de  forme  à  Y  Iliade  ou  au 
Promvthce  d'Eschyle,  évoque  tout  un  monde  plus  moderne  d'idées. 
C'est  comme  un  paysage  des  bords  de  la  Méditerranée  avec  des 
échappées  inattendues,  au  détour  d'une  route,  sur  quelque  contrée 
septentrionale;  c'est,  suivant  un  mot  de  Keats,  un  écho  du  midi 
qui  résonne  dans  le  vent  du  nord.  Ceux  qui  en  douteraient  n'ont 
qu'à  relire  le  discours  de  la  déesse  Clymène  ;  ils  y  trouveront  un 
vague  dans  la  description  et  une  indécision  voulue  du  sentiment, 
que  les  anciens  n'ont  jamais  connue. 

Mais  c'est  là  un  trait  du  génie  de  Keats  que  nous  avons  déjà  ren- 
contré. Ce  qui  distingue  llypêrion  de  ses  précédons  poèmes,  ce  qui 
en  fait  la  supériorité  propre,  c'est  la  conception  des  caractères.  Nous 
ne  sommes  plus  ici  en  face  d'ombres  flottantes  et  fugitives  comme 
dans  Endumion.  Nous  nous  trouvons  en  présence  de  personnages, 
qui,  pour  être  mythiques,  n'en  sont  pas  moins  vivans.  De  même 
que  nous  pouA^ons  nous  représenter  leurs  formes,  de  même  nous 
pouvons  évoquer  leurs  âmes  ;  nous  connaissons  et  comprenons  En- 
celade, Hypérion,  Oceanus.  Quoique  dieux,  nous  les  sentons  près 
de  nous  par  leurs  passions  et  leurs  joies.  Ils  vivent,  soufTrent, 
s'agitent  comme  nous;  au  lieu  qu'il  nous  était  impossible,  dans 


JOHN    KEATS.  -433 

Endijmion,  de  nous  intéresser  à  raction,  nous  trouvons  flanr,  Hy- 
pcn'on  un  drame  qui  nous  touche.  Or  il  n'y  a  point  de  drame  sans 
personnages.  Keats  a  compris  que  pour  rendre  la  vie  à  la  mytho- 
logie grecque,  il  fallait  prêter  à  chacun  de  ces  dieux  les  intérêts, 
les  ambitions,  les  révoltes  de  l'homme.  Il  est  donc  moins  paradoxal 
qu'on  ne  croirait  de  dire  qu'en  s'intéressant  aux  dieux  de  la  Grèce, 
il  commençait  à  s'intéresser  à  l'humanité.  A  une  première  concep- 
tion de  la  poésie,  il  en  avait  substitué  une  seconde,  incomplète  en- 
core, mais  déjà  plus  large  et  plus  haute. 

IV. 

Keats  est  mort  au  moment  où  une  révolution  se  faisait  dans  son 
esprit,  où  il  avait  commencé  à  se  rendre  un  compte  plus  exact  de 
la  nature  et  des  conditions  de  la  poésie,  où  enfin  le  poète  allait  se 
doubler  d'un  philosophe.  Il  ne  faut  donc  pas  demander  à  ce  qui 
nous  reste  dans  ses  œuvi*es  de  Aaies  critiques  sur  la  littérature  et 
sur  la  vie  morale  plus  de  cohésion  qu'il  n'y  en  a  réellement.  Mais 
rœu\Te  d'un  grand  poète,  si  impersonnelle  qu'on  la  suppose  dans 
la  forme,  est  un  témoignage  par  elle-même.  Il  se  dégage  de  celle 
de  Keats  une  conception  particulière  de  son  art. 

Une  théorie  étrange,  aussi  contraire  que  possible  aux  idées  an- 
tiques, mais  qui  a  fait  son  chemin  dans  les  esprits  depuis  un  siècle, 
en  est  le  point  de  départ.  «  Les  hommes  de  génie,  hsons-nous 
dans  une  de  ses  lettres,  n'ont  point  d'individualité,  point  de  carac- 
tère propre...  Le  poète  n'est  pas  lui-même  :  il  n'a  point  de  wîo/; 
il  est  tout  et  il  n'est  rien;  il  jouit  de  la  lumière  et  dé  l'ombre;  il  vit 
par  bouffées...  Quand  je  suis  dans  une  chambre  avec  d'autres  per- 
sonnes, l'identité  de  chacune  d'elles  se  met  à  exercer  une  pression 
sur  moi,  si  bien  que  je  suis  en  très  peu  de  temps  annihilé.  »  Faites, 
si  vous  le  voulez,  —  puisqu'il  s'agit  d'une  lettre  intime,  —  la  part 
de  la  boutade.  Il  reste  une  idée  à  laquelle  il  tenait  et  dont  il  a  tiré 
complaisamment,  pendant  la  première  partie  de  sa  vie,  des  consé- 
quences singuhères.  Si  le  poète  ou,  plus  généralement,  si  l'artiste 
est  un  être  avant  tout  passif,  s'il  doit  se  livrer  à  tous  les  souffles  et 
à  toutes  les  impressions,  il  suit  de  là  qu'il  se  fera  un  principe 
d'écarter  soigneusement  de  son  âme  tout  ce  qui  pourrait  en  dimi- 
nuer la  souplesse  et  la  sensibihté.  11  sera  amené  ainsi  à  considérer 
toute  espèce  d'opinion,  suivant  le  mot  de  M.  Renan,  comme  une 
ankylose  de  la  pensée.  Il  admettra  que  a  le  seul  moyen  de  fortifier 
ses  facultés  est  de  n'avoir  d'opinion  sur  rien,  de  faire  de  son  esprit 
un  libre  passage  pour  toutes  les  idées.  »  II  résistera  donc  de  son 
mieux  à  ce  besoin  vulgaire  de  fixer  son  jugement  ;  il  comprendra 
lOME  xav.  —  1889.  28 


434  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

que  le  don  éminent  des  grands  poètes,  dun  Shakspeare,  par 
exemple,  est  précisément  «  sa  faculté  de  demeurer  dans  l'incer- 
titude, le  mystère,  le  doute,  »  sans  aucun  désir  factice  d'en  sor- 
tir; le  monde  inconsistant  des  sensations  et  des  sentimens  lui  suf- 
fira. Il  aura  en  horreur  les  poètes  moralistes  et  métaphysiciens.  Il 
contestera  à  Wordsworth  le  droit  de  nous  exposer  en  vers  le  fruit 
de  ses  méditations  et  de  nous  mettre_,  en  quelque  sorte,  «  la  main 
au  collet.  »  Car  «  Sancho  Pança  est  aussi  capable  que  n'importe  qui 
d'imaginer  une  sorte  de  voyage  aux  régions  célestes.  »  Le  poète  ne 
doit  prêcher  aucune  vérité  :  il  ne  doit  pas  être,  suivant  la  concep- 
tion antique,  un  éducateur,  mais  simplement  un  charmeur.  La  vraie 
poésie  est  discrète  ;  elle  pénètre  doucement  en  l'àme  ;  elle  ne  cherche 
ni  à  frapper  ni  à  étonner,  encore  moins  à  émouvoir.  Elle  est  un 
flot  de  belles  images  qui  nous  berce  mollement.  Il  est  infiniment 
plus  difficile,  en  effet,  de  donner  l'impression  de  la  beauté  parfaite 
que  d'entretenir  le  public,  comme  l'auteur  de  Childe  IJarold,  de 
ses  propres  doutes  et  de  ses  douleurs  secrètes.  L'artiste  mettra, 
pour  se  distinguer  du  vulgaire,  une  sorte  de  point  d'honneur  à 
«  n'avoir  d'opinion  sur  rien,  que  sur  les  questions  de  goût  ;  »  il 
professera  une  indifférence  absolue  sur  la  valeur  des  idées  ;  il  com- 
prendra enfin  que  «  chez  un  grand  poète  le  sentiment  de  la  beauté 
dépasse,  ou  plutôt  supprime,  toute  autre  considération.  » 

■Ge  n'est  pas  le  lieu  de  discuter  cette  théorie  aventureuse  et,  pour 
tout  dire,  un  peu  puérile,  qui  se  retrouve  constamment  sous  la 
plume  de Keats  dans  la  correspondance  des  annéesl8i7  et'1818.  Je 
m'empresse  de  dire  qu'il  l'a,  sinon  désavouée,  du  moins  dépassée. 
Mais  elle  doit  être  rappelée  pour  deux  raisons  :  la  première,  c'est 
qu'elle  a  eu  la  fortune  d'inspirer  depuis  toute  une  école  qui  en  est 
aiTivée  à  nier  le  rôle  de  l'idée  en  poésie  et  à  exalter  au  delà  de 
toute  mesure  celui  de  la  sensation  ;  la  seconde,  c'est  qu'elle  jette 
un  jour  sur  un  côté  de  l'esprit  de  Keats,  je  veux  dire  son  étroi- 
tesse.  Personne  n'a  moins  compris  les  formes  litteraù*es  qui  ne  ca- 
draient pas  exactement  à  ses  propres  idées.  Personne  n'a  plus 
manqué,  pour  tout  dire,  de  sens  critique.  Comme  beaucoup  d'ar- 
tistes puissans  et  bornés,  Keats  ne  s'est  rendu  compte  ni  de  ce  qui 
s'éloignait  tant  soit  peu  de  sa  nature  ni  de  ce  dont  il  était  capable 
lui-même.  Ainsi  il  n'a  jamais  rien  compris  à  Shelley  ni  à  ByTon. 
Il  s'est  mépris  sur  Wordsworth.  Le  monde  moderne  lui  est  resté 
fermé  :  il  n'a  jamais  admis  que  l'amour  pût  se  déguiser  en  gentle- 
man anglais  du  xix^  siècle,  ni  que  Cléopâtre  pût  «  demeurer  au 
n"  7  de  lîrunswick  Square.»  Il  était  encore  plus  exclusif  dès  qu'il 
s'agissait  de  choses  étrangères  ;  il  écrit  à  sa  sœur  que  ((  la  langue 
française  est  peut-être  la  plus  pauvre  qui  eût  été  parlée  depuis  la 


JOHN    KEATS.  435 

tour  de  Babel.  »  Notre  littérature  ne  veut  pas  mieux.  11  a  dit  de 
Rousseau  que  toute  son  éloquence  ne  vaut  pas  «  le  bavardage  vul- 
gaire des  blanchisseuses.  »  «  Grâce  à  Dieu,  s"écrie-t-il  en  venant  de 
lire  la  Nouvelle  Héloïse,  je  suis  né  en  Angleterre,  avec  nos  propres 
grands  hommes  sous  les  yeux.  »  Pour  un  peu,  on  serait  tenté  de 
le  qualifier  de  bourgeois  ou,  comme  disait  Matthew  Arnold,  de 
«  Philistin,  »  tant  il  voit  gros  et  se  méprend  aisément  sur  tout  ce 
qui  sort  de  son  cercle  habituel  d'idées.  On  citerait  des  exemplesplus 
frappans  encore  de  ce  manque  de  jugement,  quand  il  s'agissait  de 
lui-même.  Ainsi  il  a  rêvé  toute  sa  vie  de  réformer  le  théâtre 
anglais  et  s'est  cru  le  génie  dramatique  ;  or  nous  avons  de  lui  une 
tragédie  d'Othon  le  Grand  (écrite,  il  est  vrai,  en  collaboration)  et  un 
fragment,  le  Roi  Etienne,  qui  sont  de  parfaits  modèles  d'emphase 
et  de  mauvais  goût.  Ainsi  encore  la  gloire  du  satmque  l'a  tenté, 
et  il  a  écrit  cette  œuvre  gauche  et  insipide,  de  tous  points  indigne 
de  l'auteur  d'Hypcrion,  la  Marotte  (i).  Là  où  il  n'a  pas  été  excel- 
lent, il  s'est  trouvé  qu'il  était  au-dessous  du  médiocre.  C'est  que 
le  jugement  n'était  pas  en  lui  à  la  hauteur  des  facultés  créatrices, 
et  que  le  critique  ne  valait  pas  le  poète. 

Ce  n'est  donc  pas  sur  quelques  vues  éparses  dans  ses  lettres, 
mais  sur  ses  vers  eux-mêmes,  qu'il  faut  juger  son  idéal  poétique. 
On  trouvera  dans  les  uns  plus  d'un  démenti  donné  aux  autres. 
Est-ce,  —  pour  n'en  citer  qu'un  exemple,  mais  éloquent,  —  une 
indiilérence  absolue  aux  idées  philosophiques  qui  lui  inspirait  en 
1819  cette  Ode  au  rossignol,  qu'il  terminait  par  ces  strophes  ad- 
mirables? «  Debout,  dans  la  nuit,  j'écoute  (le  rossignol);  et,  plus 
d'une  fois,  j'ai  été  presque  amoureux  de  la  Mort  paisible  ;  je  lui  ai 
donné  de  doux  noms  en  plus  d'un  vers  pensif,  lui  demandant  de 
fondre  dans  lau'  mon  souffle  calme.  Maintenant  plus  que  jamais,  il 
semble  délicieux  de  mourir,  de  finir  à  minuit,  sans  soufTrance, 
pendant  que  tu  répands  ton  âme  au  dehors  dans  une  telle  extase  I 
Tu  chanterais  encore,  et  moi  j'aurais  des  oreilles  pour  ne  pas  en- 
tendre: ton  sublime  Requiem  résonnerait  sur  un  tertre  de  gazon! 

«  Mais  toi,  tu  n'es  pas  né  pour  la  mort,  immortel  oiseau!  Il  n'y 
a  point  de  générations  affamées  pour  te  fouler  aux  pieds.  La  voix 
que  j'entends  cette  nuit  fut  entendue  dans  les  jours  anciens  par  les 
empereurs  et  les  manans.  Peut-être  cette  même  chanson  traversa 
le  cœur  triste  de  Ruth  quand,  regrettant  sa  patrie,  elle  se  tenait 
en  lai-mes  parmi  le  blé  étranger.  Peut-être  est-ce  toi-même  qui  sou- 


(1)  Otho  the  great,  a  tragedy  in  five  acts  :  œuvre  commune  de  Brown  et  de  Keats. 
Brown  a  fourni  l'intrigue,  Keats  les  vers.  —  King  Stephen,  a  dramatic  fragment.  • — 
The  cap  and  bells.  or  the  Jealousies  :  a  fairy  taie. 


/iS6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vent  r.s  chanvir^  des  fenêtres  magiques,  s'ouvrant  sur  récume  des 
mers  périlleases,  dans  des  pays  féeriques  et  délaissés  !  » 

11  me  rsemble  qu'il  y   a  dans  ces  beaux  vers  autant  d'émotion 
que  dans  les  plus  belles  pages  de  Byron,  et  que  toutes  les  théories 
du  m-Hide  n'y  font  rien.  Ce  qu'il  est  vrai  de  dire,  c'est  que  Keats 
est  séparé  des  poètes  ses  contemporains,  notamment  de  Shelley, 
par  une  idée  plus  exclusive  de  la  poésie.  Au  lieu  qu'elle  a  été  pour 
Shelley  l'expression  la  plus  haute  de  la  philosophie  et  le  plus  puis- 
sant moyeu  de  propager  des  idées,  —  une  sorte  d'ascension  indé- 
faiie  vers  ie  bien  de  l'humanité,  —  Keats  s'est  obstinément  refusé 
avoir  en  elle  autre  chose  qu'une  recherche  passionnée  de  la  beauté. 
«  Je  suis  certain,  dit-il,  que  j'écrirais  sous  la  seule  influence  de 
mon  ardent  désir  du  beau,  alors  même  que  mon  travail  de  la  nuit 
devrait  être  brûlé  chaque  matin,  sans  qu'aucun  œil  humain  dût  s'y 
reposer  jamais.  '>  Qui  veut  aimer  Keats  doit  aimer  la  poésie  d'un 
amour  absolu  et  sans  limites.  Elle  n'est  pas,  en  efiet,  un  délasse- 
ment d'une  iieure  ou  d'un  jour,  elle  n'est  pas  simplement  un  repos, 
un  raCraîchissement  de  l'âme  :  elle  est,  suivant  le  mot  de  Kant,  une 
un  en  soi.  (c  li  n'y  a  pas  d'être  au  monde  qui  vive  d'une  vie  plus 
vraie  qu'un  écrivain  de  talent.  »  Il  n'y  en  a  pas  non  plus  de  plus 
bienfaisant,  car  «  ce  que  l'imagination  saisit  comme  beau  doit  être 
vrai.  )  Nou.^  touchons  ici  à  l'idée  qui  est  au  fond  de  toute  la  poé- 
sie de  Keats,  à  celle  qu'il   aurait  vraisemblablement  creusée  s'il 
eût  vécu,  à  savoir  que  le  vrai  est  une  forme  du  beau,  qui  en  est 
l'expression  la  plus  élevée  et  la  plus  complète.  L'idée  de  beauté 
est  suprême  à  ses  yeux,  et  il   lui  subordonne  tout  le  reste,  sans 
voir  qu'il  y  a  dans  l'idée  même  de  vérité  des  élémens  irréductibles 
et  incompatibles   avec  celle  du  plaisir  esthétique.  Mais  Keats  se 
défiait  de  la  pure  inteUigence  :  «    Je  n'ai  jamais  pu  comprendre, 
écrit-i!  naïvement  dans  une  lettre  de  1817,  comment  on  peut  ar- 
river à  la  vérité  par  le   raisonnement.  »  Il  lui  est  toujours  resté 
quelque  chose  de  cette  première  défiance  contre  les  voies  logiques 
de  l'esprit.  La  vérité  lui  semblait,  comme  à  beaucoup  de  ses  con- 
temporains, affaire  de  révélation  et  d'intuition,  et  cela  seul  suffi- 
rait à  le  distinguer  du  groupe  des  Godwin  et  des  Shelley,   qui 
se  rattachait  si  directement  au  xviii®  siècle,  par  un  certain  fonds 
de  doctrines  philosophiques  et  sociales.  Il  lui  semblait  que,  si  la 
vérité  se  révèle  à  l'homme,  il  n'y  a  pas  de  révélation  plus  triom- 
phante que  celle  de  la  beauté.   Qu'est-ce,  en  effet,  qui  saisit  plus 
fortement  les    âmes  de  cette  trempe,  les  entraîne    et  les  enivre 
plus  complètement?  Là  est  la  certitude  absolue,  là  le  repos.  Si  l'on 
ajoute   qu'entre  toutes  les  sortes  de  beautés,  celle  de  la   forme 
est  la  plus  fixe    et  la  moins  troublante,   en  même  temps  que  la 


JOH\    KEATS. 


/l37 


moins  discutée  et  par  suite  la  plus  universelle,  on  touchera  au 
fond  de  ce  qu'on  nomme  l'hellénisme  de  Keats,  Nulle  part  cet  hel- 
lénisme n'a  trouvé  une  expression  plus  achevée  que  dans  VOde  à 
une  urne  grecque.  Le  poète  contemple  cette  urne  et  la  décrit.  Puis 
il  se  demande  :  «  Quels  sont  ces  hommes  qui  viennent  au  sacrifice? 
A  quel  autel  verdoyant,  ô  prêtre  mystérieux,  conduis-tu  cette  gé- 
nisse qui  mUgit  aux  cieux,  et  ses  flancs  soyeux  tout  parés  de  guir- 
landes? Quelle  petite  ville,  sur  une  rivière  ou  sur  le  bord  de  la 
mer,  ou  bâtie  sur  quelque  montagne  avec  une  citadelle  paisible, 
est  vide  de  cette  foule  en  cette  sainte  matinée?  0  petite  ville,  tes 
rues  pour  toujours  seront  silencieuses,  et  pas  une  âme,  pour  dire 
pourquoi  tu  es  déserte,  ne  peut  revenir  jamais!  0  forme  attique! 
contours  charmans,  qu'une  race  d'hommes  de  marbre  et  de  vierges 
a  couverts  avec  des  branches  des  forêts  et  des  herbes  foulées  ; 
forme  silencieuse  !  Tu  nous  lasses  de  la  pensée,  comme  fait  l'éter- 
nité. Froide  pastorale  !  Quand  la  vieillesse  consumera  cette  géné- 
ration, tu  demeureras,  parmi  d'autres  douleurs  que  les  nôtres,  une 
amie  de  l'homme  à  qui  tu  dis  :  «  Beauté,  c'est  vérité;  vérité,  c'est 
beauté.  »  —  Voilà  tout  ce  que  vous  savez  sur  terre,  et  tout  ce  qu'il 
vous  faut  savoir.  » 

Telle  est  la  solution  que  Keats  a  donnée,  en  des  vers  immortels, 
à  ce  grand  problème  des  rapports  du  vrai  et  du  beau.  Elle  sem- 
blera assurément  insuffisante  à  beaucoup  d'esprits  :  car  elle  n'est 
au  fond  que  le  sacrifice  d'un  des  élémens  du  problème  à  l'autre. 
Pour  combien  d'hommes  d'aujourd'hui  est-il  si  évident  que  l'art 
soit  le  but  suprême  et  qu'il  doive  tenir  le  premier  rang  dans  la  vie 
de  l'homme?  En  est-il  beaucoup  qui,  même  après  avoir  lu  Y  Ode 
à  une  urne  grecque^  et  une  fois  le  premier  enchantement  passé,  ne 
se  disent  avec  Maurice  de  Guérin  :  <(  Pour  embrasser  l'art  et  la  poé- 
sie, je  voudrais  qu'ils  me  fussent  démontrés  éternellement  graves 
et  hors  de  doute  comme  Dieu.  Ce  sont  deux  fantômes  douteux  et 
d'un  sérieux  perfide?  »  Au  fond,  c'est  ce  qu'il  y  a  en  nous  de  chré- 
tien qui  se  révolte  contre  cette  exorbitante  prétention  de  l'art,  ce 
luxe  de  la  \ie,  à  en  devenir  le  nécessaire  et  le  principal.  Tous  les 
purs  chrétiens,  à  commencer  par  Carlyle,  ont  senti  en  Keats  un 
ennemi  (1),  et  leur  instinct  ne  s'est  pas  trompé.  Les  trois  grands 
poètes  anglais  du  commencement  de  ce  siècle  ont  vécu  également 
en  dehors  du  christianisme.  Mais,  tandis  que  Shelley  et  Byron  se 
révoltent  contre  lui,  Keats  l'a  complètement  et  orgueilleusement 
négligé.  Tandis  que  l'auteur  de  Hellas  rêvait  d'une  Grèce  idéale 


(1)  Carlyle  le  qualifie  énergiquement,  dans  une  expression  presque  intraduisible,  de 
dead  doy. 


A 38  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  l'avènement  marquerait  le  triomphe  du  bien,  l'auteur  à'Hypé- 
rioH  se  réfugiait  complaisamment  par  la  pensée  dans  la  Grèce  dis- 
parue. L'idéal  que  Shelley  cherchait  dans  l'avenir,  il  le  retrouvait 
dans  le  passé.  S'il  a  entrevu  «  une  vie  plus  noble  »  où  il  rencon- 
trerait «  les  agonies  et  la  lutte  des  cœurs  humains,  »  c'a  été  en 
dehors  et  à  côté  de  toute  idée  chrétienne.  A  Winchester,  il  s'amu- 
sait à  se  promener  dans  la  cathédrale  pondant  le  service,  pour  lire, 
aux  sons  de  l'orgue,  les  lettres  d'amour  de  Fanny.  Un  soir  qu'il 
entendait  le  son  des  cloches,  il  écrivait  :  «  Je  sentirais  le  Iroid  de 
la  tombe,  si  je  ne  savais  qu'elles  se  meurent  comme  une  lampe  qui 
s'éteint  ;  que  c'est  là  leur  soupir  et  leur  plainte  avant  qu'elles  s'en 
aillent  dans  l'oubli,  que  des  fleurs  fraîches  pousseront,  avec  beau- 
coup de  gloires  qui  auront  l'empreinte  de  l'immortalité.  »  Les  céré- 
monies religieuses  l'agaçaient  et  le  révoltaient:  il  ne  pouvait  souf- 
frir «  le  son  horrible  d'un  sermon.  »  L'ensemble  de  ses  vers,  en 
un  mot,  joint  au  témoignage  de  sa  vie,  prouve  qu'il  a  été  le  plus 
païen  des  poètes  de  ce  siècle.  C'est  à  la  fois  sa  faiblesse  et  sa  gran- 
deur: sa  faiblesse,  parce  qu'il  n'a  eu  qu'une  vue  incomplète  de  la 
vie  morale;  sa  grandeur,  parce' que  cette  religion  de  l'art,  qui  lui 
a  suffi,  si  elle  n'est  pas  tout  au  monde,  est  du  moins  l'un  des  plus 
nobles  sentimens  qu'il  y  ait. 

Il  me  reste  à  dire  quelques  mots  des  derniers  temps  de  sa  vie. 

Les  premiers  mois  de  l'année  1819  avaient  été  pour  Keats  les 
derniers  jours  de  travail  et  de  calme  relatif:  soit  à  Londres,  soit  à 
l'île  de  Wight,  où  il  accompagna  un  ami  malade,  soit  à  Winchester, 
où  il  alla  passer,  loin  de  Fanny  Braw^ne  et  d'impressions  trop  ar- 
dentes, quelques  semaines  fécondes,  il  avait  beaucoup  écrit  et  fait 
de  grands  projets  pour  l'avenir.  De  cette  période  sont  quelques- 
unes  de  ses  meilleures  œuvres,  Lmnia,  Hypèrion  et  une  belle  Ode 
à  Vaulomne.  Sentant  le  besoin  de  s'assurer  un  revenu  (la  pau- 
vreté était  le  grand  obstacle  à  son  ménage),  il  songeait  à  s'installer 
définitivement  à  Londres,  pour  y  écrire  dans  les  journaux  et  les 
revues.  La  maladie  devait  couper  court  à  tous  ces  plans.  Dès  la 
fin  de  1819,  les  amis  de  Keats  remarquèrent  un  changement 
en  lui:  il  devenait  triste,  inquiet,  las.  Quand  son  frère  vint  d'Amé- 
rique, pour  le  voir,  en  janvier  1820,  il  le  trouva  morose  et  ren- 
fermé. Nul  doute  que  Keats  ne  fût  assombri  par  l'impossibilité  de 
son  mariage  prochain  avec  Fanny.  Mais  il  l'était  aussi  par  la  mala- 
die, qui  couvait  en  lui,  et  qui  éclata  brusquement  en  février.  Une 
nuit,  il  rentra  frissonnant  et  se  coucha,  a  Avant  de  se  mettre  la  tète 
sur  l'oreiller,  nous  dit  son  ami  Brown,  il  toussa  légèrement  et  je 
l'entendis  dire  :  «  Voici  du  sang  de  ma  bouche.  »  J'allai  vers  lui  :  il 
examinait  une  goutte  de  sang  tombée  sur  le  drap,  a  Apporte-moi  la 


JOHN    KEATS.  Zl39 

bougie,  Brown,  que  je  voie  ce  sang.  »  Après  l'avoir  examiné  lon- 
guement, il  me  regarda  en  face,  avec  un  calme  que  je  n'oublierai 
jamais  et  me  dit  :  «  Je  connais  la  couleur  de  ce  sang  :  c'est  du  sang 
artériel  ;  on  ne  peut  pas  me  tromper  là-dessus.  Cette  goutte  de  sang 
est  mon  arrêt  de  mort  :  je  dois  mourir.  »  A  partir  de  ce  jour,  une 
lente  agonie  commença,  coupée  par  de  courtes  joies,  dont  l'une 
fut  la  publication  du  volume  contenant  Hypèrion.  Ce  livre  eut  du 
succès.  Mais  la  revanche  venait  trop  tard.  Toutes  les  lettres  de  ce 
temps  à  Fanny  font  pitié  :  elles  ne  sont  qu'une  exclamation  de  dou- 
leur et  de  maladive  jalousie.  J'aime  mieux  n'en  rien  citer  :  écrites 
par  un  agonisant,  elles  ne  doivent  pas  être  considérées  comme  un 
témoignage  contre  l'homme  naturellement  généreux  et  brave  à  qui 
elles  ont  été  arrachées  par  la  souffrance. 

A  l'approche  de  l'hiver,  les  médecins  lui  ordonnèrent  de  partir 
pour  l'Italie.  Aussitôt  qu'il  en  fut  informé,  Shelley  l'invita  à  venir 
vivre  avec  lui  à  Pise.  Keats  refusa.  Il  partit,  en  septembre  1820, 
pour  Naples,  accompagné  d'un  ami  dévoué,  le  peintre  Severn,  qui 
nous  a  laissé  un  récit  détaillé  de  ces  derniers  jours.  Après  un  voyage 
difficile  de  quatre  semaines,  ils  arrivèrent  à  la  baie  de  Naples. 
((  Oh!  quel  tableau  je  pourrais  vous  faire  de  cette  baie,  écrit-il  à 
M''"  Brawne,  si  je  pouvais  me  considérer  encore  comme  un  citoyen 
de  ce  monde  !  »  Mais  il  n'était  plus  son  maître  :  il  menait  dès  lors, 
comme  il  disait  avec  mélancolie,  une  vie  posthume,  quoique  bien 
amère.  Le  souvenir  de  Fanny  le  hantait  :  «  Je  puis  supporter  de  mou- 
rir, —  je  ne  puis  supporter  de  la  quitter...  Oh  !  Dieu  !  Dieu!  Dieu  ! 
tout  ce  que  j'ai  dans  mes  bagages  qui  me  fait  songer  à  elle  me 
transperce  comme  une  lance.  La  doublure  de  soie  qu'elle  a  mise  à 
mon  bonnet  de  voyage  me  brûle  la  tête.  Mon  imagination  est  hor- 
riblement ardente  dès  qu'il  s'agit  d'elle.  Je  la  vois, —  je  l'entends... 
Oh!  Brown,  j'ai  des  charbons  ardens  dans  la  poitrine.  Gomment 
le  cœur  de  l'homme  peut-il  supporter  de  pareils  maux  ?  » 

Les  deux  amis  partirent  pour  Rome.  Severn  installa  le  malade 
dans  une  chambre  modeste,  où  pendant  plus  de  trois  mois  il  le  soi- 
gna avec  un  admirable  dévoûment.  Mais  aucun  des  deux  ne  se  fai- 
sait d'illusion.  Seulement,  à  mesure  que  la  fin  approchait,  Keats 
retrouvait  un  grand  calme  :  a  Je  sens,  disait-il,  des  fleurs  qui  pous- 
sent sur  moi.  »  11  demanda  à  Severn  d'écrire  sur  sa  tombe  :  «  Ici 
repose  un  homme  dont  le  nom  fut  écrit  dans  l'eau.  »  Le  23  février 
1821,  il  mourut  avec  un  vrai  courage.  On  l'enterra  au  cimetière 
protestant  de  Rome,  où  il  repose  mam tenant  près  de  Shelley. 

Joseph  Texte. 


A  TRAVERS  L'EXPOSITION 


U\ 


L'ARCHITECTURE.   —    LES    FEUX    ET    LES    EAUX. 

LE    GLOBE. 


L  ARCHITECTURE. 

L'Exposition  nous  montre  des  directions  nouvelles  dans  l'archi- 
tecture. C'est  un  indice  artistique  et  social  de  si  grande  consé- 
quence qu'il  faut  s'y  arrêter  quelques  instans. 

Il  n'y  a  qu'une  voix  sur  la  stérilité  de  notre  siècle  en  architecture. 
Dans  son  rapport  sur  l'Exposition  de  Londres,  le  comte  L.  de  La- 
borde  écrivait  déjà,  il  y  a  trente  ans  :  «  C'est  un  problème  inexpli- 
cable pour  les  étrangers  que  la  nulUté  de  l'architecture  française 
depuis  la  révolution  de  1789,  chez  un  peuple  qu'ils  sont  habitués 
à  considérer,  depuis  huit  cents  ans,  comme  l'initiateur  et  le  chef 
de  file...  Comment  expliquer  qu'une  société  entière,  que  les  décou- 
vertes de  la  chimie  et  de  la  physique  jettent  dans  un  courant  d'in- 
novations, de  bouleversemens  à  tourner  la  tête,  à  rendre  fou,  au 
lieu  de  demander  aux  arts  les  innovations  les  plus  excentriques,  au 
lieu  de  repousser  ce  qui  sent  le  vieux,  la  copie,  la  redite,  ne  se 
plaise  que  dans  l'imitation  la  plus  servile  de  tous  les  styles  usés 
parles  siècles?  »  —  Depuis  la  révolution  jusqu'à  nos  jours,  on  a 
essayé  tous  les  styles,  l'égyptien  et  le  néo-grec,  le  néo-gothique  et 

(i)  Voj'ez  la  Bévue  du  i*""  juillet. 


A    TUAVERS    l'exposition.  441 

le  moresque;  nous  avons  eu  le  style  de  la  Restauration,  —  voir  la 
Bourse,  —  le  style  Louis-Philippe,  —  ne  rien  voir,  —  le  style  du 
second  Empire,  —  voir  le  nouvel  Opéra,  —  le  style  de  la  troisième 
République,  —  voir  le  Trocadéro.  Copies  fidèles  de  l'antique  ou 
assemblages  luxueux  d'élémens  composites,  nos  monumens  at- 
testaient la  science  de  nos  artistes  et  l'absence  d'invention.  On  a 
restauré  les  reliques  du  passé  avec  une  perfection  inconnue  aux 
époques  créatrices,  comme  il  convenait  à  un  siècle  de  critique  sa- 
vante; les  rares  talens  d'un  Viollet-le-Duc  se  sont  dépensés  à  des 
restitutions. 

Cette  stérilité  surprend  d'abord,  si  on  la  compare  à  la  glorieuse 
fécondité  de  la  peinture,  proclamée  par  les  collections  du  Champ 
de  Mars.  L'anomalie  apparente  s'explique,  dès  qu'on  réfléchit  aux 
conditions  particulières  des  deux  formes  d'art.  La  richesse  do 
notre  peinture  provient  d'une  variété  infinie  d'efforts  individuels,  et 
de  quelques  sentimens  généraux  très  développés  dans  notre  temps, 
comme  le  sentiment  de  la  nature,  le  sentiment  de  l'histoire.  En  ar- 
chitecture, l'individu  ne  peut  rien  ;  c'est  un  art  collectif  et  symbo- 
lique, l'art  social  par  excellence  ;  il  ne  trouve  des  types  nouveaux 
que  pour  traduire  un  état  social  définitivement  assis,  des  besoins 
universels  devenus  consciens.  Temple  grec  ou  amphithéâtre  ro- 
main, cathédrale  gothique  ou  donjon  féodal,  palais  du  marchand 
florentin  ou  de  la  monarcliie  centralisée,  tous  les  édifices  signifi- 
catifs échappent  à  la  fantaisie  individuelle;  ils  sont  l'expression  la 
plus  fidèle  et  la  plus  générale  des  tendances  dominantes  dans  la 
vie  d'un  peuple  à  un  moment  de  son  histoire.  —  Notre  siècle  ne 
pouvait  pas  avoir  une  architecture  qui  lui  fût  propre,  parce  qu'il 
n'a  pas  atteint,  à  travers  toutes  ses  expériences,  un  état  social 
avéré,  manifeste  pour  tous. 

Cet  état  commencerait-il  à  apparaître  ?  Il  y  a  des  raisons  de  le 
penser,  puisque  l'Exposition  révèle  l'avènement  d'un  art  tout  nou- 
veau, l'art  de  la  construction  en  fer.  Entendons-nous  bien.  Ce  n'est 
pas  d'hier  que  l'on  a  commencé  à  couvrir  de  vastes  espaces  avec 
des  vitrages  supportés  par  des  pihers  et  des  arcs  de  fonte.  Dans 
les  usines,  dans  les  grands  ateliers,  dans  les  halles,  dans  les  gares, 
clans  tous  les  centres  de  travail  et  de  mouvement  où  la  vie  popu- 
laire a  ses  foyers  les  plus  actifs,  le  fer  s'est  insensiblement  substi- 
tué au  bois  et  à  la  pierre  ;  il  fournit  presque  seul  la  charpente  de 
nos  maisons.  Mais  les  fils  de  Tubalcaïn  avaient  déjà  mis  leur  mar- 
teau dans  toutes  les  œuvres  vives  de  notre  société,  qu'on  les  ignorait 
encore  dans  les  loges  où  l'on  dispute  le  prix  de  Rome.  Cette  révo- 
lution s'accomplissait  humblement,  au-dessous  et  en  dehors  de  l'art 
officiel;   l'art  dédaignait  une  architecture  industrielle,  faite  pour 


442  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

servir  des  besoins  grossiers.  Pourtant,  comme  ces  besoins  étaient 
les  plus  intenses  et  les  plus  caractéristiques  de  notre  époque,  on 
pouvait  prévoir  que  l'art  deviendrait  un  jour  leur  tributaire,  et  qu'il 
ne  sortirait  de  sa  langueur  qu'en  se  mettant  à  leur  service.  La  ré- 
conciliation de  l'ingénieur  et  de  l'artiste  avait  été  essayée,  sans 
doute,  mais  timidement  et  à  l'insu  du  grand  public  ;  pour  nous 
tous,  elle  datera  de  l'Exposition  de  1889.  Gendrillon  s'est  fait  re- 
connaître de  ses  sœurs  sur  le  Champ  de  Mars;  l'architecture 
industrielle,  avec  le  fer  pour  moyen,  a  désormais  une  valeur  es- 
thétique. Elle  n'est  pas  arrivée  à  ce  résultat  sans  tâtonnemens  ; 
rien  n'est  plus  pliilosopliique  et  plus  instructif  que  les  efforts  du 
fer  pour  chercher  sa  forme  de  beauté,  dans  la  série  des  palais  qui 
figurent  «  l'Arc  de  triomphe  renversé.  » 

Voici  d'abord  le  dôme  central,  avec  son  luxe  lourd  et  voyant.  Ici, 
le  fer  s'est  trompé,  parce  qu'il  a  suivi  les  vieux  erremens  de  con- 
struction et  de  décoration,  parce  qu'il  a  subordonné  ses  propres 
convenances  à  celles  de  la  pierre  qu'il  remplaçait.  Certes,  il  y  a  des 
choses  excellentes  dans  ce  dôme  ;  l'armature  de  l'intérieur  est  élé- 
gante ;  à  l'extérieur,  nous  trouvons  déjà  l'alliance  du  métal  et  de 
la  brique,  qui  sera  l'un  des  traits  constitutifs  des  nouvelles  mé- 
thodes. Mais  l'imagination  de  l'artiste  est  visiblement  obsédée  par 
les  magnificences  de  l'Opéra,  ces  mauvaises  conseillères  ;  elle  s'et- 
force  d'en  reproduire  les  motifs  principaux,  les  niches,  les  acro- 
tères,  les  surcharges  de  fonte  ciselée;  au  dedans  et  sur  la  façade, 
le  zinc  d'art  est  déchaîné,  avec  ses  écussons  emblématiques  entre 
les  grosses  dames  nues  ;  sur  ces  écussons,  des  locomotives,  des 
machines  compliquées,  des  dieux,  des  bestiaux,  des  républiques, 
le  symbolisme  facile  des  concours  agricoles  ;  trop  de  reliefs,  trop 
de  couleurs,  trop  d'ors.  Pour  son  coup  d'essai,  le  fer  a  voulu  être 
somptueux;  il  n'est  qu'endimanché,  le  rude  ouvrier;  et  sous  sa  dé- 
froque seigneuriale,  je  n'aperçois  plus  la  seule  beauté  que  j'attende 
de  lui,  une  musculature  puissante  et  flexible. 

Faisons  quelques  pas:  nous  entrons  dans  la  galerie  des  machines. 
On  a  épuisé  les  formules  de  l'admiration  devant  cette  nef  haute  de 
45  mètres,  longue  de  liOO.  Encore  faut-il  savoir  pourquoi  elle  est  si 
belle  ;  parce  que  le  fer,  renonçant  à  lutter  avec  la  pierre,  n'a  cherché 
ses  moyens  d'expression  que  dans  sa  propre  nature,  dans  sa  force, 
sa  légèreté,  son  élasticité;  parce  qu'il  a  résolument  sacrifié  la  quin- 
caillerie décorative  et  s'est  rappelé  cette  loi  fondamentale  de  l'esthé- 
tique :  la  beauté  n'est  qu'une  harmonie  entre  la  forme  et  la  destination. 
Evidemment,  ceux  qui  ont  assemblé  ces  fermes  ne  se  sont  pas  préoc- 
cupés d'imiter  tel  ou  tel  type,  réalisé  avant  eux  avec  d'autres  maté- 
riaux et  pour  d'autres  usages  ;  ils  ont  consulté  les  propriétés  du  fer, 


A    TRAVERS    l'eXPOSITIOX.  /|43 

calculé  ses  résistances;  s'étant  assuré  de  ce  qu'on  pouvait  demander 
au  métal,  ils  ont  modiiié  l'arc  en  tiers-point  et  créé  une  ogive  nou- 
velle, avec  des  inflexions  et  un  allongement  d'une  incomparable  élé- 
gance. Des  combinaisons  savantes  leur  ont  permis  de  diminuerjusqu'à 
l'invraisenilDlance  le  poids  et  le  volume  de  la  charpente.  Il  en  est  ré- 
sulté un  vaisseau  dont  l'immensité  est  le  moindre  mérite  ;  sans  un 
ornement  sur  sa  nudité  sévère,  par  la  seule  hardiesse  de  ses  hgnes 
et  la  logique  de  son  anatomie,  le  palais  des  machines  rend  les  yeux 
contens  ;  il  intéresse  l'esprit  aux  problèmes  difficiles  qu'on  soup- 
çonne derrière  cette  simplicité;  n'est-ce  pas  là  l'impression  que 
doivent  produire  les  grandes  œuvres  architecturales?  De  plus,  ce 
palais  consacre  une  révolution  dans  les  principes  de  l'art  du  bâti- 
ment ;  la  construction  en  pierre  réclamait  de  tous  ses  élémens  une 
immobilité  absolue  ;  le  fer  est  plus  ^dvant,  plus  nerveux  en  quelque 
sorte  ;  il  exige  la  liberté  de  ses  mouvemens  intimes.  Les  construc- 
teurs en  ont  assuré  le  jeu  par  un  appareil  ingénieux,  ces  rotules 
d'acier  qui  rappellent  les  articulations  des  membres  humains.  Une 
plus  grande  stabilité  garantie  par  plus  de  liberté,  cela  mène  la 
réflexion  très  loin,  s'il  est  vrai,  comme  on  l'a  toujours  cru,  qu'il 
y  ait  des  correspondances  cachées  entre  l'état  social  et  l'architec- 
ture. 

On  dispute  déjà  sur  les  mérites  respectifs  de  l'architecte  qui  a 
dessiné  ce  palais,  de  l'ingénieur  qui  a  calculé  la  portée  des  fermes. 
Ces  discussions  sont  toujours  intempestives,  à  propos  d'un  monu- 
ment; les  plus  fameux  ont  été  des  ouvrages  collectifs  et  souvent 
anonymes.  Dans  le  cas  actuel,  ces  distinctions  indiscrètes  entre  les 
ouvriers  prouvent  une  entière  méconnaissance  de  ce  qui  fait  le  prix 
et  la  nouveauté  de  l'œuvre.  Elle  n'a  réussi,  et  l'on  n'en  réussira 
désormais  de  pareilles,  que  par  la  collaboration  de  l'architecte  et 
de  l'ingénieur.  Il  faut  mettre  sur  le  même  plan  M.  Dutert,  M.  Con- 
tamin,  et  leurs  aides  principaux  dans  chaque  spécialité.  Je  ne  vou- 
drais même  point  que  pour  les  difTérencier  on  se  servît  de  ces 
mots  :  l'artiste,  le  savant,  l'industriel.  Mieux  vaudrait  dire  que  le 
chef-cV œuvre  est  dii  aux  travaux  combinés  des  divers  métiers,  en 
rendant  à  ces  termes  la  noble  plénitude  de  leur  vieux  sens.  On  par- 
donnera ces  subtilités  de  langage,  si  l'on  concède  que  le  choix  des 
mots  préjuge  ici  des  théories  d'ensemble,  d'où  peuvent  dépendre 
la  stagnation  ou  le  renouvellement  de  l'art  (1). 

(1)  a  Pendant  tout  le  moyen  âge  et  assez  avant  dans  le  xtj*  siècle,  métier  et  art 
avaient  une  seule  et  môme  qualification...  L'idée  d'un  art  et  d'une  industrie  distincts, 
d'un  art  élevé  et  d'une  basse  industrie,  d'un  art  qui  anoblit  l'homme  et  d'une  indus- 
trie qui  le  dégrade,  n'était  venue  à  personne  durant  tout  le  moyen  âge,  pas  plus 
qu'elle  n'avait  eu  cours  dans  toute  l'antiquité;  on  s'échelonnait  sans  se  scinder;  on 


fïMl  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  Tour  et  la  galerie  des  machines  nous  enseignent  ce  que  peut 
le  fer,  réduit  à  ses  seules  ressources.  Mais  l'emploi  exclusif  de  ces 
grands  réseaux  métalliques  ne  répond  qu'à  des  besoins  exception- 
nels; pour  beaucoup  d'autres  usages,  le  fer  doit  recourir  à  des 
matériaux  auxiliaires.  C'était  un  nouveau  problème  de  déterminer 
le  choix  et  les  conditions  esthétiques  de  ces  alliances.  On  s'est 
appliqué  à  le  résoudre  dans  les  deux  palais  jumeaux  des  Beaux-Arts 
et  des  Arts  libéraux  ;  et  l'on  est  revenu  à  la  plus  ancienne  tradition 
hellénique,  le  mariage  du  bois  et  de  la  terre  cuite  peinte,  tel  que 
nous  le  retrouvons  dans  les  premiers  temples  de  Métaponte ,  mais 
en  remplaçant  le  bois  par  le  1er.  La  réussite  est  éclatante.  Ici  le 
goût  le  plus  sur  et  le  plus  inventif  a  dirigé  la  collaboration  du  fon- 
deur, du  potier  et  du  céramiste.  Je  ne  sais  ce  qu'il  faut  le  plus 
louer  dans  ces  édifices  :  la  juste  répartition  du  fer  et  de  la  brique, 
inspirée,  semble-t-il,  par  la  structure  du  corps  humain,  avec  ses 
os  visibles  sous  la  chair;  l'ornementation  légère  et  sobre,  dont  la 
terre  cuite  et  l'émail  font  seuls  les  frais;  la  polychromie  discrète, 
où  prédominent  deux  tons  :  le  bleu  doux  du  1er,  le  rose  tendre  de 
la  brique.  Maintenue  dans  ces  gammes,  la  coloration  des  surlaces 
métalliques  justifie  la  prédiction  de  Beulé  :  ((  Si  un  jour  nous  repre- 
nons le  goût  des  édifices  peints,  nous  ne  mériterons  point  le  nom 
de  barbares;  nous  aurons  reconcpis,  au  contraire,  un  héritage 
auquel  nous  avions  renoncé,  une  beauté  que  nous  avions  per- 
due (1).  » 

Tout  d'abord,  on  a  remarqué  dans  cet  ensemble  les  dômes 
de  tuiles  vernissées ,  heureux  emprunt  fait  aux  vieux  maçons 
de  l'Iran.  >os  premières  reconnaissances  en  Asie  centrale,  et  en 
particulier  les  belles  découvertes  de  M.  Dieulafoy ,  auront  une  fl 
influence  sensible  sur  le  renouveau  architectural.  Ces  coupoles  1 
d'émail,  qu'on  dirait  colorées  aux  reflets  de  l'azur  céleste  où  elles 
montent,  je  les  admirais,  l'an  dernier,  sur  les  médressés  des  Ta- 
merlanides  et  sur  les  mosquées  en  ruines  de  la  frontière  persane; 
il  me  sembla  que  j'en  rapportais  le  mirage,  lorsque,  en  rentrant 
dans  Paris,  je  les  revis  déjà  posées  sur  les  palais  des  Arts.  Il  ne 
reste  qu'à  mêler  aux  dessins  géométriques,  un  peu  secs,  les  fleurs 

se  mesurailjOn  ne  se  classait  pas.»  —  {Laborde,  Rapport  de  18ô6.)  —  Je  voudrais  faire 
de  plus  longs  emprunts  à  cet  excellent  rapport,  que  M.  de  Laborde  intitulait  si  bien  : 
De  l'union  des  arta  et  de  l'industrie,  et  qu'il  résumait  dès  la  première  page  dans  cet 
énoncé  :  «  L'avenir  dos  arts,  des  sciences  et  de  l'industrie  est  dans  leur  association.  » 
Je  suis  heureux  de  placer  sous  l'autorité  de  ce  maître  les  idées  que  je  dois  me  borner 
à  indiquer  en  quelques  lignes;  je  renvoie  les  personnes  curieuses  de  ces  questions  à 
ces  deux  volumes,  dont  on  n'a  guère  tenu  compte j  elles  y  trouveront,  développées  à 
l'avance,  toutes  les  directions  de  l'art  moderne. 
(1)  Histoire  de  l'art  grec.  —  La  polychromie. 


A    TRAVERS    l'eXPOSITIO.X.  llk^ 

et  les  arabesques  de  là-bas,  pour  donner  aux:  Parisiens  les  visions 
d'Ispahan  et  de  Saniarcande.  Les  dômes  ne  sont  pas  le  seul  exemple 
de  cette  adaptation  habile  de  l'art  oriental,  qui  n'est  pas  une  imi- 
tation. Pour  décorer  le  cintre  de  quelques  portes ,  la  terre  cuite 
s'est  approprié  l'encadrement  habituel  des  porches  de  mosquées, 
la  colonnette  de  marbre  ou  de  faïence  tordue  en  spirale  ;  pom*  dé- 
guiser la  monotonie  prosaïque  des  boulons,  on  les  a  dorés  et  cise- 
lés en  têtes  de  clous  arabes,  sur  le  voussoir  de  l'entrée  principale. 
Mais  ces  élémens  orientaux  sont  fondus  dans  un  arrangement  occi- 
dental; ce  qui  est  bien  de  notre  pays,  du  pays  de  Limosin  et  de 
Pahssy,  ce  sont  les  médaillons,  les  frises,  les  cartouches,  où  la 
céramique  intervient  avec  une  délicatesse  toute  française  de  relie! 
et  de  couleur.  Les  moindres  détails  décèlent  une  pensée  inventive  ; 
entre  autres,  ces  plaques  de  poterie  ornementée,  encastrées  dans 
les  caissons  à  jour  des  piliers  de  tôle. 

Si  l'on  tirait  le  Palais  des  beaux- arts  de  ramoncellement  du 
Champ  de  Mars,  où  la  valeur  particulière  de  chaque  édifice  est 
noyée  dans  l'elïet  général  de  kaléidoscope,  si  on  l'isolait  sur  une 
éminence, —  par  exemple  à  la  place  du  morne  et  pesant  Trocadéro, 
—  je  gage  que  tous  les  yeux  seraient  frappés  par  la  bonne  grâce 
et  la  nouveauté  du  monument.  —  Monument!  On  jugera  peut-être 
le  mot  bien  gros  pour  ces  constructions  temporaires.  Il  ne  faut 
rien  exagérer,  et  je  ne  prétends  pas  qu'on  ait  érige  là  le  Pavthe- 
non  de  l'avenir.  Je  crois  simplement  que  l'exacte  histoire,  quand 
elle  racontera  le  règne  du  fer  et  l'instant  où  il  s'inquiéta  de  plaire, 
mentionnera  avec  honneur,  à  côté  du  grand  squelette  où  MM.  Dutert 
et  Contamin  ont  dégagé  les  lois  anatomiques  du  métal,  les  créa- 
tions originales  où  M.  Formigé  l'a  habillé.  Gomme  dans  la  vision 
d'Ézéchiel,  cet  habile  homme  a  fait  croître  la  chair  et  tendu  une 
peau  sur  les  ossemens  arides,  il  leur  a  soutflé  l'espriî  de  vie,  l'es- 
prit de  l'art. 

Je  prévois  l'objection  ;  comment  fonder  un  principe  d'art  sur  des 
bâtisses  éphémères,  que  le  tombereau  du  démohsseur  emportera 
dans  quelques  mois?  —  Ceci  n'est  pas  entièrement  prouvé;  il  est 
question  de  conserver  les  palais  au  Champ  de  Mars  ou  de  les  démé- 
nager ailleurs;  conmie  ce  vaste  pavillon  de  la  république  Ai'gen- 
tine,  signale  aux  promeneurs  par  les  cordons  de  rubis  et  d'eme- 
raudes  que  la  lumière  électrique  allume  dans  ses  cabochons  de 
verre  ;  un  vaisseau  va  le  transporter  de  toutes  pièces  par-delà 
l'Océan ,  pour  faire  longtemps  encore  l'orgueil  de  Buenos-Ayres. 
Mais  quel  que  soit  le  sort  des  palais  de  l'Exposition,  il  faut  iien 
reconnaître  que  les  constructions  en  fer  auront  ce  double  caractère, 
d'être  mobiles  et  relativement  peu  durables.  —  Et  si  c'était  pré- 
cisément là  le  caractère  piobable  de  l'architecture  à  venii'? 


h!i(5  Ik^wz  des  deux  mondes. 

Ges  dômes  légers  me  rappelaient  par  leur  aspect  ceux  que  je  vis  na- 
gu-^re  en  Asie  :  par  leur  destination,  ils  me  rappellent  plus  forte- 
ment encore  la  tente  de  feutre  où  le  Turcoman  nous  recevait,  sur 
l'emplacement  des  cités  ruinées.  Sans  aller  si  loin,  vous  pouvez  la 
voir  en  maint  endroit  de  l'esplanade,  cette  aïeule  de  toutes  nos 
demeures,  abritant  le  Peau-Rouge,  le  Lapon,  l'Africain.  Si  je  com- 
prends bien  l'histoire  de  l'habitation,  telle  qu'elle  se  déroule  sous 
nos  yeux  de  la  hutte  lacustre  à  la  galerie  des  machines,  l'homme 
a  fait  un  long  effort  pour  donner  à  sa  maison  des  proportions  tou- 
jours plus  vastes  et  une  stabilité  toujours  plus  grande.  Les  socié- 
tés adultes  ont  pesé  sur  le  sol  avec  leurs  monumens  de  pierre,  qui 
se  promettaient  une  durée  indéfinie.  Mais  voici  qu'au  terme  de  Têt- 
fort,  par  une  de  ces  ironies  dont  l'histoire  est  pleine,  le  cercle  où 
nous  tournions  se  referme  ;  le  dernier  degré  de  la  ci"\dlisation  rejoint 
le  premier,  l'instinct  nomade  se  réveille  sous  d'autres  formes.  Petite 
tente  de  peaux  au  début,  colossale  tente  de  fer  au  déclin,  mais  tou- 
jours des  tentes  ;  les  deux  ne  diffèrent  que  parles  matériaux  et  les 
dimensions.  Celle-ci  comme  celle-là  doit  abriter  des  multitudes  en 
mouvement;  non  plus  un  peuple  pastoral,  mais  un  peuple  ouvrier 
qui  se  presse  dans  les  gares,  qui  erre  d'atelier  en  atelier,  qui  n'a 
le  plus  souvent,  au  sortir  de  l'usine,  que  des  foyers  précaires  et 
changeans.  Même  pour  les  classes  favorisées  de  la  fortune,  la  de- 
meure héréditah'e  et  l'établissement  à  long  terme  deviennent  l'ex- 
ception, dans  cette  circulation  incessante  des  personnes  et  des  biens. 
Telle  ville,  où  les  rares  étrangers  ne  trouvaient  qu'une  auberge  il 
y  a  cent  ans,  compte  aujourd'hui  plusieurs  hôtels  dans  chaque  rue 
et  voit  passer  chaque  année  une  population  flottante.  Ne  dit-on  pas 
que  les  Américains  de  toute  condition,  ces  chefs  de  file  dont  nous  pre- 
nons les  mœm's,  vivent  de  préférence  dans  les  grands  caravansérails, 
comme  le  marchand  d'Asie  dans  les  cellules  communes  du  khàn  ? 
Et  comme  le  coffre  de  cyprès  où  ces  marchands  portent  tout  leur 
avoir,  une  valise  suffit  au  moderne  Occidental  pour  y  serrer  ses 
valeurs  mobilières,  des  vagabondes  aussi  !  Oui,  c'est  l'humeur  trans- 
formée du  vieil  Orient  qui  nous  revient  avec  son  génie  artistique; 
et  ce  sont  bien  de  mobiles  tentes  de  fer  qu'il  faudra  désormais, 
pour  loger  les  troupeaux  d'hommes  agités  de  cette  humeur. 

Voilà  des  prévisions  désagréables  aux  gens  casaniers  et  puis- 
samment installés  sur  la  terre.  Je  déplore  avec  eux  l'instabilité 
croissante  du  foyer;  mais  il  y  a  peut-être  quelque  part  le  dessein 
arrêté  de  nous  rappeler  une  ancienne  leçon,  trop  vite  oubhée  au 
sommet  des  civilisations  opulentes  ;  cette  leçon  enseigne  aux  voya- 
geurs, engagés  dans  le  court  voyage,  qu'il  est  vain  de  s'attacher  à 
la  terre  et  d'y  faire  d'âpres  établissemens.  Peut-être  aussi  tou- 
chons-nous à  un  de  ces  momens  de  l'histoire,  —  ce  ne  serait  pas 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  !lh7 

le  premier,  —  où  la  poussière  humaine  est  soulevée  en  tourbillons 
rapides,  parce  qu'il  faut  la  pétrir  pour  reconstruire  à  nouveau;  à 
un  de  ces  momens  où  le  vanneur  secoue  son  crible  sur  l'aii'e,  parce 
qu'il  a  besoin  de  mêler  et  d'unifier  les  hommes  pour  faire  circuler 
quelque  vérité  parmi  eux.  «  Il  remue  tout  le  genre  humain,  » 
disait  Bossuet,  qui  avait  remarqué  l'effet  concerté  de  ces  grands 
mouvemens.  Je  hsais,  il  est  vrai,  et  pas  plus  tard  qu'liier,  sous  la 
signature  d'un  des  derniers  grands  maîtres  de  l'Université,  qu'en 
matière  d'histoire  «  on  ne  parle  pas  des  enfantillages  de  Bossuet.  » 
C'est  une  opinion  officielle,  je  la  respecte,  elle  m'ébranle;  et  pour- 
tant ce  pau^Te  homme,  —  c'est  Bossuet  que  je  dis,  —  avait  un 
regard  de  quelque  étendue  sur  les  affaires  du  monde.  Tout  en  ad- 
mirant les  palais  de  fer  et  les  triomphes  scientifiques  de  l'Exposi- 
tion, je  ne  puis  m'ôter  de  l'esprit  que  le  Discours  pour  le  Dauphin, 
écrit  sans  doute  aux  chandelles,  est  encore  la  meilleure  Histoire  à 
lire  sous  nos  lampes  Edison. 


LES   FEDX   ET    LES    EAUX. 

On  m'excusera  si  je  ne  cherche  pas  de  transition  pour  passer  de 
Bossuet  aux  fontaines  lumineuses.  Avec  un  peu  de  subtilité  la  chose 
soulliirait  arrangement,  car  il  aimait  les  allées  superbes  où  les  jets 
d'eau  ne  se  taisaient  ni  jour  ni  nuit,  dans  les  jardins  de  M.  le 
Prince.  Mais  il  est  plus  simple  de  dire  qu'après  l'étude  attentive  et 
les  pensées  sérieuses  du  matin,  le  soir  nous  doit  le  délassement 
quotidien.  Il  apporte  l'indulgence  et  l'illusion.  Sur  ces  toitures 
vitrées,  le  crépuscule  a  jeté  un  glacis  d'argent;  comme  il  s'assom- 
brit, des  lueurs  naissent  sur  tout  le  pourtour  de  l'enceinte  ;  froides 
et  blanches  d'abord,  bientôt  avivées  par  les  ténèbres  tombantes, 
elles  courent  le  long  des  façades  et  ruissellent  en  nappes  jaunes 
dans  les  parterres.  Les  fleurs  se  réveillent,  avec  des  tons  plus 
pâles,  sous  l'essaim  de  lucioles  qui  brillent  entre  les  massifs  et  au 
ras  des  gazons;  d'autres  fleurs,  artificielles, mettent  leur  mensonge 
dans  le  feuillage  des  magnolias,  pétales  de  verre  animés  par  l'arc 
incandescent.  Les  frontons  se  confondent  en  un  seul  palais,  au 
reflet  des  feux  qui  les  éclairent;  les  édifices  répréhensibles  se 
transfigurent  et  s'harmonisent;  les  lignes  d'une  architecture  idéale 
surgissent,  gravées  au  trait  sur  le  fond  noir  par  un  burin  lumi- 
neux. Vu  ainsi,  le  Trocadéro  réjouit  l'œil  qu'il  aflligeait.  Le  dôme 
des  industries  a  donné  le  signal  de  l'illumination  ;  des  gmrlandes 
de  perles  électriques  s'enroulent  autour  de  sa  coupole,  les  lampes 
de  l'intérieur  rayonnent  à  travers  la  large  baie,  par  où  le  regard 


hhS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fuit  dans  la  claire  perspective  de  la  travée  principale  ;  les  nuances 
heurtées  se  fondent,  le  fer  se  dore,  et  l'on  n*a  plus  d'objections 
contre  ce  dôme,  à  l'heure  où  il  devient  le  fover  central  de  la  féerie. 
A  l'arrière-plan,  la  haute  croupe  du  palais  des  machines  barre  l'ho- 
rizon ;  son  vitrage  tamise  une  clarté  diffuse  ;  entre  les  arceaux  et 
sous  les  cintres,  on  voit  tourner  les  soleils  des  phares  et  trembler 
leurs  faisceaux;  l'énorme  bâche  semble  la  grande  serre  des  ré- 
gions planétaires,  où  le  jardinier  élève  de  petits  astres  pour  les 
semer  dans  le  ciel  de  nuit.  Les  projecteurs  lancent  leurs  éclairs, 
épandus  en  pluie  de  poussière  bleuâtre  ou  ramassés  en  pinceaux 
aigus  ;  ces  rayons  perdus  errent  et  palpitent  avec  de  rapides  évo- 
lutions, inquiets  de  l'étoile  qui  les  a  oubhés  dans  l'espace.  Le  gaz, 
ce  condamné,  agite  sur  son  pavillon  des  panaches  de  flamme,  dé- 
fiant la  lumière  nouvelle  ;  ses  rampes  s'étagent  aux  flancs  de  la 
Tour.  Elle  s'embrase  au-dessus  de  tous  les  feux;  et  le  peuple 
affolé,  qui  reflue  sous  les  arches  incendiées,  se  demande  si  les 
cyclopes  veulent  remettre  à  la  forge,  d'un  seul  bloc,  la  charpente 
chauffée  soudain  au  rouge  vif. 

Ce  peuple  cherche  plus  et  mieux,  la  fête  suprême  des  yeux  qu'il 
vient  demander  chaque  soir  aux  fontaines.  Voyez-les,  ces  milliers 
d'extatiques,  attendant  depuis  de  longues  heures,  en  rangs  pres- 
sés, autour  des  bassins.  Le  trafiquant  levantin,  le  soldat  arabe 
dont  on  aperçoit  çà  et  là  le  burnous  blanc  dans  un  groupe,  doivent 
se  croire  reportés  aux  joies  paisibles  de  leur  pays.  Car  c'est  encore 
un  retour  aux  instincts  des  Orientaux,  ces  grands  amoureux  de 
l'eau.  Le  commerçant  de  la  rue  Saint-Denis,  après  avoir  fermé  son 
livre  de  caisse,  reprend  les  habitudes  du  vieux  Turc,  de  ce  con- 
templatif qui  peut  veiller  toute  une  nuit,  accroupi  devant  la  vasque 
éclairée  par  un  lampion,  comptant  les  gouttes  de  la  source  où 
s'égrène  son  rêve  ;  et  les  Parisiens,  assis  autour  de  leurs  fontaines, 
rappellent  à  s'y  méprendre  les  populations  du  Bosphore  un  jour  de 
fête  ;  quand  elles  se  rangent  tout  entières  sur  la  ligne  des  quais 
et  s'y  incrustent,  les  jambes  pendantes  au  fil  de  l'eau,  pour  s'abî- 
mer jusqu'au  soir  dans  les  voluptés  que  leur  apportent  le  miroite- 
ment et  le  clapotis  des  flots  ensoleillés.  —  Un  cri  monte  de  la  foule  : 
les  gerbes  ont  jailli,  illuminées  par  le  feu  invisible,  mariant  dans 
leurs  combinaisons  changeantes  toutes  les  nuances  du  prisme, 
nouant  les  écharpes  de  l'arc-en-ciel  qui  se  déchirent  en  l'air  et 
retombent  ptilvérisées,  cascades  de  gemmes  et  de  diamans.  Les 
premiers  jours,  des  trépignemens  et  des  bravos  saluaient  chaque 
métamorphose  ;  on  était  encore  en  France.  Peu  à  peu,  le  silence 
s'est  imposé,  l'hypnotisme  opère  ses  eflets,  les  habitués  se  refont, 
comme  il  con\  ient  ici,  l'âme  placide  du  parfait  fakir. 


A    TRAVERS    l'eXPOSITIOX.  Mx9 

Heureux  progrès,  si  l'on  songe  qu'à  défaut  de  cette  sorcellerie  char- 
mante, la  plupart  de  ces  hommes  iraient  s'abêtir  aux  désolantes 
inepties  du  café-concert.  Qui  sait  d'ailleurs  si  la  fontaine  lumineuse, 
aujourd'hui  simple  objet  d'agrément,  ne  sera  pas  pour  le  peintre 
et  le  savant  l'occasion  de  pensées,  d'expériences  fécondes?  Il  est  à 
croire  qu'ils  en  retireront  quelque  profit  pour  la  théorie  des  cou- 
leurs, l'étude  des  phénomènes  de  réfraction  et  les  autres  parties 
de  l'optique.  Le  divertissement  des  badauds  amènera  un  Ilelm- 
holtz  ou  un  Chevreul  à  réfléchir  sur  des  problèmes  imparfaitement 
résolus,  à  chercher  de  nouvelles  applications  de  leurs  connais- 
sances. Pendant  que  nous  souhaitons,  souhaitons  d'emblée  un 
Goethe  qui  nous  donne  la  transcription  intellectuelle  de  ce  spec- 
tacle :  un  livre  où  sa  raison  étudiera  les  principes  abstraits,  les  lois 
profondes  cachées  dans  les  choses  comme  cette  lumière  dans  les 
galeries  souterraines  ;  et  des  poèmes  où  son  imagination  les  trans- 
muera en  formes  sensibles,  en  fantaisies  éblouissantes  comme  ces 
gerbes  d'eaux  enchantées. 

Pour  le  quart  d'heure,  —  constatons  ici  ce  qui  nous  apparaîtra 
partout,  —  c'est  l'ingénieur  qui  est  le  poète,  un  poète  en  action. 
Celui  de  ce  département,  M.  Bechmann,  a  eu  l'obligeance  de 
me  conduire  dans  son  petit  enfer  et  de  m'en  montrer  le  mécanisme. 
On  a  déjà  lu  partout  l'explication  du  système  ;  on  sait  qu'il  est 
fondé  sur  la  découverte  d'un  physicien  suisse,  Coladon.  Cet  ob- 
servateur avait  remarqué  qu'une  chute  d'eau  dévie  et  entraîne  en 
l'absorbant  le  rayon  de  lumière  qu'elle  reçoit  horizontalement.  La 
loi  demeure  efficace  pom*  un  jet  perpendiculaire,  éclairé  par  en 
bas.  L'apphcation,  très  simple  en  somme,  fut  d'abord  essayée  en 
Angleterre.  D'où  un  inconvénient  :  les  personnes  qui  ont  vu  les 
fontaines  lumineuses  de  l'autre  côté  de  la  Manche,  —  où  c'était 
beaucoup  mieux,  naturellement,  —  tiennent  ici  le  rôle  fâcheux  du 
voisin  de  stalle  qui  a  vu  llachel,  à  la  Comédie-Française,  et  qui  ne 
vous  permet  pas  de  prendre  plaisir  au  jeu  d'une  autre  interprète. 
Qu'elles  se  rassurent  :  ces  mêmes  Anglais  sont  venus  installer 
et  manœuvrer  à  Paris  les  mêmes  appareils,  sous  le  grand  bassin 
circulaire  ;  leur  chef  envoie  les  commandemens,  de  la  tourelle  où 
il  médite  les  combinaisons  de  couleurs.  Deux  fils  électriques  por- 
tent une  dérivation  de  sa  pensée  à  l'équipe  française,  étabUe  sous 
le  bassin  supérieur  et  sous  le  groupe  décoratif  de  M.  Coutan. 

11  suffit  de  traverser  les  deux  chantiers  pour  apercevoir  la  difïérence 
des  deux  races.  Les  Anglais  ont  tout  apporté  de  chez  eux,  jus- 
qu'aux charpentes;  ils  se  sont  installés  les  premiers,  à  leur  mode, 
refusant  de  rien  changer  aux  machines  qui  leur  avaient  réussi  une 
fois  ;  ils  font  leur  besogne  avec  calme  et  ponctualité,  sans  erreurs 
TOME  xav.  —  1889.  29 


/i50  REVUE    DES    DEDX   MONDES. 

et  sans  innovations.  Les  Français,  placés  dans  un  local  qui  ofïrait 
des  conditions  d'installation  moins  favorables,  ont  révolutionné  les 
appareils;  ils  les  ont  allégés  et  modifiés;  ils  ont  dû  inventer  des 
perfectionnemens  de  la  méthode,  pour  que  la  lumière  agît  sur  les 
filets  d'eau  déversés  par  les  figures  du  groupe.  Au  dernier  mo- 
ment, ils  étaient  en  retard,  aux  prises  avec  les  fontainiers.  Les  An- 
glais disaient  :  «  Il  est  impossible  que  vous  soyez  prêts  et  que  vous 
réussissiez  par  ces  moyens.  »  L'ingénieur  répondait  :  «  Impossible 
n'est  pas  finançais.  »  Le  jour  de  l'inauguration,  on  improvisa  ce 
qui  manquait,  on  accrocha  les  fils  au  clavier  de  manœu\Te  du 
contre-maître  anglais,  on  lui  tira  sa  pensée,  et  le  soir,  à  l'heure 
dite,  les  eaux  françaises  s'étaient  débrouillées,  elles  jailhssaient  à 
l'unisson  des  étrangères. 

Je  les  regardais  au  fond  de  leur  souterrain,  ces  braves  ouvriers, 
faisant  les  apprêts  de  la  féerie  dans  la  chaleur  et  dans  les  ténèbres. 
Comme  leurs  frères  de  la  mine  de  houille,  bien  qu'avec  moins  de 
peine,  ils  allaient  extraire  pour  les  autres  hommes  de  la  lumière 
et  de  la  joie  qu'ils  ne  verraient  pas.  Un  timbre  retentit,  des 
chiffres  passèrent  au  tableau  d'ordre  ;  dans  les  réflecteurs  en  en- 
tonnoirs, des  rayons  aveuglans  s'allumèrent,  aussitôt  ravis  dans 
les  cheminées  par  les  miroirs  inclinés  qui  les  renvoyaient  aux  ori- 
fices. Des  plaques  de  verre  bleu,  rouge,  jaune,  glissaient  sur  nos 
têtes  ;  on  se  serait  cru  dans  le  four  central  du  globe,  où  les  Kobolds 
élaborent  les  pierres  précieuses  et  fondent  les  cristaux.  Ils  se  pré- 
cipitèrent sur  les  leviers,  les  bons  gnomes  du  service  des  eaux  de 
la  Ville,  et  leur  poussée  fit  jaillir  là-haut  l'éruption  de  saphirs,  de 
grenats  et  de  topazes.  On  éprouve  là  des  tentations  horribles  de 
toucher  à  contre-temps  un  de  ces  leviers;  on  déroberait  ainsi,  par 
un  subterfuge  purement  mécanique,  la  juste  toute-puissance  de 
l'artiste  et  du  poète;  on  ordonnerait  pendant  une  seconde  les  sen- 
timens  d'une  multitude  humaine.  Car  d'habiles  gens  nous  certifient 
que  les  raies  du  spectre  déterminent  nos  humeurs  ;  le  violet 
attriste,  disent-ils,  comme  le  rose  égaie.  D'où  il  suit  qu'en  pous- 
sant un  de  ces  ressorts,  on  accomplirait  cette  opération  divine,  ré- 
jouir les  cœurs  des  hommes,  ou  ce  maléfice  diabohque,  les  plonger 
dans  le  chagrin. 

En  sortant  du  souterrain,  nous  nous  rendîmes  à  la  tourelle  des 
commandemens.  Le  magicien  anglais  les  donne  sur  une  table  qui 
rappelle  de  très  près  un  piano,  avec  ses  deux  claviers.  Une  Hgne 
de  boutons  électriques,  correspondant  à  la  gamme  des  verres  co- 
lorés :  ce  sont  les  touches  blanches  ;  derrière,  un  rang  de  leviers, 
correspondant  aux  robinets  des  jets  d'eau  ;  ce  sont  les  touches 
noires.  Le  système  actuel,  qui  nécessite  la  transmission  des  ordres 


A    TRAVERS    l'eXPOSITIOx\.  451 

aux  intermédiaires  placés  sous  les  bassins,  n'est  que  l'enfance  de 
l'art;  avec  des  simplifications  qui  ne  dépassent  pas  le  génie  d'un 
mécanicien  ordinaire,  un  seul  homme  pourra  actionner  directe- 
ment, de  la  tourelle,  les  robinets  d'eau  et  les  plaques  de  verre;  il 
jouera  sa  symphonie  de  couleurs,  comme  le  pianiste  joue  sa  sym- 
phonie de  sons.  Je  cherchais  plus  haut  ce  que  pouvaient  attendre 
des  fontaines  lumineuses  les  gens  sensés,  qui  travaillent  à  l'avan- 
cement des  sciences.  Je  prie  ceux-là  de  ne  pas  lire  plus  avant  :  je 
voudrais  ajouter  quelque  chose  pour  la  consolation  des  jeunes  dé- 
cadens.  Il  faut  bien  le  reconnaître,  plusieurs  de  leurs  idées  favo- 
rites prennent  corps  dans  cette  tourelle  ;  par  exemple,  la  transpo- 
sition des  moyens  d'un  art  à  l'autre,  l'équivalence  des  impressions 
reçues  par  nos  difFérens  sens.  Et  l'équité  me  contraint  à  avouer 
que  M.  J.-K.  Huysmans  fut  prophète,  en  certains  chapitres  de  son 
livre  :  A  i^ebours.  Le  gentleman  qui  manœuvre  aujourd'hui  les 
fontaines,  d'après  quelques  formules  empiriques,  est  à  ses  succes- 
seurs probables  ce  que  le  maître  de  solfège  est  au  compositeur 
inspiré.  Quand  l'habitude  et  l'éducation  auront  instruit  les  yeux  à 
associer  ces  sensations  nouvelles,  quand  la  rétine  affinée  distin- 
guera, dans  la  gamme  chromatique  des  couleurs  en  mouvement, 
les  vibrations  que  l'oreille  perçoit  dans  celle  des  sons,  il  se  ren- 
contrera peut-être  un  Chopin  ou  un  Liszt  qui  ravira  les  âmes  avec 
des  mélodies  visuelles.  Puisque  nous  rêvons,  flattons  jusqu'au  bout 
les  désirs  décadens.  Les  arts  connexes  se  concerteront  dans  cette 
musique  totale  de  l'avenir  :  sous  les  bosquets  de  lotus  plantés  au 
bord  des  fontaines,  des  orchestres  cachés  de  harpes  et  de  luths 
feront  entendre  en  sourdine  les  vieux  motifs  wagnériens;  des 
chœurs  psalmodieront  les  proses  classiques  de  M.  Stéphane  Mal- 
larmé, et  les  gerbes  harmonieuses  seront  parfumées  d'essences 
rares.  A  travers  leurs  buées  opalines,  les  doux  hallucinés  contem- 
pleront en  souriant,  sur  les  hauteurs  voisines  de  Passy,  la  maison 
agrandie  où  les  disciples  de  M.  le  docteur  Blanche  attendront  les 
générations  coutumières  de  pareilles  délices. 

LE    GLOBE. 

Entrons  rendre  ^dsite  à  la  Terre,  notre  mère.  On  en  montre  la 
figure  au  millionième,  dans  un  pavillon  spécial  de  l'Exposition .  Il 
convient  d'y  aller  jeter  un  regard  d'ensemble,  avant  d'étudier  dans 
le  détail  les  dilïérens  exemplaires  des  hommes  qu'elle  porte  et  les 
divers  travaux  par  lesquels  ces  hommes  l'ont  embellie. 

On  ne  saurait  trop  féUciter  MM.  Villard  et  Gotard  de  leur  intelligente 
entreprise.  Si  nous  nous  accordons  quelque  avantage  certain  sur  nos 


il 5 2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aînés,  c"est  que  nous  savons  un  peu  de  géograpliie  ;  c'est  tout  au 
moins  que  beaucoup  d'entre  nous  ont  la  curiosité  de  cette  science. 
11  y  faut  pousser  nos  enfans.  Quand  nous  leur  laisserons  la  Terre, 
elle  sera  plus  que  jamais  inhospitalière  et  rude  à  ceux  qui  auront 
la  faiblesse  de  la  mal  connaître.  Ah!  que  je  voudrais  voir  tous  les 
garçonnets  de  France  venii*  et  revenir  souvent  dans  le  pavillon  de 
la  grosse  boule  !  A  cet  âge,  on  apprend  plus  en  un  instant,  par  une 
sensation  aiguë  et  singulière,  que  par  les  longues  heures  d'ennui 
■dépensées  sur  les  livres.  Les  cartes  planes  exigent  de  l'enfant  un 
eiïort  disproportionné  à  son  intelligence  ;  ses  yeux  ne  croient  qu'aux 
apparences,  et  l'apparence  menteuse  des  cartes  contredit  les  expli- 
cations qu'on  lui  donne.  Sur  nos  mappemondes,  le  détail  lui  échappe. 
Ici,  tout  est  joie  et  vérité  pour  ces  jeunes  imaginations  :  la  forme, 
le  mouvement  du  globe,  l'immensité  des  océans,  les  lignes  rouges 
•des  grands  voyages,  les  découvertes  de  villes  et  de  pays  qu'on 
relait  soi-même,   en  marchant  vraiment  de  son  petit  pas  !   Rien 
n'est  plus  propre  à  jeter  dans  ces  cervelles  la  première  graine  de  la 
vocation  qui  fait  les  Bougainville  ou  les  Dupleix.  Rien  ne  leur  don- 
nera des  idées  plus  chaudes,  plus  vivantes,  des  notions  plus  utiles, 
plus  nettes.  Et  que  de  grands  enfans,  parmi  les  hommes,  qui  trou- 
veront ici  mêmes  prohts  et  mêmes  plaish's  ! 

On  monte  dans  l'ascenseur  ;  il  vous  dépose  sur  le  pôle  nord. 
Avec  son  diamètre  de  12"^, 73,  la  Terre  a  déjà  très  bon  air.  Elle 
tourne...  quelquefois.  Quand  ce  lent  mouvement  de  rotation  fait 
défiler  sous  les  pieds  du  spectateur  «  les  grands  pays  muets  »  dont 
parle  le  poète,  la  première  impression  est  saisissante.  Voilà  donc 
■celle  qui  nous  roule  avec  dédain,  telle  que  l'évoquaient  les  belles 
strophes  de  la  Maison  du  bergci\ 

Je  suivais  dans  les  cieux  ma  route  accoutumée, 
Sur  l'axe  harmonieux  des  divins  balanciers. 

On  va  sourû-e,  et  me  répondre  que  cette  planète  est  en  carton. — 
Qu'on  se  rappelle,  dans  un  autre  ordre  d'idées,  l'impression  au- 
guste que  nous  reçûmes  tous  des  armées  en  fer-blanc  de  V Épo- 
pée ;  on  comprendra  qu'un  très  petit  artifice,  associé  à  de  grandes 
images  intérieures,  peut  toujours  exciter  une  émotion  chez  le  plus 
sceptique.  Je  regardais  mes  voisins;  une  gravité  majestueuse  se 
peignait  sur  le  visage  de  quelques-uns  ;  ils  se  sentaient  devenir 
soleils.  Mais  le  démiurge  préposé  au  mouvement  du  monde  se  re- 
pose le  plus  souvent,  assis  sur  sa  chaise  sous  le  pôle  austral.  Il  faut 
faire  alors  ce  que  faisait  jadis  le  soleil,  tourner  autour  de  la  planète 
récalcitrante.  Une  galerie  en  spirale  amène  le  voyageur,  après  plu- 


A    TRAVERS    l'eXPOSITTOX.  '|53 

sieurs  révolutions,  aux  antipodes  de  son  point  de  départ,  sous  le 
vague  profil  de  la  terre  Louis-Philippe.  Durant  le  parcours,  des 
réseaux  diversement  colorés  lui  permettent  de  suIa  rc  les  grandes 
lignes  de  navigation,  de  chemins  de  ier,  de  télégraphes,  les  itiné- 
raires des  explorateurs  fameux.  Des  groupes  de  clous  lui  indiquent 
les  principaux  gisemens  des  métaux  dont  ces  clous  ont  la  couleur. 
Comme  je  marquais  ma  surprise  de  ce  qu'on  n'eût  pas  fait  saillir 
le  relief  des  montagnes,  il  me  fût  répondu  que  le  Gaurisankar,  le 
plus  haut  pic  de    l'Himalaya,  aurait    8    millimètres   de   saillie  à 
l'échelle.  Ce  serait  trop  humiliant  pour  les  Alpes  et  les  Pyrénées. 
Le  long  des  murs,  une  suite  de  pancartes  donne  en  gros  chiffres, 
sur  des  tableaux  de  statistique  comparée,  ces  renseignemens  que 
tout  le  monde  est  censé  savoir,  qu"on  ignore  toujours,  et  où  l'on 
puise  d'un  seul  regard  tant  d'idées.  J'y  vois  que  la  Chine  a  13  ki- 
lomètres de  chemins  de  fer,  et  l'Union  américaine  2/12,000  ;  je  com- 
prends sans  autre  commentaire  la  marche  actuelle  de  la  civilisation 
autour  de  ce  globe.  Le  mouvement  commercial  me   donne  pour 
l'Angleterre  un  chiffre  double  de  celui  que  l'Allemagne  et  la  France 
réunies  alignent  au-dessous,  supérieur  aux  chiffres  additionnés  de 
tous  les  peuples  extra-européens,  si  l'on  défalque  de  ces  derniers 
les  colonies  britanniques;  ces   quelques   nombres    suffisent  pour 
m'expliquer  l'histoire  et  la  politique  de  l'Angleterre.  Un  autre  ta- 
bleau me  rappelle  qu'il  y  a  près  de  500  millions  de  bouddhistes, 
le  tiers   de  l'humanité;  cela  augmente   ma  considération  pour  le 
Bouddha  de  bronze  qui  sourit  dans  le  vestibule  des  Arts  libéraux. 
Cela  m'enhardit  aussi  à  présenter  une  requête  aux  créateurs  du 
globe;  j'aimerais  qu'au  lieu  d'être  posé  sur  ce  modeste  socle  de 
tôle,  il  fût  porté  par  un  éléphant,  que  porterait  une  tortue.  Mais  je 
n'insiste  pas,  mon  vœu  est  d'exécution  difficile;  et  puis,  l'on  n'au- 
rait qu'à  me  demander  qui  porterait  la  tortue?  En  revanche,  j'in- 
sisterais pour  trouver  à  l'entrée  la  reproduction  de  quelque  an- 
cienne sphère  terrestre;  par  exemple,  la  célèbre  mappemonde  de 
Martin  Béhaïm,  conservée  au  musée  de  Nuremberg,  et  qui  nous 
montre  l'univers  des  gens  de  l/i92,  au  moment  où  Colomb  s'em- 
barquait. Ce  jalon  historique  de\rait  être  ici,  de  même  qu'on  devrait 
figurer  ailleurs  le  mannequin  anatomique  sm*  lequel  travaillait  Har- 
vey,  à  côté  de  celui  qui  sert  aux  élèves  de  Claude  Bernard  et  de 
Broca.  Ces  témoins  apprendraient  aux  décoiu-agés  que  les  pauvres 
modernes,  si  facilement  sacrifiés  aux  anciens,  ont  fait  en  trois  ou 
quatre  siècles,  dans  la  connaissance  exacte  du  monde  et  de  l'homme, 
dix  fois,  vingt  fois  plus  de  chemin  qu'on  n'en  avait  fait  dui-ant  six  mille 
ans.  A  peine  quelques  vides,  quelques  incertitudes  sur  notre  sphère. 
L'Afrique  se  défend  encore  :  on  marche  un  instant  devant  sa  zone 


Ubll  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

éqiiatoriale  sans  rencontrer  un  nom.  Un  peu  de  patience;  savez- 
vous  bien  que  sui-  ce  globe,  depuis  trois  mois  qu'il  est  en  place, 
on  a  déjà  remanié  deux  fois  l'Alrique,  pour  la  tenir  au  courant  des 
dernières  investigations?  Ce  qui  saisit  le  regard,  tout  d'abord,  et 
ralîermit  le  courage,  c'est  le  solide  réseau  où  la  terre  est  prison- 
nière, rails,  fils  télégraphiques,  sillages  de  navires;  c'est  la  direc- 
tion constante  de  ces  veines  et  de  ces  artères,  rapportant  ou  pui- 
sant la  vie  au  cœur  de  ce  grand  corps,  dans  la  petite  Europe,  au 
cœur  de  l'Europe  dans  la  France,  au  cœm-  de  la  France  dans  ce 
minuscule  Paris,  qui  couvre  un  centimètre  carré.  Un  seul  coup 
d'œil  montre  tous  les  eflbrts  de  la  nature  et  tous  les  efforts  de 
l'histoù'e  conspirant  à  centraliser  la  vie  sur  ce  point.  Soyons  mo- 
destes, ne  le  disons  pas  trop  :  Marseille  n'aurait  qu'à  être  jalouse, 
sans  parler  des  autres  !  Observons  plutôt  les  dernières  mailles  du 
filet,  qui  tendent  à  s'accrocher  ailleurs,  et  resserrons  les  mailles 
chez  nous.  —  Mais  j'oubhe  d'épuiser  mes  réclamations.  Je  voudrais 
voir  en  Asie  l'itinéraire  de  Marco-Polo,  à  côté  des  voyages  plus 
récens  ;  le  Vénitien  a  tracé  la  route  d'où  ses  successeurs  ne  se  sont 
guère  écartés.  J'ai  demandé  l'indication  des  gisemens  de  pétrole,  si 
curieux  dans  leur  disposition  annulaire  autour  du  globe.  On  m'a 
promis  le  pétrole.  Je  m'arrête.  Que  de  choses  j'am-ais  encore  à 
réclamer  sur  la  terre  ! 

Qu'on  ne  se  récrie  pas  sur  mon  faible  pour  ce  grand  joujou.  Par 
des  moyens  très  puérils,  je  l'accorde,  il  suggère  des  pensées  graves, 
rectifie  des  erreurs  et  consolide  des  certitudes.  A  ceux  mêmes  qui 
n'ont  pas  la  passion  de  la  planète,  je  dirai  qu'aucun  théâtre  ne  peut 
leur  offrir  une  source  de  jouissances  aussi  abondante.  Qu'ils  écou- 
tent le  public.  On  n'imagine  pas  combien  l'homme  livre  le  fond  de 
son  âme,  en  présence  de  la  Terre,  comme  elle  fait  appai-aître  la  diver- 
sité des  esprits.  Vous  entendez  là  actuellement  tous  les  dialectes,  ce 
qui  ne  manque  pas  de  couleur  locale  ;  et  tous  les  discom-s  sont  à 
retenir.  Des  visitem'S  se  donnent  un  but.  Les  aventureux  refont  la 
route  d'un  grand  navigateur  :  les  uns  s'embarquent  résolument 
avec  Dumont  d'Urville,  d'autres  préfèrent  La  Pérouse.  Une  société 
s'était  attachée  aux  pas  de  M.  Bonvalot;  accroupis  sur  le  bord  du 
balcon,  les  exploratem's  fouillaient  les  replis  du  Pamir,  et  ils  éclian- 
geaient  des  vues  sur  cette  contrée.  D'aucuns  proposent  au  gardien 
des  rectifications,  d'après  les  dires  d'un  ami  qui  a  voyagé.  11  est 
instructif  de  suivre  du  haut  en  bas  les  familles  qui  accomplissent 
leur  périple.  Après  quelques  expériences ,  on  peut  établir  la 
moyenne  des  connaissances  géograpliiques  d'une  famille  française 
en  1889.  Elle  part  du  pôle,  non  sans  avoir  disputé  sur  la  possi- 
bilité d'y  naviguer.  La  Sibérie  l'étonné  par  son  étendue  ;  et  ce  nom 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  455 

seul  communique  un  petit  frisson  aux  dames.  Elle  est  déçue  par 
l'exiguïté  du  Japon  :  une  personne  lui  trouvait  la  forme  d'une 
pieuvre.  Devant  le  Tonkin,  les  opinions  politiques  s'accusent.  La 
Chine  effraie,  rx\frique  attire,  l'Australie  laisse  indifférent.  Aux  pays 
peu  fréquentés,  on  cherche  une  ville  vaguement  située  dans  la  mé- 
moire ;  on  tient  conseil ,  des  membres  de  la  famille  se  détachent 
en  reconnaissance  de  divers  côtés.  Deux  points  entre  tous  accapa- 
rent l'attention  :  Panama  et  Sainte-Hélène.  On  s'attriste  à  l'isthme, 
on  s'apitoie  à  l'île  :  —  «  Ce  pauvre  Napoléon  !  »  —  Et  l'indignation 
se  réveille  contre  l'Anglais,  vivace,  injurieuse.  La  proportion  des 
eaux  surprend,  elle  arrache  cette  exclamation  :  «  Que  d'eau  !  Que 
d'eau  !  »  Le  Pacifique  surtout  a  un  succès  d'épouvante.  En  le  tra- 
versant dans  sa  plus  grande  largeur,  des  femmes  hâtent  le  pas, 
elles  ressentent  un  léger  malaise.  Et  l'on  voit  la  famille  s'arrêter 
avec  soulagement  devant  un  récif  de  l'archipel  des  Amis. 

Ainsi  l'humanité  circule  autour  du  globe,  di'ôle  ou  touchante. 
Lors  de  ma  dernière  visite,  un  ménage  monta  dans  l'ascenseui'. 
L'homme,  sur  le  déclin  de  l'âge,  tirait  la  jambe;  sa  femme  l'aidait. 

—  «  Pour  un  vieux  gabier,  c'est  honteux  de  monter  là  dedans,  » 

—  disait-il.  Quand  nous  passâmes  sur  le  balcon,  je  me  rapprochai  de 
l'ancien  matelot.  Les  Océans  ne  l'étonnaient  pas,  lui.  Son  œil  éteint 
se  dilata  pour  embrasser  ces  étendues  vertes  qui  sentaient  la  mer. 
11  le  connaissait,  ce  globe,  il  l'avait  vu  tourner  plus  d'une  fois  sous 
ses  pieds  nus,  cramponnés  aux  échelles  des  haubans.  Il  refaisait  à 
sa  compagne  le  récit  des  longiaes  routes  d'autrefois  ;  elle  les  con- 
naissait aussi,  son  cœur  inquiet  les  avait  souvent  apprises  sur  la 
carte  du  port.  Le  gabier  expliquait  d'un  ton  docte  les  escales  loin- 
taines, les  pays  risibles  où  l'on  ne  fait  pas  notre  pain,  notre  'sdn. 
Sa  voix  en  parlait  avec  mépris,  son  regard  les  cherchait  avec  ten- 
dresse. 11  s'éloigna  lentement,  de  son  pas  boiteux,  en  retournant  la 
tête  vers  l'hémisphère  où  il  y  avait  le  plus  de  mer. 


Eugène-Melchior  de  Vogué. 


REVUE    MUSICALE 


Théâtre  de  l'Opéra  :  la  Tempête,  ballet  en  3  actes,  d'après  Shakspeare,  de  MM.  Jules 
Barbier  et  Hansen,  musique  de  M.  Ambroise  Thomas.  —  La  saison  italienne.  — 
La  musique  à  l'exposition. 


Ceux  des  abonnés  de  l'Opéra,  et  ils  sont  légion,  qui  goûtent  surtout 
la  danse,  doivent  être  heureux.  La  saison  a  été  bonne:  on  leur  a  donné 
une  cinquantaine  de  fois  un  opéra  ancien  avec  un  ballet  nouveau  ;  ou 
vient  de  leur  donner  encore  un  ballet,  et  celui-là  sans  opéra.  Décidé- 
ment Shakspeare  est  très  dansant  :  on  danse  dans  Hamlel  ;  on  danse 
dans  Roméo  (et  vous  vous  souvenez  avec  quel  à-propos)  ;  on  fait  plus  que 
danser  dans  la  Tempête  :  on  danse  la  Tempête  elle-même  et  tout  entière. 
A  quand  VOthello  de  Verdi  avec  le  divertissement  de  rigueur?  Quand 
fera-t-on  inscrire  au  fronton  du  théâtre,  en  les  modifiant  un  peu,  ces 
paroles  connues  des  Huguenots  :  u  Elles  dansent  encore...  Ils  ne  chan- 
tent plus.  » 

La  Tempête,  Ijallet  fantastique,  d'après  Shakspeare,  dit  la  partition. 
Ce  iCapres  est  délicieux.  Passe  encore  pour  le  Caliban  de  M.  Renan, 
dont  l'ironie  sereine  et  le  scepticisme  harmonieux  donnèrent  jadis  à  la 
féerie  shakspearienne  un  curieux  épilogue.  M.  Renan  pouvait  se  ris- 
quer à  faire  parler  les  personnages  de  Shakspeare  après  et  d'après 
Shakspeare;  mais,  fût-on  M.  Jules  Barbier,  il  est  téméraire  de  les 
faire  danser.  Ariel,  Prospero,  Miranda,  qu'y  a-t-il  de  commun  entre 
la  danse  et  vous,  êtres  exquis,  symboles  délicieux  de  l'idéalisme, 
de  la  bienveillance  et  de  l'amour,  de  la  compassion  pour  la  souf- 
france et  de  l'indulgence  pour  les  fautes  humaines  ?  Qu'ont  à  faire 


REVUE    MUSICALE.  457 

les  entrechats  et  les  gambades  avec  ces  féeries  étranges,  que  l'au- 
teur de  Caliban  appelait  si  bien  «  des  batailles  de  l'idée  pure  ?  » 
Derrière  les  fantaisies,  les  bizarreries,  les  obscurités  même  de  la  Tem- 
pête, on  entrevoit  du  moins  l'éternelle  antithèse  du  bien  et  du  mal,  de 
la  laideur  et  de  la  beauté;  on  sent  chez  le  poète  la  croyance,  la  forti- 
fiante conviction  que  cette  beauté,  que  cette  bonté  triompheront  un 
jour  et  que  leur  règne  arrivera.  Si,  comme  on  le  dit,  la  Tempête  est  le 
dernier  drame  de  Shakspeare  et  l'adieu  à  son  génie,  c'est  un  adieu 
plein  de  douceur  et  d'espérance;  c'est,  après  une  longue  et  doulou- 
reuse mêlée  avec  les  réalités  humaines,  le  repos  et  la  consolation  cher- 
chés dans  les  fictions  surnaturelles  et  les  rêves  divins. 

Il  n'y  avait  pas  là  de  pirouettes  ;  mais  on  en  a  mis  partout.  M.  Jules 
Barbier,  relisant  un  jour  la  Tempête,  aura  trouvé  que  les  noms  d'Ariel 
et  de  Miranda  ne  manquaient  pas  d'une  grâce  ailée,  presque  dansante; 
que  Caliban  était  tout  indiqué  pour  figurer  le  sauvage  traditionnel  (voir 
rOrion  deSylvia),  qui  prend  la  taille  aux  danseuses  eflarouchées,  et 
qui  s'enivre  ;  que  Ferdinand,  prince  de  Naples,  ferait  un  rôle  à  souhait 
pour  un  joli  petit  monsieur  frisé  qui  pivoterait  sur  des  jambes  grises 
et  mettrait  de  temps  en  temps  la  main  sur  son  cœur.  Prospero  d'ail- 
leurs ne  dit-il  pas  quelque  part  à  quelqu'un  :  «  Cette  sorcière,  dans 
l'accès  d'une  rage  implacable,  t'enferma  dans  l'intérieur  d'un  pin, 
entre  les  étroites  cloisons  duquel  tu  restas  cruellement  emprisonné 
pendant  douze  années.  »  Voilà  un  motif  chorégraphique  qui  s'imposait. 
—  En  voici  un  autre  non  moins  intéressant  :  «  Les  farfadets,  dit  en- 
core Prospero  à  Caliban,  s'exerceront  sur  toi.  Tu  seras  criblé  de  piqûres 
aussi  serrées  que  les  cellules  d'un  rayon  de  miel,  et  plus  cuisantes 
que  si  elles  étaient  faites  par  les  aiguillons  des  abeilles.  »  Et  nous 
avons  vu  tout  cela!  Nous  avons  vu  Caliban  livré  aux  voltigeantes 
abeilles  qui,  de  leurs  flèches  d'or,  ont  criblé  son  échine  de  monstre; 
nous  l'avons  vu  ensuite  enfermé  dans  le  tronc  d'un  arbre.  Nous  avons 
vu  d'autres  belles  choses  encore  :  d'abord,  en  plein  ciel,  un  blanc  fan- 
tôme de  femme,  pareil  à  celui  de  la  mère  de  Max  dans  le  Freischûtz. 
C'est  la  défunte  mère  de  Miranda  qui  prie  les  anges  de  veiller  sur  sa 
fille.  Puis  le  décor  change  et  représente  une  plage  fleurie  au  bord  d'un 
golfe  bleu.  Là  s'ébattent  des  libellules,  en  coquetterie  avec  Caliban. 
Une  barque  paraît,  d'où  descend  un  pêcheur  napolitain,  portant  dans 
ses  bras  la  petite  Miranda,  qu'il  abandonne  au  pied  d'un  aloès.  Ariel 
l'élève  et  la  recueille  dans  une  grotte  d'azur,  où  l'enfant  devient  la 
souple  et  spirituelle  M"^  Mauri,  aux  pieds  plus  légers  qu'Achille.  Un 
jour,  Miranda,  apercevant  un  navire,  manifeste  un  désir  irrésistible  de 
voir  ce  navire  se  briser.  Ariel  aussitôt  déchaîne  la  tempête  et  le  vais- 
seau fait  naufrage.  Parvenu  sain  et  sauf  au  rivage,  le  jeune  Ferdinand 
s'éprend  de  Miranda,   qui  s'éprend  de  lui.  On  voit  alors  Ferdinand 


hbS  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

fendre  du  bois,  se  battre  avec  une  hache  contre  de  ^^lains  géans, 
offrir  à  Miranda  une  corbeille  de  fruits  et  faire  encore  mille  autres 
gentillesses.  Enfin  arrive  un  bateau  superbe,  chargé  des  plus  char- 
mantes personnes;  Ferdinand  et  Miranda  y  montent,  et  tandis  que  la 
proue  du  navire  menace  M.  Vianesi,  le  rideau  tombe  sur  ce  qu'on  ap- 
pelle une  apothéose.  Maintenant  relisez  Shakspeare,  et  tâchez  de  par- 
donner à  M.  Barbier. 

Pardonnez  aussi  à  ce  genre  artistique,  et,  comme  diraient  les  phi- 
losophes, à  cette  catégorie  de  l'esprit  humain  qu'on  appelle  le  ballet. 
Plus  je  vois  de  ballets,  plus  je  trouve  que  les  jambes  sont  décidément 
des  moyens  d'expression  insuffisans;  rien  de  plus  difficile  à  com- 
prendre que  les  jambes,  même  aidées  des  bras.  Si  du  moins  on 
pouvait  compter,  pour  s'éclairer,  sur  les  jeux  de  physionomie;  mais 
point.  L'esprit  s'égare  au  milieu  de  ces  aimables  sourires,  de  ces 
moues  boudeuses  et  de  ces  frissons  mutins.  Veut-on,  par  exemple,  en 
langage  chorégraphique,  désigner  un  diadème,  on  s'enveloppe  le  front 
d'un  geste  circulaire,  qui  peut  tout  aussi  bien  symboliser  la  migraine 
que  le  bandeau  des  rois.  Le  reste  est  à  l'avenant.  En  trois  actes  de 
ballet,  de  ce  ballet  surtout,  pas  une  idée,  et,  pour  le  spectateur,  l'humi- 
liation prolongée  de  ne  rien  comprendre.  Véritablement  ce  n'est  pas 
la  parole,  c'est  le  geste  qui  a  été  donné  aux  hommes  et  surtout  aux 
femmes  pour  déguiser  leur  pensée. 

Il  y  aurait  moyen  cependant,  il  doit  y  avoir  moyen  de  faire  mieux  ; 
de  mettre  dans  un  scénario  chorégraphique  plus  d'agrément  et  de 
poésie.  On  composerait  peut-être  de  jolis  ballets  avec  les  contes  de 
fée,  avec  la  Biche  au  bois  ou  la  Belle  au  bois  donnant.  Un  musicien  d'au- 
jourd'hui pourrait  accompagner  de  symphonies  adorables  le  sommeil 
de  la  Belle  ou  le  passage  du  prince  à  travers  la  forêt  enchantée.  Je 
souhaiterais  là  très  peu  de  pantomime  et  beaucoup  de  tableaux,  de 
paysages  en  musique.  La  fonte  des  balles  du  Freischûtz  est  un  spéci- 
men admirable  du  genre  que  nous  rêvons.  Que  diriez-vous  encore  d'un 
orage  comme  celui  de  la  Symphonie  Pastorale,  ou  bien,  dans  une  grotte 
d'azur,  au  besoin  celle  de  la  Tempête,  de  l'ouverture  de  Fingal  de  Men- 
delssohn?  Qui  regretterait  alors  le  pas  consacré  des  bijoux  ou  de  l'éven- 
tail et  ces  éternelles  simagrées,  ridicules  débris  d'un  art  primitif,  qu'il 
faudrait  laisser  aux  sourds-muets  et  aux  enfans,  d'un  art  inférieur  qui 
n'a  jamais  inspiré  les  grands  maîtres  ni  produit  de  chefs-d'œuvre,  — 
cela  dit  sauf  le  respect  dû  aux  récits  qu'on  nous  a  faits  du  Corsaire  et 
de  Gisèle  ou  les  Willis? 

Dans  une  scène  de  son  Caliban,  au  moment  où  Prospère  invoque  les 
esprits  bienfaisans,  dont  le  frémissement  produit  un  accord  presque 
imperceptible,  M.  Renan  a  écrit  en  note  :  Air  à  composer  par  Gounod. 
Ce  n'est  pas  M.  Ambroise  Thomas  qu'il  a  désigné.  Nous  n'aurions  pas 


RETUE    MUSICALE.  459 

non  plus  songé  au  vénérable  directeur  de  notre  Conservatoire  pour  or- 
ganiser une  sauterie.  Ce  n'est  ni  à  cet  âge,  ni  avec  ce  genre  de  talent, 
qu'on  donne  à  danser.  M.  Ambroise  Thomas  n'a  rien  de  M.  Léo  De- 
libes.  Je  sais  bien  qu'il  a  écrit  le  joyeux  Caïd;  mais  il  y  a  longtemps, 
et  l'on  dit  qu'il  en  garde  toujours  quelque  remords.  Il  a  écrit  aussi  le 
ballet  d'Hamlet,  mais  à'Hamkt  je  préfère  beaucoup  d'autres  choses  au 
ballet. 

Il  serait  difficile  de  parler  avec  admiration  de  la  partition  nouvelle 
de  M.  Ambroise  Thomas;  mais  il  serait  malséant  d'en  parler  sans  cour- 
toisie ni  déférence.  On  doit  le  respect  à  la  vieillesse  du  talent  et  peut- 
être  encore  plus  d'égards  à  de  grands  souvenirs  qu'à  d'heureuses  pro- 
messes. On  discute  l'œuvre  d'un  commençant;  on  s'incline  devant 
celle  d'un  maître  au  terme  d'une  longue  et  belle  carrière.  La  musique 
de  M.  Ambroise  Thomas  est  ce  qu'elle  devait  être  :  un  peu  pâle,  un  peu 
grise;  la  flamme  y  manque,  mais  non  pas  les  reflets,  et  çà  et  là  tel  ou 
tel  morceau  :  l'introduction,  le  second  pas  des  libellules,  le  sommeil 
de  Miranda,  les  chœurs  dans  la  coulisse,  tout  cela,  par  la  pureté  du 
style,  par  le  bon  goût  de  l'instrumentation,  s'impose  encore  à  notre 
estime.  Il  a  plu  à  M.  Ambroise  Thomas  d'écrire  une  dernière  fois  un 
peu  de  musique  ;  j'aurais  mieux  aimé  le  voir  s'inspirer  de  poésie  que 
d'entrechats,  voilà  tout.  Il  s'est  rappelé,  un  peu  plus  tard  que  de  sai- 
son, les  deux  vers  de  la  petite  ronde  : 

Entrez  dans  la  danse! 
Voyez  comme  on  danse  ! 

N'est-il  pas  excusable  d'en  avoir  oublié  le  commencement  : 

Nous  n'irons  plus  au  bois, 
Les  lauriers  sont  coupés  ! 

Notre  critique  est  un  peu  en  retard  avec  bien  des  étrangers  et  des 
étrangères  :  une  Américaine,  une  Australienne,  des  Italiens  et  des 
Russes,  sans  compter  les  Roumains,  les  Arabes  et  les  Javanaises!  Cette 
année  d'Exposition  est  une  année  d'exotisme.  11  y  a  déjà  longtemps 
que  le  rôle  de  Juliette  a  servi  de  début  à  M"*"  Eames,  une  toute  jeune  et 
charmante  élève  de  M™*  Marchesi,  très  digne  qu'on  l'encourage,  qu'on 
lui  dise  ses  qualités  et  même  un  peu  ses  défauts.  Avec  son  profil  de 
jeune  Diane  et  son  élégance  patricienne.  M"*'  Eames  est  bien  «  la  fille 
du  seigneur  Capulet.  »  Avec  sa  voix  de  cristal,  elle  est  bien  la  douce 
fiancée  de  Roméo,  elle  en  est  moins  l'amoureuse  épousée.  Le  premier 
acte  et  le  duo  du  jardin  conviennent  mieux  que  le  duo  nuptial  à  ce 
timbre  clair,  mais  un  peu  froid,  à  cette  diction  pure,  mais  encore  igno- 


A60  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rante  des  acccns  qui  vont  au  cœur,  parce  qu'ils  en  viennent.  La  jeune 
artiste  les  connaîtra  un  jour;  avec  autant  de  grâce  elle  aura  plus  de 
passion  ;  plus  sûre  des  notes,  elle  pourra  se  soucier  davantage  des  pa- 
roles, qui  font  aujourd'hui  plus  de  la  moitié  du  chant.  Elle  saura 
mettre  dans  son  rôle  plus  d'effusion  et  de  chaleur,  et  sa  voix  appren- 
dra à  son  tour,  comme  ses  yeux,  comme  ses  gestes,  les  caresses  et  les 
sourires. 

M"""  Marchesi  est  décidément  la  M""^  de  Maintenon  musicale  de  notre 
temps  :  une  autre  de  ses  élèves,  M""'  Melba,  a  chanté  Ophélie.  M""'  Melba 
n'a  pas  plus  de  flamme  que  M'^®  Eames  ;  elle  a  parfois  plus  de  séche- 
resse, et  dans  les  trois  premiers  actes  d'Hamlet  elle  avait  un  peu  déçu 
notre  attente.  Elle  l'a  comblée  au  quatrième  acte  par  la  beauté,  l'éten- 
due, l'homogénéité,  le  moelleux  d'une  voix  que  ne  gâte  pas  l'acuité 
métallique  de  certaines  voix  transocéaniennes,  par  une  virtuosité  mer- 
veilleuse et  pourtant  naturelle,  sans  effort  ni  grimace  ;  enfin,  par  l'in- 
terprétation poétique  et  touchante  de  certaines  phrases  comme  celle-ci: 
Hamlet  est  mon  époux  et  je  suis  Ophélie,  qui  réclament  quelque  chose  de 
plus  que  le  mécanisme,  et  quelque  chose  de  mieux. 

Maintenant,  «  je  vais  toucher  une  étrange  matière,  »  au  moins  déli- 
cate et  susceptible.  L'Italie,  qui  ne  nous  épargne  guère  de  bien  autres 
mépris  que  le  mépris  esthétique,  prend  très  mal  la  moindre  de  nos 
critiques  d'art.  Une  petite  querelle  de  gazettes  musicales  l'a  récem- 
ment prouvé.  Un  de  nos  compatriotes  et  de  nos  confrères  avait  discrè- 
tement insinué  que  certaines  œuvres  de  certaine  école  italienne  avaient 
vieilli.  Inde  irœ!  Hélas!  elles  ont  tellement  vieilli,  qu'elles  pourraient 
bien  être  mortes.  Mais  leur  décès  empêche-t-il  l'immortalité  de  certaines 
autres,  et  sur  les  ruines  d^I  Puritani,  de  3Iaria  di  Rohan  et  de  Lindu  di 
Chamonix,  la  Servante  maîtresse,  le  Mariage  secret  et  le  Barbier  de  Scville 
ont-ils  cessé  de  fleurir?  Y  a-t-il  là  de  quoi  se  fâcher,  et  nous,  d'ailleurs, 
montons-nous  ainsi  la  garde  devant  nos  momies,  devant  la  Fanchonette 
ou  le  Premier  jour  de  bonheur? 

Un  homme  s'est  rencontré  ;  un  audacieux,  éditeur  de  Milan,  ami 
riche  et  généreux  de  la  France,  qui  a  voulu  faire,  à  Paris,  une  exposi- 
tion de  musique  italienne.  11  l'a  faite  hospitalière,  gratuite  même,  je 
crois,  malgré  les  apparences  exorbitantes  d'un  tarif  plus  affiché  qu'ap- 
pliqué. C'est  bien  le  moins  qu'on  remercie  M.  Sonzogno  de  cette  fan- 
taisie; ruineuse  pour  tout  autre,  elle  aura  été  coûteuse  pour  lui. 

Dans  je  ne  sais  plus  quel  vaudeville,  une  jeune  ouvrière  répondait  à 
un  monsieur  qui  lui  offrait  une  broche  :  «  Je  la  refuse  comme  broche, 
mais  je  l'accepte  comme  sentiment.  »  —  C'est  ainsi  que  nous  avons  ac- 
cepté la  saison  italienne.  1  Puritani,  Linda,  la  Sonnambula ,  merci  pour 
le  sentiment,  mais  on  ne  porte  plus  de  ces  broches-là.  Et,  pourtant,  on 
les  a  portées  jadis  :  des  connaisseurs  qui  valaient  bien  ceux  que  nous 


REVUE    xMUSICALE.  /l61 

sommes  ont  adoré  cet  art  que  nous  blasphémons  ;  d'illustres  inter- 
prètes l'ont  fidèlement  servi.  Quels  virtuoses  il  fallait  à  cette  musique! 
Quels  chanteurs  à  de  telles  chansons!  Il  semble  que  nulle  exécution  ne 
pourrait  plus  sauver  aujourd'hui  les  Puritains  ou  la  Somnambule .  Celle-ci 
fût-elle  encore  mieux  chantée  que  par  M'"''  Sembrich,  et  ce  n'est  pas 
peu  dire,  je  préférerais  encore  qu'elle  ne  fût  pas  chantée  du  tout.  Et 
/  Puritani!  M™"^  Repetto  Trisolini,  qui  n'est  pas  non  plus  sans  talent, 
ne  m'a  fait  ni  les  aimer,  ni  comprendre  qu'on  les  eût  aimés  jamais. 
On  y  peut  trouver  quelques  grâces  furtives,  de  jolies  et  douces  choses, 
un  beau  finale  au  second  acte,  de  la  tendresse  et  de  la  mélancolie  dans 
la  scène  de  la  folie,  épisode  obligé  de  tout  opéra  italien,  mais  quel 
ensemble!  quelle  conception  du  drame  musical!  quelle  tyrannie  de 
l'odieuse  virtuosité  !  quelle  misère  harmonique,  chorale,  instrumen- 
tale !  quelle  profanation  de  cette  forme  musicale  divine,  la  mélodie, 
que  de  pareilles  œuvres  devaient  forcément  compromettre  et  discré- 
diter, faire  méconnaître  et  faire  haïr  !  De  ces  mélodies-là,  huit  sur  dix 
ne  méritaient  pas  d'être  notées,  tellement  elles  sont  pauvres  et  vul- 
gaires! Avec  cela,  toutes  pareilles  :  ténor,  baryton,  prima  donna  se 
lancent  tour  à  tour  dans  le  même  adagio,  suivi  du  même  récitatif  et 
du  même  allegro.  Après  quinze  jours  de  théâtre  italien,  la  mémoire  ne 
distingue  plus  les  Puritains  de  la  Somnambule. 

Pourtant  les  poètes  se  sont  écriés  avec  regret  :  Bellini  tombe  et 
meurt!  Comme  on  comprend  mieux,  à  certains  jours  où  l'idéal  se  mé- 
tamorphose, le  mot  de  Rossini  :  la  musique  est  le  plus  viager  de  tous 
les  arts  !  Que  penserait-il  aujourd'hui  de  certaines  romances  d'alors, 
voire  de  quelques-unes  des  siennes,  lui,  le  grand  Italien  du  siècle,  lui 
qui  dans  son  œuvre  inégale  a  fait  d'avance  le  choix  de  la  postérité.  lî 
donnerait  sans  doute,  quitte  à  désobliger  sescompatriotes,l/flnaf/ti?o/îa;? 
pour  le  premier  acte  des  Pêcheurs  de  perles  et  tout  le  répertoire  de  Bellini 
pour  VOrphée  de  Gluck.  M.  Sonzogno  a  représenté  aussi  ces  deux  ou- 
vrages ;  il  a  même,  avec  une  bonne  grâce  remarquée,  inauguré  par 
un  opéra  français,  confié  à  des  artistes  français,  la  saison  italienne 
en  France. 

M.  Gounod  disait  un  jour  :  Il  suffit  d'un  interprète  pour  calomnier  un 
chef-d'œuvre.  Les  Pêcheurs  de  perles  ne  sont  pas  un  chef-d'œuvre:  mais 
les  calomniateurs  ne  leur  ont  pas  manqué.  La  première  partition  de 
Bizet,  presque  oubliée  chez  nous,  renferme  des  parties  très  médio- 
cres, mais  d'autres  charmantes,  notamment  un  premier  acte  exquis. 
Ceux  qui  ne  connaissaient  pas  ce  premier  acte  n'ont  pu  s'en  faire  une 
idée  ;  les  autres  n'ont  pu  le  reconnaître.  M.  Talazac  a  trop  perdu  ; 
M"®  Calvé  n'a  pas  assez  gagné,  et  M.  Lhérie,  depuis  qu'il  chante  au- 
delà  des  Alpes,  s'est  fait  naturaliser  par  trop  italien.  11  roule  des  yeux 
terribles  et  gesticule  avec  fureur;  on  le  trouverait  exagéré,  même  en 


462  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sicile.  L'orchestre  et  les  chœurs  ont  lutté  de  vitesse;  là-bas  on  appelle 
cela  de  l'entrain.  Aussi  bien,  nous  ne  nous  ferons  jamais  aux  modes 
italiennes,  à  l'exagération  de  ces  voix,  au  goût  bizarre  de  ce  style.  Nous 
n'aimons  pas  qu'on  chante  du  nez  ou  de  la  gorge,  et  qu'un  ténor, 
qu'il  s'appelle  Marconi,  Gayarré  ou  Tamagno,  ait  la  voix  d'un  canard 
qui  aurait  avalé  un  hautbois.  Il  faut  croire,  par  respect  pour  nos  pères, 
que  les  Rubini  et  les  Mario  n'avaient  pas  le  timbre  doublement  nasil- 
lard de  cet  instrument  et  de  cet  oiseau. 

Mais  Orphée!  Voilà  de  quoi  faire  oublier  tous  les  puritains  d'Italie. 
Nous  ne  l'avions  jamais  entendu ,  et  mieux  vaut  encore  l'en- 
tendre en  italien  et  aux  Italiens  que  pas  du  tout.  L'œuvre  a  triomphé 
de  l'interprétation.  Sans  être  Italienne,  M™"  Hastreiter  a  chanté  et  joué 
avec  des  défauts  tout  italiens  le  rôle  terrible  que  depuis  trente  ans  le 
souvenir  de  M™"  Viardot  rend  chez  nous  inabordable.  Quelquefois 
cependant,  par  exemple  dans  la  scène  muette  où  Orphée  cherche  à 
deviner  Eurydice  au  milieu  des  ombres,  l'artiste  a  montré  de  l'intel- 
ligence et  un  certain  sentiment  dramatique,  mais  une  intelligence  un 
peu  triviale,  un  sentiment  sans  assez  de  nuances  et  de  goût. 

Quant  à  la  mise  en  scène,  elle  était  étonnante,  et  toute  autre  œuvre 
qu'Orphèe  en  aurait  pàti  jusqu'à  en  mourir.  L'enfer  et  les  champs  ély- 
sées  ont  semblé  également,  bien  que  différemment  ridicules.  Nous  fai- 
sions ce  soir-là  des  péchés  d'envie  rétrospective  en  entendant  rappeler 
avec  enthousiasme  VOrphée  d'autrefois,  celui  de  M.  Carvalho  et  de 
jyjrae  yiardot.  Il  paraît  qu'alors  les  Champs  Élysées  ne  prêtaient  pas  à 
rire,  qu'une  lumière  aussi  douce  que  la  musique  se  jouait  sur  les  blan- 
ches tuniques  des  ombres  heureuses,  que  M™^  Viardot  avait,  pour  recon- 
naître Eurydice  et  l'entraîner,  une  pantomime  admirable.  Nous  n'avons 
vu  que  des  clartés  crues  darder  surdes  costumes  criards,  des  cuirasses 
de  zinc  doré  et  des  casques  de  pompiers.  Eurydice  et  les  ombres  fai- 
saient des  groupes,  comme  dans  l'autre  Orphée,  celui  aux  enfers.  Et  de 
quel  train  s'est  joué  l'ouvrage  !  Avec  quelle  célérité  méridionale  Orphée 
parlait  aux  monstres,  qui  ne  lui  répondaient  pas  moins  vivement. 
Gluclc  a  beau  ne  pas  avoir  indiqué  les  mouvemens;  il  ne  faudrait  pas 
lui  prêter  ceux-là. 

Bien  que  défiguré,  le  chef-d'œuvre  nous  a  fait  un  plaisir  extrême,  et 
nous  savons  gré  à  l'imprésario  qui  l'a  représenté  de  son  mieux.  La 
scène  funèbre  du  premier  acte,  le  tableau  de  l'enfer,  l'entrée  d'Orphée 
aux  champs  élysées,  l'air  :  J'ai  perdu  mon  Eurydice,  tout  cela  est  su- 
blime, beau  d'une  beauté  qui  n'a  pas  encore  été  dépassée,  ni  même, 
quoi  qu'on  en  dise,  imitée  ou  continuée.  Je  me  demandais  en  écoutant 
Orphée,  comment  certaine  école  pouvait  obstinément  assimiler  le  génie 
de  Wagner  au  génie  de  Gluck.  Pour  un  seul  principe  commun  :  la  vé- 
rité dans  la  déclamation,  principe  dont  Wagner  ne  fut  ni  le  premier 


BEVUE    MUSICALE.  A63 

ni  le  seul  après  Gluck  à  proclamer  la  nécessité,  pour  ce  principe  unique, 
que  de  contrastes  et  d'antinomies  entre  les  deux  maîtres  !  Que  de 
preuves,  par  conséquent,  que  la  nouvelle  loi  n'est  pas  la  loi  éternelle 
et  unique  de  la  raison  et  de  la  beauté!  Gluck  est  bref  et  simple  ;  Wagner 
long  et  complexe.  De  l'un,  les  harmonies  sont  primitives,  les  modula- 
tions rares  et  peu  variées;  l'autre  module  sans  cesse  et  ses  trouvailles 
harmoniques  ne  sont  pas  l'une  des  moindres  merveilles  de  son  génie. 
L'orchestre  de  Wagner,  c'est  Wagner  tout  entier  ;  celui  de  Gluck  est  de 
moindre  importance.  Les  répétitions  de  paroles,  antipathiques  à  Wa- 
gner, sont  indifférentes  à  Gluck;  le  leitmotiv  lui  est  étranger.  Des 
phrases  carrées,  très  nettes  de  contour  et  de  r\1,hme,  vous  en  trouverez 
peu  chez  l'auteur  de  Parsifal;  chez  l'auteur  d'Orphée,  on  n'en  trouve 
presque  pas  d'autres.  Plus  d'airs,  surtout  d'airs  à  couplets,  dit  l'Évan- 
gile de  Bayreuth.  Comment  appeler  l'admirable  plainte  :  J'ai  perdu  mon 
Eurydice,  avec  ses  trois  reprises  identiques,  que  variait  seule  la  su- 
perbe fantaisie  de  M""'  Viardot?  Et  les  ensembles,  les  chœurs,  sont-ils 
proscrits  d''Orphée  comme  de  presque  toute  la  Tétralogie?  —  Mais  que 
voulez-vous  ?  Gluck  n'est  plus  là  pour  faire  ses  réserves  et  marquer  les 
distances.  Ses  œuvres?  Le  public  qui  ne  les  entend  plus  en  croit  ce 
qu'on  lui  en  dit,  et  s'imagine  que  V Anneau  de  Nibelung  est  en  germe 
dans  la  préface  d'Alcesk.  11  n'importe.  Un  wagnérien  de  nos  amis,  à  la 
représentation  d'Oy/j/zé'-,  fulminait  contre  ce  qu'il  appelle  les  mélodistes, 
quand  tout  à  coup  l'orchestre  attaqua  la  ritournelle  éminemment  mé- 
lodique de  l'air  :  J'ai  perdu  mon  Eurydice.  Alors,  et  de  la  meilleure  foi 
du  monde,  il  se  tut  pour  admirer.  «  Fit-il  pas  mieux  que  de  se  plain- 
dre ?  » 

Entre  la  musique  italienne  et  la  musique  russe,  inutile  de  chercher 
une  transition.  Rien  ne  rappelle  moins  Linda  que  Stenka-Razine,  ])Oème 
svmphonique  de  M.  Glazounow,  si  ce  n'est  Aniar,  autre  poème  sym- 
phonique  de  M.  Rimsky-Korsakow.  On  a  exécuté  l'un  et  l'autre  au  Tro- 
cadéro,  avec  des  œuvres  de  MM.  Gui,  Tschaïkowski  et  Borodine. 

M.  Tschaïkowski  n'est  plus  ignoré  en  France  ;  nous  aimons  déjà  plus 
d'une  de  ses  compositions,  mais  pas  le  concerto  dont  nous  avons  en- 
tendu l'autre  jour  le  premier  allegro.  Après  une  phrase  claire  et  belle 
au  début,  nous  nous  sommes  perdus  pour  ne  plus  nous  retrouver. 

De  M.  Gui,  la  Marche  solennelle  est  interminable.  De  M.  Borodine,  une 
page  descriptive  nous  a  charmé  par  la  douceur  et  la  mélancolie  de 
mélodies  exotiques,  par  d'heureux  effets  d'mstrumentation,  comme 
une  pure  et  haute  tenue  de  violons  qui  semble  envelopper  l'orchestre 
d'une  atmosphère  transparente  et  calme. 

Ni  le  calme  ni  la  transparence  ne  caractérisent  la  symphonie  de 
M.  Rimsky-Korsakow,  Antar,  une  œuvre  violente  et  compacte,  trop 
longue  aussi,  que  des  tendances  par  trop  littéraires  obscurcissent  au 


^<3Ù  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lieu  de  Texpliquer.  En  quatre  morceaux  purement  symphoniques,  l'au- 
teur essaie  de  raconter  et  de  commenter  la  légende  d'Antar,  fils  du 
désert.  Antar  vivait  solitaire  au  milieu  des  ruines  de  Palmyre,  quand 
soudain  une  gazelle  accourt.  Un  oiseau  gigantesque  la  poursuit.  Antar 
la  délivre  et  le  léger  animal  disparaît.  Le  jeune  homme  s'endort,  pour 
se  réveiller  dans  un  palais  magique.  La  gazelle  était  fée;  elle  promet 
à  son  sauveur  les  trois  grandes  jouissances  de  la  vie  :  la  vengeance,  le 
pouvoir  et  l'amour.  Elle  lui  promet  aussi  la  mort  dés  qu'il  sentira  la 
moindre  fatigue,  le  plus  léger  dégoût  de  vivre.  Après  de  longs  jours 
heureux,  une  ombre  passe  dans  les  yeux  du  héros,  et  la  fée  alors  lui 
donne  un  baiser,  dont  ils  meurent  ensemble. 

Voilà,  je  crois,  le  comble  de  la  musique  descriptive  et  de  la  sym 
phonie-programme,  cette  forme  périlleuse  de  la  symphonie.  Berlioz, 
qui  déjà  peut-être  alla  trop  avant  sur  cette  route,  n'y  alla  jamais  si 
loin.  Liszt,  plus  téméraire,  s'y  est  un  peu  fourvoyé,  et  l'auteur  d^Antar 
également.  On  ne  représente  pas  le  pouvoir  avec  des  notes;  la  tyrannie 
ou  le  parlementarisme  ne  prêtent  pas  à  la  musique.  Et  puis  rien  ne 
gâte  le  plaisir  d'écouter  une  symphonie  comme  l'obligation  de  la  suivre 
d'une  imagination  prévenue  et  contrainte.  On  prend  inévitablement  la 
gazelle  pour  l'oiseau  et  le  Pirée  pour  un  homme.  Avec  cela  les  œuvres 
russes  que  nous  avons  entendues,  et  notamment  celle-ci,  manquent 
de  plan,  d'économie  et  d'architecture;  elles  déroutent  et  fatiguent 
l'oreille  et  l'esprit  français  par  un  peu  de  désordre  et  d'incohérence. 
11  n'y  en  a  pas  moins  de  belles  parties  dans  la  symphonie  en  ques- 
tion, surtout  une  marche,  le  plus  franc  et  le  mieux  construit  des  quatre 
morceaux.  Mais  que  d'efforts,  d'arrière-pensées,  d'intentions  et  de 
prétentions  !  Que  la  musique  doit  devenir  difficile  à  écrire,  si  elle  le 
devient  ainsi  à  entendre! 

Nous  faisons  cet  été  à  nos  hôtes  tous  les  honneurs  de  Paris.  Les 
trois  orchestres  de  MM.  Lamoureux,  Colonne  et  Garcin  ont  donné  cha- 
cun leur  séance  dans  la  maudite  salle  du  Trocadéro.  Tous  trois  ont  joué 
de  leur  mieux,  et  le  mieux  de  l'orchestre  du  Conservatoire  a  été  le 
mieux  de  tous.  Enfin,  à  l'Opéra-Comique,  M.  Paravey  a  organisé  des 
représentations  archéologiques.  Nous  avons  entendu  avec  beaucoup  de 
plaisir  le  Barbier  de  Séville,  de  Paesiello  (1780).  Il  y  a  dans  ce  premier 
Barbier  bien  des  pages  qui  rappellent  Mozart  ;  il  n'y  en  a  guère  qui 
annoncent  Rossini.  Il  y  en  a  une,  la  sérénade  d'Almaviva,  avec  accom- 
pagnement de  mandoline,  au  premier  acte,  qui  est  tout  simplement 
une  exquise  petite  merveille.  Et  ne  nous  soupçonnez  pas  ici  d'exagérer 
pour  demander  pardon  à  la  musique  italienne  et  faire  amende  hono- 
rable à  la  Somnambule. 

Camille  Bellaigue. 


CHRONIOUE  DE  LA  QUINZAINE 


Juillet. 


Comme  il  est  bien  vrai  que  tout  se  confond  dans  la  vie,  que  les 
deuils  sont  auprès  des  joies,  les  grandes  misères  auprès  des  grands 
plaisirs,  et  que,  dans  cette  mêlée  humaine,  la  politique,  —  ce  qu'on 
appelle  la  politique,  —  est  souvent  peu  de  chose!  Certes,  si  l'on  veut 
bien  s'y  arrêter  un  instant,  rien  n'est  plus  naturel  peut-être,  rien  aussi 
n'est  plus  tragiquement  émouvant  que  ce  contraste  ou  ce  rapproche- 
ment de  l'opulence,  fille  du  travail,  des  foules  heureuses  réunies  dans 
les  fêtes,  et  de  cette  catastrophe  obscure  qui  fait  des  centaines  de  vic- 
times, qui  déjoue  tous  les  calculs,  toutes  les  prévoyances.  C'est  à  coup 
sûr  plus  saisissant  pour  l'imagination,  plus  intéressant  que  toutes  les 
discussions  inutiles,  que  tous  les  orages  factices  et  vulgaires  du  Palais- 
Bourbon, 

D'un  côté,  c'est  cette  Exposition  éblouissante  qui  se  déploie  dans  son 
éclat  toujours  nouveau,  offrant  tous  les  attraits,  l'attrait  des  œuvres  de 
la  science  et  l'attrait  des  choses  ingénieuses,  attirant  les  hommes  de 
toutes  les  contrées  de  la  terre,  même  les  princes  qui  se  dérobent,  qui 
viennent  en  bonne  fortune  au  Champ  de  Mars.  Le  succès,  loin  de  dé- 
croître, ne  fait  que  grandir  pour  l'honneur  et  la  bonne  renommée  de 
la  France,  en  dépit  des  envieux  qui  résistent  de  loin  à  la  séduction, 
qui  épient  tout  ce  qui  pourrait  troubler  ou  ternir  ces  fêtes  de  l'indus- 
trie et  des  arts.  Peut-être  y  mêle-t-on  un  peu  trop  de  congrès,  un  peu 
trop  de  conférences,  un  peu  trop  de  discours,  un  peu  trop  de  commé- 
moreftions  banales  et  d'inaugurations  de  monumens.  Des  statues  de 
Raspail,  de  Camille  Desmoulins,  de  qui  encore? —  Cela  durera  ce  que 
cela  pourra.  Ce  sont  les  accessoires.  Le  spectacle  dans  son  ensemble 
ne  reste  pas  moins  ce.qu'il  est,  superbe,  instructif  et  charmant,  une  vic- 
TOME  xav.  —  1889.  30 


lidô  REVUE    DÉS    DEUX    MONDEé. 

toire  de  la  paix  industrieuse  et  féconde.  —  Au  même  instant,  cependant, 
d'un  autre  côté,  dans  les  pro'ondeurs  de  la  terre  éclate  un  feu  mysté- 
rieux et  insaisissable,  qui  d'un  seul  coup  dévore  toute  une  population 
laborieuse  vouée  à  l'extraction  du  grand  moteur  de  l'industrie:  c'est  et  tte 
catastrophe  des  mines  de  la  Loire  qui  a  mis  Saint-Éiienne  en  deuil,  qui  a 
aussitôt  retenti  à  Paris,  où  elle  a  remué  cette  pitié  humaine  toujours  prête 
à  s'éveiller,  même  au  milieu  des  fêtes.  Il  y  a  déjà  plus  de  deux  cents 
victimes,  et  elles  ne  sont  pas  encore  toutes  connues  :  l'abîme  noir  n'a 
pas  rendu  toute  sa  proie.  Est-ce  l'effet  de  queLjue  négligence,  de  quelque 
insuflisance  ou  d'une  défectuosité  dans  l'organisation  des  mines?  Non, 
il  ne  le  paraît  pas.  Tout  indique,  au  contraire,  que  les  précautions  les 
plus  minutieuses  étaient  prises,  que  la  science  des  ingénieurs  avait 
épuisé  ses  prévoyances  pour  la  sécurité  des  ouvriers  employés  à  cette 
dure  besogne.  S'il  y  a  eu  quelque  accident,  il  a  été  fortuit  et  il  reste 
inconnu  ;  il  est  de  ceux  contre  lesquels  on  ne  peut  pas  même  se  pré- 
munir. C'est  la  chance  de  l'industrie  souterraine:  ces  mineurs  sont 
morts  obscurément  sur  leur  champ  de  bataille  invisible,  occupés  à  dé- 
gager du  sein  de  la  terre  ce  qui  sert  à  conduire  nos  navires  sur  la  mer, 
à  percer  les  montagnes  et  à  mettre  en  mouvement  les  plus  puissantes 
machines.  Ce  sont  des  soldats  à  leur  manière.  Quel  rapport  y  a-t-il 
donc,  direz-vous,  entre  l'exposition  et  cette  catastrophe  accidentelle? 
Il  n'y  en  a  aucun;  il  n'y  a  que  cette  coïncidence  émouvante  du  travail 
vu  tout  à  la  fois,  au  même  instant,  dans  son  éclat  le  plus  victorieux  et 
dans  une  de  ses  plus  cruelles  fatalités. 

C'est  assez,  —  et  tandis  que  la  vie  contemporaine  est  pleine  de  ces 
coïncidences  ou  de  ces  contrastes,  de  tout  ce  qui  peut  le  mieux  remuer 
l'imagination  ou  la  pitié,  que  peut  être,  qu'est-ce  que  la  politiijue,  au 
moins  la  politique  telle  qu'on  la  fait?  Elle  existe,  sans  doute,  il  faut  le 
croire;  elle  fait  même  assez  de  bruit,  et  elle  menace  d'en  faire  encore 
davantage  d'ici  à  peu.  Elle  ne  laisse  pas,  il  faut  l'avouer,  d'être  provi- 
soirement assez  médiocre,  même  assez  répugnante,  et  cette  lin  de 
session,  où  tout  semble  se  concentrer,  n'est  pas,  on  en  conviendra 
bien,  de  nature  à  relever  le  prestige  d'une  chambre  qui  va  mourir  et 
des  partis  qui  ont  la  prétention  de  disposer  de  la  France.  Le  fait  est 
que  cette  fin  de  session  est  un  singulier  préliminaire  des  élections 
prochaines  et  que  les  partis,  avant  d'aller  se  mesurer  devant  le  pays, 
leur  dernier  juge,  ne  sont  depuis  quelque  temps  occupés  qu'à  se  déchi- 
rer, à  se  défier,  à  se  diffamer,  à  faire  du  Palais-Bourbon  une  sorte  de 
théâtre  avili  des  plus  étranges  manifestations.  A  la  vérité,  cette  cham- 
bre épuisée,  sentant  sa  fin  prochaine,  aurait  pu  au  moins  consacrer 
ses  derniers  jours  à  quelques  œuvres  utiles  et  modestes;  elle  n'avait 
qu'à  expédier  le  budget,  qu'elle  n'était  plus  capable  de  rélormer,  à 
voter  les  lois  le?  plus  nécessaires,  à  se  défendre  surtout  des  vaines 
agitations.  Elle  ua  sûrement  jamais  mérité  le  compliment  un  peu  iin« 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  467 

prévu  que  M.  le  ministre  de  la  guerre  lui  a  adressé  l'autre  jour,  en 
l'appelant  à  bout  portant,  pour  le  besoin  de  sa  cause,  une  «  grande  as- 
semblée; »  elle  pouvait  rester  une  assemblée  décente,  et  puisqu'elle 
n'a  pas  su  bien  vivre,  c'est-à-dire  vivre  avec  profit  pour  le  pays,  elle  au- 
rait pu  aspirera  mieux  mourir, —  à  mourir  tout  simplement  sans  scan- 
dale. C'était  bien  le  moins.  Elle  n'a  pas  soigné  sa  fin,  la  malheureuse 
«  grande  assemblée!  »  Au  lieu  de  se  préparera  bien  mourir,  de  savoir 
s'éclipser  à  propos,  ne  fût-ce  que  pour  éviter  les  tentations  et  les  pièges, 
elle  s'est  jetée  tête  baissée,  sans  frein  et  sans  règle,  dans  toutes  les 
aventures,  cédant  à  tous  les  vertiges,  épuisant  ce  qui  lui  restait  de 
force  dans  une  série  d'échauffourées  sans  dignité.  On  dirait  vraiment 
que  cette  fin  de  session  n'est  plus  qu'une  vaste  conspiration  pour  la 
déconsidération  universelle,  que  tout  se  réunit,  délibérations  incohé- 
rentes, àpreté  des  guerres  sans  merci  et  des  accusations  meurtrières, 
scènes  tumultueuses  où  l'honneur  des  hommes  est  en  jeu,  où  quelques- 
uns  des  ministres  ne  font  pas  toujours  trop  bonne  figure.  Et  le  pugilat 
lui-même  finit  par  s'en  mêler! 

Au  demeurant,  qu*a-t-elle  fait,  que  fait-elle  jusqu'au  bout,  cette 
chambre  à  la  fois  impuissante  et  agitée  qui  a  trop  tardé  à  mouiir,  pour 
son  crédit,  pour  la  paix  du  pays?  Ce  qu'elle  laissera  après  elle,  ce 
qu'elle  a  fait  depuis  quelque  temps  dans  le  domaine  législatif  se  réduit 
à  une  série  d'oeuvres  décousues,  irrélléchies  ou  improvisées  par  l'es- 
prit de  parti,  dans  un  intérêt  de  circonstance.  Si  elle  a  \oté  tant  bien 
que  mal,  à  bâtons  rompus,  le  budget,  elle  y  a  mis  ses  préoccupations 
électorales  ;  elle  y  a  introduit  par  un  calcul  de  fausse  popularité  des 
augmentations  ou  des  réductions  de  crédits  que  le  sénat  est 
obligé  aujourd'hui  de  rectifier,  pour  remettre  un  peu  d'ordre  et 
de  clarté  dans  des  finances  déjà  assez  confuses.  Elle  a  voté  des 
lois  qui  n'ont  aucune  importance  ou  qui  passeront  avec  elle.  Elle  s'est 
donné  aussi  le  luxe,  pour  faire  plaisir  à  M.  Basly,  de  choisir  un 
jour  où  elle  devait  s'occuper  des  intérêts  ouvriers,  et  tout  bien 
compté,  les  intérêts  ouvriers  n'en  sont  pas  plus  avancés;  ce  qu'on  en 
faisait  était  encore  pour  les  élections.  La  Chambre  enfin  a  volé  sa 
grande  œuvre,  la  loi  militaire.  Ce  n'est  pas  sans  peine,  il  est  vrai.  La 
question  est  restée  jusqu'au  bout  indécise  entre  le  Sénat  résolu  à  main- 
tenir les  garanties,  les  dispenses  destinées  à  tempérer  la  loi,  et  la 
Chambre  obstinée  dans  ses  idées  plus  radicales  que  militaires.  Il  a  fallu 
tout  l'art  de  iM.  le  ministre  de  la  guerre  pour  avoir  raison,  par  une 
flatterie,  des  préjugés  de  secte,  de  la  résistance  d'une  majorité  aveuglée 
par  la  passion  de  parti.  Elle  est  définitivement  votée  maintenant,  cette 
loi.  dont  le  principe  est  le  service  de  trois  ans,  qui  jusqu'au  bout  a 
in(|uiôié  les  esprits  refléchis  et  les  militaires  les  plus  expérimentés. 
11  reste  à  savoir  ce  qu'elle  produira,  si  elle  fera  pour  notre  puissance 
militaire  ce  qu'avait  fait  heureusement  cette  loi  de  1872  qui  a  donné 


A 68  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

à  la  France  une  armée  devenue  en  peu  d'années  par  sa  discipline, 
son  instruction  et  son  dévoûment  la  force  el  le  bouclier  de  notre 
pays.  C'est  une  expérience  à  laquelle  l'état  de  l'Europe,  les  circon- 
stances donnaient  quelque  chose  de  redoutable.  On  a  voulu  la  tenter, 
elle  a  sûrement  besoin  d'être  suivie  avec  autant  de  fermeté  que  de 
vigilance.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  si  elle  est  devenue  moins 
hasardeuse  dans  quelques-unes  de  ses  parties,  s'il  y  a  dans  la  loi  nouvelle 
quelques  garanties,  quelques  ménagemens  pour  des  intérêts  qui  sont 
après  tout  les  intérêts  de  la  société  française,  c'est  l'œuvre  du  Sénat; 
ce  n'est  pas  la  faute  de  la  majorité  de  la  chambre,  qui  a  témoigné  jus- 
qu'au bout  son  fanatisme  puéril  en  laissant  trop  voir  que  pour  elle  le 
premier  et  le  dernier  mot  de  la  loi,  c'était  l'enrôlement  des  sémina- 
ristes. C'est  bien  malgré  elle  qu'elle  s'est  résignée  à  une  année  de  ser- 
vice pour  les  élèves  ecclésiastiques,  pour  les  jeunes  gens  destinés  aux 
professions  libérales  :  de  sorte  que  ce  qu'elle  a  fait  de  plus  sérieux, 
elle  l'a  subi,  pour  avoir  l'air  de  faire  quelque  chose. 

Ce  que  la  chambre  vote  ou  ne  vote  pas,  du  reste,  ce  n'est  plus  la 
question  ;  ce  n'est  plus  qu'un  incident  qui  se  perd  dans  cette  vie  tour- 
mentée et  fiévreuse  qu'elle  s'est  faite,  où  elle  se  débat,  partagée  entre 
l'exaspération  et  l'impuissance,  La  vérité  est  que  cette  fin  de  session 
est  tout  entière,  non  certes  à  des  lois  sérieuses,  mais  aux  interpella- 
tions, aux  collisions,  aux  divulgations  injurieuses,  aux  brutalités  de 
parole  et  quelquefois  d'action,  à  cette  série  de  scènes,  de  déchaîne- 
mens,  où  le  sens  moral  s'émousse  aussi  bien  que  le  sens  politique.  Ce 
n'est  plus  la  vie  parlementaire,  c'est  la  guerre  avec  toutes  ses  surprises, 
avec  ses  procédés  violens  et  sommaires,  avec  ses  représailles  impla- 
cables et  sans  scrupule. 

Tout  sert  de  prétexte  et  tous  les  moyens  sont  bons.  On  puise  dans 
les  archives  secrètes,  dans  les  correspondances  intimes  aussi  bien  que 
dans  les  dossiers  d'un  procès  ;  on  fait  appel  aux  délations,  aux  témoi- 
gnages suspects  pour  avoir  le  plaisir  de  se  renvoyer  les  accusations  les 
plus  sanglantes,  —  des  accusations  qui  touchent  ni  plus  ni  moins  à 
l'honneur  et  à  l'intégrité  des  hommes,  même  des  hommes  du  gouverne- 
ment, surtout  des  membres  du  gouvernement.  Bref,  on  en  est  venu  à 
croire  que  tout  est  permis,  qu'on  peut  se  servir  de  toutes  les  armes, 
que  les  diffamations  les  plus  retentissantes  sont  les  meilleures.  C'est 
une  véritable  épidémie  qui  règne  au  Palais-Bourbon  comme  dans  la 
presse.  Ce  n'est  point  d'aujourd'hui,  à  vrai  dire,  qu'elle  a  commencé; 
mais  elle  s'est  étrangement  développée  à  la  faveur  des  mœurs  nou- 
velles, des  habitudes  de  la  presse,  des  ressentimens  croissans  des 
partis,  à  la  faveur  aussi  de  cette  crédulité  vulgaire  d'un  public  tou- 
jours prêt  à  accueillir  les  indiscrétions.  Et  tout  le  monde  y  passe,  tout 
le  monde \^est  plus  ou  moins  atteint,  et  on  va  ainsi  d'une  accusation 
à  une  autre  accusation,  d'un  scandale  à  un  autre  scandale.  Un  jour, 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  hlVé 

c'est  M.  le  garde  des  sceaux  Thévenet  qui  est  mis  en  cause  pour  ses 
relations,  pour  ses  procédés,  et  qui,  à  une  mauvaise  cfl'faire,  ajoute 
une  mauvaise  défense.  Un  autre  jo'jr,  c'est  M.  le  ministre  des  finances 
qui  se  trouve  sur  la  sellette,  qui  est  mis  en  suspicion  pour  sa  parenté  et 
pour  les  trafics  de  cette  parenté.  Aujourd'hui,  c'est  M.  le  ministre  de 
l'intérieur  Constans  qui  est  incriminé  et  compromis  par  des  divulga- 
tions sur  son  gouvernement  de  l'Indo-Chine.  11  ne  s'agit  nullement,  bien 
entendu,  de  savoir  ce  qu'il  y  a  de  vrai  ou  de  faux,  de  hasardé  ou  de 
possible  dans  ces  accusations  qui  courent  le  monde,  qui  retentissent 
jusque  dans  les  chambres;  mais,  assurément,  un  des  signes  les  plus 
curieux  du  trouble  des  idées,  de  la  dépression  du  sens  moral,  c'est  ce  qui 
s'est  passé  l'autre  jour  dans  cette  séance  où  M.  le  ministre  Thévenet  a 
cru  pouvoir  se  servir,  pour  sa  défense,  d'une  lettre  écrite  par  un  spécu- 
lateur véreux,  qui  a  pris  o  ou  k  millions  à  de  malheureuses  dupes  et  qui 
a  été  condamné.  Ainsi,  un  garde  des  sceaux  a  trouvé  tout  simple  de 
porter  à  la  tribune,  en  plein  parlement,  le  témoignage  d'un  condamné 
pour  vol  racontant  d'un  ton  leste  les  tentations  auxquelles  il  aurait  été 
exposé,  les  promesses  qui  lui  auraient  été  faites  par  les  adversaires 
de  la  république  s'il  voulait  faire  des  confidences  sur  les  personnages 
du  jour  !  Voilà  l'atmosphère  où  l'on  vit  ! 

Que  ces  tristes  mœurs  soient  la  plaie  de  la  vie  publique,  rien  n'est 
plus  certain  ;  mais  lorsque  les  républicains,  qui  sont  maintenant  les  pre- 
mières victimes  de  l'épidémie  accusatrice,  se  plaignent  avec  amer- 
tume, ils  ne  s'aperçoivent  pas  que  tout  ce  qui  arrive  est  le  fruit  de  leur 
politique,  de  l'imprévoyance  avec  laquelle  ils  ont  abusé  de  tout,  affai- 
bli tous  les  ressorts  moraux,  tous  les  freins  de  légalité.  Ils  voient  où 
cela  conduit.  Ils  sont  submergés  eux-mêmes  aujourd'hui  dans  le  tor- 
rent des  injures  et  des  accusations;  ils  sont  réduits  à  se  défendre  par 
des  coups  de  parti,  par  des  «  mesures  administratives,  »  par  des  menaces 
de  répression  sommaire.  Comment  sortira-t-on  de  là  ?  Un  ancien  ministre, 
M.  Gûblet,  dans  un  discours  qu'il  a  prononcé  l'autre  jour  à  Lille,  a  dé- 
couvert pour  suprême  nouveauté  que  tout  le  mal  venait  de  la  constitution , 
de  l'absence  d'une  majorité  dans  la  Chambre,  de  l'antagonisme  des 
deux  assemblées,  en  d'autres  termes  du  Sénat.  La  belle  découverte  ! 
Et  quand  la  constitution  serait  revisée,  quand  le  Sénat  serait  annulé, 
quand  il  y  aurait  une  majorité  dans  la  Chambre,  qu'en  serait-il  de 
plus  ou  de  moins?  Les  mécontentemens  qui  se  sont  accumulés  seraient- 
ils  apaisés?  Les  intérêts,  les  sentimens  que  la  politique  de  dix  ans  a 
froissés  seraient-ils  désarmés?  L'atmosphère  en  serait-elle  assainie? 
Le  mal  est  plus  profond;  ce  n'est  plus  que  par  un  effort  vigoureux, 
avec  l'appui  du  pays  lui-même,  qu'on  peut  arriver  à  refaire  une  situa- 
tion, où  l'on  s'acharne  un  peu  moins  à  tout  ruiner,  hommes  et  institu- 
tions, où  l'on  s'occupe  un  peu  plus  de  la  France,  de  ses  intérêts  et  de 
sa  grandeur. 


470  Ri: VUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ce  ne  sont  pas  sûrement  les  causes  de  trouble  et  d'inquiétude  qui 
manquent  aujourd'hui  en  Europe,  aussi  bien  qu'en  France,  non  plus 
que  les  pronostics  de  tous  ceux  qui  se  plaisent  à  assembler  les  nuages. 
On  ne  le  sait  que  trop,  nous  vivons  au  milieu  des  incidens  qui  naissent 
pour  ainsi  dire  d'eux-mêmes,  des  questions  prévues  ou  imprévues  qui 
restent  l'obsession  du  monde. 

Il  en  sera  de  l'Europe  et  de  ses  affaires,  peut-être  d'ici  à  quelques 
mois,  peut-être  d'ici  à  quelques  années,  ce  que  les  destins  décideront. 
Pour  le  moment,  on  n'en  est  point  à  redouter  des  conllits  prochains,  à 
C3  qu'il  semble.  L'été  est  encore  à  la  paix  avec  les  intermèdes  de  la 
saison,  avec  les  voyages  des  princes  et  des  souverains.  L'empereur 
Guillaume,  qui  a  décidément  de  la  peine  à  rester  au  repos,  qui  aime 
b  mouvement,  vient  de  partir  pour  les  côtes  de  Norvège  où  il  doit 
passer,  pour  sa  sanié,  quelques  semaines  à  l'air  de  la  mer.  Puis  il  se 
lerait  conduire,  par  une  escadre  allemande,  dans  les  eaux  d'Angle- 
terre, pour  aller  rendre  ses  devoirs  de  petit-lils  à  la  reine  Victoria  à 
Oàborne;  il  aurait  même,  à  ce  qu'il  paraît,  le  projet  d'aller  jusqu'en 
Grèce  à  l'occasion  d'un  mariage  de  famille;  et,  dans  l'intervalle  de  ses 
courses,  il  s'arrêterait  tout  au  plus  quelques  jours  à  Berlin  pour  rece- 
voir la  visite  de  l'empereur  d'Autriche,  qui  ferait  trêve  à  son  deuil 
récent.  On  ne  parle  pas  jusqu'ici  d'une  visite  du  tsar,  qui  se  bornera 
probablement  à  aller  en  Danemark.  Le  roi  Humbert  à  son  tour  serait, 
dit-on,  disposé  à  aller,  lui  aussi,  en  mer,  à  l'aire  le  tour  des  côtes  ita- 
liennes de  Livourne  à  Tarente  et  à  Bari.  Ce  programme  d'excursions 
d'été  n'est  pas  le  signe  de  complications  imminentes  pour  l'Europe.  11 
ne  faut  pas,  sans  doute,  prendre  trop  au  tragique  la  querelle  entre 
l'Angleterre  et  le  Portugal  au  sujet  d'un  chemin  de  fer  sur  la  c^te  afri- 
caine de  Delagoa,  pas  plus  que  le  différend,  tout  diplomatique,  entre 
l'Angleterre  et  la  France  au  sujet  de  la  conversion  de  la  dette  égyp- 
tienne, à  laquelle  se  lie  la  question  de  l'occupation  anglaise  en 
Lg\ptc.  Ce  ne  sont  là  que  des  incidens  partiels  et  passagers.  L'affaire 
même  que  l'Allemagne  a  engagée  récemment  avec  la  Suisse  paraît 
s'apaiser  ou  tout  au  moins  entrer  dans  une  phase  qui  n'est  plus  aussi 
aiguë,  aussi  immédiatement  menaçante.  M.  de  Bismarck,  sans  être 
pour  le  moment  décidé  à  aller  plus  loin,  a  probablement  dit  ce  qu'il 
voulait  en  mettant  directement  ou  indirectement  en  cause  la  neutra- 
lité suisse,  l'inviolabilité  des  traités  qui  consacrent  cette  neutralité.  II 
est  vrai  que  ce  qu'il  dit  suffit  pour  ouvrir  d'étranges  perspectives,  pour 
ajouter  une  question  de  plus  à  tant  d'autres  questions  qui  agitent  notre 
vieux  continent,  qui  sont  devenues  les  élémens  nouveaux  et  redou- 
tables de  l'état  présent  de  l'Europe. 

Elles  se  sont  singulièrement  multipliées  depuis  un  quart  de  siècle, 
ces  i|ucstions  qui  menacent  le  repos  du  monde.  Elles  sont  de  toute  na- 
ture, et  certainement  une  des  plus  délicates  est  cette  question  de  Fin- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  471 

dépendance  du  saint-siège,  de  la  résidence  du  souverain  pontife  à 
Rome  que  le  cours  des  événemens  a  transformée,  qui  touche  à  tout, 
à  l'ordre  européen,  à  la  paix  diplomatique  comme  à  la  paix  morale, 
avec  laquelle,  bon  gré  mal  gré,  toutes  les  politiques  sont  obligées  de 
compter.  Vainement  les  Italiens  croient  la  supprimer  ou  la  pallier  en 
prétendant  qu'elle  n'existe  plus  depuis  qu'ils  sont  à  Rome,  qu'il  n'y  a 
plus  qu'une  affaire  tout  intérieure,  tout  italienne.  La  réalité  trouble 
leurs  illusions.  Le  problème  n'est  pas  résolu  ;  il  reste  tout  entier,  et  il 
suflit  d'un  simple  incident  pour  le  remettre  en  lumière  dans  sa  gravité, 
avec  ses  caractères  et  ses  conséquences.  Cette  fois  il  a  sufTi  de  la  com- 
"mémoralion  bruyante,  retentissante  d'un  philosophe  qui  ne  pouvait 
guère  s'attendre  à  pareille  fortune,  de  Giordano  Bruno  :  commémora- 
tion, à  laquelle  les  libres  penseurs  italiens  ont  visiblement  voulu  donner 
le  caractère  d'une  manifestation  contre  la  papauté,  que  le  pape  à  son 
tour  a  ressentie  comme  une  injure.  Le  pape  Léon  XIII  ne  s'est  pas  borné 
à  protester  d'un  accent  ému,  pathétique,  dans  un  consistoire,  contre  un 
acte  accompli  à  quelques  pas  du  Vatican,  sous  les  yeux  mêmes  et  avec 
la  tolérance  du  gouvernement.  Pour  la  première  fois  il  paraît  avoir 
pré\u  la  nécessité  de  quitter  Rome  et  la  confession  de  Saint-Pierre, 
d'aller  chercher  un  asile  dans  un  pays  étranger;  il  aurait  mis  en  déli- 
bération son  départ  éventuel.  Chose  singulière!  Depuis  près  de  vingt 
^ans,  les  Italiens  sont  à  Rome,  devenue  la  capitale  du  nouveau  royaume; 
lils  y  sont  sans  résistance,  sans  contestation  de  la  part  des  gouverne- 
'mens  de  l'Europe.  Ils  ont  eu  la  chance  de  voir  arriver  au  pontificat  un 
pape  à  l'esprit  politique  et  mesuré.  En  réalité,  ils  ne  sont  pas  plus 
avancés;  à  la  première  occasion  ils  voient  reparaître  devant  eux  la 
même  difficulté  toujours  aussi  sérieuse,  toujours  aussi  insoluble.  Tout 
finit  par  la  menace  du  départ  du  pape  qui  ne  serait  pas  une  so- 
lution! 

On  pourrait  dire  de  cette  coexistence  de  la  papauté  et  du  gouverne- 
ment italien  à  Rome,  ce  que  le  cardinal  de  Retz  disait  en  parlant  des 
droits  du  roi  et  des  droits  du  peuple,  qui  «  ne  s'accordent  jamais  mieux 
que  dans  le  silence.  »  Évidemment,  les  Italiens  étaient  intéressés  à 
maintenir  ce  «  silence  »  favorable,  à  éviter  les  chocs,  les  froissemens, 
les  conflits,  à  laisser  au  pape  les  apparences,  les  prérogatives,  les  pres- 
tiges de  l'indépendance,  à  lui  faire  en  un  mot  une  situation  telle  qu'il 
pût  paraître  toujours  le  chef  libre  et  respecté  de  l'église  aux  yeux  de  la 
masse  des  catholiques.  C'est  ce  qu'entendait  Cavour  autrefois  lorsqu'il 
disait,  en  homme  capable  de  réaliser  son  programme,  qu'on  devait 
aller  à  Rome  «  sans  diminuer  la  dignité  et  l'indépendance  du  pape.  » 
C'était  aussi  à  un  certain  degré,  si  l'on  veut,  la  pensée  et  l'objet  de  la 
loi  des  garanties.  Malheureusement,  il  est  trop  clair  que  s'il  y  a  eu  des 
désirs,  même  parfois  des  tentatives  de  conciliation,  il  y  a  eu  aussi  une 
série  d'actes,  de  lois  pénales,    de  déposscssiuns,  de  manilestaiions 


hll  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

organisées  ou  tolérées,  de  petites  vexations  que  l'hôte  du  Vatican  a  pu 
considérer  comme  autant  d'atteintes  à  sa  dignité  et  à  son  autorité  mo- 
rale. L'apothéose  de  Giordano  Bruno,  dont  Léon  XIII  a  pu  entendre  le 
bruit,  n'a  été  qu'une  dernière  circonstance  qu'il  a  pu  invoquer  pour 
démontrer  l'inanité  de  la  loi  des  garanties,  et  par  l'inellicacité  de  la 
loi  des  garanties,  la  nécessité  d'une  indépendance  plus  réelle,  mieux 
assurée.  Les  Italiens,  dans  leur  impatience,  n'ont  pas  vu  qu'ils  divul- 
guaient le  secret  d'une  incompatibilité  qui  était  peut-être  dans  Ja  nature 
des  choses,  qu'il  n'aurait  pas  fallu  du  moins  aggraver.  Ils  n'ont  pas  vu 
qu'en  faisant  une  papauté  diminuée  dans  son  indépendance,  gênée 
dans  son  action,  offensée  dans  sa  dignité,  ils  créaient  une  situation 
impossible.  Ils  ont  oublié  qu'ils  avaient  affaire  à  un  personnage  qui 
n'était  pas  seulement  un  prélat  italien,  un  évêque  de  Rome  confiné 
au  Vatican,  qui  était  en  même  temps  le  chef  de  l'église  universelle,  le 
souverain  de  millions  de  catholiques,  —  et,  chose  extraordinaire,  c'est 
un  étranger,  un  allié,  le  chef  d'un  état  protestant  qui  leur  a  rappelé 
un  jour  que  le  grand  vieillard  du  Vatican  restait  une  puissance  morale 
respectée.  Ils  l'avaient  oublié;  ils  se  sont  exposés  avoir  une  puissance 
qu'ils  traitaient  en  subordonnée,  relevée  à  sa  hauteur,  invoquée  comme 
arbitre  dans  un  différend  international.  Et  voilà  comment  les  Italiens, 
pour  leur  politique  intérieure,  ont  rendu  toute  solution  sinon  impos- 
sible, au  moins  difficile  ;  mais  c'est  surtout  par  leur  politique  extérieure 
qu'ils  ont  aggravé  la  difficulté,  en  rendant  plus  palpable  une  des  con- 
séquences possibles  des  révolutions  contemporaines. 

Tant  que  le  souverain  pontife  avait  son  petit  état,  la  ville  de  Rome, 
il  restait  sans  effort  dans  sa  neutralité  reconnue  et  garantie,  dans  son 
inviolabilité  supérieure  et  impartiale,  en  dehors  des  querelles  des 
peuples,  pour  qui  il  n'a  pas  cessé  d'être  sans  distinction  un  chef  spiri- 
tuel, le  grand  directeur  des  consciences.  Tant  que  l'Italie,  même  après 
son  entrée  à  Rome,  a  gardé  la  liberté  et  l'indépendance  de  sa  politique, 
sans  se  compromettre  dans  des  conflits  où  elle  n'a  ni  à  défendre  des 
intérêts  qui  ne  sont  pas  en  péril,  ni  à  sauvegarder  une  sécurité  qui 
n'est  point  menacée,  la  situation  pouvait  encore  être  tolérable.  Le  jour 
où  l'Italie,  de  son  propre  mouvement,  cédant  à  ce  que  M.  Jacini  appelle 
la  manie  des  grandeurs,  rêvant  de  triple  ajliance,  de  vastes  combinai- 
sons, s'est  exposée  à  être  entraînée  sans  raison,  sans  nécessité  natio- 
nale, dans  la  mêlée  universelle,  il  est  évident  que  tout  a  changé,  et  ce 
jour-là,  le  grand  solitaire  du  Vatican  a  pu  se  demander  ce  qu'il  aurait 
à  faire,  s'il  devait  rester  au  camp  d'une  des  nations  catholiques  enga- 
gées dans  une  guerre.  Le  pape  Léon  XIII  a-t-il  pris  décidément  une 
résolution  d'accord  avec  le  sacré-collège  réuni  l'autre  jour  en  consis- 
toire secret?  A-t-il  précisé  les  circonstances  où  il  se  croirait  obligé 
d'abandonner  le  Vatican  et  désigné  le  pays  étranger  où  il  ira  chercher 
un  asile?  A-t-il  choisi  l'Espagne  comme  la  contrée  la  plus  éloignée  des 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  A73 

batailles  et  des  mêlées  sanglantes?  On  ne  sait  rien  encore;  on  peut 
dire  seulement  que  la  question  a  été  manifestement  agitée,  qu'elle 
existe,  et  elle  résulte  précisément  de  cette  situation  qu'on  a  créée,  où 
le  chef  de  la  catholicité,  faute  d'une  indépendance  suffisamment,  osten- 
siblement garantie,  ne  croirait  pas  possible  d'accepter  une  apparence 
de  solidarité  avec  une  des  puissances  sous  les  armes.  Si  le  départ  du 
pape  se  réalisait,  ce  serait,  à  n'en  pas  douter,  un  événement  considé- 
rable, et  par  sa  nature  même  et  par  les  conséquences  qu'il  pourrait 
avoir  dans  l'état  présent  du  monde.  Ce  serait  la  rupture  du  dernier  lien 
qui  unit  la  papauté  à  l'Italie,  le  commencement  d'une  ère  nouvelle 
pour  le  pontificat.  Les  Italiens,  qui  ne  réfléchissent  pas,  qui  sont  em- 
portés par  leur  passion,  affecteraient  peut-être  une  certaine  satisfac- 
tion de  se  voir  délivrés  d'un  hôte  incommode.  Ceux  qui  réfléchissent, 
qui  jugent  les  événemens  en  politiques  préoccupés  de  tous  les  intérêts 
de  leur  pays,  sont  vraisemblablement  moins  pressés  de  voir  partir  le 
pape.  Ils  ne  peuvent  méconnaître  que  ce  départ  serait  une  épreuve 
des  plus  graves,  qu'il  laisserait  un  vide  au  Vatican,  que  la  question 
entrerait  dans  une  phase  nouvelle  sans  être  résolue,  et  s'ils  ne  le 
disent  pas  tout  haut,  ils  avouent  tout  bas  que  la  politique  qui  con- 
duit à  ces  extrémités  n'est  peut-être  pas  la  meilleure  des  politiques. 
Telle  est  la  marche  des  choses  aujourd'hui  en  Europe,  telles  sont  les 
conditions  de  la  plupart  des  pays  qu'on  n'a  que  le  choix  des  complica- 
tions intérieures  ou  extérieures,  des  difficultés  et  des  crises  plus  ou 
moins  vives.  Il  n'y  a  sans  doute  rien  de  changé  depuis  quelque  temps 
dans  les  affaires  de  l'empire  austro-hongrois.  L'Autriche  est  toujours 
dans  une  situation  indécise  et  laborieuse,  embarrassée  dans  sa  politique 
intérieure  par  le  conflit  incessant  des  nationalités  diverses  qui  compo- 
sent l'empire,  engagée  dans  sa  politique  extérieure  par  ses  alliances, 
par  ses  intérêts  qu'elle  s'efforce  de  concilier.  Les  délégations  austro- 
hongroises  qui  se  sont  réunies  il  y  a  quelques  semaines,  qui  arrivent 
maintenant  à  la  fin  de  leurs  délibérations,  semblaient  promettre  quelques 
éclaircissemens  à  la  suite  du  discours  à  demi  rassurant,  à  demi  inquié- 
tant de  l'empereur  François-Joseph.  Elles  vont  se  retirer  sans  avoir 
rien  éclairci,  en  laissant  cette  impression  qu'on  est  toujours  dans  la 
période  d'observation  et  d'attente.  Le  comte  Kalnoky  s'est  visiblement 
étudié  à  éluder  les  questions  délicates  dans  ses  explications  évasives, 
à  tout  réserver,  à  ne  rien  compromettre,  et  ceux  qui  lui  ont  répondu, 
qui  ont  même  accusé  ses  irrésolutions  ou  ses  temporisations,  se  sont 
peut-être  montrés  plus  hardis  que  pratiques.  On  sent  bien  que  l'Au- 
triche a  les  regards  incessamment  tournés,  —  d'un  côté  vers  la  Russie, 
vers  la  frontière  galicienne,  —  d'un  autre  côté  vers  la  Serbie  où  elle  re- 
doute des  agitations  hostiles,  vers  la  Bosnie,  vers  la  Bulgarie,  en  un 
mot,  vers  cet  éternel  champ  de  bataille  des  Balkans.  Elle  ne  serait  pas 
éloignée,  quelques-uns   de   ses  journaux  et  même   de  ses  orateurs 


hlh  REVUE    DES    DEUX    MONDES.  ~ 

l'avouent,  de  reconnaître ,  l'ordre  nouveau  en  Bulgarie,  le  prince 
Ferdinand  de  Cobourg,  dont  elle  s'est  fait  un  allié  ;  mais  elle  ne  peut 
risquer  cet  acte  de  diplomatie  sans  s'être  entendue  avec  les  autres  puis- 
sances, sans  s'exposer  à  mettre  en  lambeaux  le  traité  de  Berlin,  sans 
s'affaiblir  elle-même.  Quand  s'enlcndra-t-on  pour  reconnaître  définiti- 
vement le  prince  Ferdinand  de  Cobourg  à  Sofia?  Il  faudrait  demander 
cela  au  cabinet  de  Saint-Pétersbourg,  qui  ne  paraît  pas  prêt  à  répondre 
et  qu'on  n'est  point  disposé  sans  doute  à  défier.  De  sorte  que  l'Autriche 
ne  peut  qu'attendre  provisoirement,  appuyée  à  l'Allemagne,  augmen- 
tant ses  arméniens  pour  lesquels  les  délégations  ne  refusent  aucun 
crédit,  défendant  pied  à  pied,  sans  bruit,  son  influence  dans  les  Bal- 
kans et  surveillant  les  événemens.  C'est  sa  politique  extérieure  qui  ne 
peut  avoir  rien  de  décisif.  11  s'est  produit  pendant  ce  temps  dans  sa 
politique  intérieure  un  incident  qui  ne  laisse  pas  d'être  significatif,  qui 
pourrait  même  avoir  son  importance  dans  l'ensemble  des  affaires  de 
l'empire  :  c'est  l'élection  d'une  diète  nouvelle  en  Bohême. 

Des  élections  se  sont  faites  en  même  temps  pour  le  renouvellement 
des  diètes  provinciales  en  Galicie,  en  Dalmatie,  dans  l'istrie,  dans  le 
Tyroi,  dans  la  Carniole  comme  en  Bohême,  dans  toutes  ces  régions  où 
l'esprit  de  nationalité  est  toujours  vivace.  Celles  de  la  Bohême  ont  un 
intérêt  particulier.  Elles  ont  eu  surtout  cela  de  caractéristique  et  de 
curieux  que  la  lutte  s'est  engagée  entre  deux  fractions  du  parti  natio- 
nal, entre  vieux  Tchèques  et  jeunes  Tchèques,  également  ardens  à  la 
revendication  des  droits  de  la  Bohême,  mais  divisés  dans  leur  poli- 
tique, dans  leurs  moyens  d'action,  dansleurs  idées,  dans  leurs  alliances. 

Depuis  bien  des  années  déjà,  —  il  y  a  de  cela  près  d'un  demi- 
siècle,  —  les  Tchèques  sont  à  l'œuvre  sous  la  direction  du  docteur 
Rieger,  qui  a  été  le  guide  le  plus  actif,  le  plus  accrédité  de  l'agitation 
nationale.  Ils  ont  soutenu  bien  des  combats  dans  l'intérêt  de  l'auto- 
nomie, des  droits,  des  écoles,  de  la  langue  de  leur  pays,  qu'ils  n'ont 
cessé  de  défendre  contre  les  Allemands,  longtemps  prépondérans.  Ils 
ont  fini  par  rester  à  peu  près  maîtres  de  la  Bohême,  même  à  l'exclu- 
sion des  Allemands,  par  reconquérir  bien  des  garanties,  bien  des  pri- 
vilèges, —  et  ils  ont  réussi,  surtout  depuis  l'avènement  au  pouvoir  du 
comte  Taaffe,  qui  s'est  proposé  précisément  de  réconcilier  les  races 
multiples  de  l'empire  en  donnant  satisfaction  aux  vœux  les  plus  légi- 
times des  diverses  nationalités  ;  mais  si  M.  Rieger  et  ses  amis  ont 
réussi,  —  au  moins  jusqu'à  un  certain  point,  —  dans  leur  œuvre,  ils 
ne  l'ont  pu  qu'en  faisant  à  leur  tour  des  concessions,  en  se  prêtant  aux 
alliances,  aux  transactions,  aux  combinaisons  de  circonstances  qui  pou- 
vaient les  servir.  Ils  n'ont  pas  craint  de  s'allier  à  l'aristocratie  ter- 
rienne, qui  est  un  peu  féodale  et  cléricale.  Ils  n'ont  pomt  hésité  à 
soutenir  de  leur  vote  au  Rjichsrath  de  Vienne  le  ministère  du  comte 
Taaffe,  plus  favorable  que  tout  autre  à  leur  cause.   M.  RiCj^er  ci  ses 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  475 

amis  ont  agi  en  politiques  et  en  tacticiens,  en  même  temp?  qu'en 
patriotes.  C'est  justement  ce  qui  a  produit  la  scission,  ce  qui  a  djnné 
naissance  à  un  parti  nouveau,  celui  des  jeunes  Tciièques,  qui  ont  la 
prétention  de  représenter  la  jeune  démocratie  libérale  et  progres- 
sive, qui  ont  reproché  à  M.  Rieger  ses  alliances  aristocratiques,  ses 
complaisances  pour  un  ministère  de  réaction  tempérée.  Les  jeunes 
Tchèques,  avec  des  chefs  comme  M.  Gregr,  M.  Ilerold,  ont  levé  le  dra- 
peau contre  les  vieux  Tchèques.  Déjà  la  scission  s'était  manifestée  à  la 
session  du  Reichsrath  ;  elle  vient  d'éclater  plus  vivement  aux  récentes 
élections  de  la  diète  de  Bohême,  et  de  fait,  c'est  la  jeunesse  qui  a  triom- 
phé, au  moins  relativement,  dans  les  villes  comme  dans  les  campagnes. 
Les  jeunes  Tchèques,  qui  ne  comptaient  que  dix  représentans  à  la  der- 
nière diète,  vont  être  plus  de  cinquante  dans  la  diète  nouvelle.  Ils  ont 
rapidement  conquis  la  faveur  populaire.  C'est  peut-être  d'un  singulier 
augure  pour  les  élections  futures  du  Reichsrath,  —  et  c'est  ici  que  la 
question  se  complique,  qu'elle  peut  intéresser  l'existence  du  ministère 
de  Vienne,  la  politii[ue  même  de  l'empire. 

Que  les  heureux  jeunes  Tchèques  triomphent  aux  élections  plus  ou 
moins  prochaines  du  Reichsrath,  comme  ils  viennent  de  triompher  aux 
élections  de  la  diète  de  Bohême,  c'est  possible.  Que  feront-ils  alors? 
Ils  peuvent  sans  doute,  par  une  politique  agitatrice,  créer  les  difficul- 
tés les  plus  sérieuses  au  ministère  du  comte  TaatTe  qui  a  besoin  de  l'ap- 
pui des  Tchèques  pour  avoir  une  majorité  parlementaire;  mais  ils  ne 
le  peuvent  qu'en  s'alliant  directement  ou  indirectement  à  l'opposition, 
qui  est  essentiellement  allemande,  qui,  sous  le  nom  de  libéralisme, 
représente  le  plus  pur  centralisme  allemand.  De  sorte  qu'ils  se  trou- 
veraient dans  l'alternative,  ou  de  subir  les  nécessités  que  leurs  prédé- 
cesseurs ont  subies,  de  reprendre  'a  politique  de  M.  Rieger  s'ils  veulent 
servir  utilement  la  cause  de  leur  pays,  ou  de  favoriser  l'avènement 
d'un  ministère  qui  serait  plus  hostile  aux  revendications  tchèques,  qui 
rendrait  une  force  nouvelle  aux  influences  allemandes  dans  les  affaires 
de  l'empire.  On  n'en  est  pas  encore  là,  il  est  vrai,  et  les  choses,  heu- 
reusement sans  doute,  ne  marchent  pas  avec  cette  logique  en  Autriche. 
Les  récentes  élections  des  diètes  provinciales  ne  sont  pas  moins  le 
symptôme  d'un  certain  mouvement  assez  confus  qui  peut  préparer,  à 
côté  des  difficultés  extérieures  de  l'empire  austro-hongrois,  des  difficul- 
tés intérieures  nouvelles. 

Tous  les  pays  ont  leurs  crises  ou  leurs  imbroglios,  et  sans  être  pré- 
cisément violente,  sans  se  compliquer  de  menaces  d'agitations  popu- 
laires, la  crise-imbroglio  que  traverse  l'Espagne  n'est  pas  moins  instruc- 
tive et  curieuse.  Elle  va  se  terminer  sans  doute  provisoirement  par  la 
clôture  de  la  session  ;  elle  ne  laisse  pas  d'offrir,  depuis  quelques  jours, 
un  spécimen  assez  bizarre  de  la  vie  parlementaire  au-delà  des  Pyré- 


Il76  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nées.  Lorsqu'il  y  a  quelques  semaines,  le  chef  de  cabinet,  M.  Sagasta, 
proposait  à  la  reine  de  suspendre  momentanément  les  Cortès,  il  obéis- 
sait à  un  double  mobile.  11  voulait,  ce  n'est  pas  douteux,  laisser  aux 
passions  parlementaires  qui  venaient  d'être  singulièrement  surexcitées 
par  des  discussions  irritantes  le  temps  de  se  calmer.  Il  se  flattait  aussi 
d'en  finir  avec  une  situation  sans  issue  par  une  sorte  de  fiction  ou  de 
subterfuge,  en  ouvrant,  à  peu  de  jours  d'intervalle,  une  session  nou- 
velle oij  la  majorité  aurait  l'occasion  de  se  débarrasser  d'un  président 
dont  elle  ne  voulait  plus,  et  où  le  gouvernement  lui-même  pourrait 
reprendre  avec  plus  de  chances  quelques-uns  des  projets  qu'il  tenait 
à  faire  voter.  M.  Sagasta  le  croyait  ainsi,  il  n'a  réussi  qu'à  moitié.  Il  a 
bien  ouvert,  en  effet,  cette  session  imaginée  pour  la  circonstance,  pro- 
mise à  une  courte  durée,  et  à  la  place  de  M.  Martos,  à  qui  on  ne  par- 
donnait pas  de  s'être  séparé  du  gouvernement,  le  congrès  a  pu  se  don- 
ner un  président  de  son  choix  en  élisant  un  ancien  ministre,  M.  Alonzo 
Martinez  ;  mais  à  peine  les  chambres  se  sont-elles  trouvées  de  nouveau 
réunies,  les  interpellations,  les  explications,  les  agitations  ont  recom- 
mencé plus  que  jamais.  Le  président  du  conseil  a  rencontré  devant  lui 
une  opposition  formidable  représentée  par  le  chef  des  conservateurs, 
M.  Canovas  del  Castillo,  par  un  ancien  ministre  libéral,  M.  Gamazo,  par 
le  général  Cassola,  par  l'ancien  président  lui-même,  M.  Martos,  qui  a 
accusé  le  .gouvernement  d'avoir  organisé  un  complot  et  d'avoir  abusé 
de  la  prérogative  de  la  reine  pour  le  déposséder  de  la  présidence.  Tous, 
libéraux  dissidens  et  conservateurs,  se  sont  réunis  pour  livrer  au  mi- 
nistère un  assaut  d'éloquence  à  peine  interrompu  depuis  quelques 
jours,  entrecoupé  de  temps  à  autre  de  scènes  violentes.  11  n'est  pas 
jusqu'au  ministre  des  affaires  étrangères,  le  marquis  de  la  Vega  y 
Armijo,  qui,  égaré  dans  ces  débats,  n'ait  eu  la  mauvaise  fortune  de  pro- 
voquer un  incident  des  plus  orageux. 

En  réalité,  c'est  le  président  du  conseil  qui  est  seul  en  cause,  parce 
que  seul  il  est  le  gouvernement.  Il  change  ses  collègues,  il  modifie  son 
ministère;  il  reste  le  chef  invariable,  objet  de  toutes  les  attaques.  11 
n'est  pas  toujours  heureux  dans  ses  défenses;  il  répond  à  tout  par  sa 
majorité,  une  majorité  aussi  passionnée  qu'incohérente,  qu'il  a  parfois 
de  la  peine  à  contenir  et  à  manier.  Il  l'a  gardée  jusqu'ici  pour  sa  dé- 
fense personnelle.  Il  est  douteux  cependant  qu'il  puisse  s'en  servir 
pour  faire  passer  ses  projets,  notamment  le  suffrage  universel,  et  son 
unique  ressource  aujourd'hui  est  probablement  de  clore  au  plus  vile 
cette  session  nouvelle,  comme  il  a  clos,  il  y  a  un  mois,  l'autre  session, 
sans  avoir  rien  fait.  Ce  sera  une  suspension,  ce  ne  sera  pas  une  solu- 
tion, et  l'Espagne  a  encore  devant  elle  plus  d'un  jour  de  crise. 

•>  CH.    DE   MAZADE. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  477 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Le  mouvement  de  baisse  qui  s'est  produit  en  juin  avec  une  vigueur 
dont  a  été  fort  surpris  l'optimisme  officiel  de  la  spéculation  haussière, 
n'a  pas  été  arrêté  par  la  liquidation.  L'élévation  des  taux  de  report, 
tant  pour  les  rentes  françaises  que  pour  les  fonds  internationaux  ou 
du  moins  la  plupart  d'entre  eux,  a  démontré  qu'il  restait  encore  beau- 
coup de  positions  à  dégager  et  que  ce  travail  de  déblaiement  ne  se 
ferait  pas  sans  de  nouveaux  sacrifices  de  cours. 

En  effet,  le  3  pour  100  a  baissé  d'une  unité  depuis  la  liquidation,  par 
suite  des  difficultés  qu'ont  trouvées  à  se  faire  reporter  quelques  gros 
spéculateurs  encore  très  chargés  de  rente.  De  8/». 30,  cours  de  compen- 
sation, il  a  été  ramené  progressivement  jusqu'à  8/|.15.  Une  reprise 
passagère  l'a  relevé  à  83.50.  11  reste  à  83.30. 

Les  deux  autres  fonds,  il  est  vrai,  n'ont  pas  partagé  le  sort  de  la 
rente  perpétuelle,  l'Amortissable  n'a  perdu  que  G  fr.  25  à  86.15,  et  le 
U  1/2  se  négocie  avec  une  plus-value  de  Ofr.  17  sur  le  cours  du  l^""  juillet. 
On  pourrait  conclure  de  ce  fait  que  la  spéculation  seule  est  atteinte  par 
ce  changement  dans  les  tendances  de  la  Bourse  et  que  les  valeurs  de 
placement  sont  restées  indemnes.  Cette  conclusion  ne  serait  pas  abso- 
lument justifiée.  Non-seulement  les  fonds  étrangers  et  les  grandes  va- 
leurs de  notre  place  dont  la  spéculation  s'occupe  principalement  ont 
suivi  le  3  pour  100  dans  son  mouvement  de  retraite,  mais  encore  on  a 
vu  baisser,  et  très  sensiblement,  certains  titres  considérés  avec  raison 
comme  desplacemensde  premier  ordre  soustraits  à  tout  aléa  et  que  les 
variations  de  la  rente  auraient  dû  laisser  insensibles.  Il  s'agit  de  quel- 
ques catégories  d'obligations  du  Crédit  foncier  et  des  obligations  1886 
de  la  ville  de  Paris. 

Les  obligations  de  nos  grandes  compagnies  de  chemins  de  fer  ont 
éprouvé  quelques  oscillations  accusant,  même  de  ce  côté,  un  ralentis- 
sement des  achats  de  l'épargne.  Les  obligations  anciennes  du  Crédit 
foncier  se  sont  bien  tenues.  Au  contraire,  toutes  celles  des  émissions 
relativement  récentes  ont  fléchi,  depuis  les  Foncières  3  pour  100  1877 
jusqu'aux  Foncières  1885  et  aux  Communales  1879  et  1880.  Quant  aux 
Bons  à  lots  et  aux  Bons  algériens,  qui  ont  été  émis  à  100  francs,  et  ont 
valu  un  moment  jusqu'à  125  francs,  on  les  a  compensés  le  1"  juillet  à 
90  francs  et  75  francs,  et  de  nouvelles  offres,  dans  cette  première 
quinzaine,  les  ont  encore  fait  baisser  à  70  et  à  55  francs.  Il  est  évident 


A78  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

que  l'on  a  saturé  de  titres  à  lots  la  clientèle  spéciale  de  ce  genre  de 
placement,  et  que  toutes  ces  émissions  récentes  souffrent  d'un  mal  gé- 
néral, l'insullisance  de  classement.  Des  milliers  de  titres  flottent  et 
pèsent  sur  le  marché,  en  pension  ici  ou  là,  dans  l'attente  de  preneurs 
définitifs.  Le  Crédit  foncier  ne  pouvait  guère  être  à  l'abri  du  courant 
de  défaveur  qui  frappait  certaines  de  ses  obligations;  l'action  a  fléchi 
de  1,310  àl,2/j7  fr.  50,  après  détachement,  il  est  vrai,  d'un  coupon  de 
32  francs,  ce  qui  réduit  la  baisse  totale  à  30  francs. 

Les  obligations  de  la  ville  de  Paris  1886  se  tenaient  le  1"''  juillet  à 
385.  Le  6,1a  municipalité  a  procédé  à  l'émission  de  65  millions  en  titres 
complètement  analogues  à  ceux  qui  figuraient  sous  la  mention  ci-des- 
sus à  la  cote.  Soit  absence  de  publicité  ou  tendance  momentanée  de 
l'épargne  à  l'abstention,  l'emprunt  a  éprouvé  une  sorte  d'échec.  Il  a 
bien  été  souscrit  en  réalité,  mais  non  plusieurs  fois,  comme  le  veut 
la  tradition,  et  l'attribution  aux  souscripteurs  de  l'intégralité  de  leurs 
demandes  a  très  désagréablement  surpris  ceux  qui  avaient  demandé 
quatre  ou  cinq  fois,  en  prévision  de  la  réduction  habituelle,  la  quantité 
({u'ils  désiraient  ou  pouvaient  garder.  L'emprunt  n'est  nullement  classé, 
aussi  les  titres  se  sont-ils  immédiatement  cotés  en  perte,  et  les  obliga- 
tions de  1886,  avec  lesquels  ils  sont  confondus,  ont  baissé  de  385  à  31k. 

Les  dispositions  générales,  que  ces  divers  faits  accusent  plus  ou 
moins  vivement,  sont  une  explication  suffisante  du  peu  d'influence 
exercé  cette  année,  dans  le  sens  de  la  bonne  tenue  de  la  cote,  par  le 
détachement  des  coupons,  soit  le  l''"' juillet  sur  les  valeurs  ne  se  négo- 
ciant qu'au  comptant,  soit  le  5  sur  les  valeurs  de  spéculation.  Ce  déta- 
chement n'a  provoqué  aucune  hausse,  les  coupons  n'ont  été  regagnés 
ni  en  totalité  ni  partiellement.  Bien  plus,  la  réaction  s'est  en  quelque 
sorte  accentuée  plus  vivement  après  que  les  cours  ont  paru,  sur  la 
cote,  allégés  du  montant  des  coupons. 

Cependant,  il  serait  absurde  de  supposer  les  capitaux  de  placement 
à  ce  point  terrifiés  par  l'approche  des  élections  générales  que  la  Bourse 
se  voie  menacée  d'une  grève  totale  de  l'épargne.  Les  remplois  de  fonds 
seront  peut-être,  en  raison  des  circonstances,  moins  rapides  que  d'or- 
dinaire, et  leur  effet  pourra  être  peu  sensible  sur  le  terrain  de  la 
Bourse.  Mais  ils  n'en  produiront  pas  moins,  avec  le  temps,  leur  oITice 
d'absorption,  d'autant  que  celte  baisse  de  certaines  obligations  du 
Crédit  foncier  et  de  la  ville  de  Paris  offre  en  ce  moment  aux  disponi- 
bilités des  occasions  inespérées  de  placement  avantageux. 

Au  dehors,  très  grand  calme.  Les  rumeurs  pessimistes  concernant 
la  Serbie,  la  Bulgarie  et  les  relations  entre  Saint-Pétersbourg  et  Berlin 
S3  sont  peu  à  peu  dissipées.  Cependant  les  attaques  de  la  presse  ber- 
linoise contre  les  fonds  russes  ont  repris  par  intermittence,  et  un  nou- 
veau recul  s'est  produit.  Le  ùpour  100  1880  et  les  Consolidés  ont  fléchi 
d'une  unité  a  81^.25  et  88.75. 


REVDE.    —    CHRONIQDE.  /l79 

La  rente  étrangère  la  plus  atteinte  a  été  l'Extérieure  qui  de  75.60  se 
trouve  ramenée  à  72.50,  avec  détachement  dans  l'intervalle  d'un  cou- 
pon trimestriel  de  1  franc.  Le  désordre  budgétaire  dans  la  péninsule, 
l'accroissement  trop  régulier  des  déficits,  ont  fini  par  inspirer  des 
doutes  sérieux  sur  l'opportunité  du  maintien  des  cours  où  une  spécu- 
lation audacieuse  avait  réussi  naguère  à  porter  ce  fonds.  De  grosses 
difficultés  de  liquidation  à  Barcelone  ont  accusé  tout  à  coup  les  côtés 
faibles  de  cette  situation.  Le  crédit  de  l'Espagne,  alors  que  la  néces- 
sité d'un  très  gros  emprunt  est  manifeste,  ne  comportait  pas  les  cours 
que  l'on  vient  d'abandonner. 

Le  Hongrois  et  l'Italien,  déduction  faite  sur  les  prix  du  i"  juillet 
du  montant  des  coupons,  2  francs  et  2  fr.  17,  ont  reculé  environ  d'une 
demi-unité.  Le  Turc  a  été  recherché  d'abord,  puis  offert,  pour  compte 
allemand  dans  les  deux  sens,  les  banquiers  de  Berlin  ayant  à  se  dé- 
gager d'un  gros  stock  d'obligations  douanes,  émises  l'an  dernier,  mais 
non  placées.  La  Banque  ottomane  à  505,  ex-coupon  de  12  fr.  50,  a  été 
immobile. 

L'Unifiée  se  tient  aux  environs  de  450.  Il  n'est  plus  question  pour 
l'instant  de  la  conversion  égyptienne;  l'opération  est  ajournée  à  l'au- 
tomne ou  à  l'hiver,  le  gouvernement  français  n'ayant  pas  cédé  sur  la 
question  de  l'évacuation.  Entre  Londres  et  Paris  aucune  entente  n'a  été 
possible.  Le  renvoi  à  plus  tard  de  la  grande  opération  financière  qu'a- 
vait préparée  la  maison  Rothschild  n'a  pas  été  sans  influence  sur  l'al- 
titude de  laisser-aller  et  de  mollesse  découragée  qu'a  prise  le  marché. 
Il  ne  reste  comme  émission  en  vue  pour  ce  mois  de  juillet  que  quel- 
ques milliers  d'obligations  de  la  province  argentine  de  San-Luis,  pré- 
sentées à  l'épargne  française  par  la  Banque  parisienne. 

Les  chambres  se  sont  occupées  ces  jours  derniers  de  deux  projets 
de  loi,  intéressant  l'un  la  Société  des  téléphones,  l'autre  la  compagnie 
de  Panama.  Le  vote  du  projet  présenté  par  le  gouvernement  et  déci- 
dant la  reprise  par  l'État  de  l'exploitation  des  téléphones  a  valu  à  l'ac- 
tion de  la  Société  qui  se  voit  dépouillée  de  cette  exploitation,  une 
baisse  de  50  francs  (405  francs  au  lieu  de  477.50,  sous  déduction  d'un 
dividende  de  25  francs).  Quant  à  la  compagnie  de  Panama,  son  liqui- 
dateur est  autorisé,  par  la  loi  qui  vient  d'être  adoptée,  à  émettre 
sans  restriction  de  prix  minimum  les  obligations  à  lots  restées  dans 
les  caisses  de  la  société  sur  l'émission  de  1888.  Une  clause  de  la 
loi  met  à  l'abri  de  toute  revendication  les  sommes  déposées  par  la 
Société  civile  pour  assurer  le  paiement  des  lots  et  le  remboursement 
des  obligations. 

Le  marché  des  titres  des  établissemens  de  crédit  a  subi,  comme 
celui  de  tous  les  autres  groupes  de  valeurs,  l'influence  des  dispositions 
peu  favorables  qui  ont  dominé  depuis  la  liquidation. 

La  Banque  de  France  a  baissé  de  80  francs  à  3,770.  Les  énormes 


liSO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rentrées  d'or  qui  ont  grossi  l'encaisse  métallique  depuis  deux  mois 
n'ont  pas  eu  d'action  sur  le  montant  des  bénéfices  hebdomadaires. 
Pour  les  trois  premières  semaines  du  second  semestre,  le  total  de  ces 
bénéfices  s'élève  à  1,500,681  francs.  Mais  les  dépenses  d'administra- 
tion, pour  la  même  période,  atteignent  l,231,80/i  francs.  Il  reste  donc 
à  peine  270,000  francs  pour  les  actionnaires.  D'autre  part,  il  apparaît 
de  plus  en  plus  probable  que  la  liquidation  de  l'ancien  Comptoir  d'es- 
compte, même  en  supposant  une  contribution  d'indemnité  des  admi- 
nistrateurs de  25  à  30  millions,  laissera  encore  un  déficit  de  10  mil- 
lions à  la  charge  des  sociétés  qui  ont  donné  la  dernière  garantie  de 
/|0  millions. 

Si  cette  éventualité  se  réalisait,  la  Banque  de  France,  qui  figure  pour 
10  millions  dans  la  liste  des  participans  à  cette  garantie,  perdrait 
25  pour  100  de  cette  avance,  soit  2  millions  1/2. 

Bien  que  de  telles  prévisions  ne  laissent  aux  porteurs  d'actions  de 
l'ancien  Comptoir  aucune  espérance  de  toucher  jamais  un  dividende 
de  liquidation,  ces  titres  continuent  à  se  négocier  entre  95  et  100  fr. 

Nous  avons  signalé  plus  haut  la  faiblesse  du  Crédit  foncier,  actions 
et  obligations.  La  Banque  de  Paris  a  reculé,  de  son  côté,  de  15  francs 
à  712.50,  ex-coupon  de  20  francs,  le  Crédit  mobilier  de  22  fr.  50  à 
392.50,  ex-coupon  de  15  francs. 

-  Le  Crédit  lyonnais  et  la  Banque  d'escompte  se  sont  tenus  assez 
fermes. 

Les  actions  de  nos  grandes  Compagnies  de  chemins  de  fer,  que  la 
spéculation  avait  poussées  de  concert  avec  la  rente,  sont  retombées 
avec  celles-ci,  et  très  lourdement.  Le  Lyon  est  en  réaction  de  20  francs 
à  1,290,  le  Nord  de  50  francs  à  1,670,  le  Midi  de  25  francs  à  1,155, 
ces  différences  s'ajoutant  au  montant  des  coupons  détachés  le  5.  L'Or- 
léans a  fléchi  de  10  francs  à  1,330.  L'Est  et  l'Ouest,  dont  les  spécu- 
lateurs ne  s'occupent  pas,  ont  monté  de  5  francs  à  795  et  945. 

Quelques  valeurs  industrielles  n'ont  pas  été  mieux  traitées.  Le  Suez, 
ex-coupon  de  5h  francs,  a  baissé  de  30  francs  à  2,255;  les  Omnibus  de 
kl  francs  à  1,210,  les  Voitures  de  5  francs  à  757.50,  la  Compagnie 
transatlantique  de  15  francs  à  570. 

Les  Bouillons  Duval,  après  d'énormes  fluctuations  entre  1,900  et 
2,150,  perdent  50  francs  à  2,100. 

Tout  ce  groupe  avait  été  poussé,  non  sans  exagération,  au  moment 
de  l'ouverture  de  l'Exposition,  en  prévision  d'augmentations  considé- 
rables de  recettes.  Aujourd'hui  les  acheteurs  réalisent. 

Les  Chemins  de  fer  étrangers  n'ont  pas  échappé  à  la  réaction.  L,es 
Autrichiens  perdent  11.50  à  /j85,  les  Lombards  5  à  262.50,  les  Méridio- 
naux 15  à  705,  le  Nord  de  l'Espagne  1^  à  385,  le  Saragosse  15  à 283. 75. 

'    ■    "  Le  directeur-gérant  :  C.  BuLQz, 


SIMPLE    RÉCIT... 


M.  Polanski  venait  de  fraiicliir  le  péristyle  de  son  château,  quand 
il  aperçut  devant  lui  la  figure  hâve  de  Joseph  Blazek  qui  le  regar- 
dait, le  menton  appuyé  sur  une  main,  à  la  façon  des  paysans 
slaves,  tandis  que  de  l'autre  main  il  soutenait  son  coude. 

—  Qu'as-tu  à  me  dire,  Blazek? 

—  Je  suis  venu  vous  parler,  monsieur,.,  ou  plutôt,  vous  de- 
mander conseil. 

Et  le  paysan  jeta  autour  de  lui  un  regard  méfiant. 

—  Tu  peux  parler  sans  crainte,  mon  bon  Blazek,  personne  ne 
nous  écoute. 

—  C'est  que,  voyez-vous,  monsieur,  c'est  mon  fils...  mon 
Franck...  vous  savez  bien?..  La  voix  du  gospodarz  (petit  proprié- 
taire) devint  indistincte  comme  si  elle  s'étranglait  dans  un  sanglot 
muet. 

—  Franck?..  Eh  bien!..  Quoi!..  Ne  va-t-il  pas  mieux? 

—  Il  est  mort  ce  matin  à  l'aube,  monsieur. 

Et  les  minces  narines  du  paysan  eurent  un  frémissement...  — 
C'était  un  si  bon  travailleur, —  continua-t-il  en  branlant  la  tète.  — 
En  a-t-il  assez  coupé  de  trèfle  sur  votre  champ,  monsieur,  —  la 
faux  ne  cessait  pas  de  grincer  entre  ses  mains...  mais,  c'est  la  vo- 
lonté de  Dieu,  le  typhus  l'a  étouffé,  tout  est  fini  à  présent.  11  n'a 
même  pas  achevé  le  vin  que  madame  lui  avait  envoyé. 

—  Oui,  oui,  c'est  un  bien  grand  malheur  de  perdre  un  si  beau 
gars,  dit  le  maître. 

—  Que  voulez-vous,  monsieur,  c'est  la  volonté  du  Seigneur  ; 
mais...  le  pire  à  présent...  c'est  l'enterrement. 

—  Tu  as  raison.  Et...  as-tu  été  chez  le  prêtre? 

TOME  XCIV.   —   l'''  AOUT   1889.  31 


A82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Bien  sûr  que  j'y  suis  allé,  mais  notre  prêtre  a  peur,  il  dit 
qu'il  ne  peut  pas;  il  a  reçu  un  papier  des  autorités,.,  on  pourrait 
l'envoyer  en  Sibérie,  paraît-il!  «  Apporte-moi  une  permission  du 
chof  du  district,  m'a-t-il  dit,  et  nous  verrons.   » 

—  11  a  dit  cela?..  Mais  alors,  mon  pauvre  Blazek,  il  n'y  a  rien  à 
faire.  Tu  sais  bien  que  le  prêtre  est  lié,  on  serait  capable  de  l'en- 
voyer à  l'autre  bout  du  monde,  et  de  mettre  à  sa  place  quelque 
âme  damnée  moscovite!..  Non...  il  n'v  arien  à  faire!.. 

—  Et,  me  conseillez-vous  d'aller  trouver  le  chef  du  district, 
monsieur  ? 

—  Hum  !..  Essaie  toujours...  —  Il  est  si  difficile  de  te  donner  un 
bon  conseil...  Dans  une  affaire  pareille,  personne  ne  peut  te  venir 
en  aide. 

—  Moi,  continua  le  paysan,  j'avais  dit  à  ma  femme  :  «  Nous  en- 
terrerons le  garçon  nous-mêmes,  à  la  nuit,  sans  que  personne  ne 
le  sache;  comme  cela,  il  reposera  entre  les  siens;  et  si  le  prêtre  ne 
l'asperge  pas  d'eau  bénite...  eh  bien,  le  bon  Dieu  ne  s'en  ofïensera 
pas,  et  il  le  recevra  tout  de  même,  dans  sa  gloire,  s'il  l'a  mérité!  » 
Mais  quand  ma  femme  a  entendu  cela,  elle  a  sauté,  comme  si  on 
l'échaudait  avec  de  l'eau  bouillante,  et  elle  se  bouchait  les  oreilles: 
Est-ce  que  notre  fils  a  mérité  cette  honte,  criait-elle,  que  les  clo- 
ches ne  sonnent  pas  après  sa  mort,  et  qu'on  n'allume  pas  les 
cierges  autour  de  son  cercueil?  —  N'est-il  pas  ton  fils,  que  tn 
veux  l'enfouir  sous  la  terre  comme  un  chien?..  Et  elle  pleurait  à 
vous  arracher  le  cœur. 

M.  Polanski  soupira,  regarda  un  instant  avec  pitié  le  paysan  : 

—  Ah  !  les  temps  ont  bien  changé  depuis  quelques  années,  mon 
bon  Blazek,  mais  qu'y  faire!  On  ne  traverse  pas  un  mur  avec  sa 
tête  !..  Dieu  nous  envoie  de  bien  rudes  épreuves! 

—  C'est  ce  chien  de  greffier  de  la  commune  qui  a  tout  fait,  — 
dit  le  gospodarz  avec  ime  flamme  de  haine  dans  les  yeux.  —  11 
s'est  entendu  avec  le  pope...  Ils  ne  pensent  qu'à  faire  le  malheur 
des  honnêtes  gens,  ces  deuix  coquins-là!  Est-ce  que  je  me  doutais, 
moi,  que  mon  grand'père  avait  été  autrefois  baptisé  dans  une  église 
uniate?  Je  me  souviens  très  bien,  au  contraire,  l'avoir  vu  enterrer 
ici,  dans  notre  cimetière  catholique  !  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  com- 
ment va  le  monde  à  présent  !.. 

Il  avait  pris  la  main  du  maître,  la  baisa  avec  respect  ;  puis,  len- 
tement, le  front  soucieux,  il  se  dirigea  vers  sa  demeure. 

Plus  il  se  rapprochait  de  sa  cabane  où  reposait  le  corps  de  son 
Franck,  plus  son  cœur  se  serrait  de  douleur.  Il  songeait  comment 
deux  semaines  à  peine  auparavant,  Franck  galopait  encore  avec 
ses  chevaux  vers  l'abreuvoir,  lançant  si  gaîment  au  vent  sa  chan- 
son que  l'écho   lui  renvoyait  à  travers  tout  le  village.    «  Et  dire, 


SIMPLE  RECIT.  i83 

pensait-il,  qu'il  n'avait  pas  même  eu  le  temps  de  jouir  de  rien  dans 
la  vie!..  Il  avait  toujours  travaillé  pour  les  autres  !..  C'était  un  ca- 
ractère si  doux,  il  allait  partout  où  on  lui  disait  d'aller  et  le  traviiil 
brûlait  dans  ses  mains!  » 

Ou  bien  encore,  il  le  revoyait  le  soir,  penché  sur  un  livre  auprès 
de  la  petite  lampe  dont  la  mèche  vacillait  ;  il  essayait  de  lire,  épe- 
lait  l'une  après  l'autre  les  syllabes  avec  elTort  et  d'une  voix  sacca- 
dée. «  Il  était  si  curieux  des  livres!  Helas!  pourquoi  Dieu  frappe- 
î-il  l'homme  si  cruellement?  » 

Blazek  avait  pénétré  dans  une  écurie  où  se  tenaient  deux  petits 
chevaux  de  paysans.  Il  appuya  son  front  sur  le  bord  de  la  man- 
geoire, et  là,  éclata  en  sanglots.  Tout  le  jour,  devant  sa  femme  et 
ses  enlans,  il  avait  affecté  d'être  calme.  Est-ce  qu'un  homme  peut 
se  laisser  aller  à  pleurer  comme  une  Aieille  baba!  mais  ici,  seul, 
devant  ces  bêtes  muettes,  son  cœur  débordait. 

Il  releva  sur  les  chevaux  ses  yeux  aveuglés  par  les  larmes. 
Comme  Franck  les  soignait  bien  autrefois  !  il  s'oubliait  pour  eux, 
il  se  privait  de  nourriture  et  de  sommeil,  pour  ne  jamais  laisser 
leur  mangeoire  vide,  pour  qu'il  y  eût  toujours  devant  eux,  ne 
fût-ce  même  qu'une  poignée  de  foin.  Maintenant  ils  avaient  l'air 
affamé.  Ils  regardaient  leur  maître  d'un  air  inquiet,  penchant  vers 
lui  leur  tète  pour  recevoir  une  caresse.  Mais  rien,  désormais,  ne 
pouvait  plus  faire  plaisir  à  Blazek,  son  fils  était  toujours  devant  ses 
yeux.  Tantôt  il  le  revoyait, le  dimanche  matin,  quand,  revêtu  de  sa 
chemise  bien  blanche,  de  sa  capote  neuve  et  de  ses  bottes,  il  par- 
tait pour  l'église  et  que  les  filles  lui  souriaient  en  montrant  leurs 
dents  blanches,  tantôt  il  lui  apparaissait  sa  faux  à  la  main,  entas- 
sant l'herbe  qu'il  venait  de  couper,  ou  bien  soulevant  sur  la  pointe 
de  sa  fourche  les  lourdes  gerbes  de  blé,  comme  s'il  se  jouait...  Oh!., 
oui!.,  la  femme  avait  raison...  Comment  ne  pas  faire  un  enterre- 
ment humain  à  un  fils  pareil!..  Comment  refuser  d'entendre  les 
pleureuses  sui^TC  sa  dépouille  en  déplorant  sa  jeunesse  trop  tôt 
fauchée  ! 

Il  entra  dans  la  maison. 

Au  milieu  de  Yizba^  couché  sur  de  la  paille,  gisait  Franck,  une 
image  sainte  entre  ses  mains  croisées.  Il  était  seul.  La  chambre 
avait  été  débarrassée  de  tous  ses  objets  qu'on  avait  portés  chez  les 
voisins.  Dans  un  coin,  près  de  la  lucarne,  la  vieille  Wojtowiczka, 
qui  l'avait  habillé  pour  la  mort,  chuchotait  des  prières. 

Le  gospodarz  regarda  son  fils,  récita  une  oraison,  agenouillé 
aux  pieds  du  défunt.  Quand  il  se  releva,  son  visage  était  transfi- 
guré. 

—  Non  !..  je  ne  t'enfouirai  point  comme  un  cliien  dans  la  fosse, 
mon  enfant  chéri,  cria-t-il  à  haute  voix,  comme  si  son  fils  eût  pu 


^84  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

rciitcndre,  non,  tu  n'auras  pas  un  enterrement  sans  prêtre  ni  sans 
cortèg^c  qui  te  fasse  la  conduite  au  cimetière!.,  et,  s'il  le  faut, 
j'irai  trouver  le... 

—  Oye  !  oye!..  exclama  la  Wojtowiczka,  en  commençant  ses 
lamentations. 

Le  paysan  s'interrompit.  Et  très  grave,  il  demeurait  debout,  con- 
templant le  cadavre  de  son  fils.  Soudain,  une  pensée  subite,  ter- 
rible, lui  traversa  le  cerveau.  Et  si  on  allait  vraiment  lui  ravir 
son  fils,  si  on  allait  le  déposer  dans  le  cimetière  schismatique... 
qu'arriverait-il  au  jour  du  jugement  !  —  Comment  Franck  ferait-il 
pour  retrouver  les  siens?..  Ces  scliismatiques...  ces  parjures  ne  le 
lâcheraient  point  sûrement!.,  et  lui,  pauvre  âme  privée  de  père  et 
de  mère,  resterait  à  jamais  parmi  les  étrangers  comme  s'il  était  un 
orphelin  ! 

Le  cœur  tout  bouleversé,  il  fit  un  signe  de  croix  et  sortit  à  la 
recherche  de  sa  femme.  Il  la  trouva  chez  des  voisins,  elle  était  as- 
sise sur  un  coffre,  les  yeux  gonflés  d'avoir  pleuré. 

—  Allons,  Yagos,  que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite.  Ne  te  désole 
plus,  je  vais  aller  trouver  le  chef  du  district.  J"irai  trouver  le 
diable  lui-même,  s'il  le  faut,  mais  je  ne  laisserai  pas  prendre  mon 
Franek.  Nous  l'enterrerons  là  où  nos  pères  reposent,  et  à  moins 
qu'il  n'y  ait  pas  de  justice  ici-bas... 

il  sortit.  C'était  l'été,  il  ne  lui  fallait  donc  faire  aucun  préparatif 
pour  la  route.  11  recommanda  seulement  à  Yasiek,  son  second  fils, 
de  bien  surveiller  les  champs  et  la  cabane,  puis  sauta  sur  son 
cheval,  mit  devant  lui  un  sac  de  fourrage,  et,  la  tête  penchée  sur 
la  poitrine,  il  s'élança  sur  la  grand'route. 

La  ville  où  habitait  le  chef  du  district  était  située  à  vingt  et  un 
kilomètres  du  village. 

La  chaleur  du  soleil  brûlait  terriblement,  ce  jour-là,  mais  le 
paysan  ne  la  sentait  pas,  quoique  la  sueur  ruisselât  à  grosses 
gouttes  de  son  front.  Il  lui  semblait  seulement  que  l'astre  éclatait 
de  rire  à  sa  face,  comme  s'il  se  moquait  de  son  malheur. 

Il  faisait  grand  jour,  quand  il  arriva  à  Z...  Blazek  conduisit  tout 
d'abord  son  cheval  à  l'écurie,  et  se  dii'igea  ensuite  vers  la  demeure 
du  chef. 

Il  la  connaissait  bien,  cette  maison,  pour  avoh*  stationné  déjà 
deux  longues  journées  devant  la  porte...  C'était  après  la  naissance 
de  leur  dernier  enfant,  que  le  pope  voulait  absolument  faii-e  porter 
à  l'église  schismatique.  Mais  alors  Blazek  n'avait  pas  pu  voir  le 
chef,  parti  justement  le  matin  en  inspection,  et  quand  après  deux 
jours  d'attente  il  avait  appris  enfin  son  retour,  on  lui  avait  dit  que 
Sa  Noblesse  fatiguée,  et  indisposée,  ne  pouvait  le  recevoir  ni  aujour- 
d'hui ni  demain.  Rentré  chez  lui,  Blazek  avait  appris  que,  pour  cause 


SIMPLE    KÉGIT.  A85 

d'insubordination    vis-à-vis   des   autorités    ecclésiastiques,  il  était 
condamné  à  payer  douze  roubles  vingt-cinq  kopecks. 

11  paya,  dans  l'espoir  d'être  laissé  en  repos;  mais  c'est  bien  à 
contre- cœur  qu'il  fit  sortir  de  son  coffre  un  beau  billet  de  dix  rou- 
bles. Il  le  regarda  longtemps,  comme  s'il  voulait  prendre  congé  de 
lui,  car  enfin,  cet  argent  n'avait  été  ni  volé  ni  trouvé,  mais  bel 
et  bien  gagné  à  la  sueur  de  son  front  dans  la  forêt  de  M.  Polanski. 
Sa  femme  y  ajouta  deux  roubles  cinquante  gros,  que  lui  avait  rap- 
portés la  vente  de  ses  œufs  et  de  son  fromage,  et  qu'elle  cachait  à 
son  insu  dans  une  baratte  cadenassée. 

—  Donne-leur  ces  douze  roubles!..  Donne-les-leur,  et  qu'ils 
nous  laissent  la  paix,  dit-elle. 

Ils  avaient  cru,  les  simples,  que  leurs  ennuis  étaient  finis  désor- 
mais, et  voilà  qu'un  malheur  plus  grand  les  écrasait,  et  qu'ils  de- 
vaient encore  une  ibis  aller  mendier  l'aide  et  la  pitié  humaines. 

Grâce  à  sa  récente  expérience,  Blazek  trouva  facilement  son  che- 
min chez  le  chef.  Il  savait  qu'il  fallait  entrer  par  la  cuisine  et  faire 
antichambre,  dans  une  petite  pièce,  parmi  la  foule  des  autres  solli- 
citeurs qui  attendaient  comme  lui.  Mais  cette  fois,  la  chance  lui 
sourit,  comme  s'il  était  né  coiffé.  Il  avait  à  peine  attendu  quatre 
heures,  que  le  chef  entra  brusquement  par  hasard  dans  la  chambre. 
Son  uniforme  était  déboutonné,  et  il  bâillait  encore,  car  il  venait 
de  faire  sa  sieste  de  l'après-midi. 

A  la  vue  du  paysan,  sa  face  cramoisie  et  bien  reposée  se  rem- 
brunit, et  quoiqu'il  connût  parfaitement  le  polonais,  il  lui  demanda 
en  russe  et  d'une  voix  gutturale,  tonnante,  officielle,  et  très  ca- 
ractéristique : 

—  Qui  es-tu,  toi?..  Et  que  veux-tu? 

Le  paysan  tressaillit.  Il  connaissait  la  langue  russe,  pour  autant 
qu'elle  ressemblait  à  la  langue  polonaise  ;  mais  lorsqu'il  l'entendait, 
elle  lui  causait  toujours  une  impression  d'angoisse,  difficile  à  expli- 
quer. N'était-ce  pas  toujours  par  sa  voix  qu'arrivaient  toutes  les 
misères?  Contributions  directes,  contributions  mihtaires,  amendes 
pécuniaires,  et  quelque  chose  de  plus  effrayant  encore,  qu'aucune 
loi  ne  peut  déterminer  :  l'outrageante  rapacité  des  employés  du 
gouvernement,  leur  tyrannie  envers  les  paysans,  les  pots-de-vin  sans 
nombre  qu'ils  prennent,  et  les  inscriptions  faites  de  mauvaise  foi 
dans  les  livres  du  district,  —  falsifications  qu'aucune  justice  humaine 
ou  divine,  aucun  tribunal,  aucun  décret  supérieur  n'avait  plus 
ensuite  la  puissance  d'annuler. 

Tout  cela  se  présentait  nettement  à  son  esprit  et  le  faisait  trem- 
bler de  la  tête  aux  pieds.  Il  se  plia  néanmoins  en  deux  jusqu'aux 
genoux  du  chef  : 


Il86  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Je  suis  Tenu,  éclairé  chef!  parce  qu'on  m'a  dit  que  j'avais 
été  inscrit  dans  les  livres  comme  uniate... 

Et  tandis  que  Blazek  parlait,  il  revit  soudain  devant  ses  yeux  son 
fds  Franck,  étendu  là-bas  sur  la  paille,  au  milieu  de  l'izba;  alors, 
à  voix  basse,  il  ajouta  :  —  Mon  fds  est  mort,  seigneur  !  il  avait  été 
baptise  à  l'église  catholique  et  voilà  que  le  prêtre  ne  veut  pas  l'en- 
terrer sans  que  j'aie  un  certificat  de  Votre  Noblesse. 

—  Mais  il  est  clair,  alors,  que  tu  es  schismatique,  dit  le  chef. 

—  Oh!  chef  éclairé  !..  mais  je  suis  catholique,  catholique  romain, 
comme  mon  père,  comme  mon  grand-père...  Je  me  sou\dens  très 
bien  encore  de  l'enterrement  de  mon  aïeul  qui  repose  au  village, 
dans  notre  cimetière,.,  et  ma  femme  aussi  est  catholique  et  Polo- 
naise. Je  vais  tous  les  dimanches  à  l'église  catholique  et  je  m'y 
suis  toute  ma  vie  confessé,.,  c'est  seulement  cette  année-ci...  que... 

—  Tu  dis  que  le  curé  t'accepte  à  la  confession?.. 

—  C'est-à-dire,  chef  éclairé,  que  cette  année-ci,  à  Pâques,  il  n'a 
pas  pu,.,  il  a  dit  qu'un  papier  était  venu  des  autorités...  et  notre 
enfant  non  plus  n'a  pas  encore  été  baptisé  !.. 

—  Mais  pourquoi  t'obstines-tu  comme  cela  à  vouloir  tenir  tête 
aux  autorités  religieuses!...  Ya  au  tcerkîef.  Est-ce  que  cette 
bâtisse-là  n'en  vaut  pas  une  autre?  Après  tout,  cela  doit  revenir 
au  même  de  se  confesser  là  ou  aillem's. 

— •  Mais...  ce  n'est  pas  seulement  de  moi  qu'il  s'agit.  Excel- 
lence... Mais  c'est  mon  fils,  mon  fils  aîné,.,  mon  Franck  qui  vient 
de  mourir.  Il  avait  été  baptisé  dans  notre  sainte  église,  il  a  donc  le 
droit  de  reposer  dans  un  cimetière  catholique. 

—  Que  tu  es  bête  ! . .  comme  si  là-bas  ou  ici  on  ne  le  recouvrira 
pas  également  de  terre,  et  basfa!..  Ça  me  serait  bien  égal,  à  moi, 
qu'on  me  mît  ici  ou  ailleurs!  Je  suis  schismatique,  pourtant;  mais 
quand  je  serai  mort,  qu'on  fasse  de  moi  ce  qu'on  voudra!.. 

—  Mais,  alors,  si  c'est  la  même  chose,  chef  éclairé,  que  Votre 
iXoblesse  veuille  bien  me  délivrer  un  papier  pour  notre  curé.  Ah! 
le  bon  Dieu  vous  en  récompensera! 

—  Imbécile!.. 

Et  le  front  du  chef  se  rembrunit  encore  daA^antage.  —  Eh  bien! 
c'est  justement  parce  que  tu  t'msurges  et  que  tu  désobéis,  que  je 
ne  te  donnerai  pas  ce  papier.  Allons,  déguerpis,  au  galop!.. 

Un  voile  épais  aveugla  subitement  les  yeux  du  malheureux  pay- 
san. Il  pâlit  affreusement,  ses  lèvres  tremblèrent,  et  ses  genoux 
fléchirent  sous  lui. 

Le  chef  le  regarda,  puis  haussa  les  épaules  : 

—  Quel  animal  tu  iais!..  et  d'abord,  même  si  je  le  voulais,  je  ne 
pourrais  pas  faire  ce  que  tu  me  demandes,  cela  ne  dépend  pas  de  moi  ! 


SIMPLE    RÉCIT.  /t87 

—  Et  de  qui  cela  dépend-il?  demanda  en  hésitant  le  paysan,  dont 
le  visage  s'éclaira  d'une  déchirante  expression. 

—  Du  consistoire  schismatique  de  Chelm. 

—  Et  où  le  trouverai-je ,  mon  Dieu!.,  cet  éclairé  consistoire?.. 

—  A  Chelm.  Tu  connais  Chelm,..  une  ville...  Là  siègent  les  plus 
grandes  autorités  de  l'église  orthodoxe.  Il  faut  te  présenter  dans  la 
kancehinja  épiscopale  et  aller  jusque  chez  Yarchireu  lui-même. 
Peut-être  te  permettra-t-on  de  rester  catholique,  mais  c'est  dou- 
teux, et  il  est  plus  que  sûr  que  tu  n'obtiendras  rien  ;  car,  évidem- 
ment, ta  famille  est  d'ancienne  provenance  schismatique,  et  tu  vois 
que  le  prêtre  catholique  le  pense  aussi,  puisqu'il  ne  veut  plus  te 
confesser. 

—  Mais  ce  n'est  pas  lui  qui  ne  veut  pas  !  s'écria  Blazek  hors  de 
lui!.,  c'est  ce  chien  de  greffier  qui  a  tout  manigancé,  c'est  lui  qui 
a  flairé  que  mon  grand-père  avait  été  soi-disant  baptisé  dans  une 
éghse  uniate,  et  il  est  allé  le  souffler  au  pope.  Le  jour  de  la 
Sainte-Hedwige,  je  l'avais  rencontré  à  la  foire,  il  me  dit  :  «  Bon- 
jour, gospodarz,  avez-vous  vingt-cinq  roubles  pour  moi?  »  Et  moi, 
là-dessus  :  «  Pensez-vous  donc,  monsieur  l'écrivain,  que  chez  nous 
les  poules  pondent  de  l'argent.  Cependant,  si  vous  voulez  des  œufs, 
ma  femme  vous  les  portera  volontiers.  »  Mais  lui,  en  me  regardant 
du  haut  en  bas  :  «  Ou  bien  tu  me  donneras  vingt-cinq  roubles 
argent,  ou  bien  je  t'inscrirai  dans  le  livre  comme  schismaticpie.  » 
J'ai  cru,  moi,  qu'il  plaisantait,  comme  c'est  son  habitude,  quand  il 
veut  se  faire  payer  de  l'eau-de-vie,  et  je  lui  chs  :  «  Je  n'ai  jamais 
été  schismatique,  monsieur  l'écrivain,  et  je  ne  le  serai  jamais  !.. 
Quand  je  vais  labourer,  ma  charrue  ne  fait  pas  sortir  des  roubles 
de  la  terre,  voilà  pourquoi  je  ne  peux  pas  vous  en  donner.  » 

Je  pensais  que  tout  était  fini,  mais  voilà  que  le  curé  me  dit,  quel- 
ques jours  après,  qu'il  ne  veut  pas  baptiser  mon  enfant,  ni  écouter 
ma  confession... 

—  Et  comment  s'appelle  ce  greffier?  demanda  le  chef. 

—  Je  ne  sais  pas  trop,  il  est  du  village  de  Korabina. 

—  Est-ce  Siergiezewskij  ? 

—  Oui,  oui,.,  c'est  cela. 

—  Eh!..  Eh!.,  il  faut  bien  que  chacun  "vdve...  après  tout!.. 

—  Alors,  dit  avec  désespoir  le  paysan  en  s'inclinant  très  bas,  je 
ne  trouverai  pas  de  justice  auprès  de  Votre  \oblesse? 

—  Mais  quand  je  te  répète  pour  la  centième  fois  que  cela  ne  me 
regarde  pas!.,  je  ne  suis  pas  pope,  moi!..  C'est  une  alfaire  de 
pope,.,  ça  ! 

Et  il  prononça  le  mot  pope  d'un  ton  méprisant. 

—  Il  faudra  donc  queje  marche  toute  la  nuit  pour  arriverjusqu'à 


A88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Chclm  !  Oh  !  mon  Dieu,  dans  quels  temps  vivons-nous,  que  les  hommes 
doivent  renier  leur  Dieu? 

Il  salua  encore  le  chef  jusqu'à  terre,  mais  celui-ci  ne  le  regar- 
dait déjà  plus.  Un  petit  roquet  noir  venait  d'entrer,  qui  se  précipita 
familièrement  sur  la  poitrine  de  son  maître.  Le  chef  lui  fit  mille 
caresses,  lui  tira  les  oreilles,  l'appela  des  noms  les  plus  tendres. 
L'expression  sévère  et  officielle  de  sa  physionomie  avait  totalement 
disparu. 

Blazek  traversa  la  cour  de  la  maison,  tenant  toujours  respectueu- 
sement sa  czapka  à  la  main.  C'est  dans  la  rue  seulement  qu'il  osa 
se  l'enfoncer  sur  les  yeux  :  <(  A  qui  donc,  hélas!  demander  con- 
seil à  présent?  »  Et  cependant,  Franck  avait  bien  mérité  que  son 
père  se  donnât  de  la  peine  pour  lui  : 

—  Que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite!  j'irai  à  Ghelm.  Le  bon  Dieu 
nous  a  donné  le  saint  été...  Je  voyagerai  la  nuit. 

Il  abreuva  son  cheval,  acheta  un  petit  pain  à  une  juive  qui  était 
assise  sous  un  auvent  de  toile,  et,  après  s'être  enquis  de  la  route, 
il  partit  pour  Chelm. 

Il  faisait  clair  de  lune.  Le  disque  d'argent  nageait  en  plein  ciel, 
envoyant  à  la  terre  une  clarté  douce  et  blanche.  Blazek  trottait 
toujours,  il  dépassait  des  forêts,  des  villages,  ne  s'arrêtant  nulle 
part,  ne  regardant  même  pas  autour  de  lui.  Que  de  gens  sur  cette 
terre  du  bon  Dieu!..  Que  de  choses  dilïérentes!  mais  lui  ne  voyait 
rien,  rien  que  cette  petite  chambre  là-bas,  et  cette  paille... 

«  Hélas!  comme  l'enfant  de  vos  entrailles  a  plus  de  prix  pour 
vous  que  le  monde  entier!  Le  bon  Dieu  l'a  voulu  ainsi,  et  ce  sera 
toujours  comme  cela  jusqu'à  la  fin  du  monde...  et  le  perdre,.,  c'est 
comme  si  on  vous  arrachait  l'àme!..  on  ne  peut  pas  se  faire  une 
raison!..  Mais  au  moins  pouvoir  l'enterrer  honnêtement,  ne  pas  lui 
faire  honte. . .  Hélas  ! . .  Que  penserait-il  donc,  lui,  si  on  allait  le  mettre 
parmi  les  étrangers?  Non,  non,  je  ne  te  donnerai  pas  à  eux,  mon 
enfant  chéri,  je  ne  te  donnerai  pas!..  Tu  ne  seras  pas  confondu 
avec  eux  au  jour  du  jugement  dernier,  mais  tu  seras  avec  nous, 
car  tu  es  nôtre!  » 

Et  dans  la  tête  du  paysan,  les  mêmes  idées  tournaient  incessantes. 

Le  jour  était  déjà  bien  avancé  quand  il  arriva  à  Chelm.  Tout 
d'abord,  il  s'informa  de  l'endroit  où  se  trouvait  la  katicehinja  épis- 
copale.  Un  petit  juif  serviable,  devinant  qu'il  devait  avoir  quelque 
argent,  lui  donna  les  renseignemens  voulus.  Il  ne  démanda  pas  au 
(jospodarz  dans  quel  dessein  il  était  venu.  Ne  voyait-il  pas  chaque  jour 
arriver  à  Chelm  des  processions  de  paysans  ruinés,  illettrés,  misé- 
rables, et  qui  venaient  défendre  leurs  droits  avec  un  acharnement 
héroïque  ? 


SIMPLE    RÉCIT.  llS9 

—  Essayez  votre  chance,  disait  le  juif;  si  votre  cause  est  bonne, 
vous  réussirez...  peut-être...  quoiqu'avec  ces  gens-là  ce  soit  bien 
diiïicile. 

Et  il  fit  un  geste  significatif,  comme  s'il  n'osait  prononcer  un  mot 
contre  les  puissantes  autorités  orthodoxes  de  Chelm.  Au  moment 
oïl  Blazek  se  rapprochait  des  bureaux  diocésains,  les  cloches  se  mi- 
rent à  sonner  dans  toutes  les  églises  schismaticpiesdelaville.  C'était 
comme  une  incohérente  bousculade  de  sons,  un  tocsin  accompa- 
gné d'une  sonnerie  de  mille  autres  cloches  discordantes  :  la  \Taie 
sonnerie  caractéristique  des  églises  orthodoxes.  L'homme  s'arrêta 
un  instant,  il  joignit  les  mains,  leva  les  yeux  vers  les  cloches  qui 
bourdonnaient  toujours,  et,  tout  en  branlant  la  tête  : 

«  Ils  ne  savent  même  pas  sonner  honnêtement,  »  pensa-t-il. 
«  Chez  nous,  quand  les  cloches  carillonnent,  cela  vous  va  droit  au 
cœur...  Chez  eux,  c'est  comme  si  de  vieilles  babas  se  querellaient 
sur  la  place  du  marché!..  » 

S'enhardissant  peu  à  peu,  il  atteignit  la  porte  de  la  kancelarya 
épiscopale. 

Sous  le  péristyle  se  tenait  un  misérable  individu,  une  espèce  de 
portier  en  uniforme  râpé,  en  culotte  déchirée,  coiffé  d'une  czapka 
si  passée  que  la  couleur  primitive  en  avait  totalement  disparu.  A  la 
vue  de  Blazek  il  prit  un  air  arrogant,  releva  la  tête,  mit  les  poings 
sur  les  hanches  : 

—  Et  que  viens-tu  faire  ici,  imbécile?  demanda-t-il. 

Le  paysan  se  courba  très  profondément  presque  jusqu'aux  ge- 
noux de  l'homme  : 

—  J'ai  ici  une  affaire,  dit-il,.,  c'est-à-dire  à  la  kancelarya. 

—  On  ne  laisse  passer  personne. 

—  Eclairé  avocat.'.,  c'est  une  affaire  si  pressée  ! 

—  On  ne  laisse  passer  personne,  te  dis-je!..  à  moins,  cepen- 
dant... que  l'on  ne  paie. 

—  Et  combien  dois-je  payer,  Excellence? 

—  Un  rouble. 

—  Un  rouble?..  Mais  d'où  voulez-vous  que  je  le  prenne,  avocat 
éclairé?  On  m'a  déjà  si  fort  ruiné! 

Il  plongea  néanmoins  ses  doigts  dans  la  petite  poche  de  cuir 
suspendue  à  sa  ceinture,  pour  en  tirer  une  pièce  de  quarante  gros  ; 
mais  ce  n'était  pas  chose  facile,  la  mince  piécette  glissait  entre  ses 
doigts  rudes.  Le  portier  suivait  d'un  œil  intéressé  cette  lutte  des 
doigts  avec  la  monnaie  récalcitrante. 

—  C'est  tout  ce  qu'il  me  reste,  gémit  le  paysan. 

Il  avait  enfin  saisi  la  petite  pièce,  il  la  palpait,  la  faisait  reluire, 
comme  s'il  espérait  qu'elle  se  changerait  en  ducat.  Mais  l'homme, 


/|90  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

([ui  n'avail  ])cis  encore  compris  pourquoi  on  le  nommait  avocat,  la 
lui  ai'raclia  de  la  main. 

—  Va-t'en  par  là,  imbécile!.,  à  droite,  entends-tu?  —  Monte 
l'escalier...  Sur  la  porte,  il  y  a  un  écriteau. 

Le  paysan  franchit  le  seuil  du  bâtiment,  entra  dans  le  corridor 
et  gagna  l'escalier.  Il  lui  semblait  avoir  déjà  fait  beaucoup  pour  sa 
cause,  en  donnant  ces  quarante  gros  à  cet  avocat,  comme  il  le 
nommait.  Au  reste,  il  ne  saisissait  pas  très  nettement  quelle  était 
sa  situation.  Et  puis,  cette  ville  inconnue,  ces  cloches  assourdis- 
santes, la  pensée  qu'il  faudrait  parler  à  ces  popes,.,  tout  cela  le 
remplissait  de  terreur,  et  plongeait  son  esprit  dans  un  état  de  su- 
perstitieuse rêverie.  Ce  n'est  pas  impunément  qu'il  avait  si  souvent 
écouté  le  soir,  à  la  veillée,  les  contes  des  vieilles  fdeuses.  Et  il  se 
rappelait  son  angoisse  quand  la  conteuse,  entourée  de  son  au- 
ditoire haletant,  disait  :  u  Alors,  il  se  mit  en  marche...  et  marcha, 
marcha,.,  marcha!..  »  Toujours  il  y  avait  au  bout  de  cette  marche 
quelque  fait  inattendu,  extraordinaire.  Blazek  se  disait  que  lui  aussi, 
il  marchait,  marchait,  marchait  ;  mais  qu'allait-il  lui  arriver?  Aurait-il 
de  la  chance,  comme  ce  troisième  fds  de  la  fable,  qui  invariable- 
ment était  sot  et  bête,  mais  à  qui  tout  réussissait. 

Qui  sait?.. 

Il  avait  saisi  entre  ses  mains  le  loquet  de  la  porte,  et  gauche- 
ment essayait  de  l'ouvrir.  Combien  il  aurait  voulu  se  faire  petit 
comme  une  souris,  pour  pénétrer  sans  bruit  dans  ce  sanctuaire  ! 
Mais  le  grincement  de  la  porte  et  ses  lourdes  bottes  firent  grand 
tapage. 

—  Quel  est  l'animal  qui  entre?  cria  en  russe  un  employé  assis  à 
une  table.  Puis,  il  se  remit  à  écrire  comme  si  de  rien  n'était. 

—  Seigneur  ! 

—  Eh  bien?..  Que  veux-tu?  lui  jeta  le  petit  gratte-papier  avec 
impatience. 

—  Voilà  ce  que  c'est,  Excellence,  j'ai  été  inscrit  comme  schis- 
matique...  et  c'est  une  erreur.  Car  mon  père,.,  mon  grand-père... 
toute  ma  famille  étaient  catholiques... 

—  Mais  cela  devient  une  vraie  calamité  que  tous  ces  paysans,  — 
grommela  l'employé,  —  quels  certificats  as-tu?.. 

—  Je  n'en  ai  aucun...  mais  je  me  rappeHe  très  bien...  qu'à  i^à- 
ques...  quand  mon  grand-père  est  mort,  on... 

—  As-tu  des  papiers,  je  te  demande...  des  actes...  des  extraits 
de  naissance?.. 

—  Et  comment  aurais-je  eu  le  temps  de  les  prendre,  Excellence?.. 
J'étais  si  pressé...  Voici  le  sainteté...  le  cadavre  peut  se  décom- 
poser... —  il  faut  l'enterrer... 


SBIPLE    RÉCIT.  491 

—  Eli!  que  diable  me  chantes-tu  avec  ton  cadavre,  puisque  tu 
dis  que  ton  grand-père  est  mort  à  Pâques? 

—  Mais  non,  chef  éclairé!.,  c'est  mon  fils,  mon  fils  Franck  qui 
vient  de  mourir  ;  le  prêtre  ne  veut  pas  l'enterrer,  il  demande  un 
certificat... 

—  Si  tu  n'as  pas  apporté  son  extrait  de  naissance,  tu  peux  aller  au 
diable;  conduis  ton  fils  au  cimetière  schisraatique,  et  puis  basta!.. 

—  Monsieur  l'écrivain,  ayez  pitié  de  lui...  un  si  bon  garçon...  si 
vaillant  au  travail,  —  et  le  laisser  enterrer  parmi  les  étrangers!.. 

—  Écoute,  il  est  inutile  que  tu  restes  ici  à  pleurer  et  à  nous 
étourdir  les  oreilles,  cela  ne  servira  à  rien,  et  si  tu  continues,  je  te 
fais  jeter  à  la  porte!.. 

Le  paysan  s'était  redressé  li\ide. 

—  Alors,  dit-il,  il  n'y  a  pas  de  justice  ici?..  11  n'y  en  a  plus 
dans  ce  bas  monde?  Et  vous  croyez,  vous  autres,  que  je  vous  don- 
nerai mon  Franck?..  Vous  croyez  que  je  le  laisserai  mettre  dans  le 
cimetière  schismatique?.. 

Et,  disant  cela,  il  sortit,  haut  la  tête,  jetant  la  porte  derrière  lui, 
et  marchant  à  grands  pas,  sans  plus  se  soucier  du  bruit  que  fai- 
saient sur  le  parquet  ses  lom*des  bottes.  Ses  lè\Tes  tremblaient  de 
colère,  et  de  son  poing  fermé  il  menaçait  un  ennemi  invisible. 

Sur  l'escalier,  il  rencontra  un  desserrant  de  l'église  russe  qu'il 
prit  pour  un  chef  supérieur  :  «  Allons^  se  dit-il,  essayons  encore 
une  fois  la  chance  !  » 

—  Et  quelle  est  ton  affaire,  demanda  le  dyitken  employant,  pour 
être  plus    compréhensible,    un    mélange   de    russe   et   de   petit- 


russien  ? 


Le  paysan,  embrassant  les  genoux  dudessenant  et  lui  baisanl 
les  mains,  conta  son  affaii'e  tout  au  long. 

—  Et  tu  n'as  aucun  papier...  aucun  document? 

—  Non,.,  rien. 

—  Hum!.,  ce  sera  difficile  et  cela  coûtera  beaucoup...  mais...  il 
y  a  moyen...  il  y  a  moyen...  Si  tu  savais  au  moins  sous  quel  nu- 
méro ta  cause  est  classée...  Ton  nom  est  Blazek,  n'est-ce  pas?.. 
Mais  ton  grand-père,  comment  s'appelait-il? 

—  Wojciek  Blazek. 

—  Wojciek  Blazek...  attends  donc...  mais  cela  coûtera!.,  es-tu 
petit  propriétaire  ?.. 

—  Oui,.,  je  suis  gospodarz. 

—  Ah!.,  eh  bien  !  cela  coûtera  dix  roubles. 

—  Evèque  éclairé!.,  où  voulez- vous  que  je  les  prenne,  ces  dix 
roubles,  je  n'ai  presque  plus  rien  sur  moi...  et  là-bas...  l'enlanl 
attend...  il  fait  si  chaud!.. 

—  Alors,  cherche  quelqu'un  d'autre. 


!l9'2  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

—  Oh!  mon  Dieu,  dit  le  paysan  en  se  tordant  les  bras,  j'ai  déjà 
payé  une  amende  de  douze  roubles  pour  le  dernier-né,  et  pourtant 
on  ne  m'a  pas  permis  encore  de  le  baptiser.  —  Où  prendre  de  l'ar- 
gent?.. 

—  Écoute,  puisque  tu  es  pauvre,  cela  ne  sera  que  huit  roubles, 
donne-les-moi,  et  je  ferai  toutes  les  démarches. 

^  Mais  comment  le  trouver,  cet  argent.  Seigneur?.. 

—  Vends  ta  capote,  vends  tes  bottes,  fais  ce  que  tu  veux,  je  ne 
m'en  mêle  pas. 

—  Et  quand  je  l'aurai,  l'argent...  où  donc  vous  trouverai-je, 
éclairé  évêque? 

—  Ce  soir,  avant  le  coucher  du  soleil,  tu  te  mettras  à  côté  de 
la  porte  du  tcerkief,  là-bas,  tu  vois?..  Tu  m'apporteras  les  huit 
roubles  et  je  te  donnerai  le  papier,  mais  souviens-toi  bien  que 
je  ne  promets  pas  autre  chose  que  de  rechercher  le  papier  qui 
concerne  ta  cause. 

Blazek  essaya  encore  de  marchander,  il  offrit  trois  roubles,  puis 
cinq,  enfin  la  somme  fut  fixée  à  sept  roubles.  11  quitta  le  dyak 
tourmenté,  inquiet,  ne  sachant  à  qui  s'adresser  pour  avoir  de  l'ar- 
gent. 

Il  lui  restait  encore  trois  roubles  en  papier,  et  quelques  gros. 
Le  petit  juif  sei'viable  qu'il  avait  rencontré  le  matin  se  chargea  de 
compléter  la  somme.  Il  lui  prêta  quatre  roubles  siu-  sa  capote  et  ses 
bottes,  à  raison  d'un  rouble  d'intérêt,  pour  une  semaine. 

Le  soir  arriva.  A  la  porte  du  fcerkief,  se  tenait  le  dyak,  mais  il 
paraissait  troublé  et  pressé.  S'apercevant  de  son  embarras,  le 
paysan  méfiant  avança  seulement  un  billet  de  cinq  roubles.  Le 
dyt/k  le  lui  arracha  vivement,  regardant  toujours  avec  inquiétude 
autour  de  lui,  et  lui  jeta  un  bout  de  papier. 

■ —  Tiens,  prends,  je  me  suis  donné  joliment  du  mal  pour  toi!.. 
j'ai  été  jusque  chez  Varchirey,  entends-tu?..  Je  ne  voulais  pas 
t"écorclier  pour  rien  ! 

—  Oh!  vénérable  évêque!  s'écrie  le  paysan. 

Mais  le  dyak  avait  déjà  disparu,  sous  l'ombre  épaisse  du  porche. 

Blazek  serra  le  précieux  papier  dans  la  doublure  de  sa  czapka, 
s'assura  qu'il  ne  pouvait  glisser.  Désormais  son  Franek  aurait  un 
digne  enterrement,  il  reposerait  parmi  les  siens  ;  et  le  cœur  de  sa 
mère  serait  allégé  quand  elle  saurait  que  les  cloches  sonneraient 
pour  son  enfant. 

Encore  une  fois,  le  paysan  reprit  à  travers  la  nuit  sa  route  som- 
bre; et  encore  une  fois,  les  tristes  pensées  s'obstinèrent  à  l'assaillir, 
pareilles  à  des  nuées  de  noirs  corbeaux  qui  s'attaquent  à  un  fais- 
ceau de  gerbes.  C'était  la  seconde  nuit  qu'il  ne  dormait  pas,  sa  nature 
avait  beau  être  si  forte  «  qu'on  n'en  aurait  pas  eu  raison  avec  un 


SIMPLE    RÉCIT.  i93 

bâton,  »  cependant,  sa  vue  s'obscurcissait  par  inslans,  ou  bien  il 
voyait  mille  étincelles. 

Vers  l'aube,  le  froid  le  saisit.  Il  n'avait  sur  lui  que  sa  chemise,  et 
quoique  l'on  fût  en  été,  les  matinées  étaient  fraîches.  Son  bonnet 
et  sa  czapka  étaient  mouillés  de  rosée.  Son  cheval  était  fatigué.  Il 
entra  se  réchauffer  dans  une  auberge,  but  un  verre  d'eau-de-vie, 
donna  de  l'avoine  à  son  alezan,  et  se  reposa  un  peu...  Au  reste, 
qu'importait  à  présent  qu'il  tardât  de  quelques  heures;  allait-il 
porter  un  médicament  à  un  malade,  ou  bien  amenait-il  une  sage- 
femme  à  une  accouchée  ? 

((  Tu  attendras  bien  ton  père,  mon  enfant  bien-aimé,  tu  l'atten- 
dras, et  plus  jamais  tu  ne  sortiras  de  la  cabane  pour  le  guetter  sur 
la  grand"route,  quand  l'alezan  hennira  en  flairant  l'écurie.  » 

Le  soleil  se  leva.  La  chaleur  devint  intolérable  et  l'homme  et  la 
bête  faisaient  pitié.  Enfin,  vers  le  soir,  ils  arrivèrent  à  la  maison. 

Les  gens  revenaient  justement  du  travail,  leur  faux  ou  leur 
râteau  sm*  l'épaule.  Il  y  en  avait  beaucoup.  Ils  s'arrêtaient  devant 
la  cabane  de  Blazek,  déposaient  un  instant  contre  la  mm-aille  leurs 
instrumens  de  travail  et  entraient. 

Par  la  porte  ouverte  de  la  chaumière,  on  entendait  monter  dos 
lamentations  de  femmes.  C'était  la  mère  de  Franck  qui  gémissait 
parce  qu'on  enlevait  son  fils  de  sa  couche  de  paille  pour  le  mettre 
en  bière. 

L'homme  se  raidit,  fou  de  douleiu*.  Il  n'entra  pas  dans  la  cotu", 
mais  se  dh-igea  tout  droit  vers  la  grange,  dont  les  portes,  avant  la 
récolte,  étaient  certainement  ouvertes.  Ayant  jeté  la  bride  sur  le 
cou  de  son  alezan  pour  qu'il  fût  fibre  de  regagner  son  écuiie,  il 
s'étendit  sur  une  botte  de  paille,  la  face  tournée  contre  la  muraille. 

—  Qu'ils  s'en  aiUent  donc,  tous  ces  gens...  Que  le  jom'  baisse 
vite...  A  quoi  bon  lein*  montrer  mon  visage. 

Il  avait  honte  de  ses  larmes,  qui  coulaient  malgré  lui  le  long  de 
ses  joues  et  lui  étreignaient  le  gosier,  comme  le  loup  étreint  les 
brebis... 

Mais  Yasiek,  son  second  fils,  ayant  aperçu  le  cheval  qui  flairait  le 
foin  épars  dans  la  cour,  arriva  eflaré. 

—  Seigneur!.,  l'alezan  est  revenu  tout  seul  à  la  maison!..  11  v 
a  donc  un  malheur  ! . . 

Le  père  s'approcha  d'une  fente  de  la  paroi  et  appela  son  fils  : 

—  Yasiek,  Yasiek,  viens  ici,  je  suis  content  que  tu  sois  là;  prends 
iuut  de  suite  le  cheval  bai  et  cours  chez  le  prêtre  avec  ce  pa- 
pier. Tu  le  remettras  à  lui-même,  entends-tu?  £t  puis  tu  l'infor- 
meras du  jour  de  l'enterrement  de  Franek...  Mais  ne  perds  pas 
le  papier,  car  il  a  coûte  beaucoup  d'argent  et  de  peine  !  Il  est  là, 
tiens,  dans  mon  bonnet,  prends-le. 


h9li  REVUE    DES    DEUX    MUiNDES. 

\asiek.  regarda  son  père,  mais  sans  oser  rinlerrogcr;  il  sauta 
sur  le  bai  et  partit  pour  la  petite  Tille. 

On  le  fit  entrer  auprès  du  curé  qui  prenait  son  thé  devant  la 
fcnêti'e  ouverte  : 

—  Que  veux-tu,  mon  enfant? 

—  J'apporte  le  papier,  dit  Yasiok  en  baisant  la  main  du  prêtre^ 
et  mon  père  fait  demander  quand  aura  lieu  l'enterrement? 

—  De  qui? 

—  Mais  de  Franck...  Franck  Blazek,  Votre  Honneur! 

—  Vraiment!..  Alors  vous  avez  pu  obtenir  un  certificat?..  Ab! 
loué  soit  Dieu,  loué  soit  Dieu,  mon  enfant!..  Cette  malédiction  sera 
donc  détournée  de  vos  têtes!..  Donne,  donne  vite. 

Le  prêtre  approcha  l'écritde  la  lampe;  mais  à  mesure  qu'il  lisait, 
son  visage  s'altérait  : 

—  Mon  enfant...  ton  père  est  donc  allé  à  Clielm? 
— ■■  Oui,  et  il  en  est  revenu  à  la  brune. 

—  Ecoute,  prends  ce  certificat,  et  rapporte-le  à  ton  père...  dis- 
lui  qu'il  vienne  me  trouver  aujourd'hui,  absolument,  n'importe  à 
quelle  heure,  je  donnerai  ordre  qu'on  le  laisse  entrer. 

—  Et  l'enterrement?  quand  le  fera-t-on? 

—  Je  le  dirai  moi-même  à  ton  père;  va,  mon  enfant...  va..» 
c'est  une  affaire  bien  grave!.. 

Un  peu  après  minuit,  Blazek  arriva  inquiet  et  méfiant.  Et  comme 
un  serviteur  l'introduisait,  il  se  trouva  en  face  du  prêtre  qui  se 
rhabillait  à  la  hâte, 

—  Ton  affaire  est  mauvaise,  mon  enfant.  Il  est  écrit  en  toutes 
lettres  sur  ce  papier  que  ton  grand-père  ayant  été  baptisé  dans  une 
église  uniate,  il  est  entendu  que  toi  et  toute  ta  famille  vous  êtes 
de  l'éghse  schismatique. 

Debout,  devant  le  prêtre,  les  bras  tombans,  le  visage  blême  et 
les  yeux  fixes,  Blazek  restait  pétrifié.  Il  ne  paraissait  pas  bien  com- 
prendre. 

—  J'ai  voulu  te  prévenir  moi-même,  mon  fils,  pour  que  tu  ne 
montres  ce  papier  à  personne,  car  si  le  pope  venait  à  le  savoir!., 
on  ne  sait  ce  qui  pourrait  arriver...  Je  te  connais,  je  sais  que  tu 
veux  rester  dans  la  foi  de  tes  pères...  Tu  adresseras  peut-être  une 
pétition  plus  haut  encore...  Enfin,  garde  bien  l'écrit...  ne  le 
montre  à  personne. 

—  Oh!  Jésus!.,  gémit  le  paysan,  mais  avez-vous  bien  lu,  mon 
père  ?. . 

—  Oui,  oui,  hélas!  j'ai  bien  lu...  mais  si  tu  ne  me  crois  pas,  va 
chez  M.  Polanski,  chez  lui  seulement,  tu  m'entends...  pas  chez  le 
pope. . .  ni  chez  le  greffier. 

—  Ah!  c'est  ce  renégat,  ce  chien  d'écrivain,  ce  parjure,  qui  est 


SIMPLE   RÉCIT.  A95 

la  cause  de  tout!  C'est  lui  qui  a  attiré  tous  ces  malheiu's  sur  ma 
tète!  Mon  Dieu!   Que  dois-je  donc  faire,  que  dois-je  donc  faire?.. 

—  Tu  sais  bien  que  je  n'ai  aucune  puissance,  nioi_,  pour  te  venir 
«naide... 

—  Et  si  je  retournais  à  X?..  peut-être  que... 

—  A  quoi  bon  te  le  conseiller,  quand  je  sais  bien  que  c'est  inutile. 

—  Je  ne  laisserai  pourtant  pas  enterrer  mon  fils,  mon  Franck 
dans  le  cimetière  des  orthodoxes,  —  s'écria  le  paysan  exaspéré, 
en  serrant  les  poings  ;  puis  baissant  subitement  la  voix  :  —  Mais 
vous  ne  me  refuserez  pas  de  l'enterrer  la  nuit  dans  notre  cime- 
tière, monsieur  le  curé  ? 

—  Je  ne  puis  pas  te  le  permettre,  mais  je  te  promets  de  ne  pas 
l'empêcher. 

—  Oh!.,  tout  marchait  si  bien  auparavant,  nous  étions  si  heu- 
reux!., murmurait  l'homme,  se  parlant  à  lui-même,  et  puis,  tout 
à  coup,  connue  un  coup  de  tonnerre,  le  malheur  est  tombé  chez 
nous,  et  tout  a  mal  marché  !  Des  amendes  à  payer...  le  dernier-né 
pas  baptisé...  et  à  présent,  notre  aîné,  un  si  bon  travailleur... devoir 
le  porter  à  la  nuit,  comme  un  clùcn...  sur  une  civière!..  Ah! 
€st-ce  qu'il  n'y  a  plus  de  bon  Dieu?.. 

—  i\e  blasphème  pas,  mon  enfant;,  tout  changera  peut-être  en- 
core pour  le  mieux. 

Le  paysan  baisa  les  mains  du  prêtre  et  sortit  du  presbytère  en 
soupirant  lourdement. 

11  était  bien  décidé  à  enterrer  Franck  secrètement  pendant  la 
nuit;  cependant,  après  s'être  concerté  avec  Pawel,  le  cocher  du 
dvour,  un  vieux  camarade,  qui  avait  mangé  avec  lui  le  pain  de 
bien  des  jours  amers,  il  décida  qu'il  retournerait  à  X...  prendre 
l'avis  d'un  avocat,  ou  qu'il  irait  trouver  un  autre  prêtre  catholique 
au  confessionnal.  Qui  donc  remarquerait  sa  présence  au  milieu  de 
cette  foule  innombrable  de  pénitens,  et  dans  cette  grande  église? 

Deux  jours  plus  tard,  comme  il  rentrait  de  son  excursion,  sans 
avoir  réussi,  il  aperçut  devant  sa  cabane  un  attroupement. 

C'étaient  les  gai"des,  et  avec  eux  le  maire,  le  greffier  et  une 
masse  de  curieux. 

Le  paysan  bondit,  comme  s'il  avait  été  frappé  d'une  balle,  il 
s'élança  vers  la  maison,  sans  même  ôter  sa  czapka. 

—  Eh  bien!  qu'y  a-t-il,  et  que  voulez-vous,  vous  autres?., 
s'écria-t-il  hardiment.  A-t-on  commis  un  vol  chez  nous...  quoi?.. 

Le  maire,  qui  avait  un  caractère  conciliant,  l'hiterrompit  : 

—  Sois  raisonnable,  Joseph,  tu  vois  bien  que  par  une  chaleur 
pareille  on  ne  peut  pas  garder  un  corps,  et  nous  sommes  venus  te 
demandei'  quand  tu  veux  faire  enterrer  ton  fils. 

Blazek  retint  sa  colère,  il  ôta  même  son  bonnet  : 


496  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Je  veux  bien  qu'on  Tentene  aujourd'hui,  si  vous  permettez 
qu'il  aille  au  cimetière  catholique. 

Et  comme  il  parlait,  il  rencontra  le  mauvais  sourire  du  greffier, 
assis  sur  un  banc,  devant  la  maison  : 

—  Le  swÙDsZcze/uu'k  a  dit  qu'il  est  à  nous!  fit  un  des  gardes  en 
mauvais  polonais. 

—  Comment,  à  vous  !  cria  Blazek...  Autant  dire,  alors,  que  moi, 
je  suis  à  vous!.,  que  cette  cabane  est  à  vous!..  Mais  vous  ne  l'au- 
rez pas!.,  je  ne  le  mènerai  pas  dans  votre  cimetière! 

—  Il  se  révolte  contre  l'autorité,  dit  un  second  garde. 

Blazek  ne  daigna  pas  répondre  ;  il  mit  sa  main  droite  dans  la 
fente  de  sa  chemise,  releva  la  tète,  et  de  sa  main  gauche  tira  son 
cheval  par  la  bride,  puis  alla  retrouver  sa  femme  qui  était  chez 
des  voisins. 

Le  maire  et  le  greffier  se  concertèrent.  Il  fut  décidé  qu'ils  lais- 
seraient des  gardes  auprès  du  corps,  et  qu'on  l'enterrerait  de 
force,  le  lendemain,  dans  le  cimetière  schismatique,  si  toutefois 
la  famille  n'y  consentait  pas  de  bon  gré. 

La  nuit  était  venue  quand  Blazek  et  son  fils,  croyant  tout  le 
monde  parti,  arrivèrent  avec  un  chariot  devant  la  maison  pour 
prendre  le  corps.  Ils  pénétraient  à  pas  de  loup  dans  la  maison, 
quand  soudain  ils  virent  l'ombre  des  sentinelles  se  dessiner  à  côté 
du  cadavre  de  Franek. 

Lu  juron  étrangla  le  gosier  du  gospodarz.  Ses  cris  et  ses  ma- 
lédictions attirèrent  bientôt  les  gens  du  voisinage.  La  Blazkova, 
effrayée,  accourut  aussi;  elle  se  suspendit  à  lui,  le  conjurant  de 
cesser  ses  vociférations  et  ses  menaces  : 

—  Oh!  Joseph!,,  tu  olTenses  le  bon  Dieu  en  jurant  de  la  sorte. 
C'est  un  péché  de  blasphémer  quand  le  coips  n'est  pas  encore  en 
terre  sainte! 

Blazek  se  laissa  emmener  moitié  regimbant,  il  comprenait  bien 
qu'il  n'avait  pas  le  droit  de  céder  à  cette  colère  qui  bouillonnait  en 
lui.  A  la  fin,  il  s'arracha  à  l'étreinte  de  sa  fournie  : 

—  J'irai  où  mes  yeux  me  guideront,  dit-il...  A  la  grâce  de 
Dieu  ! . . 

—  Oh!  Seigneur!  gémit  la  malheureuse,  mais  que  ferons-nous 
ici  sans  toi,  si  tu  perds  la  tète!..  Et  le  travail  aux  champs  qui  t'at- 
tend!., et  les  petits  enfans  qui  ont  besoin  de  toi...  Ecoute-moi, 
Joseph!.,  mon  homme!..  Notre  Franek  était  au  bon  Dieu,  avant 
d'être  à  nous  ;  nous  ne  sommes  ni  les  premiers  ni  les  derniers 
auxquels  il  a  envoyé  une  pareille  épreuve... 

Mais  le  paysan  restait  sourd.  Il  s'en  alla  droit  devant  lui,  du 
côté  de  la  forêt.  Appuyée  à  la  maison  voisine,  la  feunue  demeurait 
.sanglotante,  essuyant  ses  larmes  de  son  tablier. 


SIMPLE    RÉGIT.  Ù97 

Le  lendemain,  un  scandale  nouveau,  plus  grand  encore,  se  pro- 
duisit. Les  gardes  forcèrent  Yasiek  à  atteler  les  chevaux  au  chariot 
et  mirent  eux-mêmes  le  cercueil  dessus.  Les  gens  du  village 
s'étaient  rassemblés,  moitié  par  curiosité,  moitié  par  intérêt,  ne 
sachant  s'ils  de\aient  ou  non  suivre  le  corps. 

Muette  de  douleur ,  la  Blazkova  les  regardait ,  ses  yeux 
n'avaient  plus  de  larmes,  ses  jambes  se  dérobaient  sous  elle,  elle 
s'évanouit.  Quand  elle  revint  à  elle  entre  les  bras  des  femmes,  et 
qu'elle  vit  le  chariot  prêt  à  s'en  aller,  elle  se  jeta  à  terre,  étendit 
les  bras  vers  le  cercueil,  et  cria  : 

—  Oh!  mon  enfant  chéri!  mon  premier-né!  tu  n'as  pas  eu  de 
bonheur  dans  ce  monde  et  tu  n'auras  même  pas  un  enterrement 
humain!..  Les  gens  ne  le  suivront  pas  en  chantant,  et  les  cloches 
ne  sonneront  pas  sur  toi  ! . . 

Tous  les  cœurs  étaient  bouleversés,  quelques  hommes  se  parlè- 
rent bas,  et  au  moment  où  la  voiture  se  mettait  en  branle,  Simon 
Stempniak ,  un  paysan  qui  connaissait  les  chants  religieux  aussi 
bien  que  l'organiste  lui-même,  aspira  une  forte  bouffée  d'air,  ce 
qui  était  le  signal  pour  les  autres  de  commencer  le  chant,  et  il  en- 
tonna de  toute  la  force  de  ses  poumons  l'hymne  des  morts. 

Ce  fut  alors  un  désordre  indescriptible  :  les  gardes  voulaient 
imposer  silence  à  la  foule,  la  disperser;  ils  criaient  : 

—  Cet  homme  est  schismatique  :  le  tsar,  l'arcliirey  et  le  pope 
l'ont  dit!..  Il  est  défendu  de  chanter  sur  lui  des  hymnes  catholi- 
ques. 

Toute  désorientée,  la  foule  ne  savait  où  donner  de  la  tête,  elle 
ne  se  taisait  pas  complètement,  et  tandis  qu'en  avant,  quelques 
hommes,  ayant  compris  de  quoi  il  s'agissait,  avaient  cessé  de 
chanter,  les  vieilles  femmes  qui  suivaient  en  arrière  piaillaient 
encore  de  leurs  voix  lamentables. 

Les  gardes  tombèrent  alors  sur  elles  à  poings  fermés,  et  enfin, 
peu  à  peu,  tout  rentra  dans  le  silence. 

Les  vieilles,  tout  ahuries,  chuchotaient  entre  elles  : 

—  Est-il  donc  défendu  à  présent  de  suivre  les  morts  en  chan- 
tant? 

La  foule  se  dispersa  alors  lentement,  et  il  ne  resta  plus  que  quel- 
ques commères  qui  ne  voulaient  pas  abandonner  la  Blazkova. 

—  Ton  père  ne  t'a  pas  même  dit  adieu,  mon  pauvre  entant,  sou- 
pirait la  mère,  et  nous  n'avons  rien  offert  aux  bonnes  gens.  Helas!.. 
ils  l'ont  emporté,.,  emporté  comme  un  orphelin... 

—  Quelle  chose  singuUère  que  Blazek  ne  soit  pas  là!  disaient 
entre  elles  les  femmes. 

—  Eh!.,  il  n'est  pas  là!.,  il  n'est  pas  là!  dit  la  Blazkova  en  pleu- 
TOME  xav.  —  1889.  32 


/|98  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ranl.  11  s'en  est  allé  pendant  la  nuit...  et  il  n'est  p? s  revenu!.,  mais 
€*est  peut-être  mieux,  car  il  aurait  cassé  la  tête  à  tous  ces  par- 
jures!.. 

Les  yieilles  aidèrent  la  femme  à  se  relever  et  voulaient  la  con- 
duire chez  des  voisins,  mais  elle  n'accepta  pas  :  comment  flâner 
les  bras  croisés?  il  y  avait  déjà  bien  assez  longtemps  qu'elle  était  à 
rien  faire,  et  les  moissons  qui  approchaient.  Et  puis  il  fallait  blan- 
chir l'izba.  On  ne  pouvait  pas  la  laisser  ainsi,  «  car  elle  n'était  ni 
propre  ni  jolie,  et  l'ah"  y  était  si  oppressant!  » 

Elle  prit  un  baquet,  alla  au  pied  de  la  montagne,  et  y  bêcha  de 
belle  argile  blanche. 

Vers  midi,  Blazek  rentra.  Il  trouva  la  cabane  grande  ouverte,  et 
les  fenêtres  détachées  de  leur  cadre.  Au  milieu  de  l'izba,  montée 
sur  un  escabeau,  la  femme  blanchissait.  Elle  avait  la  tête  envelop- 
pée d'un  morceau  de  grossière  toile,  sa  face  était  toute  blanche, 
comme  celle  d'une  meunière,  et  sa  jupe  et  sa  ceinture  étaient  ma- 
culées d'argile  délayée  dans  l'eau. 

L'homme  ne  lui  dit  pas  un  mot,  il  alla  au  garde-manger,  y  coupa 
une  tranche  de  pain,  prit  sa  faux  et  s'en  fut  à  la  prairie.  Il  ne  s'in- 
forma ni  de  Yasiek,  ni  des  chevaux  absens,  ni  des  autres  enfans. 

—  Il  s'en  va  iaucher.,.  et  il  ne  prend  qu'un  morceau  de  pain 
sec  !  pensa  tristement  sa  femme. 

Le  soir,  la  cabane  avait  déjà  repris  son  aspect  accoutumé,  cepen- 
dant personne  ne  voulait  encore  y  rester. 

Une  sorte  de  crainte  irrésistible  de  la  mort  saisissait  les  habitans, 
et  la  ménagère  dut  servir  le  souper  sur  un  banc  à  la  porte,  après 
quoi,  ils  allèrent  tous  se  coucher  sur  le  foin  de  la  grange. 

La  maison  reprit  son  train  habituel. 

Blazek  alla  seulement  à  la  ville  racheter  ses  bottes  et  sa  capote, 
puis  il  se  remit  à  la  besogne,  il  fauchait,  séchait  son  foin,  se  multi- 
phait.  Il  avait  perdu  beaucoup  de  temps  et  le  blé  mûrissait.  On  ne 
parlait  plus  de  Franck. 

Tout  à  coup,  le  vieux  fossoyeur  du  cimetière  schismatique  arriva 
chez  le  dyak  avec  une  grosse  nouvelle  :  une  tombe  avait  été  profa- 
née! Le  dyak  courut  répéter  la  chose  au  pope.  Cela  fit  du  bruit,  on 
envoya  à  la  hâte  des  gardes  s'assurer  du  crime...  En  effet,  la  tombe 
de  Franck  Blazek  était  vide.  La  bière  avait  été  volée!.. 

La  colère  du  pope  fut  à  son  comble. 

—  Ah!  les  brigands!..  Ah!  les  canailles  pour  qui  rien  n'est  sa- 
cré!., criait-il!..  Ils  profanent  les  tombes  et  dérobent  les  morts!.. 

Les  gardes  et  le  greffier  partageaient  l'indignation  du  prêtre. 

—  Gela  doit  être  un  tour  de  cette  mauvaise  graine  de  Polonais, 
disaient-ils!..  Tous  les  mêmes!.,  des  insurgés,  des  révoltés  et  des 
ennemis  de  notre  père  le  tsar.  Je  leur  en  ferai  voir!..  Il  n'y  a  que 


I 


.d^  ' 


SIMPLE    RÉCIT,  ll99 

Blazek  pour  avoir  fait  une  besogne  pareille  !  Quel  malheur  que  le 
bâton  soit  aboli  ! 

Des  gardes  furent  prestement  dépêchés  au  village.  Le  soleil  se 
couchait  quand  ils  arrivèrent  chez  le  go^podarz.  Devant  la  porte  la 
ménagère  s'apprêtait  à  servir  le  souper.  Blazek  faisait  une  meule 
dans  la  cour.  En  entendant  du  bruit,  il  accourut  ;  mais  quand  il 
aperçut  les  gardes,  il  ralentit  le  pas,  se  redressa,  mit  le  râteau  sur 
son  épaule  et  se  découvrit  à  peine. 

—  Tu  sais  bien  pourquoi  nous  sommes  venus,  hein?..  Dis  que 
tu  le  sais? 

—  Non,  je  ne  le  sais  pas,  dit  tranquillement  le  paysan. 

—  Et  qui  donc  a  viole  la  sépulture  au  cimetière  ? 

—  Oh!  Jésus!  murmura  la  femme  ! 

Mais  sur  le  visage  impassible  du  paysan  aucun  muscle  ne  bou- 
geait. 

—  C'est  toi  qui  as  déterré  le  cercueil  de  ton  fds!..  Où  l'as-tu 
mis?..  Où  as-tu  osé  le  porter? 

—  Je  ne  sais  pas  ce  que  vous  voulez  dire,  dit  l'homme. 

—  Et  qui  donc,  autre  que  toi,  aurait  pu  voler  ce  cadavre?.. 

—  Est-ce  que  je  sais,  moi?.,  riposta  le  paysan  d'un  ton  gogue- 
nard!.. Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  été  le  mettre  là-bas!..  Je  n'étais 
donc  pas  obligé  de  veiller  sur  lui  ! . .  Vous  êtes  venu  le  prendre  et 
vous  l'avez  emporté  comme  s'il  était  l'un  des  vôtres. 

—  Et  il  était  des  nôtres!  dit  un  garde,  il  était  schismatique. 

—  Eh!  eh!.,  il  n'était  pas  tellement  des  vôtres,  dit  tranquille- 
ment le  paysan,  s'il  n'a  pas  voulu  rester  dans  votre  cimetière,  et 
s'il  est  aile  se  chercher  une  autre  place!..  S'il  avait  été  des  vôtres, 
il  ne  vous  aurait  pas  quittés  ! 

Mais  ces  derniers  mots  du  paysan  furent  couverts  de  cris  et 
d'imprécations. 

—  Le  tribunal  te  fera  bien  avouer  ton  crime!  Et  sais-tu  com- 
ment on  punit  celui  qui  profane  une  tombe? 

Mais  Blazek  demeurait  muet. 

La  femme  se  mit  alors  à  prier  et  à  se  lamenter,  jurant  ses  grands 
dieux  que  personne  de  chez  elle  n'avait  été  au  chnetière.  Et  elle 
implorait  les  gardes,  comme  s'ils  eussent  été  tout-puissans  en  cette 
aflaire.  Ils  finirent  par  s'en  aller  très  en  colère,  acceptant  toutefois 
l'écuelle  de  lait  caillé,  le  demi-pain  frais,  et  les  quelques  gros  que 
la  malheureuse  femme  lem*  apporta. 

C'était  à  peu  près  vers  cette  époque  que  devait  avoir  lieu  la  visite 
annuelle  du  chet  du  district.  Le  greffier  et  le  maire  étaient  dans 
une  grande  inquiétude.  Ils  firent  apporter  quelques  vieilles  bou- 
teilles d"eau-de-vie  de  Lithuanie,  celle  que  préférait  le  chef,  plus 
un  tonnelet  de  caviar,  des  harengs  fumés  et  des  sardines,  tous 


500  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

comestibles  dont  les  noms  mêmes  étaient  incoinius  au  village,  et 
que  le  maire,  un  simple  paysan,  ne  se  rappelait  qu'avec  difficulté. 

Tout  marcha  bien  à  la  re vision.  Le  chef  paraissait  de  bonne 
humeur,  et  il  accepta  gracieusement  le  déjeuner  qu'on  lui  offrit. 

Alors,  juste  entre  deux  verres  de  la  fameuse  cau-de-vie,  le  gref- 
fier, voulant  faire  sensation,  raconta,  avec  tous  les  détails,  le  vol 
du  cadavre  de  Franek. 

Le  front  du  chef  se  plissa  ;  et,  prenant  ce  ton  hautain  qu'il  afï'ec- 
tait  avec  ses  subalternes  : 

—  11  est  évident  que  c'est  le  père  ou  le  frère  qui  a  fait  le  coup, 
dit-il.  Ce  ne  peut  être  qu'un  membre  de  la  famille;  il  faut  décou- 
vrir le  coupable,  et,  si  on  n'y  parvient  pas,  qu'on  les  oblige  tous, 
autant  qu'ils  sont,  à  suivre  le  rite  orthodoxe.  Un  pareil  acte  impuni 
serait  d'un  déplorable  effet  dans  le  pays  !..  et  il  y  a  déjà  bien  assez 
de  récalcitrans  comme  cela  ! 

Un  peu  plus  tard,  le  pope,  étant  venu  présenter  ses  devoirs  au 
chef  du  district,  fut  absolument  du  même  avis. 

—  Oui,  l'insolence  de  ces  Blazek  dépasse  toute  mesure,  dit-il, 
il  faut  craindre  la  vengeance  de  Dieu  si  nous  ne  punissons  pas  ce 
sacrilège,  —  et  il  ajouta,  avec  une  sainte  indignation  :  —  moi,  je 
commencerai  par  les  attaquer  pour  n'avoir  pas  fait  encore  baptiser 
leur  entant  au  tcerkief. 

—  Vous  dites  qu'il  s'appelle  Blazek  ?  dit  le  chef.  Je  me  souvien- 
drai de  ce  nom-là!..  Et  si  mon  autorité  vous  était  nécessaire,  mon 
père,  continua- t-il,  usez-en  sans  crainte.  Peut-être  parviendrons- 
nous  à  fah'e  enfin  rentrer  cette  famille  dans  le  giron  de  notre  sainte 
église  orthodoxe,  à  la  tête  de  laquelle  se  trouve  notre  tsar  très 
pieux. 

Tous  courbèrent  respectueusement  le  front  devant  les  paroles 
du  chef,  et  le  maire,  qui  ne  comprenait  pas  le  russe,  fit  une  mine 
qui  s'accordait  avec  celle  des  autres. 

Le  chef  était  très  satisfait  de  lui.  Il  avait  une  sainte  frayeur  des 
popes,  car  il  n'ignorait  pas  que,  selon  le  système  en  vigueur,  une 
dénonciation  émanant  d'eux,  fût-elle  même  dénuée  de  fondement, 
pouvait  lui  faire  perdi'e  sa  place.  Ses  convictions  religieuses  étaient 
imlles,  et  il  professait,  comme  tous  ses  compatriotes,  le  plus  pro- 
fond mépris  pom*  les  serviteurs  de  l'église  schismatique  ;  mais  il 
saluait  en  eux  les  puissances  dont  le  règne  était  arrivé,  sachant 
bien  que  le  zèle  religieux  et  le  fanatisme  étaient  les  meilleures 
armes  pour  conserver  les  bonnes  grâces  des  hautes  sphères  gou- 
vernementales. Le  pope,  lui  non  plus,  n'ignorait  pas  l'indifïérence 
religieuse  du  chef;  mais  il  savait  aussi  qu'aux  fêtes  de  Pâques  der- 
nières il  avait  rempli  pour  la  première  fois,  après  de  très  longues 
années,  et  avec  une  grande  ostentation,  ses  devoirs  religieux,  ne 


SIMPLE    RÉCIT.  501 

se  contentant  pas  seulement,  comme  tous  les  autres  employés, 
d'acheter  au  pope  de  sa  paroisse  un  certificat,  mais  se  confessant 
et  communiant  avec  les  marques  de  la  plus  grande  foi. 

Le  pope  sentait  sa  puissance  illimitée  sur  ce  peuple  d'employés 
qui  tremblaient  devant  sa  colère  ou  ses  implacables  dénonciations. 
C'est  ainsi  que  la  découverte,  dans  une  famille  catholique,  d'un 
membre  qui  avait  été  autrefois  baptisé  ou  enterré  par  un  prêtre 
uniate,  était  considérée  par  le  moindre  employé  comme  une  bonne 
fortune,  un  moyen  de  se  signaler  vis-à-vis  du  gouvernement,  de 
parvenir  aux  places  élevées,   aux  décorations,  aux  gratifications. 
Tous  savaient  que  le  zèle  pour  amener  le  plus  de  récalcitrans  au 
schisme  était  récompensé  mieux  que  toute  autre  action  méritoire, 
et  on  craignait  tellement  de  passer  pour  un  indifférent  qu'on  fai- 
sait assaut  de  zèle  dans  cette  campagne  contre  les  uniates.  Le  chef 
du  district  était  d'un  naturel  faible  ;  il  abusait  un  peu  trop  des  bois- 
sons alcooliques,  ce  qui  empourprait  violemment  sa  face  et  tendait 
son  uniforme  au  point  de  le  faire  craquer.  Négligent,  apathique,  il 
avait  fait  disparaître  maintes  fois,  sous  le  tapis  vert  de  son  bureau, 
les  affaires  les  plus  graves,  affectant  ensuite  une  rigueur  exagérée 
vis-à-vis  de  ses  subalternes.  Comme  il  avait  conscience  de  sa  pa- 
resse et  de  ses  abus,  il  comprenait  que  le  seul  moyen  de  sauver  sa 
situation  était  de  paraître  un  apôtre  fervent  du  schisme.  De  son 
côté,  le  greffier  Siergiejewskij  vivait  avec  le  pope  «  la  main  dans 
la  main.  »  Ils  mangeaient  à  la  même  table,  et  chaque  année  l'em- 
ployé ofïrait  au  prêtre  une  petite  somme  assez  ronde  pour  sub- 
venir, soi-disant,  aux  besoins  de  son  église;  mais,  en  réalité,  afin 
de  le  récompenser  des  bons  rapports  adressés  par  lui  aux  auto- 
rités, et  afin  d'avoir  le  droit,  de  son  côté,  de  pressurer  et  d'acca- 
bler les  paysans  comme  il  l'entendait.  Et  c'était  toujours  avec  eux 
la  même  rengaine  : 

—  PeuK-tu  me  donner  telle  somme  d'argent?  Non?..  Ah  !  prends 
garde,  je  découvrirai  qu'un  de   tes  aïeux  a  été  uniate... 

Que  de  nombreux  cultivateurs  avaient  vendu  jusqu'à  leur  vache 
pour  payer  le  silence  de  ce  damné  rapace  ! 

Dans  cette  chasse  à  l'homme,  les  gardes  de  la  commune  faisaient 
le  métier  de  chiens  courans,  et  eux  aussi  y  trouvaient  un  profit. 
On  peut  donc  se  figurer  la  position  de  ces  paysans  vivant  tou- 
jours sous  le  coup  d'une  dénonciation  et  ne  sachant  pas  discerner, 
dans  leur  ignorance,  le  danger  réel  du  péril  imaginaire. 

Aussitôt  le  départ  du  chef,  le  greffier,  encore  légèrement  ému 
par  un  dernier  «  rinçage  »  supplémentaire  des  bouteilles,  se  rendit 
chez  le  pope.  C'était  une  de  ses  visites  favorites;  il  y  trouvait  les 
ISouvelles  de  l'cpiscopat  de  Chelm,  journal  dont  les  pointes  acé- 
rées aiguillonnaient  encore  davantage  sa  ferveur  politique  et  reli- 


502  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

gieiise.  Il  y  lisait  les  soi-disunt  persécutions  qiion  faisait  subir  aux 
uniates  ruthènes  en  Gallicie,  les  prùtendues  intrigues  de  l' Autriche- 
Hongrie  en  Serbie  et  en  Bulgarie,  et  toutes  ces  nouvelles  erronées 
servaient  de  thèmes  interminables  à  ses  conversations. 

—  Et  dire,  —  commença-t-il  en  entrant  dans  la  cure,  —  que 
ces_  imbéciles  de  paysans  ne  savent  pas  apprécier  la  faveur  que 
leiu*  confère  le  tsar  on  leur  permettant  d'appartenir  à  la  même  reli- 
gion que  lui  !  Partout  des  bassesses  !..  continua-t-il  en  empruntant 
le  style  de  la  feuille  orthodoxe.  Partout  des  intrigues!..  Ce  sont 
des  complots  tramés  par  les  jésuites  et  la  noblesse.  Quand  donc 
sonnera  l'heure  de  la  vérité  et  de  la  justice?  Moi,  si  j'étais  le  tsai', 
j'agirais  bien  autrement  avec  eux  !..  11  est  trop  bon,  lui,  trop  misé- 
ricordieux, il  pardonne  les  oflenses... 

La  voix  du  secrétaire  était  devenue  larmoyante. 

—  Est-ce  que  les  plus  saintes  causes  n'ont  pas  eu  de  tout  temps 
des  ennemis?  murmura  la  voix  basse  du  prêtre.  N'y  a-t-il  pas  tou- 
jours eu  lutte  entre  la  clarté  et  les  ténèbres?  Satan  n'a  pas  en- 
core été  vaincu,  et  c'est  par  cette  légion  de  prêtres  catholiques, 
par  cette  damnée  noblesse  qu'il  est  desservi. 

—  Quand  je  lis  les  persécutions  de  ces  pauvres  uniates  en  Galli- 
cie qui  n'aspirent  qu'à  rentrer  dans  le  sein  de  l'éghse  schismatique, 
continua  le  greffier,  les  larmes  m'étouftént  ! 

Et  de  fait,  il  versait  de  vraies  larmes,  car  il  avait  l'eau-dc-vie 
triste. 

—  Et  ces  Serbes,  dit  le  pope,  ces  Bulgares,  qui,  après  tant  de 
sacrifices  de  notre  paît,  tant  de  sang  schismatique  versé,  appel- 
lent au  trône  des  Allemands  ! . .  N'est-ce  pas  une  affaire  satanique  ? 

—  Mais  nous,  mon  père,  nous  qui  sommes  les  fidèles  serviteurs 
de  Dieu,  du  tsar  et  de  l'église,  nous  punirons  les  récalcitrans, 
n'est-ce  pas?  Nous  les  réduirons  à  l'obéissance,  et  ce  Blazek,  qui 
ose  profaner  le  saint  cimetière,  nous  lui  prouverons  son  crime;., 
nous  le  lui  prouverons!..  Oui...  mais...  comment  le  lui  prouver?  . 

—  Hé!  hé  !..  Je  le  materai  bien  à  ma  manière,  dit  le  pope. 

En  eiïet,  le  lendemain,  Blazek  était  condamné  à  une  amende 
double,  à  cause  de  son  dernier-né  qui  n'était  pas  baptisé  au  tcer- 
klej .  11  dut  pour  cela  vendre  une  vache  et  sa  génisse  d'un  an,  une 
joUe  bête  qui  suivait  déjà  comme  un  chien  la  jeune  Yewka,  et  lui 
avait  été  promise  en  dot. 

Il  y  eut  bien  des  larmes  dans  la  cabane  à  ce  propos,  mais  Blazek 
n'en  démordait  pas  : 

— ■  Nous  supporterons  encore  cette  perte,  disait-il. 

Le  blé  était  fort  beau  cette  année,  et  il  fallait  travailler  double, 
car,  helas!  les  deux  plus  vaillantes  mains  reposaient  désormais  sous 
la  glaise  jaune  du  cimetière,  une  sainte  image  entre  les  doigts. 


SIMPLE    RÉCIT.  503 

Toute  la  famille  était  dès  l'aiibe  sur  le  champ,  et  jusqu'au  petit 
Yanck  qu'on  attachait  dans  des  langes  de  toile,  fixés  entre  deux 
pieux,  sous  la  garde  de  la  petite  Marysia  âgée  de  trois  ans. 

On  venait  de  terminer  la  récolte  du  seigle,  et  on  allait  commen- 
cer le  froment,  quand  la  fillette,  qui  berçait  son  petit  frère,  poussa 
un  cri  de  terreur.  Sa  mère,  croyant  qu'elle  avait  été  piquée  par  un 
reptile,  accourut  en  toute  hâte,  et  fut  prise  de  peur,  elle  aussi. 

—  Les  gardes!.,  murniura-t-elle  en  devenant  blanche  comme 
un  cierge. 

—  Que  nous  veulent  encore  une  fois  ces  chiens?  demanda  le 
paysan  le  front  irrité. 

—  Eh  bien  !  Blazek,  s'écria  en  riant  un  garde  qui  approchait, 
la  moisson  a  dû  bien  te  fatiguer..,  mais  demain  tu  te  reposeras... 
Nous  u'ons  ensemble  faire  un  petit  voyage. 

—  Je  ne  me  reposerai  que  dans  la  tombe,  dit  le  gospodarz. 
Le  garde  continua  : 

—  11  est  venu  un  papier  au  siviaszczemu'k,  on  dit  que  cette 
lemme  n'est  pas  la  tienne,  et  que... 

Le  paysan  redressa  vivement  la  tétc,  puis,  sans  parler,  jeta  au 
garde  un  regard  méprisant. 

—  Tu  as  un  frère  à  Gazowka  ? 

—  Oui. 

—  Et  il  a  épousé  la  propre  sœur  de  ta  femme  ? 

—  Eh  bien  ? 

—  Sa  sœm*  aînée  ? 

—  Oui,  oui,  sa  sœur  ahiée,  et  puis  après  ? 

—  Après?  Eh  bien,  cette  femme,  ce  n'est  pas  la  tienne,  dit-il  en 
^lésignant  Yagos. 

—  Elle  est  peut-être  la  tienne,  gronda  le  paysan  que  la  colère 
commençait  à  aveugler. 

Les  gardes  ripostèrent  par  des  jurons,  on  en  vint  aux  impréca- 
tions, aux  injures. 

—  Mais  c'est  la  loi  schismalique,  —  criaient  les  gardes,  —  deux 
frères  ne  peuvent  pas  épouser  les  deux  sœurs!..  Par  conséquent, 
le  second  mariage  est  nul. 

Ils  intimèrent  ensuite  à  Blazek  l'ordre  de  se  présenter  le  lende- 
main chez  le  chef  du  district  qui  lui  lirait  l'arrêt  arrivé  tout  récem- 
ment du  consistoire  de  Ghelm,  et  ordonnait  que  désormais  lui  et  sa 
femme  ne  pourraient  plus  vivre  ensemble. 

Les  pupilles  dilatées,  l'air  égaré,  stupide  d'horreur  et  d'indigna- 
tion, le  paysan  écoutait;  sa  serpette  lui  était  tombée  des  mains,  il 
nmrmura  : 

—  \agos,..  je  crois  que  je  deviens  fou. 
Mais  sa  femme  l'entoura  de  ses  bras  : 


ôOh  REVUE    DES    DEUX   MOiNDES. 

■ —  Joseph  I  iiiuu  hoiiiiue,  ne  perds  pas  la  tête,  je  t'en  prie,  pense 
que  les  enfans  n'ont  que  toi.  Que  feraient-ils,  les  pauvres,  si,  Dieu 
nous  garde,  un  malheur  t'arrivait  ! 

Le  paysan  respira  péniblement,  il  s'était  assis  sur  une  gerbe, 
sans  parler,  ni  regarder  personne. 

—  Souviens-toi,  Blazek,  cria  un  garde,  que  tu  dois  être  demain 
matin  à  la  kanceUunja.  Nous  irons  à  la  ville  ensemble. 

—  Et  moi  aussi,  j  irai  avec  vous,  —  s"exclama  la  femme.  —  Et 
je  saurai  bien  parler  au  chef!  Je  lui  dirai  qui  nous  sommes.  Est-ce 
que  le  village  tout  entier  n'a  pas  été  témoin  quand  le  curé  a  uni 
nos  mains  devant  l'autel...  Au  reste,  c'est  écrit!..  Je  suis  à  lui,  et  il 
est  à  moi  ! 

Le  chef  du  district  devant  lequel  Blazek  et  sa  femme  se  présen- 
tèrent le  lendemain,  leur  permit  tout  d'abord  de  parler  pour  leur 
défense  ;  mais  quand  la  malheureuse  femme  se  jeta  à  ses  pieds,  le 
iront  dans  la  poussière,  implorant  avec  des  sanglots  sa  miséricorde, 
il  se  sentit  remué  jusqu'au  fond  de  l'être;  et  pour  cacher  son  émo- 
tion, il  se  mit  à  crier  plus  fort,  en  frappant  du  pied.  C'est  qu'il  sen- 
tait lui-même  l'injustice  et  la  férocité  de  l'acte  qui  s'accojnplissait, 
mais  l'audace  lui  manquait  pour  essayer  de  l'annuler,  ou  de  par- 
lementer avec  le  puissant  consistoire.  11  avait  des  ennemis,  des 
concurrens,  sa  position  était  branlante,  —  on  pouvait  l'accuser  de 
complicité. 

—  Canailles  !  brigands  !  glapit-il  I . .  Votre  audace  et  votre  insu- 
bordination seront  punies.  Conmient  osez-vous  affirmer  la  légalité 
de  votre  mariage,  quand  moi,  votre  chef,  et  le  sœiaszczeiuu'k,  nous 
vous  disons  le  contraire!..  Je  vous  apprendrai  la  soumission.  Je 
vous  donne  deux  semaines  pour  vous  séparer  et  partager  vos  biens; 
si  vous  ne  le  faites  pas  de  bon  gré,  vous  serez  séparés  par  la 
force. 

—  Chef  éclairé,  gémissait  la  femme  en  se  tordant  aux  pieds  du 
fonctionnaire,  ayez  pitié  de  nous!.. 

—  Silence  !  hurla-t-il.  N'avez-vous  pas  été  assez  longtemps  en- 
semble? Cherche-toi  une  autre  femme,  paysan..,  tu  en  trouveras 
une  plus  jeune,  une  plus  belle  !..  N'y  a-t-il  qu'une  femme  au 
monde? 

lilazok  l'écoutait  sans  bouger,  le  menton  appuyé  sur  sa  main. 
Mais,  à  cette  dernière  phrase,  il  jeta  au  chef  un  regard  courroucé. 

—  C'est  à  celle-ci  que  j'ai  juré  ma  foi,  dit-il  gravement,  et  je  la 
tiendrai.  J'ai  juré  devant  Dieu.  Qu'inqîortent  à  Dieu  les  querelles 
des  hommes,  il  est  au-dessus  de  nous  ! 

—  Le  swùiszczewiik  sait  mieux  que  toi  ce  qui  est  dû  à  Dieu,  ri- 
posta le  chef.  Regarde-moi...  Suis-je  marié?..  Je  n'ai  pas  voulu  me 
river  à  une  femme  !..  Que  veux-tu  faire  d'une  vieille  baba?.. 


SIMPLE    RECIT.  505 

—  Allons-nous-en,  Yagos,  — dil  Blazek  avec  dignité,  en  aidant 
sa  femme  à  se  relever.  —  Cela  offense  le  Seigneur  d'écouter  de 
pareils  discours.  Ce  n'est  pas  l'aflaire  des  hommes  de  rompre  les 
sermens,  tu  as  été  mienne,  tu  resteras  mienne  ! 

Ils  sortirent.  Le  chef  sacra  et  se  démena  encore  quelques  instans 
après  leur  départ,  les  regardant  s'éloigner,  par  la  fenêtre  ouverte. 
L'homme  marchait  devant,  les  bras  croisés,  en  faisant  sonner  ses 
lourdes  bottes  ;  la  femme  suivait  à  quelques  pas,  le  coin  du  tabher 
aux  yeux. 

((  Je  ne  sais  pas  à  quoi  sert  tout  cela,  pensait  le  chef,  mais  com- 
ment agir  autrement?  Je  ne  puis  pas  risquer  ma  place  pour  eux!.. 
Ces  damnés  de  popes,  qui  ne  cherchent  qu'à  perdre  les  gens, 
auraient  vite  fait  d'envoyer  une  dénonciation  aux  autorités.  » 

De  retour  au  logis,  les  Blazek  se  remirent  au  travail  ;  mais  rien 
désormais  ne  leur  faisait  plus  de  plaisir.  Ils  sentaient  un  malheur 
suspendu  sur  leur  tête,  et  n'avaient  plus  de  repos,  ni  jour  ni  nuit. 
Et  quoiqu'ils  jurassent  qu'on  ne  pourrait  les  désunir,  puisque  le 
prêtre  avait  noué  leurs  mains  avec  son  étole,  et  qu'ils  avaient  cinq 
enfans,  leiu'  cœur  était  néanmoins  accablé  d'un  grand  poids. 

Un  jour,  comme  un  garde  venait  les  prévenir  que  le  terme  de  la 
séparation  n'était  pas  éloigné,  Blazek  l'aurait  certes  écharpé  si  sa 
femme  ne  s'était  jetée  à  la  traverse.  L'heure  approchait  à  grands 
pas,  et  une  tristesse  morne  planait  sur  leur  sort.  Ils  perdaient 
l'appétit,  leurs  mains  tombaient  devant  le  travail,  et  leurs  cœurs 
ne  se  déchiraient  pas  en  voyant  se  gâter  sous  les  pluies  inces- 
santes les  gerbes  entassées  de  h'oment. 

Blazek  retourna  demander  conseil  au  presbytère,  mais  le  curé 
haussait  les  épaules,  joignait  les  mains  : 

—  Quel  conseil  puis-je  te  donner,  mon  pauvre  enfant?  Si  je 
disais  un  mot  seulement  en  ta  faveur,  je  te  ferais  plus  de  tort  que 
de  bien.  C'est  la  fin  du  monde,  quand  on  sépare  la  femme  de  son 
mari  ! . .  C'est  une  punition  de  Dieu  !..  Ah  !  quand  donc  viendra  la 
justice!..  Les  temps  sont  arrivés  où  le  pasteur  ne  peut  plus  rien 
pour  ses  brebis  ! 

—  Et  si  j'écrivais  au  cymrz,  dit  Blazek. 

—  Essaie...  Essaie  tout!...  Il  faut  tenter  tous  les  moyens,  car  tu 
ne  peux  abandonner  la  femme  à  qui  tu  as  donné  ta  foi...  et  vous 
devez  élever  vos  enfans  ensemble  ! . . 

—  Mais  si  on  nous  sépare  par  la  force  ? 

—  Je  n'ai  jamais  entendu  parler  d'un  tel  droit,  dit  le  prêtre... 
Cependant,  je  sais  bien  qu'ils  sont  capables  de  tout...  Mais  je  me 
demande  dans  quel  intérêt  ils  vous  sépareraient  ? 

—  Oui,  je  me  le  demande  aussi,  dit  Blazek,  à  moins  que  ce  ne 
soit  de  l'argent  qu'ils  veulent...  mais  ils  m'ont  déjà  tout  pris,  et  je 


506  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

n'ai  plus  un  gros.  Mon  seigle  est  dans  la  grange,  mais  le  froment 
pourrit  sur  le  champ. 

En  quittant  le  prêtre,  Blazok  rencontra  le  greffier;  il  lui  tira  son 
bonnet  et  allait  passer  sans  lui  parler,  quand  remployé  l'arrêta  : 

—  Ma  parole,  dit-il,  c'est  bien  Blazek!..  Je  parie  qu'il  revient 
d'avoir  été  courtiser  une  belle!..  A-t-il  de  la  chance,  le  gaillard!.. 
On  le  débarrasse  de  sa  vieille  btibu,  et  il  peut  s'en  chercher  une 
plus  jeune.  A  quand  les  noces  ? 

—  Au  lieu  de  faire  ces  plaisanteries,  vous  feriez  mieux  de  m'ai- 
der  à  demander  justice,  tlit  Blazek  irrité,  car  vous  savez  comment 
on  écrit  au  cysarz,  vous  ! 

—  Au  cysarzl..  au  cys^nrzl..  comme  tu  y  vas!...  Crois-tu  que 
le  tsar  n'a  que  toi  sur  la  tête,  imbécile  de  paysan  ? 

—  Oui,  oui,  imbécile,  c'est  bien  vrai,  —  répéta  Blazek  avec  con- 
viction,— car  il  ne  peut  s'aider  lui-même,  et  il  ne  lui  reste  qu'à  périr  1 

Le  greffier  mit  ses  mains  dans  ses  poches,  releva  le  nez,  regarda 
du  haut  de  sa  grandem-  et  de  son  esprit  l'être  misérable  qui  était 
là,  devant  lui. 

—  bnbécile  de  paysan  !  répéta-t-il  dédaigneusement,  et  il  s'en 

alla  de  son  côté. 

Quelques  jours  plus  tard,  tandis  que  Blazek  était  aux  champs 
avec  ses  deux  fils  aînés,  les  gardes  arrivèrent  devant  la  cabane, 
ils  amenaient  un  chariot  dans  lecpiel  ils  obhgêrent  brutalement  la 
Blazkova  à  monter  avec  ses  trois  petits  enfans.  Les  voisins  accou- 
nu-ent  aux  cris  de  la  misérable  femme.  On  eût  dit  le  jour  du  ju- 
gement dernier.  Les  enfans  poussaient  des  hui-lemens,  les  femmes 
criaient  et  se  lamentaient,  les  gardes  vociféraient  mille  épouvanta- 
bles jurons. 

La  Blazkova  noua  un  peu  de  linge  pom*  elle  et  ses  enfans,  prit 
une  miche  de  pain  et  un  fromage.  C'est  tout  ce  qu'elle  emportait 
de  cette  chaumière  dont  elle  avait  été  si  longtemps  la  maîtresse  et 
où  s'étaient  écoulées  tant  d'années  de  bonheur.  Années  si  heu- 
reuses, disait-elle  dans  son  pittoresque  langage,  qu'il  ne  lui  avait 
rien  manqué  que  du  lait  d'oiseau  ! 

Les  gardes  la  conduisirent  à  Blindow,  dans  son  pays  natal,  à 
quatre-vingt-quatre  kilomètres  du  village  de  son  mari.  Elle  voya- 
gea le  jour  et  la  nuit,  et  il  lui  fut  enjoint  de  ne  plus  chercher  à 
retourner  à  Korabina,  sous  peine  d'être  envoyée  en  Sibérie. 

Alors  commença  pour  Blazek  une  vie  de  misère.  Personne  ne 
s'occupait  de  ses  repas,  personne  ne  lui  lavait  son  linge  ni  ne 
lui  donnait  un  bon  conseil.  Il  avait  vécu  vingt  années  avec  sa 
femme,  et  voici  qu'on  l'avait  fait  disparaître  de  devant  ses  yeux, 
comme  si  elle  n'avait  jamais  existé,  et  il  n'avait  pas  même  eu  la 
consolation  de  lui  dire  adieu. 


SIMPLE    RÉCIT.  507 

Le  coup  était  trop  rude,  son  moral  s'en  alïecta,  il  tomba  dans 
le  marasme  et  tout  semblait  lui  être  indifférent.  La  saison  s'avan- 
çait ;  néanmoins  il  ne  songeait  pas  aux  ensemencemens,  et  ses  voi- 
sins craignaient  même  qu'il  n'attentât  à  ses  jours. 

—  11  ne  se  ressemble  plus,  disait  Siméon  Stepniak...  Rien  ne 
l'intéresse,  il  a  l'air  d'être  ensorcelé...  Il  ne  pense  pas  à  ses 
semailles  ;  il  est  vrai  que  la  commune  lui  a  vendu  ses  deux  che- 
vaux pour  payer  les  amendes...  Mais  on  lui  en  aurait  prêté  au 
village  !..  et  il  y  aurait  quelque  chose  de  fait;  c'est  le  chagrin  qui 
l'a  mis  à  bout...  Il  n'aime  plus  qu'à  s'asseoir  dans  un  coin  très 
sombre  de  sa  chaumière,  et  si  la  foudre  ou  une  pluie  de  feu  tom- 
baient sur  lui,  il  ne  se  dérangerait  pas  plus  que  pour  une  rosée 
d'automne. 

—  Et  ce  n'est  pas  étonnant,  dit  un  autre  gospodtirz,  il  pleure 
sur  son  bétail,  sur  sa  femme  et  sur  ses  enfans. 

Yasieket  son  frère  se  ressentaient  aussi  de  cet  état  d'abandon.  Au 
commencement  ils  s'étaient  mis  ardemment  à  l'œuvre,  travaillant 
de  toutes  leurs  forces,  attelant  l'unique  vache  au  chariot  pour  trans- 
porter les  gerbes  à  la  grange.  C'étaient  de  très  bons  enfans,  mais 
petit  à  petit,  voyant  qu'ils  étaient  tout  à  fait  livrés  à  eux-mêmes, 
et  que  personne  ne  les  encourageait,  ils  se  relâchèrent.  On  les 
\dt  plus  rai-ement  sur  le  champ,  ils  couraient  les  bois  pour  cueillir 
la  noisette,  et  quand  une  fois  par  jour  ils  bêchaient  une  poignée  de 
pommes  de  terre  et  les  faisaient  cuii-e  sous  la  cendre,  c'était  déjà 
beaucoup.  La  vache  restait  souvent,  des  journées  entières  sans 
être  traite,  ou  bien  c'était  un  maraudeur  qui  venait  couper  des 
choux  dans  le  jardinet. 

Blazek  ne  se  plaignait  de  rien.  Ses  voisins  en  avaient  pitié;  ils 
lui  apportaient  soit  un  pain,  soit  une  écuelle  de  soupe  chaude,  car 
le  cœur  se  fendait  à  le  voir  si  maigre,  si  décharné,  pareil  à  un 
vieillard. 

Le  curé  et  M.  Polanski  venaient  aussi  le  voir. 

—  Aie  donc  pitié  de  toi-même,  Blazek!  Travaille,  c'est  un  péché 
de  négliger  ainsi  tes  enfans. 

Mais  tout  était  inutile. 

Enfin,  la  vieille  Mackowa,  une  commère  du  village,  lui  conseilla 
■d'aller  faire  en  secret  un  pèlerinage  à  Notre-Dame  de  Czestochova. 

Cette  idée  sembla  réveiller  l'apathie  du  paysan. 

Comment  il  s'y  prit  pour  arriver  à  ce  but,  nul  ne  le  sait;  tou- 
jours est-il  qu'il  parvint  à  rejoindi-e  les  pèlerins  à  Mscilow  et  se 
mêla  à  eux.  11  se  rappelait  que  de  temps  immémorial  la  sainte  ma- 
done de  Czestochova  soulageait  les  malheureux  et  les  désespérés. 
€h!  si  de  ses  mains  sacrées  elle  voulait  enlever  cette  pierre  si 
lourde  qui  pesait  sm*  son  cœur  ! 


508  REVUE  DES  DELX  MONDES. 

L'abbé  Paulin,  auquel  il  se  confessa,  lui  dit  que  Dieu  châtie  jus- 
tement ceux  qu'il  aime  le  plus.  Et  Blazek  se  rappela  que  son  pauvre 
Franck  lui  lisait  quelquefois  dans  la  sainte  Bible  l'histoire  de  Job, 
dont  les  chiens  léchaient  les  plaies.  Tous  l'avaient  abandonné,  nul 
ne  voulait  plus  le  regarder,  et  pourtant  Dieu  avait  causé  avec  lui. 

Lorsque  Blazek  revint  deux  semaines  plus  tard,  chacun  remarqua 
combien  il  était  changé. 

—  C'est  comme  si  la  sainte  Vierge  avait  passé  la  main  son  front, 
disait  la  Mackowa...  Et  réellement  son  visage  s'était  comme  éclairé, 
il  ne  parlait  pas  beaucoup,  mais  ce  qu'il  disait  était  empreint  de 
calme.  Évidemment  ce  devait  être  un  miracle  de  la  madone. 
Blazek  se  remit  au  travail,  il  battit  son  blé,  et  avec  l'aide  des 
bonnes  gens,  fit  quelques  semailles  malgré  la  saison  avancée.  Le 
soir,  il  récitait  les  litanies  et  le  chapelet  avec  ses  fds,  et  se  frappait 
si  fort  la  poitrine  qu'on  l'entendait  jusque  sur  la  route. 

De  sa  femme,  il  ne  savait  rien;  mais  journellement,  il  la  mettait 
avec  ses  enfans,  sous  la  protection  divine,  et  il  avait  foi  et  pa- 
tience. 

Cependant  le  pope  et  les  gardes  apprirent  qu'il  était  allé  à  Gzes- 
tochova,  et  Ton  recommença  à  le  tourmenter  pour  l'obliger  à  fré- 
quenter les  offices  de  l'église  schismatique.  Mais  lui,  demeurait 
inébranlable,  ne  daignant  répondre  à  aucune  question  qui  avait  rap- 
port à  son  pèlerinage,  et  supportant  stoïquement  les  coups  que  lui 
donnaient  les  gardes.  Il  finit  par  dire  nettement  que  tant  qu'il 
vivrait  il  ne  mettrait  point  les  pieds  au  fcerkief,  à  moins  qu'on  ne 
l'y  portât  de  force. 

Les  vexations  continuèrent.  On  l'espionnait,  on  le  faisait  venir  à 
tous  propos,  soit  chez  le  pope,  soit  aux  bureaux  de  la  commune. 
On  l'accablait  d'impôts.  Sa  renommée  grandissait  dans  le  pays. 
On  parlait  de  lui  jusque  dans  les  hautes  sphères.  Les  grands  pro- 
priétaires et  les  ecclésiastiques  causaient  entre  eux  de  sa  résis- 
tance aux  autorités  orthodoxes;  l'archirey  s'informait  de  lui,  et 
dans  la  petite  ville  de  X..,  parmi  le  monde  des  employés,  Blazek 
faisait  le  sujet  de  toutes  les  conversations. 

Dans  la  cabane,  la  misère  allait  aussi  en  augmentant.  A  présent 
les  garçons  avaient  des  habits  déchirés.  Blazek  lui-même  portait 
des  bottes  qui  tombaient  en  lambeaux,  car  il  n'avait  plus  même  de 
quoi  en  acheter  de  nouvelles. 

Les  amendes  ne  tarissaient  pas,  il  fallait  payer,  payer  sans  cesse, 
et  sans  Moïse,  de  la  ville  de  X..,  qui  lui  avançait  de  l'argent, il  n'au- 
rait su  où  le  prendre. 

Et  cependant,  ses  voisins  le  plaignaient  davantage  qu'il  ne  se 
plaignait  lui-même.  La  sérénité  qu'il  avait  rapportée  de  Czesto- 
chova  ne  l'abandonnait  plus. 


SIMPLE    RÉCIT.  509 

—  Dieu  n'a  donné  qu'une  seule  vie  à  l'homme,  disait-il,  et 
l'homme  ne  peut  endurer  qu'autant  que  le  lui  permettra  cette 
courte  existence...  Que  peuvent  me  faire  les  popes  et  ces  chiens 
de  Chelm,..  ils  ne  m'arracheront  pas  la  foi  de  mon  âme,.,  le  reste 
ne  vaut  pas  un  lien  brisé. 

Les  gens  s'étonnaient,  mais  ils  respectaient  en  même  temps,  pro- 
fondément, cette  force  inconnue  qui  découlait  de  ses  paroles  et  de 
ses  regards,  et  ils  le  considéraient  comme  un  saint,  ce  qui  irritait 
encore  davantage  les  popes. 

Blazek  apprit  enfin  que  sa  femme  avait  été  recueillie  avec  ses 
enfans  par  des  propriétaires  polonais  de  son  village  natal,  et  qu'elle 
était  employée  dans  les  cuisines. 

Les  années  s'écoulèrent.  La  situation  ne  faisait  qu'empirer.  A  la 
fin  Blazek  dut  vendre  ses  champs,  ses  terres,  sa  maison,  pour  payer 
ses  dettes.  Il  ne  lui  resta  plus  rien  qu'une  capote  déchirée  et  sa 
médaille  de  Czestochova.  11  plaça  alors  ses  fils  en  service  dans  les 
environs,  et  lui-même  obtint  un  emploi  de  garde-forestier  chez 
M.  Polanski. 

Mais  les  popes  n'étaient  pas  encore  satisfaits  d'avoir  ruiné  cet 
homme.  Sur  ces  entrefaites,  arriva  du  Très-Saint-Synode  de  Pé- 
tersbourg  la  réponse  à  la  pétition  qu'avait  envoyée  Blazek  pour  de- 
mander de  rester  dans  la  foi  de  ses  pères.  C'était  un  refus. 

Cet  arrêt,  envoyé  par  le  canal  du  consistoire  de  Chelm  et  par 
les  bureaux  de  la  commune,  attira  encore  une  fois  sur  la  tète  du 
malheureux  l'attention  a-énérale. 

Dès  lors,  on  ne  se  gêna  plus.  Les  gardes  se  mirent  à  le  battre, 
quand  ils  le  conduisaient  en  ville  ;  le  pope  lui  promettait  de  le  faire 
envoyer  en  Sibérie  ;  et  le  chef  du  district  le  menaçait  de  le  mettre 

«j  -  » 

en  prison.  Mais  ce  qui  est  pis  encore,  c'ect  qu'on  s'attaqua  direc- 
tement au  curé  et  à  M.  Polanski. 

Une  dénonciation,  envoyée  aux  autorités,  disait  que  le  curé  exci- 
tait Blazek  à  persévérer  dans  sa  croyance,  et  le  malheureux  ecclé- 
siastique fut  exilé,  sans  preuve  aucune,  dans  une  toute  petite 
bourgade. 

Ce  fut  ensuite  le  tour  de  M.  Polanski.  On  lui  fit  le  reproche 
d'avoir  engagé  comme  garde-chasse  un  homme  en  révolte  ou- 
verte contre  l'autorité,  un  récalcitrant. 

Le  propriétaire  se  défendit,  essaya  de  prendre  le  parti  de  son 
forestier;  mais  Blazek,  ayant  appris  que  les  gardes  ne  cessaient  de 
rôder  autour  du  château,  et  devinant  que  ce  n'était  pas  sans  motif, 
réclama  de  lui-même  son  renvoi. 

Désormais  II  était  bien  seul,  sans  abri  et  sans  pain. 

Ses  fils,  à  force  d'avoir  été  battus  et  persécutés,  avaient  fini  par 
suivre  le  rite  schismatique.  a  Pauvres  enfans!..  11  faut  autre  chose 


510  REVUt    DES    DEUX    MONDES. 

que  la  force  d'un  adolescent,  pour  résister  à  de  telles  tentations.  » 
11  les  plaignait,  mais  néanmoins,  entre  eux  et  lui,  quelque  chose 
avait  surgi,  qui  ne  lui  permettait  plus  à  présent  d'accepter  de  leur 
main  un  morceau  de  pain  ! 

Certes,  les  bonnes  gens  du  village  ne  lui  refuseraient  pas  une 
écuellée  de  soupe,  ils  le  recevraient  à  leurs  foyers  comme  un  des 
leurs...  mais  quoi?.,  leur  causerait-il  des  misères,  comme  au 
prêtre  et  au  propriétaire? 

—  Mon  Dieu  ! . .  Que  faire  ?. .  où  donc  aller  ? 

C'est  dans  les  forêts  qu'il  passait  la  plupart  de  son  temps,  il 
chantait  sous  l'épaisse  voûte  des  hymnes  religieuses,  et  récitait 
tout  liant  ses  prières,  quand,  un  jour,  une  idée  soudaine  lui  tra- 
versa l'esprit.  C'était  un  désir  étrange,  et  comme  il  n'en  devait 
jamais  être  venu  dans  la  tête  de  personne.  Bien  sûr,  ce  dés;r-là 
devait  lui  être  venu  en  drohe  ligne  du  ciel.  Bepousserait-on  cette 
fois  sa  demande?  Certes  non,  puisque  la  chose  qu'il  sollicitait,  qu'il 
regardait  presque  comme  un  bonheur,  était  envisagée  par  les 
autres  comme  un  châtiment... 

On  était  à  la  fin  de  septembre,  les  gens  faisaient  activement  leurs 
dernières  semailles,  maugréant  contre  la  sécheresse  qui  transfor- 
mait la  terre  en  véritable  cendre,  et  jaunissait  prématurément  les 
feuilles  des  vergers  et  des  forêts.  Tous  se  hâtaient,  comme  des  écu- 
reuils, de  rassembler  dans  leurs  greniers  et  leurs  granges  des  pro- 
visions d'hiver.  Chacun  avait  de  l'ouvrage  jusque  par-dessus  la 
tête,  quand  le  maire  fit  répandre  partout  l'ordre  de  préparer  les 
routes  vicinales  à  cause  de  la  visite  prochaine  du  gouverneur.  Et 
l'on  devait  en  effet  l'attendre  incessamment,  car  les  chevaux  et  les 
attelages  des  propriétaires  du  voisinage  furent  aussi  réquisitionnés, 
ainsi  que  le  cuisinier  de  M.  Polanski,  lequel  aurait  à  confectionner 
le  fameux  festin  qui  serait  servi  dans  les  bureaux  de  la  commune. 

Tout  réussit  à  souhait,  et  particulièrement  le  repas.  Le  gouver- 
neur loua  la  mayonnaise  de  brochet  et  les  crèmes  glacées.  Il  de- 
vait être  réellement  satisfait,  car  il  daigna  adresser  quelques 
paroles  bienveillantes  au  greffier. 

Ses  manières  étaient  plemes  de  tact  et  de  calme  :  on  n'ignorait 
pas  qu'il  était  un  mangeur  de  Polonais,  mais  avec  quel  sang- 
froid,  quelle  politesse  et  quelle  persévérance  il  s'acquittait  de  sa 
mission!.. 

Il  aimait  surtout  à  poser  pour  les  grandeurs  et  à  humilier  ses 
subordonnés,  dont  le  servilisme  chatouillait  agréablement  sa  fatuité. 
11  adorait  recevoir  des  placets,  se  délectait  dans  les  regards  sup- 
plians  des  pétitionnaires,  et  étudiait  à  l'avance  les  poses  protec- 
trices pleines  d'indulgence  et  de  bonne  grâce,  qu'il  prendrait  en 
leur  répondant.  11  se  sentait  créé  pour  régner.  Au  reste,  un  gou- 


SIMPLE    RECIT.  511 

vernciir  de  province  en  Russie  est  une  sorte  de  petit  souve- 
rain. 

Le  repas  venait  de  se  terminer,  et  debout,  autour  de  leur  supé- 
rieur, les  employés  de  la  commune,  chapeau  bas,  et  se  tenant  à 
une  distance  respectueuse,  attendaient  ses  ordres.  Dehors,  sous  le 
péristyle  enguirlandé  de  branches  de  sapin,  la  foule  avide  des  cu- 
rieux était  maintenue  en  respect  par  les  gardes. 

Le  gouverneur  faisait  ses  adieux  à  ses  subalternes,  leur  adres- 
sant avec  sa  nonchalance  aristocratique  quelques  paroles  pleines 
d'onction,  quand  tout  à  coup,  des  cris,  suivis  d'une  altercation 
violente,  parvinrent  à  ses  oreilles.  Il  se  retourna,  et  aperçut  un 
garde  qui  chassait  à  coups  de  poing  un  paysan  pâle,  défait,  vêtu 
d'une  souquenille  en  lambeaux.  S'imaginant  que  c'était  un  men- 
diant, le  gouverneur  fouilla  dans  sa  poche,  prêt  à  lui  jeter,  de  ses 
longs  doigts  effilés,  l'aumône  cpii  devait  attirer  sur  lui  les  grâces  et 
les  bénédictions  dont  il  était  si  friand. 

—  Qu'on  laisse  entrer  cet  homme!  cria-t  il. 
Et  Blazek  parut  devant  lui. 

Le  gouverneur  s'apprêtait  à  lui  faire  son  aumône,  quand,  après 
avoir  examiné  le  paysan  qui,  prosterné  à  ses  pieds,  avait  déjà  com- 
mencé à  parler,  il  remit  son  argent  dans  sa  poche,  et  écouta. 

—  Éclairée?  très  éclairée  Excellence  !..  écoutez  ma  prière,  mur- 
mura Blazek. 

—  Et  que  désires-tu  ? 

—  Je  demande  à  Votre  Grandeur  de  vouloir  bien  m'envoyer, 
moi,  ma  femme  et  mes  cinq  enfans  en  Sibérie. 

—  Quoi?..  Que  demandes-tu?  s'écria  le  gouverneur  un  peu 
eflaré. 

—  Je  demande  qu'on  nous  déporte  en  Sibérie,  répéta  le  paysan. 

—  En  Sibérie?.,  mais  cet  honmie  est  fou,  s'exclama  le  gouver- 
neur. 

—  Oui,  oui,  c'est  un  fou,  se  hâta  de  crier  le  greffier. 

—  Non,  monsieur  le  gouverneur,  je  ne  suis  point  fou,  dit  Bla- 
zek, et  de  ses  yeux  pâles  et  brùlans,  il  jeta  au  greffier  un  regard 
qui  saisit  de  crainte  et  de  curiosité  son  interlocuteur. 

—  Cet  homme  n'est  pas  digne  de  causer  avec  Votre  Excellence, 
essaya  timidement  le  greffier. 

Le  gouverneur  esquissa  un  de  ses  gestes  étudiés,  plein  de  sou- 
veraine mansuétude  : 

—  Parle,  dit-il  à  Blazek. 

—  On  m'a  séparé  de  ma  femme,  gémit  le  paysan,  nous  vivions 
ensemble  depuis  AÏngt  ans...  Nous  nous  aimions  et  nous  nous  res- 
pections... On  me  l'a  prise,  et  emmenée  avec  nos  plus  petits  en- 
fans,  à  Blindow... 


5J2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  gouverneur  jeta  au  greffier  un  regard  interrogateur. 

—  Ce  n'était  pas  sa  femme  légitime,  dit  récrivain. 
Mais  le  regard  du  gouverneur  questionnait  toujours... 

—  La  loi  ne  défend  pourtant  pas...  bredonilla-t-il  entre  ses 
dents. 

—  Il  est  venu  un  arrêt  du  consistoire  de  Chelm,  continua  le 
greffier. 

—  Ah!  ah!.,  lit  le  gouverneur,  et  il  courba  la  tète. 

—  Son  frère  avait  épousé  la  sœur  de  sa  femme. 

—  Qui  les  avait  mariés  ? 

—  Un  curé  catholique,  mais  il  a  été  clairement  démontré  qu'il 
provenait  d'une  famille  uniate,  c'est  un  récalcitrant. 

—  Rayonnant  gouverneur!..  —  s'écria  Blazek  dans  les  yeux  du- 
quel se  lisait  ce  feu  sacré  que  devaient  avoir  les  martyrs.  —  J'ai 
eu  une  femme  et  des  enfans,  j'ai  possédé  une  maison,  un  morceau 
de  terre,  des  bestiaux...  On  m'a  tout  pris.  Ma  femme  a  été  em- 
menée au  loin,  mon  avoir  a  été  vendu  pour  payer  les  amendes  et 
les  contributions...  Je  n'ai  jamais  été  ni  ivrogne,  ni  dissipateur,  je 
travaillais,  comme  Dieu  nous  l'ordonne,  et  aujourd'hui,  pour  mes 
vieux  jours,  je  suis  un  mendiant.  Je  ne  demande  qu'une  chose... 
déportez-moi  en  Sibérie,  avec  ma  femme  et  mes  enfans. 

—  Mais  ne  sais-tu  pas  que  l'on  n'y  déporte  que  les  malfai- 
teurs ? 

—  Je  le  sais,  mais  je  pense  aussi  que  je  serai  peut-être  plus 
heureux  là-bas.  Il  n'est  pas  possible  que  la  vie,  ailleurs,  soit  pire 
qu'ici...  Là- bas  on  me  donnera  la  permission  d'habiter  une  cabane, 
avec  ma  femme  et  mes  enfans.  Ici  je  suis  seul,.,  là-bas,  on  m'ou- 
bliera peut-être,  et  je  disparaîtrai  comme  une  pierre  dans  l'eau. 

Le  gouverneur  se  sentait  dans  une  position  épineuse  :  il  compre- 
nait parfaitement  toute  l'injustice  dont  Blazek  était  la  victime  ;  mais 
il  se  sentait  entouré  de  tous  les  fonctionnaires  du  district  et  de  la 
commune,  et  il  s'agissait,  coûte  que  coûte,  de  prouver  sa  fidélité 
aux  principes  orthodoxes. 

—  Vas-tu  à  l'église  grecque  ?..  Remplis-tu  tes  devoirs  religieux? 
demanda  sévèrement  le  chef. 

—  Je  suis  cathoUque,  répondit  simplement  Blazek. 

—  Tu  es  un  malheureux,  car  tu  renies  la  religion  de  tes  pères. 
Reviens  au  sein  de  l'église  schismatique. 

Mais  Blazek,  sans  s'émouvoir  : 

—  Vous  m'avez  tout  enlevé,.,  il  ne  me  reste  que  ma  foi,  —  et  il 
mit  sa  main  sur  sa  poitrine  desséchée,  —  c'est  mon  unique  bien, 
ma  plus  grande  richesse...  personne  au  monde  ne  me  l'arrachera. 
On  m'a  pris  ma  femme,  mes  enfans,  mon  avoir;  mais  personne  ne 
me  prendra  ma  foi  et  mon  Dieu. 


SIMPLE    RÉGIT.  513 

Le  gouverneur  sortit  de  sa  poche  trois  roubles,  et,  de  son  geste 
étudié  : 

—  Je  vois  que  tu  es  pauvre,  ton  esprit  est  malade,  tu  es  maigre 
et  affamé...  tiens,  voici  pour  un  morceau  de  viande. 

—  Votre  Excellence  ferait  mieux  de  donner  cela  à  ces  chiens, 
dit-il  en  montrant  les  gardes  et  le  greffier,  ceux-là  vendi-aient  leur 
Dieu  pour  un  rouble  et  la  vue  de  l'or  les  aveugle  !..  On  ne  m'achè- 
tera pas  avec  de  l'argent! 

Le  gouverneur  s'était  avancé  sur  le  perron  : 

—  Gomment  pouvez-vous  conserver  des  ious  dans  la  commune? 
—  dit-il  tranquillement  en  se  dirigeant  vers  la  porte  ;  —  pour  des 
gens  pareils,  il  y  a  un  hospice  !..  Il  faut  que  la  commune  trouve  les 
ressources  nécessaires  pour  y  entretenir  cet  homme  !.. 

Il  avait  mis  le  pied  sur  la  marche  de  la  Aoiture. 
Les  roues  s'ébranlèrent,  et  l'équipage  disparut  bientôt  dans  un 
nuage  de  poussière. 

—  Bravo!  bravo!..  —  s'écria  le  greffier  en  se  frappant  sur  les 
cuisses,  —  les  fous  doivent  aller  à  l'hospice!..  Quelle  belle  chose 
que  la  tête  d'un  gouverneur!..  Hein,  petit  père!.,  cette  idée  ne 
nous  serait  pas  venue  à  nous?..  —  C'est  bien  smiple  pourtant!.,  il 
faut  mettre  cet  homme  dans  une  maison  de  fous.  Que  peut-on  faire 
avec  un  forcené  pareil?..  C'est  un  embarras  pour  nous,  voilà  tout. 
Il  est  ruiné,  il  n'a  pas  même  de  bottes  aux  pieds.  On  ne  peut  donc 
plus  rien  lui  prendi'e,  et  vous  verrez  qu'il  ne  lâchera  pas  son  idée... 
Nous  ne  pouvons  pas  cependant  le  traîner  avec  des  chaînes  au 
tcerkief  !..  Qu'il  aille  dans  une  maison  de  fous!.,  et  que  la  com- 
mune paie  pour  lui!..  En  voilà  un  fameux  gouverneur,  il  de- 
vrait être  nommé  ministre!..  Vous  verrez  qu'il  le  deviendra  un 
jour,  petit  père!..  Et  ce  Blazek  qui  avait  imaginé  la  Sibérie!., 
quelle  idée  !..  il  n'y  a  qu'un  prêtre  catholique  pour  lui  avoir  sug- 
géré une  invention  pareille;  mais  le  gouverneur  a  été  plus  fm...  il 
a  trouvé  mieux  que  cela  !..  et  avec  tant  de  calme  ! . . 

—  C'est  vrai,  confirma  le  pope.  Combien  de  fois  ne  me  suis-je 
pas  dit  que  nous  devrions  avoir  honte  de  ne  pouvoir  venir  à  bout 
de  ce  paysan...  et  puis,  vis-à-vis  des  autorités,  cela  fait  si  mauvais 
effet  quand  ni  les  peines,  ni  les  amendes  ne  réussissent!..  A  pré- 
sent, tout  finit  bien...  c'était  un  fou...  et  hasta!  on  ne  force  pas  un 
fou  à  l'obéissance. 

Blazek  fut  conduit  à  X...  Il  n'opposa  aucune  résistance,  il  sem- 
blait que  son  corps  seul  fût  emmené  dans  ce  chariot,  à  côté  du 
garde;  son  âme  était  ailleurs,  dans  des  régions  plus  hautes.  Quand 
les  chevaux  s'élancèrent  sur  la  grand'route,  il  se  mit  à  réciter  les 
litanies  de  la  sainte  Vierge: 

TOME  xav.  —  1889.  33 


51 A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Mère  très  pure,  priez  pour  nous  !.. 

Avant  le  soii"  ils  arrivèrent  devant  l'hospice,  c'était  hors  la  ville, 
et  déjà,  de  la  route,  on  entendait  un  sourd  bourdonnement  monter 
de  la  sinistre  bâtisse. 

Blazek  descendit  du  chariot,  le  garde  sonna  à  la  porte.  Un  sern- 
teur  parut,  demandant  quel  genre  de  malade  on  amenait. 

—  C'est  un  fou  de  Korabina,  dit  le  garde. 

—  Alors,  c'est  à  la  sœur  Julie  qu'il  faut  le  remettre...  Est-il 
tranquille  en  ce  moment? 

—  Oui,  il  est  tranquille. 

—  Mais  peut-être  que  monsieur  le  garde  voudi-a  bien  avoir  l'obli- 
geance de  m'aider  à  le  conduire  à  la  salle  ;  on  ne  peut  jamais  sa- 
voir, avec  les  fous... 

Le  garde  entra,  on  inscrivit  au  registre  le  nom  de  l'arrivé,  on 
lut  le  certificat  envoyé  par  la  commune,  et  Blazek  fut  abandonné  à 
son  sort. 

Dans  la  salle,  il  fut  bientôt  entouré  de  fous.  Les  uns  avaient  en- 
core une  lueur  de  raison,  les  autres  jacassaient  et  s'amusaient 
comme  des  enfans. 

Sœur  Julie  entra. 

• —  Eh  bien  î  demanda-t-elle  avec  un  sourù-e,  mes  garçons  sont-ils 
sages  ? 

Les  malheureux  coururent  à  elle  et  l'entourèrent  comme  des 
enfans  s'accrochent  à  leur  mère.  Pour  chacun,  elle  avait  une  douce 
parole,  un  reproche  maternel. 

Blazek  la  regardait  de  ses  yeux  étonnés.  C'était  la  première 
fois  qu'il  voyait  cette  grande  cornette  blanche,.,  et  puis  des  yeux 
si  doux.  La  religieuse  se  tourna  vers  lui  : 

—  Y  a-t-il  longtemps  que  tu  es  arrivé,  mon  ami,  demanda-t-elle? 
Comment  te  sens-tu  après  le  voyage,  es-tu  fatigué?.,  as-tu  faim, 
peut-être?.. 

—  Je  n'ai  faim  que  de  repos,  dit  Blazek,  et  d'un  endroit  où  l'on 
me  laissera  en  paix...  peut-être  le  trouverai-je  parmi  les  fous. 

Sœur  Julie  le  regarda  stupéfaite  : 

—  Nous  ferons  connaissance  petit  à  petit,  dit-elle,.,  il  n'y  a  pas 
de  fous  ici,  il  n'y  a  que  des  malades,  et  je  les  soigne.  Tu  verras 
qu'on  n'est  pas  si  mal  sous  ma  tutelle. 

—  Oh  !  je  suis  malade  !  dit  Blazek,  mais  c'est  mon  âme  qui  souffre, 
parce  qu'elle  saigne  après  ma  femme  et  mes  enfans...  et  à  cause 
de  leur  rédemption. 

«  Il  a  la  manie  rehgieuse,  »  pensa  la  sœur. 

—  Nous  prierons  ensemble  pour  leur  rédemption  !  lui  dit-elle 
affectueusement. 


SIMPLE    RÉCIT.  515 

Elle  sortit  de  la  salle. 

Blazek  regarda  longtemps  la  porte  par  laquelle  elle  avait  disparu, 
il  lui  semblait  qu'une  auréole  de  lumière  était  restée  après  cette 
douce  femme  mystérieuse  : 

«  Qui  est-elle?.,  se  demandait-il,  pour  parler  avec  tant  de  bonté 
à  un  homme  simple?  » 

Mais  personne  n'eût  pu  lui  répondre,  car  il  était  entouré  de  fous. 

Le  lendemain  et  les  jours  suivans,  il  la  revit,  et  il  comprit  alors 
qu'elle  devait  être  quelque  ange  envoyé  de  Dieu  qui  planait  sur  lui 
et  sur  ces  malheureux,  les  enveloppant  des  ailes  de  sa  miséricorde. 
Alors,  lentement,  peu  à  peu ,  l'espérance  et  l'amour  essayèrent 
encore  une  fois  de  renaître  dans  son  cœur  meurtri. 

Sœur  Julie  avait  aussi  deviné  Blazek  :  elle  avait  pénétré  sa  grande 
âme  de  martyr  ;  il  devint  son  aide  le  plus  précieux  et  l'infirmier  des 
malades. 

Il  comprit  alors  pourquoi  Dieu  l'avait  si  cruellement  châtié,  c'est 
qu'il  le  désirait  pour  lui  seul,  il  voulait  qu'il  oubliât  tout  ce  qu'il 
avait  aimé  autrefois  pour  se  donner  corps  et  àme  à  ceux  qui  souf- 
Iraient. 

—  Joseph!  Joseph!  entendait-on  appeler  de  toutes  parts. 

Et  Blazek  accourait,  toujours  prêt  à  accorder  son  aide,  quelque 
répugnante  que  fût  la  besogne,  et  sans  jamais  se  départir  de  son 
angélique  patience,  de  son  abnégation  sublime. 

Parfois,  le  soir,  à  la  veillée,  il  s'asseyait  au  milieu  des  fous  et 
leur  parlait  de  sa  cabane  d'autrefois,  de  ses  champs,  qu'il  labou- 
rait et  ratissait  avec  la  herse.  Il  leur  disait  comment  il  les  ense- 
mençait en  lançant  au  loin  les  grains  de  blé  que  les  hardis  moi- 
neaux venaient  picorer  jusque  dans  sa  main. 

Puis  il  leur  parlait  de  son  bai  et  de  son  alezan,  a  qui  mangeaient 
à  présent  l'avoine  de  Dieu  sait  quel  maître;  »  ou  bien,  il  leur  dé- 
crivait la  vaste  forêt  de  M.  Polanski  et  les  pins  énormes  que  trois 
hommes  à  peine  pouvaient  entourer  de  leurs  bras. 

De  ses  misères  passées  il  ne  parlait  jamais,  et  ce  n'est  qu'avec 
la  sœur  Juhe  qu'il  s'entretenait  de  sa  femme  et  de  ses  enfans. 

Son  histoire  s'est  peu  à  peu  répandue  au  dehors,  et  ceux  qui 
visitent  l'hôpital  demandent  en  secret  à  le  voir. 

Ils  le  regardent  avec  curiosité  comme  un  être  miraculeux,.,  et, 
pourtant,  c'est  par  milliers  que  l'on  pourrait  compter  ces  modestes 
martyrs  ! 


(Adapté  par  M"*  Marguerite  Poradowsk.\.) 


ETUDES 


D'HISTOIRE     RELIGIEUSE 


DE     LA     MODERNITE     DES     PROPHETES. 

PREMIÈRE    PARTIE. 


Les  Juifs,  à  l'époque  où  le  christianisme  a  commencé  de  se 
répandre,  se  faisaient,  sur  la  date  de  leurs  livres  saints,  d'étranges 
illusions,  et  leur  attribuaient  une  antiquité  absolument  invraisem- 
blable, comme  on  le  voit  également  par  saint  Paul  ou  par  Josèphe. 
Ils  croyaient  le  Pentateuque  écrit  parMoïse  1600  ans  avant  notre  ère. 
Ils  attribuaient  les  Psaumes  à  leur  roi  David,  les  Proverbes  et  les 
autres  livres  gnomiques  à  Salomon,  etc.  Les  chrétiens,  en  accep- 
tant les  livres  des  Juifs,  ont  accepté  aussi  ces  idées,  et  elles  se  sont 
perpétuées  dans  l'église  catholique,  qui  n'admettait  guère  la  cri- 
tique. C'est  ainsi  que  Pascal  et  Bossuet  appellent  hardiment  le  Pen- 
tateuque  le  plus  ancien  livre  du  monde.  Et  c'est  ainsi  que  dans  le 
Dictionnaire  de  l'Académie,  édition  de  1835,  au  mot  original,  on 
lisait  encore  cette  phrase  :  «  Le  texte  original  de  la  Bible,  le  texte 
hébreu  qui  représente  le  manuscrit  de  Moïse  (1).  »  Enfin,  tout  récem- 
ment encore  (1888),  M.  Wallon  écrivait  dans  le  Journal  des  Savons^ 

(1)  La  phrase  a  disparu  dans  la  dernière  édition,  1878. 


LA    MODERNITE    DES    PROPHETES. 


517 


en  parlant  des  Juifs  :  «  Leurs  livres,  à  eux,  dépassaient  de  beau- 
coup en  antiquité  ceux  des  Grecs.  » 

Dans  les  pays  protestans,  la  critique  avait  pu  s'introduire.  Spi- 
nosa  avait  ouvert  la  voie  ;  d'autres  y  ont  marché  plus  ou  moins 
librement,  et  ont  étudié  la  Bible  comme  on  doit  étudier  tous  les 
livres.  La  tradition  en  a  été  infirmée,  et  en  grande  partie  aban- 
donnée. Pour  reconnaître  à  quel  point  on  en  est  arrivé  aujour- 
d'hui, il  suffit  de  consulter  la  Bible  de  M.  Edouard  Reuss,  dont 
M.  Renan  écrivait,  dans  un  Rapport  à  la  Société  asiatique  (1877), 
qu'elle  présente  «  à  peu  près  les  derniers  résultats  de  la  critique  et 
de  l'exégèse.  »  On  y  voit  quelles  libertés  "la  science  maintenant 
peut  prendre  avec  la  tradition.  Spinosa  avait  attribué  à  Esdras, 
d'après  un  témoignage  de  Tertullien  (1),  la  composition  du  Penta- 
leuque;  M.  Reuss  en  fait  descendre  un  siècle  plus  bas  la  rédaction 
définitive  (2).  Et  pour  ce  qui  est  des  Psaumes,  il  ne  craint  pas  de 
reporter  ces  prétendus  chants  de  David  jusqu'à  l'époque  des  Asmo- 
nées,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  fin  du  ii^  siècle  avant  notre  ère,  et 
il  croit  pouvoir  ajouter  qu'on  en  trouverait  difficilement  dans  le 
nombre  qui  pussent  contredire  cette  hypothèse. 

Mais,  par  une  exception  bien  faite  pour  étonner,  cette  hardiesse, 
qui  dérange  si  résolument,  sur  tant  de  points  si  importans,  les 
idées  longtemps  reçues,  s'arrête  devant  les  Prophètes.  La  tradi- 
tion qui  les  fait  remonter  jusqu'au  viii^  siècle  avant  notre  ère,  ou 
tout  au  moins  au  vu*  ou  au  vi®,  a  été  acceptée  de  tous.  Ni  M.  Reuss, 
ni  personne,  à  ma  connaissance,  ne  s'est  écarté  là-dessus  de  la  tra- 
dition ;  et  Isaïe,  par  exemple,  continue  d'être  regardé  par  tout  le 
monde  comme  un  contemporain  de  Salmanasar. 

Cependant  un  critique  français,  en  1877,  conçut  à  ce  sujet  un 
doute.  Ce  critique  n'était  pas  un  hébraisant,  mais  il  avait  lu  atten- 
tivement les  Prophètes,  en  s'aidant  de  toutes  les  ressources  que 
les  hébraïsans  fournissent  pour  cette  étude  aux  profanes.  Et  ces 
ressources  sont  considérables,  car  les  textes  bibliques  sont  d'abord 
peu  volumineux,  et  ces  textes  étant  sacrés,  il  ne  s'y  trouve  pas 
une  phrase,  il  faut  même  dire  pas  un  mot,  qui  n'ait  été  commenté 
de  manière  à  en  permettre  à  tout  lecteur  intelligent  l'interpréta- 
tion parfaite.  Cette  lecture  l'amena  à  reconnaître  que  la  tradition 
n'était  qu'une  erreur,  et  que  les  livres  prophétiques,  loin  d'avoir 
la  haute  antiquité  qu'on  leur  attribuait,  n'avaient  été  écrits  qu'à  la 
fin  du  ii«  siècle  avant  notre  ère.  C'est  ce  qu'il  exposa  d'abord 
dans  la  Revue  politique  et  littéraire,  puis  dans  le  Christianisme 
et  ses  origines,  tome  m,  1878. 


(1)  De  cultn  feminarum,  1-3. 

(2)  Introduction  au  Pentateuque,  p.  26i. 


518  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Cette  nouveauté  n'eut  aucun  succès,  ni  au  moment  même,  ni 
depuis.  Les  hébraïsans  qui  en  ont  parlé  l'ont  rejetée,  sans  daigner 
même  la  discuter,  comme  une  fantaisie  qui  ne  pouvait  être  prise 
au  sérieux;  ceux-là  seulement  l'ont  ménagée  qui  n'en  ont  rien  dit. 
Parmi  ceux  qui  l'ont  écartée,  il  y  a  tel  juge  dont  le  jugement  est 
d'un  grand  poids,  soit  à  cause  de  sa  science,  soit  quand  je  considère 
la  hardiesse  et  la  largeur  de  sa  pensée.  Mais  je  viens  de  donner  à 
l'étude  de  cette  question  une  année  entière,  pendant  laquelle  j'en 
ai  fait  le  sujet  d'un  cours  public,  et  cette  étude  a  produit  en  moi 
une  telle  conviction,  qu'il  m'est  devenu  impossible  de  me  rendre 
même  aux  autorités  les  plus  hautes.  Je  me  propose  donc  aujour- 
d'hui de  reprendre  la  question,  en  développant  et  en  complétant  les 
argumens  produits  jusqu'alors,  pour  établir  que  les  écrits  qui  por- 
tent les  noms  d'Isaïe,  de  Jérémie,  d'tzéchiel  et  de  ceux  qu'on  ap- 
pelle les  Douze,  se  sont  produits,  non  au  viii®,  au  vu"  et  au  vi®  siècle 
avant  notre  ère,  à  l'occasion  des  catastrophes  qui  ont  détruit 
les  royaumes  d'Israël  et  de  Juda,  mais  à  la  lin  seulement  du 
11^  siècle,  à  la  suite  de  la  lutte  que  Juda  eut  à  soutenir  dans  ce  siècle 
contre  les  rois  grecs  de  Syrie,  et  qui  aboutit  à  son  affranchisse- 
ment sous  la  conduite  des  Asmonées  (1). 

Mais  quand  je  parle  d'idées  nouvelles,  je  ne  veux  nullement 
dire  qu'il  fût  nouveau  de  reconnaître,  dans  les  écrits  des  Pro- 
phète,^, des  événemens  de  l'époque  des  Asmonées.  Dans  le  cas  où 
on  ne  s'en  serait  pas  aperçu  jusqu'à  notre  temps,  je  me  défierais 
fort  d'une  pareille  idée.  Si  les  traces  des  événemens  du  \t  siècle 
sont  visibles  dans  les  livres  des  Prophètes,  tant  de  savans  commen- 
tateurs, qui  étudiaient  ces  livres  depuis  trois  siècles,  ne  pouvaient 
ne  pas  reconnaître  ces  traces,  et  ils  les  ont  reconnues  en  effet. 
Seulement,  ils  n'ont  pas  tiré  la  conclusion,  qui  semble  pourtant 
inévitable,  que  ces  livres  sont  donc  postérieurs  aux  événemens 
qui  s'y  laissent  voir.  C'est  que  ces  exégètes,  et  ceux  pour  qui 
ils  écrivaient,  vivaient  sous  l'empire  de  la  croyance  générale  au 
surnaturel.  Ils  admettaient  qu'il  y  avait  eu  de  véritables  prophètes, 
et  de  véritables  prophéties  où  l'avenir  était  prédit.  Dès  lors  il  pou- 
vait l'être  tout  aussi  bien  à  courte  ou  à  longue  distance.  Et  il  n'y 
avait  pas  d'impossibilité  à  ce  qu'un  voyant  du  viii®  siècle  eût  an- 

(1)  Un  hébraïsant,  M.  Maurice  Vernes,  de  l'École  des  liautes  études  (section  des 
sciences  religieuses),  était  le  seul  qui,  sans  adopter  ces  idées  nouvelles,  les  eût  com- 
battues dans  des  articles  étudiés,  et  par  des  argumens  auxquels  il  y  aura  à  répondre. 
{Revue  critique  de  1879).  Et,  tout  récemment,  dans  une  leçon  d'ouverture  de  son  cours, 
M.  VoruL's  s'est  séparé  absolument  de  la  tradition  généralement  admise  sur  l'âge  des 
Prophètes.  Il  les  place  longtemps  après  la  captivité  de  Babylone,  entre  l'an  400  et 
l'an  200  avant  notre  ère  :  il  refuse  de  descendre  plus  bas.  Je  n'ai  donc  pas  le  droit  de 
le  compter  comme  adhérant  aux  idées  que  je  viens  défendre  ;  mais  il  m'est  permis  de 
me  féliciter  qu'il  s'en  soit  tant  rapproché. 


LA   MODERNITÉ    DES    PROPHETES.  519 

nonce  un  événement  qui  ne  devait  s'accomplir  qu'au  ii^.  C'est 
ainsi  que  raisonnait  déjà  Josèphe  à  propos  du  temple  d'Onias.  Il 
voit  que  ce  temple,  élevé  en  Egypte  au  dieu  des  Juifs  vers  150  avant 
notre  ère,  est  clairement  désigné  dans  un  passage  du  livre  qui  porte 
le  nom  d'Isaïe.  Au  lieu  d'en  conclure  que  ce  livre,  ou  tout  au  moins 
ce  passage,  n'a  été  écrit  qu'après  l'année  150,  il  assure  qu'Isaïe  a 
prophétisé,  six  cents  ans  à  l'avance^  ce  qu'Onias  a  accompli.  De 
même, quand  le  savant  hollandais  Vitringa,  à  la  fin  du  xv!!**  siècle, 
reconnaissait  dans  les  chapitres  xxvii  et  suivans  d'Isaïe  la  descrip- 
tion d'un  événement  qui  s'est  passé  sous  l'Asmonée  Simon,  on 
n'en  concluait  rien  contre  l'authenticité  du  livre. 

Vers  la  fin  du  xviii®  siècle,  le  point  de  vue  changea  ;  on  ne  crut 
plus  volontiers  aux  prophéties,  du  moins  dans  l'Allemagne  protes- 
tante, et  le  rationalisme  prévalut  dans  la  critique.  Mais  comme  en 
même  temps  on  n'a  pas  voulu  abandonner  l'idée  qu'on  s'était  faite 
de  l'antiquité  des  Prophètes,  il  a  fallu  renoncer  à  reconnaître  dans 
leurs  livres  des  événemens  des  temps  modernes.  C'est  ainsi  qu'Er- 
nest RosenmûUer,  par  exemple,  s'y  refuse  absolument,  et,  sauf  de 
très  rares  exceptions,  deux  seulement  dans  Isaie,  il  ne  daigne  pas 
même  nous  avertir  que  d'autres  avant  lui  les  y  avaient  reconnus  (1). 

Mais  un  commentateur  de  ceux  qu'on  appelle  les  Petits  pro- 
phètes, P.  Ackermann,  de  Vienne,  dont  la  foi  catholique  ne  mar- 
chande pas  avec  le  surnaturel,  n'a  pas  hésité,  vers  la  même  date, 
à  reproduire  les  idées  des  exégètes  d'autrefois.  Il  y  a  dans  son 
livre  plus  de  vingt  passages  qu'il  applique,  d'après  eux,  à  l'époque 
des  Asmonées,  sans  parler  de  ceux  pour  lesquels  il  descend  jus- 
qu'au temps  des  Romains. 

Il  n'est  donc  nullement  nouveau  de  signaler  dans  les  Prophètes 
l'impression  d'événemens  d'une  date  récente,  mais  il  faut  com- 
prendre quelles  conséquences  on  en  doit  tirer,  et  ne  pas  s'obstiner 
à  fau'e  remonter  les  livres  pf^ophètiqi/es  à  une  date  séparée  de  ces 
événemens  par  plusieurs  siècles. 

I. 

J'entre  maintenant  dans  le  détail  des  prophéties;  mais  si  je  veux 
obtenir  qu'on  reconnaisse  dans  les  livres  prophétiques  l'histoire 
du  II®  siècle  avant  notre  ère,  il  faut  d'abord  que  je  remette  cette 
histoire  sous  les  yeux  de  mes  lecteurs;  car  elle  est,  en  général, 
sinon  précisément  trop  peu  connue,  du  moins  trop  peu  présente  à 
la  plupart  des  esprits. 

(l)  Je  parle   des  Scholia  in  comj)endium  redacta,  Leipzig,  1835,  les  seuls  que  j'aie 
eus  sous  les  yeux. 


520  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Je  rappelle  d  abord  qu'à  la  suite  de  la  mine  des  deux  royaumes 
d'Israël  et  de  Juda,  détruits  l'un  à  la  fin  du  viii®,  l'autre  au  début 
du  VI®  siècle,  les  dix  tribus  disparaissent,  pour  ainsi  dire,  de  l'his- 
toire, et  l'histoire  même  de  Juda  présente  une  vaste  lacune  (1).  On 
sait  que,  70  ans  après  la  destruction  de  Jérusalem  et  de  Juda  par 
les  Babyloniens,  ceux  de  Juda,  déportés  en  Babylonie,  obtinrent  de 
Cyrus,  qui  avait  anéanti  l'empire  de  Babylone,  la  permission  de 
rentrer  dans  leur  pays  et  d'y  repeupler  Jérusalem.   Mais  depuis 
cette  date  jusqu'à  celle  de  la  mort  d'Alexandre,  leurs  annales  sont 
vides,  ou  du  moins  nous  n'y  trouvons  que  la  réédification  de  leur 
Temple,  qu'ils  ne  purent  rebâtir  qu'un  siècle  après  leur  retour.  Ils 
n'ont  rien  écrit,  puisque  Josèphe  n'en  dit  rien,  de  ce  qui  s'est  passé 
chez  eux  pendant  plus  de  deux  cents  ans  ;  et  les  Grecs,  qui  ne  les 
connaissaient  pas,  ne  pouvaient  en  parler  non  plus.  Mais  la  con- 
quête d'Alexandre  les  ayant  soumis  à  la  domination  macédonienne, 
ils  se  trouvèrent  enveloppés  dans  le  monde  grec.  Ils  ont  alors  une 
histoire,  mais  bien  incomplète  encore,  puisque  les  historiens  qui 
avaient  écrit  sur  les  successeurs  d'Alexandre  sont  presque  entière- 
ment perdus.  Ils  furent  d'abord  soumis  aux  rois  d'Egypte;  le  pre- 
mier Ptolémée,  à  qui  ils  avaient  essayé  de  résister,  prit  Jérusalem 
et  transporta  en  Egypte  une  multitude  de  prisonniers  qui  y  for- 
mèrent une  colonie  Israélite.  Ils  devinrent  ensuite  les  sujets  des 
rois  de  Syrie.  Placés  dans  ce  milieu  hellénique,  ils  s'hellénisent 
insensiblement.  Leurs  maîtres  les  subjuguent,  non  pas  seulement 
par  l'ascendant  qu'exerce  toujours  la  puissance,  mais  par  la  séduc- 
tion des  mœurs  et  des  idées  grecques.  Leurs  grands-prêtres,  c'est- 
à-dire  leurs  princes,  prennent  des  noms  grecs  et  se  font  les  cour- 
tisans des  rois  syriens.  Beaucoup  les  imitent,  et  le  peuple  se  partage 
en  deux   moitiés,   dont   l'une  semble  prête  à  passer  à  d'autres 
croyances  et  à  d'autres  dieux.  Mais  il  y  avait  dans  la  fidélité  d'Is- 
raël à  ses  traditions,  à  sa  Loi  et  au  culte  de  son  Jéhova,  une  force 
qu'ils  ne  connaissaient  pas   eux-mêmes.  Elle  éclata  tout  à  coup 
sous  le  règne  d'Antiochus  l'Épiphane.  On  ne  sait  pas  sous  quelle 
forme  elle  se  manifesta  d'abord,  mais  il  faut  qu'elle  ait  déjà  paru 
redoutable,  puisqu'elle   exaspéra  Antiochus.   Une  première  fois, 
étant  entré  dans  Jérusalem,  il  s'était  fait  livrer  par  un  grand- 
prêtre,  sa  créature, —  Onias  de  son  nom  hébreu,  mais  qui  se  faisait 
appeler  Ménélas, —  les  trésors  sacrés  du  Temple;  mais  deux  ans 
après  il  fit  surprendre  la  ville  par  une  armée  qui  tua  beaucoup  de 
monde,  mit  le  feu  en  divers  endroits,  et  même  aux  portiques  du 
Temple,  et  emmena  des  hommes  et  des  femmes  en  captivité.  On 
occupa,  au-dessus  de  la  colline  de  Sion,  où  était  le  Temple,  une 

(1)  Je  ne  nomme  que  Juda.  mais  on  sait  que  Benjamin  et  Juda  ne  font  qu'un. 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHETES.  521 

iicropole  ou  acra  fortifiée  où  fut  établie  une  garnison  d'hellénisans 
pour  tenir  en  respect  les  Israélites.  Beaucoup  de  ceux-ci  abandonnè- 
rent Jérusalem,  qui  se  remplit  d'infidèles.  Gomme  ces  infidèles  étaient 
étrangers,  ou  affiliés  aux  étrangers,  Israël  étant  le  seul  peuple  qui 
adorât  Jéhova,  les  fidèles  les  appelaient  les  Nations,  désignation 
qui  prenait  ainsi  un  sens  théologique.  Je  marque  ce  sens  en  em- 
ployant une  majuscule  (1). 

Le  livre  grec  qui  a  pour  titre  Premier  livre  des  Maccabées  (2), 
qui  est  la  plus  ancienne  source  que  nous  puissions  consulter, 
raconte  que  Jérusalem  devint  alors  toute  grecque,  au  dehors  du 
moins;  que  le  Temple  fut  profané  et  qu'on  y  plaça  une  idole;  que 
beaucoup  violèrent  le  sabbat  et  firent  des  sacrifices  aux  dieux  des 
Nations;  que  les  fêtes  de  Jéhova  furent  abolies;  qu'on  brûla  les 
livres  de  la  Loi,  qu'on  interdit  la  circoncision,  qu'on  s'efforça  en- 
lin  d'exterminer  la  religion  nationale.  Mais  à  Modin,  à  quelques 
lieues  de  Jérusalem,  un  prêtre,  nommé  Mathathias,  voyant  un 
homme  de  Juda  qui  sacrifiait  à  une  idole,  se  jeta  sur  cet  homme 
et  le  tua,  et  avec  lui  l'envoyé  du  roi  qui  présidait  au  sacrifice. 
Il  avait  cinq  fils  déjà  hommes.  Il  gagna  les  montagnes  avec  eux, 
suivi  d'une  troupe  qui  fut  bientôt  considérable.  Ainsi  commença 
une  insurrection  qui  devait  aboutir  à  l'affranchissement  d'Israël. 
Mathathias  mourut  au  début  même  de  la  lutte;  mais  Judas,  l'un  de 
ses  fils,  en  fut  le  chef  ;  il  remporta  une  suite  de  victoires  qui  le 
tirent  surnommer  Maccahée,  c'est-à-dire,  à  ce  qu'il  paraît,  le  Mar- 
teau. Il  reprit  possession  de  Jérusalem,  à  l'exception  de  Y  acra.  Et 
il  tint  si  bien  en  respect  la  garnison  même  de  Y  acra,  qu'il  put  res- 
taurer, dans  le  Temple  purifié,  le  culte  de  Jéhova.  En  même  temps 
son  frère  Simon  battait  aussi  en  Galilée  une  invasion  des  Philis- 
tins, c'est-à-dire  des  peuples  de  Tyr  et  des  environs. 

Le  surnom  de  Maccabée  n'a  jamais  appartenu  qu'au  seul  Judas; 
c'est  donc  improprement  qu'on  dit  les  livres  des  Maccabées.  Le 
nom  de  cette  famille  était  les  Asmonées  ou  Asamonées,  nom  pris 
de  la  montagne  d'Asmon  ou  Asamon,  en  Galilée,  dont  ils  étaient 
sans  doute  originaires  (3). 

Ainsi  Antiochus  l'Epiphane  était  vaincu;  quand  il  mourut,  les 
Syriens  firent  un  nouvel  effort  :  ils  assiégèrent  Jérusalem  et  l'affa- 
mèrent. Les  divisions  intestines  de  la  Syrie  vinrent  en  aide  à 
Israël;  occupés  ailleurs,  les  ennemis  levèrent  le  siège,  mais  ils  dé- 

(1)  Les  Nations,  en  latin,  c'était  gentes,  les  partisans  des  Nations  gentiles,  d'où,  en 
français,  les  Gentil?. 

("2)  Il  y  a  deux  livres  des  Maccabées,  mais  qui  ne  se  font  pas  suite  et  sont  indépen- 
dans  l'un  de  l'autre.  Le  Premier  Livre  seul  a  un  caractère  vraiment  historique. 

(3)  Jo^èphc,  Antiquités,  12-6-1  et  14-16-4,  et  Guerre  des  Juifs,  2-18-11. 


522  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

molirent  en  partant  les  murs  de  Jérusalem.  Ils  emmenèrent  pri- 
sonnier, et  bientôt  ils  mirent  à  mort  le  grand-prêtre,  cet  Onias,  de 
son  nom  grec  Ménélas,  qui  régnait  depuis  dix  ans.  Ces  malheu- 
reux grands-prêtres,  créatures  des  rois  de  Syrie,  étaient  dans  la 
position  la  plus  fausse,  et  ne  pouvaient  jamais  contenter  ni  leurs 
maîtres  ni  leur  peuple.  Ménélas  lut  remplacé  par  un  Iakim,  Alcime 
de  son  nom  grec,  qui  n'était  pas  de  race  sacerdotale.  Celui-ci  mou- 
rut de  maladie  au  bout  de  quelques  années,  et  les  Syriens  ne  le 
remplacèrent  pas;  la  grande-prêtrise  demeura  vacante. 

Cependant  il  restait  un  Onias,  neveu  de  Ménélas,  qui,  à  la  mort 
de  son  oncle,  ne  pouvant  supporter  la  déchéance  de  sa  famille,  se 
retira  en  Egypte.  Il  y  fut  bien  accueilli,  —  les  rois  d'Egypte  favori- 
sant naturellement  les  Israélites  contre  les  rois  de  Syrie,  —  et  un  peu 
plus  tard,  en  l'an  150  avant  notre  ère,  il  obtint  de  Ptolémée  Philo-, 
métor  rautorisation  d'élever  en  Egypte  un  temple  au  dieu  d'Is- 
raël. Ce  temple  subsista  jusqu'à  la  ruine  du  Temple  de  Jéru- 
salem. 

La  lutte  continua  en  Juda  sous  Alcime,  mais  dans  une  bataille 
Judas  fut  tué.  Le  Premier  livre  des  Maccabces  pousse  ici  un  cri 
de  détresse  (ix,  20)  :  «Et  ils  prirent  le  deuil  pendant  plusieurs  jours, 
et  ils  dirent  :  Comment  est-il  tombé,  le  fort  qui  sauvait  Israël  (1)  ?  » 
La  situation  des  Fidèles  parut  quelque  temps  désespérée.  Ils  se  ral- 
lièrent pourtant,  dans  le  nord  du  pays,  sous  le  commandement  de 
Jonathan,  frère  de  Judas.  Il  réussit  à  se  maintenir  et  à  se  faire  res- 
pecter des  Syriens,  avec  qui  il  conclut  une  espèce  de  trêve.  La 
situation  changea  tout  à  coup,  en  153,  deux  rois  se  disputant  la 
Syrie.  Jonathan  et  son  armée  s'étaient  déjà  assez  fait  compter  pour 
que  chacun  des  pretendans  voulût  les  avoir  avec  soi.  Celui  qui 
triompha  s'attacha  Jonathan  en  le  faisant  grand-prêtre  à  Jérusa- 
lem, qui  était  depuis  sept  ans  sans  grand-prêtre.  Et  le  Syrien  ayant 
épousé  la  lîUe  du  roi  d'Egypte  pour  s'assurer  son  alliance,  Jona- 
than est  invité  aux  fêtes  du  mariage  et  y  figure  entre  les  deux 
rois. 

Cependant,  à  cette  révolution  de  la  Syrie,  une  autre  succède, 
puis  une  autre  encore,  et  à  chacune  Jonathan  gagne  quelque  chose. 
Mais  à  la  fin  il  se  laisse  sui*prendre  par  une  démarche  de  fausse 
amitié,  et  il  est  assassiné  par  les  Syriens. 

La  situation  de  Juda  n'en  est  nullement  affaiblie.  Simon,  qui 
succède  à  son  frère,  trouve  à  son  tour  un  roi  de  Syrie  pour  le 
reconnaître  comme  grand-prêtre  et  comme  allié.  Et  il  est  si  fort, 

(1)  Ce  sont  les  versets  qui  ont  fourni  à  Fléchier  le  texte  de  son  oraison  funèbre  de 
Turenne. 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHETES.  523 

OU  plutôt  la  royauté  syrienne  est  si  faible,  que  les  Syriens  renon- 
cent à  l'impôt  de  la  couronne,  qu'on  leur  payait  jusqu'alors,  et  qui 
était  le  dernier  vestige  de  leur  souveraineté.  Et  ceux  de  Juda  ne 
datèrent  plus  les  actes  publics  que  par  le  nom  de  Simon,  prêtre  et 
ethnarque.  On  n'a  son  titre  qu'en  grec  (I  Macc,  xv,  1).  Cela  eut  lieu 
l'an  142  avant  notre  ère,  vingt-cinq  ans  après  la  révolte  de  Matha- 
thias. 

Dès  l'année  suivante,  Simon  à  son  tour  assiégea  Vacnt  et  la 
réduisit.  Il  ne  se  contenta  pas  d'en  raser  les  murailles;  il  voulut 
détruire  et  raser  la  hauteur  même  sur  laquelle  les  Syriens  avaient 
bâti  leur  place  forte.  Josèphe  dit  que  le  peuple  s'y  employa  avec 
acharnement  pendant  trois  années,  le  travail  ne  s'interrompant  ni 
jour  ni  nuit,  jusqu'à  ce  qu'enfin  la  hauteur  fût  absolument  nivelée. 
Et  une  fête  annuelle  fut  établie  en  commémoration  de  la  ruine  de 
Vacra. 

Simon  à  son  tour  osa  sortir  de  ses  limites  ;  il  prit  plusieurs  villes 
de  la  côte,  entre  autres  Joppé,  la  moderne  Jafîa,  dont  il  fit  le  port 
du  pays.  Le  Premier  livre  des  Maccabêes  célèbre  son  règne  comme 
un  âge  d'or  (chap.  xiv).  Ce  règne  fut  comt.  Simon  mourut  assas- 
siné l'an  135,  et  l'assassin,  qui  était  son  gendre,  tua  avec  lui  deux 
de  ses  fils.  Le  troisième  échappa  et  succéda  à  son  père.  Il  s'ap- 
pelait Jean,  de  son  nom  hébreu,  et  prit  plus  tard  le  nom  grec 
d'Hyrcan  (1).  Il  fut  grand-prêtre  ou  prince  pendant  tout  près  de 
trente  ans,  et  son  règne  fut  glorieux.  Il  prit  Sichem  et  détruisit  le 
temple  samaritain  du  mont  Garizim,  élevé  au  temps  d'Alexand]-e. 
Il  prit  aussi  et  ruina  Samarie,  l'antique  rivale  de  Jérusalem.  En- 
fin il  soumit  l'Idumée  et  força  les  Iduméens  à  se  faire  circoncire. 
Les  fils  d'Ésati  furent  désormais  les  sujets  des  fils  de  Jacob  et  con- 
fondus parmi  eux. 

Voilà  les  événemens  qui  remphrent  la  seconde  moitié  du  ii®  siècle 
(Hyrcan  est  mort  l'an  107),  et  voilà  aussi,  selon  moi,  les  événe- 
mens qui  ont  inspire  les  livres  mis  sous  le  nom  des  prophètes, 
et  dont  l'impression  s'y  fait  sentir  constamment.  Mais  il  est  temps 
de  les  aborder. 

Le  recueil  s'ouvre  par  celui  qui  porte  le  nom  d'Isaïe.  Mais  la 
critique,  depuis  qu'il  y  a  une  critique  en  ces  matières,  a  aisément 
reconnu  que  la  dernière  moitié  du  hvre  (chap.  xl-lxvi)  compose 
véritablement  un  livre  à  part,  qui  ne  fait  pas  suite  à  ce  qui  pré- 
cède, et  qui  est  d'une   autre  main  et  d'une  autre  date.  On  dis- 

(1)  Quand  il  eut  fait  la  guerre  en  Hyrcanie  contre  les  Parthes  comme  allié  du  roi 
de  Syrie,  Antioclius  de  Sidé  ou  Sidétès. 


524  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tingue  donc  un  Premier  haie  (1)  et  un  Second  haie.  C'est  du  Pre- 
7nier  haie  seulement  que  je  vais  parler. 

Isaïe  est  le  nom  d'un  prophète  du  viii®  siècle  avant  notre  ère. 
Il  figure  dans  le  livre  I  desHois  (xvi,  19  et  20),  sous  le  règne  d'Ëzé- 
chias.  Et  le  livre  prophétique  qui  porte  ce  nom  se  donne,  dans  un 
court  préambule,  comme  contenant  en  effet  les  prophéties  qu'Isaïe 
a  fait  entendre  sous  le  règne  des  rois  de  Juda  Osias,  Jonathan, 
Achaz  et  Ézéchias,  c'est-à-dire  pendant  à  peu  près  toute  la  durée 
du  VIII*  siècle. 

Il  faut  dire  tout  de  suite  que  ce  témoignage,  par  lui-même,  n'a 
aucune  valeur.  J'ai  rappelé  déjà  que  les  Punune»  ont  été  long- 
temps attribués  à  David,  et  un  très  grand  nombre  de  psaumes 
portent  en  effet  des  préambules  qui,  non-seulement  les  donnent 
comme  étant  de  ce  roi,  c'est-à-dire  du  xi®  siècle  avant  notre  ère, 
mais  encore  les  rapportent  à  telle  ou  telle  circonstance  particulière 
de  la  vie  de  ce  roi,  et  cela  avec  un  tel  mépris  de  toute  vraisem- 
blance, qu'il  a  été  impossible  d'accepter  ces  indications,  et  qu'on 
a  fait  descendre  ces  écrits  jusqu'au  temps  des  Asmonées. 

Ainsi,  je  n'ai  à  tenir  aucun  compte  ni  du  préambule  d'haie, 
ni  en  général  de  ceux  des  livres  prophétiques,  et  je  dois  considérer 
ces  livres  comme  des  écrits  sur  lesquels  on  ne  possède  aucun  ren- 
seignement antérieur,  et  dont  on  ne  peut  préjuger  la  date  que  seu- 
lement par  ce  qu'ils  contiennent.  J'aborde  maintenant  directement 
haie. 

Dès  le  début  du  chapitre  i",  le  prophète,  ou  plutôt  le  poète,  nous 
peint  le  pays  comme  désolé,  ses  villes  en  feu,  ses  champs  rava- 
gés, Sion  dans  la  détresse,  pareille  à  la  cabane  du  gardien  dans  un 
vignoble.  Elle  n'a  conservé  des  siens  qu'un  faible  reste,  sans  les- 
quels elle  serait  comme  Sodome  et  Gomon-he.  On  ne  trouve  dans 
l'histoire  de  Jérusalem  rien  de  semblable  jusqu'à  la  destruction  de 
la  ville  et  du  royaume  de  Juda  par  Nabuchodonosor.  Faudra-t-il 
descendre  jusque-là?  Mais  si  on  le  fait,  le  livre  ne  sera  plus 
d'haie.  Car  le  principe  rationaliste,  qui  s'impose  maintenant  à 
toute  critique,  et  qui  exclut  tout  surnaturel,  ne  permet  pas  de 
croire  qu'un  prophète  ait  annoncé  cette  catastrophe  à  deux  cents 
ans  de  distance.  D'ailleurs  ces  tableaux,  qui  sont  trop  forts  pour 
les  temps  antérieurs,  seraient  trop  faibles,  au  contraire,  pour 
peindre  la  ruine  dernière,  et  ne  sauraient  la  représenter.  On  ne 
trouvera  pas  d'époque  à  laquelle  ils  s'appliquent  mieux  que  celle 
de  la  guerre  contre  les  rois  de  Syrie,  où  Jérusalem  a  passe  par  de 

(l)  Je  mets  ces  noms  en  italiques,  ne  croyant  pas  que  ce  soient  les  noms  véritables. 


LA    .MODERNITÉ    DES    PROPHETES.  525 

si  longues  et  de  si  cruelles  épreuves  sans  disparaître  absolument. 
Et  c'est  aussi  à  cette  époque  que  se  rapportent  le  mieux  les  plaintes 
du  prophète  et  les  reproches  que  le  dieu  adresse  à  son  peuple. 
Au  vi^  siècle,  Jérusalem  succombait  sous  l'invasion  brutale  des 
barbares  du  dehors.  Ce  n'était  pas  le  moment  de  déclamer,  comme 
dans  ces  premiers  chapitres,  contre  les  fautes  des  peuples  et  les 
torts  de  leurs  gouvernans,  ou  le  luxe  de  leurs  grandes  dames 
(chap.  m).  Au  11^  siècle,  l'étranger  avait  pour  complices  ceux  de 
Juda  même,  leurs  nobles,  leurs  prêtres,  infidèles  à  leur  dieu,  et 
tout  pénétrés  des  mœurs  des  Nations.  Ils  croyaient  avoir  assez  fait 
pour  Jéhova  quand  ils  avaient  célébré  ses  fêtes  et  offert  des  sacri- 
fices. Et  c'est  alors  que  le  poète  entendait  la  voix  de  Jéhova  : 
u  Qu'ai-je  à  faire  de  tous  vos  sacrifices?  Je  suis  rassasié  des  holo- 
<^austes  de  moutons,  de  la  chair  des  veaux  gras...  Je  ne  vous  écoute 
pas,  car  vos  mains  sont  pleines  de  sang.  Lavez-vous,  purifiez- 
vous,  ôtez  de  devant  mes  yeux  la  méchanceté  de  vos  actions;  ces- 
sez de  faire  le  mal.  apprenez  à  faire  le  bien,  recherchez  la  justice, 
redressez  le  prévaricateur,  faites  droit  à  l'orphelin,  défendez  la 
veuve.  »  Cette  guerre  est  en  même  temps  une  révolution  inté- 
rieure. Les  purs,  les  assid  (c'est  le  mot  hébreu,  grécisé  dans  le 
livre  des  Maccahèes,  ii,  /i2,  etc.),  y  luttent  contre  les  mauvais,  qui 
vont  être  vaincus  et  rejetés;  de  là  les  derniers  versets  du  cha- 
pitre, qui  saluent,  en  ayant  l'air  seulement  de  l'annoncer,  cette 
révolution  accomplie. 

Le  second  chapitre  célèbre  la  victoire,  toujours  sous  forme  de 
prophétie.  Il  décrit  la  grandeur  à  laquelle  s'élèvent  Juda  et  son 
dieu.  La  hauteur  de  Sion  dépasse  toutes  les  hauteurs.  Les  étran- 
gers eux-mêmes  viennent  adorer  dans  son  Temple  et  apprennent  à 
respecter  Jéhova  et  sa  loi.  La  paix  règne  dans  le  pays,  qui  n"a  plus 
d'ennemis.  Devant  Jéhova,  les  autres  dieux,  les  images  d'or  et 
d'argent  disparaissent,  rentrent  sous  terre  ou  se  cachent  au  fond 
des  cavernes.  Les  commentateurs  attachés  à  la  tradition  cher- 
chent en  vain  dans  les  temps  antiques  où  placer  cette  transforma- 
tion. Il  n'y  a  dans  l'histoire  qu'une  seule  époque  où  on  ait  vu  tout 
cela.  C'est  celle  où,  à  la  fin  de  la  guerre  contre  les  rois  de  Syrie,  le 
peuple  de  Jéhova  a  proclamé  son  indépendance  et  repoussé  l'ido- 
lâtrie pour  jamais. 

Ici  recommencent  les  plaintes  et  la  peinture  de  tout  ce  que  Jé- 
rusalem a  souffert.  Car  un  livre  prophétique  ne  forme  pas  rni  tissu 
bien  serré.  Il  se  compose  d'effusions  poétiques  détachées,  qui  pro- 
bablement se  sont  produites  à  part  les  unes  des  autres,  et  ont  été 
rassemblées  ensuite.  Tous  ces  morceaux  ont  leur  intérêt  et  leur 
■beauté,  mais  je  ne  dois  m'arrèter  qu'aux  endroits  qui  me  fourni- 


526  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

ront  plus  particulièrement  des  observations  pour  le  sujet  qui  m'oc- 
cupe. 

C'est  au  chapitre  v,  a  erset  26,  que  sont  décrits  pour  la  première 
fois  rinvasion  des  Syriens  et  l'aspect  de  leurs  formidables  armées. 
Ces  images,  sans  doute,  conviendraient  aussi  aux  Babyloniens  de  la 
fin  du  VII*  siècle  ;  mais  on  en  a  déjà  vu  assez  pour  comprendre 
vju'on  n'a  pas  besoin  d'aller  chercher  si  loin  les  ennemis  que  le 
poète  a  sous  les  yeux. 

En  fait,  rien  absolument  jusqu'ici  n'invite  le  lecteur  à  se  croire 
ni  au  viii^  ni  au  vi^  siècle,  et  le  chapitre  ii,  au  contraire,  s'y  oppose 
expressément,  puisqu'il  est  rempli  de  tableaux  d'une  prospérité  et 
d'une  grandeur  qu'on  ne  peut  placer  à  ces  époques. 

Mais  voici  qu'au  chapitre  vu  on  trouve  un  récit  qui  forcerait  en 
apparence  à  se  reporter  en  effet  au  viii®  siècle.  On  y  voit  le  royaume 
de  Juda,  sous  Achaz,  pèred'Ézéchias,  menacé  par  Rasin,  roi  d'Aram 
et  Phacée,  roi  d'Israël  :  c'est  un  événement  raconté,  à  cette  date, 
dans  le  second  livre  des  Bois  (xvi,  5).  Ce  n'est  pourtant  qu'une  ap- 
parence, et  ce  que  dit  le  prophète  en  cet  endroit  n'est  plus  du  tout 
ce  dont  parle  le  hvre  des  Bois.  Dans  celui-ci,  Achaz  menacé  se 
met  sous  la  protection  de  l'Assyrien  Theglat-Phalasar,  qui  enva- 
hit à  la  fois  le  pays  de  Damas  et  celui  d'Israël,  et  fait  mourir  le  roi 
Rasin,  tandis  que  Juda,  qui  a  acheté  le  salut  par  sa  sujétion,  n'a 
rien  à  souffrir.  Dans  \e  prophète,  au  contraire,  il  est  bien  dit  que 
les  deux  pays  ennemis  de  Juda  sont  dévastés  (7-16),  sans  que  rien 
indique  qui  est-ce  qui  les  envahit;  mais  immédiatement  Juda  est 
accablé  à  son  tour  par  une  invasion  terrible,  qui  amène  des  cala- 
mités telles  qiion  n'en  avait  jamais  vu  depuis  que  les  dix  tribus 
se  sont  séparées  de  Juda  (7-17).  Or  il  n'y  a  rien,  mais  rien  absolu- 
ment qui  ressemble  à  cela  dans  l'histoire  du  viii^  siècle.  Il  a  été 
impossible  aux  commentateurs  de  trouver  à  ce  passage  une  explica- 
tion satisfaisante.  Mais  déjà  on  était  averti,  par  les  premiers  cha- 
pitres du  livre,  qu'on  n'est  plus  au  temps  de  Theglat-Phalasar. 

Il  est  clah',  à  la  lecture  du  chapitre  vu,  qu'Aram  et  Israël  tiennent 
ici  très  peu  de  place,  et  que  ce  n'est  pas  ce  qui  préoccupe  l'écri- 
vain. Ce  qui  le  touche,  c'est  un  autre  ennemi^  un  ennemi  formi- 
dable, tout  près  d'écraser  Juda  ;  c'est  aussi  la  délivrance,  qui  est 
l'œuvre  de  Jéhova,  et  avec  la  délivrance,  la  prospérité  et  la  gran- 
deur. C'est  là  ce  qui  remplit  six  chapitres  entiers,  et  c'est  là 
l'histoire  du  it  siècle. 

L'armée  formidable  qui  fond  sur  Juda  du  bout  de  la  terre  (5-26), 
c'est  l'armée  des  Syriens.  Le  roi  d'Assur  (7-17-18  et  8-7),  c'est  le 
roi  de  Syrie,  qui  se  trouve  très  bien  désigné  par  cette  appellation 
antique,  puisqu'il  est  en  effet  l'héritier  des  Assyriens.  Le  pays  de 


LA   MODERMTÉ   DES    PROPHETES.  527 

Juda  est  dévasté  et  dépeuplé  ;  mais  Jehova  vient  au  secours  de  son 
peuple.  Après  la  détresse,  le  salut;  après  les  ténèbres,  la  lu- 
mière (8-22).  Elle  vient  de  la  Galilée  des  Nations,  d'un  pays  jusque- 
là  sans  gloire,  dit  le  prophète  (8-23),  et  les  commentateurs  ne  se 
rendent  pas  compte  non  plus  de  ce  passage  ;  mais  il  s'explique 
quand  on  lit  que  le  jeune  Simon,  frère  de  Judas  le  Maccabée, 
inaugura,  pour  ainsi  dire,  l'affranchissement  de  son  pays  par  les 
\-ictoires  qu'il  remporte  en  Galilée  au  début  même  de  la  guerre 
(Josèphe,  Antiq.,  12-8-2).  Puis  le  poète  nous  conduit  tout  de  suite 
au  principat  de  Simon,  sous  qui  Juda  devient  libre,  et  à  celui  de 
son  fils  Hyrcan  (chap.  ix  à  xii). 

Mes  lecteurs  ont  peut-être  oublié  Rasin,  roi  d\\j-am;,  et  Phacée, 
roi  d'Israël.  Il  faut  y  revenir;  mais  qu'ont-ils  à  faire  dans  cette 
prophétie?  Je  ne  puis  le  dire  avec  certitude,  pai'ce  qu'à  cette  date 
du  II*  siècle,  on  connaît  trop  mal  l'histoire  des  rapports  de 
Juda  avec  les  petits  peuples  voisins.  On  sait  seulement,  en  général, 
qu'ils  étaient  toujours  en  querelle  ou  en  guerre  les  uns  avec  les 
autres.  Aram,  c'est  Damas  (7-8),  et  Israël  s'appelle  autrement, 
Éphraïm  ou  Samarie  (7-9).  On  peut  donc  conjecturer  qu'un  peu 
avant  l'invasion  d'Antiochus,  Damas  et  Samarie  venaient  de  se  li- 
guer contre  Jérusalem,  mais  qu'elles  tombèrent  elles-mêmes  immé- 
diatement sous  la  domination  des  Syriens,  qui  les  pillèrent  (8-4). 
Et  cette  conjecture  est  confirmée  par  ce  cpe  Josèphe  nous  apprend, 
à  cette  date,  de  la  situation  difficile  et  de  l'attitude  des  Samari- 
tains {Antiq.,  12-5-5).  Si  Damas  et  Samarie  sont  représentées  par 
les  noms  antiques  de  Rasin  et  de  Phacée,  comme  la  Syrie  est  re- 
présentée par  celui  d'Assur,  ce  procédé  de  transposition,  comme 
je  l'appellerais  volontiers,  se  présentait  naturellement  à  l'esprit 
d'écrivains  qui,  au  lieu  de  parler  pour  leur  propre  compte,  avaient 
imaginé  de  faire  parler  à  leur  place  les  vieux  prophètes  d'autre- 
fois, soit  pour  inspirer  plus  de  respect,  soit  simplement  pour  être 
plus  libres. 

Mais  le  tableau  de  Juda  libre  et  florissant  mérite  que  l'on  s'y  ar- 
rête. «  Tu  fais  de  ton  peuple  un  grand  peuple,  tu  lui  prodigues  la 
joie,  une  joie  comme  au  jour  de  la  moisson,  comme  au  partage  du 
butin.  Car  le  joug  qu'on  lui  avait  donné  à  porter,  et  le  bâton  qui 
frappait  son  épaule,  sont  brisés»  (9-1-3).  Et  plus  loin  :  «Malheur 
à  Assur!  »  (10-5).  11  s'est  flatté  en  vain  de  triompher.  Ayant  subju- 
gué tant  de  peuples,  dont  les  dieux  sont  plus  grands,  à  ses  yeux, 
que  ceux  de  Jérusalem,  il  ne  doutait  pas  que  celui-ci  ne  fût  vaincu 
à  son  tour.  Mais  c'est  lui  qui  est  vaincu  lui-même,  et,  au  moment 
où  il  croit  déjà  tenir  sa  proie,  c'est  lui  qui  est  frappé  par  le 
Fort  (10-32-34). 


528  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Cependant  le  poète  chante  le  chef  que  Jéliova  donne  à  son 
peuple  :  «  Un  jeune  chef  est  avec  nous,  un  héritier  nous  a  été 
donné  :  le  commandement  est  sur  son  épaule  ;  on  le  nomme  l'éton- 
nant, le  sage,  le  divin,  le  père  à  toujours,  le  prince  de  la  paix. 
Par  lui  s'agrandit  l'empire,  et  la  paix  réside  à  jamais  sur  le  trône 
de  David  et  sur  son  royaume.  Il  est  étayé  sur  le  droit  et  la  justice^ 
et  cela  à  jamais.  Voilà  ce  qu'a  lait  l'amour  de  Jéhova  Sabaoth  »  (9-5). 

Des  paroles  comme  celles-là  ne  peuvent  laisser  aucun  doute.  Il 
est  clair  qu'on  n'est  plus  au  temps  de  Rasin  et  de  Phacée,  mais  au 
glorieux  principat  de  Simon.  Et  les  mêmes  effusions  reviennent 
presque  tout  de  suite  (11-1)  : 

«  Mais  voici  qu'il  sort  un  rameau  de  la  souche  de  Jessé  (11-1), 
et  un  rejeton  a  poussé  de  ses  racines.  L'esprit  de  Jéhova  repose 
sur  lui,  l'esprit  de  sagesse  et  d'intelligence,  l'esprit  de  conseil 
et  de  force...  Il  juge  les  faibles  avec  justice;  il  prononce  avec 
équité  pour  les  humbles.  Il  frappe  le  pays  de  la  verge  de  sa  parole, 
et  du  souille  de  ses  lèvres  il  tue  le  méchant.  La  justice  est  l'ar- 
mure de  ses  reins;  la  fidélité,  la  ceinture  de  ses  flancs.  Alors  le 
loup  habite  avec  la  brebis,  la  panthère  se  couche  près  du  che- 
vreau, le  jeune  taureau,  le  lionceau,  le  gras  bélier  paissent  en- 
semble, et  un  petit  enfant  les  conduit...  Le  nourrisson  joue  près 
du  trou  de  la  vipère;  dans  le  repaire  du  basilic  l'enfant  à  peine 
sevré  met  la  main.  On  ne  fait  plus  de  mal,  il  n'y  a  plus  d'injustice 
sur  la  montagne  de  ma  sainteté  (c'est  donc  Jéhova  qui  parle)  ;  car 
le  pays  est  rempli  de  la  connaissance  de  Jéhova,  comme  le  fond 
de  la  mer  est  recouvert  par  les  eaux.  »  Et  ce  morceau  se  termine 
(chap.  xii)  par  un  véritable  chant  de  triomphe. 

On  a  remarqué  depuis  longtemps  que  ces  images  de  ce  qu'on 
nomme  un  âge  d'or  rappellent  un  passage  de  Théocrite  dans  sa 
pièce  24,  sur  l'enfance  d'Héraclès,  au  vers  8li.  Tirésias  annonce 
qu'Héraclès  doit  un  jour  purger  la  terre  de  toutes  les  bêtes  malfai- 
santes :  «  Un  temps  viendra  où  le  loup  aux  dents  tranchantes  verra 
le  faon  dans  sa  couche,  et  ne  voudra  pas  lui  faire  de  mal.  »  Mais  il 
est  curieux  de  reconnaître  que  les  versets  hébraïques,  au  lieu 
d'être  antérieurs  à  ces  vers  de  plus  de  hOO  ans,  sont  au  con- 
traire beaucoup  plus  modernes." 

Ce  tableau,  à  la  poésie  près,  est  d'ailleurs  précisément  celui  que 
nous  fait  du  règne,  ou  si  on  veut  du  principat  de  Simon,  le  Pre~ 
mier  livre  des  Maccabées.  Tout  nous  ramène  donc  à  la  grande 
époque  de  ce  Simon,  qui  gouverna  le  premier  Juda  libre. 

Mais  pourquoi  est-il  dit  que  ce  libérateur  sort  de  la  souche  de 
Jessé,  le  père  de  David?  Cela  signifie  simplement  que  c'est  un 
homme  de  Juda,  et  non  plus  un  étranger.  Quand  le  prince  de  Juda 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHÈTES.  529 

est  un  homme  de  Juda,  il  est  l'héritier  de  David,  le  fds  de  David; 
c'est,  pom*  ainsi  dire,  David  Ini-mème  dont  le  règne  continue, 
comme  on  verra  qu'il  est  dit  dans  Jérémie. 

Les  commentateurs,  qui  n'imaginaient  pas  de  descendre  jusqu'aux 
temps  de  Simon  ou  de  son  fds,  ne  savaient  à  quoi  rapporter  ces 
peintures.  M.  Reuss,  de  même  que  Rosenmiiller,  a  pour  seule  res- 
source d'imaginer  que  ces  morceaux,  étant  en  dehors  de  l'histoire, 
prophétisent  le  persorinage  surnaturel  qu'on  a  appelé  l'Oint,  en 
liébreu  le  Messie,  expression  qui  ne  se  trouve  d'ailleurs  ni  dans 
haie,  ni  dans  aucun  des  prophètes  de  cette  époque. 

Les  contemporains  de  Simon  comprenaient  sans  difficulté  que 
c'était  lui  qui  était  célébré  dans  ces  passages  ;  mais  quand  on  fut  à 
une  certaine  distance  de  cette  résurrection  de  Juda  ;  quand  on  eut 
oublié,  avec  les  dures  épreuves  de  ces  vingt-cinq  ans,  l'émotion  de 
la  délivrance  ;  quand  on  eut  d'autres  soucis  et  d'autres  désirs,  on 
n'attacha  plus  le  même  sens  aux  mêmes  paroles.  Le  passé  était 
passé  ;  désirs  et  espérances  s'envolaient  naturellement  vers  l'ave- 
nir ;  et,  après  les  tristesses  des  derniers  règnes  des  Asmonées,  après 
surtout  qu'on  eut  commencé  à  sentir  le  poids  de  la  domination 
romaine,  quand  on  relisait  les  promesses  à'Istûe,  on  se  figurait 
que  ce  libérateur  si  magnifiquement  annoncé  ne  pouvait  être  que 
celui  qui  viendrait  un  jour,  et  comme  on  ne  pouvait  plus  guère 
l'attendre  du  cours  naturel  des  choses,  on  l'attendit  d'un  miracle 
et  on  le  fit  descendre  du  ciel.  Voilà  comment  s'est  formée  l'idée  du 
Messie. 

Aux  chapitres  xiii  et  xiv,  il  n'est  plus  question  de  Juda,  mais  de 
Bïibylone,  prise  et  ruinée  par  les  Mèdes  (13-17).  Gomme  il  était 
impossible  de  placer  cet  événement  avant  le  temps  de  Cyrus,  les 
critiques  modernes  ont  bien  été  obligés  de  reconnaître  que  ces 
deux  chapitres  ne  peuvent  être  de  l'Isaïe  du  viii^  siècle.  M.  Edouard 
Reuss  est  même  allé  dans  cette  voie  jusqu'à  se  résoudre  à  les  ôter 
de  la  place  où  on  les  lit  dans  le  texte  hébreu  et  à  les  renvoyer  à  un 
autre  volume.  Mais  si  on  prend  une  telle  hberté  avec  un  \i\re  pro- 
phétique, qui  empêche  d'en  prendre  beaucoup  d'autres,  et,  si  on 
les  fait  descendre  de  deux  siècles,  pourquoi  pas  de  six? 

Et  ici  en  particulier,  je  ne  crois  pas  en  effet  qu'il  soit  question 
de  la  victoire  de  Cyrus.  Nous  étions  tout  à  l'heure  au  ii®  siècle  ; 
je  crois  que  nous  y  sommes  encore,  et  qu'il  s'agit  de  l'invasion  des 
Parthes  en  Syrie,  qui  eut  lieu  précisément  à  cette  époque,  et  où 
leur  roi  Mithridate  prit  Babjlone(l).  Le  roi  de  Syrie  était  Démétrius 


(1)  Mithridates,  rex  Parlhorum  sextus  ab  Arsace,  vicio  Demetrii  priefecto,  Babylo- 
nam  urbem  finesque  ejus  universos  victor  invasit,  etc.  (Orose,  v,  4,  16.) 

TOME  XCIV.    —   1889.  34 


530  RE7UE   DES   DEUX   MONDES. 

Nicator,  qui  mourut  une  quinzaine  d'années  après,  chassé  de  son 
trône  par  une  révolte  et  assassiné  à  Tyr,  où  il  avait  cherché  un 
rehige.  De  sorte  que  le  descendant  d'Autiochus  le  Grand  n'eut 
pas  même  la  sépulture  d'un  roi  (l/i-19).  C'est  à  lui,  je  n'en  doute 
pas,  que  s'adressent  les  magnifiques  invectives  dont  haie  salue  la 
ruine  de  Babylone  et  la  mort  misérable  de  l'ennemi  héréditaire. 

Je  ne  m'arrêterai  pas  aux  prophéties  qui  suivent  contre  les  divers 
peuples  voisins  :  les  Philistins,  Moab,  Damas  (chap.  xr\-xvii).  J'ai 
déjà  dit  que  l'histoire  de  ces  peuples  nous  est  trop  peu  connue 
pour  que  ces  chapitres  puissent  être  consultés  utilement  sur  la  ques- 
tion qui  m'occupe. 

Mais  les  chapitres  xvin-xx  sont  remplis  par  une  prophclie  sur 
rÉg\"pte  qui  doit  attirer  toute  l'attention  des  critiques.  Le  prophète 
annonce  que  l'Egypte  va  être  désolée  à  la  fois  par  la  guerre  civile 
d'abord,  puis  par  la  guerre  étrangère.  Elle  va  tomber  sous  la  do- 
mination d'un  roi  victorieux,  qui  lui  fera  durement  sentir  sa  puis- 
sance. Quel  est  ce  roi?  C'est  Nabuchodonosor,  si  on  en  croit  les 
hvres  qui  portent  les  noms  de  Jérémie  et  d'Ëzéchiel  (1).  Mais 
outre  que,  là  encore,  nous  serions  loin  du  temps  d'Isaïe,  Nabucho- 
donosor n'a  jamais  conquis  l'Egypte,  et  non-seulement  il  échoua 
en  essayant  de  l'envahir,  mais  ce  furent  ses  possessions  à  lui- 
même  qui  furent  envahies  et  enlevées  par  les  Egyptiens  (2).  Le 
passage  d'haie  ne  se  rapporte  donc  pas  au  temps  de  Nabuchodo- 
nosor. 

Mais  transportons-nous  au  miheu  du  ii^  siècle,  et  nous  y  trou- 
vons l'Egypte,  d'abord  déchirée  et  afïaiblie  par  des  dissensions 
intestines  sous  Ptolémée  Epiphane,  puis,  sous  Ptolémée  Philométof, 
en^•allie  par  Antiochus  l'Épiphane,  qui  en  lut  quelque  temps  le 
maître,  et  qui  enfin  ne  lâcha  prise  que  sur  l'injonction  des  Ro- 
mains. Cela  se  passait  immédiatement  avant  les  violences  d'Autio- 
chus contre  Israël. 

Voilà  le  fait  principal,  mais  les  détails  achèvent  de  nous  éclairer. 
Le  prophète  nous  dit  qu'en  ce  temps-là  les  Egyptiens  apportent 
des  offrandes  à  Jéhova  Sabaoth  (18-7).  Et  plus  loin  (19-16),  après 
avoir  déclaré  que  c'est  Jéhova  qui  frappe  l'Egv^te,  il  ajoute  que  le 
nom  de  Juda  est  désormais  en  vénération  chez  les  Ég\-ptiens;  puis 
il  continue  :  «  En  ce  temps-là  il  y  aura  cinq  villes  dans  le  pays 
d'Egypte,  qui  parleront  la  langue  de  Chanaan,  et  qui  jureront  par 
Jéhova  Sabaoth  ;  l'une  d'elles  sera  appelée  Ville  du  soleil  (3).  »   Il 

(1)  Jérémie,  -43,  H  ;  Ézéchiel,  29, 19. 

(2)  Maspero,  Histoire  ancienne  des  peuples  de  VOrient,  ch.  xii,  p.  504. 

(3)  En  grec,  Héliopolis.  Pour  la  leçon,  Ville  du  Soleil,  voir  Gesenius,  Lexicon  ma- 
nuale,  1847.  p.  338  bis. 


LA    MODERMTE    DES    PROPHÈTES.  531 

n'y  a  pas,  dans  tout  haie^  un  verset  aussi  décisif  que  celui-là,  au 
point  de  vue  de  la  question  qui  m'occupe. 

Josèphe  y  a  reconnu  sans  hésiter  la  mention  du  temple  élevé  par 
Onias,  précisément  au  milieu  du  ii''  siècle,  et  précisément  dans 
le  nome  d'Heliopolis.  Il  nous  assure  que  le  prophète  a  prédit  cet 
Q,i-à\i\\<,èemQiïi  six  cents  ans  à  l'avance  {Antiq.,  13-3-1),  Cette  expli- 
cation ne  pouvant  être  la  nôtre,  il  ne  nous  reste  qu'à  admettre 
que  cela  a  été  écrit  après  qu'Onias  a  eu  élevé  ce  temple.  Et  c'est 
en  efïetce  que  Ferd.Hitzig,  dans  son  commentaire  sur  Isaïe  (18-31), 
avait  admis.  M.  Reuss  n'ose  conclure. 

Mais  poursuivons  :  «  En  ce  temps-là  Jéhova  a  un  autel  au  miUeu 
de  la  terre  d'Egypte,  et  une  pierre  est  dressée  à  Jéhova  sur  sa  fron- 
tière (1).  C'est  un  signe  et  un  témoignage  pour  Jéhova  Sabaoth 
dans  le  pays  d'Egypte,  parce  qu'ils  ont  crié  à  Jéhova,  à  cause  de 
leurs  oppresseurs,  et  il  leur  envoie  un  sauveur,  un  messager  qui 
les  délivre.  »  Hitzig  a  encore  reconnu  ici  des  faits  qui  remontent  au 
règne  d'Antiochus  le  Grand  et  de  Ptolemée  l'Épiphane,  au  début 
du  II"  siècle.  Les  Égyptiens  avaient  été  les  premiers  maîtres  de 
Jérusalem.  Ptolemée,  voulant  la  reconquérir  sur  les  Syriens,  y  en- 
voya une  grande  armée,  sous  le  commandement  de  Scopas,  et  la 
reprit  en  effet  ;  Scopas  établit  une  garnison  dans  la  citadelle  de  Jéru- 
salem. Mais  Antiochus,  ayant  battu  Scopas,  reprit  à  son  tour  Jérusa- 
lem et  tout  le  pays.  Josèphe  {Ant.,  12-3-3)  nous  représente  Juda 
comme  se  donnant  au  roi  de  Syrie,  et  l'accueillant  en  effet  en  hbé- 
rateur.  C'est  ainsi  que  le  prophète  a  pu  imaginer  que  c'était  Jéhova 
qui,  sous  Antiochus  l'Epiphane,  avait  vengé  son  peuple  de  l'Egypte, 
et  qu'il  a  pu  croire  que  la  faveur  que  les  Ptolémees,  à  partir  de  cette 
époque,  ont  montrée  aux  Juifs  d'Egypte  et  à  leur  dieu,  faveur  qui 
s'explique  suffisamment  par  la  rivalité  des  rois  d'Egypte  et  des  rois 
de  Syrie,  leur  était  venue  de  la  pensée  que  Jéhova  était  un  dieu  à 
ménager. 

Mais  cette  faveur  et  cette  vénération  pour  Jéhova  étaient  arrivées 
au  plus  haut  point  au  moment  précisément  où,  l'an  150,  Ptole- 
mée Philométor  permettait  à  Onias  d'élever  son  temple. 

Écoutons  encore  le  prophète  :  «  Et  Jéhova  se  fait  connaître  à 
l'Egypte,  et  l'Egypte  l'honore  en  ce  jour;  elle  lui  apporte  des  sacri- 
fices et  des  offrandes  ;  elle  fait  des  vœux  en  son  honneur  et  les  ac- 
complit. Ainsi  Jeho^a  a  frappé  l'Egypte,  mais  en  même  temps  qu'il 
la  frappe,  il  la  guérit.  Elle  revient  à  Jéhova,  et  il  se  laisse  fléchir, 
et  il  la  sauve.  En  ce  temps-là,  il  y  a  un  chemin  frayé  d'Egypte  à 
Assur  ;  Assur  ^  a  en  Egypte  et  Egypte  en  Assur  ;  Egypte  et  Assur 
adorent  ensemble.  En  ce  jour,  Israël  fait  le  troisième  avec  Egypte  et 

(1)  Sur  cette  pierre,  nous  ne  savons  riei.  Est-ce  la  frontière  du  côté  de  la  Judée  ? 


532  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Assur.  11  y  a  sur  tous  ces  pays  une  bénédiction  ;  Jéhova  l'a  pronon- 
cée, disant  :  Bénie  soit  Egypte,  un  peuple  à  moi,  et  Assur,  que 
mes  mains  ont  fait,  et  Israël,  ma  portion.  » 

Les  commentateurs  attachés  à  la  tradition  n'ont  pu  tirer  rien  de 
satisfaisant  d'un  tel  passage.  Mais  comment  n'y  pas  reconnaître, 
avec  Hitzig,  la  situation  de  l'Egypte,  de  la  Syrie  et  de  Juda  sous  le 
principat  de  Jonathan?  Et  comment  imaginer  même  une  autre 
époque  où  on  ait  pu  voir  quelque  chose  de  semblable  à  ce  que 
nous  dit  le  j^roplièle,  et  à  ce  que  nous  a  raconté  Josèphe  {An- 
tiq.,lS-^-2)?  Ce  n'est  pas  sans  doute  aux  temps  antiques  que 
Juda  a  été  l'allié  de  ses  redoutables  voisins,  et  que  ceux-ci  ont  faii 
à  Jéhova  des  offrandes.  Mais  cela  a  pu  se  faire  quand  le  roi  de 
Syrie,  en  reconnaissant  l'Asmonée  comme  grand-prêtre,  l'habillait 
de  son  propre  vêtement  royal,  et  quand  le  Temple,  au  témoignage 
de  Polybe,  c'est-à-dire  d'un  contemporain,  était  déjà  célèbre  parmi 
les  Nations,  ainsi  que  le  dieu  qui  y  présidait  {IbicL,  12-3-3). 

Le  chapitre  xx  ne  paraît  pas  ici  bien  à  sa  place  ;  car  il  reprend 
les  menaces  contre  l'Egypte,  qui  semblaient  avoir  fait  place  à 
d'autres  pensées.  C'est  que  les  livres  prophétiques  se  composent, 
on  l'a  vu  déjà,  de  pièces  isolées,  qui  peuvent  n'être  pas  toujours 
aussi  bien  rattachées  les  unes  aux  autres  qu'elles  devraient  l'être  : 
les  versets  lA-25  peuvent,  par  exemple,  avoir  été  ajoutés,  l'an  150 
au  plus  tôt,  à  ces  morceaux  composés  une  quinzaine  d'années  au- 
paravant. 

Les  trois  chapitres  xviii-xx  confirment  donc  nettement  ce  qu'on 
peut  reconnaître  dès  le  début  du  livre  (chap.  vii-viii),  que  le  nom 
d'Assm-est  dans  notre  prophète  im  symbole  qui  désigne  le  royaume 
macédonien  de  Syrie,  et  non  l'antique  empire  assyrien. 

Le  chapitre  xxi  se  compose  de  deux  portions.  La  première  n'est 
qu'une  reprise  du  sujet  qui  a  déjà  fourni  les  chapitres  xiii  etxiv,  je 
veux  dire  la  ruine  de  Babylone.  La  seconde  prophétie  retrace  d'une 
manière  énergique  des  événemens  sur  lesquels  il  n'existe  aucun 
renseignement,  de  sorte  que  nous  n'en  pouvons  rien  tirer. 

Le  chapitre  XXII  a  beaucoup  plus  d'intérêt.  Les  quatorze  premiers 
versets  décrivent  un  siège  de  Jérusalem.  Ils  ne  sauraient  four- 
nir une  date,  car  les  sièges  de  Jérusalem  ne  manquent  pas  dans 
l'histoire  d'Israël  ;  mais  la  fin  du  chapitiv  peut  fixer  là-dessus  nos 
idées. 

11  y  est  parlé  de  deux  personnages,  Sobna  et  Éliacim,  dont  les 
noms  se  trouvent  déjà  associés  dans  un  récit  du  Hvre  des  lîois 
(IV,  XIX,  2)  ;  mais  ce  ne  sont  que  les  noms  qui  sont  semblables,  et 
ce  qu'on  lit  dans  les  Rois  n'a  aucun  rapport  avec  ce  que  raconte 
\e  prophète.  J)sins  les  liois,  Éliacim  et  Sobna  sont  simplement  char- 
gés de  conférer  avec  le  général  de^Sennachéi-ib,  qui  campe  devant 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHÈTES.  533 

Jérusalem  et  de  rapporter  ses  paroles  au  roi  Ézéchias  ;  après  quoi 
Ezechias  les  envoie  demander  au  prophète  Isaïe,  fils  d'Amos,  de 
lui  assurer  les  secours  de  Jéhova,  qui  en  effet  détermine  le  roi 
d'Assyrie  à  lever  le  siège.  Cela  se  passe  au  viii^  siècle  :  Éliacim  est 
qualifié  de  grand-prêtre  et  Sobna,  de  sopher  ou  écrivain.  Ici,  c'est 
Sobna  qui  est  grand-prêtre,  et  ce  qui  est  raconté,  c'est  sa  dé- 
chéance et  sa  mort,  puis  l'avènement  d'Eliacim,  qui  lui  succède 
dans  la  prêtrise,  sans  que  rien  indique  la  date  de  cette  révolu- 
tion. 

En  traduisant  par  grand-prêtre  l'expression  du  texte  :  le  chef  de 
la  maison,  c'est-à-dire  de  la  maison  de  Jéhova,  ou  du  Temple,  j'y 
suis  autorisé  par  saint  Jérôme.  Il  tenait  cela  du  Juif  qui  était  son 
maître  d'hébreu,  et  la  traduction  est  confirmée  par  un  passage  des 
Chroniques  (ii,  31-13).  On  ne  peut  guère  d'ailleurs  l'interpréter  au- 
trement quand  on  lit  de  suite,  dans  les  Rois,  les  versets  1  et  2  du 
chapitre  xix  :  «  Ezéchias  se  couvrit  d'un  ciUce,  et  vint  dans  la 
maison  de  Jéhova.  Et  il  envoya  Eliacim,  le  premier  de  la 
maison,  etc.  » 

Je  viens  de  dire  que  le  récit  des  Rois  n'a  aucun  rapport  avec 
celui  du  \\we  prophétique.  Mais  qu'est-ce  que  celui-ci  signifie?  Je 
crois  qu'il  doit  s'expliquer  encore  par  un  événement  du  ii'^  siè- 
cle :  la  chute  et  la  ruine  du  grand-prêtre  Ménélas.  Josèphe  nous 
raconte,  au  chapitre  ix  du  livre  xii,que  le  jeune  Antiochus  Eupator, 
fils  d" Antiochus  l'Épiphane,  sous  la  conduite  du  général  Lysias, 
laisait,  avec  des  forces  considérables,  le  siège  de  Jérusalem,  qui 
était  près  de  succomber,  malgré  la  présence  de  Judas  le  Maccabée, 
quand  la  nouvelle  d'une  révolte  rappela  les  assiégeans  en  Syrie  et 
les  détermina  à  traiter  avec  les  habitans.  Ils  renoncèrent  à  les 
contraindre  dans  leur  foi  religieuse,  mais  ils  exigèrent  la  démo- 
lition de  leurs  murailles,  et  en  partant  ils  emmenèrent  le  grand- 
prêtre  Ménélas,  leur  créature  et  par  là  haï  du  peuple,  mais  à  qui 
ils  s'en  prenaient  à  leur  tour  de  n'avoir  pu  soumettre  les  assiégés. 
A  peine  arrivé  en  «Syrie,  Ménélas  fut  mis  à  mort  et  n'eut  pas  même 
les  honneurs  de  la  sépulture  (II  Macc.,  13-7).  Il  fut  le  dernier 
grand-prêtre  de  l'illustre  race  sacerdotale  des  Onias.  Son  succes- 
seur, lacim,  ou  en  grec  Alcime,  n'avait  pas  cette  illustration.  C'est  évi- 
demment à  cette  révolution  que  se  rapportent  tous  les  détails  de 
ce  chapitre,  à  la  fin  duquel  on  voit  Alcime  lui-même  disparaître  et 
sa  famille,  élevée  un  moment  avec  lui,  tomber  à  son  tour.  On  a 
vu  ({u'il  mourut  de  maladie  au  bout  de  quatre  ans,  et  fut,  comme 
Ménélas,  haï  des  siens  (I  Macc,  7-9).  Les  Syriens  laissèrent  vacante 
la  dignité  de  grand-prêtre. 

Le  nom  d'Iacim  n'est  que  l'abrégé  de  celui  d'Eliacim  ;  c'est  là 
sans  doute  ce  qui  a  fait  penser  le  prophète  à  l'Eliacim  du  livre  des 


53Zl  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Bois,  OÙ  ce  personnage  se  trouve  précisément  rapproché  d'isaïe 
(il,  19-2).  Et  le  nom  d'Ëliacim  a  amené  celui  de  Sobna.  Sobnu, 
d'ailleurs,  signifiant  jeune,  à  ce  qu'il  semble,  on  a  pu  désigner 
ainsi  le  plus  jeune  des  trois  frères  qui  s'étaient  succédé  dans  les 
fonctions  de  grand-pré tre  {Josèphe,  12-5). 

On  voit  que  l'interprétation  que  je  donne  du  chapitre  xxii  en 
rattache  naturellement  les  deux  parties  Tune  à  l'autre.  Et  cette  ma- 
nière de  raconter,  sous  des  noms  empruntés  au  hvre  des  Bois, 
l'histoire  de  Ménélas  et  d'Alcime  est  un  des  plus  curieux  exemples 
de  ce  que  j'ai  appelé  les  transpositions  des  prophètes. 

Le  sujet  du  chapitre  xxiii  est  la  prophétie  de  la  ruine  de  Tyr. 
Elle  offre  des  difficultés,  et  pour  essayer  de  les  résoudre,  il  est 
nécessaire  de  se  reporter  à  une  autre  prophétie  sur  le  même  sujet 
qui  se  trouve  dans  Ézéchiel.  J'attendrai  donc,  pour  la  discuter, 
que  je  sois  arrivé  à  zo,  prophète. 

Ici  se  présente  un  morceau  étendu,  qui  rempUt  à  lui  seul  quatre 
chapitres  (xxiv-xxvii),  et  qui  est,  avec  la  fin  du  chapitre  xix,  ce  qui, 
dans  le  Premier  Isaie,  donne  l'impression  la  moins  contestable 
d'un  événement  du  ii®  siècle.  Les  critiques  attachés  à  la  tradition 
n'ont  pu  s'y  reconnaître,  ni  en  se  plaçant  au  viii®  siècle,  ni  en  des- 
cendant au  vi^.  Cette  place  forte,  cette  cité  aux  remparts  si  hauts 
et  si  menaçans,  ce  n'est  ni  Babylone,  ni  aucune  ville  étrangère. 
C'est  Vacra,  où  les  étrangers  étaient  campés  au-dessus  même  de 
Jérusalem,  qui  fut  enfin  emportée  sous  le  grand-prêtre  Simon, puis 
entièrement  rasée  par  le  travail  d'un  peuple  entier,  et  assura  ainsi 
son  indépendance. 

«  Jehova,  tu  as  changé  leur  enceinte  en  décombres,  leur  cita- 
delle en  une  ruine.  La  ville  des  étrangers  n'est  plus;  elle  ne  sera 
jamais  rebâtie.  Maintenant  la  nation  redoutable  te  révérera;  la  ville 
aux  populations  menaçantes  te  craindra  (25-2-3).  » 

a  Jéhova  Sabaoth  prépare  à  tous  les  peuples  un  festin  sur  sa 
montagne  (1).  Voyez,  disent-ils:  c'est  Jehova,  de  qui  nous  avions 
attendu  qu'il  nous  sauverait;  c'est  Jéhova  en  qui  nous  a\ions 
espéré.  Soyons  dans  l'allégresse,  réjouissons-nous  de  son  secours; 
car  la  main  de  Jéhova  repose  sur  cette  montagne  (9-10).  » 

«  La  haute  citadelle,  avec  ses  murailles,  on  l'abat,  on  la  ren- 
verse, on  la  jette  à  terre  dans  la  poussière.  En  ce  jour,  on  chante 
un  cantique  dans  la  terre  de  Juda  :  nous  aussi  nous  avons  une 
place  forte;  c'est  celui  qui  nous  donne  son  secours  en  guise  de 
mur  et  de  fossé.  Ouvrez  les  portes,  pour  faire  entrer  ici  un  peuple 
saint  et  fidèle  (25-12,  26-1-2).  » 

«  11  a  abaissé  ceux  qui  résidaient  si  haut.  La  ville  élevée,  il  l'a 

(1)  Celle  de  Sion,  où  s'élève  le  Temple. 


LA    MODERNITÉ    DES    PKOPHÈTES.  535 

renversée,  il  l'ajetée  dans  la  poussière.  Elle  est  foulée  sous  les  pieds, 
sous  les  pieds  des  faibles,  sous  les  pas  des  opprimés  (26-5).  » 

«  Jéhova,  notre  dieu,  d'autres  maîtres  que  toi  ont  dominé  sur 
nous;  mais  nous  ne  voulons  invoquer  que  toi  et  ton  nom.  Les  morts 
ne  ressuscitent  pas,  les  ombres  ne  reviennent  pas  à  la  vie.  Tu  as 
regardé,  et  tu  les  as  exterminés,  et  efiacé  jusqu'à  leur  mémoire 
(13-1/1).  )) 

((  A  l'avenir,  Jacob  poussera  des  racines,  Israël  fleurira  et  s'épa- 
nouira, et  le  pays  entier  sera  rempli  de  ses  fruits  (27-6).  » 

u  Oui,  elle  est  détruite,  1a  ville  forte,  séjour  délaissé,  tente  soli- 
taire. Le  bœuf  y  va  paître  quelques  tiges,  les  tiges  mêmes  se  des- 
sèchent, et  les  femmes  y  mettent  le  feu.  Car  ce  peuple  n'a  pas  été 
un  peuple  sage  ;  aussi  son  créateur  n'a  pas  pitié  de  lui  et  ne  lui 
fait  pas  grâce.  Mais  en  ce  temps  Jéhova  fait  sa  récolte,  depuis  le 
cours  du  grand  fleuve  jusqu'au  ruisseau  d'Egypte  (1),  et  vous  êtes 
recueillis  tous  tant  que  vous  êtes,  enfans  d'Israël.  En  ce  jour,  une 
grande  trompette  sonne,  et  ils  reviennent,  ceux  qui  étaient  perdus 
au  pays  d'Assur,  ceux  qui  étaient  dispersés  sur  la  terre  d'Egypte, 
et  ils  adorent  Jéhova  sur  sa  sainte  montagne  de  Jérusalem  (10-13).  » 
C'est-à-dire  que  l'indépendance  d'Israël  étant  enfin  assurée,  tous 
ceux  qui  avaient  été  exilés  en  Egypte  et  en  Syrie,  ou  qui  s'étaient 
exilés  eux-mêmes,  ne  pouvant  supporter  la  domination  macédo- 
nienne, rentrent  de  tous  côtés  dans  leur  pays. 

Il  faut  donc  reconnaître,  comme  l'avait  senti  Vitringa  au 
xvii^  siècle,  qu'en  efïet,  nous  entendons  dans  ces  pages  si  chaudes 
le  cri  de  délivrance  d'Israël,  lorsqu'avec  Yacra,  la  domination  des 
rois  de  Syrie  a  disparu  pour  toujours,  et  que  les  opprimés  se 
croient  sûrs  de  n'avoir  plus  que  leur  dieu  pour  maître;  car  qui 
pensait  alors   aux    Romains? 

Les  six  premiers  versets  du  chapitre  xxviii  disent  la  chute 
d'Ephraïm,  châtiée  dans  son  orgueil.  Elle  tombe  sous  les  coups 
d'un  puissant,  envoyé  du  Seigneur,  tandis  que  Jéhova  couvre 
son  peuple  de  gloire  et  donne  à  son  prince  la  justice  et  la 
force.  Ici  encore  il  n'y  a  qu'une  date  à  laquelle  on  puisse  pen- 
ser; c'est  celle  des  victoires  de  Jean  ou  Hyrcan,  fils  de  Simon, 
qui,  en  129,  prit  Sichem,  détruisit  le  temple  samaritain  de 
Garizim,  et  enfin,  après  un  siège  d'une  année,  emporta  Samarie 
elle-même,  l'éternelle  rivale  de  Juda,  et  la  détruisit  [Antiq., 
13-10-2). 

A  ces  versets  succède  une  invective  contre  ceux  qui  dans-  Juda 

(1)  Depuis  l'Euphrate  jusqu'au  ruisseau  qui  fait  la  séparation  de  l'Egypte  et  de  la 
Terre-Sainte. 


536  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

même  ne  valaient  pas  mieux  qu'Épliraïm  et  avaient  attiré  la  colère 
de  Jéhova,  qui  est  enfin  apaisée. 

Le  chapitre  xxix  décrit  encore  un  siège  de  Jérusalem,  désignée 
sous  le  nom  d'Ariel,  qui  paraît  signifier  foyer  de  Dieu,  du  nom  de 
l'autel  des  holocaustes  (1).  Ce  siège  a  été  terrible,  et  tous  déses- 
pèrent, car  ils  ne  savent  pas  les  secrets  de  leur  dieu.  Mais  tout  à 
coup  le  danger  s'éloigne,  et  on  voit  renaître  la  paix  et  la  joie  par 
le  bienfait  de  Jéhova.  Ce  siège  est,  je  crois,  celui  qui  fut  mis  devant 
Jérusalem,  au  début  du  principat  de  Jean  ou  Hyrcan,  par  Antio- 
chus  Sidétès,et  qui  aboutit  à  une  alliance  entre  le  roi  de  Syrie  et  le 
grand-prêtre. 

Au  début  de  chacun  des  deux  chapitres  xxx  et  xxxi,  le  prophète 
condamne  ceux  qui,  désespérant  de  lutter  dans  Jérusalem,  parlaient 
de  passer  en  Egypte  et  de  s'appuyer  sur  l'alliance  des  Égyptiens. 
Nous  ne  savons  pas  à  quel  moment  précisément  cela  s'est  passé. 
Il  est  probable  que  c'est  à  la  suite  du  rapprochement  entre 
Jonathan  et  Ptolémée  Philométor  contre  Démétrius  (^y?/?'</.,  xiii, 
/i,  2  et  5);  mais  Ptolémée  se  rangea  tout  à  coup  du  côté  de  Démé- 
trius,  puis  mourut,  de  sorte  que  l'Egypte  ne  fit  rien  pour  les  Juifs 
[Ibid.,  7  et  8). 

Je  passe  tout  de  suite  au  chapitre  xxxiv,  rempli  tout  entier  par 
une  description  passionnée  de  la  défaite  et  de  la  ruine  desiduméens. 
Voilà  encore  un  événement  qu'il  est  impossible  de  placer  dans 
l'histoire  des  derniers  temps  des  deux  royaumes.  C'est  Jean  ou 
Hyrcan,  fils  de  Simon,  qui,  l'an  128  avant  notre  ère,  soumit  les  Idu- 
méens,  ces  frères  ennemis  de  Juda,  et  en  fit  définitivement  des 
sujets,  en  leur  imposant  la  circoncision. 

Mais  si  on  met  à  part  ce  grand  fait,  les  cinq  chapitres  xxxi-xxxv 
et  déjà  la  fin  du  chapitre  xxx  présentent  surtout  le  développement 
général,  sous  les  plus  vives  images,  de  la  restauration  et  du  triomphe 
de  Juda  et  de  son  dieu,  u  Les  idoles  sont  proscrites,  la  prospérité  du 
pays  est  assurée.  Assur  est  frappé  par  Jéhova,  et  chaque  coup  qui 
le  frappe  est  accueilli,  en  Israël,  au  son  des  tambourins  et  des 
harpes.  Assur  a  succombé,  non  sous  le  glaive  d'un  homme,  mais 
sous  celui  de  Jéhova  (2).  La  justice  règne  (sous  le  grand-prêtre). 
Les  infidèles  sont  condamnés,  et  les  justes  triomphent.  Ils  revoient 
leur  prince  dans  sa  grandeur,  ils  revoient  tout  le  pays  (au  Ueu 
d'être  enfermés  dans  Jérusalem).  Où  est  maintenant  l'enregistreur? 
Où  est  l'exacteur?  Où  est  celui  qui  surveillait  les  murailles?  Tu  ne 


(1)  D'après  Ézéchiel,  43,  15. 

(2)11  s'agit  probablement  de  la  mort  d'Antioche  Sidétès.  (Voir  Saulcy,  Sept  siècles  de 
l'histoire  judaïque,  187  i,  p.  138-139.)  —  Josèphe,  Antiquités,  xiii,  4,  4,  etc. 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHÈTES.  537 

vois  plus  le  peuple  ennemi,  le  peuple  à  la  langue  barbare  :  voilà 
Sion,  la  ville  de  nos  fêtes;  voilà  Jérusalem,  ta  demeure  assurée, 
la  tente  qui  ne  sera  plus  démontée,  dont  on  n'enlèvera  plus  les 
pieux  ni  les  cordes...  Jéhova  notre  juge,  Jéhova  notre  capitaine, 
Jéhova  notre  prince,  c'est  lui  qui  nous  sauve  »  (chap.  xxx-xxxiii, 
passim).  Enfin,  au  chapitre  xxxv,  ces  idées  s'épanouissent  en  images 
et  en  elïusions  lyriques  :  »  Le  désert  reverdit,  il  se  couvre  de 
fleurs  et  de  joies.  Il  revêt  la  magnificence  du  Liban,  l'éclat  de  Saron 
et  du  Carmel;  là  réside  la  gloire  de  Jéhova,  la  majesté  de  notre 
dieu.  Voici  que  les  yeux  des  aveugles  s'ouvrent  et  que  les  oreilles 
des  sourds  entendent.  Le  boiteux  court  comme  le  cerf,  la  langue 
du  muet  est  déliée...  Un  chemin  se  fraie,  une  voie  appelée  la  voie 
sainte;  aucun  profane  n'y  passe,  nul  ne  saurait  s'y  égarer.  Les 
rachetés  de  Jéhova  retournent  à  Sion  pleins  d'allégresse;  la  joie 
éclate  sur  leur  visage  ;  le  bonheur  est  à  eux  ;  la  peine  et  la  tristesse 
ont  disparu.  » 

Avec  ce  chapitre  finit  le  Premier  haïe,  car  les  quatre  qui  sui- 
vent ne  font  plus  partie  de  h  prophétie;  ce  sont  des  pages  du  livre 
des  Bois,  où  figure  le  vieux  prophète,  et  qu'on  a  cru  devoir  repro- 
duire à  la  suite  du  livre  qu'on  lui  attribue  (II  Bois,  de  18-13  à 
20-19). 

Je  crois,  pour  ce  livre,  avoir  rempli  ma  promesse.  J'ai  reconnu 
d'abord  qu'il  ne  s'y  trouve  absolument  rien  qui  se  rapporte  au 
viii^  siècle.  Si  un  récit,  et  c'est  le  seul  (7-1),  semble  daté  de  cette 
époque  au  premier  aboi'd,  on  s'aperçoit  bien  vite  que  ce  n'est  là 
qu'une  apparence,  que  l'écrivain  a  dans  la  pensée  des  faits  beau- 
coup plus  modernes,  et  que,  s'il  y  a  mis  cette  date,  c'est  seu- 
lement pour  suivre  la  fiction  par  laquelle  il  lui  avait  plu  d'écrire, 
en  forme  de  prophétie,  sous  le  nom  d'un  prophète  des  temps  passés. 

On  remarquera  surtout  qu'il  n'est  pas  dit  un  mot,  dans  tout  le 
livre,  de  la  grande  catastrophe  du  viii®  siècle,  et  dont  tous  les 
esprits  alors  devaient  être  pleins,  je  veux  dire  la  destruction  du 
royaume  d'Israël  par  les  Assyriens.  L'écrivain  ne  paraît  pas  y  avoir 
pensé  un  seul  instant,  non  plus  qu'à  Salmanasar  ni  à  Ninive. 

Ceux  qui  y  ont  cherché  la  fin  du  royaume  de  Juda,  et  la  ruine 
de  Jérusalem  et  du  Temple,  puis  l'exil  de  Babylone  ou  le  retour 
des  exilés  après  la  victoire  de  Gyrus,  ont  pu  se  faire  plus  facile- 
ment illusion,  à  cause  du  chapitre  xii  et  d'autres  endroits  encore. 
Alors  la  prophétie  n'est  plus  d'Isaïe,  ni  du  viii*  siècle,  elle  est  du 
vii^  et  même  du  vf.  Mais  cela  encore  ne  peut  satisfaire.  Car  nulle 
part  il  n'est  dit,  ni  que  Jérusalem  et  le  Temple  soient  détruits,  ni 
que  le  prophète  et  ceux  à  qui  il  parle  aient  été  dispersés  sur  la 
terre  de  Babylone,  pour  y  passer  soixante-dix  ans.  Le  Temple  a 
été  profané,  mais  il  est  debout;  Jérusalem  subsiste  toujours,  et  le 


538  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

proplièle^  d'un  bout  à  l'autre,  ne  s'occupe  que  de  ce  qui  s'y  passe; 
rien  n'indique  qu'il  ait  connu  l'exil.  Beaucoup  s'y  sont  résignés, 
sans  doute  pour  échapper  à  la  persécution  et  à  la  domination  des 
infidèles  ;  ce  sont  eux  dont  le  poète  célèbre  le  retour  à  l'heure  de 
l'affranchissement  ;  mais  c'est  là  toute  autre  chose  que  la  déporta- 
tion brutale  du  temps  de  Nabuchodonosor.  Celui-ci  n'est  jamais 
nommé. 

Je  prie  d'aillem's  mes  lecteurs  de  considérer  quel  emban'as  on 
éprouve,  lorsqu'en  rapportant  la  prophétie,  je  ne  dis  pas  au 
viii^  siècle,  mais  même  au  vi®,  on  cherche  à  déterminer  à  quelle 
époque  précisément  on  a  pu  l'écrire.  Est-ce  avant  l'invasion  des 
Babyloniens?  Mais  alors  le  prophète  aurait  donc  réellement  prophé- 
tisé l'avenir,  au  sens  où  on  entend  aujourd'hui  ce  mot;  il  am-ait 
prédit  ce  qu'il  était  impossible  de  prévoir;  c'est-à-dire  qu'on  se 
place  en  plein  surnaturel,  en  dehors  par  conséquent  de  toute  cri- 
tique. Est-ce  après  le  retour  des  Juifs  au  temps  de  Cyrus?  Mais 
alors  l'écrivain,  quand  il  développe  les  calamités  passées,  remon- 
terait donc  à  trois  quarts  de  siècle,  à  des  temps  que  lui-même  avait 
pu  voir  à  peine,  quelque  vieux  qu'il  fût,  et  que  n'avaient  pas  vus 
la  plupart  de  ceux  pour  lesquels  il  écrivait.  Est-ce  enfin  pendant 
la  captivité?  Mais  outre  qu'on  n'aperçoit  dans  le  livre  aucune  trace 
des  sentimens  que  cette  situation  intermédiaire  devait  faire  naître, 
on  se  retrouverait  encore  en  face  du  surnaturel,  puisqu'on  ne  com- 
prendrait pas  comment  on  a  pu  annoncer  à  l'avance  la  victoire  de 
Cyrus  et  la  destruction  de  l'empire  de  Babylone.  J'ajoute  que  le 
rétablissement  des  exilés  dans  leur  pays  n'a  rien  eu  du  caractère 
triomphant  que  marquent  les  effusions  du  poète.  Non-seulement  ils 
n'ont  fait  alors  qu'échanger  la  domination  des  Babyloniens  contre 
celle  des  Perses,  et  ils  étaient  bien  loin  de  pouvoir  dire  qu'ils 
n'avaient  plus  de  maître  que  Jehova,  mais  on  voit  par  le  hvre 
d'Esdras  que,  pendant  plus  d'un  siècle,  ils  n'ont  eu  qu'une  exis- 
tence très  difficile  et  très  précaire.  Tous  ces  embaiTas,  —  disons 
nettement  toutes  ces  impossibihtés,  —  disparaissent  quand  on  place 
le  prétendu  Isaïe  au  ii®  siècle.  Alors,  entre  une  situation  deses- 
pérée sous  les  violences  furieuses  d'Ântiochus,  et  l'affranchis- 
sement définitif  de  la  nation. juive  par  Simon,  il  n'y  a  eu  que 
vingt-cinq  ans  d'intervalle,  et  ces  vingt-cinq  ans  ont  été  coupés  par 
toute  sorte  de  péripéties,  qui  réveillaient  à  chaque  instant  ou  les 
plus  vives  craintes  ou  les  plus  belles  espérances.  L'écrivain  a  donc 
pu  tout  voir,  tout  sentir,  et  entonner  tour  à  tour  des  chants  de 
deuil  ou  de  victoire. 

On  a  vu  enfin  que  tous  les  événemens  du  ii®  siècle  ont  laissé 
leur  empreinte  dans  \e  Premier  haie,  et  que  si,  parmi  ces  événe- 
mens, il  en  est  qui  se  sont  reproduits  plusieurs  fois  dans  l'histoire 


LA    MODERNITE    DES    PROPHÈTES.  539 

d'Israël,  il  en  est  d'autres,  au  contraire,  qu'on  n'a  jamais  vus  qu'à 
cette  date.  Telle  est  avant  tout  l'indépendance  recouvrée,  et  Israël, 
gouverné  enfin  par  Israël.  Telle  est  la  réunion  de  Samarie  et  de 
Juda,  de  manière  que  tous  les  Israélites,  à  partir  de  là,  ne  font 
plus  qu'un  peuple.  Telle  est  aussi  la  soumission  de  l'Idumée.  C'est 
alors  seulement  aussi  que  Jéhova  a  eu  un  temple  en  Egypte.  Enfin, 
c'est  alors  seulement  que  le  culte  des  images  ou  idoles,  c'est- 
à-dire  des  dieux  étrangers,  et  avec  l'idolâtiie,  l'astrolâtrie,  —  dispa- 
rurent définitivement  de  la  terre  sainte,  qui  appartient  désormais 
à  Jéhova  tout  entière  et  sans  retour. 

Enfin,  ce  rétablissement  de  la  date  véritable  des  prophètes 
peraiet  seul  de  se  rendre  compte  de  ce  que  ces  Mvres  ont  de  nou- 
veau et  d'original.  Ils  font  comprendre  ce  spiritualisme  qui  iait 
dédaigner  au  Premier  haie  les  sacrifices,  les  holocaustes,  l'encens, 
les  fêtes,  tout  cet  extérieur  du  culte,  qui  a  tant  d'importance  dans 
YExode  et  le  Lèvitique,  tandis  qu'ici  Jéhova  déclare  qu'il  ne  de- 
mande que  la  justice,  et  qu'il  est  le  trois  lois  saint.  Ils  expliquent 
comment,  dans  les  prophètes^  les  idoles  ne  sont  plus  seulement 
condamnées,  comme  elles  l'étaient  dans  la  vieille  loi,  mais  surtout 
méprisées  comme  impuissantes,  comme  étant  l'œuvre  de  la  main 
de  l'homme,  qui  ne  peut  donc  que  s'en  moquer.  Gela  appartient  à 
un  âge  de  l'esprit  humain  plus  avancé  que  l'âge  des  vieux  liwes. 
Si  on  considère  enfin  que  les  lixres  prophétiques  sont  les  plus  beaux 
livres  de  la  Bible,  on  se  dira  qu'ils  ont  dû  éclore  à  une  époque  où 
tout  devait  exalter  chez  les  enfans  d'Israël  l'imagination  et  la  pas- 
sion qui  font  l'éloquence. 

II. 

Jêrcmie  est  le  prophète  qu'on  est  le  moins  tenté  d'abord  de  mo- 
derniser, tant  il  semble  en  certains  endroits  nous  faire  assister  aux 
événemens  du  début  du  vi®  siècle  avant  notre  ère.  Et  M.  Vernes  a 
écrit  dans  la  Revue  critique  :  a  J'ose  dire  que  l'hypothèse  contraire 
ne  prendrait  une  apparence  redoutable  que  du  moment  où  le  liM'e 
de  Jérémie  serait  directement  attaqué  et  serré  de  près.  »  En  effet, 
le  livre  de  Jérémie,  surtout  dans  ses  dernières  parties,  est  plein 
Ae  prophéties  qui  sont  toutes  données  comme  prononcées  à  l'occa- 
sion d'événemens  qui  se  sont  passés  dans  les  dernières  années  du 
royaume  de  Juda,  et  M.  Reuss  dit  justement  qu'aucun  des  pro- 
phètes  dont  il  nous  est  parvenu  des  écrits  ne  parait  avoir  été  mêlé 
aux  affaires  publiques  au  même  degré  que  celui-là. 

Mais  cela  même  devient  l'objet  d'un  grand  étonnement  quand 
on  a  constaté,  au  sujet  de  Jérémie,  le  silence  absolu  du  h\  re  des 
Bois, 


5/l0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Voilà  lin  prophète  qui,  d'après  le  livre  qui  porto  son  nom,  a 
rempli  à  Jérusalem,  pendant  les  dernières  années  du  royaume  de 
Juda,  un  rôle  considérable.  11  prêche  dans  l'enceinte  même  du 
Temple,  en  présence  des  prêtres  et  du  peuple;  il  est  mis  en  accusa- 
tion devant  les  chefs  de  Juda.  Quand  le  roi  Jéchonias,  tombé  entre 
les  mains  de  Nabuchodonosor,  a  été  transporté  à  Babylone  avec 
l'élite  de  ses  sujets,  il  écrit  à  ces  exilés  pour  leur  donner  des  con- 
seils, et  sa  lettre  est  portée  à  Jérusalem  par  les  messagers  mêmes 
que  le  nouveau  roi,  Sédécias,  envoie  à  Nabuchodonosor.  Il  se 
permet  encore  de  venir  prophétiser  devant  Sédécias  lui-même  ;  ou 
bien  c'est  Sédécias  qui  le  fait  amener  pour  l'interroger  sur  l'avenir. 
Une  autre  fois  il  met  par  écrit  ses  prophèlies,  et  il  en  fait  faire  la 
lecture  dans  le  Temple  par  son  secrétaire  Baruch,  après  que  le 
peuple  a  été  convoqué  solennellement  pour  cette  lecture  à  la  suite 
d'un  jeûne  public.  Puis,  Baruch  recommence  cette  lecture  dans  la 
maison  royale  devant  les  serviteurs  du  roi,  et  le  roi  finit  par  se 
faire  apporter  le  livre  et  le  faire  lire  devant  lui.  Plus  tard,  les 
chefs  de  Juda  essaient  de  faire  périr  le  prophète,  le  roi  lui  sauve 
la  vie;  mais  il  demeure  en  prison,  et  c'est  Nabuchodonosor  qui, 
lorsqu'il  a  pris  Jérusalem,  le  fait  tirer  de  cette  prison.  Comment 
comprendre,  quand  on  vient  de  lire  tout  cela,  qu'il  n'en  soit  pas 
dit  un  mot  dans  le  hvre  des  7?o?V,  et  que  le  nom  même  de  Jé- 
rémie  n'y  soit  pas  une  seule  fois  prononcé?  Cela  ne  dispose-t-il 
pas  à  croire  que  tous  ces  détails  sont  de  pures  fictions,  où  le 
prophète  a  encadré  les  pensées  que  lui  inspiraient  des  événemens 
beaucoup  plus  récens?  Je  reviendrai  plus  tard  à  ces  passages.  Et 
on  verra  d'ailleurs,  dans  la  suite  de  ce  travail,  que  cette  dernière 
partie  du  livre,  où  Jérémie  a  ce  rôle  extraordinaire,  présente  une 
particularité  qui  dispose  à  croire  qu'elle  n'est  pas  de  la  même 
main  que  ce  qui  précède. 

Mais  ce  qu'il  faut  dire  tout  d'abord,  c'est  que  le  livre  de  Jé- 
rhnie  dans  son  ensemble,  et  dès  son  début,  accuse  la  même  situa- 
tion de  Juda  qu'on  a  reconnue  dans  haïe.  Le  peuple  fidèle  y  passe 
par  les  mêmes  épreuves  et  y  court  les  mêmes  dangers,  sans  ce- 
pendant qu'il  soit  jamais  question  de  la  destruction  du  royaume 
de  Juda  et  de  la  ruine  de  la  ville  et  du  Temple,  si  ce  n'est  dans 
deux  morceaux  (chap.  xxxix  et  lu)  empruntés  au  livre  des  l\oh 
et  qu'on  a  cousus  à  la  prophétie,  comme  on  a  fait  pour  les  quatre 
chapitres  placés  à  la  fin  du  Premier  haie.  Au  contraire,  Jéhova 
dit  expressément,  et  il  le  répète  plusieurs  fois  (/i-27,  etc.),  qu'il 
épargnera  sa  ville  et  ne  la  détruira  pas,  et  c'est  ce  qui  résulte 
aussi  d'un  verset  où  il  est  dit  (51-31)  :  «  La  honte  a  couvert  notre 
front,  car  nous  avons  vu  les  étrangers  entrer  dans  le  sanctuaire 
de  Jéhova.  »  Ce  n'est  pas  ainsi  que  parlerait  un  homme  qui  au- 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHÈTES.  541 

rait  vu  cette  maison  sainte,  non  pas  profanée,  mais  réduite  en  cen- 
dres. Celui  qui  parle  pense  à  Antiochus,  et  non  à  Nabuchodo- 
nosor. 

D'ailleurs,  dans  Jércmie  comme  dans  haïe,  à  côté  des  images 
douloureuses  se  trouve  tout  de  suite  la  peinture  des  jours  heureux 
qui  leur  succèdent,  et  où  les  calamités  aboutissent  à  la  délivrance 
et  à  la  grandeur.  Jéhova  ramène  Israël  à  Sion  et  lui  donne  des 
pasteurs  selon  son  cœur  qui  gouvernent  avec  sagesse.  Il  les  mul- 
tiplie, et  ils  prospèrent.  Jérusalem  est  appelée  le  trône  de  Jéhova  et 
les  peuples yaccourentpourrhonorer  (3-14). Et  ailleurs  (30-8)  :  «En 
ce  jour,  Jéhova  brise  le  joug  qui  est  sur  ton  cou;  il  déUe  teschahies, 
les  étrangers  ne  t'assujettiront  plus.  Ils  servent  Jéhova  leur  dieu  et 
David  leur  roi  que  je  relève...  Oui,  je  panse  tes  blessures,  je  gué- 
ris tes  plaies...  Je  rétablis  les  tentes  de  Jacob;  la  ville  se  relève 
sur  sa  colline;  le  palais  est  assis  à  sa  place.  Ils  lont  entendre  des 
hymnes  de  louange,  des  cris  de  joie;.,  je  les  multiplie  et  leur 
nombre  ne  sera  pas  réduit;  je  les  glorifie  et  ils  ne  seront  plus  mé- 
prisés... Leur  chef  est  un  des  leurs,  leur  souverain  sort  du  milieu 
d'eux...  Et  vous  serez  mon  peuple  et  je  serai  votre  dieu.»  —  Non- 
seulement  tout  cela  est  trop  beau  pour  l'humble  situation  d'Israël, 
au  retour  de  la  captivité  de  Babylone;  mais  surtout,  il  importe  de 
le  redire,  ce  retour  est  trop  loin  de  la  catastrophe  où  le  royaume 
de  Juda  avait  péri,  pour  que  le  même  poète  ait  pu  peindre  à  la 
fois  l'un  et  l'autre.  De  telles  paroles  ne  se  comprennent  qu'à 
l'époque  où  Juda,  vingt-cinq  ans  seulement  après  Antiochus  Epi- 
phane,  s'est  retrouvé  pour  la  première  fois  indépendant  et  a  compté 
parmi  les  peuples,  La  rapidité  avec  laquelle  cette  révolution  s'est 
accomphe  a  inspiré  à  l'auteur  le  récit  symbolique  (32-7),  où  tandis 
que  la  ville  assiégée  est  près  de  tomber  dans  les  mains  des  Chal- 
déens,  Jêrèmie,  alors  enfermé  dans  une  prison,  achète  un  champ 
à  un  parent  avec  toutes  les  formalités  légales,  et  met  l'acte  de 
vente  dans  un  vase  de  terre  où  il  doit  se  conserver  :  «  Car  ainsi, 
dit  Jéhova  Sabaoth,  dieu  d'Israël,  on  achètera  encore  des  maisons, 
des  champs  et  des  vignobles  dans  ce  pays-ci.  »  C'est-à-dire  qu'on 
peut  attendre  et  qu'on  n'attendra  pas  longtemps. 

J'ai  déjà  expliqué,  à  propos  d'haïe,  comme  il  faut  entendre  ces 
mots,  David  leur  roi. 

Mais  voici  un  autre  tableau,  qui  ne  peut  non  plus  se  placer 
qu'à  cette  date.  C'est  celui  du  retour  d'Éphraïm  ou  d'Israël,  au 
sens  restreint  où  le  nom  d'Israël  s'oppose  à  celui  de  Juda,  c'est- 
à-dire  le  retour  des  tribus  séparées  :  pour  la  première  fois  alors, 
Éphraïm  est  réconcilié  ou  plutôt  soumis.  Et  il  suffit  d'ouvrir  le  hvre 
d'Esdras  pour  s'assurer  combien  il  s'en  fallait  qu'il  en  fût  ainsi  au 
temps  de  Zorobabel.  Mais  cela  s'est  vu  sous  Hyrcan,  fils  de  Simon, 


54*2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  voici  ce  qui  se  lit  dans  Jèrémie  (3-18)  :  «  En  ce  temps-là,  la 
maison  de  Jiida  ira  avec  la  maison  d'Israël  ;  elles  viendront  en- 
semble du  pays  du  nord  au  pays  dont  j'ai  donné  la  possession  à 
leurs  pères.  »  Et  ailleurs  (31-1)  :  «  En  ce  temps-là,  je  serai  un 
dieuj!?OM/"  toutes  les  familles  d'Israël  et  elles  me  seront  un  peuple... 
Je  redeviens  pour  Israël  un  père,  etÉphraïm  m'est  un  premier-né... 
Tous  viendront  chanter  sur  la  montagne  de  Sion.  » 

Et  cette  nouveauté  a  inspiré  au  poète  un  admirable  passage 
(31-15):  «  Ainsi  dit  Jéhova:  une  voix  est  entendue  dans  Rama, 
une  lamentation,  des  pleurs  amers,  Rachel  gémissant  sur  ses  en- 
fans  :  elle  ne  veut  pas  être  consolée  de  ses  enfans,  car  elle  ne  les 
a  plus.  Ainsi  dit  Jéhova  :  Epargne  à  ta  voix  les  lamentations  et 
les  pleurs  à  tes  yeux...  car  ils  reviendront.  »  A  Rama  était  le  tom- 
beau de  Rachel  et  Rachel  est  à  la  fois  la  mère  de  Joseph  et  de  Rcn- 
jamin;  c'est-à-dire,  Joseph  étant  le  père  d'Ephraïm, qu'elle  est  à  la 
fois  l'aïeule  des  deux  portions  d'Israël  et  que  jusque-là,  dans  son 
tombeau,  elle  faisait  le  deuil  de  tout  un  pcniple. 

Enfin  \e prophète  annonce,  toujours  comme  Isaïe,  que  les  peuples, 
émerveillés  de  ce  que  Jéhova  a  fait  pour  les  siens,  affluent  à  Jé- 
rusalem pour  rendre  à  ce  grand  dieu  leurs  hommages  (16-29  et 
17-26). 

Les  prophéties  qui  se  rapportent  aux  choses  du  dehors  sont  aussi 
les  mêmes  que  dans  Isaie.  On  y  retrace  aux  chapitres  xliii-xlvi  l'in- 
vasion de  l'Egypte  par  un  roi  puissant,  que  le  prophète  appelle 
Nabuchodonosor;  mais  on  a  vu  que  Nabuchodonosor  n'a  jamais  en- 
vahi l'Egypte. C'est  Antiochus  que  le  prophète  a  dans  l'esprit;  et  cer- 
tains détails  achèvent  d'en  faire  la  preuve.  Il  est  dit  (/i/i-30)  que 
l'envahisseur  a  fait  prisonnier  le  roi  Éphréé  (l'Apriès  des  Grecs)  et  il 
n'y  a  rien  de  cela  dans  l'histoire  ;  mais  Antiochus  a  réellement  fait 
prisonnier  le  jeune  Ptolémée  Philométor.  Il  est  dit  aussi  que  la  ville 
de  No  est  livrée  à  l'ennemi,  —  mais  la  Vnlgate,  en  cet  endroit, 
traduit  ce  nom  par  celui  d'Alexandrie,  — et  il  en  est  de  même  dans 
Ézèchiel  (30-14-16)  et  dans  Nahum  (3-8).  Saint  Jérôme  dit,  dans 
son  commentaire  sur  Nahum,  qu'il  traduit  ainsi  d'après  son  maître 
d'hébreu,  et  il  suppose  qu'apparemment  Alexandrie  avait  été  bâtie 
sur  les  débris  d'une  ville  de  Nô  plus  ancienne.  Ne  devons-nous  pas 
plutôt  croire  que  ce  maître  d'hébreu  était  l'héritier  d'une  tradition 
qui  remontait  à  un  temps  o\x  on  savait  que  les  livres  prophétiques 
étaient  en  réalité  postérieurs  à  Alexandre  et  à  la  fondation  d'Alexan- 
drie ? 

J'ai  déjà  dit  que  je  ne  m'occuperais  des  prophéties  sur  Tyr  qu'à 
l'article  d'Êzéchiel. 

La  prophétie  sur  Édom  (49-7)  doit  se  rapporter,  ainsi  que  celle 
àUsale,  à  la  conquête  de  l'Idumée  par  Hyrcan.  Et  quant  à  celle  de 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHÈTES.  5/l3 

la  ruine  de  Babylone   (chapitres  li  et  lit),  je  la  rapporte  encore  à 
lïnyasion  des  Parlhes  au  milieu  du  ii*^  siècle. 

Maintenant  se  présentent  les  passages  du  livre  qui  se  rappor- 
tent ou  paraissent  se  rapporter  à  ces  derniers  rois  de  Juda  sous  le 
règne  desquels  il  semblerait^  à  lire  tel  ou  tel  chapitre^  que  le  pro- 
jjhète  a  vécu.  C'est  là,  je  crois,  la  partie  la  plus  sèche  de  mon  tra- 
vail ;  mais  je  ne  puis  l'éviter  et  elle  ne  me  retiendra  pas  longtemps. 
Et  d'abord,  en  examinant  ces  passages,  on  reconnaît  qu'ils  ne  s'ac- 
cordent pas  avec  l'iiistoire  réelle,  telle  que  la  donne  le  livre  des 
Roh. 

Ainsi  on  lit  dans  Jcrêmie  cette  prophétie  contre  Joachim,  fils  de 
Josias  (22-18)  :  u  On  ne  fera  pas  sur  lui  de  complainte:  Hélas  !  mon 
frère...  On  ne  fera  pas  sur  lui  de  complainte:  Hélas!  Seigneur, 
hélas  !  sa  gloire.  Sa  sépulture  sera  celle  d'un  âne  ;  il  sera  jeté  et 
traîné  loin  des  portes  de  Jérusalem.  »  \\  n'est  rien  dit  de  cela  pour 
Joachim  dans  les  Rois,  mais  nous  connaissons  le  personnage  illustre 
qui  est  mort  ainsi  ignominieusement  et  qu'on  a  laissé  sans  sépul- 
ture :  c'est  ce  Ménélas  dont  j'ai  rappelé  la  fin  tragique  à  propos  du 
chapitre  xxii  à' haïe  (1).  On  a  donc  là  un  nouvel  exemple  de  ce 
que  j'ai  appelé  les  transpositions  des  prophètes. 

Voici  maintenant  Sédécias.  Le  livre  des  Bois  raconte  qu'après  la 
prise  de  Jérusalem,  on  égorgea  les  enfans  de  Sédécias  devant  leur 
père,  qu'ensuite  on  lui  creva  les  yeux  et  qu'on  l'emmena  chargé 
de  chaînes  à  Babylone.  Jérèmie  ne  lui  prophétise  rien  de  pareil  (2). 
Mais  ici,  on  rencontre  une  assez  grande  difficulté  ;  c'est  que  le 
prophète  n'est  pas  d'accord  avec  lui-même.  Dans  un  endroit  (21-7), 
il  dit  que  Sédécias  sera  passé  au  fil  de  l'épée.  Dans  d'autres  (32-5 
et  3/i),  il  déclare  au  contraire  expressément  que  Sédécias,  emmené 
à  Babylone,  n'y  restera  qu'un  certain  temps,  qu'il  reviendra  chez 
lui,  qu'il  mourra  en  paix,  et  qu'il  aura  les  honneurs  d'une  sépulture 
royale.  Ni  l'une  ni  l'autre  version  ne  s'accordent  avec  l'histoire 
réelle  de  Sédécias.  Mais  si  on  croit  que  sous  ce  nom  antique  le 
prophète  avait  dans  l'esprit  des  personnages  plus  modernes,  on 
pourrait  admettre  que  ces  passages  figurent  deux  histoires  diffé- 
rentes ;  que  le  roi  qui  revient  mourir  en  paix  à  Jérusalem  est 
Alcime,  le  successeur  de  Ménélas  (I  Macc,  7-25  et  9-56)  et  que  celui 
qui  est  frappé  par  l'épée  est  Jonathan,  tué  par  Tryphon  (IMacc, 
13-25). 

Quant  à  Sellum  (22-11),  c'est  un  nom  qui  ne  se  trouve  même  pas 
dans  le  livre  des  Rois  ;  mais  son  histoire  précède  immédiatement 

(1)  Les  versets  13,  17,  22,  de  Jérémie  rappellent  tout  à  fait  haïe,  22,  16. 

(2)  J'ai  déjà  eu  l'occasion  d'avertir  que  ce  qui  se  lit  aux  passages  39,  6  et  52,  14 
ne  fait  plus  partie  de  la  prophétie  ;  ce  sont  de  simples  récits  empruntés  au  livre  des 
hois. 


bkk  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

celle  de  Joachim,  qui  m'a  paru  représenter  Ménélas  ;  il  est  désigné 
comme  son  frère,  et  le  prophète  semble  opposer  à  celui  qui  est 
mort  celui  qui  vit  dans  l'exil,  comme  plus  malheureux  encore. 
Tout  cela  pourroit  désigner  Jason  (11   Macc,  5-9). 

L'histoire  de  Godolias  (ûO-7)  me  parait  empruntée  dans  son 
fond  au  second  livre  des  Bois  ("25-22-26),  mais  il  y  a  deux  obser- 
vations à  faire.  D'abord  le  prophète  y  ajoute  (-41-5)  l'aventure  des 
Samaritains  massacrés  à  la  suite  du  meurtre  de  Godolias, quand  ils 
venaient  adorer  Jéhova  au  Temple  de  Jérusalem,  aventure  incom- 
préhensible dans  la  situation  où  étaient  alors  ceux  de  Juda  et  les 
Samaritains,  e?  an  tnomeiit  où  le  Temple  vient  d'être  brûlé  (II  Roh^ 
25-9).  Le  reste  du  passage  sur  Godolias  semble  interrompre  la 
suite  naturelle  du  récit.  De  sorte  qu'on  se  demande  s'il  n'a  pas 
été  interpolé  après  coup  dans  le  livre  des  Rois,  d'après  Jérêmie, 
et  si  Jcrcmie  lui-même  ne  raconte  pas,  sous  des  noms  antiques, 
une  histoire  arrivée  au  temps  des  rois  de  Syrie,  où  périt  quelque 
Israélite  agent  des  Syriens,  tué  par  des  purs.  Mais  j'ai  hâte  de  sor- 
tir et  de  faire  sortir  mes  lecteurs  de  ces  broussailles  historiques, 
pour  rentrer  dans  une  voie  plus  large. 

11  me  reste  à  parler  des  récits  dans  lesquels /tWm?*^  lui-même  est 
en  scène,  particulièrement  à  partir  du  chapitre  xxxvi.  J'ai  déjà  dit 
qu'on  ne  pourrait  comprendre,  si  ces  récits  étaient  véritables,  com- 
ment ils  ne  se  retrouveraient  pas  dans  le  livre  des  Roi».  Mais  surtout 
ils  ne  donnent  en  aucune  manière  l'impression  de  la  réalité,  étant 
généralement  aussi  invraisemblables  que  dramatiques.  C'est  ainsi 
qu'il  est  raconté  que  Jérémie  ayant  dicté  à  Baruch  ses  prophéties, 
et  celui-ci  les  ayant  lues  dans  le  Temple,  devant  tout  le  peuple,  puis 
dans  une  assemblée  de  grands  personnages  qui  avaient  aussi  voulu 
l'entendre,  ceux-ci,  après  l'avoir  fait  cacher  ainsi  que  Jèrhnie,  font 
au  roi  un  rapport  sur  ce  qu'ils  ont  entendu.  Le  roi  fait  rechercher 
l'écrit  et  ordonne  qu'on  le  lui  lise  à  lui-même;  mais  après  quelques 
pages,  le  roi  déchire  le  rouleau  et  le  jette  dans  un  brasier  allumé 
devant  lui,  car  on  était  en  hiver.  D'ailleurs  ni  le  roi  ni  ses  servi- 
teurs ne  s'effraient  des  menaces  prophétiques,  et  ne  pensent  à  de- 
mander grâce.  Il  est  clair  que  nous  lisons  là  une  fiction,  non  une 
histoire. 

Mais  il  est  temps  de  laisser  là  les  détails,  dont  l'interprétation  est 
quelquefois  difficile,  pour  m'attacher  à  l'esprit  de  la  prophétie,  qui 
ne  peut  laisser  aucun  doute  sur  la  modernité  du  livre.  Cet  esprit 
est  le  même  qu'en  haie,  et  il  est  encore  plus  marqué  :  c'est  celui 
d'une  religion  réfléchie  et  passionnée,  qui  donne  au  prophète  un 
accent  qu'on  peut  déjà  appeler  chrétien.  Ce  peuple  qui  a  tant  souf- 
fert pour  son  dieu,  et  pour  qui  son  dieu  a  tant  fait  à  son  tour^  s'at- 
tache à  lui  avec  une   ardeur  toute  nouvelle  et  s'émerveille  de  sa 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHETES.  5/l5 

grandeur  :  Saint,  saint,  saint  est  Jéhova  Sabaoth  ;  toute  la  terre  est 
pleine  de  sa  gloire  (1)  »  [haïe  3-6).  Jéhova  maintenant  est  tout  pour 
les  siens  :  «(Jéhova  notre  juge,  Jéhova  notre  législateur,  Jéhova  notre 
roi;  c'est  lui  qui  nous  sauve  {haïe,  33-32),  «  Les  autres  dieu^î, 
au  temps  de  Y  Exode,  étaient  déjà  des  dieux  étrangers  et  ennemis; 
ils  n'étaient  pas,  comme  ils  le  sont  maintenant,  des  dieux  méprisés. 
On  défendaitd'honorer  leurs  images,  on  n'insultait  pas  à  ces  images. 
Mais  entendons  haïe  (2-8),  etc.  :  a  Leur  pays  est  rempli  d'idoles  ; 
ils  adorent  l'ouvrage  de  leurs  mains,  ce  que  leurs  doigts  ont  fabri- 
qué... Les  idoles,  c'en  est  fait  d'elles.  Elles  disparaissent  dans  les 
cavernes  des  montagnes,  dans  les  trous  de  la  terre,  devant  la  ter- 
reur de  Jéhova  et  l'éclat  de  sa  grandeur,  quand  il  se  lève  pour 
effrayer  la  terre.  En  ce  temps-là,  les  hommes  jettent  aux  rats  et 
aux  chauves-souris  les  idoles  d'argent  et  les  idoles  d'or,  qu'ils  se 
sont  fait  faire  pour  les  adorer.  »  Jèrcniie,  avec  moins  de  majesté, 
est  peut-être  encore  plus  méprisant  (10-3).  a  On  coupe  le  bois  dans 
la  forêt  ;  c'est  la  main  de  l'homme  qui  fait  cela  avec  la  hache  ;  on 
le  décore  d'or  et  d'argent  ;  avec  des  clous  et  des  marteaux  on  fixe 
l'image, pour  qu'elle  tienne  ferme.  C'est  comme  le  poteau  planté  au 
milieu  d'un  champ,  cela  ne  se  meut  pas,  il  faut  le  porter;  cela  ne 
peut  faire  un  pas.  Ne  les  craignez  pas  :  ils  ne  peuvent  faire  du 
mal,  comme  il  ne  sauraient  faire  du  bien.  »  —  «  D'où  viendrait 
ton  égal,  ô  Jéhova?  Tu  es  grand  et  ton  nom  est  puissant.  Qui 
ne  te  craindrait  pas,  roi  des  peuples!..  C'est  Jéhova  qui  est  vé- 
rité, c'est  lui  qui  est  le  dieu  vivant,  le  roi  éternel...  C'est  lui  qui  a 
fait  la  terre  par  sa  puissance,  qui  l'a  établie  dans  sa  sagesse,  qiti 
par  son  art  a  fait  le  contour  des  cieux.  Il  verse  des  masses  d'eau 
du  haut  des  airs;  il  fait  monter  les  nuages  du  bout  de  la  terre,  W 
fait  éclater  la  foudre  avec  l'averse.  » 

Cette  religion-là  est  tout  autre  que  celle  de  Y  Exode.  Si  je  dis 
Y  Exode,  et  non  pas  le  Pentateuque,  c'est  qu'il  y  a  un  livre  dans  le 
Pentateuque,  je  veux  dire  le  Beutèronome ,  qui  est  beaucoup  plus 
moderne  que  les  quatre  premiers,  et  que  je  crois,  quant  à  moi,  du 
même  temps  que  les  prophètes,  et  inspiré  du  même  esprit.  Mais 
je  me  borne  à  indiquer  sur  ce  point  mon  opinion  sans  la  démon- 
(rer,  ayant  assez  à  faire  avec  la  question  des  prophètes  (2). 

Quand  les  prophètes  pensaient  ainsi,  la  manière  de  concevoir 
la  divinité  avait  fait  de  grands  progrès  dans  le  monde.  Et  sans  que 
personne,  à  Jérusalem,  eût  encore  lu  les  Grecs,  il  se  faisait 
néanmoins,  entre  Grecs  et  Hébreux,  une  infiltration  d'idées.  Les 


(1)  Ce  verset  se  répète  tous  les  jours  à  la  messe,  à  la  fin  de  la  Préface. 

(2)  Voir,  au  sujet  du  Deutérononip,  le  Christianisme  et  ses  origines,  t.  m,  ch.  5. 
TOME  xciv.  —  1889.  35 


546  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

douleurs  avaient  eiit^eigné  à  se  moquer  des-  idoles.  Et  les.  idées 
scientifique?!,  qui  commençaient  à.  se  répandre,  apprenaient  aux 
hommes-  à  grandir  leur  di<Hi  pour  l'égaler  à  la  grandeur  de  la  na- 
tiiPe; 

L'église? chrétienne  n'a  fait  que  rt'péler,  dans  ses  invectives  contre 
les  JN-ations,  les  déclamations  des  propiti/rs  contre  les-  id^^les  : 

Et  ce  n'est  pas  un  dieu  comme  vos  dieux  frivoles, 
Insensibles  et  sourds,  impuissans,  mutilés, 
De  bois,  de  marbre  ou  d'or,  comme  vous  les  voulez  : 
C'est  le  dieu  de?  chrétiens,  c'est  le  mien,  c'est  le  vôtre, 
Et  la  terre  et  le  ciel  n'en  connaissent  point  d'autre. 

Je  comprends  qu'au  temps  de  Polyeucte  on  ait  parlé  comme  on 
parlait  à  la  fin  du  ii®  siècle  ;  mais  je  ne  crois  pas  qu'on  ait  tenu  ce 
langage  au  tem])s  de  Sennachérib  ou  au  temps  de  Nabuchodonosoi'. 

Dans  Jcrèmie  comme  dans  haie,  Jéliova  parle  avec  dédain  de 
l'encens  qu'on  brûle  devant  lui  et  des  victimes  qu'on  lui  offre  en 
sacrifice  en  même  temps  qu'on  désobéit  à  sa  Loi  (6-20.)  Et  il  y  a  un 
endroit  où  cela  est  exprimé  d'une  manière  qui  étonne  (7-21)  :  ((Ajou- 
tez Yos  holocaustes  à  vos  sacrifices  et  mangez-en  la  chair  (1).  Car 
je  n'ai  rien  dit,  je  n'ai  rien  commandé,  quand  je  les  ai  fint  sortir 
du  pays  d'Égjq^te,  en  fait  d'holocaustes  et  de  sacrifices-.  Mais  voici 
ce  que  je  leur  ai  commandé  :  Ecoutez  ma  voix  et  je  serai  votre 
dieu  et  vous  serez  mon  peuple.  » 

On  ne  comprend  pas  d'abord  ce  verset  quand  on  voit  quelle 
place  tiennent  dans  le  Pentaieuque  les  sacrifices  et  les  holocaustes^ 
et  des  critiques  ont  été  amenés  ainsi  à  supposer  que  Jêrémie  était 
antérieur  au  Penlatenqve,  ce  qui  est  contre  toute  vraisemblance  ; 
mais  le  langage  du  prophclc  peut  s'expliquer.  Il  est  dit  dans 
\ kxode  que.  lorsque  les  Israélites,  trois  mois  après  leur  départ  de 
lËgypte,  arrivent  au  pied  du  Sinaï,  Jéhova,  pour  la  première  lois, 
appelle  à  lui  Moïse  sur  cette  montagne  et  lui  parle  ainsi  (1.9-3)  :  Hj 
((  Voici  ce  (jue  tu  diras  aus  enfans  d'Israël...  Si  vous-  écoutez  ma 
voix,  si  TOUS  observez'  mon  pacte,  vous-  serez  à  moi  par  prédilection 
au-dessus  de  tous  les  peuples...  Vous  serez  pour  moi  un  royaume 
de  prétrcB,  un  peuple  saint.  »  C'est  tout  ;  et  c'est  précisément  là  ce 
que  Jt'f'émie  rappelle.  Puis,  plus  loin,  Jéhova  lui-même  promulgue. 
du  haut  du  Sinaï,  les  Dix  commandemens,  où  il  n'est  pas  question 
non  plus  de  sacrifices.  Il  est  vrai  qu'ensuite  il  en  est  parlé  plusieurs 
fois,  et  encore  plus  souvent  dans  h  Lcvifique ,  mais  coumie  de       Iji 


1 


(1)  Les  holocaustes,  ainsi  que  l'indique  le  mot  grec,  diiïéraient  des  simples- sacrifices, 
en  ce  que  dans  l'holocauste  la  victime  était  consumée  tout  entière  {Lévit.,  i,  9,  etc.). 


LA    MODERXnÉ    DES    T'ROrHETi:^.  &^'7 

praticpes  déjà  établies  {Exodr^  20-21),  dont  Moïse  règle  le  détai', 
mais  ojiril  n'introduit  pas  et  dont  l'importance  n'est  miUemoni 
comparable  à  celle  des  paroles  que  le  prophète  a  citées  et  auv- 
quelles  il  a\  ait  le  droit  de  s'alttacher.  Et  le  dire  du  prophèle  n'-i 
vrai,  si  on  l'entend  en  ce  sens  que.  dans  YExoflp  même,  la  pra- 
tique des  sacrifices  n'est  pa^  une  condition  que  Jébo^n  ait  mise  au 
pacte  qu'il  fait  avec  Israël. 

On  comprend  d'ailleurs  que  dairbs  la  seconde  Tuoitié  du  it®  siècle 
les  rites  ne  lussent  pas  en  grande  faveur.  L'insurrection  des 
lîommes  de  Juda  n'avait  été  qu'une  réaction  contre  la  séduction 
qu'avaient  d'abord  exercée  sur  euKles  moeurs  et  les  idées  grecquo, 
et  sous  cette  influence,  ils  s'étaient  insensiblemeut  détachés  de 
leurs  pratiques. Et  comme  leurs  gratnds-prètres  continuaient  d'ètrf% 
jusqu'à  .Jonathan,  des  créatures  des  rois  syriens,  dont  l'âme  n'était 
plus  celle  des  fKlèles,  et  qui  ne  donnaient  plus  à  leur  dieu  que  des 
cérémonies  extérieures,  ces  cérémoraes  durent  être  discrédité  es 
aux  yeux  des  pm"s.  L'esprit  de  hardiesse  et  de  liberté  qui  faisait 
les  prophètes  était  toute  autre  chose  que  l'esprit  sacerdotal,  et  il  sp 
développa,  à  la  suite  de  la  guerre  de  l'indépendance,  un  moTive- 
ment  qui,  comme  plus  tard  le  mouvement  clu:'étien,  allait  en  sotts 
contraire  des  pirescrip tiens  littérales. 

Mais  parmi  les  sacrifices,  il  y  en  avait  un  particulièrement 
odieux,  c'est  eeliii  des  enians  nouveau-nés,  qu'on  faisait  pass<^r 
par  le  feu  devant  le  dieu  pour  apaiser  sa  colère,  et  c'est  là  qu'on 
a  plaisir  à  entendre  Jehova,  dans  Jèrcmie,  protester  qu'il  ne  i'-a 
jamais  voulu,  qu'il  n'en  a  jamais  eu  la  pensée  (7-31).  Cependani 
c'est  bien  .Jéhova  qui  commande  fonnellement  àdii\9,\'  Exode  :  «  Tu 
me  donneras  île  premier-né  de  'tes  fils  (13-3),  »  sans  qu'il  soit  dit 
d'ailleurs  comment  se  faisait  l'offrande.  Il  est  vrai  qu'un  autre 
verset  (13-12)  permet  de  sacrifier  un  animal  au  heu  de  l'enfant, 
mais  c'est  là  éA'iderament  une  addition  faite  plus  tard  au  texte,  =et 
qui  y  a  été  bien  singulièrement  cousue  (1).  Le  Lèriiiqne  parle  plfis 
expUcitement  de  ces  sacrifices  par  le  feu  (18-21  et  21-2),  adressés 
au  roi,  c'est  l'expression  qu'il  emploie  (en  hébreu,  au  Molek  ou  M'o- 
loch),  et  ce  roi  est  évidemment  Jéhova  lui-même,  puisque  Jéhova 
dit  qu'ainsi  on  rend  impur  son  sanctuaire  et  qu'on  profane  son  saint 
nom  (.1).he  Lèvitiqiie  donc,  en  parlant  de  ces  ionmolations  d'enfam, 
les  condamne  ;  mais,  quoiqu'il  les  condamne,  il  n'oso  pas  les  punir. 
Car  aprts  avwr  prononcé  d'abord  la  peine  de  la  lapidation,  il  ajoute 

(1)  M  Tu  lacbèteras  >par  un  açneau  le  premier-né  de  Ta  ne  (auimaltrop  prêcioux  peur 
le  perdie)  et  tu  rachèteras  le  premier-né  de  l'homme  parmi  tes  fils.  »  Et,  dams  un 
autre  endroit  {22,  29),  on  a  oublié  cette  correction, 

(2)  Voir  Jahvé  et  Moloch,  par  Baudissin  (en  latin^.  Leipzig,  1874. 


548  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

(20-'i)  f((if'  si  lo  peuple  du  pays  détourne  les  yeux  de  cet  homme 
pour  ne  pas  le  faire  mourir,  c'est  Jéhova  lui-même  qui  se  charge 
du  chàtiuient.  C'est-à-dire  que  cette  abominable  coutume,  répan- 
due d'ailleurs  chez  tous  les  peuples  sémitiques  (voir  Diodore, 
•iO-l/i),  s'appuyait  sur  un  fanatisme  contre  lequel  toutes  les  récla- 
mations étaient  impuissantes.  Ce  fanatisme  avait  eu  sans  doute  une 
recrudescence,  pendant  les  crises  douloureuses  du  milieu  du 
II*  siècle,  et  les  textes  de  VExode  restaient  toujours  là  pour  l'au- 
toriser. 

11  n'y  a  pas  jusqu'à  la  circoncision  elle-même  qui  ne  semblt^ 
avoir  perdu  de  son  importance  au  temps  des  prophètes.  Ce  qu'il 
faut  circoncire,  dit  J trémie,  c'est  vos  cœurs  [h-h). 

Et  à  l'égard  du  Temple  même,  quelle  liberté  inattendue  (7-4)  !  (c]\e 
vous  fiez  pas  aux  paroles  vaines,  en  répétant  :  Le  Temple  de  Jéhova  ! 
le  Temple  de  Jéhova  !  le  Temple  de  Jéhova  !  Si  vous  redressez  tout 
de  bon  vos  voies  et  vos  œuvres  ;  si  vous  vous  appliquez  à  faire 
bonne  justice  entre  celui-ci  et  celui-là;  si  vous  ne  faites  pas  de  tort 
àl'étranger,  à  l'orphelin  et  à  la  veuve;  si  vous  ne  répandez  pas  ici 
même  le  sang  innocent;  si  vous  ne  courez  pas  après  les  dieux  étran- 
gers pour  votre  perte,  alors  je  vous  ferai  demeurer  en  ce  lieu  jus- 
qu'à la  fin  des  temps,  sur  la  terre  que  j'ai  donnée  à  vos  pères. 
Mais  vous  vous  fiez  à  des  paroles  vaines  et  qui  ne  servent  à  rien. 
]\e  volez-\ous  pas?  ne  tuez-vous  pas?  n'êtes-vous  pas  des  adul- 
tères et  des  parjures?  ne  faites-vous  pas  des  encensemens  à  Baal?  ne 
courez-vous  pas  après  des  dieux  inconnus?  Et  puis  vous  venez, 
vous  vous  présentez  devant  moi  en  cette  maison  où  mon  nom 
est  invoqué,  et  vous  dites  :  Nous  sommes  sauvés,  en  continuant 
vos  abominations.  Cette  maison,  où  mon  nom  est  invoqué,  n'est 
donc  qu'une  caverne  de  brigands  !  »  On  sait  que  ces  paroles  ont 
été  reprises  dans  les  Evangiles,  et  mises  dans  la  bouche  de  Jésus 
[Marc,  11, 17).  Mais  l'emploi  qu'en  fait  l'évangéliste  est  bien  mes- 
quin, puisqu'il  ne  les  adresse  qu'aux  petits  marchands  qui  ven- 
daient leiir^  pigeons  dans  le  Temple.  Le  morceau  a  dans  Jcrcmie 
un  tout  autre  accent  et  une  tout  autre  beauté. 

C'est  encore /m'm?'^  qui  désavoue  la  vieille  tradition  d'après  la- 
quelle Jéhova  punissait  lesenfans  pour  les  fautes  des  pères  [Exode, 
'ÎO,  5).  ((  En  ce  temps-là,  on  ne  dira  plus  :  Yos  pères  ont  mangé 
du  raisin  vert,  et  les  dents  des  fils  en  sont  agacées.  Mais  nul  ne 
périra  que  pour  son  iniquité  :  c'est  celui  qui  aura  mangé  le  raisin 
vert  dont  les  dents  seront  agacées  (30,  20).  » 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  fort  en  ce  sens  dans  Jcrhnie  est  l'idée 
que  Jéhova  lui-même  a  substitué  à  la  Loi  qu'il  avait  donnée  jadis, 
une  Loi  nouvelle  :    «  Les  jours  viennent,  dit  Jéhova,  où  je  ferai 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHETES,  549 

Il  II  pacte  nouveau  avec  la  maison  d'Israël  et  avec  la  mais>on  de 
Jiida,  non  pas  à  la  manière  du  pacte  que  je  lis  avec  leurs  pères, 
au  jour  que  je  les  pris  par  la  main  pour  les  faire  sortir  du  pays 
d'Egypte...  Mais  voici  le  pacte  que  je  ferai  avec  la  maison  d'Israël 
quand  les  temps  seront  venus,  dit  Jéhova  :  Je  mettrai  ma  Loi  ait 
dedans  d'eux  et  l'écrirai  dans  leur  cœur;  je  serai  leur  dieu  et  ils 
seront  mon  peuple.  Chacun  n'aura  plus  à  enseigner  son  prochain 
ni  à  prêcher  son  frère,  en  lui  disant  :  a  Connais  Jéhova;  car  ils  me 
connaîtront  tous,  depuis  le  plus  petit  jusqu'au  plus  grand  (31-31).  » 
Voilà  des  paroles  telles  que  le  christianisme,  quand  il  est  venu, 
n'avait  évidemment  qu'à  les  reprendre,  et,  en  eftet,  il  les  a  prises. 
Il  a  déclaré  que  c'était  lui  qui  apportait  le  nouveau  jnicte  (1).  Il 
est  clair  que  ces  paroles,  d'un  si  haut  spiritualisme,  n'ont  pas 
été  écrites  sur  la  limite  du  viii"  et  du  vu®  siècle  avant  notre  ère, 
mais  à  cent  ans  à  peu  près  de  Jean  le  Baptiste  et  de  Jésus. 

En  étudiant  le  Premier  haie,  je  n'ai  pas  parlé  des  prophètes 
en  général,  parce  que  le  livre  en  parle  à  peine  :  Isa'ie  ne  s'arrête 
nulle  part  sur  le  don  de  prophétie  qu'il  a  reçu,  et,  s'il  se  plaint  une 
ou  deux  fois  des  faux  prophètes,  c'est  en  passant  et  sans  insister. 
Au  contraire,  \-à  prophétie  tient  une  très  grande  place  dans  Jéré- 
mie,  et  son  livre  est  plein  d'invectives  contre  les  prétendus  in- 
spirés, qui  prétendent  parler  au  nom  de  Jéhova  et  ne  parlent  en 
effet  qu'au  nom  de  Baal,  trompant  sans  cesse  les  peuples  par  des 
espérances  mensongères.  Des  chapitres  entiers  ne  sont  que  le  dé- 
veloppement de  ces  plaintes.  On  sent  que  les  esprits  étaient  conti- 
nuellement ballottés  entre  des  prédictions  qui  les  tiraient  en  sens 
contraire  et  qui  entretenaient  un  état  perpétuel  de  trouble  et 
d'angoisse.  On  se  défiait  surtout,  comme  il  est  naturel,  des  pré- 
dictions favorables;  celles-là,  on  ne  les  croyait  que  quand  elles  s'ac- 
complissaient ('28-9),  tandis  que  les  voix  qui  annonçaient  des  ca- 
tastrophes réussissaient  toujours  à  effiayer.  Mais  ceux  à  qui  on 
avait  fait  peur  menaçaient  à  leur  tour,  et  disaient  :  Tuons  le  pro- 
phète. 

Aussi  n'y  a-t-il  rien  de  plus  intéressant  dans  Jérémie  que  ce 
qui  est  personnel.  Seulement,  je  n'entends  pas  par  là  les  aventures 
que  le  livre  attribue  à  Jerémie,  et  où  je  ne  vois  que  des  fictions. 
Mais  ce  qui  n'est  plusfiction,  ce  qui  est  au  contraire  la  vérité  la  plus 
vivante  et  la  plus  touchante,  c'est  la  manière  dont  est  peinte  la 
situation  morale  d'un  fils  d'Israël,  serviteur  fidèle  de  son  dieu,  jeté 


(1)  'H  xatvT)  5ta6-/ixYi.  novum  iestamentum ;  l'expression  latine  francisée  est  devenue 
le  Nouveau  Testament,  ce  qui  n"a  pas  de  sens  dans  notre  langue;  il  fallait  dire  le  nou- 
veau contrat. 


550  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

et  isolé  au  milieu  de  Jérusalem  sujette  des  Nations.  «  Jéhova,  tu 
me  connais;  souviens-toi  de  moi;  regaide-moi,  venge-moi  de  ceux 
qui  me  persécutent.  Ne  m'abandonne  point,  à  force  de  patienter.  Vois 
que  c'est  pour  toi  que  je  soufïie  l'opprobre.  Quand  je  rencontrais 
tes  paroles,  je  les  dévorais;  ta  parole  était  ma  joie  et  la  réjouis- 
sance de  mon  âme;  car  ton  nom  est  sur  moi,  ô  Jehova  Sabaoth. 
Je  ne  me  suis  pas  assis  parmi  les  railleurs  pour  rire  avec  eux;  je 
me  suis  tenu  sous  ta  main  à  l'écart;  tu  me  remplissais  d'indigna- 
tion. Pourquoi    est-ce  que  ma  douleur  est  devenue  continuelle? 
ma  plaie  désespérée  et  incurable?  Tu  es  donc  pour  moi  comme  un 
ruisseau  qui  trompe,  comme  une  eau  quia  fui  (15-15).  »  Ce  sont  là, 
ce  me  semble,  de  ces  souflrances  que  l'homme   ne  connaît  cpie 
quand  il  a  beaucoup  vécu  et  beaucoup  senti,  et  que  la  violence  et 
l'oppression  ont  pénéti'é  jusqu'au  fond  de  l'âme  (voir  aussi  12-1). 
Et  encore  (20-1/i)  :  «  Maudit  soit  le  jour  où  je  suis  né,  le  jour 
où  ma  mûre  m'a  enfanté!  Maudit  soit  l'homme  qui  porta  la  nou- 
velle à  mon  père,  disant  :  Un  enfant  mâle  t'est  né,  et  qui  lui  donna 
tant  de  joie!  Que  cet  homme  soit  pareil  aux  villes  que  Jéhova  a 
détruites  sans  pitié;   qu'il  entende  dès  le  matin  le  cri  de  guerre, 
et  à  midi  le  fracas  du  combat.  Que  ne  m'a-t-onfait  mourir  avant 
de  naître!  Que  ma  mère  n'a-t-elle  été  mon  tombeau,  et  que  sa  ma- 
trice ne  m'a-t-elle  gardé  à  jamais!  au  lieu  de  sortir  de  son  ventre 
pour  ne  voir  que  peine  et  misère,  et  consumer  ma  vie  dans  l'op- 
probre. » 

Mais  cette  tristesse  profonde  n'éteint  pas  en  lui  l'aideur,  et  il  ne  se 
décourage  pas  de  son  métier  de  prophète,  ou  plutôt  il  ne  peut  s'y 
refuser,  car  l'inspiration  l'obsède.  «  Tu  m'entraînes,  ô  Jéhova,  et 
je  me  laisse  entraîner;  tu  me  forces,  et  je  ne  puis  résister;  tout  le 
jour,  je  suis  un  sujet  de  risée;  tous  se  moquent  de  moi,  car  toutes 
les  fois  que  je  parle,  je  ne  fais  que  crier,  crier  contre  la  violence  ; 
la  parole  de  Jéhova  est  sans  cesse  pour  moi  un  sujet  d'insulte  et 
d'opprobre.  Je  me  dis  alors  :  Je  ne  ferai  plus  mention  de  lui,  je 
ne  parlerai  plus  en  son  nom.  Mais  je  sens  en  moi  comme  un  feu 
brûlant  qui  couve  dans  mes  os;  il  me  fatigue  et  m'épuise,  et  je 
n'en  puis  plus...  D'ailleurs  Jéhova  me  soutient  comme  un  cham- 
pion terrible,  mes  ennemis  succomberont  et  ne  prévaudront  pas... 
Jéhova  Sabaoth  sonde  le  juste;  il  pénètre  les  reins  et  les  cœurs. 
Je  veiTaila  vengeance  que  tu  feras  d'eux,  et  je  te  remets  ma  cause 
(20-7).  )) 

Je  ne  veux  pas  oublier  de  dire  qu'il  y  a  un  endroit  (15-3)  où 
Jéhova  annonce  qu'il  va  accomjilir  sur  Babylone  toutes  les  paroles 
qui  sont  dans  lelicre  des  prophéties  dcJérèmie.  On  ne  peut  guère 
avouer  plus  franchement  que  ce  livre  est  une  fiction. 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHÈTES.  OÔi 

111. 

Ézéchiel  se  donne  comme  pi-opbétisant  à  Babylone.  pendant  la 
déportation  qui  suit  la  prise  de  Jérusalem  ;  mais  ce  n'est  encore  là 
qu'une  illusion.  Et  il  ne  faut  pas  beaucoup  de  liberté  d'esprit  pour 
reconnaître,  à  la  simple  lecture  du  livre,  qu'il  a  été  écrit  tout  en- 
tier à  Jérusalem. 

On  a  vu  qu'en  étudiant  Jcrèmie  je  n'ai  pas  craint  de  répéter 
les  observations  et  les  démonstrations  que  j'avais  présentées  au 
sujet  du  Premier  haïe.  Je  ne  continuerai  pas  ainsi,  car  mon  travail 
se  trouverait  plein  de  redites.  Je  ne  chercherai  dans  Ézéchiel,  à 
l'appui  de  ma  thèse,  que  des  ai-gumens  nouveaux,  ou  du  moins 
qui  se  produiront,  dans  les  textes  de  ce  prophèie,  avec  plus  de 
force.  C'est  assez  de  dire  une  fois  qu'on  retrouve  dans  ce  livre  la 
même  situation  politique,  au  dedans  comme  au  dehors,  les  mêmes 
douleurs,  les  mêmes  revanches,  les  mêmes  passions  que  dans  les 
deux  autres. 

Mais  Ézéchiel  a  mis  plus  en  lumière  que  personne  la  réunion  et 
la  soumission  de  Samarie  à  Juda,  accomplies  sous  le  princi- 
pat  d'Hyrcan.  Juda  avait  deux  stBurs,  Samarie  et  Sodonie;  elles 
ont  péché  et  elles  ont  été  punies;  elles  sont  pardonnées,  enfin, 
comme  Juda  même.  Mais  tandis  qu'elles  étaient  jusque-là  ses 
sœurs,  elles  deviennent  maintenant  ses  filles  (16-61),  c'est-à-dire 
qu'elles  ne  sont  plus  ses  égales,  mais  ses  sujettes.  Gela  ne  s'était 
jamais  vu  avant  cette  époque  dans  l'histoire  d'Israël. 

((  Quand  il  y  aurait  ces  trois  hommes  au  milieu  d'eux,  dit 
Jéhova,  Noé,  Daniel  et  Job,  cela  ne  les  sauverait  pas  (xiv,  13).  » 
Et  ailleurs  (xxviii,  3)  :  «  Tu  es  plus  sage  que  Daniel  ;  rien  de  secret 
n'est  caché  pour  toi.  ))  Sur  quoi  M.  Ed.  Rcuss  fait  remarquer  jus- 
tement qu'à  l'époque  où  on  fait  vivre  Ézéchiel,  Daniel  n'était  rien 
encore.  Il  en  conclut  qu'il  s'agit  ici  d'un  personnage  inconnu.  Il  est 
plus  simple  d'admettre  que  ce  hvre  est  très  postérieur  au  temps  où 
on  l'a  placé. 

Ézéchiel  parle  plusieurs  fois  de  la  machine  de  guerre  qu'on  a 
appelée  un  béUer  (A,  2;  2i,  27;  26-9).  C'est  encore  une  preuve 
que  le  U^  re  n'est  pas  du  vi®  siècle,  puisque  ces  machines,  encore 
inconnues  au  temps  de  Thucydide,  ne  furent  inventées,  au  témoi- 
gnage de  Diodore  (xiv,  h'I),  que  sous  Denys  de  Syracuse,  en 
l'an  âOO  avant  notre  ère  (1). 


(1)  A.  de  Rochas  d'Aiglun,  Y  Artillerie  chez  les  anciens.  Tours.  (Extrait  du  Bulletin 
monumental,  numéros  i  et   3,   188'2,  28  pages  in-8'',  plusieurs  figures. 


552  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

En  annonçaiil  un  avenir  heureux  à  son  peuple  alïranclii,  Jéhova 
dit  qu'il  va  y  multiplier  les  hommes  comme  des  troupeaux  :  «  comme 
les  troupeaux  des  jours  saints,  comme  les  troupeaux  de  Jérusalem 
dans  ses  fêtes.  »  N'est-ce  pas  assez  de  ces  quelques  mots  pour  faire 
voir  tout  de  suite  que  cela  n'a  pas  été  écrit  pendant  l'exil  de  Baby- 
lone? 

Mais  il  est  temps  de  parler  de  ces  prophétie?,  au  sujet  de  Tyr, 
répétées  dans  les  trois />ro/>A6'/^s,  et  dont  j'avais  ajourné  l'examen 
jusqu'à  l'étude  d'^2('r/«?W,dans  l'espérance  de  les  éclairer  les  unes 
par  les  autres. 

haïe,  au  chapitre  xxiii,  nous  montre,  dans  une  description  très 
vive,  Tyr  emportée  d'assaut  et  ruinée,  et,  au  verset  13,  Assur  pa- 
raît être  l'auteur  de  cette  ruine  (1).  On  a  vu  qu'Assur,  dans  haïe, 
signifie  d'ordinaire  le  royaume  de  Syrie  ;  mais  on  ne  sait  pas  de  roi 
de  Syrie  qui  ait  pris  Tyr. 

Jèrèmie  n'a  que  quelques  mots  au  sujet  de  Tyr  (xxvii,  3  et  6)  ; 
il  ne  décrit  ni  le  siège  ni  la  prise  de  la  ville;  mais  il  déclare  qu'elle 
sera  assujettie,  avec  d'autres  pays  encore,  à  Nabuchodonosor  et  à 
ses  héritiers. 

Ézcchiel  enfin  dit  à  son  tour,  comme  Jà'inine,  que  Tyr  est  prise 
et  détruite  par  Nabuchodonosor  ,xxvi,  7),  et  il  décrit  cette  ca- 
tastrophe encore  plus  richement  qu'/.sv//V.  Trois  chapitres  entiers 
sont  remplis  du  détail  des  richesses  de  Tyr,  de  la  place  qu'elle 
tenait  dans  le  monde,  et  de  l'étonnement  avec  lequel  on  a  appris 
sa  chute. 

Or  on  a  vu  dans  ce  qui  précède  qu'ainsi  que  les  trois  prophètes 
annoncent  la  ruine  de  Tvr,  tous  trois  annoncent  aussi  l'invasion  et 
la  conquête  de  l'Egypte,  et  cela  avec  cette  circonstance  qu  huïe  ne 
nomme  pas  celui  qui  doit  soumettre  l'Egypte,  tandis  que  Jérémie 
et  Èzt'chiel  nomment  Nabuchodonosor.  Mais  on  a  vu  aussi  qu'en 
réalité  Nabuchodonosor  n'a  jamais  soumis  l'Egypte,  d'où  il  a  fallu 
conclure  que  ce  nom  antique  cache  un  autre  nom.  Et  en  effet, 
au  II®  siècle,  c'est-à-dire  à  l'époque  où  bien  d'autres  raisons  nous 
ont  fait  rapporter  les  prophètes,  il  y  a  eu  une  invasion  et  une  con- 
quête de  l'Egypte  par  Antiochus  l'Épiphane. 

11  y  a  donc  lieu  de  présumer  qu'il  en  est  de  même  au  sujet  de 
Tyr,  et  que  c'est  le  nom  d'Antiochus  l'Épiphane  qui  est  sous- 
entendu  encore  une  fois  sous  celui  de  Nabuchodonosor.  Et  cela  est 
d'autant  plus  vraisemblable  que,  dans  Isine,  la  ruine  de  Tyr  est 
reliée  à  l'invasion  de  l'Egypte  par  ces  paroles  ('23-5)  :  «  A  cette 

(1)  Dans  ce  verset  obscur,  je  traduis  avec  un  certain  nombre  d'hébraîsans  :  «  Assar 
leur  a  appris  [aux  Chaldéens]  la  navigation,  »  à  l'aide  de  laquelle  ils  assiègent  Tyr. 


LA   MODERNITÉ    DES    PROPHÈTES.  553 

nouvelle,  TËgypte  tremble  en  voyant  la  destruction  de  Tyr.  »  Il 
semble  donc  qu'avant  de  s'attaquer  à  l'Egypte,  Anliochus  s'était 
attaqué  à  Tyr. 

Mais  tandis  que  l'invasion  de  l'Egypte,  sous  Antioclms,  est  éta- 
blie par  l'histoire,  l'histoire  est  muette  sur  le  siège  et  la  prise  de 
Tyr. 

Dans  cet  embarras,  on  éprouve  tout  à  coup  une  vive  surprise 
lorsque,  en  continuant  la  lecture  à'Ézichiel,  on  rencontre  les  ver- 
sets suivans  (29-18)  :  «  Nabuchodonosor,  roi  de  Babylone,  a  fait 
faire  devant  Tyr  à  son  armée  un  rude  service  ;  toutes  les  têtes  sont 
chauves,  toutes  les  épaules  sont  pelées.  Mais  il  n'y  a  pas  eu  de 
salaire  pour  lui  7ii  pour  son  armée  du  travail  fait  decant  Tyr. 
C'est  pourquoi  voici  ce  que  dit  Jéhova  :  Je  vais  donner  à  Nabu- 
chodonosor, roi  de  Babylone,  le  pays  d'Egypte;  il  en  enlèvera  des 
hommes,  il  en  emportera  du  butin,  ce  sera  le  salaire  de  son 
armée.  Pour  prix  du  service  qu'il  a  fait,  je  lui  donne  le  pays 
d'Egypte.  Ils  ont  travaillé  pour  moi,  dit  le  seigneur  Jéhova.  En  ce 
temps-là  je  développerai  la  puissance  d'Israël  [sans  doute  par 
l'abaissement  même  de  l'Egypte,  qui  lui  donne  plus  d'influence 
dans  ce  pays].  » 

Ainsi  Ëzî'chiel  se  dément  lui-même,  et  cette  ruine  de  Tyr, 
(\\\  haie  et  lui  ont  peinte  de  si  vives  couleurs,  il  avoue  qu'elle  n'a 
pas  eu  heu,  et  que  la  ville,  si  elle  a  été  assiégée,  n"a  pas  été  prise, 
puisque  le  vainqueur  n'y  a  rien  gagné. 

Cet  insuccès  peut  expliquer  le  silence  de  l'histoire  sur  ce  siège, 
surtout  si  on  considère  combien  en  général  l'histoire  de  ces  temps 
nous  est  mal  connue,  la  plupart  des  livres  où  elle  était  racontée 
étant  perdus.  Ce  qui  est  plus  difficile  à  expliquer  est  que  les  pro- 
phètes triomphent  ainsi  contre  Tyr  d'une  entreprise  avortée  et  nous 
représentent  la  ville  détruite  et  son  peuple  passé  au  fil  de  l'épée 
{Ëzêch.,  XXVI,  10-12).  Faut-il  croire  que,  dès  que  la  ville  a  été  seu- 
lement menacée,  leurs  espérances  se  sont  enflammées  par  les  sou- 
venirs du  passé?  Le  coup  qu'avait  frappé  jadis  Alexandre  avait  été 
si  étonnant,  que  les  imaginations  en  étaient  demeurées  pleines. 
Et  depuis  Alexandre,  Antigone  s'était  aussi  rendu  maître  de  Tyr, 
en  la  prenant  par  la  faim  au  bout  d'un  siège  de  quinze  mois  (1). 
Ceux  de  Juda  ont  cru  qu'Antiochus  allait  leur  faire  re\oir  le  même 
spectacle,  et  ils  s'en  sont  d'avance  enivrés. 

Deux  \ersets  du  second  livre  des  Maccabies  {h-!xh  et  5-2)  mon- 

(1)  Il  est  bien  à  remarquer  que  ce  dernier  siège,  si  mémorable,  ne  nous  est  pourtant 
connu  que  sur  le  seul  témoin;nage  de  Diodore  (19,  58),  et  que  l'histoire  de  Diodore 
nous  manque  pour  le  temps  d'Antiochus. 


bbh  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

trcnt  qn'Aiitiochus  était  à  Tjt  à  la  veille  de  sa  seconde  expédition 
contre  l'Egypte,  mais  on  ne  nous  dit  pas  ce  qu'il  y  faisait. 

Après  sa  peinture  de  la  ruine  de  Tyi",  Isaïc  ajoute  tout  à  coup 
que  la  grande  ville  l'este  dans  l'ombre  pendant  soixante-dix  ans, 
chiffre  qui,  en  hébreu,  n'a  rien  de  précis  et  exprime  seulement  un 
long  intervalle.  Au  bout  de  ce  temps,  Tyr  recommence  à  faire 
parler  d'elle,  ayant  retrouvé  sans  doute  son  indépendance  par 
smte  de  l'abaissement  de  la  puissance  des  Syriens.  Mais  l'argent 
(fue  lui  rapporte  son  commeice,  elle  le  consacre  à  Jéhova  et  pour- 
\oit  par  ses  dons  à  la  nourritm-e  et  à  l'habillement  de  ses  prê- 
tres [hiûe,  23-18).  On  peut  supposer  qu'on  vit  cela  au  temps 
d'Hyrcan,  lorsque  la  fortune  miraculeuse  des  Juifs  ayant  pour  ainsi 
dire  consacré  leur  dieu  aux  yeux  des  peuples  voisins,  cemx-ci  lui 
apportèrent  leurs  honmiages  au  Temple  de  Jérusalem. 

Au  sujet  de  la  prophcfie  d'Ézi'cJtiel  siu"  l'Egypte,  je  n'aui'ais  qu'à 
répéter  ce  que  j'ai  dit  de  celles  d'Im/ïe  et  de  Jêrimic  (V),  y  com- 
pris la  remarque  sur  le  nom  de  No,  traduit  par  Alexandrie  dmns  la 
Vulfjdte.  Et  à  ce  propos,  il  faut  remarquer  aussi  que  dans  Ézcdiiel 
la  Vulgale  traduit  par  Adonis  le  nom  du  dieu  Thammouz,  dont  les 
femmes  font  le  deuil  (8-l/i).  C'est  en  effet  un  dieu  nouveau,  comme 
la  Reine  du  ciel. 

Enfin,  la  manière  dont  Ézêchiel  lui-niême  explique  aux  Juifs, 
en  se  nommant  par  son  nom,  comment  certains  actes  qu'il  fait  de- 
vant eux  sont  symboliques  ("l^-^i),  a  encore  quelque  chose  d<3 
suspect. 

Il  y  a  deux  manières  die  se  renseigner  sur  l'âge  des  prophètes  : 
rume  est  de  recbercker  sous  l'impression  de  quel  événement,  et 
par  conséqiiaent  à  quelle  date  tel  passage  a  été  écrit;  l'autre  est  de 
considérer  dajis  son  ensemble  l'esprit  qui  règne  dans  un  livre.  La 
première,  là  où  on  peut  la  pratiquer,  est  plus  précise;  mais  quel- 
quefois les  doniïiees  manquent  ou  soait  obscures,  et  la  critique 
éprouve  quelque  embarras,  comme  on  l'a  vu  em  certains  pa.ssages. 
La  seconde  peut  t/oujours  être  en)ployée,  et  olie  suffiit  poiur  pro- 
duire la  coTivict)i'Oaa. 

ÉzèAiei  prêchie  à  son  toiur  la  rénovation  de  la  roligion,  spiri- 
tualisée  et  épurée  :  «  Je  vous  donnerai,  dJit  JéJiova,  mi  même 
cœur;  je  mettrai  en  vous  un  esprit  nouveau;  j'ôterai  de  votre  chaij" 
le  cœur  de  pierre,  et  je  vous  donnerai  mi  cœur  de  chair  (11-19).  » 

Il  desavoue  aussi  le  proverbe  :  «  Les  pères  ont  mangé  du  raisin 
vert,  et  les  dents  des  fils  en  ont  été  agacées  (18-2);  »  mais  cette 
idée,  il  la  fait  sienne  par  la  largem*  avec  laquelle  il  la  développe 

(1;  Jcrcmie,  7-18,  etc. 


LA    MODERNITE    DES    PROPHETES.  500 

dans  tout  un  chapitre,  ilichelet  a  commenté  avec  complaisance  ce 
beau  passage  (1)  :  «  11  prévient  toute  équivoque,  reprend  par  trois 
fois  la  chose,  s'arrête  avec  une  force,  une  lenteur,  une  gravité 
digne  des  juristes  romains.  On  voit  qu'il  sent  l'importance  de  la 
pierre  sacrée  qu'il  fonde,  scelle  à  chaux  et  à  ciment.  » 

Ainsi  sont  condamnées  les  paroles  fameuses  de  VExode  sur  le 
dieu  jaloux,  qui  poursuit  le  péché  des  pères  sur  les  fils  jusqu'à  la 
troisième  et  à  la  quatrième  génération  (20-5). 

Et  non-seulement  il  ne  sacrifiera  pas  l'innocent,  mais  il  est  prêt 
à  pardonner  au  coupable  :  «  Est-ce  que  je  prends  plaisir  à  la  mort 
du  méchant?  dit  le  Seigneur.  Ne  veux-je  pas  plutôt  qu'il  revienne 
au  bien  et  qu'il  vive?  »  Jéhova  a  appiis  de  ses  prophètes  la  justice 
et  l'humanité. 

Mais  leur  hardiesse  va  croissant  à  mesure  qu'ils  se  succèdent. 
Dans  haïe,  Jéhova  dit  seulement  qu'il  ne  se  soucie  pas  des  sacri- 
fices et  des  fêtes  là  où  il  voit  l'miquité.  Dans  Jcrîmie,  il  déclare 
qu'il  n'a  pas  voulu,  qu'il  n'a  pas  ordonné  les  holocaustes  ni  les 
sacrifices.  Ce  n'est  pas  lui  qui  a  imaginé  ces  atroces  immolations 
d'enfans  par  le  feu.  Ézéchiel  ose  davantage.  Il  reconnaît  que  cette 
horrible  coutume  a  été  instituée  pai-  Jeho\a,  et  en  même  temps 
qu'elle  est  criminelle  :  «  Parce  qu'ils  n'ont  pas  observé  mes  ordon- 
nances, qu'ils  ont  rejeté  mes  commandemens  et  profané  mes  sab- 
bats, n'ayant  devant  les  yeux  que  les  abominations  de  leurs  pères, 
moi  à  mon  tour  je  leur  ai  donné  des  commandemens  qui  nétaienl 
pas  bons,  des  lois  par  lesquelles  ils  ne  pou\  aient  vivre.  Je  les  ai 
souillés  par  leurs  offrandes^  en  leur  faisant  ofl"rir  tout  ce  qui  omTe 
la  matiice,  pour  les  conduire  jusqu'à  la  dernière  misère,  et  faire 
savoir  que  je  suis  Jéhova.  »  Ainsi  le  dieu  n'avait  pu  commander 
cela  à  son  peuple  que  pour  le  perdre.  Je  ne  crois  pas  que  jamais 
l'esprit  de  l'avenir  ait  infligé  au  passé  un  si  insolent  démenti. 

On  peut  s'étonner  de  trouver,  dans  la  phrase  même  où  cette 
liberté  éclate  d'une  manière  si  extraordinaire,  un  tel  respect  du 
sabbat.  Le  Premier  haïe  n'avait  parlé  des  sabbats  (3-13),  que 
pour  nous  montrer  son  dieu  à  peu  près  indiffèrent  à  ce  rite  comme 
à  tous  les  autres.  Mais  Jérémie  et  Ézéchiel  prêchent  l'observation 
du  sabbat  avec  une  sollicitude  jalouse.  Je  suppose  qu'à  mesm-e 
que  se  prolongeait  la  lutte  contre  les  Syriens,  l'observation  du  sab- 
bat devenait  de  plus  en  plus  la  marque  principale  ffui  distinguait 
Israël  de  l'étranger,  et  que  les  peuples  s'y  trou^  èrcnt  ainsi  atta- 
chés autant  qu'à  leur  dieu  lui-même. 

Ézéchiel  ajoute  quelques  traits  à  l'histoire  du  prophétisme.  Il 

(1,  Bible  de  i'Iiumanit',  [■.  378. 


556  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nous  apprend  qu'il  y  avait  des  prophétesses  aussi  bien  que  des 
prophètes  (13-17),  et  comment  aurait-on  pu  en  douter?  Mais  on 
ne  voit  pas  qu'aucune  prophétesse  ait  rien  écrit  (1).  Il  nous  montre 
aussi  tout  le  désordre  des  esprits  dans  ces  temps  troublés,  en 
nous  disant  que  les  mêmes  hommes  qui  adoraient  les  pièces  de 
boia  (les  idoles)  venaient  aussi  consulter  les  prophètes  de  Jéhova, 
et  en  déclarant  que  Jéhova  condamne  et  perd  tout  à  la  fois  le  con- 
sultant et  le  prophète  (14-3,  etc.)- 

Mais  il  faut  surtout  eniGndre  Ézcchiel,  comme  Jcrémie,  s'épan- 
cher sur  la  mission  qu'il  a  reçue  d'en  haut.  Dans  une  premièie 
vision  (on  sait  le  caractère  étrange  de  ces  visions  d'Ézcc/u'el), 
Jéhova  s'est  montré  à  lui  dans  sa  gloire,  et  en  le  voyant  il  est 
tombé  par  terre  comme  foudroyé;  mais  l'Esprit  s'est  emparé  de 
lui  et  l'a  remis  sur  ses  pieds.  Une  main  alors  lui  a  tendu  un  rou- 
leau, c'est-à-dire  un  livre  (2-9),  sur  lequel  sont  écrits  des  gémis- 
semens  et  des  cris  de  douleur.  On  le  lui  fait  avaler,  et  voilà  que 
dans  sa  bouche  ces  choses  amères  sont  douces  comme  du  miel. 
C'est  sans  doute  une  autre  manière  d'exprimer  ce  qu'exprimait 
Jcrémie  quand  il  se  représentait  lui-même  s'abandonnant  au  tour- 
ment de  l'inspiration  avec  une  irrésistible  ivresse.  Jéhova  lui  pro- 
met de  le  fortifier  contre  les  obstacles,  puis  il  ajoute  qu'il  l'établit 
connue  une  sentinelle  pour  veiller  sur  Israël  et  pour  l'avertir.  Si 
l'avertissement  n'est  pas  écouté  de  ceux  à  qui  il  s'adresse,  ils  seront 
punis;  mais  si  l'avertissement  n'a  pas  été  donné,  c'est  sur  le  pro- 
phète  que  tombera  le  châtiment.  Je  parlais  tout  à  l'heure  des 
esprits  troublés  par  \qs prophètes ;\\\dÀ^  il  ne  s'en  trouvait  que  trop 
qui  échappaient  au  trouble  par  l'indifférence .  Non  qu'ils  pussent 
être  absoluïuent  insensibles  à  la  véhémence  des  inspirés,  mais  elle 
n'agissait  guère  que  sur  leurs  sens  et  ne  les  pénétrait  pas  jusqu'au 
fond.  «  Les  enfans  de  ton  peuple,  dit  Jéhova  au  prophète,  jasent 
de  toi  sur  leurs  divans  et  aux  portes  des  maisons.  Ils  s'adressent 
l'un  à  l'autre,  et  chacun  dit  à  son  voisin  :  Allons,  viens,  sachons 
la  parole  qui  est  sortie  de  Jéhova.  Et  ils  accourent  à  toi  comme 
accourt  la  foule;  ils  s'assiéent  en  face  de  toi  et  ils  écoutent  tes 
paroles,  mais  ils  n'en  tiennent  pas  compte  en  efiet;  ils  les  repètent 
comme  une  belle  musique,  tandis  que  leurs  pensées  vont  à  leurs 
gains.  Tu  leur  es  comme  une  belle  musique,  comme  une  voix  qui 
résonne  bien  ;  ils  n'agissent  pas  d'après  cela.  Mais  quand  l'événe- 
ment sera  arrivé,  et  il  arrivera,  ils  reconnaîtront  qu'il  y  a  eu  au 
milieu,  d'eux  un  prophète  (33-30).  »  ^ 

(1)  Nulle  part  ailleurs  il  n'est  parlé  de  prophétesses  dans  les  livres  des  prophètes. 
Mais  les  livres  historiques  mentionnent  trois  prophétesses  aux  temps  antiques  :  Mario, 
sœur  d'Aaron  {Exode,  15-20);  Débora  {Juges,  ^t-i),e{  Holda  sous  Josias,  ii  {Rois,  22-1  i). 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHÈTES.  557 

Cette  musique,  ou,  si  ou  veut,  cette  poésie  (uiais  il  est  probable 
qu'elle  était  soutenue  en  etïét  d'une  espèce  de  chant),  nous  en  sen- 
tons encore  aujourd'hui  la  puissance,  quoique  nous  n'entendions 
pas  l'hébreu  et  que  nous  ne  soyons  plus  au  temps  où  Jéhova  disait 
au  prophète  :  a  Je  ne  t'adresse  pas  à  un  peuple  qui  parle  en  mots 
inintelligibles  et  dans  une  langue  obscure,  mais  à  la  maison  d'Is- 
raël (3-5).  ))  Nous  admirons  encore  le  tableau  du  champ  des  osse- 
mens  (37-1)  :  «  La  main  de  Jéhova  fut  sur  moi,  et,  emporté  par 
l'esprit  de  Jéhova,  elle  me  jeta  au  milieu  d'une  vallée  pleine  d'os- 
semens.  11  y  en  avait  sur  toute  la  surface,  et  ils  étaient  absolument 
desséchés.  Il  me  dit  :  Fils  d'homme,  ces  os  que  tu  vois  peuvent- 
ils  revivre?  Et  je  dis  :  Seigneur  Jéhova,  toi  seul  le  sais.  Et  il  me 
dit  :  Prophète,  crie  et  fais  appel  à  ces  os;  dis-leur:  Os  desséchés, 
écoutez  la  parole  de  Jéhova...  Alors  je  criai,  ainsi  qu'il  m'avait  été 
ordonné,.,  et  il  y  eut  un  bruit  et  une  secousse,.,  et  les  os  se  rap- 
prochèrent, un  os  de  celui  qui  le  touchait,  et  je  vis  qu'il  y  eut 
des  tendons  et  que  la  chair  se  reforma,  et  sur  la  chair  s'étendit  la 
peau;  mais  le  souffle  de  vie  n'y  était  pas.  Et  il  me  dit:  Prophète, 
crie  et  fais  appel  au  souffle  de  vie,  et  dis  :  Ainsi  dit  Jéhova  :  Souille 
de  \  ie,  viens  des  quatre  vents,  et  souffle  sur  ces  morts  pour  qu'ils 
revivent.  Et  je  criai,  et  le  souffle  de  vie  vint  sur  eux,  et  ils  re- 
vécurent, et  ils  furent  debout  sur  leurs  pieds,  et  ce  fut  une  grande, 
grande  nuiltitude.  Et  il  me  dit  :  Fils  d'homme,  ces  os,  c'est  toute 
la  maison  d'Israël.  Ils  disent  :  Nos  os  sont  desséchés,  notre  espé- 
rance est  anéantie;  nous  sonmies  disparus;  c'est  fini  pour  nous. 
Prophète,  crie  et  dis-leur  :  Ainsi  dit  le  Seigneur  Jéhova  :  Voici  que 
je  vais  ouvrir  vos  tombeaux  et  que  je  vais  vous  faire  sortir  de  vos 
tombeaux,  et  vous  faire  rentrer  dans  la  terre  d'Israël.  » 

haïe  avait  eu  déjà  l'idée  de  figurer  par  l'image  d'une  résurrec- 
tion ce  relèvement  d'un  peuple  qui  était  comme  mort.  Il  dit  à 
Jéhova  :  «  Tes  morts  à  toi  revivent,  tes  cadavres  se  relèvent.  Ré- 
veillez-vous avec  des  cris  de  joie,  car  sa  rosée  est  celle  qui  ravive 
l'herbe  flétrie  (26-19).  »  Mais  l'image  est  devenue  toute  une  scène, 
et  de  quel  effet!  Il  me  semble  que,  de  la  distance  où  nous  sommes, 
nous  voyons  et  nous  entendons  la  foule  émue  et  l'enthousiasme 
avec  lequel  a  été  accueilli  un  tel  morceau. 

Mais  si  je  me  laissais  entraîner,  que  de  pages  je  pourrais  citer 
encore!  Il  vaut  mieux  être  sobre  sur  des  textes  que  je  ne  puis  hre 
que  traduits.  Tout  le  monde  sait  d'ailleurs  la  majesté  {[haie,  le 
pathétique  de  J trémie,  la  vigueur  et  l'emportement  d'Ézt'chiel,  ses 
crudités  même,  et  ces  peintures  d'une  audacieuse  impudeur,  qui 
pourtant  n'impriment  pas  de  taches,  admirables  pour  rendre  ce 
qu'on  peut    appeler   en   effet  les  prostitutions  de  l'àme,  la  dt  - 


558  REVUK    DES    DEUX    MO.\DG&. 

praA'ation;  et.  la  deji;i;adulduu  litîs  multitudes  ({ui  s'abandomieiit. 
Vlais  pour  m'en  It'iiir  aux  pîirtsagvtj  d'L'zcchiel'  (\mi  j'ai  cités,  on 
hunt  bien  que  ni  cetlc  passion,  iii  eetnie  confiance,  ni  cetrte  moi-ale 
pioi'oiide  et  fine  à  1*  foLs-,  ni  cet  éclat  d'iuiagiiiatioii,  ne  petavent 
ùlue:  des  temps  iniséiiaèles  où  le  royamuio  (hi  Juda  s'est  eirondré 
sous  la  conquête  babylonienne,  et  oà  le  pempte-  juif  était'  descendu 
si  bas. 

Je  doi*  a\ei'tir  que,,  dans-  cette  étude  sur  Ézéchiel,  je  n'ai  pas 
dtjpasse  le  chapitre  xxxmi.  Je  parlerai  ail'l<?urs  de  ceuix  qui  suivent. 
Cl  j'expliqaieiiaâ  pourquoi  je  n'en  ai  pas  parle  ici. 

A.  la  suite  di Ézéchiel ,  l'Eg-lise  catholique  plùce  le  livre  de  Da- 
nifl;  mais  ce  livie  n'était  pay  conipDe  dans  Isi'aël  parmi'  ceux  des 
propk-o(m\  Ils  le'  plaçaient  parmi  cens  ([u'on  api>elait  simplement 
des  ÉcL'ivaiJias  {keihuabiui,  en»  ^ee  les  Haigiograplies)  ;:  je  ne  l'abor- 
durai  qu'à  la  fm  de  iimw  travail.  Je  passe  aux  courtes  prophities 
des  Douze,  rassemblées  en.  mi  seui  li^  re. 

<}.sce  vivait  au  viia''  siècle,  si  on  en  croit  le  préambule  du  livre 
qui  porte  ce  nom.  Conmie  d'aillems-  il  se  préoccupe  d'Ëpliraïm  plus 
que  la.  plupart  des  pruphèies^  et  qu'il  lui  ada^esse  saus-  cesse  des 
objurgations  et  des- menacesy  et  couame  personne  ne'  s'aAÙsaiî  de 
cliercher  dans  l'histoire  du  ii**  siècle  rexplicati'on  de  ce  lang-age,  il 
Îa-Mait  bien  supposer  qu'il  avait  en  vue  la.  destructifâii  du  royauuie 
des  dix  tribus  pa*'  les  Assyriens,  ce  qui  le  repoitait  tout  de  suite  à 
laj  plus  haute  antiquité.  La  eritiqiite  a'  maintenant  toute  raison  de 
st*  défier  d'une  telle  hypothèse. 

Osée  est  le  plus  obscur  des  prophèle»-,  ou  plutôt  il  est,  à  ce 
point  de  vue,  txsut  à  fait  à  part,,  et  oni  le  trompe  si  souvent  inintel- 
ligible, que  le  livre  ne  peut,  pas- tjsujoui's  nous  éclairei'  sur  le  temps 
où'  à  ai  été  écait..  Cependant  il  contient  des- passages-  qui  ne  peuvent 
laisser  aucun  doute,  et  cela  dès  le  début.  On  y  lit  que  Jéhova  fera 
cesser  la  royauté?  d'Isi^aël;  cpiil  ne  lui  sera  pas  pardonné,  mais 
qu'il  sera  pardonne  à.  Juda,  et  que  Juda  sera  sauvée,  mais  sauvée 
pa^r  Jéhova..  non  piur  des  batailles  (l-iw)  ;  que  les  enfans  d'Israël 
sw multiplieront  comme  le  sable  de  la  mer;  que  les  fils,  de  Juda  et 
ceux  d'Israël  se  reunironit  sous  uu  seul  chef  et  rentreront  de 
le  vil  (ir-iiû).  Hout  eeiai  se  place-  sous  le  principat  d'Hyrcan  et 
ne  peurt  se,  placer  autre  part  dans  rhiMtoii;e  des  Israélites,  non  plus 
que  cette  recomriliation  du  peuple  avec  soin  dieu,  qui  leiu  dispa- 
raître les  Ldoius  et  qui  ramènera  toute  prospérité  avec  toute  jus- 
tice (;2-L^i) . 

On.  ht  un  peu   plus  loin   (3-4)  :    «  Ils  deiiieuiferont  longtemps 
sanSû  roiy  sans  chef,,  saiu*  sacrifices,  sans  pieire  sacrée,  sttns  èphvd 


I 


LA  MODERNIIÉ  DES  PROPHÈTES.  559 

^^t  saus  Iherapkim.  PuIb  les  eiifaiis  dlBraël  Jievieiidront ,  et  Jéliova 
sera  leur  dieu  et  David  leur  roi.  j)  Les  coiniiieDlatems  se  sont 
beaucoup  et  inutilement  touruieules  pour  expliquer  ces  v.eriiets  en 
paitaiU  de  la  tradition.  Ils  s'expliquent  aisément  si  on  les  rap- 
porte à  ce  qui  s'est  passé  après  la  moil  du  grand-prètre  Alcime. 
Pendant  sept  ans,  il  n'y  a  pas  eu  de  grand-prètre,  et  par  consé- 
quent de  roi,  au  -sons  du  mot  hébreu  que  nous  ti-aduisons  par 
roii  (1),  et  le  culte  sans  doute  s'est  trouvé  alors  suspendu,  'du 
moins  dans  ses  rites  les  plus  soleraiels.  Et  quand,  à  lavèfieineat 
de  Jonathan,  il  y  a  eu  de  nouveau  un  grand-prètre,  ce  grand- 
prètre  a  été  un  véritable  ministre  de  Jeho\a  et  un  véritable  héritier 
de  David,  puisqu'il  était  en  réalité  l'élu  du  peuple  et  non  plus  la 
créatmx'  et  le  serviteur  des  Syriens. 

Enfin  Os.i:e  annonce  la  ruine  de  Samarie(!l4-4),  et  en  même  temp-b 
la  réconciliation  d'Éphra'im  avec  Jéhova  et  son  adieu  définitif  aux 
idoles.  C'est  le  seul  praphèle  où  il  soit  parlé  du  veau  d'or,  ou  plu- 
tôt du  jeune  taureau,  sous  la  forme  duquel  Jeho\  a  était  adoré  aux 
temps  antiques,  et  dont  le  culte  -suJjsistait  encore  dajis  les  tribus 
sépai^ées  (8-5,  etc.). 

L'esprit  d'Ost-é-  est  d'ailleurs  le  mèwie  ([ue  celui  des  grands  prc- 
plièie^)  par  exemple  dans,  son  mépris  pour  les  sacrifices  et  les  holo- 
caustes (6-6  et  S-'IS);  et  en  le  lisant  à  la  eiiite  de  leurs  livres,  -on 
se  sent  partout  dans  le  même  milieu.  J'ai  dit  qu'il  est  trop  souvent 
inintelligible;  mais  partout  où  on  le  comprend,  on  n'y  tiouve  que 
ce  qu'on  a  trouvé  dans  les  autres. 

Joël  a  passé  encore  pour  plus  antique  f.[Vi'0^ée;  on  n'a  pas  craint 
de  le  placer  au  ix®  siècle  avant  notre  ère;  mais  j'ai  déjà  dit  qu'il  y 
a  des  critiques  qui  sont  loin  d'accepter  cette  tradition.  11  ne  rest-e 
sous  ce  nom  que  quelques  pages,  qui  ne  peuvent  guère  fournir  de 
renseignemens.  On  y  voit -seulement  la  vi^e  peinture  dune  occupa- 
tion et  d'une  désolation  du  pays,  figm'ée  par  une  invasion  de  sau- 
terelles qui  ont  tout  détruit.  «  Un  peuple  s'est  abattu  sur  mon 
pays, puissant  et  innombrable  (vl-6).  »  Ce  peuple  vient  du  nord;  il 
s'appelle  le  seple/ilrio/uil ;  il  périra,  quoiqu'il  ait  fait  de  grande^ 
choses.  Jehova  aussi  fera  de  grandes  choses,  et  il  sauvera  son 
peuple  (2-20).  Cette  renaissance  sera  marquée  d'un  caractère  tout 
particulier  :  «  Et  après  cela,  dit  Jéhova,  je  répandrai  mon  esprit 
sur  toute  chair,  et  vos  fils  et  vos  fdles  prophétiseront  [^c'est-à-dire 
seront  inspirés]...  En  ce  jour,  je  répandrai  mon  esprit  jusque  sur 
les  serviteurs  et  sur  les  servantes  (2-28).  »  C'est  le   tableau  de 

':(1)*^Ge  mot.  daus  la  Brble,  est  appliqué  à  Mwse  'Venter.,  3S-5>. 


5(J0  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

rexaltalioil  que  produisent  les  grandes  crises,  et  dont  les  prophc- 
ties  mêmes  qui  nous  restent  sont  le  témoignage  éclatant.  Les  pre- 
miers disciples  de  Jésus,  enveloppés,  pour  ainsi  dire,  de  la  même 
température,  se  sont  reconnus  dans  ces  images  et  se  sont  appliqué 
ces  versets.  Le  livre  des  Ac/es  représente  la  foule  dans  Jérusalem, 
aj)rès  la  descente  de  l'Esprit  saint  sur  les  apôtres,  étonnée  de  ce 
(|u'elle  les  entend,  et  disant  :  «  C'est  qu'ils  sont  pleins  de  vin 
nouveau.  »  Mais  Pierre  prend  la  parole  et  dit  :  a  Ces  honnues  ne 
sont  pas  ivres,  connue  aous  le  pensez,  car  il  n'est  que  la  troisième 
heure  (neuf  heures  du  matin),  mais  c'est  ce  qui  a  été  dit  par  le 
prophète  Joël,  »  et  il  cite  le  texte  qu'on  vient  de  lire  (2-13-18). 

Enfin  le  prophiie  annonce  que  Jéhova  tout  à  l'heure  va  con\o- 
quer  les  peuples  dans  la  Vallée  du  jugement,  pour  prononcer  la 
condamnation  de  tous  les  ennemis  d'Israël  (3-2).  C'est  Simon  et 
Hvrcan  qui  ont  exécuté  ce  jugement  de  leur  dieu. 

Quand  on  lit  cette  apostrophe  de  Jehova  à  Tyr  et  Sidon  et  à 
toute  la  Phénicie  [h-ù]  :  «  Vous  avez  pris  mon  argent  et  mon  or; 
vous  avez  porté  dans  vos  édifices  mes  joyaux  précieux;  les  enfans 
de  Juda  et  de  Jérusalem,  vous  les  avez  vendus  aux  fils  de  Javan 
(c'est-à-dire  aux  Grecs),  »  on  se  rappelle  ce  passage  du  Scco/ul 
livre  des  Maecabces  (8-11  et  3/i),  où  il  est  parle  de  mille  marchands 
que  le  général  syrien  Nicanor  avait  amenés  à  son  camp  pour  leui' 
Aendre  ses  prisonniers. 

«  Il  n'v  a  plus  de  fête,  dit  encore  Joël,  dans  la  maison  de  notre 
dieu  (1-16).  »  Et  plus  loin  (2-17)  :  «  Que  les  prêtres,  ministres  de 
Jéhova,  pleurent  entre  le  vestibule  et  l'autel,  et  qu'ils  s'écrient  : 
Jéhova,  épargne  ton  peuple;  ne  permets  pas  que  son  héritage  soit 
^oué  à  l'opprobre,  pour  que  les  Nations  nous  insultent;  pourquoi 
dirait-on  parmi  les  peuples  :  Où  est  leur  dieu?  »  Mais  ensuite  (3-5)  : 
((  Quicon(|ue  iiiNoquera  le  nom  de  Jéhova  sera  sauvé,  car  le  salut 
est  sur  la  montagne  de  Sion  et  de  Jérusalem.  »  Et  enfin  (5-9)  : 
((  Jérusalem  sera  sainte,  et  les  étrangers  n'y  passeront  plus.  »  Il 
est  clair  qu'il  ne  s'agit  pas  là  d'une  in\asion  de  sauterelles,  mais 
do  la  lutte  de  Juda  contre  les  Nations,  et  d'une  lutte  qui  aboutit  à 
sa  délivrance. 

((  Déchirez  vos  cœurs,  et  non  vos  habits  (2-13);  »  c'est  bien  la 
même  langue  qu'on  a  déjà  entendue. 

Il  ne  faut  pas  plus  s'en  rapporter  au  préambule  d'Amos  qu'à 
celui  d'Osée  sur  la  date  de  ce  prophèfe. 

^•à  propiti/ie  s'ouvre  par  des  menaces  qui  ne  s'adressent  qu'aux 
ennemis  de  Juda,  sauf  un  seul  verset  où  il  est  dit  que  Juda  même 
aura  son  châtiment.  Le  morceau  se  termine  pai-  la  condanniation 


I 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHETES.  561 

d'Éphraïiii,  duiil  Amos  parait  encore  plus  exclusivement  préoccupé 
que  n'était  Osée.  On  pourrait  croire  que  ces  deux  prophètes  n'ont 
écrit  que  quand  la  lutte  de  Juda  contre  les  Syriens  était  terminée; 
et  que  l'asservissement  et  l'humiliation  de  Samarie  est  le  seul  ob- 
jet qui  les  touche.  Mais  le  châtiment  aboutit  à  une  réconciliation 
avec  le  dieu  offense  et  au  pardon  qu'il  accorde.  Et  la  maison  de 
David,  rétablie,  réunira  sous  ses  lois,  avec  l'Idumée,  «  tous  ceux 
sur  qui  le  nom  deJéhovaest  invoqué  (9-12).  »  On  connaît  déjà  cette 
formule. 

A7?ws  contient  deux  passages  qui  semblent  très  intéressans  poui- 
l'histoire  de  la  prophétie.  Dans  l'un,  parmi  les  menaces  que  Jé- 
hova  adresse  à  son  peuple,  il  annonce  qu'il  lui  fera  sentir  la  faim 
et  la  soif,  non  pas  du  pain  et  de  l'eau,  mais  de  la  parole,  u  Ils  cour- 
ront au  loin,  de  côté  et  d'autre,  cherchant  la  parole  de  Jéhova,  et 
ils  ne  la  trouveront  pas  (8-12).  »  Ce  qu'ils  cherchent  ainsi,  sans 
doute,  c'est  une  parole  rassurante,  une  promesse  qui  leur  donne 
confiance,  mais  que  le  dieu  ne  leur  accorde  pas.  En  autres  termes, 
l'inspiration  ne  répond  pas  à  ce  que  ceux  qui  souffrent  attendent 
d'elle.  C'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  pénible  dans  les  temps  mauvais. 

L'autre  passage  est  plus  curieux.  Amos,  se  plaçant  dans  la  fic- 
tion qui  est  le  cadre  de  tous  les  Uvres  que  j'étudie,  se  représente 
comme  dénonce  par  un  prêtre  de  Béthel,  c'est-à-dire  du  culte 
schismatique,  au  roi  d'Israël  Jéroboam,  comme  ayant  prophétisé 
contre  lui  (le  \rai  Jéroboam  est  du  viii®  siècle).  Et  le  prêtre  de 
Béthel  lui  dit  :  a  Ya-t'en  d'ici;  va  prophétiser  en  Juda,  non  à  Bé- 
thel »  (la  ville  sainte  de  ceux  d'Israël).  Là-dessus,  Antos  fait  cette 
singulière  réponse  : 

«  Je  ne  suis  pas  prophète,  ni  fils  de  prophète  ;  je  ne  suis  qu'un 
bouvier,  cherchant  sa  vie  sur  les  sycomores.  Jehova  m'a  pris 
comme  je  suivais  mon  troupeau,  et  m'a  dit  :  Ya  prophétiser  sur 
Israël  mon  ])euple  (7-14).  )>  Il  se  défend  d'être  prophète,  sans  doute 
parce  que  la  situation  des  prophètes  était  changée.  Pendant  la 
lutte  contre  les  Nations,  les  prophètes  pouvaient  se  faire  des  enne- 
mis et  courir  des  dangers  ;  mais  c'étaient  les  dangers  que  comporte 
la  liberté.  Cette  liberté,  on  ne  pouvait  penser  à  la  contraindre,  car 
c'était  la  force  dont  on  avait  besoin  pour  le  combat.  Après  la  vic- 
toire acquise  et  l'étabUssement  d'un  ordre  nouveau,  l'autorité,  qui 
n'a  jamais  beaucoup  de  goût  pour  l'inspiration  et  les  inspirés,  dut 
trouver  les  prophètes  hidisciets  et  eux-mêmes  purent  se  sentir 
suspects.  De  là  le  ton  que  prend  Ainos,  et  qu'on  retrouvera  plus 
tard  dans  Zacharie. 

On  ne  se  lasse  pas  d'entendre  la  manière  dont  le  Jéhova  des  pro- 
phètes parle  du  culte  extérieur  :  «  Je  hais,  je  condamne  vos  fêtes,  je 
TOME  xav.  —  1889.  36 


562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  veux  pas  le-spirer  votre  eiacen-s...  Loin  de  moi  le  bruit  de  nos 
cantiques,  les  accords  de  vosinstrraiiciiB,  mais  que  la  justice  s'épan- 
ebe  comme  l'eau,  et  qu'elle  coule  coiiïme  un'toiTeat  (^5-2î)  ». 

11  y  a  dans  Amoa  un  vereet  où  le  jprt)/>/*6^/<:',  glorifiant  la  grandeiu' 
àe  Jéhova,  qui  a  fait  le  jour  et  la  nuit,  qui  appelle  à  lui  les  eaiiv 
et  les  reverse  sur  la  terre,  ajoute  un  trait  particulier  :  «C'est  lui 
qui  a  fait  'Kinia  et  Kessil  (5-8).  »  D'après  tous  les  témoignages,  ces 
noms  désignent  deux  constellations,  dont  la  seconde  est  reconnue 
pour  Orion  ;  quant  à  l'autre,  on  hésite  entre  l'Ourse  et  les  Pléiades. 
C'est  encore  là  pour  moi  la  marque  d'une  date  réconte.  Je  ne  crois 
pas  qu'au  vin*  siècle  avant  notre  ère,  les  Hébreux,  qui  paraissent 
avoir  été  si  peu  curieux,  aient  eu  la  curiosité  de  distinguer  les 
constellations  et  de  les  nommer  (1). 

Le  nom  d'Amas,  dans  la  Vitlgitle,  rappelle  celui  d'un  Amos,  père 
d'Isaïe  (II  îîoh,  19-^2).  Mais  ces  deux  noms  ne  ^s'écrivout  pas  de 
mbmQ  en  hébreu. 

Abdim  n'a  qu'une  tpage,  qui  est  uu  chant  de  triomphe  sur  la 
soumission  de  l'Idiunée  et  les  victoires  d'israëfl  (soms  Simon  et  Hyr- 
can)  sur  les  Iduméens  et  les  Philistins. 

Jonti»  est  bien  le  nom  d'un  prophète  des  temps  antiques,  qui 
figure  au  second  hvre  des  lîoh  (xrv,  25),  sous  Jéroboam,  roi  d'Is- 
raël; mais  le  livre  qui  porte  le  nom  de  Jonas  n'est  nullement  une 
prophétie,  et  'il  n'y  a  que  ce  noan  qui  ait  pu  le  faire  placer  parmi 
les  hvres  prophétique'^,  auxquels  il  ne  ressemble  en  aucune  fa- 
çon. D'après  le  récit  curieux  qui  rempUt  ce  livre,  on  sait  que  Jouhs, 
dans  le  ventre  du  poisson  qui  l'a  avalé,  adresse  à  Jéhova  une  prière. 
Cette  prière  n'a  aucun  rapport  avec  cette  situation.  Elle  n'est  qu'une 
espèce  de  psaume  qui  n'exprime  en  réahté  que  la  douleur  d'un 
Fidèle  privé  de  son  Temple  et  de  son  dieu  sous  la  tyiannie  des 
Nations.  C'est  une  poésie  antérieure  sans  doute  â  'la  fa'ble  qui  fait 
le  sujet  du  livre,  et  qui  l'a  suggérée.  La  métaphore  du  second 
verset  a  été  prise  à  la  lettre  :  ce  Du  fond  de  ma  misère,  j'^invoque 
Jéhova,  et  il  m'exauce  ;  de  Taibniie  souterrain,  je  crie  et  tu  écoutes 
ma  voix.  ïu  m'as  jeté  au  plus  profond  de  la  mer,  et  les  eaux  m'ont 
envelop})é  et  submergé.  Et  j'ai  dit  :  «  Me  voilà  rejeté  'loin  de  te's 
yeux,  mais  je  reverrai  encoi-e'le  Temple  de  ta  sainteté...  Quand  la 
vie  s'éteignait  en  moi,  je  me  suis  souvenu  de  Jéhova,  et  ma 
prière  est  venue  jusqu'à  toi  dans  ton  saint  Temple  (2-3).  » 

Il  y  a  dans  Jouas,  surtout  à  la  fm,  un  sentiment  religieux  réflé- 

01)  Cela  s'applique  aussi  au  livre  de  ISb. 


LA    MODERNITE    DES    PROPHETES.  563 

clii  et  délicait  qui  eu  témoigne  assez  la  modernité.  Quand  Jonas, 
sm'  l'ordre  de  Jiehova,  a  annoncé  que  la  grande  Ninive  va  èti-e  dé- 
truite, le  roi  et  ses  peuples  se  repentent  et  demandent  grâce,  et 
Jehova  Lem'  pardomie.  tonas  est  offensé  de  cette  indulgence  qui 
désaivoiie  ses  loacnaces,,  et  il  s'en  plaint  à  son  dieu.  Cependant  Jo- 
uas s'étajiiit  couché  sur  la  tel're,  à  l'ombre  d'un  arbuste  qui  avait 
poussé  tout  à  coup,  il  arriva  qu'un  ver  ayant  rongé  l'airbuste  pen- 
dant la  nuit,  il  se  vit  au  matin  e&posé  à  un  soleil  brûlant.  11  se  ré- 
pandit en  plaintes,  mais  Jélio\a  lui  dit  :  «  Tu  voudrais  qu'on  eût 
epai'gné  ce  feuillage,  poiu"  lequel  tu  n'as  pas  travaille,  et  que  tu  n'as 
pas  fait  pousser.  Et  moi,,  je  n'épargnerais  pas  cette  grande  ville, 
où  il  y  a  plus  de  120,000  créatures  qui  ne  distinguent  pas  leur 
droite  de  leur  gauche  (c'est-à-dii'e  plus  de  120,000  enfans  inno- 
cens)!  » 

Cet  écrit  est  donc  au  moins  aussi  moderne  que  ceux  que  j'ai 
étudiés  juisqu'ici,  mais  il  y  avait  longtemps  alors  que  Ninive  n'exis- 
tait plus;  et  il  est  clair  d'ailleurs  que  ce  n'est  pas  une  ville  réelk, 
que  celle  qui  se  convertit  ainsi  tout  entière  d'un  seul  coup  à  la 
parole  d'un  prophète.  On  est  donc  en  pleine  fiction,  et  il  est  pro- 
bable que  dans  cette  fiction  la  grande  Ninive  figure  la  grande  An- 
tioche. 

Il  y  a  um  prophète  >lichée  au  premier  livre  desJ?6»«'.s  (xxii,  9), 
au  temps  de  Josaphat,  roi  de  Juda,  c'est-à-dire  au  début  du 
IX*  siècle;  mais  la  prophétie  placée  sous  ce  nom  est  donnée,  dans 
le  préambule,  comme  datant  de  plus  de  cent  ans  après. 

Michèe  rappelle  beaucoup  A'^ï^.  On  trouve  mêm'e  trois  versets, 
pour  célébrer  l'ère  glorieuse  qui  succède  à  tant  d'épreuves,  qui 
sont  exactement  les  mêmes  dains  les  deux  écrirts  {hme,  ii,  1-h,  et 
Michèe,  iVy  1-3).  De  plus,  i7«tAée  est  le  seul  prophète,  avec  htuey 
qui  célèbie  le  personnage  qu'on  a  appelé  plus  tard  le  Messie,  et 
qui  n'est  autre  que  le  prince  libérateur  qui  apporte  à  la  fois  au 
peuple  rindependance,  lapais,  et  la  grandeur  (chap.  v),  c'est-à-dire 
Simon  l'Asmonée. 

U  est  dit  que  le  libérateur  est  né  dans  la  petite  ville  de  Bethléem 
(5-1),  et  Q'a  sait  comment,  en  vertu  de  ce  nom,,  les  chrétiens  se 
sont  crus  obhgés  de  faire  naître  à  Bethléem  Jésus  de  Nazareth.  Car 
à  l'époque  die  Jésus,  on  ne  s'intéressait  plu&  au  lieu  de  naissance 
de  Simon. 

Nuln'arendu  plus  vivement  le  retour  d'Israël  dans  sa  terre,  deve- 
nue trop  étroite,  qui  s'accomplit  à  cette  époque  :  «  Je  te  rassemble- 
rai, Jacob,  tout  entier;  je  ramasserai  tous  les  restes  d'Israël;  je  les 
pousserai  ensemble  comme  les  moutons  de  Bosra,  comme  les  bre- 


564  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

bis  dans  la  bergerie  ;  ils  s'y  presseront  en  loule  tant  qu'il  y  aura 
d'hommes.  Celui  qui  fraie  la  voie  marchera  devant  eux;  ils  entre- 
ront et  sortiront  par  les  portes;  leur  roi  passera  devant;  Jéhova 
sera  à  leur  tète  (2-12-13.  »  C'est  Jéhova  lui-même  qui  est  le  roi. 

Je  veux  citer  encore  ce  beau  passage  :  «  Avec  quoi  paraîtrai-je 
devant  Jéhova?  Sera-ce  avec  des  holocaustes,  des  génisses  d'un 
an  (1)  ?  Jéhova  se  soucie-t-il  de  milliers  de  moutons,  de  my- 
riades de  fontaines  d'huile?  Donnerai-je  mon  premier-né  pour  mon 
péché?  le  fruit  de  mes  entrailles  pour  le  rachat  de  ma  vie  {6-6)'^  » 
Cette  dernière  phrase  fait  bien  voir  ce  qu'on  voyait  déjà,  quoique 
moins  clairement,  dans  Jcrétnie  et  Ézèchiel,  que  c'était  bien  à 
Jéhova  lui-même  qu'on  faisait  ces  immolations  d'enfans, 

Jérctnie  (26-18)  cite  un  verset  de  Michce  (3-12),  ce  qui  déter- 
mine la  date  relative  des  deux  passages. 

La  prophétie  de  iSalium  ne  contient  que  la  description  très  vive 
de  la  prise  d'une  ville  emportée  d'assaut,  et  cette  ville  est  appelée 
Ninive. 

J'ai  déjà  dit  qu'au  u*  siècle  avant  notre  ère,  il  y  avait  long- 
temps que  Ninive  n'existait  plus,  et  c'est  ce  qui  explique  que  ni 
haïe,  ni  Jùrétnie,  ni  Ézèchiel  n'aient  pas  une  seule  fois  prononcé 
son  nom. 

Mais  c'est  inutilement  que  pour  se  rendre  compte  de  cette  pro- 
phcfie,  on  voudrait  remonter  aux  temps  antiques;  il  est  impos- 
sible de  la  rapporter  à  ces  temps.  Lorsque  Ninive  a  été  véritable- 
ment prise  et  détruite,  en  625  avant  notre  ère,  ceux  de  Juda 
n'étaient  pas  ses  sujets;  leur  royaume  subsistait  encore,  et  le  pro- 
phète n'aurait  pu  dire  ce  que  dit  JSahum,  en  s'adressant  à  la  ville 
ennemie  :  «  De  toi  est  sorti  celui  qui  pense  le  mal  contre  Jéhova... 
Ainsi  dit  Jéhova  :..  Je  t'ai  humihé,  je  ne  t'humilierai  plus.  Je  bri- 
serai le  joug  qui  est  sur  toi  et  je  détacherai  tes  chaînes...  Célèbre, 
ô  Juda,  tes  solemnités;  acquitte  tes  vœux  ;  car  le  méchant  ne  passera 
plus  chez  toi;  il  est  entièrement  déraciné.  » 

Quant  à  une  prétendue  prise  de  Ninive,  sous  Sardanapale,  au 
viii^  siècle,  c'est  une  pure  légende  (2).  Et  quand  elle  serait  vraie, 
les  versets  que  je  viens  de  citer  demeureraient  toujours  inex- 
plicables. 

Il  faut  donc  en  revenir  au  temps  des  Séleucides,  et  le  roi  d'Assur 
(3-18)  est  encore  ici,  connue  dans  les  autres  prophètes,  le  roi  de 


(1)  C'étaient  les  victimes  de  choix    Lévit,  9,  3). 

(2)  «  Il  est  certain  aujourd'hui  que  la  premièie  destruction  de  Ninive  est  un  roman 
historique.  »  Masijero,  Histoire  anceune  des  peuples  de  l'Orient,  p.  363. 


LA    .MODERNITÉ    DES    l'fiOlMIKTES.  565 

Syrie.  On  doit  donc  admettre  que  .Nini\e  représente  Babylone 
ou  Séleucie,  prise  par  les  Parthes  dans  leur  invasion  du  milieu  du 
II®  siècle. 

Je  rappelle  que  dans  un  verset  de  Nahnni  (3-8),  la  Vulgale  a  en- 
core traduit  le  nom  de  No  par  celui  d'Alexandrie  (3-8), 

La  prophétie  (ÏHabacnc,  déjà  courte,  telle  que  nous  la  lisons,  est 
plus  courte  encore  si  on  en  sépare  la  prière  qui  forme  le  troisième 
chapitre,  qui  ne  tient  au  reste  en  aucune  manière,  et  dont  je  par- 
lerai ailleurs. 

Les  deux  premiers  chapitres  sont  une  invective  contre  les  Chal- 
déens  (1-6),  c'est-à-dire  les  Syriens,  peuple  redoutable,  peuple  im- 
pie, qui  dévore  le  juste  (1-13),  mais  qui  ne  prévaudra  pas  contre 
Jéhova. 

Il  sera  frappé  à  son  tour,  sans  doute  par  l'invasion  des  Parthes  : 
M  Tu  as  pillé  des  peuples,  et  des  peuples  te  pilleront  (2-8).  Tes 
multitudes  se  seront  épuisées,  pour  qu'à  la  lin  tout  soit  consumé 
et  anéanti,  afin  que  la  connaissance  de  la  gloire  de  Jéhova  remplisse 
toute  la  terre  ("2-13).  A  quoi  bon  tes  idoles?...  Malheur  à  celui  qui 
dit  au  bois  et  à  la  pierre  muette  :  Éveille-toi,  lève-toi.  Tout  cela  est 
sans  vie.  Mais  Jéhova,  dans  son  saint  Temple, toute  la  terre  se  tait 
devant  lui  (2-18-20).  )> 

Sophonie  dit  quelques  mots  seulement  des  chàtimens  que  Jéiu- 
salem  a  dû  subir  pour  ses  infidélités  :  les  infidèles  seront  punis, 
et  parmi  eux  les  fils  du  prince,  et  quiconque  revêt  le  vêlement  de 
Vêt  ranger  (1-8).  Mais  il  ne  s'étend  que  sur  la  réconciliation  de 
Juda  avec  son  dieu,  et  sur  les  bienfaits  que  le  règne  de  Jéhova 
amène  avec  lui.  Toute  idolâtrie  disparait,  et  non-seulement  l'idolâ- 
trie, mais  l'indifiérence  (1-4).  Il  ne  reste  que  les  humbles,  c'est- 
à-dire  les  dévots  (2-3  et  3-12). 

Les  peuples  voisins  et  ennemis  expieront  leur  mauvais  vouloir  et 
Juda  s'emparera  de  leurs  terres  (2-9).  Assur  et  Ninive  seront 
détruits  (2-13)  :  cest  toujours  l'invasion  des  Parthes.  Tous  les 
peuples  apprennent  à  honorer  Jéhoxa,  et  il  leur  est  donné  des  lèvres 
pures  pour  invoquer  son  nom  (3-9).  Sion  triomphe,  et  rassemble 
de  toutes  parts  ses  fils  dispersés,  qui  échangent  leur  abaissement 
pour  la  grandeur  devant  tous  les  peuples  (3-14-20), 


Ernest  Havet. 


LA 


JEUNESSE  DE  RICHELIEU 


(1585-1614) 


L'EVÈQUE    DE    LUÇON.    —    LE    DÉPUTÉ   AUX    ÉTATS    DE    161i. 


rn.    —    LKVECHK    DE   LD(:0.\. 


Le  diocèse  de  Liiçon  avait  besoin  d'un  bon  évêque.  Auxvii''  siècle, 
le  pays  était  pauvre,  stérile,  fiévreux.  Un  voyageur  qui,  à  cette 
époque,  visita  la  contrée,  nous  la  décrit  dans  les  termes  sui- 
vans  : 

«  Luçon  ne  devroit  pas  être  mise  au  rang  des  villes,  si  on  ne 
considéroit  la  qualité  qu'elle  porte  d'évêché.  Elle  est  située  dans  le 
Bas-Poitou,  sur  un  petit  ruisseau,  au  milieu  de  grands  marais  qui 
s'étendent  principalement  du  côté  par  où  nous  arrivâmes,  étant 
éloignée  de  la  mer  seulement  de  deux  lieues...  Aux  environs,  les 
chemins  y  sont  entre  deux  fossés  où  souvent,  si  on  ne  prend  garde 

(I)  Voyez  la  Revue  du  f  juillet. 


LA    JEUNESSE    DE   RICHELIEU.  567 

à  soi,  on  peut  s'égarer  par  la  quantité  des  cliemins  qui  ne  sont  pas 
frayés  et  qui  se  dispersent  en  plusieui-s  eauidroLts  de  ces  marais,  pour 
aller  à  des  petites  chaumières  qui  sont  la  retraite  de  païuvres  gens, 
qui  ne  vivent  que  d'un  peu  de  blé  qu'ils  sèment  sur  la  terre  qu'ils 
ont  tirée  des  canaux  et  des  pâturages  où  ils  nourrissent  quelque 
peu  de  bétail,  et  n'y  ayant  point  de  bois  pour  se  chauffer,  ils  usent 
des  bousats  de  vaches  séchés  au  soleil,  qui  brûlent  comme  des 
tourbes.  En  un  mot,  je  ne  sais  point  de  gens  plus  pamres  dans  la 
France,  que  dans  les  marais  du  Bas-Poitou.  » 

'Ce  voyageur,  un  certain  Jouvm  de  Rochelort,  écrivait  à  une 
époque  de  prospérité  relative.  On  peut  s'imaginer  ce  qu'étaient  le 
séjour  de  Luçon  et  l'aspect  de  l'évèché  dans  les  années  qui  suivi- 
rent les  misères  de  la  Ligue!  Richelieu  renconli-ait,  du  piiemier 
coup,  une  tâche  digne  d'exercer  sa  piété  et  son  génie. 

Il  était  pauvre,  nous  l'avons  dit.  Mais  il  était  ûei*  et  comptait  sur 
lui-même.  11  avait  vingt-trois  ans.  Il  se  mit  à  l'œuvre  avec  la  dé- 
cision qui  était  dains  son  humeur  et  qui  est,  d'ailleurs,  si  natm*elle 
à  cet  âge. 

Il  fallut  d'abord  s'installer  commodément.  A  ce  pomt  de  viae, 
il  avait  tout  à  faire.  Laissons-le  parler  lui-même  :  «  Je  suis  extrê- 
mement mal  logé,  car  je  n'ai  aucun  lieu  où  je  puisse  faire  du 
feu  à  cause  de  la  fumée  ;  vous  jugez  bien  que  je  n'ai  pas  besoin  de 
grand  hiver  ;  mais  il  n'y  a  remède  que  la  patience.  Je  vous  piuis  as- 
surer que  j'ai  le  plus  vilain  évêché  de  France,  le  plus  crotté  et  le 
plus  désagréable;  mais  je  vous  laisse  à  penser  quel  est  l'évêquel 
il  n'y  a  ici  aucun  lieu  pour  se  promener,  ni  jardin,  ni  allée,  ni 
quoique  ce  soit,  de  façon  que  j'ai  ma  maison  pour  iwison.  » 

iGette  prison,  il  s'elTorce  d'en  fane  un  réduit  sortable,  et  même 
honorable.  La  pointe  de  vanité  qui  se  mêle  à  toutes  ses  actions  se 
montre  surtout  par  le  soin  avec  lequel  il  s'applique  à  s'installer, 
à  se  procurer  des  domestiq'ues  faisant  figure,  du  mobilier  d'apparat, 
de  la  vaisselle  plate.  On  sent  qu'il  est  flatté  de  pouvoir  écrire,  après 
quelques  mois  de  séjour,  u  qu'on  le  jM'end  pour  un  grand  monsieur 
dans  le  pays.  »  —  «  Je  suis  gueux,  comme  vous  savez,  écrit-il  en- 
core, dans  un  mouvement  d'un  joh  tom-,  je  suis  gueux  ;  mais  toute- 
fois, lorsque  j'am'ai  plat  d'argent,  ma  noblesse  en  sera  fort  rele- 
vée. » 

On  trouve,  dans  toute  sa  correspondance  avec  une  bonne  amie, 
M"^^  de  Bourges,  les  traits  curieux  d'une  application  aux  détails, 
d'une  précision  méticoileuse,  d'un  souci  du  qu'en  dwa-l-oii,  qui 
sont  comme  les  premiers  linéamens  provinciaux  du  genre  de  génie 
qu'il  devait  appliquer  à  la  conduite  de  sa  propre  fortune  et  à  la 
direction  des  affaires  publiques. 


ÔCS  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

La  correspondance  de  Richelieu  contient  aussi  des  renseignemens 
intéressans  sur  tout  ce  qui  touche  aux  facultés  d'administration 
du  jeune  prélat.  Ses  intérêts,  en  tant  qu'évêque  et  baron  de 
Luçon,  sont  l'objet  de  ses  vives  préoccupations. 

Sa  sollicitude  s'étend  à  tout  son  troupeau.  Dans  la  grande 
misère  qui  accable  ses  administrés,  il  essaie,  par  tous  les  moyens, 
de  leur  venir  en  aide.  Il  s'efforce  d'obtenir  des  secours  ou 
du  moins  des  dégrèvemens  d'impôts,  et,  pour  cela,  s'adresse 
un  peu  à  tout  le  monde,  aux  personnes  chargées  de  faire  l'as- 
siette de  la  taxe,  aux  habitans  des  villes  voisines  qui  doivent  sup- 
porter une  part  des  charges  communes;  même  au  surintendant 
des  finances,  au  tout-puissant  Sully,  près  duquel  il  agit  par  l'inter- 
médiaire du  marquis  de  Richelieu^  resté  à  Paris.  Il  faut  souligner, 
en  passant,  cette  première  trace  des  relations  qui  bientôt  se  noue- 
ront plus  étroitement  entre  le  ministre  de  Henri  IV  et  celui  qui  de- 
vait être  le  ministre  de  Louis  XIII.  Actuellement,  Richelieu  est  le 
solliciteur.  C'est  dans  les  termes  du  plus  humble  respect  qu'il 
s'adresse  au  favori  du  roi.  Plus  tard,  les  rôles  changeront,  et  les 
attitudes  changeront  avec  les  rôles. 

Le  jeune  évêque  ne  s'occupe  pas  seulement  du  temporel.  Il  donne 
au  spirituel  tous  ses  soins.  Il  met  sa  gloire  à  arracher,  de  son 
diocèse,  l'ivraie  qui  l'obstrue.  Selon  les  prescriptions  des  Con- 
ciles, il  fait,  à  Pâques  de  Tannée  1609,  sa  tournée  épiscopale. 
11  organise  partout  des  prédications  de  capucins,  des  oraisons  et 
des  neuvaines  «  pour  échauffer  à  la  dévotion  et  à  la  piété  les  âmes 
qui  se  sont  refroidies.  » 

Il  met  un  zèle  particulier  au  choix  de  ses  curés.  Tandis  que,  par- 
tout ailleurs, ils  sont  nommés  par  la  simple  faveur,  ou  sur  la  recom- 
mandation de  personnes  influentes,  il  décide  que,  dorénavant,  toutes 
les  cures  à  sa  collation  seront  données  au  concours,  et,  malgré 
son  désir  d'être  agréable  à  ses  amis,  il  écarte  ceux  de  leurs  pro- 
tégés qu'il  considère  comme  incapables. 

La  difficulté  du  recrutement  le  frappe,  comme  elle  touche  tous 
ceux  qui  ont  à  cœur  les  intérêts  de  l'église.  Il  prend  sa  part  dans  ce 
grand  mouvement  qui  va  faire,  du  xvii"  siècle,  le  siècle  catholique 
])ar  excellence.  Un  des  premiers,  parmi  ses  confrères,  il  songe  à 
établir  chez  lui  un  séminaire.  Henri  IV  lui  recommande  les  Jésuites. 
Le  père  Cotton  s'adresse  à  lui,  invoquant  la  «  particulière  bienveil- 
lance dont  il  honore  la  compagnie.  »  Richelieu  se  tient,  il  est  vrai, 
sur  la  réserve,  en  ce  qui  concerne  ces  messieurs;  mais  il  n'en 
poursuit  pas  moins  son  entreprise,  et  elle  aboutira  bientôt  par  le 
concours  de  Rérulle,  et  des  pères  de  lOratoire. 

Ce  devoir  de  bon  pasteur.  Richelieu  le  poursuit,  en  assistant  aux 


LA    JEUNESSE    DE    RTCHELTEU.  569 

conférences  alors  si  à  la  mode,  où  les  apologistes  de  la  foi  catho- 
lique joutent  contre  les  ministres  protcstans.  Il  s'efforce  d'arrangé!- 
les  querelles  qui  divisent  les  gentilshommes  de  son  voisinage  et 
considère  «  comme  un  devoir  de  sa  profession  »  d'empêcher,  par 
ses  conseils,  les  duels  contre  lesquels  il  dirigera,  plus  tard,  toute  la 
rigueur  de  l'autorité  royale. 

On  le  voit  encore  adresser  à  des  amis,  quelquefois  même  à  de 
simples  connaissances,  des  lettres  de  condoléance,  écrites  dans  un 
style  bizarre  et  contourné  qui  montre  tout  l'embarras  de  la  raison 
aux  prises  avec  les  sentimens. 

Rien  de  plus  curieux,  à  ce  point  de  vue,  qu'une  longue  épîtrc  «  à 
une  pénitente  inconnue,  »  qui,  sur  le  point  de  quitter  le  monde  et  ne 
se  sentant  pas  la  force  de  s'appliquer  à  la  méditation  religieuse, 
s'était  adressée  au  jeune  évéque.  Elle  lui  faisait  part  du  trouble  de 
son  âme,  et  de  la  lassitude,  même  physique,  que  produisaient  en  elle 
l'oraison  et  la  contemplation  prolongées.  Il  l'aide,  la  relève,  la  sou- 
tient avec  les  marques  d'une  attention  plus  forte  encore  que 
tendre.  Il  la  supplie  d'écai'ter  tout  effort,  toute  peine  de  l'œuvre 
de  son  salut.  Il  lui  trace  une  ligne  de  conduite  sage,  modérée, 
adaptée  à  la  médiocrité  de  l'entendement  humain.  Ses  paroles  sont 
claires,  vives,  pressantes;  elles  ne  s'embarrassent  d'aucune  érudi- 
tion subtile,  d'aucun  élan  mystique.  Ce  n'est  pas  le  docteur  qui 
parle  au  disciple.  Mais  ce  n'est  pas  non  plus  l'âme  qui  parle  à 
l'âme  ;  c'est  plutôt  le  bon  sens  sain  qui  s'adresse  à  un  sens  fatigué 
et  qui  tâche  de  le  réconforter  avant  de  le  lancer  dans  la  voie  pé- 
nible du  salut  et  de  l'amour  de  Dieu. 

On  peut  se  demander  si  ces  conseils,  dans  leur  sécheresse,  con- 
venaient à  l'âme  blessée  qui  les  implorait.  On  y  trouve  des  pres- 
criptions pour  l'hygiène  normale  du  cœur,  mais  non  des  remèdes 
pour  le  soulagement  d'un  cœur  défaillant.  Le  miel  de  François  de 
Sales  et  le  sucre  de  Bérulle  eussent  été  plus  efficaces.  Cependant, 
il  faut  croire  que,  dans  ce  siècle  \  igoureux,  il  y  avait,  en  France, 
des  femmes  pouvant  entendre  un  tel  langage.  Les  clientes  de  Port- 
Royal  et  les  fidèles  de  Bossuet  l'eussent  accepté  probablement. 
Elles  eussent  écarté  les  épines  d'une  parole  un  peu  rude  poui- 
atteindre  les  fleurs  de  sens  et  de  droite  raison  qui  s'y  trouvent  ca- 
chées. 

La  réaction  d'une  personnalité  aussi  forte  que  celle  de  Richelieu 
sur  les  choses  de  la  foi  mérite  d'être  étudiée  avec  soin. 

Jeté,  par  le  hasard,  dans  la  carrière  ecclésiastique,  il  trouvait 
dans  la  religion  l'équilibre  de  l'esprit  tel  que  le  concevait  un  hon- 
nête homme  de  son  temps  ;  il  recherchait,  dans  le  triomphe  de 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rrg-lisc,  r accomplissement  d'un  devoir  professionnel  ;  enfin,  il  ren- 
contrait, dans  l'org-anisation  de  la  kiérarchie  catholique  et  dans 
l'autoritié  qu'elle  exerçait  sur  le  monde,  un  secours  puissant  pour 
sa  carrière  politique. 

A  l'époque  où  il  vivait,  les  croyances  religieuses  étaient,  si  l'on 
peut  dire,  le  tout  de  l'iioinme.  Hors  quelques  rares  esprits  indépen- 
dans  n'ayant  à  répondre  que  d'eux-mêmes  et  des  caprices  de  leur 
propre  entendement,  en  dehors  de  quelques  sceptiques,  les  Mon- 
taigne et  les  Charron,  tout  homme  qui  prenait  part  à  la  vie  du 
temps  était  tenu  d'avoir  une  foi. 

Depuis  un  siècle,  toute  la  politique  de  l'Europe  tournait  autour 
des  questions  religieuses.  Non-seulement  on  avait  vu  les  l'étais  se 
jeter  les  uns  sur  les  autres  au  nom  de  ces  idées,  mais,  dans  chaque 
État,  chaque  citoyen  avait  dû  prendre  position  et  s'engager  dans 
une  croyance,  non  pas  seulement  avec  sa  conscience,  mais  avec  ses 
intérêts,  ses  passions,  sa  vie  tout  entière. 

Le  XVI®  siècle  avait  établi  cette  maxime  que  le  citoyen  doit  pro- 
fesser la  rehgion  de  l'État  auquel  il  appai'tient  [cujus  regio,  ejus 
religio),  et,  de  fort  bonne  foi,  on  en  était  venu  à  confondre  les 
hérétiques  avec  les  rebelles  :  seulement,  en  pays  protestant,  ce 
nom  s'appliquait  aux  catholiques,  et  aux  protestans  en  pays  catho- 
lique. Grou'e  était  un  devoir  civique. 

D'ailleurs,  l'hésitation  ne  pouvait  guère  naître  dans  les  esprits. 
Ils  étaient  ainsi  faits  qu'ils  acceptaient  la  foi  docilement,  à  peu 
près  comme  nous  faisons  aujourd'hui  l'idée  de  patrie. 

Le  caractère  individuel  ne  se  marquait  que  dans  la  nuance  des 
opinions  théologiques  ou  dans  le  choix  des  argumens  invoqués  pour 
défendre  chacun  la  sienne. 

Au  début  du  xvii®  siècle,  la  lutte  était  encore  ardente  entre 
protestans  et  catholiques. 

Un  peu  plus  tard,  elle  se  transforme  et  porte,  en  France  du 
moins,  sur  les  débats  du  gallicanisme  et  de  l'ultramontanisme. 
C'est  le  temps  des  Pdcher,  des  Duval  et  des  Bellarmin. 

Un  peu  plus  tard,  la  querelle  se  raffine  encore  et  c'est  le  jansé- 
nisme qui  s'insurge  contre  le  mohnisme.  On  dispute  sur  les 
problèmes,  pour  nous  si  fastidieux,  de  la  grâce,  de  la  contrition 
et  de  l'attrition.  Nous  faisons  un  eflort  pour  essayer  de  comprendre 
l'intérêt  que  nos  pères  portaient  à  leur  étude.  Il  n'y  avait  pas  alors  f 
un  homme  du  monde,  une  femme  qui;  ne  se  passionnât  pour  leur 
solution.  Les  Pi'ovinciales  de  Pascal  devaient  être  le  grand  hvredu 
siècle. 

Toute  la  vie  sociale  et  individuelle  aboutissaient  là,  comme  elles 
aboutis^sent,  de  nos  jours,  aux  dissentimens  pohtiques.   Les  pro- 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  57i 

blêmes  qui  nous  remuent  seront  pour  l'avenir  un  sujet  d'étonne- 
ment,  comme  nous  nous  étonnons  aujourd'hui  des  passions  d'un 
siècle,  pourtant  si  rapproché  du  nôtre. 

Le  sentiment  religieux  était  donc  le  grand  ressort  de  la  scène 
politique  :  les  ecclésiastiques  y  jouaient  naturellement  les  pre- 
miers rôles.  On  citait  les  exemples  du  chanceUer-cardinal  Duprat, 
du  cardinal  de  Tournon,  du  cardinal  de  Lorraine,  du  cai'dinal  Re- 
naud de  Beaune,  du  cardinal  d'Ossat,  du  cardinal  du  Perron,  et  de 
combien  d'autres!  Non  seulement  la  direction  des  masses,  l'auto- 
rité sur  les  rois,  une  sorte  de  situation  cosmopolite,  mettant  à 
l'abri  des  revers  de  la  fortune,  étaient  attachées  à  l'obtention  des 
hautes  charges  de  la  cour  romaine;  mais  elles  donnaient,  en 
même  temps,  la  fortune,  les  riches  prébendes,  les  abbayes,  le  rang 
et  le  pas  sur  les  plus  hauts  dignitaires  du  royaume. 

Il  fallait  donc  être  croyant  ;  il  était  bon  d'être  ecclésiastique  ; 
pour  les  hommes  qui  n'appartenaient  pas  à  la  haute  aristocratie 
domaniale,  la  suprême  ambition  était  la  pourpre. 

Un  homme  comme  Richelieu,  lancé  dans  cette  voie,  prétendait 
aller  jusqu'au  bout.  Il  avait  sous  les  yeux  la  carrière  du  cardinal 
du  Perron,  dont  la  capacité  médiocre,  débutant  dans  l'obscurité  de 
la  polémique  théologique,  bataillant,  écrivaillant  sur  et  contre  les 
protestans,  en  était  arrivée  à  s'emparer  de  l'attention  publique,  de 
la  confiance  du  monarque,  d'une  autorité  exceptionnelle  à  Rome  et 
dans  le  royaume. 

La  fortune  du  cardinal  du  Perron  eut,  sur  la  première  partie  de 
la  vie  de  Richelieu,  la  plus  grande  influence.  Nous  l'avons  déjà 
vu  sollicitant  les  bonnes  grâces  de  ce  cardinal;  nous  le  ver- 
rons bientôt  implorant  son  aide  et  se  réjouissant  de  son  approba- 
tion. Richelieu  donne  à  du  Perron  le  plus  grand  témoignage  d'ad- 
miration qu'un  homme  puisse  rendre  à  un  autre  :  il  l'imite. 

Comme  lui,  il  aspire  au  mérite  et  à  la  louange  de  la  chaii'e  et 
de  la  polémique.  L'évêque  de  Luçon  prêche  et  le  doctem*  de  Sor- 
bonne  écrit.  Il  le  fait  avec  ardeur,  avec  courage,  avec  bonne  foi. 
Il  faut  connaître  la  suite  de  sa  destinée  pour  saisir,  dans  ce  premier 
élan  d'un  zèle  si  pur,  la  préoccupation  invisible,  mais  toujours 
présente,  de  ses  ambitions  d'homme  d'État. 

il  avait  déjà  prêché  à  la  cour. 

Les  avis  des  contemporains  diflerent  sur  la  valeur  de  Richelieu 
comme  orateur  de  la  chaire.  On  peut  dire,  en  gros,  que  tant  qu'il 
ne  se  trouva  pas  mêlé  à  la  politique,  ses  sermons  furent  goûtés. 
Dès  l'année  1608,  le  cardinal  du  Perren,  en  sa  quaUté  de  grand 
aumônier  de  France,  le  désignait  pour  dire  l'office  et  prêcher  le 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jour  de  Pâques  devant  le  roi;  par  les  termes  mêmes  de  la  lettre 
que  Richelieu  lui  écrit  pour  s'excuser,  on  voit  que  celui-ci  considé- 
rait déjà  la  chose  comme  toute  naturelle. 

Les  personnes  compétentes  avaient,  en  général,  une  bonne 
opinion  des  mérites  oratoires  de  l'évêque  de  Luçon.  Lors  de  la 
mort  de  Henri  IV,  le  doyen  de  Luçcn,  Bouthillier.  de  séjour  à 
Paris,  regrette  qu'on  ne  lui  ait  pas  confié  le  soin  de  prononcer 
l'oraison  funèbre  du  défunt.  «  Eussent  esté  actions  dignes  de  vous, 
lui  écrit-il,  si  vous  vous  fussiez  trouvé  ici.  »  A  la  même  époque,  ce 
mémo  doyen,  écrivant  à  Richelieu,  lui  parle  avec  joie  «  de  la  ré- 
putation que  ses  mérites  lui  ont  acquise  par  toute  la  France.  »  C'est 
l'avis  de  du  Perron  lui-même,  et  le  complaisant  abbé  ne  manque 
pas  d'en  prévenir  son  cher  évêque  :  «  M.  le  cardinal  du  Perron 
fait  paroître  en  toute  occasion  l'estime  qu'il  fait  de  vous...  Quel- 
qu'un étant  venu  à  vous  nommer  parmi  les  jeunes  prélats  et  à  vous 
louer,  selon  la  réputation  que  vous  avez  acquise,  M.  le  cardinal 
dit  lors  qu'il  ne  vous  falloit  point  mettre  entre  les  jeunes  prélats; 
que  les  plus  vieux  dévoient  vous  céder  et  que,  pour  lui,  il  en  désiroit 
montrer  l'exemple  aux  autres...  »  Il  suffit  de  rappeler  enfin,  pour 
montrer  combien  cette  opinion  était  unanimement  partagée,  que 
l'ordi-e  du  clergé  réuni,  en  1614,  dans  l'assemblée  des  états-gé- 
néraux, allait  confier  bientôt  à  l'évêque  de  Luçon  la  mission  de  par- 
ler au  nom  de  tout  le  corps  ecclésiastique. 

La  haute  idée  que  l'on  se  faisait  généralement  des  mérites  ora- 
toires de  Richelieu  paraît  donc  sérieusement  établie.  Mais  il  faut 
reconnaître  que  le  goût  de  l'époque  était  loin  d'être  épuré.  Il  res- 
tait encore  assez  de  la  barbarie  du  moyen  âge  et  du  pédantisme  de 
la  renaissance,  pour  qu'un  bon  orateur  du  temps  de  Henri  îV 
fût  très  éloigné  de  la  perfection  du  genre.  Lingendes  n'avait  pas 
encore  paru.  Du  Perron,  Richeome,  Cotton,  tenaient  les  oreilles 
de  la  cour  et  de  la  ville.  La  plus  grande  louange  était  pour  les 
plus  compliqués,  les  plus  chargés  d'érudition  fastueuse  ou  de 
pointes  ridicules.  La  vigueur  grossière  et  parfois  acérée  des  prédi- 
cateurs de  la  Ligue  avait  fait  place  à  la  sécheresse  pénible  et  am- 
poulée des  premiers  orateurs  de  cour.  On  mêlait  volontiers,  dans  un 
discours,  toute  la  mythologie  profane  à  l'hagiographie  chrétienne, 
la  médecine  à  l'histoire,  Pline  à  saint  Augustin.  Nous  voyons, 
dans  un  seul  et  même  sermon,  Jupiter,  Sémélé  et  le  colosse  de 
Rhodes  accourir  à  l'appel  du  prédicateur,  pour  expHquer  aux 
fidèles  le  mvstère  de  la  nativité  du  Christ. 

C'était  la  mode.  Richelieu  n'échappe  pas  à  cette  influence.  Il 
nous  est  resté  de  lui  quelques  rares  sermons.  Si  ce  n'était  la  bouche 
(|ui  les  prononça,  on  ne  pourrait  les  lire. 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  573 

Ils  sont  pourtant  sensiblement  meilleurs  que  la  plupart  de  ceux 
que  nous  a  laissés  cette  époque.  Ce  sont  bien  encore  les  concetti, 
le  gongorisme,  le  pédantisme  et  l'abus  presque  dégoûtant  de  la 
comparaison  scientifique  ou  médicale.  Mais  il  semble  qu'on  y 
trouve  parfois  autre  chose.  Écoutons  le  jeune  évèque  s'adressant, 
le  jour  de  Noël,  aux  fidèles  de  son  diocèse. 

((  Verbiim  caro  fucfum  est.  Nous  lisons  dans  le  texte  de  notre 
évangile  que,  lorsque  l'ange  annonça  la  naissance  de  Jésus-Christ, 
les  pasteurs  furent  les  premiers  auxquels  il  s'adressa  et  commit 
cette  sainte  nouvelle  pour,  après,  l'épandre  par  le  monde. 

«  J'ai  cru,  peuple  catholique,  que  la  divine  providence,  qui 
conduit  toutes  choses  avec  une  infinie  sagesse,  en  avait  ainsi  usé 
pour  nous  apprendre  que  c'est  particuHèrement  à  ceux  que  Dieu  a 
établis  pasteurs  de  son  église  à  qui  il  appartient  de  faire  entendre 
au  peuple  que  le  Fils  de  Dieu  est  venu  au  monde  roi  lé  de  notre 
humanité  pour  nous  ôter  le  voile  du  passé,  qu'il  est  sorfi  du  ventre 
d'une  vierge  pour  nous  faire  sortir  de  nos  misères,.,  etc.  » 

Voilà  pour  les  pointes  ;  toute  la  partie  théologique  du  sermon 
en  est  ainsi  hérissée.  Mais  tout  à  coup,  le  style  s'échauffe,  s'anime, 
prend  vie,  force  et  clarté.  Le  prédicateur  se  dépouille  de  son 
apparat  théologique.  Il  se  souvient  qu'il  parle  au  peuple,  que  ce 
peuple  souffre,  et  que.  pour  oublier  ses  souffrances,  il  a  besohi 
d'être  soutenu,  conduit,  dirigé.  Il  se  souvient  que  lui-même, 
comme  évèque,  a  une  mission  politique,  une  mission  sociale^  di- 
rions-nous. Sa  raison  et  son  autorité  s'expriment  en  phrases 
brèves,  nettes  comme  des  axiomes,  claires  et  vives  comme  des  or- 
dres. 

«  Dieu,  par  sa  bonté,  a  tellement  favorisé  les  armes  de  notre  roi, 
qu'apaisant  les  troubles,  il  a  mis  fin  aux  misères  de  son  Etat.  Nous 
ne  voyons  plus  la  France,  armée  contre  soi-même,  épancher  le  sang 
de  ses  propres  enfans.  La  paix  est  dans  ce  royaume,  mais  ce 
n'est  point  assez  pour  inviter  le  doux  Jésus  à  venir  faire  sa  de- 
meure en  nous.  Il  faut  qu'elle  soit  en  nos  villes,  en  nos  maisons 
et  principalement  en  nos  cœurs. 

«  La  paix  publique  s'entretient  par  l'obéissance  que  les  sujets 
rendent  à  leur  prince,  se  conformant  entièrement  à  ses  volontés, 
en  ce  qui  est  du  bien  de  son  État. 

«  La  paix  se  maintient  aux  villes,  lorsque  les  personnes  privées 
se  maintiennent  modestement  dans  le  respect  qu'elles  doivent  aux 
lois  et  aux  ordonnances  de  ceux  qui  ont  autorité. 

((  La  paix  est  aux  maisons,  quand  ceux  qui  demeurent  ensemble 
vivent  sans  envie,  sans  querelle,  sans  inimitié  les  uns  contre  les 
autres. 


A'fl 


574  REVUE   DEB   DEUX   MONDES. 

((  La  paix  est  en  nos  cœurs,  lorsque  la  raison  commande  comme 
reine  et  maîtresse  ;  que  la  partie  inférieure,  qui  contient  le  peuple 
séditieux  de  nos  appétits,  obéit  ;  et  que  tontes  deux  se  soumettent 
à  la  raison  éternelle,  de  laquelle  la  nôtre  emprunte  ce  qu'elle  a  de 
lamière.  » 

Ne  voilà-t-il  pas,  en  quelques  traits,  le  futur  cardinal-ministre,  le 
contemporain  de  Descartes  et  de  Corneille? 

Mais  il  n'oublie  pas  que  ce  peuple,  qui  doit  obéir,  a  besoin  de 
tendresse  et  de  miséricorde.  Il  se  penche  sur  lui,  et,  avec  lui,élèAM^ 
vers  Dieu  une  supplication  d'une  belle  venue,  touchante  et  atten- 
drie. 

«  Je  proteste  que  j'emploierai  si  peu  que  j'ai  d'esprit,  si  peu 
que  j'ai  de  force  pour  maintenir  l'union,  de  laquelle  dépend  notre 
conservation. 

((  Je  vous  conjure  d'en  faire  autant  ;  je  vous  conjure  de  me  se- 
conder en  ces  saintes  intentions.  Le  Tout-Puissant  bénira  nos  des- 
seins, principalement  si  nous  l'en  supplions  avec  émotion... 

«  Seigneur!  toute  cette  assemblée  se  prosterne  à  vos  pieds,  pour 
vous  supplier  humblement  de  nous  vouloir  donner  la  paix;  la  paix 
en  son  âme,  la  paix  avec  son  prochain,  la  paix  avec  vous;  elle 
dresse  ses  vœux  vers  Votre  Majesté  ;  elle  implore  votre  aide,  sa- 
chant que  vous  êtes  le  père  de  la  paix,  sachant  que  vous  êtes 
celui  qui  la  donne,  qui  la  maintient  et  qui  l'augmente.  Bon 
Dieu,  regardez  cette  troupe  de  votre  œil  de  pitié;  exaucez  ses 
prières!..  » 

Ce  sermon,  où  se  remarque  déjà  une  si  ferme  conscience  du 
rôle  que  devait  remplir  le  ministre  de  Louis  XIII,  fut  prêché  pro- 
bablement en  décembre  l'609,  quelques  mois  avant  la  mort  de 
Henri  IV. 

Dix-sept  ans  plus  tard,  dans  un  autre  sermon  prononcé  dans 
des  circonstances  autrement  solennelles,  nous  reti'ouvons  le  même 
contraste  entre  l'affectation  embarrassée  du  théologien  et  la  fer- 
meté éloquente  du  politique. 

C'était  en  1626,  trois  jours  après  la  condamnation,  quatre  jours 
avant  l'exécution  de  Chalais.  Le  cardinal-ministre  s'était  senti,  pour 
la  première  fois,  sérieusement  menacé  par  les  intrigues  de  la  cour. 
Le  jeune  frère  de  Louis  XIII,  Gaston,  était  le  confident  et  le  chef 
du  complot  qui  venait  d'être  découvert  et  qui  allait  être  pmii.  Gas- 
ton, s'exerçant  à  sa  première  lâcheté,  avait  lui-même  dénoncé  et 
livré  les  coupables.  Il  était  encore  incertain  sut  son  propre  sort.  Il 
tremblait. 

C'est  alors  que,  à  l'occasion  de  la  fête  de  l'Assomption,  Riche- 
lieu, se  souvenant  de  son  caractère  ecclésiastique  et  cherchant  à 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  575 

lorrifier,  une  bonne  fois,  l'ànie  pusillanime  du  jieune  prince,  Ri- 
chelieu, avant  de  donner  Ini-méme  l'eudiaristie  au,  roi,  à  la  reine 
mère  et  à  Gaston,  réunis  auprès  de  la  sainte-tatole,  monte  en 
cliaire. 

C'est  un  sermon  d'abord  ;  mais  bientôt  c'est  une  harangue  poli- 
tique, c'est  une  plainte  hautaine,  c'est  une  menace  : 

«  Dieu  descend  non-seulement  en  vous,  Sire,  mai&  qui  plus  est, 
en  la  reine  votre  mère  et  en  Monsieur  votre  frère,  qui  vont  le  rece- 
voir avec  vous. 

«  Bien  qu'il  ne  soit  qu'un,  il  descend  en  vous  trois,  pour  vous 
montrer  que,  tous  ensemble,  vous  ne  devez  être  qu'un  en  lui. 

«  Il  vous  unit  en  terre  :  vous.  Sire,  et  votre  mère,  et  celui  que 
vous  tenez  et  traitez  comme  votre  fils,  —  fils  qui  vous  doit  aimer, 
respecter  et  craindre  toute  sa  vie,  non-seulement  comme  son  vrai 
roi,  mais  comme  son  vrai  père,  et  qui  ne  peut  faire  autrement  sans 
avoir  lieu  d'appréhender  une  seconde  descente  du  grand  Dieu  sur 
sa  personne,  non  en  manne,  comme  celle  d'aujourd'hui,  mais  en 
leu  et  en  tonnerre  !  » 

C'est  ainsi  que  tous  les  moyens  sont  bons  à  ce  vigoureux  ouvrier 
de  sa  propre  carrière  et  de  notre  unité  politique.  La  religion  est 
une  arme  dont  son  ambition  dispose,  que  ses  calculs  utilisent  et 
que  son  esprit,  si  réellement  moderne,  met,  comme  instinctive- 
ment, au  service  de  sa  politique. 

On  trouve  les  mêmes  préoccupations  dans  l'œuvre  théologique 
de  Richelieu.  Il  écrivit  beaucoup.  Trois  ouvrages,  dus  à  sa  plume, 
parurent  en  son  vivant  ;  deiLX  après  sa  mort.  Nous  n'avons  pas  à 
les  analyser  ici.  Mais  puisqu'ils  furent  conçus  et  préparés  durant 
ces  laborieuses  années  de  l'évêché,  essayons  du  moins  d'indi- 
quer la  direction  que,  dans  ce  genre  d'études,  se  donnait  à  lui- 
même  ce  puissant  esprit. 

IV.   —   LES   ÉTUDES   DF.    THÉOLOGIE..  —   LES   AilIS   DE    JEUNESSE. 

Nous  l'avons  vu  déjà,  dans  la  première  période  de  sa  vie,  prendre 
les  leçons  d'un  docteur  de  Louvain.Il  s'était  enfermé,  avec  lui,  à  la 
campagne,  aux  environs  de  Paris,,  et  s'était  jeté  avec  une  telle  ar- 
deur dans  ces  études,  que  sa  santé  même  s'en  était  ressentie.  Nous 
savons  aussi  qu'il  avait  étudié  sous  le  célèbre  docteur  Jacques  Hen- 
nequin.  On  a  dit  enfin  qu'il  avait  eu,  pendant  quelque  temps,  pour 
maître  l'Anglais  Richard  Smith. 

L'ensemble  de  ces  renseignemens  nous  permet  de  distinguer, 
panni  les  diverses  écoles  du  temps,  celle  à  laquelle  Richeheu  pa- 


576  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

raît  se  rattacher  tout  d'abord.  De  famille  noble,  sorbonnien,  éveque. 
il  fut  un  gallican,  un  épiscopaliste.  Le  jansénisme  même  paraît 
l'avoir  approché  d'assez  près,  (-'est  comme  une  sorte  de  prédestina- 
tion qui  réunit  tout  d'abord,  autour  de  lui,  les  plus  illustres  pro- 
tagonistes de  la  doctrine. 

Jansénius,  Belge,  après  avoir  étudié  à  Louvain,  ^int  à  Paris 
vers  1605,  et  y  resta  jusqu'en  1610.  Il  se  fit  remarquer  en  Sor- 
bonne,  précisément  à  l'époque  où  Richer  en  était  le  syndic  et  oii 
Richelieu  y  prenait  lui-même  ses  grades.  Richer,  Richard  Smith,  de 
Dominis,  archevêque  de  Spalatro,  tenaient  alors  la  tête  de  la  doc- 
trine épiscopale  et  gallicane  et  menaient  vivement  la  campagne 
contre  la  phalange  romaine  et  ultramontaine  des  jésuites. 

Dans  ce  long  séjour  à  Paris,  Jansénius  se  lia  avec  Duvergier  de 
Hauranne,  plus  tard  abbé  de  Saint-Cyran,  l'autre  père  du  jansé- 
nisme. 

Ce  Saint-Cyran  est  une  figure  d'athlète.  L'ambition  le  dévore  : 
l'ambition  la  plus  haute,  la  plus  désintéressée,  mais  l'ambition. 
Il  y  a  en  lui  je  ne  sais  quel  feu  sombre  qui  ne  trouve  son  aliment 
que  dans  la  domination,  je  ne  sais  quelle  soif  ardente  de  se  dis- 
tinguer du  reste  du  monde  et  d'être  de  ceux  que  rien  n'émeut. 
«  Les  grands  sont  si  peu  capables  de  m'étonner,  écrit-il,  que 
si  j'avois  trois  royaumes,  je  les  leur  donnerois,  à  condition  qu'ils 
s'obligeroient  à  en  recevoir  de  moi  un  quatrième  dans  lequel  je 
voudrois  régner  avec  eux  ;  car  je  n'ai  pas  moins  im  esprit  de 
principauté  que  les  plus  grands  polenfats  du  monde...  Si  nos 
naissances  sont  diftérentes,  nos  courages  peuvent  être  égaux.  » 
Tête  ronde,  tourmentée,  brutale,  esprit  paradoxal,  autoritaire,  qui 
cherche  à  s'isoler  de  la  foule,  des  passions  communes  et  des  idées 
courantes;  qui  hait  les  jésuites,  peut-être  autant  pour  ce  qu'ils  ont 
de  trivial,  que  par  ce  qu'ils  déploient  de  souplesse  pratique  dans 
leur  prétention  à  la  domination  des  âmes. 

Or  ce  Duvergier  de  Hauranne  fut  le  grand-vicaire  de  l'évêque  de 
Poitiers,  Chasteigner  de  la  Rocheposay  ;  il  est  l'ami  intime  de  Le 
Bouthillier,  abbé  de  la  Cochère,  doven  de  Lucon,  le  conseiller  le 
plus  précieux  et  le  plus  aimé  de  notre  évêque. 

Ces  deux  hommes  méritent  aussi  l'attention  de  l'hisloire  :  le  pre- 
mier, par  ce  que  sa  destinée  a  de  singulier,  de  piquant,  de  dépaysé 
dans  le  siècle  où  il  vécut  ;  le  second,  par  la  façon  étroite  dont  il  fut 
mêlé  aux  débuts  de  Richelieu  et  aux  premières  luttes  du  jansé- 
nisme. 

Chasteigner  de  la  Rocheposay  d'Abain  était  fils  de  ce  La  Roche- 
posay d'Abain,  célèbre  parmi  les  combattans  des  guerres  de  reli- 
gion et  ami  particulier  du  père  de  Richelieu.  Les  deux  pères,  tous 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  577 

deux  Poitevins,  avaient  combattu  pour  la  cause  royale  ;  tous  deux, 
ils  avaient  été  parmi  les  féaux  serviteurs  de  Henri  III,  en  Po- 
logne; tous  deux,  ils  avaient  servi  la  même  cause  dans  leur  pro- 
vince. 

L'amitié  des  deux  pères  créa  l'amitié  des  deux  fds.  En  1608, 
l'année  même  où  Richelieu  devenait  évêque  de  Luçon,  La  Roche- 
posay  était  désigné  pour  l'évèché  de  Poitiers.  Il  coifia  la  mitre 
en  1611. 

Au  début,  il  avait,  moins  encore  peut-être  que  Richelieu,  la  voca- 
tion ecclésiastique.  C'était  un  tempérament  vit  sous  les  aspects  de 
la  froideur,  un  esprit  très  ouvert,  un  cœur  très  ferme  et  très  vail- 
lant. Les  évêques  de  cette  époque  n'ont  rien  de  bénisseur;  lui 
moins  que  tout  autre.  Sa  ronde  figure  au  regard  jeunet,  telle  que 
nous  la  montre  un  portrait  conservé  dans  la  salle  capitulaire  de 
l'église  de  Poitiers,  est  charmante.  Mais  ce  regard  presque  enfantin 
a  de  la  fermeté  et  la  bouche,  à  la  moue  épaisse,  respire  la  résolution. 
C'est  la  ressemblance  frappante  du  père,  le  combattant  des  guerres 
de  rehgion. 

Le  fils  était,  lui  aussi,  un  homme  d'action.  Il  aimait  la  dis- 
cussion, la  lutte  et  même  la  bataille.  Son  rôle  à  Poitiers,  du- 
rant la  régence  de  Marie  de  Médicis,  fut  tout  de  combat.  «  Arrivé 
à  Poitiers  en  1612,  au  milieu  de  la  lutte  des  partis,  il  voulut 
prendi-e  part  au  gouvernement  de  la  ville,  disant  qu'il  était  d'as- 
sez bonne  maison  pour  cela,  alléguant  les  devoirs  de  sa  charge,  la 
tranquillité  pubhque,  la  loi  suprême  de  la  nécessité.  »  C'est  lui 
qui  fit  assassiner,  sans  autre  forme  de  procès,  un  certain  Latrie,  en- 
voyé par  M.  le  prince,  à  Poitiers,  durant  l'époque  des  troubles.  Il 
allait  «  cuirassé  et  la  pique  à  la  main,  assisté  de  douze  cavaliers 
avec  le  pistolet  à  l'arçon  de  la  selle,  et  quelque  quarante  hommes  à 
pied,  ayant  chacun  la  carabine  sous  le  manteau  et  conduits  par  le 
sergent  de  la  compagnie,  l'abbé  de  Notre-Dame.  » 

C'était,  comme  on  le  voit,  un  fier  évêque.  Il  était  fait  pour  s'en- 
tendre aussi  bien  avec  Richeheu  qu'avec  Duvergier  de  Hauranne. 

Il  prit,  en  effet,  celui-ci  pour  son  grand-vicaire,  le  nomma  cha- 
noine de  son  église  et  le  désigna  pour  l'abbaye  de  Saint-Cyran. 

En  revanche,  c'est  pour  défendre  la  conduite  de  son  évêque  que  le 
futur  chef  du  jansénisme  français  écrivit  l'opuscule  célèbre  :  Contre 
ceux  qui  disent  qu'il  est  défendu  aux  ecclésiastiques  de  porter  le:> 
armes  en  cas  de  nécessité. 

Des  relations  d'amitié  très  étroites  et  très  actives  se  nouèrent 

entre  les  deux  évêchés  voisins  de  Poitiers  et  de  Luçon.  Bouthillier, 

abbé    de    la  Cochère,   doyen   de  Luçon,   servit  de  trait  d'union. 

C'est  une  figure  plus  effacée.  Adroit,  souple,  insinuant,  il  est  le 

TOME  xciv.  —  1889.  37 


578  ^lEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

grand  agent  de  la  première  fortune  de  Richelieu;  comme  tous  les 
Boutliillier,  excellent  au  -second  rang.  On  le  trouve  partout.  C'est 
un  intermédiaire,  un  officieux.  Il  fit  de  Richelieu  un  cardinal,  et 
c'est  sous  ses  auspices  que  le  jansénisme  se  fonda  :  en  1620,  il 
présenta  l'abbé  de  Saint-GjTan,  son  ami  (il  était  l'ami  de  tout  le 
monde),  à  son  autre  ami,  Arnaud  d'Andilly  :  «  Voilà  M.  d'Andilly, 
dit-il,  voilà  M.  de  Saint-Gyran.  »  Et  il  les  laissa  aux  prises. 

L'abbé  de  la  Gochère  mettait,  dans  les  relations  des  évêques  de 
Poitiers  et  de  Luçon,  et  du  grand-vicaire  de  Poitiers,  le  hant  qui 
eut  fait  défaut  dans  ce  trio  de  personnalités  vigoureuses.  11  allait 
de  l'un  à  l'autre,  ne  perdant  pas  de  vue  ce  qui  pouvait  sendr  aux 
intérêts  de  son  maître.  On  a  déjà  cité  ce  texte  de  Lancelot  :  «  La 
liaison  du  cardinal  de  Richelieu  et  de  M.  de  Saint-Gyran  avait  com- 
mencé dès  qu'il  était  évêque  de  Luçon  et  que  M.  de  Saint-Gyran 
demeurait  chez  M.  de  Poitiers;  car  M.  de  Luçon  venait  souvent  s'y 
divertir.  » 

La  nature  de  ce  «  divertissement  »  nous  est  attestée  par  plusieurs 
contemporains  ;  il  s'agissait  de  sérieuses  et  profondes  études  de  théo- 
logie et  de  controverse.  Un  autre  prélat,  ami  de  l'évêque  de  Luçon, 
Gabriel  de  l'Aubespine,  évéque  d'Orléans,  était  renseigné  sur  les 
travaux  de  ce  cénacle,  et  sa  bonne  humeur  enjouée  en  enviait  par- 
fois l'austère  fécondité  :  «  J'ii*ai  à  la  carême-prenant  à  Orléans, 
écrit-il  à  son  ami,  pour  y  étudier  un  peu,  pour  vous  imiter  et  com- 
parer mes  études  et  mes  passe-temps  à  vos  entretiens...  »  Dans 
une  autre  lettre  :  ((  J'ai  reçu  toutes  vos  lettres  et  me  plains  que, 
vous  étant  mis  à  la  controverse,  vous  ne  m'en  mandiez  rien;  et 
ayant  emmené  deux  -Anglais  pour  vous- y  servir,  vous  ne  m'en  ayez 
ni  parlé,  ni  écrit...  J'ai  toujours  fait  grand  état  de  votre  courage 
es  choses  spirituelles  et  ecclésiastiques,  ajoute-t-il,  et  maintenant 
que  vous  étuchez  si  âpremcnt,  vous  en  augmentez  l'opinion,  esti- 
mant que  vous  ne  prenez  pas  tant  de  peine  sans  quelques  grands 
desseins.  » 

Ces  desseins  sont  arrivés,  en  partie,  du  moins,  à  leur  réali- 
sation ;  ce  sont  ces  ouvrages  de  polémique  contre  les  protes- 
tans,  qui  furent  publiés  plus  tard  et  cpii  seront,  par  la  suite,  l'ob- 
jet de  notre  attention.  Ils  avaient  été  préparés  durant  les  longues 
veilles  d'une  jeunesse  laborieuse,  dans  le  silence  de  la  province, 
dans  la  fréquentation  des  hommes  illustres  que  le  hasard  avait 
réunis  à  Poitiers,  non  loin  de  ce  prieuré  -de  Coussay  dont  Richelieu 
faisait  alors  son  séjour  favori. 

Si  Richelieu  quhtait  Coussay  pour  se  rendre  à  son  autre  prieuré 
des  Roches,  il  se  rapprochait  d'un  tiutre  centre  d'études  et  d'ami- 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  579 

tiéSi  Tout  près  de  là  s'élevait,  à  mi-chemin  entre  Cliinon  etSamiiur, 
le  royal  monastère  de  Fontevrault. 

On  sait  la  grandeur  de  cet  établissement,  sa  réputation,  sa- 
richesse,  son  orgueil.  Fondé  par  une  reine,  il,  se  vantait  de  ne 
compter,  depuis  près  de  doux  siècles,  parmi  ses  abbesses,  que  des 
persomies  appartenant  à  la  famille  royale.  Seid  peut-être  de  tous 
les  monastères  de  la  chrétienté,  il  était  placé  sous  la  domination 
absolue  d'une  femme,  tant  au  spirituel  qu'au  temporel.  Son  in- 
fluence s'étendait  au  loin  ;  des  prieurés  en  grand  nombre  dépen- 
daient de  la  maison-mère.  Des  moines  lui  étaient  somnis  et  rece- 
vaient de  l'abbesse  leur  délégation  et  leur  prébende.  Il  ne  man- 
quait guère  à  celle-ci  cpe  les  ordres  :  «  J'ai  ouï  conter,  dit  même 
Rabelais,  qui,  en  qualité  de  voisin,  s'intéressait  au  singuher  spec- 
tacle présenté  par  cet  ordre  imitpie,  j'ai  ouï  conter  que  le  pape 
Jean  XXII,  passant  par  Fontevrault,  fut  requis  de  l'abbesse  et  des 
mères  discrètes  leur  concéder  unmdult  moyennant  lequel  se  pussent 
confesser  les  unes  aux  autres  ^  alléguant  que  les  femmes-  gai'daient 
mieux  le  secret  que  les  hommes.  » 

Au  début  du  xvii®  siècle,  ce  monastère,-  toujours  remarquable 
par  sa  puissance  et  par  son  caractère  exceptionnel,  était  tombé 
en  décadence.  Les  religieuses  n'obéissaient  plus  à  la  règle  sévère  de 
l'ordre.  Elles  violaient  le  vœu  de  pauvreté  en  se  réservant  des  pen- 
sions personnelles  ;  elles  rompaient  le  silence  au  réfectoire  et  au 
dortoir  ;  elles  recevaient,  sous  prétexte  d'hospitalité,  des  personnes 
étrangères  au  couvent.  Des  scandales  plus  graves  avaient  même  été 
signalés.  Mais  nous  sommes  précisément  à  l'époque  où  un  esprit 
de  réformes  souffle  sur  les  ordres  réguliers  français.  Fontevrault 
suit  le  courant  qui  emporte  le  siècle. 

L'initiateur  de  cette  réforme  est  un  homme  dont  le  nom,  pro- 
noncé pour  la  première  fois  dans  ces  pages,  accompagnera  désor- 
mais celui  de  Piicheheu  :  c'est  le  père  Joseph. 

François  Le  Clerc  du  Tremblay,  issu  d'une  bonne  famille  de  l'An- 
jou, était  né  à  Paris,  le  Zi  novembre  1577.  Il  était  donc  de  huit  ans 
plus  âgé  cp^ie  Richelieu.  Il  avait  été  destiné  tout  d'abord,  comme 
son  illustre  ami,  à  la  camère  des  armes.  Mais  une  vocation,  dans 
laquelle  se  confondaient  l'élan  d'une  chaude  imagination  et  l'affir- 
mation d'un  caractère  énergique,  l'avait,  malgré  les  instances  de 
sa  famille,  porté  vers  la  vie  ecclésiastique.  Il  s'était  fait  moine  et 
avait  revêtu  l'habit:  de  saint  François,  en  fé\Tieri599.  Rientôt  prêtre, 
puis  professeur,  puis  prédicateur,  il  s'était  signalé  par  sa  piété, 
son  activité,  son  génie  organisateur.  Toujours  rempli  de  vastes  des- 
seins, il  savait  les  exécuter  par  les  moyens  les  plus  prompts  et  les 
plus  pratiques.  Il  n'avait  pas  son  pareil  pour  deviner  les  difficultés. 


580  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  découvrir  ses  adversaires,  pour  les  battre  en  les  prévenant. 
11  avait  lïmagination  ardente  et  l'esprit  froid  ;  il  était  passionné  et 
désintéressé  ;  fait  pour  commander,  il  savait  obéir.  C'était  un  homme 
])récieux  dans  un  temps  où  les  divers  ordres  se  disputaient  les  suc- 
cès de  la  polémique,  de  la  propagande  et  du  confessionnal.  En 
grattant  la  crasse  du  capucin,  on  découvre  en  lui  l'homme  d'en- 
treprises et  l'espèce  de  grand  aventurier  qu'il  était  au  fond.  Il  ne 
rêvait  qu'à  de  grandes  choses,  parfois  chiméricpes.  11  parlait  tous 
les  langages,  jouait  tous  les  personnages,  était  propre  aux  œuvres 
religieuses  comme  aux  œuvres  politiques. 

Sa  valeur  se  fit  bientôt  connaître  et  ses  supérieurs  l'envoyèrent 
au  fort  du  combat,  là  où  s'étaient  engagées  les  plus  chaudes  et  les- 
plus  glorieuses  mêlées,  dans  ce  Poitou  qu'il  connaissait,  à  la  porte 
de  ce  Saumur  qui  avait  pour  gouverneur  le  plus  illustre  champion 
du  protestantisme,  Duplessis-Mornay. 

A  partir  de  l'année  1607,  le  père  Joseph  manœuAre  sur  ce  ter- 
rain comme  sur  un  champ  de  bataille.  Ghinon  est  son  quartier- 
général.  De  là  il  rayonne  sur  Saumur,  Châtellerault,  Poitiers,  Fon- 
tenay,  Fontevrault,  Loudun,  Angers,  se  portant  partout  en  personne, 
surveillant  tous  les  combats  et  y  prenant  sa  part  ;  d'une  main,  ébran- 
lant la  citadelle  de  l'hérésie,  et,  de  l'autre,  restaurant  les  remparts- 
de  la  véritable  rehgion. 

Il  lie  bientôt  connaissance  avec  ceux  qui  luttent  pour  la  même 
cause,  avec  les  évêques  de  Poitiers  et  de  Luçon.  Dès  février  1609, 
celui-ci  est  en  relations  avec  les  capucins  de  Fontenay  ;  il  les  en- 
gage à  prêcher  le  carême  à  Loudun,  les  prie  de  venir  faire  à  Luçon 
même  «  les  prières  des  quarante  heures.  »  C'est  probablement  à 
cette  date  qu'il  faut  faire  remontei*  l'origine  des  relations  du  futur 
cardinal  et  de  la  future  éminence  grise. 

Dès  lors,  en  effet,  ils  sont  tous  deux  mêlés  à  une  affaire  impor- 
tante, qui  réclama  pendant  plusieurs  années  leurs  soins,  et  c'est 
justement  la  réformation  du  monastère  de  Fontevrault. 

Fontevrault  avait  pour  abbesse  Éléonore  de  Bourbon,  tante  de 
Henri  IV.  Mais  le  pouvoir  effectif  était  passé,  à  la  suite  de  dé- 
mêlés assez  obscurs,  entre  les  mains  d'Antoinette  d'Orléans,  nom- 
mée, dès  160Zi,  coadjutrice.  Veuve  à  vingt-huit  ans  de  Charles- 
Albert  de  Gondi,  marquis  de  Belle-Isle,  elle  avait  pris  le  voile  par 
une  sorte  de  coup  de  tête. 

C'était  un  caractère  singulier,  rude,  autoritaire,  qu'échauffait 
une  dévotion  ardente  et  je  ne  sais  quel  désir  .de  se  signaler  par 
des  vertus  excessives.  Elle  avait  longtemps  refusé  de  quitter  le 
couvent  des  Feuillantines  de  Toulouse  pour  prendre  la  direction  du 
monastère  de  Fontevrault,  et,  à  peine  était-elle  arrivée  dans  celui- 


LA   JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  581 

ci.  qu'elle  y  semait  l'inquiétude  et  la  discorde  par  ses  projets  de 
réforme.  Le  père  Joseph  était  son  directeur  et  un  peu  son  tyran. 
C'était  ce  père  qui  l'avait  imposée  au  couvent  et  qui  lui  avait  im- 
posé à  elle-même  une  telle  charge.  Il  lutte  avec  elle,  par  elle  et 
contre  elle.  Tout  plie  à  la  fois  sous  la  volonté  du  capucin  ou  succombe 
devant  ses  intrigues. 

Dès  1609,  cherchant  un  appui  autour  de  lui,  il  s'adresse  à 
l'évêque  de  Luçon.  Celui-ci,  profitant  du  voisinage,  voit  quel  parti 
il  peut  tirer  de  cette  circonstance  pour  pénétrer  dans  le  dédale 
d'une  intrigue  où  tant  de  hauts  personnages  sont  directement  inté- 
ressés. Le  moine  et  l'évêque  se  sont  mesurés  d'un  coup  d'œil  ; 
ils  se  sont  compris. 

A  la  mort  d'Éléonore  de  Bourbon,  en  1611,  le  père  Joseph, 
poursuivant  son  dessein,  résolut  d'élever  Antoinette  d'Orléans  au 
rang  d'abbesse.  On  en  écrivit  à  la  cour.  Le  roi  et  la  reine-régente 
déléguèrent  Richelieu  à  l'effet  de  signifier  à  leur  cousine  l'ordre 
d'assumer  la  direction  suprême  de  Fontevrault.  Mais  celle-ci, 
de  son  côté,  avait  pris  ses  précautions.  Par  un  nouveau  caprice, 
elle  s'entêtait  à  quitter  un  couvent  que  son  despotisme  avait  trou- 
blé. Elle  avait  obtenu,  dès  1609,  du  pape  Paul  V,  l'autorisation  de 
décliner  la  charge  d'abbesse  et  de  désigner  elle-même  le  lieu  de  sa 
retraite.  Le  chapitre  dut  choisir  une  autre  sœur,  et  l'élection,  pré- 
sidée par  l'évêque  de  Luçon,  éleva  M™''  de  Lavedan-Bourbon  à  la 
dignité  abbatiale. 

Quant  à  M™*"  d'Orléans,  elle  se  retira  à  Lencloître,  prieuré  de 
Fontevrault.  Elle  devait  bientôt  le  quitter  encore  et  fonder  à  Poi- 
tiers même,  sous  l'œil  de  l'évêque  de  Luçon  et  sous  la  direction 
persévérante  du  père  Joseph,  cet  ordre  des  Fille»  du  Calvaire  qui 
restaura,  en  plein  xvii^  siècle,  les  minutieuses  prescriptions  et  l'aus- 
térité rebutante  de  la  règle  de  saint  Benoît. 

Ainsi,  c'est  au  milieu  d'afiaires  qui  nous  paraissent  aujourd'hui 
mesquines, parmi  les  intrigues  féminines,  les  rivalités  de  couvent  et 
les  compétitions  de  cornettes,  que  se  nouèrent  les  premières  rela- 
tions entre  ces  deux  hommes  d'État  dont  la  collaboration  devait 
porter  la  France  au  comble  de  la  grandeur  militaire  et  politique. 
La  première  lettre  de  Richelieu  au  père  Joseph  qui  nous  ait  été 
conservée  est  relative  à  une  recommandation  de  minime  impor- 
tance. Elle  est  datée  de  1611.  Elle  est  écrite  sur  un  ton  de  cordia- 
lité qui  prouve  qu'une  affection  réelle  unissait  déjà  ces  deux 
hommes  extraordinaires. 

Il  faut  encore  rapporter  à  cette  même  époque  de  la  vie  de  Riche- 
heu  sa  première  liaison  avec  Bérulle.  Le  fondateur  de  l'Oratoire 
n'était  pas  seulement  un  très  saint  homme;  c'était  aussi  un  cour- 
tisan très  souple,  et  il  avait  des  Wsées  politiques. 


58^2  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

Il  avait  su  s'insinuer,  de  bonne  heure,  dans  la  faveur  de  Maiie  de 
Médicis.  Richelieu  n'était  probablement  pas  sans  arrière-pensée 
lorsqu'il  appela  Bérulle  dans  son  diocèse  pour  y  fonder  un  sémi- 
naire. Nous  avons  vu  qu'il  avait  décliné,  à  ce  sujet,  les  ofïres  des 
jésuites.  Le  monde  dans  lequel  il  vivait,  évêques  gallicans,  futurs 
jansénistes,  théologiens  anglais,  capucins,  oratoriens,  était  plutôt 
hostile  à  la  Compagnie.  Le  projet  de  séminaire  n'aboutit  pas,  du 
moins  tel  qtie  Richelieu  l'avait  conçu.  Mais  les  oratoriens  n'en  vin- 
rent pas  moins  s'établir  à  Luçon,  et  Richelieu  nous  apprend  qu'ils 
trouvèrent  dans  cette  "\dne  «  la  seconde  maison  qu'ils  possédèrent 
dans  le  royaume.  » 

Bérulle  se  lia  d'une  amitié  assez  étroite  avec  Richelieu.  Il  fut  de 
ceux  qui  contribuèrent  à  la  fortune  de  l'évêque  de  Luçon  et  qui 
l'aidèrent  à  gagner,  après  la  mort  de  Henri  IV,  le  premier  rang 
dans  l'intimité  de  la  reine-régente. 

Il  est  vrai  que  Richelieu  ne  se  souvint  pas  toujours  de  ce  ser- 
vice. Mais  une  telle  conduite  n'a  rien  qui  doive  nous  étonner  de  la 
part  de  cet  homme.  Il  avait  une  tendresse  larmoyante,  toute  de 
surface,  qui  pouvait,,  au  premier  abord,  tromper  les  âmes  tendres, 
dominées  d'ailleurs  par  la  force  de  son  esprit.  Mais  le  fond  de  son 
cœur  était  froid.  Jamais  un  sentiment  ne  l'écarta  de  la  ligne  que  ses 
calculs  lui  avaient  tracée. 

Beaucoup  l'aimèrent.  Il  aima  peu.  Il  n'eut  jamais  qu'une  passion, 
l'ambition.  Les  autres  sentimens  s'effacèrent  toujours  en  lui  devant 
cette  maîtresse  exigeante.  Il  devait  tromper,  il  devait  abandonner  tous 
ces  amis  de  sa  jeunesse,  tous  ces  compagnons  de  ses  premiers  tra- 
vaux, tous  ces  hommes  dont  le  mérite  avait  su  le  comprendre  et 
qui  faisaient  reposer  sur  lui  leurs  plus  pieuses,  leurs  plus  chères 
espérances.  A  cette  époque,  un  même  zèle  ecclésiastique  les  unis- 
sait tous.  Mais,  pour  Richelieu,  ce  n'était  déjà  plus  qu'un  voile  qui 
cou\Tait  d'autres  desseins. 

Ces  galhcans  devaient  le  voir  bientôt,  aux  états  de  IQili,  sou- 
tenir, au  nom  du  clergé,  les  principes  ultramontains  ;  ces  jansé- 
nistes ne  devaient  pas  rencontrer,  à  leur  début,  de  pire  adver- 
saire; ces  calhoJiqiies  enfin,  —  et  ce  mot  avait,  à  cette  date,  un 
sons  pohtique  tout  spécial,  —  ces  catlioliques  devaient  voir  le 
cardinal  arrivé  et  choisi  par  eux,  soudainement  leur  tourner  le  dos, 
rechercher  l'alliance  des  politiques  et  des  protestans,  les  pour- 
chasser et  les  combattre  jusqu'à  l'exil,  jusqu'à  la  prison,  jusqu'à 
l'échafaud. 

Seul,  de  ses  amis  des  premiers  temps,  le  père  Joseph  resta  près 
de  lui.  La  politique,  qui  les  sépara  des  autres,  les  unit  au  contraire 
plus  fortement.  Une  confidence  grave  et  forte  s'établit  de  bonne 


■..■àT 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  583 

heure  entre  ces  deux  esprits.  Ils  s'accompagnèrent  dans  toutes  les 
vicissitudes  de  la  fortune.  Ils  savaient  tout  l'un  de  l'autre.  Ils  por- 
taient sur  les  hommes  et  sur  les  choses  un  même  jugement;  Pdche- 
lieu,  pourtant,  plus  précis,  plus  pratique,  avec  quelque  chose  de 
dominateur,  une  clarté  et  une  gaité  d'homme  d'action;  le  père 
Joseph,  plus  ténébreux,  plus  muet,  embrassant  plus  encore  peut- 
être,  mais  avec  une  conception  moins  nette  du  possible  ;  couvrant 
ses  desseins  si  vastes,  ses  menées  si  complexes,  ses  voies  si  tor- 
tueuses, de  Thumilité  réelle  du  capucin;  travaillant  durant  toute  sa 
vie  à  je  ne  sais  quelle  chimère  de  croisade  qui  ne  pouvait  aboutir, 
mais,  entre  temps,  se  soumettant  volontiers  à  l'exécution  des  vo- 
lontés de  son  ami  et  réunissant  la  Lorraine  et  l'Alsace  à  la 
France. 

Quel  que  dût  être  l'avenir  de  tous  ces  hommes  éminens  qu'une 
même  profession,  un  même  séjour,  des  goûts  analogues,  des  intérêts 
communs  rapprochaient,  on  croira  facilement  que  la  vigoureuse  in- 
telligence de  l'évêque  de  Luçon  était  appréciée  par  eux  à  sa  juste 
valeur.  On  le  considérait  déjà,  malgré  sa  jeunesse,  comme  une 
lumière  de  l'Église;  on  comptait  sur  lui  pour  illustrer  ce  Poitou  qui, 
pour  la  plupart  d'entre  eux,  était  la  terre  d'origine. 

Poitiers,  qui  s'enorgueilhssait  encore,  à  cette  date,  de  son  univer- 
sité, de  Taffluence  des  étudians  étrangers,  du  goût  de  sa  bour- 
geoisie pour  les  lettres  et  les  sciences,  Poitiers  commençait  à  faire 
au  commensal  de  son  évêque  un  cortège  d'approbation  et  d'hon- 
neur. Les  Gitoys,  les  Pidoux,  les  Ghoisnin,  médecins,  littérateurs, 
avocats,  les  Sainte-Marthe,  les  Bouthilher,  à  la  fois  personnages 
publics  et  hommes  de  haut  savoir,  les  Blacvod,  les  Barclay,  profes- 
seurs étrangers,  appelés  de  loin  par  l'illustration  de  l'enseigne- 
ment et  par  les  faveurs  dont  il  était  entouré,  tous  ces  hommes 
s'attachaient  au  jeune  évêque,  s'ingéniaient  à  tirer  l'horoscope 
de  sa  fortune,  escomptaient  peut-être  déjà  ses  futures  bonnes 
grâces. 

C'est  au  milieu  de  cette  réunion  de  sohdes  esprits  que  s'écoulent 
les  années  de  l'évèché.  Pdchelieu  se  livre,  en  compagnie  de  ces 
ecclésiastiques,  de  ces  professeurs,  à  de  vastes  études  qui  for- 
ment en  lui,  à  la  fois,  le  théologien  et  le  pohtique.  Il  développe 
ses  aptitudes  à  la  controverse,  à  la  polémique  écrite  et  parlée.  Il 
prépare  par  une  lecture  immense,  et  dont  les  traces  sont  parve- 
nues jusqu'à  nous,  ces  grands  ouvrages  de  théologie  dont  la  ré- 
daction fut  toujom-s  pour  lui  un  loisir  grave,  un  repos  fortifiant, 
une  consolation  dans  les  temps  d'épreuves. 

Richelieu  reçoit  ainsi  à  Poitiers  une  nourriture  intellectuelle  qui, 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  son  ragoût  provincial,  n'en  est  pas  moins  éminemment  sub- 
stantielle. C'est  par  là  qu'il  se  rattache  au  xvi^  siècle  et  qu'il  en 
garde,  même  dans  l'amoindrissement  du  siècle  suivant,  l'origi- 
nalité et  la  vigueur.  C'est  cette  première  culture  qui  forme  tout  un 
côté  de  son  être.  Il  lui  doit  particulièrement  ce  goût  littéraire  qu'il 
ne  perdra  jamais,  cette  préoccupation  du  style,  de  la  langue, 
qui  feront  de  lui  le  fondateur  de  l'Académie  française. 

Les  succès  obtenus  dans  ce  monde  choisi  et  très  aux  écoutes 
d'une  université  provinciale  donnèrent,  de  bonne  heure,  au  jeune 
évêque  confiance  en  lui-même.  Dès  1611,  ce  sentiment  se  mani- 
feste par  l'ambition  qui  lui  vient  de  représenter  la  province  ecclé- 
siastique de  Bordeaux,  dont  il  était  sufTragant,  à  l'assemblée  du 
clergé  qui  allait  se  réunir  à  Paris.  Quoique  malade,  Richelieu 
s'agite,  se  pousse.  Son  métropolitain  était  alors  Sourdis,  arche- 
vêque de  Bordeaux.  Richelieu  lui  écrit  maintes  lettres  obséquieuses. 
Ce  n'est  pas  qu'il  se  présente,  mais  «  quelques-uns  des  diocèses 
circonvoisins  »  ont  lancé  sa  candidature.  11  ne  fait  que  la  soutenir. 
En  réalité,  il  y  tient  beaucoup  :  ce  serait  une  première  occasion  de 
se  signaler.  L'élection  a  lieu  à  Bordeaux,  sous  l'œil  du  métropoli- 
tain; mais  il  n'est  pas  favorable.  Richelieu,  au  moment  décisif, 
envoie  son  fidèle  vicaire,  Bouthillier.  Celui-ci  multiplie  les  intri- 
gues, remue  ciel  et  terre  et  tient  son  évêque  au  courant  de 
tout  ce  qu'il  fait.  Mais  la  réputation  de  l'évèque  de  Luçon  n'a  pas 
encore  dépassé  les  limites  du  Poitou.  Les  autres  évêques  s'éton- 
nent de  cette  ambition  prématurée.  L'assemblée  élit  l'archevêque 
lui-même,  M'^''  de  Sourdis,  et  l'évèque  d'Aure,  coadjuteur  de 
Condom.  Bouthilher  revient  à  Luçon,  rapportant,  pour  se  jus- 
tifier, le  procès-verbal  de  l'élection  et  le  compte-rendu  des 
intrigues  auxquelles  s'étaient  livrés  les  concurrens  du  jeune 
prélat. 

Ce  premier  échec  paraît  lui  avoir  été  pénible.  Il  se  replie  sur  lui- 
même.  C'est  alors  qu'il  sent  le  poids  de  ce  long  séjour  en  province, 
qu'il  s'enfonce  dans  son  ermitage  de  Coussay,  qu'il  s'abandonne 
à  son  humeur  mélancolique  ;  qu'il  se  propose  de  quitter  cet  étroit 
horizon,  d'aller  plus  souvent  à  Paris,  de  s'y  installer  ou  d'y  faire 
de  plus  longs  séjours. 

Mais  ces  momens  de  découragement,  que  le  mauvais  état  de  sa 
santé  aggravent  encore,  ne  tardent  pas  à  se  dissiper.  En  d'autres 
temps,  il  se  rend  justice  à  lui-même,  goûte  les  succès  qui  lui 
viennent,  se  félicite  des  grandes  relations  qu'il  se  crée.  De  Paris 
même,  on  lui  écrit  que  sa  réputation  va  grandissant  et  que  le 
cardinal  du  Perron  le  cite  comme  exemple  aux  jeunes  prélats; 
l'évèque  d'Orléans  lui  adresse,  sur  le  mode  ironique,  des  lettres,  au 


LA   JEUNESSE    DE   RICHELIEU.  585 

fond,  pleines  de  respect  et  d'éloges;  le  père  Cotton  lui  écrit  sur 
un  ton  déférent.  Tant  de  travail,  de  prudence  et  de  réserve  n'est 
donc  pas  en  pure  perte.  Une  occasion  manquée,  d'autres  se  re- 
trouvent. Il  faut  seulement  être  toujours  prêt  à  les  saisir,  et,  sans 
se  laisser  décourager  par  des  échecs  momentanés,  s'assurer  le 
succès  définitif,  «  en  y  pensant  toujours.  » 


V.    —   LES    PREMIÈRES    MENÉES    POLITIQUES. 

Que  Richelieu,  simple  évêque  de  Luçon,  fût  préoccupé  de  la  car- 
rière politique  à  laquelle  il  se  destinait,  c'est  ce  qui  résulte,  avec 
la  dernière  évidence,  d'un  des  documens  les  plus  extraordinaires 
que  nous  ait  laissés  la  jeunesse  d'un  grand  homme  :  les  Instruc- 
tions et  imixiines  que  je  me  suis  données  pour  me  conduire  à  la 
cour;  curieux  mémoire  retrouvé  et  publié  par  M.  Armand  Bas- 
chet. 

Sur  des  feuillets  détachés,  une  écriture  hâtive  a  jeté  comme  le 
trop-plein  des  réflexions  qui  occupaient  les  loisirs  du  jeune  évêque. 
Avide  de  clarté,  il  fixe  ses  pensées,  leur  donne,  par  la  rédaction, 
le  caractère  précis  et  ferme  de  la  chose  mûrement  délibérée,  écrite. 
Ce  procédé,  il  devait  l'employer  toute  sa  ^ie.  Pas  une  résolu- 
tion importante  qu'il  n'ait  ainsi  étudiée,  discutée,  la  plume  à  la 
main. 

Cette  fois,  c'est  une  sorte  de  bré\âaire  portatif  de  l'ambitieux  de 
cour,  qu'il  écrit  pour  son  usage  personnel.  L'ensemble  du  texte  ne 
peut  laisser  de  doute  sur  la  date  de  la  rédaction.  Elle  remonte, 
évidemment,  au  temps  de  Henri  IV.  C'est  donc  avant  le  mois  de 
mai  1610,  probablement  vers  la  fin  de  1609,  qu'il  convient  de  la 
placer. 

Pénétrons,  grâce  à  ce  mémoire,  dans  le  secret  le  plus  intime  de 
cette  âme  ambitieuse.  Tous  les  pas  sont  comptés,  toutes  les  paroles 
sont  pesées,  tous  les  gestes  sont  surveillés  ;  rien  n'est  abandonné 
au  hasard  de  l'improvisation.  Un  continuel  empire  sur  soi-même 
subordonne  toutes  les  manifestations  de  la  pensée  à  la  discipline 
d'une  volonté  toujours  en  éveil. 

Dans  son  rêve,  le  rédacteur  du  mémoire  quitte  Luçon  pour  Paris. 
Une  fois  arrivé,  il  choisira  son  logement  «  et  ne  l'éloignera  ni  de 
Dieu  ni  du  roi.  »  Les  premiers  instans  de  la  journée  seront  donnés 
à  Dieu.  Ce  premier  devoir  rempli,  on  peut  penser  à  autre  chose, 
le  reste  du  temps. 

En  ce  qui  concerne  le  roi,  c'est  un  grand  art  de  savoir  quand  et 
comment  il  convient  de  le  visiter.  Sans  être  importun,  il  faut  se 


586  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

trouver  là  pourtant,  aux  momens  propices  :  une  fois  par  semaine, 
à  Paris  ;  tous  les  deux  jours  à  Fontainebleau,  e'esti  la  bonne  me- 
sure. Un  joli  portrait  de  Henri  IV  témoigne  de  l'attention  psycholo- 
gique du  jeune  courtisan  :  «  Les  mots  les  plus  agréables  au  roi 
sont  ceux  qui  élèvent  ses  royales  vertus.  Il  aime  les  pointes  et  les 
soudaines  reparties.  Il  ne  goûte  point  ceux  qui  ne  parlent  pas  har- 
diment, mais  il  y  faut  du  respect.  L'importance  est  de  considérer 
quel  vent  tire  et  de  ne  le  prendre  point  sur  des  humeurs  auxquelles 
il  ne  se  plaît  de  parler  à  personne,  se  cabre  à  tous  «eux  qui  l'abor- 
dent;.. »  et  terminant  par  un  trait  de  fine  observation  :  «  prendre 
garde  d'arrêter  le  discours  quand  le  roi  boit.  » 

C'est  du  roi  que  dépend  désormais,  enTrance,  la  fortune  de  tout 
ambitieux  politicpe.  Il  tient  une  grande  place  dans  ce  com't  mé- 
moire. «  Bon  de  toujours  tomber  sur  cette  cadence  que  c'a  été  par 
malheur  que  jamais  on  ne  lui  a  pu  fah-e  sendce  qu'en  petites  choses 
et  qu'il  n'y  a  rien  d'impossible  à  une  bonne  volonté  pom*  un  si  bon 
maître,  un  si  grand  roi.  » 

Il  faut  aussi  avoir  égard  aux  grands,  à  la  cour  dont  le  suffrage 
désigne  souvent  pour  les  hauts  emplois.  Il  faut  frécpenter  le  monde, 
les  tables,  mais  sans  excès,  avec  dignité  ;  se  tenir  à  égale  distance 
du  reproche  d'orgueil  et  de  celui  d'hnportunité  ;  se  taù-e,  écouter, 
«  n'avoir  point  l'esprit  distrait,  ni  les  yeux  égarés,  ni  l'air  triste  ou 
mélancolique  quand  quelqu'un  parle,  et  y  apporter  une  vive  atten- 
tion, ainsi  que  beaucoup  de  grâce,  mais  plus  par  l'attention  et  le 
silence  que  par  la  parole  et  l'applaudissement.  » 

Puis,  par  une  réflexion  qui  bride  l'élan  de  son  âme  hnpétueuse  : 
«  En  traitant  ou  parlant  avec  des  seigneurs  de  qualité,  j'ai  eu  de  la 
peine  à  me  tenir  et  me  resserrer  en  moi-même.  Là,  plus  on  est 
honoré  et  respecté,  plus  il  faut  faire  l'humble  et  le  respectueux... 
De  toutes  choses,  il  faut  due  son  opinion  avec  respect  et  ne  j.amais 
ni  juger  ni  conclure.  » 

Si,  dans  la  conversation,  quelque  beau  mot  échappe,  il  faut  le 
noter  ;  il  faut  noter  également  les  principaux  faits  dont  on  est  le 
témoin. 

La  correspondance  demande  un  soin  particulier  ;  écrire  le  moins 
possible  ;  penser  d'avance  aux  conséquences  qu'on  peut  tirer  de 
telle  phrase  jetée  imprudemment;  tenir  une  copie  des  lettres  les 
plus  importantes  ;  répondre  à  tous  ceux  qui  vous  écrivent,  fussent-ils 
inférieurs  ;  lire  et  relire  plusieurs  fois  les  lettres  que  l'on  reçoit  et 
celles  que  l'on  envoie  :  «  Le  feu  doit  garder  celles  que  la  cassette 
ne  peut  garder  qu'avec  péril.  » 

Enfin,  Richelieu  s'arrête  sur  la  vraie  science  du  courtisan  :  la 
dissimulation.  Il  en  dégage,  avec  précision,  les  principes.  La  dissi- 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  587 

mulation  supérieure  se  fait  par  le  silence.  Le  silence  garde  les  se- 
crets qui  vous  sont  confiés  ;  cache  les  desseins  qui  ne  peuvent  réus- 
sir, une  fois  éventés  ;  ménage  l' amour-propre  des  gens  sur  lesquels 
on  porte  au  fond  un  jugement  sévère.  Le  silence  sert  à  tromper 
des  adversaires  qui  croient  que  l'on  ignore  leurs  mauvais  desseins  ; 
il  dévore  les  oiïenses  que  l'on  vengera  par  la  suite  ;  il  écarte  les 
brouilles  et  les  querelles  stériles,  en  un  mot,  il  évite  le  tort  que 
des  paroles  inconsidérées  feraient  à  autrui  et  à  soi-même. 

Il  est  dur,  dira-t-on,  de  vivre  dans  une  telle  contrainte  avec  ses 
amis.  Mais  il  faut  toujours  penser  au  plus  grand  mal  qui  peut  ad- 
venir. Cette  dissimulation  par  le  silence  a  même  l'avantage  d'épar- 
gner l'autre,  bien  plus  périlleuse,  celle  qui  se  fait  par  la  parole  et 
«  qui  conduit  l'esprit  entre  deux  écueils,  le  blâme  de  la  menterie 
et  le  péril  de  la  vérité.  » 

Si  pourtant  on  est  acculé  et  qu'on  ne  puisse  pas  se  taire?  Alors, 
le  jeune  évêque  n'ose  aller  jusqu'au  bout  de  sa  pensée  et  conseiller 
le  mensonge;  il  s'en  tire  par  une  métaphore,  empruntée  au  lan- 
gage des  camps  :  a  11  faut,  en  ces  occurrences,  dit-il,  faire  des 
réponses  semblables  aux  retraites  qui,  sans  fuir,  sans  désordre  et 
sans  combattre,  sauvent  les  hommes  et  les  bagages.  » 

Ce  court  mémoire  donne  une  juste  idée  de  l'âme  du  jeune  Fran- 
çais qui  se  préparait  à  affi'onter,  vers  l'année  1610,  les  périls  de  la 
carrière  politique.  Le  but  cp.i'il  se  propose,  c'est  la  faveur  du  roi; 
son  champ  d'action,  c'est  la  cour  ;  ses  moyens  sont  la  persévérance, 
la  souplesse,  la  dissimulation. 

L'intrigue  n'a  pas  le  caractère  extérieur  et  tempétueux  des  siècles 
de  liberté.  Elle  est  toute  couverte, lente,  attentive, repliée  sur  elle- 
même,  jusqu'au  jour  où  elle  s'élance  d'un  bond.  L'exercice  cons- 
tant de  la  volonté,  le  zèle  et  la  grâce  souriante,  telles  sont  les  qua- 
lités qui  assurent  le  succès.  Ce  sont  éminemment  des  qualités 
sociables.  Tout  repose  sm*  les  relations  du  monde,  sur  la  confiance 
qu'on  inspire  ou  mieux  encore  sur  le  charme  qu'on  exerce.  Tout 
dépend  d'une  fantaisie,  d'un  caprice  du  monarque,  —  il  faut  ré- 
péter le  mot,  —  de  sa  faveur. 

Richelieu,  dans  ce  court  mémoire,  ne  parle  pas  des  femmes.  Il 
leur  devra  pourtant  ses  premiers  succès.  C'est  elles  qui  lui  ouvri- 
ront le  chemin.  Le  jeune  prélat  élégant,  fin,  à  l'œil  clair,  dont  la 
robe  dissimulait  à  peine  la  tournure  de  cavalier,  devait  penser  sou- 
vent à  elles.  Mais  Henri  IV  vivait  encore.  Richelieu  ne  pouvait  pré- 
voir le  gouvernement  de  ^larie  de  Médicis,  ni  l'étrange  fascination 
qu'il  devait,  un  jour,  exercer  sur  elle. 

La  mort  de  Henri  IV  fut,  pour  le  jeune  évêque,  une  heure  décisive. 


588  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  l'apprit  par  une  lettre,  pleine  des  détails  les  plus  circonstanciés, 
que  lui  adressa  le  lendemain  du  crime,  son  doyen  Boutliillier,  qui 
se  trouvait  à  Paris.  Après  s'être  ému,  comme  il  convenait,  du  tra- 
gique de  l'aventure,  Richelieu  se  demanda  quel  parti  il  en  pouvait 
tirer.  Jusque-là,  il  avait  bien  eu  des  velléités  d'agir.  Il  parlait  sou- 
vent de  ce  voyage  à  Paris,  de  cette  installation  définitive  à  laquelle 
il  fait  allusion  dans  le  Mémoire.  Cependant,  il  hésitait.  Il  semble 
que  l'abord  du  roi  Henri  IV  le  gênât. 

Cette  cour,  composée  de  personnages  déjà  vieux,  de  soldats  à 
la  figure  rébarbative,  au  geste  rude,  la  bouche  toujours  pleine  des 
grands  services  qu'ils  avaient  rendus  au  Béarnais,  en  nnposait  à 
sa  jeunesse,  à  ses  ambitions  provinciales.  Il  exagérait  près  d'eux 
le  respect,  la  déférence,  l'obséquiosité,  dans  un  efïort  qui  devait 
coûter  à  sa  fière  nature. 

Par  l'avènement  d'un  roi  enfant,  d'une  reine  étrangère,  entourée 
d'un  personnel  de  femmes,  de  favoris,  et  de  prêtres,  il  vit  s'ouvrii* 
un  monde  nouveau. 

Il  paraît  avoir  eu  l'intuition  très  vive  de  ce  changement  favorable. 
Avec  une  précipitation  qui  fut  longtemps  un  de  ses  défauts,  il 
s'agite  tout  à  coup,  s'efïorce  d'attirer  sur  lui  l'attention,  écrit  à  tout 
le  monde. 

Il  avait  près  de  la  reine  un  appui  naturel  ;  c'était  son  frère  aîné, 
le  brillant  Henri  de  Richelieu.  Beau  et  bien  fait,  mêlé  aux  intrigues, 
celui-ci  avait  ses  entrées  dans  ce  que  l'on  appelait  les  cabinets, 
c'est-à-dire  dans  les  petits  cercles  où  se  plaisait  la  reine.  A  peine 
Henri  IV  est-il  mort,  que  nous  le  voyons  mentionné  avec  son  beau- 
frère,  du  Pont  de  Courlay,  sur  la  hste  des  seigneurs  auxquels  la 
régente  distribue  les  sommes  péniblement  amassées  par  le  sage 
Sully. 

Dans  l'entourage  de  la  reine,  l'évêque  de  Luçon  avait  une  autre 
protectrice  à  laquelle  la  plupart  des  mémoires  du  temps  attribuent 
une  certaine  influence  sur  les  débuts  de  sa  carrière  politique.  C'est 
Antoinette  de  Pons,  marquise  de  Guercheville,  qui  avait  été  mariée 
en  premières  noces  au  comte  de  La  Roche-Guyon. 

Il  faut  mentionner  encore  le  nom  d'une  demoiselle  Selvage  qui,  au 
début  de  l'année  1613,  lui  écrivait  de  revenir  bientôt  auprès  de  la 
reine  et  lui  disait  :  «  Qu'elle  parlait  souvent  de  lui  à  sa  majesté  ; 
comme  il  le  désirait.  »  Enfin,  il  pouvait  se  réclamer  du  pèreCotton, 
du  père  de  Bérulle,  du  père  Joseph,  de  tout  ce  personnel  ecclésias- 
tique qui  enserrait  déjà  la  dévote  Italienne. 

Dans  ces  conditions,  Richelieu  crut  faire  un  coup  de  maître  en 
adressant  à  la  reine,  dès  qu'il  eut  appris  la  mort  du  roi,  un  ser- 
jment  de  fidélité,  rédigé  en  des  termes  particulièrement  expressifs. 


LA   JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  58^^ 

Après  avoir  déploré  la  mort  du  roi,  il  jurait,  en  son  nom  e-t 
au  nom  de  son  clergé  de  Luçon  et  de  Goussay,  «  de  se  com- 
porter, envers  le  roi  Louis  XIII  à  présent  régnant,  tout  ainsi  que 
les  très  humbles,  très  affectionnés  et  très  fidèles  sujets  doivent; 
faire  envers  leur  légitime  seigneur  et  roi.  »  Il  ne  s'en  tenait  pas  là; 
une  adroite  flatterie  se  glissait  jusque  dans  l'ordinaire  banalité  de 
ces  sortes  de  formules  :  «  Nous  certifions  que,  bien  qu'il  semble 
qu'après  le  funeste  malheur  qu'une  homicide  main  a  répandu  sur 
nous,  nous  ne  puissions  plus  recevoir  de  joie,  nous  ressentons  tou- 
tefois un  contentement  indicible  de  ce  qu'il  a  plu  à  Dieu,  nous 
donnant  la  reine  pour  régente  de  cet  état,  nous  départir  ensuite  de 
l'extrême  mal  qui  nous  est  arrivé,  le  plus  utile  et  nécessaire  bien 
que  nous  eussions  pu  souhaiter  en  nos  misères,  espérant  que  la 
sagesse  d'une  si  vertueuse  princesse  maintiendra  toutes  choses  au 
point  où  la  valem*  et  la  prudence  du  plus  grand  roi  que  le  ciel  eût 
jamais  couvert,  les  aient  établies.  Nous  jurons,  sur  la  part  qui  nous 
est  promise  en  l'héritage  céleste,  de  lui  porter  obéissance,  etc.  » 

Ce  serment,  dont  les  termes  étaient  si  soigneusement  pesés  eî 
paraissaient  devoir  être  si  agréables,  en  un  temps  où  la  cour  était 
pleine  d'inquiétude  sur  la  fidélité  des  provinces  et  notamment  des 
provinces  de  l'ouest,  ce  serment  fut  immédiatement  envoyé  à  Paris. 
Richelieu  priait  son  frère  de  remettre  le  document  à  la  reine  elle- 
même,  en  l'accompagnant  de  paroles  significatives.  La  Cochère 
devait  informer  son  évèque  de  l'effet  produit. 

Malheureusement  les  choses  ne  se  passèrent  pas  comme  l'impa- 
tience de  celui-ci  l'avait  prévu.  Personne  dans  le  royaume  n'avait 
songé  à  rédiger  un  pareil  serment.  Remettre  le  document  à  la  reine 
eût  été  afficher  un  excès  de  zèle  presque  ridicule.  Les  amis  de  Pa- 
ris crurent  faire  sagement  en  s'abstenant  :  «  Je  crois,  écrit  Bou- 
thillier,que  M.  de  Richelieu  vous  aura  averti  qu'il  n'apoint  présenté 
l'acte  de  fidéhté  que  vous  aviez  envoyé,  ayant  su  que  cela  n'avait 
été  pratiqué  par  personne,  comme,  de  mon  côté,  je  l'ai  particuliè- 
rement appris.  »  L'évêque  en  fut  pour  ses  frais  de  rédaction  ;  mais 
ses  ardeurs  n'en  furent  nullement  refroidies. 

En  elïet,  au  même  moment,  il  décidait  brusquement  son  départ 
pour  Paris.  Il  en  écrivait  à  sa  bonne  amie,  M""®  de  Bourges,  la 
priant  de  lui  trouver  un  logis,  de  lui  acheter  des  meubles  ;  a  doréna- 
vant, j'espère  faire  un  tour  à  Paris  tous  les  ans,  »  ajoute-t-il.  Comme 
son  frère,  il  force  sa  misère  pour  subvenir  à  la  première  mise  de 
son  ambition.  Il  faut  à  tout  prix  faire  figure.  «  C'est  grande  pitié 
que  de  pauvre  noblesse,  dit-il  ;  mais  il  n'y  a  remède  ;  contre  for- 
tune bon  cœur;  »  et  encore  :  «  Tenant  un  peu  de  votre  humeur, 
c'est-à-dire  étant  un  peu  glorieux,  je  voudrais  bien,  étant  plus  à 


590  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mon  aise,  paraître  davanlage,  ce  que  je  ferai  mieux  ayant  un  logis 
à  moi.  » 

Tandis  que  l'abbé  de  LaCochère  et  M™^  de  Bourges  veillent  ainsi 
sur  les  premiers  pas  de  leur  ami,  celui-ci  écrivait  à  divers  person- 
nages, à  son  métropolitain.  M.  de  Sourdis,  alors  à  Paris,  à  l'évèque 
de  Maillezais,  frère  de  ce  cardinal,  au  père  Cotton,  que  la  reine 
retient  à  la  cour  et  dont  elle  demande  les  avis,  à  d'autres  encore. 
C'est  toujours  le  fidèle  doyen  qui  est  chargé  de  remettre  les  lettres 
dont  le  texte  nous  manque.  Mais  nous  savons  par  les  réponses  de 
l'abbé  qu'elles  produisaient  leur  effet,  que  le  père  Cotton  «  assurait 
l'évèque  de  tout  son  service  «  ;  que  M.  de  Sou\Té  disait  beaucoup 
de  bien  de  lui  «  selon  la  réputation  que  vos  mérites  vous  ont  ac- 
quise par  toute  la  France.  »  On  ajoutait  même  que  si  le  jeune 
é^éque  se  fût  trouvé  à  Paris,  on  eût  probablement  confié  à  son 
éloquence  l'oraison  funèbre  du  roi  défunt. 

Ce  séjour  à  Paris,  sur  lequel  il  comptait  tant,  ne  paraît  pas  avoir 
produit  les  résultats  immédiats  que  Richelieu  s'en  promettait.  La 
reine,  absorbée  par  les  premiers  soucis  du  pouvoir,  assiégée  par 
les  premières  convoitises  des  grands,  n'avait  pas  encore  pris  la  di- 
rection effective  des  affaires.  Les  anciens  ministres  de  Henri  IV 
continuaient  à  gérer  les  intérêts  publics.  La  place  n'était  pas  prête 
pour  les  nouveaux  venus. 

Richelieu  quitta  bientôt  Paris,  abattu,  découragé,  rongé  par  la 
fiê\Te.  11  ne  rentra  pas  à  Luçon.  L'air  des  marais  lui  était  tout  à 
fait  contraire.  11  avait  des  difficultés  graves  avec  son  chapitre, 
avec  ses  grands  vicaires;  il  écrit  à  ceux-ci  dans  des  termes  'vdolens, 
qui  ne  sont  pas  de  sa  manière  habituelle,  mais  qui  découvi'ent  le  fond 
d'un  caractère  autoritaire  et  passionné  :  «  Vous  êtes  tous  deux 
mes  grands  vicaires,  et  comme  tels  vous  devez  n'avoir  d'autre  des- 
sein cpie  de  faire  passer  toutes  choses  à  mon  contentement,  ce  qui 
se  fera,  pourvu  que  ce  soit  à  la  gloire  de  Dieu.  Il  semble  par  votre 
lettre  que  vous  étiez  en  mauvaise  humeur,  lorsque  vous  avez  pris 
la  plume.  Pour  moi,  j'aime  tant  mes  amis  que  je  désire  ne  con- 
noître  que  leurs  bonnes  humeurs  et  il  me  semble  qu'ils  ne  de- 
vroient  point  en  faire  paroître  d'autres.  Si  une  mouche  vous  a 
piqués,  vous  la  deviez  tuer  et  non  en  faire  sentir  l'aiguillon  aux 
autres...  Je  sais,  Dieu  merci,  me  gouverner  et  sais  davantage 
comme  ceux  qui  sont  sous  moi  doivent  se  gouverner.  Vous  me 
mandez  qu'il  ne  vous  chaut  de  ce  qui  se  passe,  disant  que  l'af- 
faire me  touche  plus  qu'à  vous.  Je  trouve  bon  que  vous  m'aver- 
tissiez des  désordres  qui  sont  en  mon  diocèse  ;  mais  il  est  besoin 
de  le  faire  plus  froidement,  n'y  ayant  point  de  doute  que  la  chaleur 


LA    JEUNESSE    DE   RICHELIEU.  591 

piqueroit,  en  ce  tenips-cy,  ceux  c{ui  ont  le  sang,  chaud  comme 
moi...  Vous  dites  que  vous  renonceriez  volontiers  au  titre  que  je 
vous  ai  donné  ;  je  l'ai  fait  pour  vous  obliger,  vous  croyant  capable 
du  service  à  l'église.  Si  je  me  suis  trompé,  en  ce  faisant,  vous  dé- 
sobligeant au  lieu  de  vous  gratifier,  j'en  suis  fâché  ;  mais  je  vous 
dirai  qu'à  toute  faute  il  n'y  a  qu'amende;  je  ne  force  personne 
à  recevoir  du  bien  de  moi.  Vous  prêchez  aux  autres  le  libre  arbitre  ; 
il  vous  est  libre  de  vous  en  servir. . .  » 

Ce  sont  là  les  paroles  d'un  homme  ulcéré,  peu  maître  de  lui.  A  cette 
époque,  Flichelieu  se  plaignait  continuellement  de  sa  santé,  des 
tom'mens  qu'il  endurait.  Son  liumeur  s'aigrissait.  Autour  de  lui,  on 
était  inquiet;  on  le  ménageait.  Sa  nature,  d'habitude  si  résolue, 
passait  par  des  périodes  d'abattement  et  de  mélancolie. 

11  habitait  parfois  son  prieuré  des  Roches,  d'où  il  avait  l'œil  sur 
les  aûaires  de  Fontevrault;  mais,  le  plus  souvent,  il  se  renfermait 
dans  son  prieuré  de  Coussay,  près  de  ^lirebeau,  non  loin  de  Poi- 
tiers, dont  le  voisinage  l'attirait.  11  se  plait  dans  cette  région  mon- 
tueuse,  aux  horizons  étendus,  aux  longues  promenades,  pleines  de 
rêves  fouettés  par  le  vent. 

Un  joli  castel  du  xvi^  siècle,, muni  de  totu-s,  environné  de  fossés 
et  de  douves  profondes  aux  eaux  jaillissantes,  lui  oiîrait  un  abri 
coquet,  riant  et  sur.  Ce  château  avait  été  construit  vers  le  miUeu 
du  siècle  précédent,  parBoliier,  évèque  de  Saint-Malo,  dans  le  style 
le  plus  charmant  de  la  Renaissance.  Il  cachait  (et  cache  encore) 
dans  un  repli  de  terrain  les  quatr-e  tours  coifïées  en  poivrières  et 
l'élégant  donjon  cpii  domine  la  vallée.  Tout  à  l'entour,  le  paysage 
est"\^aste,  solitaire,  plein  de  repos. 

Richelieu  y  séjourne  ;  il  s'arrange  un  promenoir  où  se  perdent 
ses  pas  méditatifs.  Il  se  renferme  dans  le  cabinet  de  la  tour  maî- 
tresse, près  de  la  chapelle,  où  il  dit  la  messe,  ayant  sous  la  main 
ses  livres,  l'armoire  secrète  où  il  cache  les  papiers  précieux ,  les 
notes  où  se  fixent  ses  premiers  desseins.  C'est  son  a  hermitage.  » 
Il  y  mène  l'existence  u  d'un  pauvre  moine  réduit  à  la  vente  de  ses 
meubles  et  à  la  vie  rustique.  » 

Cette  pamTeté  relative  est  toujours  son  grand  souci.  Il  s'en  plaint 
souvent,  s'efforce  d'y  remédier  par  un  soin  attentif,  des  discussions 
d'affaires,  des  procès  sans  fin.  U  prend  même  en  main  les  intérêts 
de  sa  famille,  s'attendrit  à  la  nouvelle  de  la  mort  d'une  petite  nièce, 
fille  de  sa  sœm",  mais  beaucoup  plus,  à  ce  qu'il  semble,  en  appre- 
nant une  perte  d'argent  qui  survient  à  cette  même  sœur.  M™*  de  Pont- 
Courlay. 

Cependant  ces  chagrins  et  ces  préoccupations  ne  le  détournent 
pas  longtemps  de  son  éternelle  pensée  :  la  com*,  Paris. 


592  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

11  est  aux  écoules.  Le  moindre  bruit  qui  Aient  de  là-bas,  l'éveille  : 
M.  de  Vie  est  envoyé  dans  ces  provinces  pour  apaiser  les  diflérends 
qui  subsistent  entre  les  protestans  et  les  catholiques  (fin  de  1611). 
Richelieu  lui  écrit  et  se  met  à  sa  disposition. 

Il  s'adresse  également  à  Phelypeaux  de  Pontchartrain,  secrétaire 
d'État  chargé  particulièrement  des  aflaires  de  la  religion,  homme 
actif  et  laborieux,  qui  tenait  très  sérieusement  en  main  la  direc- 
tion des  aflaires  intérieures  de  la  France  (mars  1612). 

Richelieu  se  met  en  relations  suivies  avec  ces  deux  personnages, 
devient,  pour  eux,  une  sorte  d'agent  officieux,  leur  donne  des  rensei- 
gnemens  précis  sur  l'attitude  des  huguenots.  Il  est  question,  à  un 
certain  moment,  de  l'envoyer  à  La  Rochelle  «  pour  haranguer  ces 
messieurs.  » 

Il  s'entremet,  de  lui-même,  auprès  de  Du  Plessis-Mornay,  son 
illustre  voisin  ;  approuve  la  conduite  de  la  reine-mère,  l'engage  à 
venir  dans  le  pays  à  la  tête  de  l'armée  que  commande  M.  de  The- 
mines  ;  et  achève  sa  lettre  à  Pontchartrain  par  une  insinuation  où 
se  révèle  son  éternelle  préoccupation  :  «  ...  Cependant,  si  vous  jugez 
à  propos  de  faire  entendre  à  la  reine  ce  que  je  vous  mande,  parce 
qu'elle  me  commanda,  lorsque  je  partis,  de  l'avertir  de  ce  qui  se 
passerait  par-deçà,  vous  en  userez  comme  vous  le  jugerez  bon...  » 
Il  avait  vu  la  reine  lors  de  son  voyage  à  Paris;  mais,  évidemment, 
ses  offres  de  service  avaient  été  reçues  un  peu  froidement.  Il  les  re- 
nouvelle sans  plus  de  vergogne. 

11  suit  les  événemens  politiques  avec  l'assiduité  d'un  homme  qui 
se  prépare.  Nous  n'avons  que  de  rares  échappées  sur  ses  pensées 
d'alors;  mais  elles  paraissent  déjà  pleines  de  grandeur  :  a  Encore 
que  les  brouilleries  présentes  et  plusieurs  pronostics  fâcheux  sem- 
blent nous  augurer  et  présager  la  guerre,  néanmoins,  je  ne  crois 
pas  qu'elle  puisse  sitôt  éclore,  les  moyens  de  la  faire  naître  étant 
beaucoup  moindres  que  la  volonté  de  ceux  qui  la  pourraient  dési- 
rer. La  sage  conduite  et  l'affection  et  fidélité  de  plusieurs  bons  ser- 
viteurs nous  garantiront  des  maux  du  dedans.  Pour  ceux  du  de- 
hors, je  les  baptiserai  d'un  autre  nom  s'ils  nous  font  naître  les 
occasions  d'accroître  nos  limites  et  de  nous  combler  de  gloire  aux 
dépens  des  ennemis  de  la  France.  » 

Ces  fières  paroles  sont  écrites  en  1612,  du  fond  de  sa  province, 
par  un  ecclésiastique  à  peine  âgé  de  vingt-sept  ans  ! 

D'ailleurs,  ses  mérites  finissent  par  percer.  Malgré  son  échec  dans 
l'affaire  de  l'assemblée  du  clergé  on  a  pensé  à  lui  ;  on  le  considère. 
On  reconnaît  son  obligeance,  son  empressement  à  rendre  service; 
on  lui  tient  compte  de  son  humilité,  du  moins  apparente,  de  son 
loyaUsme  toujours  en  éveil.  Ses  relations  s'étendent  ;  il  ne  manque 
pas  à  ses  propres  maximes  et  s'empresse  auprès  des  grands,  mul- 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  593 

tipliant  auprès  d'eux  ses  protestations,  <(  comme  on  offre  des  sacri- 
fices aux  dieux  mêmes  non  favorables.  »  A  la  mort  du  comte  de 
Soissons  (novembre  1612),  il  adresse  à  la  comtesse  une  longue 
lettre  de  condoléances  écrite  dans  le  style  le  plus  amphigourique  ; 
il  offre  ses  services  au  duc  d'Épernon,  alors  très  en  faveur;  à 
Sully,  que  sa  qualité  de  gouverneur  du  Poitou  mettait  en  contact 
plus  direct  avec  lui  ;  à  Villeroy,  qu'il  console  tout  aussi  longuement 
de  la  mort  de  sa  fille. 

Il  est,  à  cette  époque,  très  bénin,  très  épiscopal.  La  séche- 
resse de  sa  nature  s'ingénie  à  trouver  des  paroles  émues  et  ten- 
dres. Il  s'adresse  beaucoup  aux  ecclésiastiques,  à  l'archevêque 
d'Aix,  au  général  des  chartreux,  à  l'archevêque  de  Toulouse,  au 
cardinal  de  La  Rochefoucauld,  dont  la  haute  personnalité  religieuse 
pouvait  être  d'un  utile  appui. 

Il  demande  au  père  George  u  une  part  dans  ses  prières.  »  Il  arrange 
les  différends,  apaise  les  querelles;  s'emploie  pour  ses  diocésains, 
pour  M.  de  Boisverbert,  «  un  de  ses  meilleurs  amis,  »  pour  MM.  de 
Fontmorin,  de  la  Brosse,  de  La  Mabillière  et  du  Coustau,  (c  de  bons 
gentilshommes,  ses  amis  et  ses  voisins  de  campagne,  »  qu'on  pour- 
suit injustement  ;  heureux,  enfin,  de  pouvoir  se  rendre  à  lui-même 
ce  témoignage  :  «  je  suis  maintenant  en  ma  baronnie,  aimé,  ce  me 
veut-on  faire  croire,  de  tout  le  monde.  » 

Evidemment,  il  se  rend  compte  de  l'importance  que  sa  province 
va  prendre  dans  les  destinées  générales  du  pays.  Par  la  mort  de 
Henri  IV,  le  lien  de  la  centrahsation  s'est  relâché.  Le  parti  protes- 
tant relève  la  tête  ;  les  revendications  locales  reprennent  quelque 
vigueur.  La  cour  a  besoin  de  tout  le  monde  :  c'est  l'heure  de  s'im- 
poser à  la  cour. 


VI.  —  l'élection  adx  états  de  161/i. 

Le  personnel  que  Henri  IV  avait  choisi,  et  que  sa  mort  avait  groupé 
autour  de  la  régente,  commençait  à  se  lasser  et  à  lasser.  A  une  situa- 
tion nouvelle,  il  fallait  des  hommes  nouveaux.  Ceux  qui  avaient  le 
mieux  personnifié  le  caractère  parfois  autoritaire  et  dur  de  la  poli- 
tique de  l'ancien  roi  avaient  disparu  les  premiers  ;  ainsi,  le  duc  de 
Sully.  Villeroy,  Sillery,  plus  souples,  étaient  restés.  Mais  leur  in- 
fluence allait  en  diminuant. 

Le  parti  catholique-espagnol  était  aux  affaires.  Des  ecclésiasti- 
ques, des  étrangers  conduisaient  la  France.  Nous  sommes  à  l'époque 
de  la  faveur  de  Concini;  faveur  inquiète,  toujours  précaire,  cher- 
chant en  France  des  appuis  que  l'esprit  français  lui  refuse. 
TOME  xciv.  —  1889.  38 


594  RKVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Un  habile  honiiiie  peut  tii-er  un  eicellent  parti  de  cette  situation 
difficile.  Dans  un  pareil  temps,  les  dévoùmens  sont  précieux. 
Le  tout  est  de  se  faire  valoir,  de  se  faire  aiiner  ou  craindi-e; 
pour  cela,  le  séjour  dans  mie  province  agitée  est  extrêmement 
favorable. 

C'est  vers  cette  date,  que  se  dessine  nettement  la  première 
partie  de  la  carrière  politique  de  Richelieu.  Il  ne  s'agit  nullement 
alors  de  grandes  conceptions  ou  d'actions  politiques  étendues.  11 
ne  s'agit  pas  de  savoir  ce  que  l'on  fera  quand  on  sera  au  pouvoù-, 
mais  seulement  des  meilleurs  moyens  d'y  parvenir.  Tout  ambitieux 
porte  en  lui  la  conviction  que  les  affaires  ne  peuvent  prospérer  que 
par  lui.  Il  se  donno d'abord  pour  tâche  d'en  saisir  la  direction  ;  c'est 
la  première  partie  de  sa  caiTière,  et  c'est  ptu'  là  aussi  que  ses  qua- 
lités se  révèlent.  Les  actes  tiennent  ensuite  et  distinguent,  selon 
le  succès,  l'orgueil  légitime  de  la  folle  présomption. 

RicheUeu  profite  de  son  caractère  ecclésiastique;  il  se  somicnt 
de  son  voyage  à  Rome,  envoie  dans  cette  cour  un  émissaire  qui 
traite,  parait-il,  «  de  grandes  choses,  »  affiche,  vers  cette  époque, 
des  sentimens  ultramontains.  La  cabale  qui  est  aux  aiïah'es  est  catho- 
lique, jésuite,  papiste,  espagnole.  Le  futur  adversaire  de  la  maison 
d'Espagne,  le  futur  allié  de  Gustave-Adolphe,  le  futur  chef  des 
«  politiques,  »  s'y  enrôle  sans  hésiter. 

Dans  le  Poitou,  il  prend  nettement  position.  La  correspondance 
qu'il  entretient  avec  M.  Pheh-peaux  et  avec  M.  de  Vie  le  montre  de 
plus  en  plus  engagé  dans  le  parti.  Il  écrit  cp^ie  a  c'est  cracher  contre 
le  ciel  que  de  vouloir  heurter  l'autorité  du  roi  et  de  la  reine.»  Bou- 
thilher,  son  fidèle  doyen,  a  l'ordre  de  l'instruire  des  menus  faits 
de  la  cour  et  de  ne  pas  perdre  de  vue  le  père  Gotton,  le  carduial 
Du  Perron,  les  favoris. 

Richelieu  fait  un  nouveau  voyage  à  Pai'is,  sur  la  fin  de  1613.  Il 
prend  langue,  à  cette  date,  avec  Goncini.  Celui-ci,  précisément, 
semble  menacé  d'une  disgrâce.  Tous  les  princes  ont  quitté  la  cour. 
La  guerre  civile  est  en  perspective. 

C'est  le  moment  choisi  pai"  Richelieu,  qui,  au  fond,  ne  faisait  nid 
cas  de  cet  Italien,  pour  adi'esser  à  celui-ci  une  lettre  pleine  de  pro- 
testations :  «  Monsieur,  honorant  toujours  ceux  à  qui  j'ai  une  fois 
voué  du  service,  je  vous  écris  cette  lettre  pour  vous  en  continuer 
les  assurances;  car  j'aime  mieux  vous  témoigner  la  vérité  de  mon 
affection  aux  occasions  importantes  que  de  vous  en  offrir,  hors  le 
temps,  les  seules  appai-ences...  Je  vous  supplierai  seulement  de 
croire  que  mes  promesses  seront  toujom's  suivies  de  bons  effets  et 
pendant  que  vous  me  ferez  l'honnem*  de  m'aimer,  que  je  vous  sau- 
rai toujours  très  dignement  servir...  n 


LA   JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  595 

Évidemment,  l'évêque  de  Luçon  s'engage  à  fond  dans  la  cause 
du  maréchal.  Qui  sait?  peut-être  a-t-il  déjà  conçu  le  vague  dessein 
de  le  supplanter.  Les  amitiés  politiques  ont  de  ces  dessous  inat- 
tendus. 

Nous  sommes  arrivés,  d'ailleurs,  à  cette  année  161/i,  qui  marque 
une  date  iiuportante  dans  le  règne  de  Louis  XIIL 

Les  fonds  amassés  par  Henri  IV  dans  les  caves  de  la  Bastille 
avaient  été  dépensés  pendant  les  trois  premières  années  de  la  ré- 
gence. Les  princes  du  sang,  les  seigneurs  de  la  cour,  les  protes- 
tans  s'agitaient  et  cherchaient  quelque  occasion  de  troubler  la  tran- 
quillité, qui,  malgré  tout,  persistait  dans  le  royaume.  Sur  la  fm  de 
lôi'l,  un  prétexte,  le  plus  futile  des  prétextes,  s'était  présenté.  Le 
prince  de  Condé,  pom-  le  moment  d'accord  avec  le  marquis  d'Ancre, 
s'était  montré  froissé  du  refus  qu'on  lui  avait  fait  du  gouvernement 
de  Château-Trompette  et  aussi  de  la  faveur  dans  laquelle  la  reine 
tenait  les  Guise  et  d'Épernon.  Il  s'était  retù'é  de  la  cour.  Mayenne, 
Nevers,  Bouillon  et  le  marquis  d'Ancre  lui-même  avaient  fait  comme 
Gondé. 

Au  bout  de  quelques  mois,  Concini  était  revenu  à  la  cour,  avait 
repris  sa  place  dans  la  faveur  de  la  reine,  et  s'était  séparé  de  la 
cabale  de  Gondé  pour  se  rapprocher  des  vieux  ministres,  Villeroy 
et  Sillery. 

Cette  fois,  Gondé,  très  irrité,  ne  ménage  plus  rien.  Il  se  persuade 
que  ces  intrigues  de  cour  ou  d'alcôve  intéressent  toute  la  France. 
Il  profite  du  mécontentement  vague  que  la  puissance  du  favori  ré- 
pand dans  le  royaume  ;  il  lance  un  manifeste  plein  de  reproches  et 
de  menaces. 

Au  fond,  ce  manifeste  n'était  qu'une  adroite  exploitation  de  tous 
les  raécontentemens  :  «  L'église  n'a  plus  de  splendeur,  nul  ecclé- 
siastique n'est  employé  aux  ambassades  et  n'a  plus  rang  au  conseil  ; 
la  noblesse  appauvrie  et  ruinée  est  maintenant  taillée,  chassée  des 
offices  de  judicature  et  de  finances,  faute  d'argent,  privée  de  la 
paie  des  gens  d'armes  et  esclave  de  ses  créanciers  ;  le  peuple  est 
surchargé  par  des  commissions  extraordinaires  et  tout  tombe  sur 
les  pauvres  pour  les  gages  des  riches.  » 

Ce  sont  là  des  plaintes  qui  peuvent  se  renouveler  de  tout  temps, 
et  qui.  de  tout  temps,  trouvent  l'approbation  et  l'adhésion  de  tous 
ceux  c[ue  leur  sort  ne  satisfait  pas.  Condé  ne  se  mettait  pas  en  peine 
d'mdiquer  un  remède  précis  aux  maux  qu'il  dénonçait.  Mais  il  es- 
sayait de  rendre  sa  conjuration  populaire,  en  réclamant  énergicjue- 
ment  la  convocation  des  états-généraux. 

En  un  mot,  on  voulait  brouiller.  «  Ce  temps  étoit  si  misérable, 
dit  Richelieu  lui-même,  que  ceux-là  étoient  les  plus  habiles  parmi 


596  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  grands  qui  éloicnt  les  plus  industrieux  à  foire  des  brouilleries  : 
et  les  brouilleries  étoient  telles  et  y  avoit  si  peu  de  sécurité  en  l'éta- 
blissement des  choses,  que  les  ministres  étoient  plus  occupés  aux 
moyens  nécessaires  pour  leur  conservation  qu'à  ceux  qui  étoient 
nécessaii'es  pour  l'Etat.  »  Le  gouvernement  de  la  reine,  pauvre, 
timide,  tiraillé,  sans  prestige,  se  défendait  mollement  contre 
des  accusations  insaisissables  ou  contradictoires.  Pour  les  écarter,  il 
eût  suffi  qu'un  mot  fût  prononcé  avec  autorité.  Mais  c'est  justement 
l'autorité  qui  manquait  à  ce  gouvernement,  qu'on  accusait  d'abuser 
de  la  sienne. 

Aussitôt  la  publication  de  son  manifeste ,  Condé  esquissa 
quelque  chose  connue  une  prise  d'armes.  Le  peuple  ne  bougea 
pas.  Tout  était  tranquille.  Si  le  gouvernement  de  la  reine  n'était 
pas  fort,  il  était  doux.  On  avait  le  souvenir  encore  présent  des 
misères  civiles.  On  végétait  dans  une  sorte  d'indifférence  que  les 
objurgations  intéressées  de  Condé  et  de  ses  amis  ne  pouvaient 
secouer. 

Le  gouvernement  de  la  régente  rassembla  une  armée.  Les  con- 
jurés, mal  préparés,  prirent  peur.  La  reine  ne  demandait  qu'à 
s'entendre.  Elle  craignait  que  sa  force  ne  se  brisât,  si  elle  en  faisait 
seulement  l'essai.  Des  pourparlers  furent  engagés  à  Soissons, 
d'abord,  puis  à  Sainte-Menehould.  Les  princes  obtinrent  à  peu  près 
tout  ce  qu'ils  voulurent  :  des  places,  des  châteaux,  des  gouverne- 
mens,  de  l'argent,  et,  enfin,  pour  ne  pas  abandonner  tout  leur 
programme  populaire,  la  promesse  de  la  réunion  des  états- 
généraux. 

La  profitable  équipée  des  princes  n'avait  fait  que  rider  la  face  du 
royaume;  pourtant,  elle  avait  agité  un  peu  plus  profondément  le 
Poitou  et  avait  eu,  dans  cette  province,  des  suites  un  peu  plus 
graves. 

Le  prince  de  Condé,  se  rendant  à  sa  maison  de  Rochefort-sur- 
Creuse,  devait  passer  près  de  Poitiers.  Les  magistrats  municipaux 
résolurent  d'aller,  comme  de  coutume,  au-devant  de  lui  et  de  le  sa- 
luer. Sur  ces  entrefaites,  arrive  une  lettre  de  la  reine,  datée  du 
13  février  161li,  qui  se  plaignait  vivement  du  prince.  Les  ennemis 
du  maire  répandirent  aussitôt  le  bruit  que  le  projet  de  voyage 
annoncé  n'avait  d'autre  objet  que  de  livrer  la  ville  au  prince  de 
Condé.  On  disait  aussi  que  la  reine,  mécontente  de  Poitiers,  avait 
conçu  le  dessein  d'y  construire  une  citadelle  et  d'y  mettre  une  gar- 
nison. 

Un  vif  mouvement  d'opposition  se  fit  alors  contre  le  maire,  Scé- 
vole  de  Sainte-Marthe.  Celui-ci  se  trouvait  ainsi,  bon  gré  mal  gré,  re- 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  597 

jeté  clans  le  camp  du  prince  ;  ses  adversaires  exagéraient  leur  roya- 
lisme pour  l'expulser  du  sien. 

A  la  tète  de  ces  adversaires  était  le  jeune  évèque,  La  Rocheposay 
d'Abain,  l'ami  de  Richelieu.  Il  était  en  correspondance  avec  la  reine, 
avec  Phelypeaux,  et  se  sentait  soutenu  par  le  gouvernement.  Il  prit 
bientôt  une  attitude  violente,  agressive,  peu  convenable  à  un 
évêque.  Il  fit  assassiner  un  émissaii'e  du  prince  de  Condé,  Latrie. 
Il  fit  fermer  les  portes  au  prince  lui-même  qui  s'avançait-  vers  la 
ville  et.  enlevant  la  direction  effective  des  aflaires  au  maii-e  et  à 
ses  échevins,  il  se  mit  en  posture  de  soutenir  un  siège. 

Le  gouverneur,  le  duc  de  Roannès,  instruit  des  faits,  accourut 
en  toute  hâte  avec  des  paroles  de  conciliation.  On  ne  voulut 
pas  l'entendre.  Il  fut  menacé,  maltraité  par  les  partisans  de 
î'évêque  ;  il  ne  dut  la  vie  qu'à  sa  prudence  et  fut  forcé  de  quitter 
la  ville. 

Cependant,  la  paix  de  Sainte-Menehould  était  intervenue.  La 
reine  s'avança  elle-même,  à  la  tête  d'une  armée  assez  miportante 
pour  pacifier  les  provinces  de  l'ouest.  Elle  délivra  à  MM.  Mangot 
et  Mazuier,  maîtres  des  requêtes,  une  commission  qui  leur  donnait 
charge  d'entendre  les  deux  partis  et  de  calmer  les  esprits.  Le  duc 
de  Roannès  revint  a  pour  un  jour  »  à  Poitiers.  L'assassinat  des 
compagnons  de  Latrie  fut  oublié,  tout  rentra  dans  l'ordre.  Mais 
I'évêque  La  Rocheposay,  qui  avait  affiché  un  royalisme  si  intolérant, 
garda  toute  son  influence. 

Or  c'est  précisément  à  cette  influence,  à  l'appui  que  lui  donna 
son  ami,  que  Richelieu  dut,  en  août  i6ili,  son  élection  aux  états- 
généraux. 

Le  peu  de  renseignemens  que  nous  avons  sur  cette  période  de 
sa  vie  nous  le  montre  se  prononçant  très  nettement  contre  les 
princes.  Résidant  dans  son  prieuré  de  Coussay,  il  soutient  de  ses 
conseils  l'énergie  de  son  collègue  de  Poitiers.  Ils  étaient  à  cette 
époque  très  unis. 

Gomme  les  bandes  de  Mayenne,  allié  de  Condé,  parcouraient  le 
Poitou,  elles  n'eurent  pas,  pour  le  château  de  Richelieu,  les  égards 
auxquels  avait  droit  la  veuve  du  grand-prévôt.  Richelieu  en  écrit 
de  bonne  encre  à  un  lieutenant  du  duc  de  Mayenne,  et  il  lui  fait 
savoir  qu'il  comptait  sur  plus  d'attention  de  la  part  du  duc  :  «  Je 
lui  en  eusse  volontiers  écrit,  dit-il,  si  je  n'eusse  reconnu  par  le 
traitement  qu'il  a  fait  à  ma  mère,  ou  qu'il  ne  me  croit  plus  au 
monde,  ou  qu'il  me  tient  du  tout  incapable  de  lui  rendre  jamais 
service.  »  Adressée  à  l'ancien  adversah-e  de  Henri  IV,  c'est  là  une 
parole  assez  fière  et  qui  ne  sent  plus  son  débutant. 

Lors  de  la  signature  de  la  paix  de  Sainte-Menehould,  Richelieu 


598  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avertit  lui-même  les  fidèles  de  son  diocèse;  mais  il  se  hâte 
d'ajouter  que  le  mérite  de  cette  heureuse  conclusion  appai'lient 
tout  entier  à  la  reine,  a  dont  la  prudence  a  veillé  pour  assurer 
notre  repos.  » 

RicheUeu  ne  perd,  on  le  voit,  aucune  occasion  d'affirmer 
sa  fidélité  à  la  cause  de  la  régente.  C'est  à  titre  de  royaliste 
avéré  qu'il  fut  choisi  pour  représenter  à  Paris  le  clergé  de  la 
province. 

L'occasion  était  guettée  par  lui  depuis  longtemps.  Avant  même 
que  les  letti'es  de  convocation  fussent  lancées,  un  de  ses  amis, 
aposté  dans  la  chancellerie,  avait  envoyé  à  M.  de  Bouthillier  un 
double  du  projet  de  rédaction  de  ces  lettres  :  «  Voici  ce  que  je  vous 
ai  promis,  écrivait  cet  affidé  ;  vous  en  savez  l'importance  qui  lera  que 
vous  le  tiendi'ez  secret,  comme  je  vous  en  prie.  » 

Ainsi,  Richelieu  avait  pu  lire  avant  tout  le  monde,  non-seulement 
la  lettre  du  roi  aux  baillis  et  sénéchaux,  lettre  purement  officielle, 
et  toute  de  formules,  mais  celle  de  la  reine-régente.  Il  avait  pu 
voir  que  les  états  étaient  convoqués  pour  le  mois  de  septembre  en 
la  ville  de  Sens,  que  les  baillis  étaient  invités  non-seulement  à  pré- 
sider l'élection,  mais  à  la  surveiller  de  très  près.  «  Je  vous  prie, 
disait  la  reine,  de  voulou*  bien  exhorter  les  uns  et  les  autres  d'ap- 
porter en  cette  action  un  esprit  de  paix  et  d'obéissance  avec  une 
bonne  inclination  et  entière  disposition  de  n'avoir  autre  but  que 
celui  que  de  bons  et  fidèles  sujets  doivent  porter  à  ces  occasions. 
Vous  prendrez  aussi  soigneusement  garde  et  avertirez  ceux  que 
vous  estimez  être  à  propos,  à  ce  que  le  choix  et  l'élection  de  ceux 
qui  doivent  être  députés  soient  faits  de  personnages  d'honneur  qui 
soient  recommandables  tant  par  leur  probité  et  mtégrité  que  pour 
leur  affection  au  service  du  roi,  mondit  sieur  et  iils,  et  au  bien  et 
au  repos  de  ses  sujets.  » 

Richelieu,  prévenu  à  l'avance,  pouvait  préparer  ses  batteries. 
Pour  qui  savait  lire  entre  les  lignes,  il  était  clah*  que  la  a  candida- 
ture officielle  »  allait  faire  jouer  tous  ses  ressorts. 

Quelques  jours  après  (23  juin  161/i),  l'évêque  de  Luçon  reçut  du 
duc  de  Sully,  gouvernem*  de  Poitiers,  l'ordre  officiel  de  convocation 
des  trois  ordres  de  son  diocèse  :  «  Vous  tiendrez,  s'il  vous  plaît,  la 
mam,  écrivait  le  vieux  huguenot  disgracié,  à  ce  que  toutes  choses 
se  fassent  avec  douceur;  et,  en  tant  que  vous  pourrez,  qu'il  soit 
député  une  personne  de  chacun  ordre,  de  probité,  quahté,  et  pou- 
voir suffisant  et  convenable  au  sujet...  Votre  piété  et  aflection  au 
service  du  roi  me  fait  espérer  que  vous  les  témoignerez  tout  entières 
en  une  si miportante  occurrence...  Je  vous  prie  de  croire,  ajoutait-il 


LA   JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  599 

Obligeamment,  que  j'honore  votre  vertu  et  fais  état  de  votre  amitié, 
comme  je  vous  conjure  de  vous  assurer  de  la  mienne.  » 

Pom*  obtenir  de  pareilles  protestations  de  la  part  d'un  homme 
si  hautain,  il  fallait  que  Richelieu  fût  décidément  devenu  quelque 
chose  dans  la  province. 

Les  amis,  en  effet,  ne  s'endormaient  pas.  Le  3  juillet  I6I/1,  La 
Rocheposay,  au  fort  de  la  querelle  contre  le  prince  de  Condé,  lui 
écrivait  une  lettre  qui  établit  l'entente,  en  vue  de  l'élection  :  a  Mon- 
sieur, je  lis  hier  réponse  à  M.  de  Sully  et  le  priai  de  me  mander 
le  jour  auquel  il  désiroit  que  se  fît  l'assemblée  pour  l'élection  des 
députés,  parce  qu'il  ne  me  l'avoit  pas  spécifié.  Toutes  les  affaires 
sont  en  bon  état,  ajoutoit  l'évêque  de  Poitiers,  tant  au  dedans  cjii'au 
dehors,  de  sorte  qu'on  ne  peut  espérer  que  bien,  la  reine  ayant 
offert  à  M.  le  prince  toute  satisfaction  en  justice.  Vous  m'obligez 
trop  d'avoir  souvenance  de  moi  et  de  me  plaindre  de  mes  peines; 
j'y  suis  tellement  accoutumé  depuis  cinq  mois,  que  je  ne  les  res- 
sens comme  point,  ayant  aussi  la  résolution  de  ne  rien  appréhen- 
der en  m'acquittaut  de  mon  devoir.  » 

Un  mois  après,  à  la  veille  même  de  l'élection,  il  pi*enait  ses  der- 
nières mesures  avec  Richelieu  et  lui  indiquait  comment  il  avait 
aplani  toutes  les  difficultés  :  «  Je  vous  envoie  M.  le  priem'  de 
Sainto-Radegonde  pour  vous  dire  l'ordre  cjue  nous  mettons  ici  pour 
l'assemblée  du  clergé  et  savoir  de  vous  celui  que  vous  avez  ap- 
porté à  votre  diocèse.  Ceux  de  Maillezais  sont  avertis  de  se  trouver 
ici.  On  ne  nommera  cp'un  député,  parce  que  celui  duquel  je  vous 
avois  parlé  ne  peut  accepter  la  charge,  à  cause  de  son  âge,  de 
sorte  que  vous  serez  seul,  ce  qui  sera  bien  à  propos  pour  beaucoup 
déraisons...  » 

Le  lendemain,  10  août,  les  cloches  sonnèrent  dans  chaque  pa- 
roisse et  les  habitans  députèrent  quelques-uns  d'entre  eux  pour 
aller  à  Poitiers  procéder  à  l'élection. 

Le  teiTain,  comme  on  le  voit,  était  bien  préparé.  La  candidature 
de  Richelieu  était  seule  présentée.  Ce  jour  même,  pour  apaiser  les 
dernières  incpiiétudes  de  l'évêque  de  Poitiers,  la  reine  régente 
avait  signé  le  pouvoir  de  MM.  Mangot  et  Mazuier,  chargés  de  ré- 
tablir l'ordre  et  le  calme  dans  les  esprits. 

Le  mardi  12,  la  réunion  des  électeurs  du  tiers-état  eut  lieu  au 
palais,  par-devant  l'assesseur,  en  l'absence  du  lieutenant-général  ; 
celle  du  clergé  eut  heu  en  la  salle  de  l'évèché  ;  celle  de  la  noblesse 
en  la  salle  de  l'audience  du  palais.  Cette  première  réunion  avait 
pour  objet  une  entente  préalable  tant  sur  le  choix  des  candidats 
que  sur  la  rédaction  des  caliiei^s. 

Dès  le   19,  l'élection  de  Richelieu  était  assurée.   Duvergier  de 


600  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Haiiranne  l'avait  averti  le  premier,  au  nom  de  son  évêque.  Celui-ci 
prend  bientôt  la  plume.  On  n'avait  pu  obtenir,  du  clergé  de  Poi- 
tiers, la  nomination  d'un  seul  député  :  il  avait  fallu  donner,  comme 
adjoint  à  l'évêque  de  Luçon,  le  doyen  de  Saint-Hilaire.  En  outre,  le 
diocèse  de  Maillezais  n'avait  pas  voulu  se  joindre  au  vote.  La  Ro- 
cheposay  s'en  explique  :  «  Monsieur,  vous  savez  par  M.  de  Saint- 
Cyran  comme  vous  fûtes  hier  nommé  député  pour  ce  diocèse,  et 
M.  le  doyen  de  Saint-Hilaire  avec  vous,  qui  est  un  homme  aussi 
paisible  qu'on  en  sauroit  désirer.  On  a  été  obligé  de  vous  donner 
cet  assistant  parce  que  ceux  de  la  ville  eussent  murmuré  s'il  n'y 
en  eût  eu  un  de  la  ville  (encore  qu'on  n'a  pas  laissé  de  dire  que 
les  évêques  vouloient  tout  faire,  qu'un  évêque  seroit  plus  que 
quatre  capitulaires  et  qu'on  avoit  toujoiu-s  accoutumé  d'en  nommer 
un  de  Saint-Pierre),  outre  qu'on  nomme  deux  partout  et  qu'on 
compte  aux  états,  à  ce  qu'on  dit,  les  voix  des  députés  et  non  pas 
les  provinces.  La  considération  que  vous  serez  député  pour  les 
trois  évéchés  a  fort  servi  pour  contenter  les  capitulans,  qui  seuls 
font  les  diificultés  ;  mais,  à  ce  que  j'entends,  Maillezais  va  à  Fon- 
tenay  pour  faire  bande  à  part,  ce  qui  ne  leur  réussira  pas.  Vous  y 
remédierez,  s'il  vous  plaît,  comme  à  ce  qui  est  de  Luçon,  et 
puisque  vous  me  voulez  faire  l'honneur  de  venir  ici,  j'oserois  vous 
supplier  que  ce  fût  lundi  au  soir,  parce  qu'on  a  pris  le  mardi  sui- 
vant pour  aviser  aux  cahiers  et  mettre  ce  qui  est  des  trois  diocèses 
en  un  cahier.  Je  me  remets  à  M.  de  Saint-Gyran  pour  les  autres 
particularités...  » 

Ces  documens  montrent  les  trois  amis  de  Richeheu,  La  Roche- 
posay  d'Abain,  Saint-Cyran,  et  le  fidèle  doyen  Bouthillier  (car 
celui-ci  n'avait  pas  quitté  Poitiers  durant  tout  le  temps  de  l'élec- 
tion), s'employant  ensemble  à  préparer  la  carrière  de  leur  ami, 
écartant  devant  lui  tous  les  obstacles,  lui  mettant,  selon  une  méta- 
phore du  temps,  le  pied  à  l'étrier. 

11  ne  restait  plus  qu'à  donner,  au  travail  qui  s'était  fait  sous  le 
manteau,  une  consécration  officielle.  Le  2/i  août,  chacun  des  corps 
fut  convoqué  pour  élire  définitivement  ses  députés  :  «  Ceux  de 
l'église  s'assemblèrent  en  la  chambre  du  conseil  ;  ils  désignèrent 
M.  l'évêque  de  Luçon  et  le  doyen  de  Saint-Hilaire  ;  ceux  de  la  no- 
blesse, en  la  chapelle  ;  ils  nommèrent  MM.  de  la  Ghateigneraie  et 
de  la  Noue  ;  ceux  du  tiers-état,  en  la  salle  de  l'audience,  nommèrent 
MM.  Desfontaines -Brochard,  ancien  conseiller  et  échevin,  Brisson, 
sénéchal  de  Fontenay-le-Comte,  et  Arnaud,  marchand.  » 

Les  quelques  semaines  qui  suivirent  furent  consacrées  à  la  ré- 
daction du  cahier  du  clergé.  Richelieu  vint  exprès  à  Poitiers  pour 
prendre  part  à  la  discussion.  L'exemplaire  qui  lui  fut  remis  est 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  601 

parvenu  jusqu'à  nous.  Il  garde,  dans  le  fond  comme  dans  la  forme, 
de  nombreuses  traces  de  sa  collaboration.  En  ce  qui  concerne  les 
privilèges  ecclésiastiques,  le  souci  de  la  décence  et  du  respect  dans 
les  actes  religieux,  l'obéissance  au  concile  de  Trente,  le  désir  de 
voir  s'étendre  l'instruction  des  prêtres,  l'abolition  des  duels,  sur 
tous  ces  points,  les  cahiers  du  clergé  de  Poitou  sont  d'accord  avec 
les  pensées  personnelles  de  l'évêque  de  Luçon.  Ils  sont  aussi  en 
conformité  absolue  avec  les  doctrines  et  les  préjugés  du  temps.  Ri- 
chelieu, mandataire  de  ses  collègues  et  de  ses  égaux  du  clergé  poi- 
tevin, s'élève  peu  au-dessus  d'eux.  Si,  déjà,  il  avait  conçu  quelque 
vague  idée  de  son  œuvre  future,  il  se  taisait.  Pour  le  moment,  il 
fallait  réussir,  et  pour  réussir,  il  fallait  parler  le  langage  des  hommes 
dont  il  sollicitait  la  confiance. 

Le /i  septembre  1614,  la  rédaction  définitive  du  cahier  lui  fut  re- 
mise, ainsi  qu'à  son  collègue,  le  doyen  de  Saint-Hilaire.  Le  temps 
pressait  d'ailleurs.  La  réunion  des  états,  d'abord  indiquée  pour 
Sens,  avait  été  plusieurs  fois  retardée;  on  venait  de  la  fixer  pour 
Paris,  dans  les  premiers  jours  d'octobre. 

Le  jeune  évêque,  après  avoir  fait  ses  adieux  à  tous  ceux  qui 
l'avaient  si  généreusement  servi  dans  cette  circonstance,  monta  en 
carrosse,  et  accompagné  du  doyen  de  Saint-Hilaire,  collègue  peu 
embarrassant,  il  refit  en  hâte  ce  chemin  que,  six  ans  auparavant, 
il  avait  parcouru  en  sens  contraire. 

Le  séjour  qu'il  avait  fait  dans  la  province  n'était  pas  perdu. 
C'était  cette  province  qui,  maintenant,  le  choisissait,  qui  le  dési- 
gnait à  la  cour.  Elle  avait  prolongé  assez  longtemps  son  influence 
sur  lui  pour  qu'il  en  gardât  l'empreinte  toute  sa  vie. 


VII.    —    LE    RETODR   A    PARIS. 

Au  moment  où  il  rentre  à  Paris,  ce  jeune  homme,  que  la  vie 
politique  va  saisir ,  pétrir ,  déformer  est  encore  intact ,  droit , 
frais,  tel,  ou  à  peu  près,  qu'il  est  sorti  des  mains  de  la  nature; 
il  respire  encore  l'arôme  du  champ  paternel.  Il  n'a  pas  trente 
ans. 

Sur  un  grand  corps  maigre,  droit,  élancé,  une  figure  longue 
et  pâle,  une  chevelure  noire,  tombant  en  boucles  abondantes  jusque 
sur  le  col,  un  nez  long,  fort,  busqué,  se  rattachant, par  deux  sour- 
cils élevés,  comme  étonnés,  à  un  front  imposant  et  grave;  une 
bouche  charmante,  pleine  à  la  fois  de  volontés  et  de  sourires,  telles 
sont  les  principales  lignes  d'une  physionomie  dont  la  forte  con- 
struction aquiline  se  dissimule   encore  sous  les  grâces  de  la  jeu- 


602  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nesse.  La  moustache,  relevée  gaîinent«à  la  soldade»  et  la  royale, 
taillée  en  pointe,  affinent  et  allongent  encore  cette  figure  triangu- 
laire qui  s'aiguise  et  luit  dans  l'éclair  d'un  regard  court,  vif,  tran- 
chant. 

Cet  œil  parle  ;  c'est  lui  qui  explique  et  unit  dans  une  même  in- 
tensité de  vie  et  d'action  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  contradictoire 
dans  ce  grand  corps  à  la  fois  anguleux  et  souple,  sur  ce  visage 
froid  et  vif,  sur  cette  physionomie  dure  et  souriante.  Il  y  a,  dans  cet 
œil,  la  clarté,  la  sûreté  du  regard  poitevin.  Parfois  pourtant  la  pau- 
pière tombe,  et  l'œil  se  voile  des  ombres  épaisses  qu'amasse  le 
rephement  de  la  réflexion  intérieure.  Un  sourire  l'égaie,  une  larme 
le  mouille,  avec  une  mobilité  nerveuse,  tout  d'abord  sincère,  plus 
tard  calculée  et  voulue. 

Pour  le  moment,  vêtu  de  la  robe  violette,  coiffé  du  bonnet  carré, 
portant  le  large  col  blanc  qui  convient  à  la  pâleur  de  son  teint, 
la  main  en  avant,  très  grande  et  très  fine,  jeune,  prompt,  lébrile, 
l'évéqiie  de  Luçon  s'avance,  dans  la  foule  des  inconnus,  du  pas  ferme 
d'un  homme  qui  se   sent  parti  pour  les  longs  chemins. 

Il  est  fier  de  sa  noblesse,  des  services  rendus  par  ses  aïeux, 
par  son  père.  Lem*  souvenir  n'est  pas  totalement  perdu;  il  saura 
le  faire  revivre.  Les  grandes  alliances,  les  amitiés  ne  lui  manquent 
pas.  Son  père,  le  grand-prévot,  a  laissé  plus  d'un  compagnon 
d'armes  parmi  les  hommes  qui  entourent  la  régente.  Son  frère  a 
déjà  renoué  les  fils  de  ces  anciennes  relations. 

Du  côté  de  sa  mère,  il  est  vrai,  les  alhances  sont  moins  illustres. 
On  ne  s'en  vante  pas.  Mais  on  ne  dédaigne  pas  leur  utilité.  Les 
Boulhillier,  personnages  insinuans,  amis  des  La  Porte,  fréquentent 
dans  le  monde  parlementaire.  Ce  sont  de  ces  gens  qui  se  ghssent 
par  les  passages  secrets,  alors  que  les  grandes  portes  sont  closes. 
L'évêque-député  les  met  au  service  de  sa  fortune.  Il  a  ainsi  un 
pied  dans  les  deux  mondes,  celui  de  la  noblesse  et  celui  de  la 
haute  bourgeoisie. 

Ce  n'est  pas  seulement  qu'il  se  mêle  à  l'un  ou  à  l'autre  de  ces 
deux  mondes;  il  les  résume,  pour  ainsi  dire,  en  sa  personne.  Fils 
d'une  race  de  soldats,  il  est  homme  d'action;  petit-fils  d'un  avocat 
célèbre, il  a  le  sens  des  lois,  des  affaires  et  de  la  pratique;  prêtre, 
évéque,  il  cache,  sous  sa  robe,  les  doul)les  ambitions  et  les  dou- 
bles facultés  qui  lui  viennent  de  cette  double  origine. 

Trois  classes,  clergé,  noblesse  et  tiers-état,  divisent  alors  la  na- 
tion française.  Pdcheheu  prend  quelque  chose  à  chacune  d'elles; 
il  se  trouve,  si  je  puis  dire,  placé  exactement  à  leur  point  d'inter- 
section. Sa  carrière  est  la  résultante  de  leur  action  historique. 

Le  hasard  l'a  fait  naître  à  Paris,  dans  les  dernières  aimées,  si 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  603 

troublées,  de  la  monarchie  des  Valois.  Peut-être  son  enfance  a-t-elle 
gardé  l'étonnement  de  cette  journée  des  barricades  qui  chassa  le 
roi  de  sa  capitale  et  mit  en  péril  l'unité  du  royaume?  Son  père 
concourt  à  l'avènement  de  la  dynastie  des  Bourbons  et  crée  ainsi 
le  lien  qui  rattache  une  famille,  toujours  fidèle,  à  la  nouvelle  race 
des  rois.  Ce  père  meurt.  La  mère  retourne  à  Richelieu,  ramassant 
autour  d'elle,  avec  ses  fds,  les  débris  d'une  fortune  que  les  révo- 
lutions ont  détruite. 

Tout  le  monde  soufTre  dans  le  ro^^aume;  la  province  où  elle  se 
réfugie,  plus  que  nulle  autre.  La  petite  famille  est  exposée  à  tous 
les  hasards  de  ces  temps  sombres.  On  vit,  dans  ce  château  loin- 
tain, serrés  les  uns  contre  les  autres,  en  proie  à  toutes  les  émo- 
tions, à  toutes  les  terreurs,  à  toutes  les  misères  privées  qui  suivent 
les  malheurs  publics. 

La  guerre,  la  rébellion,  frappent  aux  portes  et,  à  coups  répétés, 
enfoncent,  dans  ces  âmes  impressionnables,  l'horreur  et  la  haine  de 
la  rébellion  et  de  la  guerre. 

La  source  du  mal  n'est  pas  loin  :  elle  est  à  La  Rochelle,  à  Sau- 
mur,  à  Loudun  ;  c'est  l'hérésie.  C'est  elle  qui  engendre  l'insou- 
mission, les  luttes  indi\iduelles,  le  désordre.  Elle  est  la  mère  fu- 
neste de  tous  les  maux  dont  on  souffre. 

L'enfant  revient  à  Paris  pour  y  poursuivre  des  études  commen- 
cées dans  le  tumulte.  A  Paris,  même  spectacle.  La  honte  et  la  déso- 
lation s'étalent  jusque  dans  le  paisible  séjour  des  écoliers,  sur 
cette  Montagne-Sainte-Geneviève  cpe  la  guerre  civile  n'a  pas  res- 
pectée. Les  esprits  sont  sm-  le  qui-vive.  Il  semble  toujours  que 
les  maux  passés  vont  reparaître  ;  les  anciennes  inquiétudes  renais- 
s.ent  à  la  moindre  alerte. 

Pourtant,  le  pouvoir  royal  s'est  ressaisi,  sous  la  direction  d'un 
prince  vaillant,  habile,  autoritaire.  Cette  enfance  s'achève  dans  le 
calme  et  la  prospérité  relative  des  dernières  années  du  règne  de 
Henri  IV,  On  avait  tant  souffert  que  le  contraste  grandit  encore  le 
grand  roi  auquel  on  devait  ce  bonheur.  Il  suffit  de  quelques  années 
heureuses  pom-  rendre  à  tous  les  Français  cette  inclination  vers  le 
pouvoir  personnel  qui  leur  est  si  naturelle. 

Le  jeune  adolescent  recueille  bientôt  les  premiers  bénéfices  des 
services  rendus  par  son  père  à  la  nouvelle  dynastie.  Le  roi  le  re- 
marque, le  connaît,  l'appelle.  Par  les  soins  du  prince,  ses  études 
sont  facilitées  ;  sa  carrière  est  ouverte.  Rome,  à  la  demande  du  roi, 
passe  sur  les  exigences  habituelles  de  la  hiérarchie.  Henri  lY  fait 
de  Richelieu  un  évêque,  son  cvêque. 

Celui-ci  retourne  dans  sa  province.  Il  y  attend,  dans  le  repos 
laborieux  des  lettres,  l'iiem-e  de  se  distinguer;  il  y   acquiert  le 


604  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

premier   sentiment    de    sa  force,  une   première  expérience   des 
affaires. 

Mais  le  roi  meurt.  L'inquiétude  renaît.  La  France  est  agitée  de 
nouveau.  On  reparle  des  anciennes  discordes,  des  anciennes  ré- 
bellions, si  détestables.  Pourtant,  le  lien  de  l'autorité  royale,  quoique 
relâché,  ne  se  rompt  pas.  On  peut  espérer  qu'il  sera  assez  fort  pour 
contenir  les  nouveaux  périls  menaçans. 

Mais  il  faut  que  tous  les  bons  citoyens  concourent  à  cette  œuvre; 
qu'ils  se  groupent  autour  du  pouvoir  central  pour  maintenir,  à 
tout  prix,  la  paix  civile.  La  province,  avec  son  calme,  son  sang- 
froid,  son  discernement,  s'emploie  à  cette  œuvre.  Le  pouvoir  royal 
s'appuie  sur  elle,  pour  résister  aux  attaques  de  ses  vieux  adver- 
saires :  la  haute  féodalité  seigneuriale  et  le  parti  huguenot. 

Les  états  vont  se  réunir  à  Paris.  L'influence  de  la  reine  s'est  fait 
sentir  dans  les  élections  et  ce  sont  les  élections  qui  envoient  à  Pa- 
ris tant  de  fidèles  serviteurs  de  la  cause  royale. 

Richelieu  est  de  ceux-ci.  Il  a  la  conception  très  claire  de  l'œuvre 
qu'on  allait  entreprendre  en  commun.  Ses  ancêtres  ont  déposé  en 
lui  une  tradition  de  loyalisme  qu'ont  encore  développée  les  impres- 
sion de  son  enfance,  son  éducation  classique,  un  voyage  à  Rome 
qui,  en  ouvrant  son  esprit,  lui  a  donné  le  sentiment  des  intérêts 
supérieurs  de  la  patrie  commune. 

Cet  ensemble  de  traditions,  d'impressions,  de  préjugés  mêmes, 
race,  famille,  caste,  profession,  se  fondent  dans  une  personnalité 
qui  s'achève  par  une  longue  réflexion  et  un  grand  empire  sur  elle- 
même. 

Intelligence  et  volonté,  telle  est, en  deux  mots,  cette  personnalité. 
Elle  met  un  parfait  équilibre  des  facultés  au  service  d'une  passion 
violente,  l'ambition.  Cet  homme  veut;  il  sait  ce  qu'il  veut.  Il  sait 
agir;  il  sait  attendre.  Ce  Français,  Français  de  père,  de  mère,  de 
naissance,  d'éducation,  a  le  sentiment  très  net  de  ce  qu'est  la 
France  ;  il  l'a  vue  au  dedans  et  du  dehors  ;  il  en  a  fait  le  tour.  Mais 
il  sait  aussi  ce  que  la  France  doit  à  un  homme  comme  lui.  Il  attend 
beaucoup  d'elle,  pour  lui  rendre  beaucoup. 

Ses  ambitions  sont  exigeantes,  très  personnelles.  Il  a  dans  les 
veines  le  sang  ((  convoiteux  »  des  vieux  chasseurs  de  La  Brenne. 
Il  est,  comme  eux,  âpre  à  la  curée.  Mais  ces  instincts  violens 
n'apparaissent  qu'à  peine.  Il  les  surveille  et  ne  laisse  rien  per- 
cer. Il  s'essaie  à  la  dissimulation  et  déjà  il  y  réussit.  N'ayant 
pas  encore  reçu  beaucoup,  il  n'a  pas  eu  le  temps  de  se  montrer 
ingrat. 

Un  tempérament  susceptible,  orgueilleux,  fourbe,  que  peu  à  peu 


LA    JEUNESSE    DE    RICHELIEU.  605 

l'âge  et  l'exercice  du  pouvoir  manifesteront,  ne  montre  encore  que 
ses  beaux  côtés,  l'ardeur,  la  finesse,  la  grâce  souriante  et  ser- 
"\iable,  le  désir  des  grands  services  et  l'amour  de  la  gloire.  Il  est 
empressé,  séduisant,  charmant,  dans  la  gravité  ecclésiastique  d'une 
jeunesse  déjà  mûre. 

Justement,  le  gouvernement  d'une  reine  ouvre  devant  ce  jeune 
homme,  devant  ce  prêtre,  la  voie  rapide  de  la  faveur;  faveur  ac- 
tuellement prodiguée  à  des  étrangers  indignes.  Mais  il  n'est  pas  si 
difficile  de  les  remplacer,  de  reprendre,  à  un  point  de  vue  français, 
la  politique  étroitement  royale  qui  est  naturellement  celle  des 
favoris. 

Si  cette  entreprise  est  facile  à  concevoir,  que  d'habileté,  de  per- 
sévérance, de  prudence  pour  l'achever  !  Il  faut  jouer  un  jeu  si  seiTé 
et  si  dissimulé  que  personne  ne  s'aperçoive  des  desseins  obscurs 
qu'on  ose  à  peine  s'avouer  à  soi-même. 

L'occasion  s'est  offerte  à  Richelieu.  Il  l'a  saisie.  Le  voilà  rentré  à 
Paris,  portant  en  lui  l'amas  confus  de  ses  aspirations,  de  ses  pro- 
jets et  de  ses  rêves.  Son  activité,  son  flair,  sa  souplesse  sont  en 
jeu.  Il  hume  l'air  de  la  cour.  C'est-  ici  qu'il  va  falloir  dompter  sa 
propre  nature,  la  surveiller  sans  cesse.  Il  faut  se  faire  connaître, 
montrer  ce  qu'on  est  et  ne  pas  le  montrer  trop  ;  se  couvrir,  mais 
avec  un  visage  toujours  ouvert  et  charmant. 

Se  taire,  dissimuler,  attendre,  ce  sont  ses  premiers  jeux.  Plaire, 
émouvoir,  conquérir,  ce  sont  ses  premiers  succès.  Il  se  jette  dans 
la  mêlée  avec  une  résolution  contenue,  qui  se  domine  jusque  dans 
l'ardeur  du  combat. 

Comme  il  est  adroit,  comme  il  est  prompt,  comme  il  est  beau,  ce 
jeune  et  gracieux  lutteur,  fils  de  Paris,  fils  de  la  province,  fils  de 
la  France,  qui  va  paraître  dans  une  grande  assemblée,  se  faire  écou- 
ter par  les  trois  ordres,  obtenir  la  confiance  du  premier  d'entre 
eux,  étonner  la  cour,  fasciner  une  reine,  s'emparer  enfin  du  pou- 
voir; —  de  ce  pouvoir  tant  désiré,  qui  n'est  encore  que  le  but,  mais 
qui,  une  fois  saisi,  deviendra  l'instrument! 


Gabriel  Hanotaux. 


thaïs 


CONTE    PHILOSOPHIQUE 


iir. 

L'EUPHORBE. 


Paphnuce  était  de  retour  au  saint  désert.  11  avait  pris  vers  Athri- 
bis  le  bateau  qui  remontait  le  Xû  pour  porter  des  vi^Tes  au  monas- 
tère de  l'abbé  Sérapion.  Quand  il  débarqua,  ses  disciples  s'avancè- 
rent au-devant  de  lui  avec  de  grandes  démonstrations  de  joie.  Les 
uns  levaient  les  bras  au  ciel;  les  autres,  prosternés  à  terre,  bai- 
saient les  sandales  de  l'abbé.  Car  ils  savaient  déjà  ce  que  le  saint 
avait  accompli  dans  Alexandrie.  C'est  ainsi  que  les  moines  rece- 
vaient ordinairement  par  des  voies  inconnues  et  rapides  les  avis 
intéressant  la  sûreté  ou  la  gloire  de  l'Eglise.  Les  nouvelles  couraient 
dans  le   désert  avec  la  rapidité  du  simoun. 

Et  tandis  que  Paphnuce  s'enfonçait  dans  les  sables,  ses  disci- 
ples le  suivaient  en  louant  le  Seigneur.  Flavien,  qui  était  l'ancien 
de  ses  frères,  saisi  tout  à  coup  d'un  pieux  délire,  se  mit  à  chanter 
un  cantique  inspiré  : 

a  Jour  béni  !  voici  que  notre  père  nous  est  rendu  ! 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l^"'  et  du  15  juillet. 


THAÏS.  607 

((  II  nous  revient,  chargé  de  nouveaux  mérites  dont  le  prix  nous 
sera  compté  ! 

«  Car  les  vertus  du  père  sont  la  richesse  des  enfans,  et  la  sain- 
teteté  de  l'abbé  embaume  toutes  les  cellules. 

((  Paphnuce  notre  père  yient  de  donner  à  Jésus-Christ  une  nou- 
velle épouse. 

«  Il  a  changé  par  son  art  merveilleux  une  brebis  noire  en  bre- 
bis blanche. 

«  Et  voici  qu'il  nous  revient  chargé  de  nouveaux  mérites, 

«  Semblable  à  l'abeille  de  l'Arsinoitide,  qu'alourdit  le  nectar  des 
fleurs, 

«  Comparable  au  bélier  de  Nubie,  qui  peut  à  peine  supporter  le 
poids  de  sa  laine  abondante. 

((  Célébrons  ce  jour  en  assaisonnant  nos  mets  avec  de  l'huile  !  » 

Parvenus  au  seuil  de  la  cellule  abbatiale,  ils  se  mirent  tous  à 
genoux  et  dirent  : 

({  Que  notre  père  nous  bénisse  et  qu'il  nous  donne  à  chacun  une 
mesure  d'huile  pour  fêter  son  retour  !  » 

Seul,  Paul  le  Simple,  resté  debout,  demandait  :  Quel  est  cet 
homme  ?  et  ne  reconnaissait  point  Paphnuce.  Mais  personne  ne 
prenait  garde  à  ce  qu'il  disait,  parce  qu'on  le  savait  dépourvu 
d'intelligence,  bien  que  rempli  de  piété. 

L'abbé  d'Antinoé,  renfermé  dans  sa  cellule,  songea  : 

—  J'ai  donc  enfin  regagné  l'asile  de  mon  repos  et  de  ma  féli- 
cité. Je  suis  donc  rentré  dans  la  citadelle  de  mon  contentement. 
D'où  vient  que  ce  cher  toit  de  roseaux  ne  m'accueille  point  en 
ami,  et  que  ces  murs  ne  me  disent  pas  :  Sois  le  bien-venu  !  Rien 
depuis  mon  départ  n'est  changé  dans  cette  demeure  d'élection. 
Voici  ma  table  et  mon  lit.  Voici  la  tête  de  momie  qui  m'inspma  tant 
de  fois  des  pensées  salutaires,  et  voici  le  livre  où  j'ai  si  souvent 
cherché  les  images  de  Dieu.  Et  pourtant  je  ne  retrouve  rien  de  ce 
que  j'ai  laissé.  Ces  choses  m'apparaissent  tristement  dépouillées  de 
leurs  grâces  coutumières,  et  il  me  semble  que  je  les  vois  aujour- 
d'hui pour  la  première  fois.  En  regardant  cette  table  et  cette  cou- 
che, que  j'ai  jadis  taillées  de  mes  mains,  cette  tête  noire  et  desséchée, 
ces  rouleaux  de  papyrus  remplis  des  dictées  de  Dieu,  je  crois  voir 
les  meubles  d'un  mort.  Après  les  avoir  tant  connus,  je  ne  les  re- 
connais pas.  Hélas!  puisqu'en  réalité  rien  n'est  changé  autour  de 
moi,  c'est  moi  qui  ne  suis  plus  celui  que  j'étais.  Je  suis  un  autre. 
Le  mort  c'était  moi  !  Qu'est-il  devenu,  mon  Dieu  ?  Qu'a-t-il  emporté  ? 
Que  m'a-t-il  laissé  ?  Et  qui  suis-je  ? 

Et  il  s'inquiétait  surtout  de  trouver  malgré  lui  que  sa  cellule  était 
petite,  tandis  qu'en  la  considérant  par  les  yeux  de  la  foi,  on  devait 
l'estimer  immense,  puisque  l'infini  de  Dieu  y  commençait. 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

S'étaiit  mis  à  prier,  le  front  contre  terre,  il  recouvra  un  peu  de 
joie,  il  y  avait  à  peine  une  heure  qu'il  était  en  oraison,  quand 
l'image  de  Thaïs  passa  devant  ses  yeux.  Il  en  rendit  grâces  à 
Dieu  : 

—  Jésus!  c'est  toi  qui  me  l'envoies.  Je  reconnais  là  ton  immense 
bonté  :  tu  veux  que  je  me  plaise,  m'assure  et  me  rassérène  à  la  vue 
de  celle  que  je  t'ai  donnée.  Tu  présentes  à  mes  yeux  son  sourire 
maintenant  désarmé,  sa  grâce  désormais  innocente,  sa  beauté  dont 
j'ai  arraché  l'aiguillon.  Pour  me  flatter,  mon  Dieu,  tu  me  la  mon- 
tres telle  que  je  l'ai  ornée  et  purifiée  à  ton  intention,  comme  un  ami 
rappelle  en  souriant  à  son  ami  le  présent  agréable  qu'il  en  a  reçu. 
C'est  pourquoi  je  vois  cette  femme  avec  plaisir,  assuré  que  sa 
vision  vient  de  toi.  Tu  veux  bien  ne  pas  oublier  que  je  te  l'ai  don- 
née, mon  Jésus  ;  garde-la  puisqu'elle  te  plaît  et  ne  souffre  pas  sur- 
tout que  ses  charmes  brillent  pour  d'autres  que  pour  toi. 

Pendant  toute  la  nuit,  il  ne  put  dormir,  et  il  vit  Thaïs  plus  dis- 
tinctement qu'il  ne  l'avait  vue  dans  la  grotte  des  Nymphes.  Il  se 
rendait  témoignage,  disant: 

—  Ce  que  j'ai  fait,  je  l'ai  fait  pour  la  gloire  de  Dieu. 
Pourtant,  à  sa  grande  surprise,  il  ne  gotitait  point  la  paix  du 

cœur.  Il  soupirait  : 

—  Pourquoi  es-tu  triste,  mon  âme,  et  pourquoi  me  troubles-tu? 
Et  son  âme  demeurait  inquiète.  Il  resta  trente  jours  dans  cet  état 

de  tristesse  qui  présage  au  solitaire  de  redoutables  épreuves. 
L'image  de  Thaïs  ne  le  quittait  ni  le  jour  ni  la  nuit.  Il  ne  la  chas- 
sait point  parce  qu'il  pensait  encore  qu'elle  venait  de  Dieu  et  que 
c'était  l'image  d'une  sainte.  Mais,  un  matin,  elle  le  visita  en  rêve, 
les  cheveux  ceints  de  violettes,  et  si  redoutable  dans  sa  douceur 
qu'il  en  cria  d'épouvante  et  se  réveilla  couvert  d'une  sueur  glacée. 
Les  yeux  encore  cillés  par  le  sommeil,  il  sentit  un  soufïle  humide 
et  chaud  lui  passer  sur  le  visage  :  un  petit  chacal,  les  deux  pattes 
posées  au  chevet  du  lit,  lui  soufflait  au  nez  son  haleine  puante  et 
riait  du  fond  de  sa  gorge. 

Paphnuce  en  éprouva  un  immense  étonnement  et  il  lui  sembla 
qu'une  tour  s'abîmait  sous  ses  pieds.  Et,  en  effet,  il  tombait  du 
haut  de  sa  confiance  écroulée.  Il  fut  quelque  temps  incapable  de 
penser;  puis,  ayant  recouvré  ses  esprits,  sa  méditation  ne  fit  qu'ac- 
croître son  inquiétude. 

—  Dieu  juste,  à  quelles  épreuves  réserves-tu  tes  ser-vdteurs,  si 
les  apparitions  de  tes  saintes  sont  un  danger  pour  eux  ?  Fais-moi 
connaître,  par  un  signe  intelfigible,  ce  qui  vient  de  toi  et  ce  qui 
vient  de  l'Autre  ! 

Et  comme  Dieu,  dont  les  desseins  sont  impénétrables,  ne  jugea 
pas  convenable  d'éclairer  son  serviteur,  Paphnuce,  plongé  dans  le 


THAÏS.  (309 

doute,  résolut  de  ne  plus  songer  à  Thaïs.  Mais  sa  résolution  de- 
meura stérile.  L'absente  était  sur  lui.  Elle  le  regardait  tandis  qu'il 
lisait,  qu'il  méditait,  qu'il  priait,  ou  qu'il  contemplait.  Son  approche 
idéale  était  précédée  par  un  bruit  léger,  tel  que  celui  d'une  étofle 
qu'une  femme  froisse  en  marchant,  et  ces  visions  avaient  une  exac- 
titude que  n'ofl'rent  point  les  réalités,  lesquelles  sont  par  elles- 
mêmes  mouvantes  et  confuses,  tandis  que  les  fantômes,  qui  pro- 
cèdent de  la  solitude,  en  portent  les  profonds  caractères  et  présentent 
une  fixité  puissante.  Elle  venait  sous  diverses  apparences  ;  tantôt 
pensive,  le  front  ceint  de  sa  dernière  couronne  périssable,  vêtue, 
comme  au  banquet  d'Alexandrie,  d'une  robe  couleur  de  mauve,  se- 
mée de  fleurs  d'argent;  tantôt  voluptueuse,  dans  le  nuage  de 
ses  voiles  légers  et  baignée  encore  des  ombres  tièdes  de  la  grotte 
des  Nymphes;  tantôt  pieuse  et  rayonnant,  sous  la  bure,  d'une 
joie  céleste;  tantôt  tragique,  les  yeux  nageant  dans  l'horreur  de 
la  mort  et  montrant  sa  poitrine  nue,  parée  du  sang  de  son  cœur 
ouvert.  Ce  qui  l'inquiétait  le  plus  dans  ces  visions,  c'était  que  des 
couronnes,  des  tuniques,  des  voiles,  qu'il  avait  brûlés  de  ses 
propres  mains  pussent  ainsi  revenir;  il  Im  devenait  é\ident  que 
ces  choses  avaient  une  âme  impérissable  et  il  s'écriait  : 

—  Voici  que  les  âmes  innombrables  des  péchés  de  Thaïs  vien- 
nent à  moi! 

Quand  il  détournait  la  tête,  il  sentait  Thaïs  derrière  lui  et  il  n'en. 
éprouvait  que  plus  d'inquiétude.  Ses  misères  étaient  cruelles.  Mais 
comme  son  âme  et  son  corps  restaient  purs  au  milieu  des  tenta- 
tions, il  espérait  en  Dieu  et  lui  faisait  de  tendres  reproches. 

—  Mon  Dieu,  si  je  suis  allé  la  chercher  si  loin  parmi  les  gentils, 
c'était  pour  toi,  non  pour  moi.  Il  ne  serait  pas  juste  que  je  pâtisse 
de  ce  que  j'ai  fait  dans  ton  intérêt.  Protège-moi^  mon  doux  Jésus  ; 
mon  Sauveur,  sauve-moi.  Ne  permets  pas  que  le  fantôme  accom- 
pUsse  ce  que  n'a  point  accon^pli  le  corps.  Quand  j'ai  triomphé  de 
la  chair,  ne  souffre  pas  que  l'ombre  me  terrasse.  Je  connais  que  je 
suis  exposé  présentement  à  des  dangers  plus  grands  que  ceux  que 
je  courus  jamais.  J'éprouve  et  je  sais  que  le  rêve  a  plus  de  puis- 
sance que  la  réalité.  Et  comment  en  pourrait-il  être  autrement, 
puisqu'il  est  lui-même  une  réalité  supérieure?  11  est  l'àme  des 
choses.  Platon  lui-même,  bien  qu'il  ne  fût  qu'un  idolâtre,  a  reconnu 
l'existence  propre  des  idées.  Dans  ce  banquet  des  démons  où  lu 
m'as  accompagné.  Seigneur,  j'ai  entendu  des  hommes,  il  est  vrai, 
souillés  de  crimes,  mais  non  point  certes  dénués  d'intelligence, 
s'accorder  à  reconnaître  que  nous  percevons  dans  la  sohtude,  dans 
la  méditation  et  dans  l'extase  des  objets  véritables;  et  ton  Écritin-e, 
mon  Dieu,  atteste  maintes  fois  la  Yertti  des  songes  et  la  force  des 

TOME  xcir.  —  1889.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

visions  formées  soit  par  toi,  Dieu  splendide,  soit  par  ton  adver- 
saire. 

Un  homme  nouveau  était  en  lui  et  maintenant  il  raisonnait  avec 
Dieu  et  Dieu  ne  se  hâtait  point  de  l'éclairer.  Ses  nuits  n'étaient 
plus  qu'un  long  rêve  et  ses  jours  ne  se  distinguaient  point  des 
nuits.  Un  matin,  il  se  réveilla  en  poussant  des  soupirs, tels  qu'il  en 
sort,  à  la  clarté  de  la  lune,  des  tombeaux  qui  recouvrent  les  vic- 
times des  crimes.  Thaïs  était  venue,*montrant  ses  pieds  sanglans; 
et  tandis  qu'il  pleurait,  elle  s'était  glissée  dans  sa  couche.  Il  ne  lui 
restait  plus  de  doutes  :  l'image  de  Thaïs  était  une  image  impure. 

Le  cœur  soulevé  de  dégoût,  il  s'arracha  de  sa  couche  souillée  et 
se  cacha  la  face  dans  les  mains,  pour  ne  plus  voir  le  jour.  Les 
heures  coulaient  sans  emporter  sa  honte.  Tout  se  taisait  dans  la 
cellule.  Pour  la  première  fois,  depuis  de  longs  jours,  Paphnuce 
était  seul.  Le  fantôme  l'avait  enfin  quitté  et  son  absence  même 
était  épouvantable.  P«ien,  rien  pour  le  distraire  du  souvenir  du 
songe.  Il  pensait,  plein  d'horreur  : 

—  Gomment  ne  l'ai-je  point  repoussée?  Gomment  ne  me  suis-je 
pas  arraché  de  ses  bras  froids  et  de  ses  genoux  brûlans? 

11  n'osait  plus  prononcer  le  nom  de  Dieu  près  de  cette  couche 
abominable  et  il  redoutait  que,  sa  cellule  étant  profanée,  les  démons 
n'y  pénétrassent  librement  à  toute  heure.  Ses  craintes  ne  le  trom- 
paient point.  Les  sept  petits  chacals,  retenus  naguère  sur  le  seuil, 
entrèrent  à  la  file  et  s'allèrent  blottir  sous  le  lit.  A  l'heure  de  vêpres, 
il  en  vint  un  huitième  dont  l'odeur  était  infecte.  Le  lendemain,  un  neu- 
vième se  joignit  aux  autres  et  bientôt  il  y  en  eut  trente,  puis  soixante, 
puis  quatre-vingts.  lisse  faisaient  plus  petits  à  mesure  qu'ils  se  mul- 
tipliaient et,  n'étant  pas  plus  gros  que  des  rats,  ils  couvraient  l'aire, 
la  couche  et  l'escabeau.  Un  d'eux,  avant  sauté  sur  la  tablette  de 
bois  placée  au  chevet  du  lit,  se  tenait  les  quatre  pattes  réunies  sur 
la  tète  de  mort  et  re2;ardait  le  moine  avec  des  veux  ardens.  Et  il 
venait  chaque  jour  de  nouveaux  chacals. 

Pour  expier  l'abomination  de  son  rêve  et  fuir  les  pensées  im- 
pures, Paphnuce  résolut  de  quitter  sa  cellule,  désormais  immonde, 
et  de  se  livrer  au  fond  du  désert  à  des  austérités  inouïes,  à  des  tra- 
vaux singuliers,  à  des  œuvres  très  neuves.  Mais  avant  d'accomplir 
son  dessein,  il  se  rendit  auprès  du  vieillard  Palémon,  afin  de  lui 
demander  conseil. 

Il  le  trouva  qui,  dans  son  jardin,  arrosait  ses  laitues.  G'était 
au  déclin  du  jour.  Le  Nil  était  bleu  et  coulait  au  pied  des  collines 
violettes.  Le  bonhomme  marchait  doucement  pour  ne  pas  effrayer 
une  colombe  qui  s'était  posée  sur  son  épaule. 

—  Le  Seigneur,  dit-il,  soit  avec  toi,  frère  Paphnuce!  Admire  sa 
bonté  :  il  m'envoie  les  bêtes  qu'il  a  créées  pour  que  je  m'entretienne 


THAÏS.  611^ 

avec  elles  de  ses  œuvres  et  afin  que  je  le  glorifie  dans  les  oiseaux; 
du  ciel.  Vois  cette  colombe,  remarque  les  nuances  changeantes  de 
son  cou,  et  dis  si  ce  n'est  pas  un  bel  ouvrage  de  Dieu.  Mais  n'as-tu 
}Das,  mon  frère,  à  m' entretenir  de  quelque  pieux  sujet?  S'il  en  est 
ainsi,  je  poserai  là  mon  arrosoir  et  je  t'écouterai. 

Paphnuce  conta  au  vieillard  son  voyage,  son  retour,  les  visions 
de  ses  jours,  les  rêves  de  ses  nuits,  sans  omettre  le  songe  criminel 
et  la  foule  des  chacals. 

—  Ne  penses-tu  pas,  mon  père,  ajoiita-t-il,  que  je  dois  m'en- 
foncer  dans  le  désert,  afin  d'y  accomplir  des  travaux  extraordinaires 
et  d'étonner  le  diable  par  mes  austérités? 

—  Je  ne  suis  qu'un  pauvre  pécheur,  répondit  Palémon,  et  je  con- 
nais mal  les  hommes,  ayant  coulé  toute  ma  vie  dans  ce  jardin, 
avec  des  gazelles,  des  petits  lièvres,  et  des  pigeons.  Mais  il  me 
semble,  mon  frère,  que  ton  mal  vient  surtout  de  ce  que  tu  as  passé 
sansménagement  des  agitations  du  siècle  au  calme  de  la  solitude. 
Ces  brusques  passages  ne  peuvent  que  nuire  à  la  santé  de  l'âme. , 
11  en  est  de  toi,  mon  frère,  comme  d'un  homme  qui  s'expose  pres- 
que dans  le  même  temps  aune  grande  chaleur  et  à  un  grand  froid. 
La  toux  l'agite  et  la  fièvre  le  tourmente.  A  ta  place,  frère  Paph- 
nuce, loin  de  me  retirer  tout  de  suite  dans  quelque  désert  affreux, 
je  prendrais  les  distractions  qui  conviennent  à  un  moine  et  à  un 
saint  abbé.  Je  visiterais  les  monastères  du  voisinage,  11  y  en  a  d'ad- 
mirables, à  ce  que  l'on  rapporte.  Celui  de  l'abbé  Sérapion  contient, 
m'a-t-on  dit,  mille  quatre  cent  trente-deux  cellules,  et  les  moines  y 
sont  divisés  en  autant  de  légions  qu'il  y  a  de  lettres  dans  l'alphabet 
grec.  Si  j'étais  de  toi,  mon  frère,  j'irais  m'en  assurer  de  mes  yeux, 
et  je  n'aurais  point  de  repos  que  je   n'aie  contemplé  une  chose  si 
merveilleuse.  Je  ne  manquerais  pas  d'étudier  les  constitutions  des 
diverses  communautés  qui  sont  semées  sur  les  bords  du  Nil,  afin 
de  pouvoir  les  comparer  entre  elles.  Ce  sont  là  des  soins  conve- 
nables à  un  religieux  tel  que  toi.  Tu  n'es  pas  sans  avoir  ouï  dire 
que  l'abbé  Ephrem  a  rédigé  des  règles  spirituelles  d'une  grande 
beauté.  Avec  sa  permission,  tu  pourrais  en  prendre  copie,  toi  qui 
es  un  scribe  habile.  Moi,  je  ne  saurais,  et  mes  mains,  accoutumées 
à  manier  la  bêche,  n'aïu-aient  pas  la  souplesse  qu'il  faut  pour  con- 
duire sur  le  papyrus  le  mince  roseau  de  l'écrivain.  Mais  toi,  mon 
frère,  tu  possèdes  la  connaissance  des  lettres  et  il  faut  en  remer- 
cier  Dieu,  car    on    ne  saurait  trop    admirer    une  belle    écriture. 
Le   travail    de  copiste  et  de  lecteur  ofire  de  grandes  ressources 
contre  les  mauvaises  pensées.  Frère  Paphnuce,  que  ne  mets-tu  par 
-écrit  les  enseignemens  de  Paul  et  d'Antoine,  nos  pères?  Peu  à  peu 
tu.  retrouveras  dans  ces  pieux  travaux  la  paix  de  l'àme  et  des  sen  s; 


61^  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  solitude  redeviendra  aimable  à  ton  cœur  et  bientôt  tu  seras  en 
état  de  reprendre  les  travaux  ascétiques  que  tu  pratiquais  autre- 
fois et  que  ton  voyage  a  interrompus.  Mais  il  ne  faut  pas  attendre 
un  grand  bien  d'une  pénitence  excessive.  Du  temps  qu'il  était 
parmi  nous,  notre  père  Antoine  avait  coutume  de  dire  :  «  L'excès 
du  jeune  produit  la  faiblesse  et  la  faiblesse  engendre  l'inertie.  Il  est 
des  moines  qui  ruinent  leur  corps  par  des  abstinences  indiscrète- 
ment prolongées.  On  peut  dire  de  ceux-là  qu'ils  se  plongent  le  poi- 
gnard dans  le  sein  et  qu'ils  se  livrent  inanimés  au  pouvoir  du  dé- 
mon. ))  Ainsi  parlait  le  saint  homme  Antoine  ;  je  ne  suis  qu'un 
ignorant,  mais,  avec  la  grâce  de  Dieu,  j'ai  retenu  les  propos  de 
notre  père. 

Papbiiuce  rendit  grâces  à  Palémon  et  promit  de  méditer  ses 
conseils.  Ayant  franchi  la  barrière  de  roseaux  qui  fermait  le  petit 
jardin,  il  se  retourna  et  vit  le  bon  jardinier  qui  arrosait  ses  salades, 
tandis  que  la  colombe  se  balançait  sur  son  dos  arrondi.  A  cette 
vue,  il  fut  pris  de  l'envie  de  pleurer. 

En  rentrant  dans  sa  cellule,  il  y  trouva  un  étrange  fourmille- 
ment. On  eût  dit  des  grains  de  sable  agités  par  un  vent  furieux,  et  il 
reconnut  que  c'étaient  des  myriades  de  petits  chacals.  Cette  nuit-là, 
il  vit  en  songe  une  haute  colonne  de  pierre,  surmontée  d'une  figure 
humaine,  et  il  entendit  une  voix  qui  disait  : 

—  Monte  sur  cette  colonne  ! 

A  son  réveil,  persuadé  que  ce  songe  lui  était  envoyé  du  ciel,  il 
assembla  ses  disciples  et  leur  parla  de  la  sorte  : 

—  Mes  fils  bien-aimés,  je  vous  quitte  pour  aller  oij  Dieu  m'en- 
voie. Pendant  mon  absence,  obéissez  à  Flavien  comme  à  moi-même, 
et  prenez  soin  de  notre  frère  Paul.  Soyez  bénis.  Adieu. 

Tandis  qu'il  s'éloignait,  ils  demeuraient  prosternés  à  terre,  et, 
quand  ils  relevèrent  la  tête,  ils  virent  sa  grande  forme  noire  à  l'ho- 
rizon des  sables. 

Il  marcha  jour  et  nuit,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  atteint  les  ruines  de 
ce  temple  bâti  jadis  par  les  idolâtres,  et  dans  lequel  il  avait  dormi 
parmi  les  scorpions  et  les  sirènes,  lors  de  son  voyage  merveilleux. 
Les  murs,  couverts  de  signes  magiques,  étaient  debout.  Trente 
fûts  gigantesques,  qui  se  terminaient  en  têtes  humaines  ou  en 
fleurs  de  lotus,  portaient  encore  d'énormes  poutres  de  pierre. 
Seule  à  l'extrémité  du  temple,  une  de  ces  colonnes  avait  secoué 
son  faix  antique  et  se  dressait  libre. 

Elle  avait  pour  chapiteau  la  tête  d'une  femme  aux  yeux  longs, 
aux  joues  rondes,  qui  souriait,  portant  au  front  des  cornes  de 
vache.  Paphnuce,  en  la  voyant,  reconnut  la  colonne  qui  lui  avait 
été  montrée  dans  son  rêve,  et  il  l'estima  haute  de  trente-deux  cou- 


THAÏS.  613 

dées.  S'étant  rendu  dans  le  village  voisin,  il  fit  faire  une  échelle  de 
cette  hauteur,  et,  quand  Téchelle  fut  appliquée  à  la  colonne,  il  y 
monta,  s'agenouilla  sur  le  chapiteau  et  dit  au  Seigneur  : 

—  Voici  donc,  mon  Dieu,  la  demeure  que  tu  m'as  choisie. 
Puissé-je  y  rester  en  ta  grâce  jusqu'à  l'heure  de  ma  mort. 

Il  n'avait  point  pris  de  vivres,  s'en  remettant  de  ses  besoins  à 
la  Providence  divine  et  comptant  que  des  paysans  charitables  lui 
donneraient  de  quoi  subsister.  Et  en  effet, le  lendemain,  vers  l'heure 
de  none,  des  femmes  vinrent  avec  leurs  enfans,  portant  des  pains, 
des  dattes  et  de  l'eau  fraîche,  que  les  jeunes  garçons  montèrent 
jusqu'au  faite  de  la  colonne. 

Le  chapiteau  n'était  pas  assez  large  pour  que  le  moine  pût  s'y 
étendre  tout  de  son  long,  en  sorte  qu'il  dormait  les  jambes  croi- 
sées, la  tête  contre  la  poitrine,  et  le  sommeil  était  pour  lui  une 
fatigue  plus  cruelle  que  la  veille.  A  l'aurore,  les  éperviers  l'effleu- 
raient de  leurs  ailes,  et  il  se  réveillait  plein  d'angoisse  et  d'épou- 
vante. 

Il  se  trouva  que  le  charpentier  qui  avait  fait  l'échelle  craignait 
Dieu.  Ému  à  la  pensée  que  le  saint  était  exposé  au  soleil  et  à  la 
pluie,  et  redoutant  qu'il  ne  vînt  à  choir  pendant  son  sommeil,  cet 
homme  pieux  établit  sur  la  colonne  un  toit  et  une  balustrade. 

Cependant,  le  renom  d'une  si  merveilleuse  existence  se  répandait 
de  village  en  village,  et  les  laboureurs  de  la  vallée  venaient  le 
dimanche,  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfans,  contempler  le  sty- 
lite.  Les  disciples  de  Paphnuce  ayant  appris  avec  admiration  le 
lieu  de  sa  retraite  sublime,  se  rendirent  auprès  de  lui  et  obtinrent 
de  lui  la  faveur  de  se  bâtir  des  cabanes  au  pied  de  la  colonne. 
Chaque  matin  ils  venaient  se  ranger  en  cercle  autour  du  maître, 
qui  leur  faisait  entendre  des  paroles  d'édification  : 

—  Mes  fils,  leur  disait-il,  demeurez  semblables  à  ces  petits  en- 
fans que  Jésus  aimait.  Là  est  le  salut.  Le  péché  de  la  chair  est  la 
source  et  le  principe  de  tous  les  péchés  :  ils  sortent  de  lui  comme 
d'un  père.  L'orgueil,  l'avarice,  la  paresse,  la  colère  et  l'envie  sont 
sa  postérité  bien-aimée.  Voici  ce  que  j'ai  vu  dans  Alexandrie  :  j'ai 
vu  les  riches  emportés  par  le  vice  de  luxure  qui,  semblable  à  un 
fleuve  à  la  barbe  limoneuse,  les  poussait  dans  le  gouffre  amer. 

Les  abbés  Éphrem  et  Sérapion,  instruits  d'une  telle  nouveauté, 
voulurent  la  voir  de  leurs  yeux.  Découvrant  au  loin  sur  le  fleuve 
la  voile  en  triangle  qui  les  amenait  vers  lui,  Paphnuce  ne  put 
se  défendre  de  penser  que  Dieu  l'avait  érigé  en  exemple  aux  soli- 
taires. A  sa  vue,  les  deux  saints  abbés  ne  dissimulèrent  point  leur 
surprise;  s'étant  consultés,  ils  tombèrent  d'accord  pour  blâmer  une 
pénitence  si  extraordinaire,  et  ils  exhortèrent  Paphnuce  à  des- 
cendre. 


614  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Un  tel  genre  de  vie  est  contraire  à  l'usage,  disaient-ils;  il  est 
singulier  et  hors  de  toute  règle. 

Mais  Paphnuce  leur  répondit  : 

—  Qu'est-ce  donc  que  la  vie  monacale,  sinon  une  vie  prodi- 
gieuse? Et  les  travaux  du  moine  ne  doivent-ils  pas  être  singuliers 
comme  lui-même?  C'est  par  un  signe  de  Dieu  que  je  suis  monté 
ici;  c'est  un  signe  de  Dieu  qui  m'en  fera  descendre. 

Tous  les  jours  des  religieux  venaient  par  troupe  se  joindre  aux 
disciples  de  Paphnuce  et  se  hâtissaient  des  ahris  autour  de  l'ermi- 
tage aérien.  Plusieurs  d'entre  eux,  pour  imiter  le  saint,  se  his- 
sèrent sur  les  décombres  du  temple  ;  mais,  blâmés  de  leurs  frères 
ou  vaincus  par  la  fatigue,  ils  renoncèrent  bientôt  à  ces  pratiques. 
Les  pèlerins  affluaient.  Il  y  en  avait  qui  venaient  de  très  loin,  et 
ceux-là  avaient  faim  et  soif.  Une  pauvre  veuve  eut  l'idée  de  leur 
vendre  de  l'eau  fraîche  et  des  pastèques.  Adossée  à  la  colonne, 
derrière  ses  bouteilles  de  terre  rouge,  ses  tasses  et  ses  fruits,  sous 
une  toile  à  raies  bleues  et  blanches,  elle  criait  :  «  Qui  veut  boire?  » 
A  l'exemple  de  cette  veuve,  un  boulanger  apporta  des  briques  et 
construisit  un  four  tout  à  côté,  dans  l'espoir  de  vendre  des  pains 
et  des  gâteaux  aux  étrangers.  Comme  la  foule  des  visiteurs  gros- 
sissait sans  cesse  et  que  les  habitans  des  grandes  villes  de  l'Egypte 
commençaient  à  venir,  un  homme  avide  de  gain  éleva  un  caravan- 
sérail pour  loger  les  maîtres  avec  leurs  serviteurs,  leurs  chameaux 
et  leurs  mulets.  Il  y  eut  bientôt  devant  la  colonne  un  marché  où 
les  pêcheurs  du  Ml  apportaient  leurs  poissons  et  les  jardiniers 
leurs  légumes.  Un  barbier,  qui  rasait  les  gens  en  plein  air,  égayait 
la  foule  par  ses  joyeux  propos.  Le  vieux  temple,  si  longtemps  en- 
veloppé de  silence  et  de  paix,  se  remplit  des  mouvemens  et  des  rur 
meurs  innombrables  de  la  vie.  Les  cabaretiers  transformaient  en 
caves  les  salles  souterraines  et  clouaient  aux  antiques  piliers  des 
enseignes  surmontées  de  l'image  du  saint  homme  Paphnuce  et  por- 
tant cette  inscription  en  grec  et  en  ég}"ptien  :  O/i  vend  ici  du  vin 
de  grcnffdes,  du  vi/i  de  figues  et  de  lu  vruie  bière  de  Cilicie.  Sur 
les  murs,  sculptés  de  profils  sveltes  et  purs,  les  marchands  suspen- 
daient des  guirlandes  d'oignons  et  de  poissons  fumés,  des  lièvres 
morts  et  des  moutons  écorchés.  Le  soir,  les  vieux  hôtes  des  ruines, 
les  rats,  s'enfuyaient  en  longue  file  vers  le  fleuve,  tandis  que  les  ibis, 
inquiets,  allongeant  le  cou,  posaient  une  patte  incertaine  sur  les 
hautes  corniches  vers  lesquelles  montaient  la  fumée  des  cuisines, 
les  appels  des  buveurs  et  les  cris  des  servantes.  Tout  alentour,  des 
arpentem-s  traçaient  des  rues,  des  maçons  bâtissaient  des  couvens, 
des  chapelles,  des  éghses.  Au  bout  de  six  mois,  une  ville  était  fon-r 
dée  avec  un  corps  de  garde,  un  tribunal,  une  prison  et  une  école 
tenue  par  un  vieux  scribe  aveugle. 


tuaU.  615 

Les  pèlerins  étaient  innombrables.  Les  évêques  et  les  chorévê- 
ques  accouraient  pleins  d'admiration.  Le  patriarche  d'Antioche, 
qui  se  trouvait  alors  en  Egypte,  vint  avec  tout  son  clergé.  11  ap- 
prouva hautement  la  conduite  extraordinaire  du  stylite,  et  les  chefs 
des  Églises  de  Libye  suivirent,  en  Tabsence  d'Athanase,  le  senti- 
ment du  patriarche.  Ce  qu'ayant  appris,  les  abbés  Kphrem  et  Séra- 
pion  vinrent  s'excuser  aux  pieds  de  Paphnuce  de  leurs  premières 
défiances.  Paphnuce  leur  répondit  : 

—  Sachez,  mes  frères,  que  la  pénitence  que  j'endure  est  à  peine 
égale  aux  tentations  qui  me  sont  envoyées  et  dont  le  nombre  et  la 
force  m'étonnent.  Un  homme,  à  le  voir  du  dehors,  est  petit,  et,  du 
haut  du  socle  où  Dieu  m'a  porté,  je  vois  les  êtres  humains  s'agiter 
comme  des  fourmis.  Mais  à  le  considérer  en  dedans,  l'homme  est 
immense  :  il  est  grand  comme  le  monde,  car  il  le  contient.  Tout 
ce  qui  s'étend  devant  moi,  ces  monastères,  ces  hôtelleries,  ces 
barques  sur  le  fleuve,  ces  villages  et  ce  que  je  découvre  au  loin  de 
champs,  de  canaux,  de  sables  et  de  montagnes,  tout  cela  n'est 
rien  en  regard  de  ce  qui  est  en  moi.  Je  porte  dans  mon  cœm*  des 
Ailles  innombrables  et  des  déserts  illimités.  Et  le  mal,  le  mal  et 
la  mort,  étendus  sur  cette  immensité,  la  couvrent  comme  la  nuit 
couvre  la  terre.  Je  suis  à  moi  seul  un  univers  de  pensées  mau- 
vaises. 

Il  parlait  ainsi  parce  que  le  désir  de  la  femme  était  en  lui. 

Le  septième  mois,  il  vint  d'Alexandrie,  de  Bubaste  et  de  Sais 
des  femmes  qui,  longtemps  stériles,  espéraient  obtenir  des  enfans 
par  l'intercession  du  saint  homme  et  la  vertu  de  la  stèle.  Elles 
frottaient  contre  la  pierre  leurs  flancs  inféconds.  Puis  ce  furent,  à 
perte  de  vue,  des  chariots,  des  litières,  des  brancards  qui  s'arrê- 
taient, se  pressaient,  se  poussaient  sous  l'homme  de  Dieu.  Il  en 
sortait  des  malades  efïrayans  à  voir.  Des  mères  présentaient  à 
Paphnuce  leurs  jeunes  garçons  dont  les  membres  étaient  retour- 
nés, les  yeux  lévulsés,  la  bouche  écumeuse  et  la  voix  rauque. 
Il  imposait  sur  eux  les  mains.  Des  aveugles  s'approchaient,  les 
bras  battans,  et  levaient  vers  lui,  au  hasard,  leur  face  percée  de 
deux  trous  sanglans.  Des  paralytiques  lui  montraient  l'immobilité 
pesante,  la  maigreur  mortelle  et  le  raccourcissement  hideux  de 
leurs  membres;  des  boiteux  lui  présentaient  leur  pied-bot;  des 
cancéreuses,  prenant  lem-  poitrine  à  deux  mains,  découvraient  de- 
vant lui  leur  sein  dévoré  par  l'invisible  vautour.  Des  femmes  hy- 
dropiques se  faisaient  déposer  à  terre  et  il  semblait  qu'on  déchar- 
geât des  outres.  Il  les  bénissait.  Des  Nubiens,  atteints  de  la  lèpre 
éléphantine,  avançaient  d'un  pas  lourd  et  le  regardaient  avec  des 
yeux  en  pleurs  sur  un  visage  inanimé.  Il  faisait  sur  eux  le  signe  de 
-la  croix.  On  lui  porta  sui'  une  civière  une  jeune  fille  d' Aphrodite- 


616  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

polis  qui,  après  avoir  vomi  du  sang,  dormait  depuis  trois  jours. 
Elle  semblait  une  image  de  cire  et  ses  parens,  qui  la  croyaient 
morte,  avaient  posé  une  palme  sur  sa  poitrine.  Paphnuce  ayant 
prié  Dieu,  la  jeune  fille  souleva  la  tète  et  ouvrit  les  yeux. 

Comme  le  peuple  publiait  partout  les  miracles  opérés  par  le 
tîaint,  les  malheureux  atteints  du  mal  que  les  Grecs  nomment  le 
mal  divin  accouraient  de  toutes  les  parties  de  l'Egypte,  en  légions 
innombrables.  Dès  qu'ils  apercevaient  la  stèle,  ils  étaient  saisis  de 
convulsions,  se  roulaient  à  terre,  se  cabraient,  se  mettaient  en 
boule.  Et,  chose  à  peine  croyable  !  les  assistans,  agités  à  leur  tour 
par  un  violent  délire,  imitaient  les  contorsions  des  épileptiques. 
Moines  et  pèlerins,  hommes,  femmes,  se  vautraient,  se  débattaient 
pèle-mèle,  les  membres  tordus,  la  bouche  écumeuse,  avalant  de  la 
terre  à  poignées  et  prophétisant.  Et  Paphnuce,  du  haut  de  sa  co- 
lonne, sentait  un  frisson  lui  secouer  les  membres  et  criait  vers 
Dieu  : 

—  Je  suis  le  bouc  émissaire  et  je  prends  en  moi  toutes  les 
impuretés  de  ce  peuple,  et  c'est  pourquoi,  Seigneur,  mon  corps 
est  rempli  de  mauvais  esprits. 

Chaque  fois  qu'un  malade  s'en  allait  guéri,  les  assistans  l'accla- 
maient, le  portaient  en  triomphe  et  ne  cessaient  de  répéter  : 

—  Nous  venons  de  voir  une  autre  fontaine  de  Siloé. 

Déjà  des  centaines  de  béquilles  pendaient  à  la  colonne  miracu- 
leuse ;  des  femmes  reconnaissantes  y  suspendaient  des  couronnes 
et  des  images  votives.  Des  Grecs  y  traçaient  des  distiques  ingé- 
nieux, et  comme  chaque  pèlerin  venait  y  graver  son  nom,  la  pierre 
fut  bientôt  couverte,  à  hauteur  d'homme,  d'une  infinité  de  carac- 
tères latins,  grecs,  coptes,  puniques,  hébreux,  syriaques  et  ma- 
giques. 

Quand  vinrent  les  fêtes  de  Pâques,  il  y  eut  dans  cette  cité  du 
miracle  une  telle  afïluence  de  peuple  que  les  vieillards  se  crurent 
revenus  aux  jours  des  mystères  antiques.  On  voyait  se  mêler,  se 
confondre  sur  une  vaste  étendue  la  robe  bariolée  des  Egyptiens, 
le  burnous  des  Arabes,  le  pagne  blanc  des  Nubiens,  le  manteau 
court  des  Grecs,  la  toge  aux  longs  phs  des  Romains,  les  sayons  et 
les  braies  écarlates  des  barbares  et  les  tuniques  lamées  d'or  des 
courtisanes.  Des  femmes  voilées  passaient  sur  leur  âne,  précé- 
dées d'eunuques  noirs  qui  leur  frayaient  un  chemin  à  coups  de 
bâton.  Des  acrobates,  ayant  étendu  un  tapis  à  terre,  faisaient  des 
tours  d'adresse  et  jonglaient  avec  élégance  devant  un  cercle  de 
spectateurs  attentifs. 

Toute  cette  foule  brillait,  scintillait,  poudroyait,  tintait,  clamait, 
grondait.  Les  imprécations  des  chameliers  qui  frappaient  leurs 
bêtes,  les  cris  des  marchands  qui  vendaient  des  amulettes  contre  la 


THAÏS.  617 

lèpre  et  le  mauvais  œil,  la  psalmodie  des  moines  qui  chantaient 
des  versets  de  l'Écriture,  les  miaulemens  des  femmes  tombées  en 
crise  prophétique,  les  glapissemens  des  mendians  qui  répétaient 
d'antiques  chansons  de  harem,  le  bêlement  des  moutons,  le  brai- 
ment des  ânes,  les  appels  des  marins  aux  passagers  attardés,  tous 
ces  bruits  confondus  faisaient  un  vacarme  assourdissant,  que  do- 
minait encore  la  voix  stridente  des  petits  négrillons  nus,  courant 
partout  pour  offrir  des  bananes  fraîches. 

Et  tous  ces  êtres  divers  s'étouffaient  sous  le  ciel  blanc,  dans  un 
air  épais,  chargé  du  parfum  des  femmes,  de  l'odeur  des  nègres, 
de  la  fumée  des  fritures,  et  des  vapeurs  des  gommes  que  les  dévotes 
achetaient  à  des  bergers,  pour  les  brûler  devant  le  saint. 

La  nuit  venue,  de  toutes  parts  s'allumaient  des  feux,  des  torches, 
des  lanternes,  et  ce  n'était  plus  qu'ombres  rouges  et  formes  noires 
Debout  au  milieu  d'un  cercle  d'auditeurs  accroupis,  un  vieillard, 
le  visage  éclairé  par  un  lampion  fumeux,  contait  comment  jadis 
Bitiou  enchanta  son  cœur,  se  l'arracha  de  la  poitrine,  le  mit  dans 
un  acacia  et  puis  se  changea  lui-même  en  arbre.  11  faisait  de  grands 
gestes,  que  son  ombre  répétait  avec  des  déformations  risibles,  et 
l'auditoire  émerveillé  poussait  des  cris  d'admiration.  Dans  les  ca- 
barets, les  buveurs,  couchés  sur  des  divans,  se  faisaient  servir  de 
la  bière  et  du  vin.  Des  danseuses,  les  yeux  peints  et  le  ventre  nu, 
représentaient  devant  eux  des  scènes  religieuses  et  lascives.  A 
l'écart,  des  jeunes  hommes  jouaient  aux  dés  ou  à  la  mourre,  et 
des  vieillards  suivaient  dans  l'ombre  les  prostituées.  Seule,  au- 
dessus  de  ces  formes  agitées  s'élevait  l'immuable  colonne  ;  la  tête 
aux  cornes  de  vache  regardait  dans  l'ombre  et  au-dessus  d'elle 
Paphnuce  veillait,  entre  le  ciel  et  la  terre.  Tout  à  coup  la  lune  se 
lève  sur  le  Ml,  semblable  à  l'épaule  nue  d'une  déesse.  Les  col- 
lines ruissellent  de  lumière  et  d'azur  et  Paphnuce  croit  voir  la 
chair  de  Thaïs  étinceler  dans  les  lueurs  des  eaux,  parmi  les  saphirs 
de  la  nuit. 

Les  jours  s'écoulaient  et  le  saint  demeurait  sur  son  pilier.  Quand 
vint  la  saison  des  pluies,  l'eau  du  ciel,  passant  à  travers  les  fentes 
de  la  toiture,  inonda  son  corps;  ses  membres  engourdis  devin- 
rent incapables  de  mouvement.  Brûlée  par  le  soleil,  rongée  par  la 
rosée,  sa  peau  se  fendait  ;  de  larges  ulcères  dévoraient  ses  bras  et 
ses  jambes.  Mais  le  désir  de  Thaïs  le  consumait  intérieurement,  et 
il  criait  : 

—  Ce  n'est  pas  assez.  Dieu  puissant  !  Encore  des  tentations  ! 
Encore  des  pensées  immondes  !  Encore  de  monstrueux  désirs  !  Sei- 
gneur, fais  passer  en  moi  toute  la  luxure  des  hommes,  afin  que 
je  l'expie  toute  l  S'il  est  faux  que  la  chienne  d'Argos  ait  pris  sur 
elle  les  péchés  du  monde,  comme  je  l'ai  entendu  dire  à  certain 


618  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

forgeron  d'impostures,  celte  fable  contient  pourtant  un  sens  caché 
dont  je  reconnais  aujourd'hui  l'exactitude.  Car  il  est  vrai  que  les 
infamies  des  peuples  entrent  dans  l'âme  des  saints  pour  s'y  perdre 
comme  dans  un  puits.  Aussi,  les  âmes  des  justes  sont-elles  souil- 
lées de  plus  de  fange  que  n'en  conthit  jamais  l'àme  d'un  pécheur. 
Et  c'est  pourquoi  je  te  glorifie,  mon  Dieu,  d'avoir  fait  de  moi 
l'égout  de  l'univers. 

Mais  voici  qu'une  grande  rumeur  s'éleva  un  jour  dans  la  ville 
sainte  et  monta  jusqu'aux  oreilles  de  l'ascète  :  un  très  grand  per- 
sonnage, un  homme  des  plus  illustres,  le  préfet  de  la  flotte 
d'Alexandrie,  Lucius-Aurélius  Cotta,  va  venir, il  vient,  il  approche! 

La  nouvelle  était  vraie.  Le  vieux  Cotta,  parti  pour  inspecter  les 
canaux  et  la  navigation  du  ^'il,  avait  témoigné  à  plusieurs  reprises 
le  désir  de  voir  le  stylite  et  la  nouvelle  ville,  à  laquelle  on  donnait 
le  nom  de  Stylopolis.  Un  matin,  les  Stylopolitains  virent  le  fleuve 
tout  couvert  de  voiles.  A  bord  d'une  galère  dorée  et  tendue  de 
pourpre,  Cotta  apparut,  suivi  de  sa  flottille.  Il  mit  pied  à  terre  et 
s'avança  accompagné  d'un  secrétaire  qui  portait  ses  tablettes  et 
d'Aristée,  son  médecin,  avec  qui  il  aimait  à  converser.  Une  suite 
nombreuse  marchait  derrière  lui  et  la  berge  était  couverte  de  lati- 
claves  et  de  costumes  militaires.  A  quelques  pas  de  la  colonne,  il 
s'arrêta  et  se  mit  à  examiner  le  stylite  en  s'épongeant  le  front  avec 
un  pan  de  sa  toge.  D'un  esprit  naturellement  cm'ieux,  il  avait  beau- 
coup observé  dans  ses  longs  voyages.  11  ahnait  à  se  souveuir  et 
méditait  d'écrire,  après  l'histoire  punique,  un  livre  des  choses  sin- 
gulières qu'il  avait  vues.  Il  semblait  s'intéresser  beaucoup  au  spec- 
tacle qui  s'offrait  à  lui. 

—  Voilà  qui  est  étrange!  disait-il,  tout  suant  et  soufflant.  Et,  — 
circonstance  digne  d'être  rapportée,  —  cet  homme  est  mon  hôte. 
Oui,  ce  moine  vint  souper  chez  moi  l'an  passé  ;  après  quoi  il  enleva 
une  comédienne. 

Et,  se  tournant  vers  son  secrétaire  : 

—  Note  cela,  enfant,  sur  mes  tablettes  ;  ainsi  que  les  dimensions 
de  la  colonne,  sans  oublier  la  forme  du  chapiteau. 

Puis,  s'épongeant  le  front  de  nouveau  : 

—  Des  personnes  dignes  de  foi  m'ont  assuré  que  depuis  un  an 
qu'il  est  monté  sur  cette  colonne,  notre  moine  ne  l'a  pas  quittée 
un  moment.  Aristée,  cela  est-il  possible? 

—  Cela  est  possible  à  un  fou  et  à  un  malade,  répondit  Aristée,, 
et  ce  serait  impossible  à  un  homme  sain  de  corps  et  d'esprit.  Ne 
sais-tu  pas,  Lucius,  que  les  maladies  de  l'âme  et  du  corps  comr- 
muniquent  à  ceux  qui  en  sont  affligés  des  pouvoirs  que  ne  pos- 
sèdent pas  les  hommes  bien  portans.  Et  à  vrai  dire,  il  n'y  a  réel- 
Iciiaent  ni  bomie  ni  mauvaise  santé.  Il  y  a  seulement  des  états- 


THAl'S.  619 

diiïerens  des  organes.  A  force  d'étudier  ce  qu'on  nomme  les  ma- 
ladies, j'en  suis  arrivé  à  les  considérer  comme  les  formes  néces- 
saires de  la  vie.  Je  prends  plus  de  plaisir  à  les  étudier  qu'à  les 
combattre.  Il  y  en  a  qu'on  ne  peut  observer  sans  admiration  et  qui 
cachent,  sous  un  désordre  apparent,  des  harmonies  profondes,  et 
c'est  certes  une  belle  chose  qu'une  fièvre  quarte  !  Parfois  certaines 
aftections  du  corps  déterminent  une  exaltation  subite  des  facultés 
de  l'esprit.  Tu  connais  Créon.  Enfant,  il  était  bègue  et  stupide. 
Mais  s'étant  fendu  le  crâne  en  tombant  du  haut  d'un  escalier,  il 
devint  l'habile  avocat  que  tu  sais.  Il  faut  que  ce  moine  soit  atteint 
dans  quelque  organe  caché.  D'ailleurs,  son  genre  d'existence  n'est 
pas  aussi  singulier  qu'il  te  semble,  Lucius.  Rappelle-toi  les  gymno- 
sophistes  de  l'Inde  qui  peuvent  garder  une  entière  immobilité,  non 
point  seulement  le  long  d'une  année,  mais  dm-ant  vingt,  trente  et 
quarante  ans. 

—  Par  Jupiter!    s'écria  Cotta,  voilà  une  grande  aberration!  Car 
riiomme  est  né  pour  agir  et  l'inertie  est  un  crime  impardonnable, 
puisqu'il  est  commis  au  préjudice  de  l'État.  Je  ne  sais  trop  à  quelle 
croyance  rapporter  une  pratique  si  funeste.  Il  est  vraisemblable 
qu'on  doit  la  rattacher  à  certains  cultes  asiatiques.  Du  temps  que 
j'étais  gouverneur  de  Syrie,  j'ai  vu  d'impurs  symboles  érigés  sur 
les  propylées  de  la  ville  d'Héra.   Un  homme  y  monte  deux  fois 
l'an  et  y  demeure  pendant  sept  jours.  Le  peuple  est  persuadé  que 
cet  homme,  conversant  avec  les  dieux,  obtient  de  lem*  providence 
la  prospérité  de  la  Syrie.  Cette  coutume  me  parut  dénuée  de  rai- 
son ;  toutefois,  je  ne  fis  rien  pour  la  détruire.  Car  j'estime  qu'un 
fonctionnaire  doit,  non  point  abolir  les  usages  des  peuples,  mais 
au  contraire  en  assurer  l'observation.  Il  n'appartient  pas  au  gou- 
vernement d'imposer  des  croyances;   son  devoir  est  de   donner 
satisfaction  à  celles  qui  existent  et  qui,  bonnes  ou  mauvaises,  ont 
été  déterminées  par  le  génie  des  temps,  des  lieux  et  des  races. 
S'il  entreprend  de  les  combattre,  il  se  montre  révolutionnaire  par 
l'esprit,    tyrannique  dans  ses  actes,   et  il  est  justement  détesté. 
D'ailleurs,   comment  s'élever  au-dessus  des  superstitions  du  vul- 
gaire, sinon  en  les  comprenant  et  en  les  tolérant?  Aristée,  je  suis 
d'avis  qu'on   laisse   ce  néphélococcygien  en  paix  dans  les  airs, 
exposé  seulement  aux  offenses  des  oiseaux.  Ge  n'est  point  en  le 
violentant  que  je  prendrai  avantage  sur  Lui,  mais  bien  en  me  ren- 
dant compte  de -ses  pensées  et  de  ses  croyances. 

Il  souffla,  toussa,  posa  la  main  sur  l'épaule  de  son  secrétaire  : 

—  Enfant,  note  que  dans  certaines  sectes  chrétiennes,  il  est 
lecommandablc  d'enlever  des  courtisanes  et  de  vivre  sur  des  co- 
lonnes. Tu  peux  ajouter  que  ces  usages  supposent  le  culte  desdivi- 


020  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nités  génésiques.  Mais,  à  cet  égard,  nous  devons  l'interroger  lui- 
même. 

Puis,  levant  la  tête  et  portant  sa  main  sur  ses  yeux,  pour  n'être 
point  aveuglé  par  le  soleil,  il  enfla  sa  voix  : 

—  Holà!  Paphnuce.  S'il  te  souvient  que  tu  fus  mon  hôte,  ré- 
ponds-moi. Que  fais-tu  là-haut?  Pourquoi  y  es-tu  monté  et  pour- 
quoi y  demeures-tu  ? 

Paphnuce,  considérant  que  Cotta  était  idolâtre,  ne  daigna  pas 
lui  faire  de  réponse.  Mais  Flavien ,  son  disciple ,  s'approcha 
et   dit  : 

—  Illustrissime  seigneur,  ce  saint  homme  prend  les  péchés  du 
monde  et  guérit  les  maladies. 

—  Par  Jupiter!  tu  l'entends,  Aristée,  s'écria  Cotta.  Le  néphélo- 
coccygien  exerce,  comme  toi,  la  médecine  !  Que  dis-tu  d'un  con- 
frère si  élevé? 

Aristée  secoua  la  tête  : 

—  Il  est  possible  qu'il  guérisse  mieux  que  je  ne  fais  moi-même  | 
certaines  maladies,  telles,  par  exemple,  que  l'épilepsie,  nommée 
vulgairement  mal  divin,  bien  que  toutes  les  maladies  soient  éga- 
lement divines,  car  elles  viennent  toutes  des  dieux.  Mais  la  cause! 
de  ce  mal  est  en  partie  dans  l'imagination,  et  tu  reconnaîtras,  Lu-j 
cius,  que  ce  moine  ainsi  juché  sur  cette  tête  de  déesse  frappe  l'ima-l 
gination  des  malades  plus  fortement  que  je  ne  saurais  le  faire 
courbé  dans  mon  officine  sur  mes  mortiers  et  mes  fioles.  Il  y  a  des 
forces,  Lucius,  infiniment  plus  puissantes  que  la  raison  et  que  la 
science. 

—  Lesquelles?  demanda  Cotta. 

—  L'ignorance  et  la  folie,  répondit  Aristée. 

—  J'ai  rarement  vu  quelque  chose  de  plus  curieux  que  ce  que 
je  vois  en  ce  moment,  reprit  Cotta,  et  je  souhaite  qu'un  jour  un 
écrivain  habile  raconte  la  fondation  de  Stylopolis.  Mais  les  spec- 
tacles les  plus  rares  ne  doivent  pas  retenir  plus  longtemps  qu'il  ne 
convient  un  homme  grave  et  laborieux.  Allons  inspecter  les  ca- 
naux. Adieu,  bon  Paphnuce!  ou  plutôt,  au  revoir.  Si  jamais,  redes- 
cendu sur  la  terre,  tu  retournes  à  Alexandrie,  ne  manque  pas, 
je  t'en  prie,  de  venir  souper  chez  moi. 

Ces  paroles,  entendues  par  les  assistans,  passèrent  de  bouche 
en  bouche  et,  publiées  par  les  fidèles,  ajoutèrent  une  incompa- 
rable splendeur  à  la  gloire  de  Paphnuce.  De  pieuses  imaginations 
les  ornèrent  et  les  transformèrent,  et  l'on  contait  que  le  saint,  du 
haut  de  sa  stèle,  avait  converti  le  préfet  de  la  flotte  à  la  foi  des 
apôtres  et  des  pères  de  iXicée.  Les  croyans  donnaient  aux  der- 
nières paroles  d'AuréUus  Cotta  un  sens  figuré  :  dans  leur  bouche, 


'■ 


iii 


THAÏS.  621 

le  souper  auquel  ce  personnage  avait  convié  l'ascète  devenait  une 
sainte  communion,  des  agapes  spirituelles,  un  banquet  céleste. 
On  enrichissait  le  récit  de  cette  rencontre  de  circonstances  mer- 
veilleuses auxquelles  ceux  qui  les  imaginaient  ajoutaient  foi  les 
premiers.  On  disait  qu'au  moment  où  Cotta,  après  une  longue 
dispute,  avait  confessé  la  vérité,  un  ange  était  venu  du  ciel  essuyer 
la  sueur  de  son  front.  On  ajoutait  que  le  médecin  et  le  secrétaire 
du  préfet  de  la  flotte  l'avaient  suivi  dans  sa  conversion.  Et,  le  mi- 
racle étant  notoire,  les  diacres  des  principales  églises  de  Libye  en 
rédigèrent  les  actes  authentiques.  On  peut  dire  sans  exagération 
que,  dès  lors,  le  monde  entier  fut  saisi  du  désir  de  voir  Paphnuce, 
et  qu'en  occident  comme  en  orient,  tous  les  chi'é tiens  tournaient 
vers  lui  leurs  regards  éblouis.  Les  plus  illustres  cités  d'Italie  lui 
envoyèrent  des  ambassadeurs  et  le  césar  de  Rome,  le  divin  Cons- 
tant, qui  soutenait  l'orthodoxie  chrétienne,  lui  écrivit  une  lettre 
que  des  légats  lui  remirent  avec  un  grand  cérémonial.  Or,  une 
nuit,  tandis  que  la  ville  éclose  à  ses  pieds  dormait  dans  la  rosée, 
il  entendit  une  voix  qui  disait  : 

—  Paphnuce,  tu  es  illustre  par  tes  œuvres  et  puissant  par  la 
parole.  Dieu  t'a  suscité  pour  faire  éclater  sa  gloire.  Il  t'a  choisi 
pour  opérer  des  miracles,  guérir  les  malades,  convertir  les  païens, 
éclairer  les  pécheurs,  confondre  les  ariens  et  rétablir  la  paix  de 
l'Église. 

Paphnuce  répondit: 

—  Que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite  ! 
La  voix  reprit  : 

—  Lève-toi,  Paphnuce,  et  va  trouver  dans  son  palais  l'impie 
Constance,  qui,  loin  d'imiter  la  sagesse  de  son  frère  Constant,  favo- 
rise l'erreur  d'Arius  et  de  Marcus.  Va!  Les  portes  d'airain  s'ouvri- 
ront devant  toi  et  tes  sandales  résonneront  sur  le  pavé  d'or  des  ba- 
siliques, devant  le  trône  des  césars,  et  ta  voix  redoutable  changera 
le  cœur  du  fils  de  Constantin.  Tu  régneras  sur  l'Eglise  pacifiée  et 
puissante.  Et,  de  même  que  l'âme  conduit  le  corps,  l'Eglise  gouver- 
nera l'Empire.  Tu  seras  placé  au-dessus  des  sénateurs,  des  comtes 
et  des  patrices.  Tu  feras  taire  la  faim  du  peuple  et  l'audace  des 
barbares.  Le  vieux  Cotta,  sachant  que  tu  es  le  premier  dans  le 
gouvernement,  recherchera  l'honneur  de  te  laver  les  pieds.  A  ta 
mort,  on  portera  ton  cilice  au  patriarche  d'Alexandrie,  et  le  grand 
Athanase,  blanchi  dans  la  gloire,  le  baisera  comme  les  reliques 
d'un  saint.  Val 

Paphnuce  répondit  : 

—  Que  la  volonté  de  Dieu  soit  accomplie  î 

Et,  faisant  effort  pour  se  mettre  debout,  il  se  préparait  à  des- 
cendre. Mais  la  voix,  devinant  sa  pensée,  lui  dit  : 


622  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Surtout,  ne  descends  point  par  cette  échelle.  Ce  serait  agir 
comme  un  homme  ordinain'  et  méconnaître  les  dons  qui  sont  en 
toi.  Mesure  mieux  ta  puissance,  angclique  Paphnuce.  Un  aussi 
-grand  saint  que  tu  es  doit  voler  dans  les  airs.  'Bautc;  les  anges 
sont  là  pour  te  soutenir.  Saute  donc  ! 

Paphnuce  répondit  : 

—  Que  la  volonté  de  Dieu  règne  sur  la  terre  et  dans'  les  eieux  ! 
Balançant  ses  longs  bras  étendus  comme  les  ailes  dépenaillées 

d'un  grand  oiseau  malade,  il  allait  s'élancer  quand  tout  à  coup  un 
ricanement  hideux  résonna  à  son  oreille.  Epouvanté,  il  demanda  : 

—  Qui  donc  rit  ainsi? 

—  Ah  !  ah  !  glapit  la  voix,  nous  ne  sommes  encore  qu'au  début 
ide  notre  amitié  ;  tu  feras  un  jour  plus  intime  connaissance  avec 
moi.  Très  cher,  c'est  moi  qui  t'ai  fait  monter  ici  et  je  dois  te  témoi- 
gner toute  ma  satisfaction  de  la  docilité  avec  laquelle  tu  accomplis 
mes  désirs.  Paphnuce,  je  suis  content  de  toi  ! 

Pvaphnuce  murmura  d'une  voix  étranglée  par  la  peur  : 

—  Arrière,  arrière  !  Je  te  reconnais  :  tu  es  celui  qui  porta  Jésus 
sur  le  pinacle  du  temple  et  lui  montra  tous  les  royaumes  de  ce 

-monde. 

i  II. retomba  consterné  sur  la  pierre. 

—  Gomment  ne  l'ai-je  pas  reconnu  plus  tôt?  songeait-il.  Plus 
misérable  que  ces  aveugles,  ces  sourds,  ces  paralytiques  qui  espè- 
rent en  moi,  j'ai  perdu  le  sens  des  choses  surnaturelles,  et  plus 
dépravé  que  les  maniaques  qui  mangent  de  la  terre  et  s'approchent 
des  cadavres,  je  ne  distingue  plus  les  clameurs  de  l'enfer  des  voix 
du  ciel.  J'ai  perdu  jusqu'au  discernement  du  nouveau-né  qui  pleure 
quand  on  le  tire  du  sein  de  sa  nourrice,  du  chien  qui  flaire  la 
traoe  de  son  maître,  de  la  plante  qui  se  tourne  vers  le  soleil.  Je 
suis  le  jouet  des  diables.  Ainsi,  c'est  Satan  qui  m'a  conduit  ici. 
Quand  il  me  hissait  sur  ce  faîte,  la  luxure  et  l'orgueil  y  montaient 
à  mon  côté.  Ce  n'est  pas  la  grandeur  de  mes  tentations  qui  me 
consterne.  Antoine  sur  sa  montagne  en  subit  de  pareilles.  Et  je  veux 
bien  que  leurs  épées  transpercent  ma  chair  sous  le  regard  des 
anges.  J'en  suis  arrivé  même  à  chérir  mes  tortures.  Mais  Dieu  se 
tait  et  son  silence  m'étonne.  Il  me  quitte,  moi  qui  n'avais  que  lui; 
il  me.  laisse  seul,  dans  l'horreur  de  son  absence.  Il  me  fuit.  Je  veux 
courir  après  lui.  Cette  pierre  me  brûle  les  pieds.  Vite,  partons, 
rattrapons  Dieu. 

Aussitôt,  il  saisit  l'échelle  qui  demeurait  appuyée  à  la  colonne,  y 
posa  les  pieds  et  ayant  franchi  un  échelon,  il  se  trouva  face  à  lace 
avec  la  bête  :  elle  souriait  étrangement.  Il  lui  fut  certain  alors 
quexe  qu'il  avait  pris  pour  le  siège  de  son  repos  et  de  sa  gloire 
n'était  que  l'instrument  diabolique  de  son  trouble  et  de  sa  dam- 


THAÏS.  623 

nation.  Il  descendit  à  la  hâte  tous  les  degrés  et  toucha  le  sol. 
Ses  pieds  avaient  oublié  la  terre;  ils  chancelaient.  Mais  sentant 
sur  lui  l'ombre  de  la  colonne  maudite,  il  les  forçait  à  courir. 
Tout  dormait.  Il  traversa  sans  être  vu  la  grande  place  entourée  de 
cabarets,  d'hôtelleries  et  de  caravansérails  et  se  jeta  dans  une  ruelle 
qui.  montait  vers  les  collines  libyques.  Un  cliien,  qui  le  poursuivait 
en  aboyant,  ne  s'arrêta  qu'aux  premiers  sables  du  désert.  Et  Paph- 
nu.ce  s'en  alla  par  la  contrée  où  il  n'y  a  de  route  que  la  piste  des 
bêtes  sauvages.  Laissant  derrière  lui  les  cabanes  abandonnées  par 
les  faux  monnayeurs,  il  poursuivit  toute  la  nuit  et  tout  le  jour  sa 
fuite  désolée.  Enfln,  près  d'expirer  de  faim,  de  soif  et  de  l'atigue 
et  ne  sachant  pas  encore  si  Dieu  était  loin,  il  découvrit  une  ville 
muette  qui  s'étendait  à  droite  et  à  gauche  et  s'allait  perdre  dans  la 
pourpre  de  l'horizon.  Les  demeures,  largement  isolées  et  pareilles 
les  unes  aux  autres,  ressemblaient  à  des  pyramides  coupées  à  la 
moitié  de  leur  hauteur.  C'étaient  des  tombeaux.  Les  portes  en  étaient 
brisées  et  l'on  voyait  dans  l'ombre  des  salles  luire  les  yeux  des 
hyènes  et  des  loups  qui  nourrissaient  leurs  petits,  tandis  que  les 
morts  gisaient  sur  le  seuil,  dépouillés  par  les  brigands  et  rongés 
par  les  bêtes.  Ayant  traversé  cette  ville  funèbre,  Paphnuce  tomba 
exténué  devant  un  tombeau  qui  s'élevait  à  l'écart  près  d'une  source 
couronnée  de  palmiers.  Ce  tombeau  était  très  orné,  et  comme  il 
n'avait  plus  de  porte,  on  apercevait  du  dehors  une  chambre 
peinte,  dans  laquelle  nichaient  des  serpens. 

—  Voici,  souph'a-t-il,  ma  demeure  d'élection,  le  tabernacle  de, 
mon  repentir  et  de  ma  pénitence. 

11  s'y  traîna,  chassa  du  pied  les  reptiles  et  demeura  prosterné 
sur  la  dalle  pendant  dix-huit  heures,  au  bout  desquelles  il  alla  à 
la  fontaine  boire  dans  le  creux  de  sa  main.  Puis  il  cueillit  des  dattes 
et  quelques  tiges  de  lotus  dont  il  mangea  les  graines. 

Pensant  que  ce  genre  de  vie  était  bon,  il  en  fit  la  règle  de  son 
existence.  Depuis  le  matin  jusqu'au  soir,  il  ne  levait  point  son  front 
de  dessus  la  pierre. 

Or,  un  jour  qu'il  était  ainsi  prosterné,  il  entendit  une  voix  qui 
disait  : 

—  Regarde  ces  images  afin  de  t'instruire. 

Alors,  levant  la  tête,  il  vit  sur  les  parois  de  la  chambre  des  pein- 
tures qui  représentaient  des  scènes  riantes  et  familières.  C'était  un 
ouvrage  très  ancien  et  d'une  merveilleuse  exactitude.  On  y  remar- 
quait des  cuisiniers  qui  soufflaient  le  feu,  en  sorte  que  leurs  joues 
étaient  toutes  gonflées;  d'autres  plumaient  des  oies  ou  faisaient 
cuire  des  quartiers  de  mouton  dans  des  marmites.  Plus  loin,  un 
chasseur  rapportait  sur  ses  épaules  une  gazelle  percée  de  flèches. 
Là,  des  paysans  s'occupaient  aux  semailles,  à  la  moisson,  à   a  ré- 


62ll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

coite.  Ailleurs,  aes  femmes  dansaient  au  son  des  violes,  des  flûtes 
et  de  la  harpe.  Une  jeune  fille  jouait  du  théorbe.  La  fleur  du  lotus 
brillait  dans  ses  cheveux  noirs,  finement  nattés,  sa  robe  transpa- 
rente laissait  voir  les  formes  pures  de  son  corps.  Son  sein,  sa 
bouche  étaient  en  fleur.  Son  bel  œil  regardait  de  face  sur  un  visage 
tourné  de  profil.  Et  cette  figure  était  exquise.  Paphnuce,  l'ayant 
considérée,  baissa  les  yeux  et  répondit  à  la  voix  : 

—  Pourquoi  m'ordonnes-tu  de  regarder  ces  images  ?  Sans  doute 
elles  représentent  les  journées  terrestres  de  l'idolâtre  dont  le  corps 
repose  ici  sous  mes  pieds,  au  fond  d'un  puits,  dans  un  cercueil  de 
basalte  noir.  Elles  rappellent  la  vie  d'un  mort  et  sont,  malgré  leurs 
vives  couleurs,  les  ombres  d'une  ombre.  La  vie  d'un  mort  !  0  va- 
nité !.. 

—  Il  est  mort,  mais  il  a  vécu,  reprit  la  voix,  et  toi,  tu  mourras, 
et  tu  n'auras  pas  vécu. 

A  compter  de  ce  jour  Paphnuce  n'eut  plus  un  moment  de  repos. 
La  voix  lui  parlait  sans  cesse.  La  joueuse  de  théorbe,  de  son  œil  aux 
longues  paupières,  le  regardait  fixement. 

A  son  tour  elle  parla: 

—  Vois:  je  suis  mystérieuse  et  belle.  Aime-moi;  épuise  dans 
mes  bras  l'amour  qui  te  tourmente.  Que  te  sert  de  me  craindre?  Tu 
ne  peux  m'échapper.  Je  suis  la  beauté  de  la  femme.  Ou  penses-tu 
me  fuir,  insensé  ?  Tu  retrouveras  mon  image  dans  l'éclat  des  fleurs 
et  dans  la  grâce  des  palmiers,  dans  le  vol  des  colombes,  dans  les 
bonds  des  gazelles,  dans  la  fuite  onduleuse  des  ruisseaux,  dans  les 
molles  clartés  de  la  lune,  et,  si  tu  fermes  les  yeux,  tu  la  retrouve- 
ras en  toi-même.  Il  y  a  mille  ans  que  l'homme  qui  dort  ici,  entouré 
de  bandelettes,  dans  un  lit  de  pierre  noire,  m'a  pressé  sur  son 
cœur.  Il  y  a  mille  ans  qu'il  a  reçu  le  dernier  baiser  de  ma  bouche 
et  son  sommeil  en  est  encore  parfumé.  Tu  me  connais  bien,  Paph- 
nuce. Comment  ne  m'as-tu  pas  reconnue?  Je  suis  une  des  innom- 
brables incarnations  de  Thaïs.  Tu  es  un  moine  instruit  et  très  avancé 
dans  la  connaissance  des  choses.  Tu  as  voyagé,  et  c'est  en  voyage 
qu'on  apprend  le  plus  ;  souvent  une  journée  qu'on  passe  dehors 
apporte  plus  de  nouveautés  que  dix  années  pendant  lesquelles  on 
reste  chez  soi.  Or  tu  n'es  pas  sans  avoir  entendu  dire  que  Thaïs  a 
vécu  jadis  dans  Argos  sous  le  nom  d'Hélène.  Elle  eut  dans  Thèbes 
Hécatompyle  une  autre  existence.  Et  Thaïs  de  Thèbes,  c'était  moi. 
Comment  ne  l'as-tu  pas  deviné?  J'ai  pris,  vivante,  ma  large  part 
des  péchés  du  monde  et  maintenant,  réduite  ici  à  l'état  d'ombre, 
je  suis  encore  très  capable  de  prendre  tes  péchés,  moine  bien-aimé. 
D'où  vient  ta  surprise  ?  Il  était  pourtant  certain  que  partout  où  tu 
irais  tu  retrouverais  Thaïs. 

11  se  frappait   le  front  contre  la  dalle  et  criait  d'épouvante.  Et 


THAÏS.  625 

chaque  nuit  la  joueuse  de  Ihéorbe  quittait  la  muraille,  s'approchait 
et  parlait  d'une  voix  claire  mêlée  de  souilles  frais.  Et,  comme  le 
saint  homme  résistait  aux  tentations  qu'elle  lui  donnait,  elle  lui 
dit  ceci  : 

—  Aime-moi;  cède,  ami. Tant  que  tu  me  résisteras,  jeté  tour- 
menterai. Tu  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  la  patience  d'une  morte. 
J'attendrai,  s'il  le  faut,  que  tu  sois  mort.  Étant  magicienne,  je  sau- 
rai faire  entrer  dans  ton  corps  sans  vie  un  esprit  qui  l'animera  de 
nouveau  et  qui  ne  me  refusera  pas  ce  que  je  t'aurai  demande  en 
vain.  Et  songe,  Paphnuce,  à  l'étrangeté  de  ta  situation,  quand  ton 
âme  bienheureuse  verra  du  haut  du  ciel  son  propre  corps  se  livrer 
au  péché.  Dieu,  qui  a  promis  de  te  rendre  ce  corps  après  le 
jugement  dernier  et  la  consommation  des  siècles,  sera  lui-même 
fort  embarrassé.  Comment  pourra-t-il  installer  dans  la  gloire 
céleste  une  forme  humaine  habitée  par  un  diable  et  gardée  par 
une  sorcière?  Tu  n'as  pas  songé  à  cette  difficulté.  Dieu  non  plus, 
peut-être.  Entre  nous,  il  n'est  pas  bien  subtil.  La  plus  simple  ma- 
gicienne le  trompe  aisément,  et,  s'il  n'avait  ni  son  tonnerre,  ni 
les  cataractes  du  ciel,  les  marmots  des  villages  lui  tireraient  la 
barbe.  Certes,  il  n'a  pas  autant  d'esprit  que  le  vieux  serpent,  son 
adversaire.  Celui-là  est  un  merveilleux  artiste.  Je  ne  suis  si  belle 
que  parce  qu'il  a  travaillé  à  ma  parure.  C'est  lui  qui  m'a  enseigné 
à  natter  mes  cheveux  et  à  me  faire  des  doigts  de  rose  et  des  ongles 
d'agate.  Tu  l'as  trop  méconnu.  Quand  tu  es  venu  te  loger  dans  ce 
tombeau,  tu  as  chassé  du  pied  les  serpens  qui  y  habitaient,  sans 
t'inquiéter  de  savoir  s'ils  étaient  de  sa  famille,  et  tu  as  écrasé  leurs 
œufs.  Je  crains,  mon  pauvre  ami,  que  tu  ne  te  sois  mis  une  mé- 
chante affaire  sur  les  bras.  On  t'avait  pourtant  averti  qu'il  était 
musicien  et  amoureux.  Qu'as-tu  fait  ?  Te  voilà  brouillé  avec  la 
science  et  la  beauté.  Tu  es  tout  à  fait  misérable,  et  laveh  ne  vient 
point  à  ton  secours.  11  n'est  pas  probable  qu'il  vienne.  Étant  aussi 
grand  que  tout,  il  ne  peut  bouger,  faute  d'espace,  et  si,  par  im- 
possible, il  faisait  le  moindre  mouvement,  toute  la  création  serait 
bousculée.  Mon  bel  ermite,  donne-moi  un  baiser. 

Paphnuce  n'ignorait  pas  les  prodiges  opérés  par  les  arts  ma- 
giques.  11   songeait,    dans   sa   grande   inquiétude  : 

Peut-être  le  mort  enseveli  à  mes  pieds  sait-il  les  paroles  écrites 
dans  ce  livre  mystérieux,  qui  demeure  caché  non  loin  d'ici  au  fond 
d'une  tombe  royale.  Par  la  vertu  de  ces  paroles,  les  morts,  repre- 
nant la  forme  qu'ils  avaient  sur  la  terre,  voient  la  lumière  du  soleil 
et  le  sourire  des  femmes. 

Sa  peur  était  que  la  joueuse  de  théorbe  et  le  mort  pussent  se 
TOME  xciv.  —  1889.  /jO 


^ 

<. 


626  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

joindre,  comme  de  leur  vivant  et  parfois,  il  croyait  entendi-e  le 
souille  léger  des  baisers.  Tout  lui  était  trouble,  et  maintenant,  en 
l'absence  de  Dieu,  il  craignait  de  penser  autant  que  de  sentit-. 
Certain  soii*,  comme  il  se  tenait  prosterné  selon  sa  coutume,  une 
voix  inconnue  lui  dit  : 

—  Paplmuce,  il  y  a  sur  la  terre  plus  de  peuples  que  tu  ne  crois, 
et,  si  je  te  montrais  ce  que  j"ai  vu,  tu  mourrais  d'épouvante.  Il  y  a 
des  hommes  qui  portent,  au  milieu  dti  front,  tm  œil  miique.  Il  y  a 
des  hommes  qui  n'ont  qu'une  jambe  et  marchent  en  sautant;  il  y 
a  des  hommes  qui  changent  de  sexe,  et  de  femelles  de^iemient 
mâles.  Il  y  a  des  hommes  arbres  qui  poussent  des  racines  en 
terre.  Et  il  y  a  des  hommes  sans  tête,  avec  deux  yeux,  un  nez,  une 
bouche  sur  la  poitrine.  De  bonne  foi,  crois-tu  que  Jésus-Christ  soit 
mort  pour  le  salut  de  ces  hommes'? 

C'est  ainsi  que  Paplmuce  était  tenté  sans  trêve  dans  son  corps  et 
dans  son  esprit.  La  solitude  de  ce  tombeau  était  plus  peuplée 
qu'un  carrefour  degrande  ville.  Les  démons  y  poussaient  de  grands 
éclats  de  rire,  et  des  milliers  de  larves,  d'empuses,  de  lémures,  y 
accomplissaient  le  simulacre  de  tous  les  travaux  de  la  vie.  Le  soù", 
quand  il  allait  à  la  fontaine,  des  satyres,  mêlés  à  des  faunesses, 
dansaient  autour  de  lui  et  l'entraînaient  dans  leurs  rondes  lascives. 
Les  démons  ne  le  craignaient  plus.  Ils  l'accablaient  de  railleries, 
d'injures  obscènes  et  de  coups.  Ln  jour,  un  diable  qui  n'était  pas 
plus  haut  que  le  bras  lui  vola  la  corde  dont  il  se  ceignait  les  reins. 

Il  songeait  : 

—  Pensée,  où  m'as-tu  conduit? 

Et  il  résolut  de  travailler  de  ses  mains  afin  de  procurer  à  son 
esprit  le  repos  dont  il  avait  besoin.  Près  de  la  fontaine,  des  bana- 
niers aux  larges  feuilles  croissaient  dans  l'ombre  des  palmes.  Il  en 
coupa  des  tiges,  qu'il  porta  dans  le  tombeau.  Là,  il  les  broya  sous 
une  pierre  et  les  réduisit  en  minces  lilamens,  connue  il  l'avait  vu 
faire  aux  cordiers,  car  il  se  proposait  de  fabriquer  une  corde  en 
place  de  celle  qu'un  diable  lui  avait  volée.  Les  démons  en  éprou- 
vèrent quelque  contrariété  :  ils  cessèrent  leur  vacarme,  et  la  joueuse 
de  théorbe  elle-même,  renonçant  à  la  magie,  resta  tranquille  sur  la 
paroi  peinte.  Paphnuce,  tout  en  écrasant  les  liges  des  bananiers, 
rassurait  son  courage  et  sa  foi. 

—  Avec  le  secours  du  ciel,  se  disait-il,  je  dompterai  la  chair. 
Quant  à  l'àme,  elle  a  gardé  l'espérance.  En  vain  les  diables,  en 
vain  cette  damnée  voudraient  m'inspuer  des  doutes  sur  la  natm-e 
de  Dieu.  Je  leur  répondi-ai  par  la  bouche  de  l'apôtre  Jean  :  «  Au 
commencement  était  le  Verbe  et  le  Verbe  était  Dieu.  »  C'est  ce  que 
je  crois  fermement;  et,  si  ce  que  je  crois  est  absurde,  je  le  crois 


THAÏS.  6*27 

plus  fermement  encore.  Et,  pour  mieux  dire,  il  faut  que  ce  soit 
absurde.  Sans  cela,  je  ne  le  croirais  pas  :  je  le  saurais.  Or  ce  que 
l'on  sait  ne  donne  point  la  vie,  et  c'est  la  foi  seule  qui  sauve. 

Il  exposait  au  soleil  et  à  la  rosée  les  fibres  détachées,  et  chaque 
matin  il  prenait  soin  de  les  retourner  pour  les  empêcher  de  pour- 
rir, et  il  se  réjouissait  de  sentir  renaître  en  lui  la  simplicité  de  l'en- 
fance. 

Quand  il  eut  tissé  sa  corde,  il  coupa  des  roseaux  pour  en  faire 
des  nattes  et  des  corbeilles.  La  chambre  sépulcrale  ressemblait  à 
l'atelier  d'un  vannier,  et  Paphnuce  y  passait  aisément  du  travail  à  la 
prière.  Pourtant  Dieu  ne  lui  était  pas  favorable,  car  une  nuit  il  fut 
réveillé  par  une  voix  qui  le  glaça  d'horreitr  :  il  avait  de\dné  que 
c'était  celle  du  mort.  La  voix  faisait  entendre  un  appel  rapide,  un 
chuchotement  léger  : 

—  Hélène!  Hélène!  ^iens  te  baigner  avec  moi  !  Viens  vite  ! 

Une  femme,  dont  la  bouche  ellleurait  l'oreille  du  moine,  ré- 
pondit : 

—  Ami,  je  ne  puis  me  lever;  un  homme  est  près  de  moi. 

Tout  à  coup,  Paphnuce  s'aperçut  que  sa  joue  reposait  sur  le 
sein  d'une  femme.  Il  reconnut  la  joueuse  de  théorbe,  qui,  dégagée 
à  demi,  soulevait  sa  poitrine.  Alors,  il  étreignit  désespérément  cette 
fleur  de  chair  tiède  et  parfumée,  et,  consumé  du  désir  de  la  dam- 
nation, il  cria  : 

—  Reste!  reste,  mon  ciel! 

Mais  elle  était  déjà  debout,  sur  le  seuil.  Elle  riait,  et  les  rayons 
de  la  lune  argentaient  -son  sourù-e. 

—  A  quoi  bon  rester?  disait-elle.  L'ombre  d'une  ombre  suffit  à 
un   amoureux  doué  d'une  si  vive   imagination. 

Paphnuce  pleura  dans  la  nuit;  et,  quand  vint  l'aulne,  il  exhala 
une  prière  plus  douce  qu'une  plainte  : 

—  Jésus,  mon  Jésus,  pourquoi  m'abandonnes-tu?  Tu  vois  le 
danger  où  je  suis.  Viens  me  secourir,  doux  sauveur.  Puisque  ton 
père  ne  m'aime  plus,  puisqu'il  ne  m'écoute  pas,  songe  que  je  n'ai 
que  toi.  De  lid  à  moi,  rien  n'est  possible;  je  ne  puis  le  com- 
prendre et  il  ne  peut  me  plaindre.  Mais  toi,  tu  es  né  d'une  femme, 
et  c'est  pourquoi  j'espère  en  toi.  Souviens-toi  qiie  tu  as  été  homme. 
Je  t'implore,  non  parce  que  tu  es  Dieu  de  Dieu,  lumière  de  lumière. 
Dieu  vrai  du  Dieu  vrai,  mais  parce  que  tu  vécus  pauvre  et  faible 
sur  cette  terre  où  je  souffre,  parce  que  Satan  voulut  tenter  ta 
chair,  parce  que  la  sueur  de  l'agonie  glaça  ton  front.  C'est  ton  hu- 
manité que  je  prie,  mon  Jésus,  mon  frère  Jésus. 

Après  qu'il  eutpiié  ainsi,  en  se  tordant  les  mains,  un  formidable 
léclat  de  rire  ébranla  les  murs  du  tombeau,  et  la  voix  qui  avait 
résonné  sur  le  faîte  de  la  colonne  dit  en  ricanant  : 


628  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Voilà  une  oraison  digne  du  bréviaire  de  Marcus  l'iiérétique. 
Paplinuce  est  arien,  Paphnuce  est  arien  ! 

Comme  frappé  de  la  foudre,  le  moine  tomba  inanimé.     .     .     . 

Quand  il  rouvrit  les  yeux,  il  vit  autour  de  lui  des  religieux  re- 
vêtus de  cuculles  noires  qui  lui  versaient  de  l'eau  sur  les  tempes 
et  récitaient  des  cxorcismes.  Plusieurs  se  tenaient  dehors,  portant 
des  palmes. 

—  Comme  nous  traversions  le  désert,  dit  l'un  d'eux,  nous  avons 
entendu  des  cris  dans  ce  tombeau,  et,  étant  entrés,  nous  t'avons  vu 
gisant  inerte  sur  la  dalle.  Sans  doute  des  démons  t'avaient  ter- 
rassé et  ils  se  sont  enfuis  à  notre  approche. 

Paphnuce,  soulevant  la  tête,  demanda  d'une  voix  faible  : 

—  Mes  frères,  qui  êtes-vous?  Et  pourquoi  tenez-vous  des  palmes 
dans  vos  mains.  N'est-ce  point  en  'sue  de  ma  sépulture? 

II  lui  fut  répondu  : 

—  Frère,  ne  sais-tu  pas  que  notre  père  Antoine,  âgé  de  cent 
cinq  ans,  et  averti  de  sa  fin  prochaine,  descend  du  mont  Goizin,  où 
il  s'était  retiré,  et  vient  bénir  les  innombrables  enfans  de  son  àme. 
Nous  nous  rendons  avec  des  palmes  au-devant  de  notre  père  spiri- 
tuel. Mais  toi,  frère,  comment  ignores-tu  un  si  grand  événement? 
Est-il  possible  qu'un  ange  ne  soit  pas  venu  t'en  avertir  dans  ce 
tombeau  ? 

—  Hélas!  répondit  Paphnuce,  je  ne  mérite  pas  une  telle  grâce  et 
les  seuls  hôtes  de  cette  demeure  sont  des  démons  et  des  vampires. 
Priez  pour  moi!  Je  suis  Paphnuce,  abbé  d'Antinoé,  le  plus  misé- 
rable des  serviteurs  de  Dieu. 

Au  nom  de  Paphnuce,  tous,  agitant  leurs  palmes,  murmuraient 
des  louanges.  Celui  qui  avait  déjà  pris  la  parole  s'écria  avec  admi- 
ration : 

—  Se  peut-il  que  tu  sois  ce  saint  Paphnuce  célèbre  par  de  tels 
travaux,  qu'on  doute  s'il  n'égalera  pas  un  jour  le  grand  Antoine  lui- 
même?  Très  vénérable,  c'est  toi  qui  as  converti  à  Dieu  la  courti- 
sane Thaïs  et  qui,  élevé  sur  une  haute  colonne,  as  été  ravi  par  les 
séraphins.  Ceux  qui  veillaient,  la  nuit,  au  pied  de  la  stèle,  virent 
ta  bienheureuse  assomption.  Les  ailes  des  anges  t'entouraient 
d'une  blanche  nuée  et  ta  droite  étendue  bénissait  les  demeures 
des  hommes.  Le  lendemain,  quand  le  peuple  ne  te  vit  plus,  un 
long  gémissement  monta  vers  la  stèle  découronnée.  Mais  Flavien, 
ton  disciple,  publia  le  miracle  et  prit  à  ta  place  le  gouvernement  des 
moines.  Seul,  un  homme  simple,  du  nom  de  Paul,  voulut  contre- 
dire le  sentiment  unanime.  Il  disait  qu'il  t'avait  vu  en  rêve  emporté 
par  des  diables  ;  la  foule  voulait  le  lapider,  et  c'est  merveille  qu'il 
ait  pu  échapper  à  la  mort.  Je  suis  Zozime,  abbé  de  ces  solitaire^ 


THAÏS.  629 

que  tu  vois  prosternés  à  tes  pieds.  Comme  eux,  je  m'agenouille 
devant  toi,  atin  que  tu  bénisses  le  père  avec  les  enfans.  Puis,  tu 
nous  conteras  les  merveilles  que  Dieu  a  daigné  accomplir  par  ton 
entremise. 

—  Loin  de  m'avoir  favorisé  comme  tu  crois,  répondit  Paphnuce, 
le  Seigneur  m'a  éprouvé  par  d'effroyables  tentations.  Je  n'ai  point 
été  ravi  par  les  anges.  Mais  une  muraille  d'ombre  s'est  élevée  à 
mes  yeux  et  elle  a  marché  devant  moi.  J'ai  vécu  dans  un  songe. 
Hors  de  Dieu  tout  est  rêve.  Quand  je  fis  le  voyage  d'Alexandrie, 
j'entendis  en  peu  d'heures  beaucoup  de  discours  et  je  connus  que 
l'armée  de  l'erreur  était  innombrable.  Elle  me  poursuit  et  je  suis 
environné  d'épées, 

Zozime  répondit  : 

—  Vénérable  père,  il  faut  considérer  que  les  saints  et  spéciale- 
ment les  saints  solitaires  subissent  de  terribles  épreuves.  Si  tu 
n'as  pas  été  porté  au  ciel  dans  les  bras  des  séraphins,  il  est  cer- 
tain que  le  Seigneur  a  accordé  cette  grâce  à  ton  image,  puisque 
Flavien,  les  moines  et  le  peuple  ont  été  témoins  de  ton  ravisse- 
ment. 

Cependant  Paphnuce  résolut  d'aller  recevoir  la  bénédiction  d'An- 
toine. 

—  Frère  Zozime,  dit-il,  donne-moi  une  de  ces  palmes  et  allons 
au-devant  de  notre  père. 

—  Allons,  répliqua  Zozime;  l'ordre  militaire  convient  aux  moines, 
qui  sont  des  soldats  par  excellence.  Toi  et  moi,  étant  abbés,  nous 
marcherons  devant.  Et  ceux-ci  nous  suivront  en  chantant  des 
psaumes. 

Ils  se  mirent  en  marche  et  Paphnuce  disait  : 

—  Dieu  est  l'unité,  car  il  est  la  vérité  qui  est  une.  Le  monde  est 
divers,  parce  qu'il  est  l'erreur.  Il  faut  se  détourner  de  tous  les  spec- 
tacles de  la  nature,  même  des  plus  innocens  en  apparence.  Leur 
diversité,  qui  les  rend  agréables,  est  le  signe  qu'ils  sont  mauvais. 
C'est  pourquoi  je  ne  puis  voir  un  bouquet  de  papyrus  sur  les  eaux 
dormantes  sans  que  mon  âme  se  voile  de  mélancolie.  Tout  ce  que 
perçoivent  les  sens  est  détestable.  Le  moindre  grain  de  sable 
apporte  un  danger.  Chaque  chose  nous  tente.  La  femme  n'est  que 
le  composé  de  toutes  les  tentations  éparses  dans  l'air  léger,  sur  la 
terre  fleurie,  dans  les  eaux  claires.  Heureux  celui  dont  l'âme  est 
un  vase  scellé  !  Heureux  qui  sut  se  rendre  muet,  aveugle  et  sourd 
et  qui  ne  comprend  rien  du  monde  afin  de  comprendre  Dieu! 

Zozime,  ayant  médité  ces  paroles,  y  répondit  de  la  sorte  : 

—  Père  vénérable,  il  con^■ient  que  je  t'avoue  mes  péchés,  puisque 
tu  m'as  montré  ton  âme.  Ainsi  nous  nous  confesserons  l'un  à  l'autre 
selon  l'usage  apostolique.  Avant  que  d'être  moine,  j'ai  mené  dans 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  siècle  une  vie  abominable.  A  Madaura,  ville  célèbre  par  ses  cour- 
tisanes, je  recherchais  toutes  sortes  d'amours.  Chaque  nuit,  je  sou- 
pais  en  compagnie  de  jeunes  débauchés  et  de  joueuses  de  flûte  et 
je  ramenais  chez  moi  celle  qui  m'avait  plu  davantage.  Un  saint  tel 
que  toi  n'imaginerait  jamais  jusqu'où  m'emportait  la  fureur  de  mes 
désirs.  Il  me  suffira  de  te  dire  qu'elle  n'épargnait  ni  les  matrones 
ni  les  religieuses  et  se  répandait  en  adultères  et  en  sacrilèges. 
J'excitais  par  le  vin  l'ardeur  de  mes  sens  et  l'on  me  citait  avec  rai- 
son pour  le  plus  grand  buveur  de  Madaura.  Pourtant  j'étais  chre- 
tien  et  je  gardais,  dans  mes  «garemens,  ma  foi  en  Jésus  crucifié. 
Ayant  dévoré  mes  biens  en  débauches,  je  ressentais  déjà  les  pre- 
mières atteintes  de  la  pauvreté,  quand  je  vis  le  plus  robuste  de 
mes  compagnons  de  plaisir  dépérir  rapidement  aux  atteintes  d'un 
mal  terrible.  Ses  genoux  ne  le  soutenaient  plus.  Ses  mains  inquiètes 
refusaient  de  le  servir;  ses  yeux  obscurcis  se  fermaient.  11  ne  tirait 
plus  de  sa  gorge  que  d'affreux  mugissemens.  Son  esprit,  plus  pe- 
sant que  son  corps,  sommeillait.  Car  pour  le  châtier  d'avoir  vécu 
comme  les  bêtes,  Dieu  l'avait  changé  en  bête.  La  perte  de  mes 
biens  m'avait  déjà  inspiré  des  réflexions  salutaires,  mais  l'exemple 
•  de  mon  ami  fut  plus  précieux  encore  :  il  fit  une  telle  impression 
sur  mon  cœur  que  je  quittai  le  monde  et  me  retirai  dans  le  désert. 
J'y  goûte  depuis  vingt  ans  une  paix  que  rien  n"a  troublée.  J'exerce 
avec  mes  moines  les  professions  de  tisserand,  d'architecte,  de  char- 
pentier et  même  de  scribe^  quoiqu'à  vrai  dire  j'aie  peu  de  goût 
pour  l'écriture,  ayant  toujours  à  la  pensée  préféré  l'action.  Mes 
jours  sont  pleins  de  joie  et  mes  nuits  sont  sans  rêves  et  j'estime 
que  la  grâce  du  Seigneur  est  en  moi,  parce  qu'au  milieu  des  péchés 
les  plus  horribles  j'ai  toujours  gardé  l'espérance. 

En  entendant  ces  paroles,  Paphnuce  leva  les  yeux  au  ciel  et  mur- 
mura : 

—  Seigneur,  cet  homme  souillé  de  tant  de  crimes,  cet  adultère, 
ce  sacrilège,  tu  le  regardes  avec  douceur,  et  tu  te  détournes  de 
moi,  qui  ai  toujours  observé  tes  commandemens !  Que  ta  justice 
est  obscure,  ô  mon  Dieu!  et  que  tes  voies  sont  mipénétrables ! 

Zozime  étendit  les  bras  : 

—  Regarde_,  père  vénérable  :  on  dirait,  des  deux  côtés  de  l'ho- 
rizon, des  files  noù-es  de  fourmis  émigrantes.  Ce  sont  nos  frères  qui 
vont,  comme  nous,  au-devant  d'Antoine. 

Quand  ils  parvinrent  au  lieu  du  rendez-vous,  ils  découvrirent 
un  spectacle  magnifique.  L'armée  des  religieux  s'étendait  sur  trois 
rangs  en  un  demi-cercle  mimense.  Au  premier  rang  se  tenaient 
les  anciens  du  désert,  la  crosse  à  la  main  ;  et  leurs  barbes  pen- 
daient jusqu'à  terre.  Les  moines  gouvernés  par  les  abbés  Ephrem 
et  Sérapion,  ainsi   que  tous   les    cénobites  du  Nil,  formaient  la 


THAÏS.  631 

seconde  ligne.  Derrière  eux  apparaissaient  les  ascètes,  venus  des 
rochers  lointains.  Les  uns  portaient  sur  leurs  corps  noircis  et  des- 
séches d'informes  lambeaux,  d'autres  n'avaient  pour  vêtement  que 
des  roseaux  Hés  en  botte  avec  des  viormes.  Plusieurs  étaient  nus, 
mais  Dieu  les  avait  couverts  d'un  poil  épais  comme  la  toison  des 
brebis.  Ils  tenaient  tous  à  la  main  une  palme  verte  ;  l'on  eût  dit 
un  arc-en-ciel  d'émeraude  et  ils  étaient  comparables  aux  chœurs 
des  éluS',  aux  murailles  vivantes  de  la  cité  de  Dieu. 

Il  régiîait  dans  l'assemblée  un  ordre  si  parfait  que  Paphnuce 
trouva  sans  peine  les  moines  de  son  obéissance.  Il  se  plaça  près 
d'eux,  après  avoir  pris  soin  de  cacher  son  visage  sous  sa  cuculle 
pour  demeurer  inconnu  et  ne  point  troubler  leur  pieuse  attente.  Tout 
à-  coup  s'éleva  une  immense  clameur  : 

—  Le  saint!  criait-on  de  toutes  parts!  le  saint!  voilà  le  grand 
saint  !  voilà  celui  contre  lequel  l'Enfer  n'a  point  prévalu,  le  bien- 
aime  de  Dieu!  Notre  père  Antoine! 

Puis  un  grand  silence  se  fit  et  tous  les  fronts  se  prosternèrent 
dans  le  sable. 

Du  faîte  d'une  colline,  dans  l'immensité  déserte,  Antoine  s'avan- 
çait soutenu  par  ses  disciples  bien-aimés,  Macaire  et  Amathas.  Il 
marchait  à  pa«  lents,  mais  sa  taille  était  droite  encore  et  l'on  sen- 
tait en  lui  les  restes  d'une  force  surhumaine.  Sa  barbe  blanche 
s'étalait  sur  sa  large  poitrine;  son  crâne  poli  jetait  des  rayons  de 
lumière  comme  le  front  de  Moïse.  Ses  veux  avaient  le  regard  de 
l'aigle  ;  le  sourire  de  l'enfant  brillait  sur  ses  joues  rondes.  Il  leva, 
pour  bénh-  son  peuple,  ses  bras  fatigués  par  un  siècle  de  travaux 
inouïs  et  sa  voix  jeta  ses  derniers  éclats  dans  cette  parole  d'amour  : 

—  Que  tes  pavillons  sont  beaux,  ô  Jacob  !'  Que  tes  tentes  sont 
ainiables,  ô  Israël  ! 

Aussitôt  d'un  bout  à  l'autre  de  la  muraille  animée  retentit,  comme 
un  grondement  harmonieux  de  tonnerre,  le  psaume  BcMiis  vir  qui 
limet  Doniiiiiun. 

Cependant,  accompagné  de  Macaire  et  d'Amathas,  Antoine  par- 
courait les  rangs  des  moines,  des  anachorètes  et  des  cénobites. 
Ce  voyant  qui  avait  vu  le  ciel  et  l'enfer,  ce  solitaire  qui,  du  creux  d'un 
rocher,  avait  gouverné  l'égHse  chrétienne,  ce  saint  qui  avait  sou- 
tenu la  foi  des  martyrs  aux  joui-s  de  l'épreuve  suprême,  ce  docteur 
•dont  l'éloquence  avait  foudroyé  l'hérésie,  parlait  tendrement  à  cha- 
cun de  ses  lils  et  leur  faisait  des  adieux  ftmiihers,  à  la  veille  de  sa 
rnort  bienheureuse  que  Dieu,  qui  l'aimait,  lui  avait  enfin  promise. 
Il  disait  aux  abliés  Ephrcm  et  Sérapion  : 

—  \ous  commandez  de  nombreuses  armées  et  vous  êtes  tous 
deux  d'illustres  stratèges.  Aussi  serez-vous  revêtus  dans  le  ciel 


632  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'une  armure  d'or  et  l'archange  Michel  vous  donnera  le  titre  de 
kiliarques  de  ses  milices. 

Apercevant  le  vieillard  Palémon,  il  l'embrassa  et  dit  : 

—  Voici  le  plus  doux  et  le  meilleur  de  mes  enfans.  Son  âme  ré- 
pand un  parfum  aussi  suave  que  la  fleur  des  fèves  qu'il  sème  chaque 
année. 

A  l'abbé  Zozinie  il  parla  de  la  sorte  : 

—  Tu  n'as  pas  désespéré  de  la  bonté  divine;  c'est  pourquoi  la 
paix  du  Seigneur  est  en  toi.  Le  lis  de  tes  vertus  a  fleuri  sur  le  fu- 
mier de  ta  corruption. 

Il  tenait  à  tous  des  propos  d'une  infaillible  sagesse. 
Aux  anciens  il  disait  : 

— ■  L'Apôtre  a  vu  autour  du  trône  de  Dieu  vingt-quatre  vieillards 
assis,  vêtus  de  robes  blanches  et  la  tête  couronnée. 
Aux  jeunes  hommes  : 

—  Soyez  joyeux;  laissez  la  tristesse  aux  heureux  de  ce  monde. 
C'est  ainsi  que,  parcourant  le  front  de  son  armée  fdiale,  il  semait 

les  exhortations.  Paphnuce,  le  voyant  approcher,  tomba  à  genoux, 
déchiré  entre  la  crainte  et  l'espérance. 

—  Mon  père,  mon  père,  cria-t-il  dans  son  angoisse,  mon  père, 
viens  à  mon  secours,  car  je  péris.  J'ai  donné  à  Dieu  l'âme  de  Thaïs, 
j'ai  habité  le  faîte  d'une  colonne  et  la  chambre  d'un  sépulcre.  Mon 
Iront,  sans  cesse  prosterné,  est  devenu  calleux  comme  le  genou 
d'un  chameau.  Et  pourtant  Dieu  s'est  retiré  de  moi.  Bénis-moi,  mon 
père,  et  je  serai  sauvé;  secoue  l'hysope  sur  mon  front,  et  je  serai 
lavé  et  je  brillerai  comme  la  neige. 

Antoine  ne  répondait  point.  Il  promenait  sur  ceux  d'Antinoé  ce 
regard  dont  nul  ne  pouvait  soutenir  l'éclat.  Ayant  arrêté  sa  vue  sur 
Paul,  qu'on  nommait  le  Simple,  il  le  considéra  longtemps;  puis  il 
lui  fit  signe  d'approcher.  Gomme  ils  s'étonnaient  tous  que  le  saint 
s'adressât  à  un  homme  privé  de  sens^  Antoine  dit  : 

■ —  Dieu  a  accordé  à  celui-ci  plus  de  grâces  qu'à  aucun  de  vous. 
Lève  les  yeux,  mon  fils  Paul,  et  dis  ce  que  tu  vois  dans  le  ciel. 

Paul  le  Simple  leva  les  yeux  ;  son  visage  resplendit  et  sa  langue 
se  délia. 

—  Je  vois  dans  le  ciel,  dit-il,  un  lit  orné  de  tentures  de  pourpre 
et  d'or.  Autour,  trois  vierges  font  une  garde  vigilante,  afin  qu'au- 
cune âme  n'en  approche,  sinon  l'élue  à  qui  le  lit  est  destiné. 

Croyant  que  ce  lit  était  le  symbole  de  sa  glorification,  Paphnuce 
rendait  déjà  grâces  à  Dieu.  Mais  Antoine  lui  fit  signe  de  se  taire 
et  d'écouter  le  Simple  qui  murmurait  dans  l'extase  : 

—  Les  trois  vierges  me  parlent  ;  elles  me  disent  :  a  Une  sainte 
est  près  de  quitter  la  terre  ;  Thaïs  d'Alexandrie  va  mourir.  Et  nous 


THAÏS.  633 

avons  dressé  le  lit  de  sa  gloire,  car  nous  sommes  ses  vertus,  la  Foi, 
la  Crainte,  et  l'Amour.  » 
Antoine  demanda  : 

—  Doux  enfant,  que  vois-tu  encore  ? 

Paul  promena  vainement  ses  regards  du  zénith  au  nadir,  du  cou- 
chant au  levant,  quand  tout  à  coup  ses  yeux  rencontrèrent  l'abbé 
d'Antinoé.  Une  sainte  épouvante  pàht  son  visage  et  ses  prunelles 
reflétèrent  des  flammes  invisibles. 

—  Je  vois,  murmura-t-il,  trois  démons  qui,  pleins  de  joie,  s'ap- 
prêtent à  saisir  cet  homme.  Ils  sont  à  la  scmblance  d'une  tour, 
d'une  femme  et  d'un  mage.  Tous  trois  portent  leur  nom  marqué 
au  fer  rouge,  le  premier  sur  le  front,  le  second  sur  le  ventre,  le 
troisième  sur  la  poitrine,  et  ces  noms  sont  Orgueil,  Luxure  et 
Doute.  J'ai  vu. 

Ayant  ainsi  parlé,  Paul,  les  yeux  hagards,  la  bouche  pendante, 
rentra  dans  sa  simplicité.  Et  comme  les  moines  d'Antinoé  regar- 
daient Antoine  avec  inquiétude,  le  saint  prononça  ces  seuls  mots  : 

—  Dieu  a  fait  connaître  son  jugement  équitable.  Nous  devons 
l'adorer  et  nous  taire. 

Il  passa.  Il  allait  bénissant.  Le  soleil,  descendu  à  l'horizon,  l'en- 
veloppait d'une  gloire,  et  son  ombre,  démesurément  grandie,  par 
une  faveur  du  ciel,  se  déroulait  derrière  lui  comme  un  tapis  sans 
fm,  en  signe  du  long  souvenir  que  ce  grand  saint  devait  laisser 
parmi  les  hommes. 

Debout,  mais  foudroyé,  Paphnuce  ne  voyait,  n'entendait  plus 
rien.  Cette  parole  unique  emplissait  ses  oreilles  :  a  Thaïs  va  mourir.  » 
Une  telle  pensée  ne  lui  était  jamais  venue.  Vingt  ans,  il  avait  con- 
templé une  tête  de  momie  et  voici  que  l'idée  que  la  mort  éteindrait 
les  yeux  de  Thaïs  l'étonnait  désespérément. 

«  Thaïs  va  mourir.  »  Parole  incompréhensible  ! 

«  Thaïs  va  mourir.  »  En  ces  trois  mots,  quel  sens  terrible  et 
nouveau!  a  Thaïs  va  mourir.  »  Alors,  pourquoi  le  soleil,  les  fleurs, 
les  ruisseaux  et  toute  la  création  ?  a  Thaïs  va  mourir.  »  A  quoi  bon 
l'univers?  Soudain  il  bondit.  «La  revoir,  la  voir  encore!  »  Il  se  mit 
à  courir.  Il  ne  savait  où  il  était,  où  il  alhiit;  mais  l'instinct  le  con- 
duisait avec  une  entière  certitude  ;  il  marchait  droit  au  S'û.  Un 
essaim  de  voiles  couATaient  les  hautes  eaux  du  fleuve.  11  sauta  dans 
une  embarcation  montée  par  des  Xubiens  et  là,  couché  à  l'avant,  les 
yeux  dévorant  l'espace,  il  cria  de  douleur  et  de  rage  : 

—  Fou,  fou  que  j'étais,  de  n'a\oir  pas  possédé  Thaïs  quand  il  en 
était  temps  encore  !  Fou,  d'avoir  cru  qu'il  y  avait  au  monde  autre 
chose  qu'elle  !  ô  démence!  j'ai  songé  à  Dieu,  au  salut  de  mon  âme, 
à  la  vie  éternelle,  comme  si  tout  cela  comptait  pour  quelque  chose 
quand  on  a  vu  Thaïs.  Comment  n'ai-je  pas  senti  que  l'éternité  bien- 


634  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

heureuse  était  dans  un  seul  des  baisers  de  cette  femme,  que  sans 
elle  la  vie  n'a  pas  de  sens  et  n'est  qu'un  mauvais  rêve?  0  stupide, 
tu  l'as  vue  et  tu  as  désiré  les  Liens  de  l'autre  monde  !  0  lâche  !  tu 
l'as  A^ue  et  tu  as  craint  Dieu...  Dieu  !  le  ciel  !  qu'est-ce  que  cela?  et 
qu'ont-ils  à  t'offrir  qui  vaille  la  moindre  parcelle  de  ce  qu'elle  t'eût 
donné?  0  lamentable  insensé,  qui  cherchais  la  bonté  divine  ailleurs 
que  sur  les  lèvres  de  Thaïs!  Quelle  main  était  sur  tes  yeux?  Maudit 
soit  Celui  qui  t'aveuglait  alors  !  Tu  pouvais  acheter  au  prix  de  la 
damnation  un  moment  de  son  amour,  et  tu  ne  l'as  pas  fait!  Elle 
t'ouvrait  ses  bras,  pétris  de  la  cliair  et  du  parfum  des  fleurs,  et  tu 
ne  t'es  pas  abîmé  dans  les  enchantemens  indicibles' de  son  sein 
deviné.  Tu  as  écouté  la  voix  jalouse  qui  te  disait  :  «  Abstiens-toi.  » 
Dupe,  triste  dupe  !  ô  regrets!  ô  remords  !  ô  désespoir!  N'avoir  pas 
la  joie  d'emporter  en  enfer  la  mémoire  de  l'heure  inoubliaJ^Ie  et  de 
crier  à  Dieu  :  «  Brûle  ma  chair,  dessèche  tout  le  sang  de  mes 
veines,  fais  éclater  mes  os,  tu  ne  m'ôteras  pas  le  souvenir  qui  me 
parfume  et  me  rafraîchit  pour  les  siècles  des  siècles!..  » 

Thaïs  va  mourir!  ô  Dieu,  si  tu  savais  comme  je  me  moque 
de  ton  enfer!  Thaïs  va  mourir  et  elle  ne  sera  jamais  à  moi,  jamais, 
jamais  ! 

Et  tandis  que  la  barque  suivait  le  courant  rapide,  il  restait  des 
journées  entières, couché  sur  le  ventre,  répétant  : 

—  Jamais!  jamais!  jamais! 

Puis  à  l'idée  qu'elle  s'était  donnée  et  que  ce  n'était  pas  à  lui, 
qu'elle  avait  répandu  sur  le  monde  des  flots  d'amour  et  qu'il  n'y 
avait  pas  trempé  ses  lèvres,  il  se  dressait  debout,  farouche,  et  hur- 
lait de  douleur.  Il  se  déchirait  la  poitrine  avec  ses  ongles  et  mor- 
dait la  chair  de  ses  bras.  Il  songeait  : 

— •  Si  je  pouvais  tuer  tous  ceux  qu'elle  a  aimés. 

L'idée  de  ces  meurtres  l'emplissait  d'une  fureur  délicieuse.  Il 
méditait  d'égorger  Nicias  lentement,  à  loisir,  en  le  regardant  jus- 
qu'au fond  des  yeux.  Puis  sa  fureur  tombait  tout  à  coup.  11  pleurait, 
il  sanglotait.  Il  devenait  faible  et  doux.  Une  tendresse  inconnue  amol- 
lissait son  âme.  Il  lui  prenait  envie  de  se  jeter  au  cou  du  compa- 
gnon de  son  enfance  et  de  lui  dire  :  a  Nicias,  je  t'aime,  puisque  tu 
l'as  aimée.  Parle-moi  d'elle  !  Dis-moi  ce  qu'elle  te  disait  !  » 

Et  sans  cesse  le  fer  de  cette  parole  lui  perçait  le  cœur  :  «  Thaïs 
va  mourir!  »  Clartés  du  jour!  ombres  argentées  de  la  nuit ,  asti'es, 
cieux,  arbres  aux  cimes  tremblantes,  bêtes  sauvages,  animaux 
familiers,  âmes  anxieuses  des  hommes,  n'entendez-vous  pas  : 
{(  Thaïs  va  mourir!  »  Lumières,  souffles  et  parfums,  cUsparaissez ! 
Effacez-vous,  formes  et  pensées  de  l'univers!  «  Thaïs  va  mourh"!  » 
Elle  était  la  beauté  du  monde  et  tout  ce  qui  l'approchait  s'ornait 
des  reflets  de  sa  grâce.  Ce  vieillard  et  ces  sages,  assis  près  d'elle 


THAÏS.  635 

au  banquet  d'Alexandrie,  qu'ils  étaient  ainiaBles,  que  leur  parole 
était  harmonieuse  !  L'essaim  des  riantes  apparences  voltigeait  sur 
leurs  lèvres  et  la  volupté  parfumait  toutes  leurs  pensées.  Et,  parce 
que  le  souffle  de  Thaïs  était  sur  eux,  tout  ce  qu'ils  disaient  était' 
amour,  beauté,  vérité.  L'impiété  charmante  prétait  sa  grâce  à  leurs 
discours.  Ils  exprimaient  aisément  la  splendeur  humaine.  Hélas!  et 
tout  cela  n'est  plus  qu'un  songe.  Thaïs  va  mourir! 

Oh!  comme  naturellement  je  mourrai  de  sa  mort  !  — Mais  peux-ttt 
seulement  mourir,  embryon  desséché,  fœtus  macéré  dans  le  fiel  et 
les  pleurs  arides?  Avorton  misérable,  peux-tu  goûter  la  mort,  toi 
qui  n'as  pas  connu  la  vie?  Pourvu  que  Dieu  existe  et  qu'il  me 
dLamne!  Je  l'espère,  je  le  veux.  Dieu  que  je  hais,  entends-moi. 
Plonge-moi  dans  ,1a  damnation.  Il  faut  bien  que  je  trouve  un 
enfer  éternel,  afin  d'y  exhaler  l'éternité  de  rage  que  je  sens  en 
moi. 

Dès  l'aube,  Albine  reçut  l'abbé  d'Antinoé  au  seuil  des  cellules. 

—  Tu  es  le  bienvenu  dans  nos  tabernacles  de  paix,  vénérable 
père,  car  sans  doute  tu  viens  bénir  la  sainte  que  tu  nous  avais  don- 
née. Tu  sais  que  Dieu,  dans  sa  clémence,  l'appelle  à  lui;  et  com- 
ment ne  saurais-tu  pas  une  nouvelle  que  les  anges  ont  portée  de 
désert  en  désert?  Il  est  vrai  :  Thaïs  touche  à  sa  fin  bienheureuse. 
Ses  travaux  sont  accomplis,  et  je  dois  t'instruire  en  peu  de  mots  de 
la  conduite  qu'elle  a  tenue  parmi  nous.  Après  ton  départ,  comme 
elle  était  enfermée  dans  la  cellule  marquée  de  ton  sceau,  je  lui  en- 
voyai avec  sa  nourriture  une  flûte  semblable  à  celles  dont  jouent 
aux  festins  les  filles  de  sa  profession.  Ce  que  je  faisais  était  pour 
cpi'elle  ne  tombât  pas  dans  la  mélancohe  et  pour  cpi'elle  n'eût  pas 
moins  de  grâce  et  de  talent  devant  Dieu  qu'elle  en  avait  montré  au 
regard  des  hommes.  Je  n'avais  pas  agi  sans  prudence,  car  Thaïs 
célébrait  tout  le  jour  sur  la  flûte  les  louanges  du  Seigneur,  et  les 
vierges  qu'attiraient  les   sons   de    cette  llûte  invisible   disaient  : 
«  Nous  entendons  le  rossignol  des  bocages  célestes,  le  cygne  mou- 
rant de  Jésus  crucifié.))  C'est  ainsi  que  Thaïs  accomplissait  sa  péni- 
tence, quand,  après  soixante  jours,  la  porte  que  tu  avais  scellée 
s'ouvrit  d'elle-même  et  le  sceau  d'argile  se  rompit  sans  qu'aucune 
main  humaine  l'eût  touché.  A  ce  signe  je  connus   que  l'épreuve 
que  tu  avais  imposée  devait  cesser  et  que  Dieu  pardonnait  les  pé^ 
chés  de  la  joueuse  de  fliïto.  Dès  lors,  elle  partagea  la  vie  de  mes 
filles,  travaillant  et  priant  avec  elles.  Elle  les  édifiait  par  la  modes- 
tie de  ses  gestes  et  de  ses  paroles,  et  elle  semblait,  parmi  elles,  la 
statue  de  la  pudeur.  Pai-fois  elle  était  triste  ;  mais  ces  nuages  pas- 
saient. Quand  je  vis  qu'elle  était  attachée  à  Dieu  par  la  foi,  l'espé- 
rance et  l'amour,  je  ne  craignis  pas  d'employer  son  art  et  mémo 


636  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sa  beauté  à  l'édification  de  ses  sœurs.  Je  rinvitais  à  représenter 
devant  nous  les  actions  des  femmes  fortes  et  des  vierges  sages  de 
l'Écriture.  Elle  imitait  Esther,  Déborah,  Judith,  Marie,  sœur  de  La- 
zare, et  Marie,  mère  de  Jésus,  Je  sais,  vénérable  père,  que  ton  aus- 
térité s'alarme  à  l'idée  de  ces  spectacles.  Mais  tu  aurais  été  touché 
toi-même  si  tu  l'avais  vue,  dans  ces  pieuses  scènes,  répandre  des 
pleurs  véritables  et  tendre  au  ciel  ses  bras  comme  des  palmes.  Je 
gouverne  depuis  longtemps  des  femmes  et  j'ai  pour  règle  de  ne 
point  contrarier  leur  nature  :  toutes  les  graines  ne  donnent  pas 
les  mêmes  fleurs.  Toutes  les  âmes  ne  se  sanctifient  pas  de  la  même 
manière.  Il  faut  considérer  aussi  que  Thaïs  s'est  donnée  à  Dieu 
quand  elle  était  belle  encore,  et  un  tel  sacrifice,  s'il  n'est  point 
unique,  est  du  moins  très  rare.  Cette  beauté,  son  vêtement  natu- 
rel, ne  l'a  pas  encore  quittée  après  trois  mois  de  la  fièvre  dont 
elle  meurt.  Comme,  pendant  sa  maladie,  elle  demande  sans 
cesse  à  voir  le  ciel,  je  la  fais  porter  chaque  matin  dans  la  cour, 
près  du  puits,  sous  l'antique  figuier,  à  l'ombre  duquel  les  abbesses 
de  ce  couvent  ont  coutume  de  tenir  leurs  assemblées.  Tu  l'y  trou- 
veras, père  vénérable.  Mais  hâte-toi!  car  Dieu  l'appelle,  et  ce  soir 
un  suaire  couvrira  ce  visage  que  Dieu  fit  pour  le  scandale  et  poui- 
l'édification  du  monde. 

Paphnuce  suivit  Albine  dans  la  cour  inondée  de  lumière  mati- 
nale. Le  long  des  toits  de  brique,  des  colombes  formaient  une  file 
de  perles.  Sur  un  lit,  à  l'ombre  du  figuier,  Thaïs  reposait  toute 
blanche,  les  bras  en  croix.  Debout  à  ses  côtés,  des  femmes  voilées 
récitaient  les  prières  de  l'agonie. 

—  «  Aie  pitié  de  moi,  mon  Dieu,  selon  ta  grande  mansuétude 
et  efface  mon  iniquité  selon  la  multitude  de  tes  miséricordes  !  » 

Il  l'appela  : 

—  Thaïs  ! 
Elle  entr'ouvrit  les  paupières  et  tourna  du  côté  de  la  voix  les 

globes  blancs  de  ses  yeux.  f; 

Albine  fit  signe  aux  femmes  voilées  de  s'éloigner  de  quelques 
pas. 

—  Thaïs  !  répéta  le  moine. 
Elle  souleva  la  tête  ;  un  souffle  léger  sortit  de  ses  lèvres  blanches  : 

—  C'est  toi,  mon  père?..  Te  souvient-il  de  l'eau  delà  fontaine 
et  des  dattes  que  nous  avons  cueillies?..  Ce  jour-là,  mon  père,  je 
suis  née  à  l'amour,.,  à  la  vie. 

Elle  se  tut  et  laissa  retomber  sa  tête.  La  mort  était  sur  elle  et 
la  sueur  de  l'agonie  couronnait  son  front.  Rompant  le  silence  au- 
guste, une  tourterelle  éleva  sa  voix  plaintive.  Puis  les  sanglots  du 
moine  se  mêlèrent  à  la  psalmodie  des  vierges. 

—  «  Lave-moi  de  mes  souillures  et  purifie-moi  de  mon  péché; 


THAÏS.  637 

car  je  connais  mon  injustice  et  mon  crime  se  dresse  sans  cesse 
contre  moi.  » 

Tout  à  coup  Thaïs  se  dressa  sur  son  lit.  Ses  yeux  de  violette 
s'ouvrirent  tout  grands;  et,  les  regards  envolés,  les  bras  tendus 
vers  les  collines  lointaines,  elle  dit  d'une  voix  limpide  et  fraîche  : 

—  Les  voilà,  les  roses  de  l'éternel  matin  ! 

Ses  yeux  brillaient  ;  une  légère  ardeur  colorait  ses  tempes.  Elle 
revivait  plus  suave  et  plus  belle  que  jamais.  Paphnuce  agenouillé 
l'enlaça  de  ses  bras  noirs. 

—  Ne  meurs  pas  !  criait-il  d'une  voix  étrange  qu'il  ne  recon- 
naissait pas  lui-même.  Je  t'aime,  ne  meurs  pas!  Écoute,  ma  Thaïs. 
Je  t'ai  trompée;  je  n'étais  qu'un  fou  misérable.  Dieu,  le  ciel,  tout 
cela  n'est  rien.  11  n'y  a  de  vrai  que  la  vie  de  la  terre  et  l'amour 
des  êtres.  Je  t'aime!  i\e  meurs  pas.  Ce  serait  impossible;  tu  es 
trop  précieuse.  Viens,  viens  avec  moi.  Fuyons,  je  t'emporterai  bien 
loin  dans  mes  bras.  Viens,  aimons-nous.  Entends-moi  donc,  ô  ma 
bien-aimée;  et  dis  :  «  Je  vivrai,  je  veux  vivre.  »  Thaïs!  Thaïs! 
lève-toi  ! 

Elle  ne  l'entendait  pas.  Ses  prunelles  nageaient  dans  l'intini. 
Elle  murmura  : 

—  Le  ciel  s'ouvre.  Je  vois  les  anges,  les  prophètes  et  les  saints... 
Le  bon  Théodore  est  parmi  eux,  les  mains  pleines  de  fleurs  ;  il  me 
sourit  et  m'appelle...  Deux  séraphins  viennent  à  moi.  Ils  appro- 
chent... Qu'ils  sont  beaux!..  Je  vois  Dieu... 

Elle  poussa  un  soupir  d'allégresse  et  sa  tête  retomba  inerte  sur 
l'oreiller.  Thaïs  était  morte.  Paphnuce,  dans  une  étreinte  désespé- 
rée, la  dévorait  de  désir,  de  rage  et  d'amour. 

Albine  lui  cria  : 

—  Va-t'en,  maudit  ! 

Et  elle  posa  doucement  ses  doigts  sur  les  paupières  de  la  morte. 
Paphnuce  recula,   chancelant,  les  yeux   brûlés  de  flammes  et 
sentant  la  terre  s'ouvrir  sous  ses  pas. 

Les  vierges  entonnaient  le  cantique  de  Zacharic  : 

—  «  Béni  soit  le  Seigneur,  le  dieu  d'Israël...  » 
Brusquement  la  voix  s'arrêta  dans  leur  gorge.  Elles  avaient  vu 

la  face  du  moine  et  elles  fuyaient  d'épouvante  en  criant  : 

—  Un  vampire!  un  vampire! 

11  était  devenu  si  hideux,  qu'en  passant  la  main  sur  son  visage 
il  sentit  sa  laideur. 


Anatole  France. 


LA   TRANSFORMATION 


DU 


GOUVERNEMENT   LOCAL 


AUX    ÉTATS-UNIS 


Au  commencement  de  ce  siècle,  malgré  les  violences  et  les  in- 
succès de  la  Révolution  française,  les  peuples  de  l'Europe  récla- 
maient avec  instance  une  constitution  et  le  régime  parlementaire, 
et,  pour  les  obtenir,  plusieurs  d'entre  eux  se  sont  soulevés  contre 
leur  souverain.  On  croyait  que  cette  forme  de  gouvernement  assu- 
rerait la  liberté,  l'égalité  devant  la  loi,  l'économie  dans  les  dé- 
penses et  la  félicité  publique.  Les  publicistes  comme  les  foules 
considéraient  avec  envie  l'heureuse  Angleterre,  qui  jouissait  de  ce 
régime  politique,  dépeint  en  termes  si  enthousiastes  dans  V Esprit 
des  lois..  Successivement,  soit  par  des  insurrections,  soit  par  l'octroi 
des  rois,  tous  les  états  européens,  excepté  la  Russie,  ont  obtenu 
ce  qu'ils  désiraient  avec  tant  d'ardeur  :  le  pouvoir  législatif  est 
exercé  par  des  assemblées  délibérantes,  dont  les  membres  sont 
élus  librement  par  les  citoyens. 

Mais  quel  étonnant  revirement  d'opinion  s'est  produit  !  On  est 
prêt  à,  brûler  ce  qu'on  adorait  naguère.  Ce  régime  parlementaire, 
si  ardemment  désiré  jadis,  est  aujourd'hui  presque  partout  l'objet 


LE  GOUVERNEMENT  LOCAL  AUX  ETATS-UNIS.  639 

des  attaques  les  plus  vives.  On  ne  peut  en  dire  assez  de  mal  ;  il 
est  la  cause  de  toutes  les  crises,  de  toutes  les  souffrances,  même 
de  celles  qui  sévissent  exclusivement  dans  le  domaine  économique. 
En  France,  il  inspire,  dit-on,  une  telle  animadversion,  que  le 
peuple,  qui  a  fait  la  Révolution  de  1789  pour  conquérir  la  liberté, 
est  prêt  à  la  sacrifier  et  à  demander  au  premier  dictateur  venu  qu'il 
le  délivre  des  mains  du  parlementarisme.  En  Italie,  c'est  à  lui  qu'on 
s'en  prend  de  toutes  les  fautes  commises,  dépenses  exagérées 
de  l'armée  et  de  la  marine,  déficit  croissant  du  budget,  ruine 
des  campagnes,  émigration  croissante,  politique  coloniale  et,  cette 
faute  sans  excuse,  l'occupation  de  Massaouah.  Récemment,  à 
la  clôture  du  parlement  autrichien,  le  président  Smolka  repro- 
chait aux  députés  d'avoir  prononcé  plus  de  neuf  mille  discours, 
dont  deux  mille  à  propos  de  la  loi  financière.  En  Angleterre,  dans 
la  patrie  même  du  régime  parlementaire,  on  dit  qu'il  est  devenu 
impuissant,  qu'il  ne  marche  plus,  et  récemment  on  allait  jusqu'à 
l'appeler  la  «  grande  nuisance.  »  En  Amérique,  comme  le  mon- 
trait récemment  ici  même  M.  le  duc  de  Noailles,  sous  l'action  de 
l'esprit  conservateur  des  anciens  colons,  les  institutions  libres  ont 
échappé  aux  tendances  de  la  démocratie  extrême,  et  cependant 
toutes  les  réformes  qui  se  font  dans  l'ordre  politique  ont  pour  but 
de  restreindre  l'activité  des  assemblées  délibérantes  et  de  concen- 
trer le  pouvoir  aux  mains  de  certains  hauts  fonctionnaires.  J'ai  con- 
sacré une  précédente  étude  (1)  à  faire  voir  sous  quelle  forme 
ce  mouvement  s'est  produit  au  centre  de  la  Fédération,  dans  la 
chambre  des  députés,  où  il  a  eu  pour  résultat  d'attribuer  au  pré- 
sident, un  vrai  dictateur,  et  aux  comités  nommés  par  lui,  un  pou- 
voir plus  absolu  et  moins  contrôlé  que  celui  des  souverains  des- 
potiques de  l'Europe.  Je  voudrais  faire  voir  maintenant  comment 
une  transformation  semblable  s'accomplit  dans  les  états  particuliers 
et  dans  les  grandes  villes.  Il  n'est  guère  dans  l'ordre  politique  de 
phénomène  plus  important  et  plus  curieux  à  étudier,  puisqu'il  est 
général  dans  les  deux  mondes,  partout  où  fonctionnent  des  parle- 
mens  et  des  administrations  électives  (2). 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  l*"'  novembre  1886. 

(2)  Je  prendrai  surtout  pour  guide  le  beau  livre  de  M.  Bryce,  The  American  eom- 
monweallh,  qui  vient  de  paraître  et  qui  est,  à  mon  avis,  depuis  Tocqueville,  l'étude  la 
plus  complète  et  la  plus  profonde  qu'il  y  ait  de  la  grande  république.  Membre 
du  parlement  anglais,  ancien  sous-secrétaire  des  affaires  étrangères,  professeur  de  la 
faculté  de  droit  de  l'université  d'Oxford  et  auteur  d'une  histoire  de  l'empire  romain, 
M.  Bryce  était  admirablement  préparé  pour  bien  saisir  les  caractères  de  la  société 
américaine  et  pour  analyser  les  ressorts  de  ses  institutions.  Je  dois  beaucoup  aussi  aux 
communications  d'un  publiciste  américain  très  distingué,  ^I.  Albert  Shaw,  qui  a  en- 
trepris de  comparer  le  système  d'administration  de  son  pays  à  ceux  de  l'Europe. 


QliO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


I. 

Les  trente-huit  états  qui,  en  ce  moment,  constituent  l'Union  amé- 
licaine  ont  chacun,  on  le  sait,  leur  constitution  particulière  que  le 
peuple  a  votée  et  qu'il  peut  amender,  en  suivant  certaines  prescrip- 
tions, assez  compliquées  pour  qu'il  ne  soit  pas  fait  usage  de  ce  droit 
à  la  légère.  Toutes  ces  constitutions  étaient,  dans  le  piincipe,  cal- 
quées sur  le  modèle  de  celle  de  la  Fédération.  Elles  avaient  pour 
but  essentiel  de  garantir  aux  citoyens  ce  que  l'on  appelait  les  droits 
naturels  et  les  libertés  nécessaires  :  liberté  de  la  parole,  de  la  presse, 
de  l'enseignement,  des  cultes,  égale  admissibilité  aux  emplois,  éga- 
lité devant  la  loi,  habeas  corpus,  le  jury  ;  et  tous  ces  droits  étaient 
déclarés  sacrés,  inaliénables  et  placés  au-dessus  de  toute  loi  et  de 
toute  entreprise  de  l'autorité.  Ce  que  les  auteurs  de  ces  constitu- 
tions avaient  eu  surtout  en  vue,  en  Amérique  comme  en  Europe, 
c'était  d'opposer  une  barrière  infranchissable  aux  entreprises  et  à 
l'arbitraire  du  pouvoir  exécutif;  mais  on  n'avait  pas  songé  à  limiter 
l'activité  du  pouvoir  législatif.  On  s'aperçut  bientôt  que  de  ce  côté 
existait  un  danger  non  prévu,  mais  très  réel,  surtout  pour  la  bourse 
des  contribuables.  On  vit  les  législatures  des  états  particuliers  con- 
tracter des  dettes  insensées  et  parfois  les  répudier,  fonder  des  ban- 
ques sans  base  sérieuse,  multiplier  les  fonctions  pour  y  placer  les 
favoris  du  groupe  dominant,  accorder  des  faveurs  à  certaines  cor- 
porations privilégiées,  construire  des  ponts  et  des  routes  à  l'usage 
des  meneurs  politiques,  accorder  des  concessions  de  chemins  de 
fer  uniquement  pour  enrichir  les  lanceurs  d'affaires,  en  un  mot, 
les  chefs  des  difïérens  partis,  mettre  le  trésor  au  pillage,  parfois 
successivement,  d'autres  fois  de  connivence,  et  de  façon  à  iaire  tous 
fortune  aux  dépens  du  public. 

Heureusement  en  Amérique,  quand  un  mal  est  nettement  aperçu 
et  mis  au  jour,  il  y  est  appliqué  des  remèdes  prompts  et  énergi- 
ques. Celui  qui  fut  adopté  ici  consista  à  hmiter  de  plus  en  plus,  pai' 
des  articles  des  constitutions  revisées,  l'activité  malfaisante  des 
chambres.  Comme  le  dit  très  bien  M.  Albert  Shaw,  le  peuple  reprit 
en  main,  dans  une  mesure  de  plus  en  plus  grande,  le  pouvoir  légis- 
latif, en  imposant  au  parlement  des  restrictions  très  grandes  rela- 
tives à  la  durée  des  sessions  et  aux  objets  soumis  aux  décisions 
des  chambres. 

MM.  Bryce  et  Shaw  nous  font  connaître  les  diiTér(^ns  moyens  que 
consacrent  les  constitutions  des  états  particuliers  pour  brider  l'ac- 
tivité des  parlemens.  Tout  d'abord,  il  y  a  le  système  des  deux  cham- 
bres qu'on  rencontre  partout;  car,  en  Amérique,  on  est  plus  que 


LE    GOUVERNEMENT    LOCAL    AUX   ETATS-UNIS.  641 

jamais  convaincu  de  la  vérité  de  ce  mot  de  Lally-Tollendal,  rappor- 
teur du  comité  de  la  constitution  en  1789  :  «  Avec  une  seule 
chambre  vous  pourrez  tout  détruire,  sans  les  deux  chambres  vous 
ne  pourrez  rien  fonder.»  Tel  projet  de  loi  destiné  à  favoriser  l'un 
ou  l'autre  intérêt  particulier  sera  rejeté  par  le  sénat,  parce  que  les 
mêmes  influences  n'y  dominent  pas  et  aussi  parce  que  Tune  des 
deux  assemblées  se  plaît  souvent  à  tenir  l'autre  en  échec.  Cette 
opposition  a  toujours  un  excellent  résultat,  disent  les  Américains: 
«lie  empêche  l'adoption  d'un  grand  nombre  de  bills,  et  c'est  au- 
tant de  gagné,  car  «  en  fait  de  lois,  comme  en  fait  de  vermine, 
plus  on  en  tue,  mieux  cela  vaut.  » 

Le  veto  que  possède  le  gouverneur  dans  34  états  sur  les  38  est 
aussi  un  moyen  de  préservation  contre  l'activité  législative  des 
chambres,  car  ce  n'est  point  là,  comme  en  Europe,  une  arme  rouil- 
lée  et  vaine,  dont  un  souverain  ne  peut  faire  usage  sans  risquer 
sa  popularité,  son  trône  ou  même  sa  vie.  Dans  un  article  de  la 
Revue  (1),  M.  le  duc  de  Noailles  a  montré  l'importance  de  cette 
prérogative  aux  mains  du  président  de  la  Fédération.  Les  gouver- 
neurs y  ont  recours  tout  aussi  souvent  que  lui,  car  assez  fréquem- 
ment ils  appartiennent  à  un  autre  parti  que  celui  qui  domine  dans 
les  chambres,  et  leur  responsabilité  étant  plus  grande,  ils  se  laissent 
guider  davantage  par  l'intérêt  général.  D'après  ce  que  rapporte 
M.  Bryce,  il  n'est  pas  rare  de  voir  un  gouverneur  invoquer  comme 
un  titre  à  sa  réélection  l'emploi  énergique  qu'il  a  fait  de  son  droit 
de  veto. 

Nous  n'avons  nulle  idée  de  la  fureur  de  légiférer  des  parlemens 
aux  Etats-Unis.  Je  trouve  à  ce  sujet  des  chiffres  très  curieux  dans 
un  discours  prononcé  à  la  réunion  de  1886  de  l'Association  du 
barreau  américain  par  son  président,  M.  William  Allen  Butler.  Ainsi, 
dans  la  session  du  congrès  fédéral  1885-1886,  le  nombre  total  des 
bills  ((  introduits  »  s'est  élevé  à  2,906,  dont  1,101  ont  été  votés. 
Dans  les  différons  états,  les  chiff'res  ne  sont  pas  moins  stupéfians. 
Dans  dix  états,  l"2,/i/i9  bills  ont  été  proposés  et  3,793  votés.  New- 
York  a  pour  sa  part  2,093  bills  proposés  et  681  votés;  Kentucky, 
2,390  proposés,  /i/i6  votés;  Alabama,  l,/i69  proposés,  hhl  votés. 
Les  lois  votées  dans  le  Minnesota,  pendant  la  session  de  1887, 
forment  un  volume  de  1,100  pages.  A  chaque  session,  les  lois 
adoptées  par  le  parlement  du  Wisconsin  remplissent,  en  moyenne, 
1,500  pages  très  serrées.  Il  est  vrai  que  la  plupart  de  ces  bills  se 
rapportent  à  des  objets  d'intérêt  particulier. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1")  a\ril. 

TOME  xav.  —  1889.  41 


6A2 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Pour  mettre  des  bornes  à  ce  déluge  législatif,  les  constitutions 
réformées  ont  élevé  toute  sorte  de  barrières.  Ce  qu'il  fallait  ré- 
primer tout  d'abord,  c'était  l'entraînement  aux  dépenses  excessives 
exigeant  de  nouveaux  impôts,  et  surtout  de  continuels  emprunts. 
C'est  là  un  des  plus  graves  défauts  du  régime  parlementaire.  Chaque 
groupe  de  députés  réclame  de  l'argent  dans  l'intérêt  de  la  cir- 
conscription qu'il  représente,  et,  sous  peine  de  succomber  sous  la 
coalition  des  appétits  frustrés,  il  faut  bien  que  le  ministre  leur 
accorde  quelque  satisfaction.  Puis  arrive  tonte  une  séiie  d'exi- 
gences nouvelles  en  vue  «  de  favoriser  le  progrès.  »  Le  trésor 
public  est  mis  en  coupe  réglée;  le  déficit  se  creuse;  les  contri- 
buables, de  plus  en  plus  frappés,  ne  savent  à  qui  s'en  prendre  et 
s'irritent  sourdement  ;  le  prestige  du  système  représentatif  est 
ébranlé. 

Les  états  américains  de  l'Ouest,  les  plus  maltraités  sous  ce  rap- 
port, ont  été  les  premiers  à  attaquer  le  mal  dans  sa  racine. 
Dès  18/i6,  la  constitution  de  l'Iowa  interdit  à  la  législature  d'ac- 
corder des  subsides  à  des  sociétés  ou  des  corporations  et  de  con- 
tracter aucune  dette  nouvelle,  même  pour  des  travaux  publics  ou 
des  objets  d'utilité  générale,  sauf  une  dette  flottante  de  100,000  dol- 
lars, en  attendant  la  rentrée  des  impôts.  La  plupart  des  autres 
états  suivirent  successivement  cet  exemple.  En  187/i,  l'état  de 
New-York,  en  revisant  sa  constitution,  interdit  absolument  tout 
nouvel  emprunt,  sauf  si  le  corps  électoral  le  vote  directement  en 
vue  d'un  objet  déterminé,  et  des  restrictions  du  même  genre 
sont  maintenant  en  vigueur  dans  presque  tous  les  états.  C'est  le 
régime  appliqué  partout  en  Suisse  :  toute  dépense  nouvelle,  à 
moins  qu'elle  ne  soit  très  minime,  doit  être  approuvée  par  le 
peuple.  En  France,  les  conseils  municipaux  de  deux  localités,  Cluny  et 
Riom,  ayant  besoin  de  faire  un  emprunt  pour  construire  l'une  un 
marché,  l'autre  une  caserne,  ont  soumis  le  projet  au  vote  popu- 
laire; et,  dans  les  deux  cas,  celui-ci  s'est  prononcé  pour  la  néga- 
tive. 

Les  Américains  ont  trouvé  un  moyen  plus  simple  encore  de  se 
préserver  des  efïets  d'un  mal  nécessaire,  la  réunion  des  chambres. 
Autrefois  elles  siégeaient,  comme  en  Europe,  chaque  année.  Au- 
jourd'hui, dans  tous  les  états,  sauf  dans  cinq  faisant  partie  du 
groupe  des  treize  états  primitifs,  il  n'y  a  plus  de  session  du  parle- 
ment que  tous  les  deux  ans,  et  chacun  s'en  félicite.  Un  gouver- 
neur d'état  disait  à  M.  Bryce  :  «  Nos  législateurs  sont  certes  de 
très  braves  gens;  mais  c'est  un  soulagement  universel  quand  nous 
les  voyons  renti'er  dans  leurs  foyers.  »  On  demande  à  un  autre 
gouverneur  s'il  n'y  a  pas  d'inconvénient  à  ne  réunir  les  chambres 


LE    GOUVERNEMENT    LOCAL    AUX   ETATS-UNIS.  6Û3 

que  tous  les  deux  ans  :  a  Nullement,  répond-il  ;  au  contraire,  tous 
les  trois  ou  quatre  ans  seulement  ^  audrait  encore  mieux.  )>  La  du- 
rée de  la  session  bisannuelle  est  aussi  généralement  limitée  à  un 
terme  très  court.  Ying^t-deux  états  ont  fixé  d'une  façon  absolue  le 
nombre  de  jours  pendant  lesquels  les  chambres  peuvent  siéger; 
d'autres  ont  préféré  une  autre  méthode  :  ils  n'accordent  l'indem- 
nité aux  députés  que  pendant  un  certain  temps.  Ceux-ci  peuvent 
continuer  à  se  réunir;  mais  le  sentiment  du  devoir  rempli  est  alors 
leur  seule  rémunération.  Je  n'ai  pu  constater  dans  combien  de  cas 
cela  a  paru  suffisant. 

Dans  beaucoup  d'états,  la  durée  de  la •  session  ne  peut  excéder 
soixante  jours.  Dans  d'autres,  on  a  accordé  quatre-vingt-dix  jours. 
Le  INebraska  avait  même  réduit  le  terme  à,  vingt  jours  ;  on  y  est 
revenu  récemment  à  un  autre  système  :  on  ne  limite  plus  la  durée 
de  la  session,  mais  le  traitement  des  députés  y  est  fixé  à  300  dol- 
lars, ce  qui  équivaut  à  peine  au  salaire  d'un  manœuvre.  Toutefois, 
un  autre  inconvénient  se  fait  sentir.  Ces  représentans  du  peuple, 
qui  ne  peuvent  se  réunir  qu'une  fois  tous  les  deux  ans,  pendant 
deux  ou  trois  mois  seulement,  arrivent  de  leurs  cantons  respectifs 
chargés  de  biils  dont  ils  veulent  absolument  obtenir  le  vote.  D'où 
plus  d'examens  préliminaires,  plus  de  délibérations,  plus  de  dé- 
bats. On  vote,  on  vote  au  pas  de  course.  On  fait  presque  autant 
de  lois,  et  elles  sont  plus  mauvaises.  Quelques  états,  comme  le 
Colorado  et  la  Californie,  par  exemple,  ont  prolongé  la  durée  des 
sessions  ou  le  terme  pendant  lequel  l'indemnité  parlementaire  est 
payée. 

On  demeure  confondu  quand  on  voit  la  démocratie  extrême,  en 
Suisse  et  aux  Etats-Unis,  réaliser  l'idéal  du  représentant  le  plus 
décidé  du  principe  d'autorité,  M.  de  Bismarck,  en  limitant  k  des 
bornes  de  plus  en  plus  étroites  l'activité  des  assemblées  délibé- 
rantes. Dans  les  pays  monarchiques,  il  serait  imprudent  de  trop 
restreindre  les  pouvoirs  du  parlement,  car  ici  c'est  l'autorité  du 
souverain  qui  doit  être  tenue  en  échec,  sous  peine  d'aboutir  au 
despotisme;  mais  dans  les  républiques,  où  le  danger  réside  dans 
l'omnipotence  des  chambres,  c'est  à  ce  mal  qu'il  faut  porter  re- 
mède, et  ainsi  tout  ce  qui  se  fait  aux  Etats-Unis  à  cet  effet  mérite 
l'étude  la  plus  attentive. 

II. 

Pour  se  rendre  compte  des  tendances  nouvelles  de  la  démocratie 
en  Amérique,  il  faut  considérer,  non  les  changemens  introduits 
dans  la  constitution  fédérale,  qui  sont  très  rares,  mais  les  modili- 


6hh  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

cations  des  constitutions  des  états,  qui  sont  très  fréquentes,  sur- 
tout dans  ceux  de  l'Ouest.  D'après  ce  que  nous  apprend  M.  Hitch- 
cock, dans  son  livre  si  instructif,  Sludij  of  american  state 
co)îsfùulio)is  (1),  depuis  1776  on  a  adopté  105  constitutions  nou- 
v^elles,  plus  214  amendemons  constitutionnels.  La  durée  moyenne 
d'une  constitution  est  de  trente  ans.  Dans  les  états  de  la  Nouvelle- 
Angleterre,  où  l'esprit  traditionnel  des  puritains  a  conservé  plus 
d'action,  les  changemcns  sont  moins  fréquens.  Ainsi,  le  Massa- 
chusetts vit  encore  sous  sa  constitution  de  1780;  le  Connecticut, 
le  Rhode-Island  et  le  Maine  n'ont  modifié  la  leui-  qu'une  fois;  le  Yer- 
mont  et  le  New-Hampshire  que  deux  fois.  Les  constitutions  et  les 
lois  des  états  particuliers  ont  pour  le  citoyen  une  tout  autre  im- 
portance que  celles  du  gouvernement  fédéral  ;  car  les  premières  le 
touchent  sans  cesse  et  dans  sa  vie  de  chaque  jour,  pour  ses 
droits  civils  et  pohtiques,  tandis  que  les  secondes  se  rapportent 
plutôt  aux  relations  de  la  Confédération  avec  l'étranger  ou  aux 
rapports  des  états  particuliers  entre  eux. 

Dans  les  modifications  de  ces  nombreuses  constitutions,  M.  Bryce 
a  été  frappé  de  deux  tendances,  en  apparence,  opposées,  mais  nées 
d'un  même  sentiment  de  défiance  à  l'égard  des  députés  :  d'une 
part,  on  a  accru  l'autorité  du  pouvoir  exécutif,  représenté  par  le 
gouverneur  ;  d'autre  part,  on  a  fait  intervenir  plus  directement  le 
vote  populaire.  Ainsi,  à  l'origine,  on  aurait  cru  porter  atteinte  à  la 
souveraineté  du  peuple  en  donnant  à  l'exécutif  le  droit  de  refuser 
sa  sanction  aux  lois  votées  par  les  chambres.  Peu  à  peu,  comme 
nous  l'avons  dit,  le  veto  a  été  accordé  au  gouverneur  dans  tous  leS' 
états,  sauf  quatre.  La  durée  de  ses  fonctions  a  été  prolongée,  et 
les  restrictions  à  sa  rééligibilité  ont  été  presque  partout  suppri- 
mées. Les  juges  aussi  sont  nommés  pour  un  temps  plus  long,  et 
leur  traitement  a  été  augmenté.  Ils  étaient  naguère  souvent  choisis 
par  le  parlement;  aujourd'hui,  là  où  ils  ne  sont  pas  élus  par  le  suf- 
frage universel,  ils  sont  désignés  par  le  gouverneur. 

D'où  vient  cette  tendance  générale  à  accroître  les  prérogatives 
de  l'exécutif,  si  opposée,  semble-t-il,  à  l'esprit  démocratique'?  C'est 
d'abord  parce  que  le  gouverneur  élu  par  le  corps  électoral  de  l'état 
tout  entier  est  souvent  un  personnage  considérable,  connu  et  jouis- 
sant de  l'estime  publique.  C'est  ensuite  parce  que  l'on  a  reconnu 
que  dans  le  domaine  de  la  politique,  comme  dans  celui  de  l'indus- 
trie, rien  n'est  aussi  efficace  pour  obtenir  de  bonne  besogne  que  la 

(1)  En  Europe  tout  ce  qui  concerne  le  gouvernement  de  la  grande  république  a  été 
l'objet  de  nombreuses  et  excellentes  études;  mais  ce  qui  se  rapporte  aux  états  particu- 
liers, étant  d'accès  plus  difficile,  a  été  négligé,  sauf  par  M.  Boutni}-,  qui  en  fait  ressortir 
toute  rimportance. 


LE    GOUVERNEMENT    LOCAL    AUX    ÉTATS-UNIS.  6Zl5 

responsabilité.  Le  gouverneur  agit  sous  les  yeux  de  tous  ;  il  sait 
que  c'est  à  lui  seul  qu'on  demandera  compte  des  résolutions  qu'il 
aura  prises;  tandis  que  les  décisions  des  chambres,  étant  l'œuvre 
d'une  majorité  collective,  échappent  souvent  au  jugement  de  l'opi- 
nion publique. 

Le  second  changement  à  noter  est  celui  qui  consiste  à  faire  in- 
tervenir directement  le  peuple  dans  la  confection  des  lois.  On  est 
arrivé  à  ce  but  de  plusieurs  façons,  et  tout  d'abord  d'après  une 
méthode  spécialement  anglaise  et  que  l'on  appelle  local   option^ 
«  l'option  locale,»  c'est-à-dire  qu'on  délègue  aux  habitans  des  divers 
districts  le  droit  de  décider  s'ils  y  admettent  l'application  de  cer- 
taines lois.  C'est  là  un  excellent  système,  premièrement  parce  que 
la  situation  différente  de  chaque  circonscription  n'admet  pas  l'appli- 
cation d'une  règle  uniforme;  secondement, parce  que  certaines  me- 
sures ne   sont  vraiment  efficaces  que  si   elles  sont  appuyées  par 
l'opinion  publique.  Dans  les  pays   qui  ont  subi  l'influence  de  la 
Révolution  Irançaise  et  de  l'Empire,  on  veut  que  des  règlemens 
identiques  soient  mis  en  viguem*  partout,  dans  un  hameau  de  cent 
habitans  comme  dans  une  ville  qui  en  compte  des  centaines  de 
mille,  au  Nord  comme  au  Midi,  dans  les  cantons  les  plus  arriérés 
comme  dans  les  plus  avancés.  Voici  des  exemples  du  système  de 
«  l'option  locale.  »  La  loi  sur  l'enseignement  primaire  en  Angle- 
terre n'a  pas  édicté  l'enseignement  obligatoire  pour  tout  le  pays  : 
il  appartient  à  chaque  localité  de  décider  si  elle  veut  avoir  un  co- 
mité scolaire  [School  Board)  et  si  elle  entend  imposer  aux  parens 
le  devoir  d'envoyer  leurs  enfans  à  l'école.   S'agit-il  de  créer  une 
bibliothèque  communale  [free  library)  et  de  lever  à  cet  effet  un 
impôt  spécial,  la  question  est  soumise  aux  votes  des  habitans;  et 
récemment,  à  Glascow,  le  projet  d'en  fonder  une  a  été  repoussé 
par   2S,9Zi6    non    contre    22,755    oui.    Accordera-t-on    dans    un 
certain  district  des  licences  pour  la  vente  des  boissons  alcooliques, 
la  majorité  des  électeurs  aura  à  le  décider.  Aux  États-Unis,  on  a 
soumis  ainsi  au  vote  populaire  la  question  de  savoir,  ici,  si  l'ensei- 
gnement sera  entièrement  gratuit,  et  il  l'est  devenu,  en  effet,  dans 
la  plupart  des  états;  ailleurs,  si  le  débit  des  spiritueux  sera  oui  ou 
7îon  interdit;  dans  l'état  de  >ie\v-York,  si  les  objets  fabriqués  par 
les  détenus  dans  les  prisons  seront  vendus  en  concurrence  avec 
l'industrie  privée. 

J'ai  montré  ici  même  (1)  que  le  régime  plébiscitaire  a  été  succes- 
sivement introduit  dans  tous  les  cantons  suisses,  sauf  dans  celui  de 
Fribourg  :  toutes  les  lois,  tous  les  règlemens  d'ordre  général  et 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1'^''  novembre  188G. 


6/i6  REVUE    DES    DEUX    ^lONDES. 

surtout  toute  dépense  nouvelle  doivent  y  être  ratifiés  par  le  corps 
électoral  entier  votant  au  re/'eremlum,  par  oici  ou  par  non.  Aux 
Etats-Unis,  les  cours  de  justice  ont  décidé,  à  maintes  reprises,  que 
la  législature,  étant  investie  du  pouvoir  délégué  de  faire  les  lois,  ne 
peut  céder  cette  prérogative  à  aucun  autre  corps  politique,  pas 
même  au  corps  électoral.  Il  a  donc  lallu  recourir  à  un  autre  moyen 
d'en  appeler  directement  à  la  volonté  populaire.  Ce  moyen,  qu'on 
pourrait  appeler  le  système  plébiscitaire  américain,  consiste  à  intro- 
duire dans  la  constitution  les  prescriptions  que  l'on  veut  faire  con- 
sacrer pai'  le  peuple.  Cette  méthode  ressemble,  à  certains  égards, 
an  référendum  suisse,  car  l'amendement  constitutionnel  est  d'abord 
discuté  et  approuvé  par  la  législature,  où  une  majorité  des  deux 
tiers  est  souvent  requise,  et  puis  soumise  à  la  votation  directe  de 
tous  les  électeurs  de  l'état.  La  conséquence  de  cette  façon  de  faire 
a  été  que  les  constitutions  des  états  de  l'Union  américaine  sont  très 
différentes  de  celles  qui  sont  en  vigueur  en  Europe  et  qui  ne  con- 
tiennent que  deux  groupes  de  dispositions,  les  premières  consa- 
crant les  droits  essentiels  des  citoyens,  les  secondes  fixant  les  formes 
de  gouvernement.  Dans  les  constitutions  d'état  en  Amérique,  on 
trouve  réglées  un  grand  nombre  de  matières  qui,  ailleurs,  sont  l'objet 
des  lois  ordinaires  ;  ainsi  le  régime  des  successions  etd  eçcontrats, 
les  détails  du  droit  administratif  et  de  l'organisation  judiciaire,  le 
système  d'administration  des  chemins  de  fer  et  des  banques,  la 
création  des  comités  et  des  fonds  scolaires,  la  formation  d'un  bureau 
ministériel  spécial  pour  l'agriculture,  pour  le  travail  {Labour  Bu- 
reau)., pour  les  canaux,  la  fixation  du  traitement  de  certains  fonc- 
tionnaires, etc.  Parfois  des  articles  constitutionnels  s'occupent  d'ob- 
jets de  la  plus  minmie  importance.  Ainsi  on  a  déterminé,  ici,  de 
quelle  façon  se  fera  la  fourniture  du  charbon  pour  chauffer  le  bâti- 
ment où  se  réunit  le  parlement;  ailleurs,  combien  il  serait  payé  pour 
emmagasiner  du  blé  dans  les  docks.  Dans  le  Wisconsin,  ce  sont  les 
électeurs  qui  ont  à  décider,  en  votant  Banks  ou  no  Banks,  si  les 
banfjTies  pourront  se  constiLuer  sous  forme  de  sociétés  commer- 
ciales. Dans  le  Minnesota,  «  le  fonds  d'amélioration  intérieure  »  ne 
peut  recevoir  aucun  emploi  qui  ne  soit  au  préalable  ratifié  par  une 
majorité  des  électeurs  prenant  part  à  l'élection  générale  annuelle. 
Comme  le  fait  remarquer  M;  Bryce,  à  qui  j'emprunte  ces  détails,  le 
plébiscite  enlève  dans  ce  cas  à  la  législature  l'exercice  de  la  plus 
essentielle  de  ses  fonctions,  l'application  des  ressources  financières 
de  la  nation.  De  cet  expédient  cpii  fait  régler  par  les  constitutions  ce 
qui  devrait  l'être  par  les  lois,  il  est  résulté  que  le  texte  de  ces  pactes 
fondamentaux  s'allonge  à  chaque  revision  et  tend  à  prendre  des 
proportions  démesurées.  Ainsi,  la  première  constitution  de  la  Yir- 


LE    GOUVERNEMENT    LOCAL    AUX   ETATS-UNIS.  647 

ginie,  qui  remonte  à  Tannée  1796,  n'avait  que  quatre  pages;  celle 
de  1830  en  a  sept  et  celle  de  1870  trente-deux.  La  constitution  du 
Texas  de  ISA 5  avait  seize  pages,  celle  de  1876  en  a  trente-quatre  ; 
celle  de  la  Pensylvanie  en  avait  huit  en  1776  et  vingt-cinq  en  1870; 
celle  de  l'Illinois  dix  en  1818,  vingt-cinq  en  1870. 

Les  Américains  recourent  de  plus  en  plus  à  cet  étrange  système, 
parce  qu'ils  constatent  que  les  lois  préparées  par  une  convention 
spéciale,  sous  forme  d'articles  constitutionnels,  et  ensuite  votées 
par  le  peuple,  sont  meilleures  que  celles  adoptées  par  les  législa- 
tures ordinaires.  Les  conventions  qui  élaborent  ces  amendemens 
aux  constitutions  sont  composées  d'hommes  plus  capables  que  les 
chambres.  Ils  délibèrent  sous  les  regards  du  public,  dont  l'attention 
a  été  spécialement  éveillée  sur  la  matière  en  discussion.  Ils  sont 
moins  exposés  à  ces  influences  «  sinistres  »  dont  parle  Stuart  ^lill, 
c'est-à-dire  à  la  comiption  et  aux  excès  de  l'esprit  de  parti.  Toute- 
fois, si  la  démocratie  doit  en  arriver  peu  à  peu  au  gouvernement 
direct,  il  est  certain  que  le  référendum  à  la  manière  suisse  est 
préférable  à  la  méthode  américaine.  Celle-ci  arrivera  à  faire  des 
constitutions  une  masse  chaotique  et  indigeste  d'articles  sans  ordre, 
sans  lien  logirrue,  souvent  d'un  intérêt  secondaire,  ce  qui  est  d'au- 
tant plus  fâcheux  que,  pour  les  supprimer  ou  les  modifier,  il  faut 
recourir  à  la  procédure  très  compliquée  d'une  revision  constitu- 
tionnelle. 

En  Angleterre,  depuis  quelque  temps,  le  régime  représentatif 
tend  aussi  à  se  subordonner  au  régime  plébiscitaire,  quand  il  s'agit 
d'une  question  importante  et  surtout  d'une  application  nouvelle  des 
principes  démocratiques.  La  chambre  des  communes  vote  une  loi  ; 
la  chambre  des  lords  la  rejette;  alors  commence  dans  le  pays  une 
campagne  d'intense  agitation  politique.  De  toutes  parts  s'organisent 
des7neetùigsi,  des  processions,  des  pétitionnemens.  Les  deux  partis 
comptent  ainsi  le  nombre  de  leurs  adhérens,  et  chacun  d'eux  s'ef- 
force de  démontrer  qu'il  a  pour  lui  la  majorité  de  la  nation.  Quand 
le  courant  de  l'opinion  se  prononce  d'une  façon  très  forte  et  avec 
une  grande  surexcitation  des  passions  populaires,  la  chambre  des 
lords  finit  par  céder,  car  elle  se  persuade  que  son  existence  même 
est  en  jeu.  D'autres  fois,  on  a  recours  à  une  dissolution  de  la 
chambre  des  communes,  pour  que  le  mmistère  puisse  savoir,  sans 
s'y  tromper,  ce  cpie  veut  la  majorité  les  électeurs.  De  toute  façon, 
c'est  la  volonté  populaire  qui  dicte  la  loi. 

Ces  procédés  de  gouvernement  sont  non-seulement  irréguliers, 
révolutionnaires  et  pleins  de  danger  pour  le  maintien  des  institu- 
tions établies,  mais,  en  outre,  ils  sont  dictés  par  mie  idée  fausse  et 
antiscientifique,  mtdheureusement  très  répandue  aujourd'hui,   à 


6à8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

savoir  que  la  loi  doit  être,  comme  l'a  dit  Rousseau,  l'expression  de 
la  volonté  du  peuple.  C'est,  sous  forme  démocratique,  l'adage  des 
anciens  juristes  romains  :  a  La  loi  est  l'expression  de  la  volonté 
du  souverain.  »  Des  deux  parts,  l'erreur  est  profonde  et  fertile  en 
conséquences  funestes.  Les  lois  doivent  être  l'expression  des  né- 
cessités sociales.  Mirabeau  l'a  dit  admirablement  :  «  La  raison  est 
(c'est-à-dire  doit  être)  le  souverain  du  monde.  »  Grande  vérité,  que 
Guizot  a  reproduite  en  ces  termes  :  «  C'est  toujours  de  la  raison, 
jamais  de  la  volonté,  que  dérive  le  pouvoir.  »  Pourquoi  le  père 
a-t-il  autorité  sur  son  enfant?  Parce  qu'il  sait  mieux  ce  qui  lui  est 
utile,  de  sorte  qu'il  est  de  l'intérêt  des  deux  que  celui  qui  a  le 
plus  de  raison  commande  et  que  celui  qui  en  a  le  moins  obéisse. 
En  tout  pays,  à  un  certain  moment,  il  y  a  des  rêglemens  qui  sont 
les  plus  conformes  à  la  justice  et  à  l'intérêt  général.  Ce  sont  ces 
rêglemens  qu'il  s'agit  de  découvrir  et  de  convertir  en  lois  :  lois 
politiques,  lois  civiles,  lois  pénales,  lois  commerciales,  lois  admi- 
nistratives. Ceci  est  affaire  de  science,  non  de  volonté.  Certes,  le  sou- 
verain,—  roi,  parlement  ou  peuple, —  peut  prendre  telles  résolutions 
qu'il  voudra  ;  mais  les  conséquences  qui  en  résulteront  dépendront 
non  de  lui,  mais  de  la  nature  des  choses.  S'il  a  fait  de  mauvaises 
lois,  il  en  portera  la  peine.  La  politique  est  une  science  d'observa- 
tion; c'est  à  elle  qu'il  faut  en  appeler,  non  à  la  volonté  si  souvent 
égarée  du  peuple,  à  moins  qu'on  ait  plus  de  confiance  en  lui  qu'en 
ses  représentans.  Il  est  vrai  que  c'est  là,  dit-on,  le  cas  en  Amé- 
rique. 


IH. 


L'organisation  des  communes  a  subi,  aux  États-Unis,  des  modi- 
fications encore  bien  plus  radicales  que  les  constitutions  des  états, 
et,  ce  qui  étonne,  elles  semblent  faites  dans  un  esprit  complètement 
opposé.  Pour  la  législation  des  états,  on  se  rapproche  peu  à  peu 
du  gouvernement  direct,  tandis  que,  pour  l'administration  commu- 
nale, on  fortifie  sans  cesse  le  principe  d'autorité,  on  accroît  les  pou- 
voirs du  maire,  de  façon  à  en  faire  un  vrai  dictateur,  et  on  restreint 
dans  une  limite  de  plus  en  plus  étroite  les  prérogatives  des  conseil- 
lers municipaux.  Pour  comprendre  combien  ce  changement  est 
grand,  il  faut  voir  ce  qu'était  la  commune  américaine;  et,  à  cet 
effet,  il  est  nécessaire  de  remonter  à  ses  origines  en  Angleterre. 

Dans  la  Bretagne  anglo-saxonne,  avant  la  conquête  des  Normands, 
le  village,  le  Uuiscip,  réglait  les  intérêts  locaux  dans  l'assemblée 
générale  de  tous  les  habitans,  le  timscipmot.  Leur  affaii-e  la  plus 


LE   GOUVERNEMENT   LOCAL   AUX   ÉTATS-UNIS.  649 

importante  était  le  partage  périodique  des  terres  communes.  Le 
tunscip  était  un  petit  état  rural  souverain. 

Plus  tard,  sous  le  régime  féodal,  le  manoir  s'empara  peu  à  peu 
de  la  plus  grande  partie  de  ces  terres  communales  et  le  reste  de- 
vint propriété  privée  des  cultivateurs.  L'un  des  principaux  objets 
dont  l'autorité  locale  avait  à  s'occuper  vint  à  disparaître,  ainsi  que 
la  responsabilité  collective  qui  formait  un  lien  puissant  entre  les 
familles  voisines.  Le  manoir  et  le  pouvoir  central  accaparèrent 
d'autres  attributions,  notamment  de  celles  qui  concernaient  la  jus- 
tice, et  ainsi  la  commune  civile,  le  tunscip,  s'effaça  pour  faire  place 
à  la  commune  ecclésiastique,  \e  pan'sh  (1).  Toutefois,  dans  les  actes 
anciens,  le  mot  toivn  est  encore  souvent  employé  dans  le  sens  de 
parish.  Le  parish  meeting,  appelé  aussi  vesfri/  meeting,  remplaça 
le  tumcipitiot .  Tous  les  chefs  de  famille  continuaient  à  se  réunir, 
chaque  année,  pour  régler  directement  les  intérêts  communaux  ; 
mais,  à  mesure  que  la  cour  et  les  agens  du  manoir  attiraient  à  eux 
la  décision  des  affaires  civiles,  leurs  soins  s'appliquèrent  plus  exclu- 
sivement aux  affaires  de  l'église.  Cependant,  au  xvi^  siècle,  la  com- 
mune, le  town  ou  parish,  s'occupait  encore  de  maintenir  l'ordre 
sur  son  territoire,  de  secourir  les  pauvres,  d'entretenir  l'église  et 
les  grands  chemins,  et  de  régler  la  jouissance  des  biens  commu- 
naux, ainsi  que  de  tout  ce  qui  n'était  pas  devenu  «  manorial,  » 
c'est-à-dire  relevant  du  manoir.  A  cet  effet,  l'assemblée  du  village 
pouvait  imposer  certaines  taxes  et  faire  des  règlemens  locaux  (by- 
laivs,  loië  du  bie  ou  by,  village,  dans  les  langues  scandinavo-germa- 
niques). 

Pouvaient  assister  à  l'assemblée  tous  ceux  qui  avaient  un  inté- 
rêt dans  les  décisions  à  prendre,  par  conséquent  ceux  qui  avaient 
une  habitation  dans  le  village  ou  qui  y  «  fumaient  des  terres.  » 
La  convocation  se  faisait  dans  l'église,  avant  ou  après  le  service,  ou 
parfois  sur  la  place  du  marché.  Des  réunions  avaient  lieu  réguliè- 
rement pour  la  reddition  des  comptes,  pour  l'élection  des  fonction- 
naires et,  extraordinairement.  pour  décider  une  réparation  urgente 
aux  chemins,  à  l'église  et  pour  la  levée  des  impôts. 

Le  fonctionnaire  principal  était  le  constable  qui  avait  charge  de 
la  police  et  de  l'arrestation  des  malfaiteurs,  chose  très  importante, 
car  la  paroisse,  le  town^  était  pécuniairement  responsable  des  vols 
et  des  assassinats  commis  sur  son  territoire.  Il  avait  le  droit  de 
nommer  des  gardes,  surtout  pour  la  nuit  ;  il  représentait  la  com- 


(1)  Le  mot  anglais  parish  vient,  par  le  français  et  le  latin,  du  mot  grec  Ttapocxta, 
indiquant  un  groupe  d'hommes  différens  du  reste  de  la  population.  Vestry  est  pris  du 
mot  vestiarum  (le  vestiaire),  le  lieu  où  l'on  conservait  les  vêtemens  ecclésiastiques. 


650  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rnune  auprès  des  autorités  du  comté.  Les  churchœarden  ou  raar- 
guilliers,  aussi  élus  par  les  habitans,  formaient  un  corps  qui  veillait 
à  l'eutretien  de  l'église,  des  vêtomens  du  pasteui-  et  à  toutes  les 
nécessités  dti  culte. 

Les  maîtres  des  pauvres,  avemeersi  of  the  poor,  donnaient  des 
secours  aux  indigens,  conformément  à  la  loi  d'Elisabeth,  et  levaient 
à  cet  effet  une  taxe  spéciale  consentie  par  les  contribuables.  Les 
marguilliers  convoquaient,  chaque  année,  les  habitans  pour  choisir 
deux  hommes  probes  qui  étaient  chargés  d'entretenir  les  chemins 
et  de  régler  la  prestation  des  six  jours  de  corvée  que  chacun  devait, 
chaque  année,  à  cet  effet. 

En  outre,  sous  des  noms  très  différens  :  jurats.queslmen,  swoni- 
7?îeH,  sidesineii,  etc.,  et  avec  des  attributions  mal  définies,  on  ren- 
contrait dans  chaque  village  un  groupe  d'hommes  composés  prin- 
cipalement d'anciens  conslables  et  de  churclnvarden,  élus  par  les 
habitans  et  qui  avaient  pour  mission  d'assister  de  leurs  avis  les 
fonctionnaires  communaux.  Us  devinrent  plus  tard  le  selert  vestry 
en  Angleterre  et  les  townsmen,  priulential  inen  ou  selectmen  dans 
la  Nouvelle-Angleterre.  Jusque-là,  le  gouvernement  direct  avait  été 
complètement  exercé  par  les  citoyens;  mais  bientôt,  en  Amérique, 
on  vit  apparaître  un  corps  représentatif.  Les  institutions  commu- 
nales des  Anglo-Saxons,  transportées  au  delà  de  l'Atlantique,  y  reçu- 
rent une  vie  nouvelle  qui  les  rapprocha  du  tanscipmot  primitif, 
sous  l'influence  démocratique  du  clu'istianisme  réformé,  que  les 
puritains  et  les  Pilgrim  futhers  pratiquaient  dans  leur  nouvelle 
patrie.  Gomme  le  dit  un  auteur  qui  a  étudié  à  fond  les  origines 
de  la  démocratie  aux  États-Unis,  le  président  Portet  :  «  Tout  ce  qui 
caractérise  la  vie  politique  de  la  Nouvelle-Angleterre  vient  du  mee- 
ting /toKse ,  de  la  salle  d'assemblée  religieuse.  Sa  construction  a 
été  l'origine  de  toutes  les  conmiunautés  qui  s'y  sont  fondées,  et 
c'est  d'elle  qu'émanent  les  traits  distinctifs  de  leur  histoire.  » 

Quand  les  émigrés  anglais  s'établissent  dans  la  baie  de  Massa- 
chusetts, on  voit  naître  parmi  eux  le  gouvernement  communal 
d'une  façon  pour  ainsi  dii-e  naturelle.  Ainsi,  à  Rochester-ToAvn,  le 
8  octobre  1633,  ils  se  réunissent  et  décident  qu'à  certains  jours, 
le  son  du  tambour  appellera  tous  les  halDitans  de  la  «  plantation  n 
à  l'église,  afin  d'y  arrêter,  dans  l'mtérêt  général  des  règleniens 
auxquels  tous  seront  tenus  de  se  soumettre,  et  de  choisir  douze 
hommes  qui  ordonneront  toute  chose  jusqu'à  la  prochaine  assem- 
blée mensuelle.  Ces  hommes  choisis,  ces  selcclmen,  formèrent  plus 
tard  le  conseil  municipal. 

Le  township  constitua  l'unité  politique  primordiale,  la  molécule 
organique,  dont  la  multiphcation  et  l'union  constituèrent  l'État.  Le 


LE  GOUVERNEMENT  LOCAL  AUX  ÉTATS-UNIS.  651 

toivnshi'p  faisait  tous  ses  règlemens  locaux  [by-laws],  à  condition 
qu'ils  ne  fussent  pas  contraires  aux  lois  générales  ;  il  avait  une  cour 
de  justice  et  une  compagnie  de  milice  ;  il  choisissait  sans  contrôle 
tous  ses  fonctionnaires  et  élisait  les  délégués  qui  le  représentaient 
au  gênerai  court,  c'est-à-dire  à  l'assemblée  plénière  de  la  province. 

Pour  prendi-e  part  à  la  réunion  ordinaire  des  habitans,  qui  avait 
lieu,  chaque  année,  en  mars,  comme  chez  les  Francs  et  les  anciens 
Germains,  il  fallait  posséder  une  propriété,  freehold,  d'un  certain 
revenu.  En  outre,  les  selecimen,  dont  le  nombre  variait  de  trois  à 
neuf,  devaient  convoquer  mie  assemblée  extraordinaire  chaque  fois 
(jue  dix  freeholders  ou  propriétaires  le  demandaient. 

Le  gouvernement  direct  était  le  principe  essentiel.  Les  électexirs 
nommaient  des  fonctionnaires  spéciaux  pour  chaque  sen'ice,  au  lieu 
de  confier  ces  soins  d'administration  aux  conseillers  communaux, 
comme  nous  le  faisons  en  Europe.  Dans  la  réunion  du  mois  de  mars, 
on  choisissait  le  coiistahle  qui  veillait  au  maintien  de  l'ordre  et  par- 
fois à  la  rentrée  des  impôts,  le  surveillant  des  chemins  {surveyor 
of  the  highwaya)  qui  avait  le  droit  de  requéiii"  les  corvées  de  travail 
manuel  et  de  charroi  nécessaires  pour  l'entretien  des  routes,  les 
maîtres  des  pauvres  [overseers  of  the  poor)  qui  distribuaient  les 
secours  aux  indigens  et  aux  infirmes,  les  percepteurs  des  impôts 
[coUector  of  taxea)  qui  prélevaient  les  contributions  levées  en  pro- 
portion de  l'avoir  de  chacun,  le  secrctah'e  (town  clerk)  qui  inscri- 
vait dans  des  registres  les  votes  émis,  les  règlemens  arrêtés,  les 
dépenses  votées,  les  naissances,  les  décès  et  les  mariages,  et  qui 
citait  à  comparaître  devant  la  cour  de  justice  locale  ;  les  surveil- 
lans  des  haies  [fence  vieœers)  qui  Aeillaient  à  ce  que  toutes  les  clô- 
tures fussent  en  bon  état  et  «  hautes  au  moins  de  k  pieds,  »  les 
gardiens  {ivardena)  qui  s'occupaient  de  tout  ce  qui  concernait  la 
moralité, —  ivresse,  cruauté  à  l'égard  des  animaux,  actes  obscènes, 
immoraux  ou  sacrilèges,  —  et  enfin  les  membres  du  grand  et  du 
petit  jury. 

Dans  les  villages  des  Etats-Unis,  Fancienne  forme  démocratique 
du  gouvernement  s'est  maintenue  à  peu  près  intacte  et,  comme  en 
Grèce  et  dans  les  Land^gemeinde  des  cantons  primitifs  de  la  Suisse, 
ce  sont  les  liabitans  réunis  sur  la  place  publique,  à  certaines  épo- 
ques, qui  font  les  règlemens,  votent  les  dépenses  et  les  impôts, 
nomment  les  fonctionnaires  et,  en  somme,  s'administrent  eux- 
mêmes  directement.  C'est  le  self-gover)iment  dans  toute  la  force 
du  terme.  Mais,  dans  certaines  localités,  la  population  s'est  accrue  et 
la  richesse  s'est  accumulée  :  des  villes  se  sont  formées.  L'état  en  a  fait 
des  «  corporations,  »  c'est-à-dire  des  «  cités,  »  en  leur  donnant  une 
charte  qui  détermine  leur  régime  administratif.  11  ne  pouvait  main- 


652  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tenir  le  gouvernement  direct  du  toivn  meeting,  c'est-à-dire  de  l'as- 
semblée générale  des  citoyens  ;  il  créait  donc  le  système  représen- 
tatif. Le  corps  électoral  nommait  un  conseil  municipal  d'aldennen 
ou  de  cowirilmeti,  qui,  dans  les  limites  des  lois  générales,  réglaient 
toutes  les  affaires  communales,  comme,  en  général,  dans  nos  villes 
européennes.  Mais  l'accroissement  rapide  du  nombre  des  habitans 
et  la  complexité  correspondante  des  questions  à  résoudre  amena 
presque  partout  une  situation  troublée,  qu'on  jugea  intolérable. 
Ce  qui  augmentait  le  mal,  c'est  que  l'Etat,  usant  du  droit  de  sou- 
veraineté absolue,  en  vertu  duquel  il  avait  créé  la  cité,  intervenait 
à  chaque  instant  dans  ses  affaires  par  des  lois  spéciales.  11  en  résul- 
tait de  tels  abus  et  des  marchés  si  scandaleux  que  les  constitutions 
revisées  interdirent  de  plus  en  plus  fréquemment  aux  législatures 
des  États  de  voter  des  bills  de  ce  genre.  En  outre,  l'organisation 
nouvelle  donnée  aux  villes  modifia  entièrement  les  institutions  an- 
ciennes et  enleva  presque  tous  les  pouvoirs  au  conseil  communal, 
pour  en  investir  le  maire.  Ceci  n'est  rien  moins  qu'une  révolution, 
car  c'est  la  suppression  du  régime  parlementaire  municipal. 

La  cause  de  ce  changement  mérite  de  nous  arrêter  un  moment, 
car  c'est  un  phénomène  économique  qui  se  produit  en  Europe 
comme  en  Amérique,  et  dont  les  redoutables  conséquences  peu- 
vent mettre  en  péril  la  liberté  même  ;  je  veux  parler  de  l'accroisse- 
ment de  la  population  des  villes,  aux  dépens  de  celle  des  cam- 
pagnes. Les  historiens  nous  apprennent  que  telle  a  été  la  cause 
principale  de  la  décadence  irrémédiable  de  l'empire  romain.  Les 
provinces  étaient  vides  d'habitans,  quand  elles  furent  occupées 
par  les  barbares. 

D'après  le  recensement  de  1790,  il  n'existait  alors  aux  États- 
Unis  que  treize  villes  comptant  plus  de  5,000  habitans,  et  aucune 
d'elles  n'en  avait  /iO,000.  En  1880,  il  y  en  avait  h9!i  de  plus  de 
5,000  âmes,  kO  de  plus  de  liO,000  et  13  de  plus  de  100,000.  Il 
doit  y  en  avoir  aujourd'hui  au  moins  30  de  cette  importance.  La 
proportion  des  personnes  vivant  dans  les  localités  de  plus  de 
8,000  âmes  était,  en  1790,  de  3.3  pour  100,  en  18h0,  de  8.5,  et 
en  1888  de  20.5.  L'accroissement  relatif  des  populations  urbaines 
se  fait  donc  plus  rapidement  encore  aux  États-Unis  qu'en  Europe. 

Ce  sont  les  capitales  surtout  qui  grandissent  d'une  façon  ef- 
frayante. Ainsi,  Londres  a  plus  de  II  millions  d'habitans,  Paris  plus 
de  2  millions,  Berlin  plus  de  1  million,  New-York  et  ses  faubourgs 
1  million  1/2.  Le  nombre  des  villes  comptant  50,000  oulOO,000  âmes 
augmente  sans  cesse.  La  raison  en  est  claire.  Les  grandes  villes 
offrent  des  avantages  de  toute  espèce  :  des  plaisirs  plus  nombreux 
et  plus  choisis  ;  plus  de  réunions  et  de  fêtes,  de  meilleurs  théâtres 


LE    GOUVERNEMENT    LOCAL    AUX    ÉTATS-UNIS.  653 

et  concerts  ;  plus  de  moyens  de  s'instruire  :  cours  publics,  biblio- 
thèques, musées  ;  plus  d'hommes  éminens  dans  tous  les  genres; 
plus  d'occasions  de  se  placer  et  de  gagner  de  l'argent  ;  des  emplois 
et  des  fonctions  mieux  rétribués,  et,  en  même  temps,  pour  ceux 
dont  les  revenus  sont  diminués,  par  suite  d'un  revers  de  fortune 
ou  d'une  mise  à  la  retraite,  plus  de  facilités  pour  se  perdre  dans 
la  foule.  La  centralisation  attire  l'argent  vers  la  capitale,  et  les 
hommes  suivent  l'argent.  Déjà  Mirabeau,  V Ami  des  hommes,  disait 
dans  son  énergique  langage  en  parlant  de  Paris  et  de  la  France  de 
son  temps  :  «  Une  tête  apoplectique  sur  un  corps  anémique.  »  De- 
puis lors,  le  mal  s'est  bien  aggravé  :  tandis  que,  dans  les  provinces 
et  surtout  dans  les  campagnes,  la  population  s'accroît  très  lente- 
ment ou  même  diminue,  à  Paris  elle  n'a  cessé  d'augmenter,  malgré 
les  guerres,  les  révolutions  et  les  crises  économiques. 

En  même  temps  que  les  causes  d'attraction  vers  les  chefs-lieux 
sont  devenues  plus  nombreuses  et  plus  puissantes,  les  motifs  qui 
portaient  à  y  résister  ont  disparu.  Jadis  la  vie  était  chère  dans  les 
grandes  villes,  très  bon  marché  en  province.  Aujourd'hui,  les  che- 
mins de  fer  ont  nivelé  les  prix,  en  enlevant  les  denrées  là  ou  elles 
abondent  pour  les  porter  là  où  elles  sont  le  plus  demandées.  Ainsi 
souvent  la  marée  coûte  moins  à  Paris  que  dans  les  ports  de  mer. 
Sans  les  bateaux  à  vapeur,  il  eût  été  impossible  d'approvisionner 
et  de  nourrir  les  !i  millions  d'habitans  de  Londi'es  ;  maintenant 
rien  n'empêche  qu'ils  ne  s'élèvent  un  jour  au  double. 

Cette  énorme  accumulation  d'hommes  au  centre  crée,  en  tout 
pays,  une  situation  nouvelle  et  pleine  de  périls.  Nulle  part  le  con- 
traste entre  l'opulence  et  la  misère  ne  se  présente  sous  un  aspect 
plus  frappant  que  dans  les  capitales  :  c'est  là  qu'on  rencontre, 
côte  à  côte,  les  plus  grandes  fortunes  et  les  tableaux  les  plus  dé- 
solans  de  l'extrême  dénùment.  Chaque  jour,  l'élite  des  oisifs  étale 
tous  les  raffmemens  d'un  luxe  tapageur  aux  yeux  d'une  foule  d'ou- 
vriers, qui  n'ont  pour  subsister  qu'un  salah*e  parfois  insuffisant. 
C'est  donc  là  que  les  idées  et  les  passions  hostiles  à  l'ordre 
social  actuel  prennent  le  plus  de  violence  et  se  répandent  le 
plus  rapidement.  Et  pourtant,  c'est  dans  ces  cités  menacées  de 
désordres  et  même  d'insurrections,  si  par  malheur  l'autorité  ve- 
nait à  être  momentanément  paralysée,  qu'on  a  placé  le  siège  du 
gouvernement.  Les  Américains  ont  été  plus  sages  et  plus  pré- 
voyans  ;  car,  tant  pour  la  Confédération  que  pour  les  états  parti- 
culiers, c'est  dans  une  petite  ville  que  résident  les  représentans  du 
pouvoir  et  que  se  réunit  le  parlement.  En  France,  l'enseignement 
si  chèrement  acheté  de  la  Commune  avait  fait  choisir  Versailles 
dans  le  même  dessein;  mais  bientôt  l'attrait  de  Paris  l'emporta,  et  les 


65 /l  REVUE    DES  DEUX    MONDES. 

assemblées  se  décidèrent  à  y  revenir.  Puissent-elles  n'avoir  jamais 
à  s'en  repentir  ! 

De  toute  façon  se  pose  ce  difficile  problème  :  comment  organiser 
le  gouvernement  municipal  dans  les  grandes  villes  et  surtout  dans 
la  capitale  ?  11  faut  tout  d'abord  que  ces  autorités  locales  soient  ca- 
pables de  gérer  convenablement  les  intérêts  si  divers  et  si  consi- 
dérables dont  l'administration  leur  est  confiée.  Puis,  à  moins  de 
mettre  en  tutelle  la  cite  qui  est  le  centre  des  lumières  et  de  l'acti- 
vité nationales,  on  ne  pourra  refuser  à  ses  habitans  le  droit  d'élire 
le  conseil  communal.  Et  cependant,  si  on  leur  accorde  une  autono- 
mie complète,  que  de  périls,  quel  redoutable  inconnu  !  Par  les 
raisons  que  nous  avons  indiquées,  les  idées  avancées,  radicales, 
ou  même  subversives,  domineront  dans  la  capitale.  Le  gouverne- 
ment national  et  le  parlement,  qui  représentent  le  pays  entier,  où 
régnent  d'autres  opinions,  seront  placés  en  ftice  et  pour  ainsi  dire  à 
la  merci  d'un  gouvernement  municipal  qui  leur  est  hostile,  qui 
dispose  de  forces  considérables  et  qui,  au  besoin,  peut  déchaîner 
les  passions  révolutionnaires  et  faire  appel  à  l'insurrection.  Les  sou- 
venirs inoubliables  de  la  Commune  de  Paris  de  1793  et  de  1871 
montrent  clairement  en  quoi  consiste  le  danger. 

L'augmentation  si  rapide  de  la  population  dans  les  villes  a  eu  aux 
États-Unis  deux  conséquences  fâcheuses  et  d'autant  plus  pénibles 
qu'on  y  était  moins  préparé  :  l'accroissement  et  de  la  criminaUté  et 
des  dépenses  publiques.  Quelques  cliilTres  suffiront  pour  faire  voir 
la  gravité  du  mal.  Les  statistiques  publiées  par  le  surintendant 
des  pénitenciers  à  New -York  nous  apprennent  qu'on  comptait 
en  1850, 1  détenu  sur  3,/iA5  habitans;  en  1860, 1  sur  1,640; en  1870, 
1  sur  1,172  et  en  1880,  1  sur  855.  En  trente  ans  la  criminalité 
avait  donc  quadruplé.  J'emprunte  à  M.  Bryce  quelques  faits  rela- 
tifs à  l'augmentation  des  impôts  dans  les  villes.  En  comparant  pour 
les  quinze  plus  grandes  de  celles-ci  la  situation  de  1860  à  celle 
de  1875,  on  arrive  au  résultat  suivant  :  accroissement  de  la  popu- 
lation, 70.5  pour  100;  de  la  valeur  taxable  des  biens,  156.9;  de  la 
dette,  270.9;  des  impôts,  363.2.  Les  dépenses  locales  sont 
énormes  :  ainsi  elles  s'élevaient  à  Boston,  en  1880,  à  enwon  1/iO  fr. 
par  tête,  soit  à  près  de  600  francs  par  famille.  Les  dettes  de  cer- 
taines villes  ont  triplé  en  dix  ans,  et  malheureusement  elles  ont 
souvent,  en  grande  partie,  pour  origine,  des  malversations  ou  des 
vices  d'administration. 

Pour  mettre  un  terme  à  des  abus,  si  énormes  et  si  scandaleux 
que  le  bruit  en  est  venu  jusqti'en  Europe,  les  Américains  ont  eu 
recours  à  une  réforme  qui  au  premier  abord  étonne  :  ils  ont  limité 
dans  des  bornes  très  étroites  la  compétence  des  conseils  munici- 


LE   GOUVERNEMENT   LOCAL   AUX  ETATS-UNIS.  655 

paux  et  étendu  les  pouvoirs  du  maire  au  point  d'en  faire  un  vérir 
table  autocrate.  Telles  sont,  du  moins,  les  tendances  qui  se  révè- 
lent dans  la  plupart  des  constitutions  communales  revisées.  Bien 
entendu,  celles-ci  diffèrent  dans  chaque  état  particulier  et  pour 
chaque  ville  ;  mais  voici  les  caractères  généraux  qu'on  y  retrouve. 
Certains  hauts  fonctionnaires,  comme  le  maire,  le  contrôleur-géné- 
ral, le  greffier,  sont  élus  directement  par  le  peuple;  ils  nomment 
leurs  subordonnés  sous  leur  responsabilité  vis-à-vis  des  électeurs. 
On  a  créé  autant  de  départemens  spéciaux  qu'il  y  a  de  services 
publics,  et  à  leur  tète  se  trouve,  tantôt  un  comité  [board)  de  plu- 
sieurs personnes,  tantôt  un  seul  fonctionnaire,  lesquels  sont  nom- 
més, soit  par  le  maire,  soit  par  le  collège  du  maire  et  des  alcler- 
7Jien.  Ces  comités  administratifs  sont  très  nombreux  ;  en  voici 
l'énumération  qui  est  curieuse  parce  qu'elle  montre  la  variété  d'ob- 
jets auxquels  doit  pourvoir  de  nos  jours  un  gouvernement  munici- 
pal :  instruction,  —  bibliothèque  communale,  —  pohce,  —  accise, 
—  charité  publique,  —  hôpitaux  et  correction,  —  salubrité,  — 
incendies,  —  pohce.  —  désignation  des  jurés,  —  finance,  —  im- 
pôts, —  législation  et  contentieux,  —  pavage,  —  distribution  des 
eaux,  —  nettoyage  des  rues,  —  travaux  publics,  —  parcs,  — 
londs  d'amortissement.  Les  règlemens  concernant  chaque  matière 
sont  faits  par  les  comités  desquels  elle  relève,  et,  s'il  s'agit  d'un 
intérêt  général,  par  la  législature  de  l'état.  On  voit  que  le  rôle  des 
conseils  municipaux  est  singulièrement  réduit.  Le  pouvoir  régle- 
mentaire leur  est  presque  entièrement  enlevé  et  ce  qui  se  fait  en 
Europe  par  des  comités  composés  de  leurs  membres  l'est  aux  États- 
Unis  par  des  bureaux  qui  échappent  à  leur  contrôle.  Ce  que  l'on 
peut  appeler  le  parlement  communal  est  souvent  composé  de  deux 
chambres,  la  chambre  haute,  le  conseil  des  aldermen  nommés  sur 
une  seule  liste  par  le  corps  électoral  tout  entier,  et  la  chambre  basse, 
le  commoii  council,  issu  d'élections  par  quartier.  Les  juges  locaux 
sont  généralement  élus  par  le  peuple,  mais  parfois  choisis  par 
l'état. 

Afin  de  montrer  l'étendue  vraiment  inouïe  des  pouvoirs  attribués 
au  maire,  je  citerai  l'exemple  de  New-York.  On  me  permettra  une 
énumeration  un  peu  longue  :  elle  est  indispensable,  si  l'on  veut 
comprendre  ce  que  devient  ce  personnage  aux  États-Unis.  Pour 
trouver  chose  semblable  en  Europe,  il  faut  aller  en  Russie  et  y  de- 
mander quels  sont  les  prérogatives  du  tsar.  Combien  cela  est  diffé- 
rent de  ce  tableau  séduisant  de  ^elf-govermnent  que  nous  traçait 
naguère  Tocqueville  ! 

Le  maire  de  New-York  est  nommé  directement,  au  suffrage  uni- 
versel,par  le  corps  électoral  tout  entier, et  il  reste  deux  ansenfonc- 


656  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tion.  11  ne  siège  pas  dans  les  conseils  municipaux;  mais  comme  le 
président  de  la  république  et  les  gouvoineurs  des  états,  il  a  un 
droit  de  veto  qui  ne  peut  être  annulé  que  par  une  majorité  des 
deux  tiers.   Gomme  représentant  du  pouvoir  exécutif,  il  veille  à 
l'ordre  public  et  peut  appeler  aux  armes  la  milice  pour  réprimer  les 
désordres  et  les  émeutes.  Il  nomme  les  onze  juges  de  police  pour 
dix  ans,  les  quatre  juges  de  la  police  criminelle  pour  six  ans,  les 
trois  membres  du  comité  de  charité  publique  et  du  pénitencier,  les 
trois  membres  du  comité  des  incendies,  deux  membres  du  comité 
de  la  salubrité  publique   dont  les  deux  autres  sont  ex  ofjicio^  le 
président  du  bureau  de  police  et  l'oflicier  de  santé  que  désigne  le 
gouverneur,  les  trois  membres  du  comité  de  l'accise  qui  concède 
les  licences  pour  la  vente  des  spiritueux,  les  membres  du  comité 
qui  dresse  les  listes  des  jurys,  le  commissaire  des  travaux  publics 
qui  seul  dirige  le  service  du  pavage  et  de  l'éclairage  des  rues,  des 
eaux  alimentaires  et  des  égouts,  de  la  construction  et  de  l'entre- 
tien des  bàtimens  communaux,  département  qui  exige  des  dépenses 
énormes,  le  commissaire  du  nettoyage  des  rues  nommé  pour  six 
ans,  les  trois  membres  du  comité  des  parcS;,  les  trois  membres  du 
comité  des  docks,   le  conseiller  légiste  du  contentieux,   les  trois 
membres  du  comité  des  assesseurs  qui  font  l'estimation  de  la  for- 
tune mobilière  des  contribuables,  sur  laquelle  est  assis  l'impôt  au 
profit  de  l'état  et  de  la  commune,  le  caissier  municipal  qui  reçoit 
les  revenus  et  acquitte  les  dépenses  de  la  ville,  les  deux  commis- 
saires des  comptes,  qui  contrôlent  les  livres  de  la  caisse  communale, 
enfin  les  commissaires  du  service  civil  qui  déterminent  les  examens 
que  doivent  subir  les  candidats  aux  places  dans  l'administration. 
Le  maire  choisit   aussi  le  nombreux  état-major  des  fonctionnaires 
qui  président  au  service  de  l'instruction  prmiaire,  les  vingt-quatre 
membres  du  conseil  supérieur  [board  of  éducation)^   les  trustées 
des  écoles  qui  désignent  tous  les  instituteurs  et  les  institutrices,  et 
les  vingt-quatre  inspecteurs,  trois  pour  chacun  des  huit  districts 
scolaires.  En  général,  le  maire  a  aussi  le  droit  de  destituer  ceux 
qu'il  nomme,  sous  réserve  de  l'approbation  du  gouverneur.  Dans 
cet  étonnant  système,  ni  le  corps  électoral,  ni  ses  élus  les  conseil- 
lers municipaux   n'interviennent    plus    dans   l'administration  des 
affaires  communales.  Par  les  nominations  qu'il  fait,  tout  dépend  d'un 
dictateur  temporaire,   le  maire. 

Dans  le  livre  de  M.  Bryce  se  trouve  un  chapitre  écrit  par  M.  Seth 
Lovv,  ancien  maire  de  Brooklyn,  où  il  explique  le  motif  qui  a  fait 
adopter  cette  organisation  nouvelle.  Les  Américains  savent,  dit-il, 
qa'une  grande  entreprise  industrielle  ne  réussit  que  si  l'on  accorde 
au  directeur  de  pleins  pouvoirs  de  direction  et  le  libre  choix  de  ses 


LE    GOUVERNEMEAT    LOCAL    AUX    ÉTATS-UNIS.  657 

employés.  Dès  lors,  aussitôt  qu'ils  ont  vu  que  les  affaires  d'une  vaste 
cité  ressemblaient  à  celles  d'une  société  commerciale,  ils  se  sont 
convaincus  qu'il  fallait  y  appliquer  le  même  principe  :  pouvoir  ab- 
solu et  responsabilité  absolue.  Si  l'exécutif  est  fort,  il  s'efforcera  de 
bien  faire.  Si  son  autorité  se  trouve  contrôlée  par  celle  des  conseil- 
lers, les  électeurs  ne  sauront  plus  à  qui  s'en  prendre,  en  cas  de  malver- 
sation. Maintenant  les  citoyens  comprennent  que  la  gestion  des  inté- 
rêts communaux  dépend  entièrement  des  qualités  du  maire  qu'ils 
élisent,  et  ils  font  généralement  de  bons  choix.  Depuis  1882,  le  nou- 
veau régime  a  donné  d'excellens  résultats,  et  nul  ne  s'en  plaint. 
N'est-il  pas  étrange  de  voir  la  démocratie  extrême  chercher  son 
salut  dans  la  concentration  des  pouvoirs? 

Ces  changemens  s'opèrent,  bien  entendu,  sous  l'empire  des  ex- 
périences faites  et  des  nécessités  reconnues.  Quand  la  population 
et  la  richesse  se  sont  accrues,  il  a  fallu  renoncer  au  gouvernement 
populaire  direct.  On  a  eu  recours  alors  au  gouvernement  des  con- 
seils ;  mais  l'étendue  et  la  complexité  des  besoins  auxcpiels  l'admi- 
nistration communale  devait  pourvoir  sont  devenues  si  grandes, 
les  dépenses,  les  recettes,  les  emprunts  si  considérables  que  le 
régime  parlementaire  municipal  a  fléchi  sous  la  charge.  11  ne  restait 
plus  qu'à  essayer  du  gouvernement  d'un  seul.  C'est  qu'on  ren- 
contre aux  États-Unis  une  évolution  politico-économique  qu'on 
remarque  également  en  Europe,  l'intervention  plus  grande  des  pou- 
voirs publics  et  l'extension  incessante  de  la  réglementation  :  ce  qui 
n'est  autre  chose  que  du  socialisme  municipal,  comme  l'appelle 
M.Albert  Shaw.  Voyez,  par  exemple,  ce  qui  se  fait  dans  le  pays  par 
excellence  de  l'initiative  individuelle,  en  Ecosse,  à  Glascow.  Non-seu- 
lement cette  cité  a  organisé  l'enseignement  gratuit  et  obligatoire, 
mais  elle  offre  un  repas  aux  enfans  nécessiteux  Iréquentant  les  écoles 
publiques,  elle  fournit  aux  habitans  le  gaz,  les  appareils  d'éclairage 
et  de  chauffage  et  elle  éclaire  les  escaliers  communs  des  maisons  à 
plusieurs  logemens  ;  propriétaire  des  tramways,  elle  met  à  la  dispo- 
sition des  ouvriers  des  trains  presque  gratuits  le  matin  et  le  soir  ; 
elle  a  créé  des  bains,  des  salles  de  natation  et  des  lavoirs  publics; 
elle  a  fait  plus  encore  :  après  avoir  exproprié  des  quartiers  encombrés 
[sltmis] ,  elle  a  construit  des  maisons  qu'elle  loue  aux  familles  les 
moins  aisées  {housing  of  t/ie poors).  Il  y  a  partout  un  entraînement 
général  dans  cette  direction,  qui,  à  mon  avis,  s'explique. 

Dans  les  sociétés  primitives,  la  liberté  de  tous  est  entière,  limi- 
tée seulement  par  quelques  coutumes  presque  immuables.  Le  choc 
des  intérêts  n'est  point  réglé  par  l'autorité  :  les  conflits  sont 
tranchés  par  la  force.  Plus  tard,  quand  la  population  devient 
TOME  xciv.  —  1889.  Ii2 


658  REVUE    DES    DEU.V    MONDES. 

plus  dense,  les  relations  des  hommes  entre  eux  plus  intimes  et 
plus  fréquentes  et  l'organisation  sociale  plus  perfectionnée  et  ainsi 
plus  sujette  à  dérangement,  il  faut  plus  d'ordre  et  par  conséquent 
plus  de  règles  imposées  pour  le  maintenir.  A  mesure  que  la  civili- 
sation progresse,  les  besoins  et  les  exigences  des  citoyens  aug- 
mentent. Ils  veulent  de  belles  rues  bien  pavées,  bien  nettoyées, 
bien  arrosées,  bien  éclairées,  des  boulevards  aérés,  des  parcs  om- 
breux, l'instruction  mise  à  la  portée  de  tous,  les  arts  enseignés  et 
encouragés,  les  pauvres  secourus,  les  malades  soignés,  les  cou- 
pables réformés,  des  ports  creusés,  des  quais  construits,  des  mo- 
numens  pour  tous  les  services.  Pour  tout  cela,  il  faut  des  rouages 
très  nombreux,  une  légion  de  fonctionnaires  et  beaucoup  de  mil- 
lions. Il  en  résulte  nécessairement  que,  pour  accomplir  cette  be- 
sogne de  plus  en  plus  grande,  l'ancienne  macliine  gouvernemen- 
tale doit  être  réformée,  sous  peine  de  se  briser  ou  de  donner 
occasion  à  des  abus  de  toute  espèce. 

Pour  mieux  faire  comprendre  comment  s'est  opéré  ce  change- 
ment, en  vertu  d'une  loi  pour  ainsi  dire  naturelle,  j'emprunterai 
un  exemple  très  simple  à  un  discours  de  M.  Goschen,  actuellement 
chancelier  de  l'Échiquier  en  Angleterre,  sur  l'intervention  crois- 
sante des  pouvoirs  publics  :  «  Jusque  récemment,  la  circulation 
dans  les  rues  de  Londres  se  réglait  d'elle-même.  Le  fleuve  des 
véhicules  passait  dans  les  deux  sens  librement  et  conformément 
au  principe  du  laif.$ez  faire,  laissez  passer.  Mais,  quand  les  em- 
barras de  voitures,  les  contestations,  les  arrêts  complets  et  les 
accidens  de^durent  plus  fréqucns,  on  demanda  à  grands  cris  l'in- 
tervention de  la  police.  La  société,  sous  la  forme  de  deux  agens, 
apparut  dans  les  endroits  les  plus  fréquentés.  Les  cochers  durent 
suivre  une  direction  imposée;  les  véhicules  furent  arrêtés  pour 
laisser  passer  les  piétons  ;  des  refuges  furent  créés  pour  facihter  la 
traversée  de  la  rue.  La  liberté  de  la  circulation  cessa,  ou  du  moins 
ne  s'exerça  plus  que  sous  le  contrôle  de  la  réglementation.  Il  en 
fut  de  même  sur  les  grandes  routes  et  sur  les  chemins  de  fer.  Le 
trafic  industriel  et  l'activité  humaine,  danslem's  diverses  manifesta- 
tions, donnèrent  lieu  à  tant  de  collisions,  de  disputes  et  de  désor- 
dres, qu'on  en  appela  au  gouvernement  et  à  la  pohce  pour  mettre 
fin  à  un  état  de  choses  intolérable.  Des  règlemcns,  qui  auraient 
paru  inutiles  et  odieux  au  sein  d'un  ordre  social  plus  simple,  furent 
acceptés  et  même  hautement  réclamés.  » 

Ce  qui  ressort  de  cette  étude,  c'est  que,  dans  le  gouvernement 
local,  non  moins  que  dans  le  gouvernement  central,  le  régime  par- 
lementaire a  perdu  aux  États-Unis  beaucoup  de  terrain,  lequel  a  été 
pris  par  le  président  de  la  chambre  des  députés,  au  sein  du  con- 


i 


LE    GOUVERNEMENT    LOCAL    AUX    ÉTATS-UNIS.  659 

grès,  par  le  gouvernement  direct  dans  les  états  particuliers  et  par 
le  maire  dans  les  villes.  Les  assemblées  délibérantes  ont  eu  une 
glorieuse  carrière.  Elles  ont  donné  à  l'histoire  des  peuples  libres 
quelques-unes  de  leurs  plus  belles  pages,  aux  annales  de  l'élo- 
quence de  magnifiques  discours,  et  à  la  volonté  nationale  l'un  des 
meilleurs  moyens  de  limiter  le  pouvoir  des  souverains.  Mais  quand, 
comme  aujourd'hui,  la  masse  des  aiïaires  à  traiter  s'accroît  déme- 
surément et  que  les  partis  se  multiplient  et  se  scindent  en  groupes 
indisciplinés,  elles  deviennent  incapables  d'accomplir  convenable- 
ment l'énorme  besogne  qui  leur  incombe.  Elles  ne  trouvent  même 
plus  le  temps  d'examiner  à  fond  le  budget,  ce  qui  est,  en  réalité, 
leur  principale  mission  et  celle  pour  laquelle  elles  ont  été  créées. 
Dès  lors,  certaines  reformes  deviennent  indispensables;  on  com- 
mence à  le  reconnaître  dans  tous  les  pays  constitutionnels,  en  An- 
gleterre même,  non  moins  qu'en  France,  en  Italie  et  en  Espagne. 
Je  ne  puis  indiquer  ici  en  quelle  mesure  ce  qui  s'est  fait  aux 
Etats-Unis  peut  être  appliqué  en  Europe.  On  arrive  toutefois, 
semble-t-il,  à  deux  conclusions  :  c'est  que,  premièrement,  dans  une 
société  égalitaire,  la  nécessité  d'une  autorité  forte  et  armée  de 
nombreuses  prérogatives  se  fait  sentir  plus  encore  que  dans  les 
états  qui  ont  conservé  la  royauté  ou  une  aristocratie  ;  seconde- 
ment, c'est  que  le  peuple,  s'apercevant  que  les  affaires  publiques, 
les  finances  surtout,  ne  sont  pas  bien  gérées,  voudra  en  reprendre 
le  contrôle  d'une  façon  plus  directe.  Ira-t-on  jusqu'à  en  appeler 
pour  toutes  les  lois  et  toutes  les  dépenses  au  référendum,  à  la  ma- 
nière suisse?  J'en  doute;  car  bien  des  nations  en  Europe  n'y  sont 
pas  suffisamment  préparées.  Mais  il  paraît  probable  que  c'est  dans 
cette  voie  que  l'esprit  de  réforme  se  portera.  Le  système  représen- 
tatif était  inconnu  aux  républiques  antiques  et  l'esprit  de  la  dé- 
mocratie lui  paraît  peu  favorable,  car,  récemment,  dans  les  Etats 
les  plus  démocratiques,  il  fait  place,  peu  à  peu,  d'une  part,  au 
gouvernement  populaire,  et,  d'autre  part,  aux  droits  accrus  du  pou- 
voir exécutif  élu  par  le  peuple. 


É.MILE   DE    LaVELEYE. 


A   PROPOS   D'UN   LIVRE 


SUR 


LA  FRANCE  DU  CENTENAIRE 


I. 

Il  arrive  souvent  que,  dans  les  affaires  de  ce  monde,  l'acces- 
soire l'emporte  sur  le  principal.  Ceux  qui  avaient  imaginé  de  donner 
plus  d'éclat  à  la  célébration  du  Centenaire  de  la  révolution  de  1789 
en  l'accompagnant  d'une  Exposition  universelle  n'ont  pas  atteint 
leur  but  :  le  décor  était  si  riche,  si  magnifique,  qu'il  a  fait  oublier 
la  pièce.  Ils  avaient  cru  que  les  gouvernemens  étrangers  s'empres- 
seraient de  se  joindre  à  eux  pour  célébrer  un  grand  événement,  qui 
est  une  date  mémorable  non-seulement  dans  l'histoire  de  France, 
mais  dans  l'histoire  de  l'Europe  tout  entière.  Leur  gracieuse  invi- 
tation avait  peu  de  chances  d'être  acceptée.  Les  gouvernemens 
monarchiques  ont  fait  grise  mine;  ils  ont  trouvé  singulier  qu'on  les 
engageât  à  fêter  un  jubilé  qui  ne  leur  rappelle  que  de  déplaisans 
souvenirs,  et  il  fallait  une  forte  dose  de  cette  candeur  qui  nous 
distingue  entre  tous  les  peuples  pour  nous  flatter  de  les  faire  revenir 
sur  leur  refus. 

En  revanche,  l'Exposition  attire  tout  l'univers.  Les  jaloux,  les 
boudeurs,  qui  avaient  déclaré  dès  le  premier  jour  qu'ils  ne  vien- 
draient pas,  ne  laissent  pas  de  venir,  et  ils  avouent  que  rarement 
une  si  belle  fête  a  été  donnée  au  monde  ;  mais,  à  quelques  excep- 
tions près,  ils  se  soucient  peu  du  Centenaire.  On  a  institué  aux 
Tuileries  un  musée  de  la  révolution.   Si  incomplet  qu'il  soit  et 


LA    FRANCE    DU    CENTENAIRE.  661 

quelque  critique  qu'on  puisse  en  faire,  il  est  fort  curieux  et  digne 
d'être  visité;  on  n'y  va  guère.  Les  étrangers  qui  s'entassent  au 
Champ  de  Mars  et  sur  l'Esplanade  des  Invalides  emporteront  dans 
leurs  yeux  la  tour  Eiffel,  la  galerie  des  machines,  la  rue  du  Caire  et 
ses  ânes  blancs,  le  palais  des  colonies,  le  théâtre  annamite,  des 
figures  de  Javanaises,  de  Sénégalais  et  de  Canaques.  Ils  partiront 
pour  la  plupart  sans  avoir  vu  Jean-Jacques  Rousseau  mangeant  des 
cerises  avec  Thérèse  Levasseur,  les  assiettes  et  les  pendules  révo- 
lutionnaires, les  éventails  aux  assignats,  le  portrait  d'Éléonore  Du- 
play,  le  rouet  de  Charlotte  Corday,  l'écharpe  de  Camille  Desmoulins 
et  le  gilet  que  lui  broda  Lucile,  le  masque  de  Marat,  la  tabatière 
de  Danton  et  le  plat  à  barbe  de  Robespierre. 

Ce  ne  sont  pas  seulement  les  étrangers  qui  ont  oublié  le  Cente- 
naire pour  ne  s'occuper  que  des  merveilles  accumulées  au  Champ 
de  Mars  ;  les  Français  en  ont  fait  autant,  à  l'exception  de  ceux  qui 
avaient  quelque  intérêt  dans  cette  affaire.  L'Exposition  a  tout  à  la 
fois  flatté  notre  amour-propre  et  procuré  à  notre  esprit  un  repos, 
une  détente  dont  il  avait  grand  besoin.  C'était  une  trêve  de  Dieu, 
une  diversion  des  plus  heureuses  à  la  maudite  politique  dont  nous 
étions  saturés.  Nous  nous  sentions  terriblement  las  des  séances  tu- 
multueuses de  la  chambre,  des  controverses  et  des  querelles  des 
partis,  de  leur  intolérance,  de  leurs  hyperboles,  de  leur  pompeux  ver- 
biage, de  leur  rhétorique  qui  sonne  creux,  des  gens  qui  ne  parlent 
que  de  lem"s  principes  et  ne  songent  qu'à  leur  réélection,  et  nous 
avons  été  transportés  d'aise  en  découvrant  que  les  Expositions  sont 
des  fêtes  pacifiques  où  les  opinions  n'ont  rien  à  voir  et  qui  apportent 
de  la  joie  à  tout  le  monde.  Hélas  !  après  la  trêve,  l'implacable  guerre 
recommencera;  plus  le  divertissement  aura  été  doux,  plus  dure 
sera  la  réaction.  Ce  qu'un  journaliste  appelait  le  deliriinn  festoyant 
fera  place  avant  peu  au  delirimn  électoral.  Ainsi  vont  les  choses. 
Race  irritable,  intempérante,  excessive  et  mobile  :  le  ciel,  qui  ne 
veut  pas  notre  mort,  a  fait  aussi  de  nous  la  race  la  plus  élastique 
de  la  terre.  La  chaleur  de  notre  sang  nous  joue  des  tours  cruels, 
notre  élasticité  nous  sauve,  et  de  si  haut  que  nous  tombions  nous 
avons  bientôt  fait  de  nous  ramasser  et  de  recommencer  à  courir. 

Les  peuples  ont  la  mémoire  si  courte,  que  la  célébration  des 
Centenaires  les  laisse  presque  indifférens.  L'ancien  régime  est  si 
loin  de  nous  qu'il  nous  semble  parfois  qu'il  n'a  jamais  existé,  et 
nous  avons  peine  à  nous  représenter  que  la  France  n'ait  pas  tou- 
jours possédé  certaines  garanties  dont  nous  ne  pourrions  plus  nous 
passer,  certains  droits  qui  sont  devenus  la  chair  de  notre  chair  et 
que  nous  tenons  de  la  révolution.  Un  voyageur,  en  arrivant  pour 
la  première  fois  dans  un  pays  lointain,  va  de  surprise  en  sur- 


662  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

prise;  après  quelques  mois  de  séjour,  il  ne  s'étonne  plus;  archi- 
tecture, costumes,  mœurs,  tout  ce  qui  lui  paraissait  étrange  lui 
paraît  tout  naturel.  Nous  aussi,  accoutumés  comme  nous  le  sommes 
à  la  société  créée  par  la  révolution,  nous  la  trouvons  si  naturelle 
que  nous  ne  songeons  plus  à  bénir  ceux  qui  l'ont  construite  à  la 
sueur  de  leur  front  et  qui  en  ont  arrosé  les  fondations  de  leur 
sang. 

Il  était  trop  tard  pour  nous  demander  de  célébrer  avec  enthou- 
siasme le  jour  où  s'ouvrirent  les  états-généraux,  le  serment  du  Jeu 
de  Paume,  la  prise  de  la  Bastille;  et,  d'autre  part,  il  était  trop  tôt. 
Blasés  sur  les  avantages  que  nous  a  procurés  la  révolution,  nous 
sommes  très  sensibles  à  ce  qui  nous  manque.  Les  hommes  de  1789, 
nous  dit-on,  ont  fait  de  nous  un  peuple  libre.  Nous  avons  connu 
les  excès  de  la  liberté,  et  c'est  pour  le  principe  d'autorité  que 
nous  sommes  inquiets.  Nous  nous  plaignons  depuis  bien  des  années 
de  n'être  pas  assez  gouvernés,  nous  vivons  dans  une  sorte  d'anar- 
chie qui  a  ses  douceurs,  mais  il  y  a  des  poisons  qui  sont  doux,  et 
nous  serions  heureux  d'avoir  un  gouvernement  qui  sût  bien  ce 
qu'il  veut  et  qui  sût  le  vouloir.  C'est  grâce  aux  honmies  de  1789, 
nous  dit-on  encore,  que  la  France  est  devenue  l'arbitre  et  la  maî- 
tresse de  son  sort.  Malheureusement,  nous  avons  tant  de  peine  à 
fixer  nos  destinées,  nous  nous  entendons  si  peu  sur  ce  qu'il  con- 
vient de  faire  de  nous,  il  y  a  tant  d'incertitude  dans  noire  avenir 
que  beaucoup  d'entre  nous  envient  les  peuples  à  qui  quelqu'un  se 
charge  de  montrer  leur  chemin,  et  sont  tentés  de  croire  qu'il  y  a 
du  bonheur  dans  l'obéissance  :  «  Avant  de  fêter  la  révolution, 
disent-ils,  et  de  nous  féhciter  de  ce  que  nous  sommes  aujom'd'hui, 
attendons  de  savoir  ce  que  nous  serons  demain.  » 

Parmi  les  livres  composés  et  publies  à  l'occasion  du  centenaÙT, 
celui  de  M.  Goumy  a  été  fort  remarqué,  et  assurément,  il  méri- 
tait de  l'être  (l).Les  uns  l'ont  vivement  goûté;  d'autres  ont  repro- 
ché à  l'auteur  d'avoir  l'esprit  trop  chagrin,  trop  de  penchant  au 
pessimisme  et  plus  de  goût  pour  les  réquisitoires  passionnés  que 
pour  les  résumés  impartiaux  d'un  président  de  cour.  Toute  la  par- 
tie de  la  France  du  centenaire  consacrée  à  dresser  notre  bilan,  à 
peindre  et  à  critiquer  notre  situation  présente,  respire  une  haute 
raison,  un  généreux  bon  sens,  accompagné  d'une  éloquence  amère, 
mise  au  service  des  vérités  tristes.  Les  premiers  chapitres  du  vo- 
lume contiennent  un  résumé  succinct  de  l'histoire  de  la  révolution. 
On  peut  se  plaindre  que  cette  histoire  soit  trop  sommaire,  que 
M.  Goumy  ait  simplifié  jusqu'à  l'excès  des  questions  fort  compli- 

(1)  La  France  du  centenaire,  par  Édouad  Goumy.  Paris,  1889;  Hachette. 


LA    FRANCE    DU    CENTENAIRE.  663 

quées,  qu'il  ait  condamné  la  politique  révolutionnaire  sans  tenir^ 
compte  des  circonstances  atténuantes,  de  tout  ce  qu'on  peut  allé- 
guer ou  pour  excuser  les  folies  ou  pour  faire  comprendre  les  cri- 
mes. On  peut  regretter  aussi  que  cet  acte  d'accusation  soit  écrit 
dans  un  style  trop  véhément,  trop  échauffé.  M.  Goumy  a  l'humeur 
bouillante,  il  est  de  ces  hommes  qui  aùncnt  à  s'indigner.  Il  est  per- 
mis et  quelquefois  utile  de  se  lâcher  contre  les  vivans;  à  quoi  bon 
se  fâcher  contre  les  morts?  On  ne  leur  doit  que  la  justice,  et  les 
ombres  qui  ont  bu  l'eau  du  Léthé  sont  insensil3les  à  l'injure. 

M.  Goumy  n'est  pas  un  ennemi  systématique  de  la  révolution,  il 
la  tient  pour  très  légitime;  mais,  selon  lui,  c'est  un  beau  fruit  où 
les  vers  se  sont  mis  dès  le  pren:ùer  jour  :  «  L'ordre  politique  qu'on 
appelle  l'ancien  régime  et  que  cette  révolution  fit  disparaître,  nous 
dit-il,  portait  en  lui,  à  cette  date,  son  irrévocable  condamnation. 
Rien  ne  prouve  mieux,  d'ailleurs,  combien  cette  révolution  était 
mûre,  que  l'extrême  facilité  avec  laquelle  elle  s'accomplit.  Ani- 
més par  la  conscience  de  leur  force  et  le  désaiToi  de  leurs  rivaux, 
les  députés  du  Tiers  se  déclarèrent  tranquillement  députés  de  la 
nation,  et,  en  cette  qualité,  sommèrent  leurs  collègues  des  ordres 
privilégiés  de  se  réunir  à  eux  pour  travailler  en  commun  à  la  nou- 
velle constitution  de  l'État.  Les  deux  ordres  s'exécutèrent  et  se  jetè- 
rent dans  le  gouffre  de  l'Assemblée  bourgeoise.  Le  gouffre  se  re- 
ferma et  tout  fut  fini.  C'est  de  cette  façon  extraordinairement  simple 
que  disparut  du  monde  un  étabhssement  politique  qui_avait  duré 
huit  siècles.  »  —  M.  Goumy  admet  que  l'ancien  régime  était  à  bout 
de  voie  et  qu'on  ne  bâtit  pas  une  société  avec  la  poussière  des 
morts.  C'est  une  démonstration  qui  n'est  plus  à  refaire  ;  personne 
ne  l'a  faite  avec  une  méthode  plus  rigoureuse  et  une  si  nerveuse 
dialectique  que  M.  Taine  dans  ses  Origines  de  la  France  contem- 
Ijoraine.  Malheureusement,  cette  révolution  légitime  et  nécessaire 
a  été  mal  conçue  et  mal  exécutée  ;  architectes  ou  maçons,  M.  Goumy 
traite  de  haut  tous  ceux  qui,  après  avoir  jeté  bas  la  vieille  maison, 
n'ont  pas  su  la  reconstruire. 

Il  déclare  «  que  l'œuvre  de  la  grande  Constituante  était  une 
œuvre  d'extrême  présomption,  d'extrême  inexpérience  et  surtout 
d'aveugle  et  violente  passion.  »  Il  nous  représente  les  modérés  de 
l'assemblée  législative  et  de  la  Convention  comme  de  piètres  sires, 
«  ne  sachant  rien  ni  de  l'iiistoire,  ni  du  monde,  ni  du  passé,  ni  du 
présent,  ayant  pom' toute  sagesse  et  toute  expérience  politique  leurs 
souvenirs  de  classe  et  le  Contrat  social,  collégiens  attardés,  achar- 
nés à  un  éternel  concours  en  discours  français,  histrions  ineon- 
sciens,  fomToyés  dans  une  tragédie.  »  Quant  aux  jacobins,  «  ces 
massacreurs   prendront  leurs  ébats  en  gens  pressés  de  dévorer 


66/»  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leur  règne  d'un  moment,  et  étaleront,  sans  vergogne,  la  satur- 
nale  des  fous,  des  cabotins  et  des  chenapans.  »  Assurément,  il  y 
avait  en  1792  et  en  1793  beaucoup  de  chenapans,  de  cabotins  et  de 
fous;  il  y  en  eut  dans  tous  les  siècles,  il  y  en  aura  toujours;  ce 
n'est  pas  là  ce  qui  caractérise  une  époque.  Les  croisades,  la  réforme, 
la  révolution  anglaise  ont  eu  leurs  hallucinés,  leurs  comédiens  et 
leurs  drôles.  Toutes  les  fois  que  se  produit  une  de  ces  grandes  crises 
de  l'histoire  qui  remettent  tout  en  question,  les  esprits  pervers  ou 
détraqués  sont  en  joie  et  profitent  d'une  si  belle  occasion  pour  mon- 
trer tout  ce  qu'ils  savent  et  tout  ce  qu'ils  peuvent.  Les  extravagans 
déraisonnent  à  l'envi,  les  hommes  d'imagination  théâtrale  paradent 
sur  les  tréteaux,  les  scélérats  se  croient  les  maîtres  du  monde  et 
disent  :  a  L'univers  est  mon  huître!  »  —  jusqu'au  jour  où  la  terre 
s'entr'ouvre  et  les  engloutit.  Le  montagnard  Thuriot  se  plaignait  que 
la  France,  à  partir  du  31  mai,  «  eût  été  Uvrée  au  coquinisme.  »  Le 
coquinisme  est  une  maladie  de  tous  les  siècles  et  de  tous  les  cli- 
mats; mais  il  ne  faut  pas  confondre  son  histoire  avec  celle  du  genre 
humain. 

M.  Goumy  en  veut  moins  peut-être  aux  coquins  qui  ont  souillé 
la  révolution  qu'aux  honnêtes  gens  inexpérimentés,  crédules,  ma- 
ladroits, qui  n'ont  pas  su  la  gouverner  et  la  conduire.  Mieux  inspi- 
rés ou  moins  ignorans,ils  auraient  compris  que  leur  premier  intérêt 
était  d'accorder  les  nouveautés  avec  les  traditions  nationales.  Ils  ont 
humilié,  outragé  celui  qui  représentait  la  maison  de  France  et  ses 
gloires,  ils  ne  lui  ont  laissé  sa  couronne  «  que  pour  l'exposer,  sans 
défense  possible,  à  des  avanies  que  le  dernier  de  ses  sujets  n'eût 
pas  supportées.  »  Lem'  devoir  était  de  s'appliquer  par  leurs  ména- 
gemens,  par  leurs  généreuses  avances,  à  le  réconcilier  avec  son 
sort.  Mais  ils  n'ont  pas  su  reconnaître  «  qu'en  vertu  des  lois  de 
l'histoire,  un  état,  comme  une  conquête,  se  conserve  par  les  moyens 
qui  ont  servi  à  le  fonder,  que  la  royauté  qui  avait  fait  la  France  était 
plus  capable  que  personne  de  la  conserver,  qu'au  surplus  la  mo- 
narchie héréditaire  a  de  grands  avantages ,  qu'elle  résout  par  sa 
seule  existence  le  plus  difficile  problème  de  la  politique,  l'organi- 
sation de  l'exécutif.  »  Il  est  permis  de  le  croire  ;  mais  on  peut  dou- 
ter aussi  «  que  les  simples  égards  dus  à  sa  personne  et  à  son  rang 
eussent  suffi  pour  avoir  raison  des  méfiances  de  Louis  XVI.  »  On 
nous  dit  ((  que  la  résignation  était  le  fond  de  cette  nature  passive, 
qui  ne  fut  grande  que  pour  souffrir.  »  Ce  roi  très  honnête  avait  par 
malheur  le  front  et  le  cœur  fuyans,  et  les  êtres  faibles  et  passifs  sont 
précisément  ceux  dont  on  est  le  moins  sûr;  on  ne  les  tient  jamais. 
Tiraillé  en  tous  sens,  ballotté  entre  des  influences  contraires, 
Louis  XVI  était  condamné  à  chercher  éternellement  et  en  vain  sa 


LA    FRANCE    DU    CENTENAIRE.  665 

volonté,  et  M.  Goumy  passe  bien  légèrement  sur  les  intrigues  de 
la  cour,  sur  le  mauvais  vouloir  et  les  préventions  haineuses  d'une 
reine  persuadée  qu'un  souverain  ne  peut  régner  sans  être  ab- 
solu, sur  les  menées  de  princes  qui  regardaient  toute  réforme 
comme  un  attentat  à  la  couronne,  sur  les  complots  tramés  dans 
l'ombre ,  sur  les  négociations  souterraines  avec  les  puissances 
étrangères,  sur  des  accords  secrets  qui  purent  ressembler  quel- 
quefois à  des  traliisons. 

Mais  l'entente  entre  la  royauté  et  la  révolution  eût-elle  été  aussi 
possible  qu'elle  était  désirable,  c'est  une  grande  illusion  de  croire 
que  les  révolutions  puissent  être  sages  ;  leur  loi  et  leur  destin  est 
de  ne  l'être  pas.  Dans  ces  crises  redoutables  qui  font  sortir  le  monde 
de  ses  gonds,  les  vérités  auxquelles  on  croyait  la  veille  n'ont  plus 
de  sens  ni  d'emploi  ;  les  règles  de  conduite  pratiquées  jusque-là  ne 
sont  plus  applicables  ;  les  jugemens  fondés  sur  l'expérience  sem- 
blent douteux,  la  sagesse  parait  folie,  la  folie  paraît  sagesse.  Les 
esprits  les  plus  lucides  se  troublent,  les  âmes  les  plus  fermes  hé- 
sitent et  flottent,  les  volontés  les  plus  hardies  tombent  en  défail- 
lance ;  il  n'y  a  plus  d'homme  qui  fasse  ce  qu'il  voulait  faire,  qui 
soit  ce  qu'il  voulait  être.  Les  pacifiques  poussent  des  cris  de  guerre, 
les  miséricordieux  sentent  leur  cœur  s'endurcir,  les  modérés  de- 
viennent violens,  les  violens  ne  se  servent  de  leur  force  que  pour 
se  détruire  eux-mêmes.  La  loi  des  causes  et  des  effets  semble  comme 
suspendue;  ce  qu'on  attendait  n'arrive  pas,  ce  qu'on  redoutait  ar- 
rive par  l'efiort  même  de  ceux  qui  travaillent  à  l'empêcher,  et 
tour  à  tour  le  bien  produit  le  mal,  le  mal  enfante  le  bien.  Les  an- 
nées ne  sont  plus  des  années,  les  jours  ne  sont  plus  des  jours; 
les  événemens  se  succèdent  avec  une  vertigineuse  rapidité, 
l'œuvre  d'un  siècle  s'accomplit  en  moins  d'une  heure.  «  Je  n'ai  que 
vingt-six  ans,  écrivait  la  marquise  de  La  Rochejaquelein  dans  ses 
Mémoires,  et  il  me  semble  que  j'ai  vécu  déjà  plusieurs  siècles,  et 
la  révolution  n'est  pas  finie.  » 

11  ne  faut  pas  juger  les  hommes  sur  ce  qu'ils  pensent  et  font 
dans  ces  jours  extraordinaires.  Ils  se  démentent  sans  s'en  aperce- 
Yoir,  ils  ont  cessé  de  se  ressemblera  eux-mêmes,  de  s'appartenir; 
ils  sont  comme  possédés.  Ils  exécutent  les  décrets  qu'a  rendus  une 
puissance  mystérieuse  et  in\dncible,  dont  ils  sont  les  jouets  ou  les 
^'ictimes.  Les  révolutions  suppriment  pour  quelque  temps  la  res- 
ponsabilité humaine.  Le  conventionnel  Baudot,  qu'a  si  bien  peint 
Quinet,  avait  été  le  compagnon  de  Saint-Just  dans  sa  mission  aux 
lignes  de  Wissembourg,  et  il  se  vantait  d'avoir  découvert  Hoche. 
Ce  montagnard,  d'un  grand  et  charmant  esprit,  à  l'œil  d'aigle,  à  la 
bouche  souriante,  au  grand  habit  noir,  aux  bas  de  soie,  ne  parlait 


6(56  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jamais  de  la  révolution.  Un  jour,  pourtant,  il  se  prit  à  dire  : 
((  D'autres  hommes  ont  la  fièvre  pendant  vingt-quatre  heures.  Moi, 
madame,  je  l'ai  eue  pendant  dix  ans.  »  Si  vous  n'aimez  pas  les 
révolutions,  arrangez-vous  pour  les  rendre  impossibles  ;  mais  ne 
leur  demandez  pas  d'être  sages.  Demandez  plutôt  à  la  tempête  de 
ne  pas  faire  de  bruit  et  de  ne  rien  casser. 

Il  ne  faut  pas  leur  demander  non  plus  de  tenir  toutes  leurs  pro- 
messes, de  réaliser  entièrement  leur  programme  et  leur  idéal. 
Même  dans  ces  temps  paisibles  et  réguliers  où  il  semble  qu'on 
puisse  mener  à  bonne  fin  tout  ce  qu'on  entreprend,  l'histoire  est 
fatalement  imparfaite,  miséralîlcment  fragmentaire  ;  pour  y  trouver 
un  peu  d'or,  il  faut  remuer  des  monceaux  de  scories.  Ce  n'est  que 
dans  les  légendes,  dans  les  contes  bleus,  que  tout  est  beau,  char- 
mant ou  sublime,  que  la  fin  répond  aux  commencemens,  que  les 
causes  produisent  leurs  effets  selon  les  règles  d'une  infaillible  logique, 
que  la  liaison  des  conséquences  a,vec  les  principes,  l'enchaîne- 
ment rigoureux  des  faits  nous  procurent  ces  joies  de  la  raison  que 
donne  aux  esprits  méthodiques  un  théorème  de  géométrie  élégam- 
ment démontré.  C'est  un  genre  de  plaish*  qu'on  éprouve  rarement 
en  étucUant  les  annales  des  peuples. 

Dans  quelques  pages  admirables  que  je  viens  de  relire,  un  de  nos 
critiffues  les  plus  distingués,  penseur  original  auîant  qu'ingénieux, 
M.  MontégiUt,  oppose  aux  misères  de  rhistoù'e  réelle  les  splendeurs 
de  cette  histoh'e  idéale  qui  n'est  jamais  arrivée  et  ne  sera  jamais 
écrite,  dont  les  documens  existent  pourtant  dans  le  cœur  et  dans 
l'âme  de  l'homme,  et  qui  est  la  seule  vraie,  la  seule  belle,  la  seule 
vivante  (1).  Se  souvenant  de  Platon  et  de  sa  caverne,  il  ajoute  cpie 
toaas  les  événemens  qui  se  produisent  ici-bas  ne  sont  que  les  fan- 
tômes de  choses  qui  ne  se  voient  point,  a  une  succession  d'ombres 
se  projetant  sur  un  mur  mal  blanchi.  »  C'est  pour  cette  raison  que 
l'étude  de  l'iiistoire,  comme  il  le  remarque,  attriste  et  chagrine 
certains  esprits  ;  elle  apparaît  comme  la  plus  décevante  des  fantas- 
magories à  quiconque  ne  sait  pas  conclure  de  la  présence  de  ces 
ombres  visibles  à  l'existence  des  réalités  invisibles.  «  L'effort  trahit 
toujours  la  volonté,  le  mot  traîiit  toujours  la  pensée,  l'exécution 
traMt  toujours  le  désir.  Là  où  l'histoire  idéale  proposera  l'édifica- 
tion de  la  cité  deilMeu  siu-  la  terre,  l'histoire  réelle  répondra  par  la 
hiérarchie  cathoUcpie;  an  lieu  de  la  réforraation  de  l'église,  nous 
aurons  le  protestantisme;  au  lieu  du  règne  de  la  justice,  la  révo- 
lution française.  »  Qu'est-ce  après  tout  que  l'histoire  idéale?  C'est 
celle  de  nos  rêves  et  de  nos  bonnes  intentions. 

(1)  Mélanges  critiques,  par  M.  Emile  Montégut.  Paris,  1887;  Hachette. 


LA    FRANCE    DU    CENTENAIRE.  667 

Les  enfans  s'iniaginent  que  les  palais  ne  ressemblent  pas  à  des 
maisons,  qu'on  y  vit  d'une  façon  toute  particulière,  que  leurs 
habitans  mangent  et  boivent  autrement  que  le  commun  des  mor- 
tels, qu'ils  ont  tous  de  nobles  attitudes,  de  grandes  manières, 
un  air  de  majesté,  et  que  les  rois  et  les  reines  couchent  avec 
leur  com'onne  sur  la  tête.  Les  peuples,  qui  sont  de  grands  en- 
fans,  aiment  à  se  figurer  que  tout  est  grand  dans  les  grands  évé- 
nemens  et  que  pour  y  jouer  un  rôle  de  quelque  im.portance,  il  faut 
être  un  héros,  un  fier  personnage.  Delà  naissent  des  légendes  que 
les  historiens  ont  peine  à  démolir.  Mais  ceux  qui,  ayant  découvert 
la  petitesse  des  auteurs,  en  concluent  que  la  pièce  ne  méritait  pas 
d'être  représentée,  se  trompent  également.  On  a  détruit  depuis 
longtemps  la  légende  du  14  juillet,  «  de  cette  immortelle  journée 
où  une  bande  de  héros,  sortis  des  pavés  de  la  grande  ville,  ont 
conquis  la  Bastille  sur  quatre-vingts  invalides  et  trente-deux 
Suisses.  »  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  cette  journée  a  marqué 
dans  l'histoire.  La  Bastille  était  un  symbole  ;  elle  représentait  le 
régime  du  bon  plaisir,  le  mépris  de  toutes  les  garanties,  le  caprice 
royal  disposant  des  libertés  et  des  personnes,  la  justice  sans  juge- 
ment, l'arbitraire  dispensé  de  s'expliquer- et  de  donner  des  raisons. 
Quiconque  a  vu  une  lettre  de  cachet  a  ressenti  l'impression  que 
produit  un  vilain  \^sage  ;  on  ferait  cent  lieues  pour  ne  pas  rencoji- 
trer  certaines  figures,  on  en  ferait  mille  pour  ne  pas  habiter  un 
pays  où  l'on  est  exposé  à  recevoir  des  lettres  de  cachet.  Quand  on 
annonça  à  l'Europe  que  la  Bastille  avait  été  prise  et  rasée,  l'Europe 
s'émut,  et  eût-eUe  appris  que  la  \ieille  forteresse  n'avait  été  défen- 
due que  par  un  invalide  et  deux  Suisses,  elle  se  serait  encore  émue. 
Peu  lui  importait  ce  qu'avaient  fait  les  hommes  ce  jour-là;  ce  qui 
la  touchait,  c'était  la  victoire  d'une  idée. 

Divinités  impassibles  et  souverainement  ironiques,  les  idées  se 
plaisent  à  apparaître  ici-bas  sous  une  forme  humble  ou  pitoyable. 
Gomme  les  comédiens  de  Thespis,  elles  s'amusent  à  se  barbouiller 
le  visage  de  lie,  à  se  couvrir  d'oripeaux  baroques.  Quand  l'heure 
est  venue,  elles  entrent  en  scène  ;  si  basse  que  soit  la  porte,  elles 
trouvent  moyen  d'y  passer,  et  on  ne  les  reconnaît  pas.  Parhmt  une 
langue  que  nous  n'entendons  point,  elles  ont  besoin  de  trouver  des 
interprètes  parmi  les  hommes.  Ceux  qu'elles  choisissent  sont  souvent 
très  médiocres  ou  très  répugnans  ;  elles  ne  regardent  ni  au  talent,  ni  à 
la  vertu,  ellesne  regardent  qu'à  l'obéissance.  Ce  qu'elles  ont  à  dire  au 
monde,  elles  le  disent  quelquefois  par  la  bouche  d'un  rhéteur  em- 
phatique qui  s'appelle  Robespierre,  quelquefois  aussi  par  la  bouclie 
injurieuse  et  écumante  d'un  Marat.  Il  en  résulte  cfue  celui  qui 
demandait  cent  mille  têtes  pour  sauver  la  France  appartient  à  l'his- 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toire,  et  qu'on  ne  peut  le  confondre  avec  tel  coquin  qui  assassine 
des  servantes  pour  leur  voler  leur  argent.  Si  méprisable  qu'il  soit, 
il  a  été  l'ouvrier  d'une  destinée,  qu'à  de  certaines  heures  on  croit 
apercevoir  derrière  lui,  à  demi  sortie  de  l'ombre  où  elle  se  cachait, 
terrible,  farouche,  frémissante,  ayant  aux  lèvres  ce  sourire  des 
dieux  qui  nargue  la  sagesse  des  hommes  et  leur  promet  des  mal- 
heurs. 


II- 

«  Le  30  septembre  1791,  nous  dit  M.  Goumy,  l'assemblée  na- 
tionale, par  la  voix  de  son  président  Thouret,  déclara  sa  mission 
terminée  et  se  sépara,  convaincue 'qu'elle  laissait  une  constitution 
à  la  France.  Elle  lui  laissait,  en  effet,  un  papier,  une  charte,  charta, 
dont  les  nombreuses  et  solennelles  dispositions  pouvaient  se  ra- 
mener à  cette  formule  très  simple:  il  n'y  avait  plus  d'ancien  régime, 
et  il  n'y  avait  plus  de  gouvernement.  » 

Le  plus  grave  reproche  que  M.  Goumy  adresse  aux  constituans 
est  de  n'avoir  pas  su  donner  un  gouvernement  à  la  France,  et 
peut-être  n'en  dit-il  pas  assez  :  il  les  accuse  de  n'avoir  pas  su,  il 
pouvait  les  accuser  de  n'avoir  pas  voulu.  Non-seulement  ils  n'avaient 
pas  organisé  le  pouvoir,  ils  s'étaient  employés  à  le  désorganiser  ; 
par  une  pente  naturelle  de  leur  esprit,  ils  estimaient  que  sa  fai- 
blesse serait  une  garantie  de  durée  pour  l'œuvre  de  réforme  sociale 
où  ils  avaient  mis  leur  cœur,  et  qui  était  leur  unique  souci. 

Dans  un  article  sur  le  Centenaire,  un  publiciste  anglais,  M.  Fré- 
déric Harrison,  s'appliquait  à  démontrer  que  la  révolution  française 
a  inauguré  une  nouvelle  forme  de  civilisation,  qu'en  étudiant  ce 
prodigieux  cataclysme,  il  faut  savoir  oublier  les  erreurs,  les  folies, 
les  excès  criminels,  les  monstrueuses  méprises,  pour  ne  considérer 
que  les  résultats  acquis,  que  l'année  1789  marque  la  fin  d'une  so- 
ciété fondée  sur  la  force,  sur  l'esprit  de  droit  héréditaire  associé 
aux  idées  de  sanction  théologique,  sur  la  séparation  des  classes, 
sur  les  privilèges  locaux  et  personnels,  sur  l'inégalité,  que  la  même 
année  a  vu  installer  dans  le  monde  une  société  nouvelle  fondée  sur 
la  solidarité  des  intérêts,  sur  l'égalité  des  droits  et  des  devoirs, 
«  et  que  l'époque  d'une  telle  transformation  mérite  d'être  regardée 
comme  une  des  plus  considérables  qu'il  y  ait  dans  l'histoire.  »  Au 
mois  de  juin  dernier,  M.  Jules  Ferry  s'exprimait  à  ce  sujet  comme 
le  publiciste  anglais  :  «  Il  y  a  deux  choses,  disait-il,  dans  l'œuvro 
de  la  constituante,  une  œuvre  sociale  et  une  œuvre  politique. 
L'œuvre  sociale  suffit  à  sa  gloire.  En  deux  ans,  l'assemblée  consti- 
tuante a  donné  l'égalité  des  droits,  la  justice,  la  propriété,  le  libre 


LA    FRANCE    DU    CENTENAIRE.  669 

vote  de  1  UTipôt,  la  sécularisation  de  la  famille  et  de  l'état.  Elle  a 
réussi  dans  tout  cela.  Pourquoi?  parce  qu'elle  n'était  pas  un  com- 
mencement, mais  un  dénoûment.  Elle  continuait  un  travail  de  quatre 
siècles,  elle  a  été  le  continuateur  de  l'histoire.  Mais  la  constituante 
a  échoué  dans  son  œuvre  politique,  parce  qu'elle  avait  méconnu,  vo- 
lontairement peut-être,  les  conditions  essentielles  de  tout  gouverne- 
ment, Elle  avait  superposé  des  pouvoirs  élus,  sans  lien,  sans  dépen- 
dance entre  eux;  c'était  le  modèle  de  l'anarchie.  Aussi,  quand  deux 
ans  plus  tard,  la  Convention  fut  mise  dans  la  nécessité  de  se  dé- 
fendre, elle  substitua  à  cette  constitution  la  plus  formidable  dicta- 
ture que  l'histoire  ait  jamais  connue.  » 

Vers  la  fin  du  siècle  dernier,  on  a  vu  pour  la  première  fois  une 
société  nouvelle  sortir  des  délibérations  d'une  assemblée,  et  cela 
suffit  pour  rendre  cette  époque  à  jamais  mémorable.  Les  consti- 
tuans  ont  réussi  dans  leur  œuvre  sociale.  La  fortune  l'a  bénie,  tout 
a  servi  à  la  consolider,  les  événemens  les  plus  imprévus,  les  me- 
sures les  plus  révolutionnaires,  les  violences,  les  confiscations. 
On  avait  transformé  la  propriété  féodale  en  propriété  libre  et  aboli 
tous  les  droits  personnels  ;  ils  se  seraient  rétablis  d'eux-mêmes  si 
la  noblesse  et  le  clergé  avaient  continué  à  détenir  la  majeure  partie 
du  territoire  français.  Il  fallait  que  l'occasion  se  présentât  de  mul- 
tiplier les  petits  propriétaires  et  de  les  enrichir  aux  dépens  des 
grands;  elle  s'est  offerte,  on  ne  l'a  pas  manquée.  Plus  tard,  quand 
un  régime  d'anarchie  et  de  confusion  fut  remplacé  par  la  dictature 
d'un  homme  de  génie,  cet  homme,  dégageant  le  droit  nouveau  de 
tout  ce  qui  s'y  était  mêlé  de  douteux  et  d'utopique,  le  consacra 
délinitivement.  Le  code  auquel  il  donna  son  nom,  et  dont  il  faisait 
plus  gloire,  disait-il,  que  de  toutes  ses  batailles  gagnées,  n'avait 
été  que  remanié,  revisé  par  lui.  Il  avait  débarbouillé  l'enfant,  mais 
c'était  la  révolution  qui  l'avait  mis  au  monde. 

Cette  société  nouvelle  a  ses  défauts,  ses  misères;  on  n'a  jamais 
vu  d'institutions  parfaites.  Mais  quoi  qu'on  puisse  lui  reprocher, 
elle  offre  plus  de  garanties  de  justice  et  de  bonheur  que  toute 
autre,  sans  compter  qu'elle  nous  assure  le  plus  précieux  des  droits, 
qui  est  celui  de  nous  plaindre.  Ceux  qui  la  critiquent  avec  le  plus 
d'amertume  en  font  plus  de  cas  qu'ils  ne  pensent  ;  ils  ne  pourraient 
vivre  ailleurs,  ni  respirer  un  autre  air.  Le  moindre  des  abus  de 
l'ancien  régime,  si  on  le  ressuscitait,  suffirait  à  leur  rendre  la  vie 
insupportable  ;  cette  écharde  enfoncée  dans  leur  chair  gâterait  tous 
leurs  plaisirs.  Aussi  cette  société  a-t-elle  été,  en  fin  de  compte, 
acceptée  de  tous  les  partis.  Les  ultras  de  la  restauration  avaient 
juré  de  la  détruire,  la  royauté  légitime  elle-même  la  détendit.  L'édi- 
fice est  debout  depuis  un  siècle  ;  il  a  bravé  plus  d'un  orage,  et  on 
n'y  voit  encore  aucune  lézarde. 


670  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'injustice  est  grande  de  ne  penser  qu'à  ce  que  les  hommes 
de  89  n'ont  pas  su  faire  et  d'oublier  ce  qu'ils  ont  fait;  Ils  avaient 
une  société  à  démolir  et  une  autre  à  bâtir.  Les  maçons  ont  mené 
leur  travail  à  bonne  fin  ;  mais  il  iaut  convenir  que  les  couvreurs 
ont  été  moins  heureux  dans  le  leur.  Nous  avons  cru  bien  souvent 
nous  être  enlin  donné  un  gouvernement  définitif,  c'était  une  illu- 
sion, et  par  momens  nous  sommes  tentés  de  préférer  à  notre  mai- 
son bourgeoise  telle  chaumière  misérable  qui  a  le  bonheur  d'avoir 
un  toit,  La  France,  a  dit  quelqu'un,  est  une  marmite  qui  cherche 
son  couvercle  depuis  un  siècle  et  ne  réussit  pas  à  le  trouver.  Ce 
n'est  pas  la  faute  de  nos  pères  ;  ils  ont  rempli  leur  tâche,  nous 
n'avons  pas  su  comprendre  la  nôtre. 

Les  hommes  de  89  avaient  les  qualités  et  les  dons  qui  connen- 
nent  à  des  réformateurs  ;  mais  à  quelques  exceptions  près,  ils 
n'avaient  ni  le  tempérament,  ni  l'esprit  politique  ;  c'était  à  nous  de 
les  avoir,  et  c'est  en  quoi  nous  avons  failli.  Le  peu  de  vrais  poli- 
tiques qui  se  sont  rencontrés  parmi  eux,  n'ont  pu  remplir  leur  des- 
tinée. Mirabeau,  qui  avait  assurément  la  tète  d'un  homme  d'état, 
n'a  jamais  exercé  qu'une  influence  intermittente,  et  il  lui  était  plus 
facile  de  se  faire  écouter  que  de  se  faire  comprendre.  Après  lui,  il 
faut  citer  Danton.  Il  olïrira  son  alliance  à  la  Gironde,  et  la  Gu'onde 
n'en  voudra  pas.  «  Nul  doute,  dit  avec  raison  M.  Goumy,  que  cette 
alliance  acceptée  n'eût  changé  le  cours  et  peut-être  les  destinées 
de  la  révolution.  Mais  Danton  n'eut  pas  l'heur  d'agréer  aux  Giron- 
dins, qui  le  repoussèrent  dédaigneusement.  Ils  ne  le  trouvèrent 
pas  assez  pur,  et  il  est  certain  qu'il  ne  l'était  guère,  surtout  du 
sang  de  septembre.  » 

La  marque  commune  des  vrais  politiques  est  le  sentiment  vif  et 
prompt  des  situations,  l'esprit  de  conduite,  le  souci  des  intérêts 
plus  que  des  principes.  Ils  ont  peu  de  goût  pour  les  doctrineSj  ils 
haïssent  les  systèmes;  quelque  décision  qu'ils  aient  à  prendre,  ils 
consultent  leur  raison  plus  que  leurs  sentimens,  et  se  fient  à  leur 
instinct  encore  plus  qu'à  leur  raison.  Au  demeurant,  ne  se  faisant 
aucune  illusion  sur  les  hommes,  ils  les  regardent  d'habitude  comme 
des  animaux  comphqués,  plus  difficiles  à  apprivoiser  et  à  gouver- 
ner que  d'autres,  et  ils  les  traitent  en  conséquence.  Tout  au  con- 
traire, il  convient  aux  réformateurs  de  se  faire  une  haute  idée  de 
l'humanité  et  de  ses  destinées,  d'être  très  ambitieux  pour  elle,  et 
ils  rougiraient  d'employer  la  contrainte  ou  des  moyens  bas  pour 
conduire  une  si  noble  espèce. 

Les  bourgeois  qui  ont  préparé  et  fait  la  révolution  étaient  pour 
la  plupart  ce  qu'on  appelait  alors  des  hommes  sensibles,  des  hommes 
de  foi,  de  désir  et  d'espérance.  Intrépides  raisonneurs,  très  amou- 
reux d'abstractions,  enclins  à  la  rhétorique,  ils  pensaient  que  les 


LA    FRANCE    DU    CENTENAIRE.  671 

convictions  sincères,  les  sentimcns  généreux,  l'éloquence  du  cœur 
ont  une  action  irrésistible  sur  les  peuples.  Aussi  la  question  de 
gouvernement  leur  paraissait-elle  secondaire  et  facile  à  résoudre. 
Ils  étaient  persuadés  qu'une  fois  les  abus  extirpés,  les  injustices 
réparées,  le  corps  social  épui'é  et  renouvelé,  les  hommes  se  gou- 
verneraient d'eux-mêmes,  qu'il  suffirait  de  leur  révéler  leurs  vrais 
intérêts  pour  qu'ils  s'y  attachassent,  et  que  leurs  passions  mêmes 
conspireraient  avec  leur  raison  et  avec  la  félicité  publique. 

Pleins  de  respect  pour  l'homme  abstrait,  qui  n'est  qu'une  entité 
métaphysique,  et  le  retrouvant  dans  le  dernier  des  humains,  ils 
étaient  égalitaires  dansTàme.  Ainsi  s'explique  la  haine  féroce  qu'ils 
ressentaient  pour  le  régime  féodal,  pour  les  restes  encore  subsis- 
tans  de  ce  moyen  âge,  qui,  confondant  les  idées  de  propriété  et  de 
souveraineté,  donnait  à  l'homme  des  droits  sur  l'homme  et  autori- 
sait tout  possesseur  de  terre  noble  à  recevoir  des  hommages  et  à 
commander  à  des  serfs,  La  philosophie  du  commencement  et  du 
milieu  du  siècle  avait  sans  doute  exercé  sur  eux  une  grande  in- 
fluence, mais  ils  l'avaient  accommodée  à  leur  façon,  à  leur  guise, 
amalgamant  ensemble  des  systèmes  inconciliables,  dont  ils  ne  gar- 
daient que  ce  qui  pouvait  leur  convenir,  c'est-à-dire  un  certain 
nombre  d'idées  moyennes,  accessibles  à  tous  les  esprits  et  qui 
prêtaient  à  l'éloquence.  C'est  avec  les  idées  moyennes,  les  seules 
à  l'usage  des  orateurs,  qu'on  prépare  les  révolutions  qui  réussis- 
sent. D'ailleurs  les  hommes  sensibles  sont  tous  des  éclectiques;  ils 
empruntent  aux  doctrines  ce  qui  leur  plaît  et  écartent  avec  soin 
les  vérités  tristes,  tout  ce  qui  gêne,  contrarie  ou  chagrine  leur  ima- 
gination. 

L'optimisme  était  une  disposition  à  la  mode  dans  ces  délicieuses 
premières  années  du  règne  de  Louis  XYI,  qui  furent  une  de  ces 
oasis  de  l'histoire  qu'il  est  doux  d'habiter.  On  avait  des  mœurs  hu- 
maines, l'àme  généreuse,  l'esprit  ouvert  aux  nouveautés,  toutes 
les  bonnes  intentions  et  la  certitude  qu'il  suffit  de  vouloir  le  bien 
pour  le  faire.  On  aimait  les  bergeries,  les  idylles  ;  si  raisonnable 
qu'on  fût,  on  croyait  à  la  magie,  au  merveilleux,  aux  baguettes 
qui  font  des  miracles,  et  on  pensait  que  les  moyens  aimables  suffi- 
sent pour  amener  à  perfection  les  dressages  les  plus  difficiles.  Ce 
goût  d'espérer  et  de  croire,  cet  esprit  de  confiance  un  peu  chimé- 
rique dans  les  destinées  de  notre  espèce  se  retrouvent  dans  tous 
les  écrivains,  dans  tous  les  penseurs  du  temps,  qu'ils  s'appellent 
Vicq  d'Azyr  ou  Turgot  ou  Bernardin  de  Saint-Pierre.  En  revenant 
des  Pyrénées,  Piamond  déclarait  que  les  montagnes  révèlent  à 
l'homme  sa  bonté  naturelle,  qu'il  est  impossible  de  les  gravir 
«  sans  se  trouver  régénéré  et  sentir  avec  surprise  qu'on  a  laissé 


672  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

dans  la  plaine  sa  faiblesse,  ses  infirmités,  ses  soins,  ses  inquié- 
tudes, en  un  mot  la  partie  débile  de  son  être  et  la  portion  ulcérée 
de  son  cœur.  »  Sylvain  Bailly,  qui  le  12  novembre  1793  devait 
endurer  le  plus  cruel  des  martyres  et  mourir  dix  fois  avant  d'avoir 
la  tête  coupée,  l'excellent  et  digne  Bailly  au  long  nez,  au  visage  à 
la  fois  sévère  et  doux,  et  dont  les  yeux  de  myope  voyaient  tout  en 
beau,  Bailly  qui  croyait  que  jadis  au  centre  de  l'Asie  avait  vécu  un 
peuple  sage,  vertueux,  pacifique,  employant  ses  loisirs  à  contem- 
pler les  étoiles,  fut  longtemps  convaincu  que  la  révolution  était 
destinée  à  ramener  l'âge  d'or  sur  la  terre.  Nommé  président  de 
l'assemblée,  on  lui  fit  une  ovation  à  Ghaillot,  où  il  passait  les 
étés  :  «  Je  ne  dis  rien  de  trop  en  disant  que  je  fus  embrassé  par 
cette  foule  presque  entière,  qui  se  pressait  autour  de  moi  avec  les 
plus  vives  expressions  de  l'amour  et  de  l'estime,  une  joie  pure  et 
douce,  une  paix  qui  annonçait  l'innocence.  Cette  fête  était  vrai- 
ment patriarcale,  elle  m'a  donné  les  plus  délicieuses  émotions  et 
m'a  laissé  le  plus  doux  souvenir.  »  Sous  le  règne  de  Louis  XVI, 
l'imagination  française  s'était  mise  au  régime  lacté. 

Les  hommes  de  89  avaient  pris  à  Voltaire  son  amour  de  la  civili- 
sation et  sa  haine  de  l'intolérance  ;  ils  n'avaient  eu  garde  de  lui 
prendre  son  impitoyable  sens  critique,  et  son  aversion  pour  les 
utopies,  pour  les  chimères,  pour  tout  ce  qui  flatte  l'orgueil  hu- 
main. Ils  avaient  pris  à  Montesquieu  la  plus  contestable  de  ses 
théories,  celle  de  la  séparation  des  pouvoirs,  mais  ils  avaient  trop 
peu  médité  son  principe  que  les  lois  sont  des  rapports  nécessaires 
résultant  de  la  nature  des  choses.  Ils  avaient  emprunté  à  Rousseau 
le  Dieu  du  vicaire  savoyard,  et  ils  disaient,  pour  le  lui  avoir  en- 
tendu dire,  que  le  vrai  souverain  est  la  volonté  générale  ;  mais  ils 
n'ajoutaient  pas  comme  lui  qu'il  y  a  bien  de  la  différence  entre  la 
volonté  générale  et  la  volonté  de  tous,  que  le  peuple  se  trompe 
souvent,  et  qu'au  surplus  il  est  toujours  très  dangereux  de  tou- 
cher au  gouvernement  établi. 

On  a  souvent  répété  que  c'était  du  misanthrope  Rousseau  qu'ils 
avaient  appris  à  regarder  l'homme  comme  un  être  naturellement 
bon.  Ils  comprenaient  mal  les  leçons  de  leur  maître.  Quand  Rous- 
seau nous  parle  de  nos  origines,  il  a  bien  soin  de  nous  dire  «  que 
ce  n'est  pas  une  légère  entreprise  de  démêler  ce  qu'il  y  a  d'origi- 
naire et  d'artificiel  dans  notre  nature  et  de  bien  connaître  un  état 
qui  n'existe  plus,  qui  n'a  peut-être  point  existé,  qui  probablement 
n'existera  jamais.  »  L'homme  primitif  dont  il  vantait  le  bonheur, 
l'innocence,  et  auquel  il  attribuait  fort  gratuitement  un  penchant  à 
la  commisération,  une  répugnance  à  voir  soufïrir,  est  un  sauvage 
préhistorique,  fort  différent  de  tous  ceux  que  nous  pouvons  trouver 


LA    FRANCE    DU    CENTENAIRi:.  673 

en  Afrique  ou  en  Australie.  Il  était  heureux  parce  qu'il  ignorait  ujie 
multitude  de  passions  qui  sont  l'ouvrage  de  la  société,  et  qui  ont 
rendu  les  lois  nécessaires.  Il  était  bon  parce  que,  n'ayant  pas  d'autre 
souci  que  celui  de  vivre  et  de  se  conserver,  borné  dans  ses  désirs 
qui  ne  passaient  pas  ses  besoins  physiques,  il  avait  peu  d'occasions 
d'être  méchant.  Les  seuls  biens  qu'il  connût  dans  l'univers  étaient 
la  nourriture,  le  repos  et  une  femelle,  et  comme  son  imagination 
ne  lui  peignait  rien,  comme  son  cœur  ne  lui  demandait  rien,  il  ne 
prenait  pas  la  peine  de  choisir  cette  femelle  ni  de  désirer  celle  qu'il 
ne  pouvait  avoir  ;  la  première  venue  lui  suffisait,  et  on  s'unissait 
fortuitement,  «  selon  la  rencontre  et  l'occasion.  »  Si  l'homme  natu- 
rel est  bon,  selon  Rousseau,  cela  signifie  tout  simplement  qu'un 
être  sans  besoins  factices  n'est  capable  de  nuire  que  lorsqu'il  a  laim. 
«  L'homme  sauvage,  quand  il  avait  dîné,  était  en  paix  avec  toute 
la  nature  et  l'ami  de  tous  ses  semblables.  »  Mais  quand  il  cherchait 
son  dîner,  il  devenait  dangereux,  car  il  n'avait  nulle  notion  du 
juste  et  de  l'injuste.  C'était,  nous  dit  encore  Rousseau,  (c  un  animal 
stupidc  et  borné,  »  que  la  civilisation  et  la  fatale  habitude  de  ré- 
fléchir changeront  «  en  animal  dépravé.  »  Il  faut  être  un  Bernardin 
de  Saint-Pierre  pour  croire  aux  vertus  naturelles  de  l'homme.  Il  se 
tenait  pour  un  disciple  de  Jean-Jacques,  il  n'était  que  son  traduc- 
teur très  charmant,  mais  très  infidèle,  un  de  ces  traducteurs  qui 
retranchent  du  système  du  maître  tout  ce  qui  effarouche  la  can- 
deur de  leur  âme. 

L'auteur  d'un  livre  intéressant  sur  les  Principes  de  11 89,  M.  Fer- 
neuil,  s'en  prend  à  Rousseau  du  goût  qu'avaient  les  constituans  pour 
les  abstractions,  pour  ce  qu'il  appelle  la  méthode  géométrique,  et 
de  l'idée  étrange  qui  leur  vint  «  de  mettre  une  déclaration  des  droits 
naturels  et  inaliénables  de  l'homme  au  frontispice  de  leur  constitu- 
tion (1).  ))  Non,  bonne  ou  mauvaise,  ce  n'est  pas  Rousseau  qui  leur 
donna  cette  idée.  Le  seul  droit  naturel  qu'il  reconnût  est  celui  de 
ce  sauvage  préhistorique  qui  ne  vivait  pas  en  société  et  qui,  ayant 
le  droit  de  vivre,  avait  celui  de  prendre  partout  où  il  le  trouvait  tout 
ce  qui  était  nécessaire  à  sa  subsistance.  En  ce  temps-là,  les  fruits 
étaient  à  tous,  et  la  terre  n'était  à  personne.  «  Le  premier  qui,  ayant 
enclos  un  terrain,  s'avisa  de  dire  :  Ceci  est  à  moi,  et  trouva  des 
gens  assez  simples  pour  le  croire,  fut  le  vrai  fondateur  de  la  société 
civile.  ))  La  propriété  que  les  constituans  déclaraient  «  un  droit 
inviolable,  dont  nul  ne  peut  être  privé,  »  était,  selon  Rousseau,  la 
négation  du  droit  naturel,  et  la  société  civile,  établie  pour  obliger 
les  hommes  à  respecter  le  bien  d'autrui  et  la  distinction  du  tien  et 

(1)  Les  Principes  de  1789  et  la  Science  sociale,  par  Th.  Ferneuil.  Paris,  1889;  Hachette. 

TOME  xav.  —  1889.  43 


G7Ù  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

(lu  mien,  repose  sur  un  contrat.  Il  n'y  aura  plus  désormais  que 
des  droits  de  convention,  que  les  contractans  étendent  ou  rédui- 
sent à  leur  gré. 

Us  ont  résolu  de  vivre  sous  des  lois;  ils  s'en  font  donner  par 
un  législateur,  et  ce  législateur,  qui  se  charge  d'instituer  un 
I)ieu!ple,  doit  se  seMir  en  état  de  changer,  pour  ainsi  dire,  la  na- 
ture humaine.  11  sait  «  que  la  meilleure  des  constitutions  est  celle 
qui  dénature  le  plus  l'honmie  et  transforme  chaque  individu,  qui, 
par  lui-même,  est  un  tout  parfait  et  soUtaire,  en  partie  d'un  plus 
grand  tout,  dont  il  reçoit  en  quelque  sorte  sa  vie  et  son  être.  »  Que 
parlez-vous  encore  de  droits  inaliénables ,  parce  qu'ils  sont  natu- 
rels? La  loi  est  toute-puissante;  elle  fait  ce  qu'il  lui  plaît,  elle 
détermine  comme  elle  l'entend  la  règle  du  juste  et  de  l'injuste, 
ellie  décide  quelle  portion  de  lui-même  tout  individu  doit  aliéner 
pour  devenir  membre  de  la  cité.  Pourquoi  dites-vous  que  tous 
les  hommes  naissent  libres  et  égaux?  Cela  n'était  vrai  qu'avant 
rins^itution  de  la  loi  :  «  La  loi,  lisons-nous  dans  le  Contrat  social, 
peut  statuer  qu'il  y  aura  des  privilèges,  et  de  même  qu'elle  peut 
établir  un  gouvernement  royal  et  une  succession  héréditaire,  elle 
peu!  faire  plusieurs  classes  de  citoyens,  assigner  les  qualités  qui 
donneront  droit  à  rentrée  dans  ces  classes.  » 

Comment  Rousseau  eijt-il  été  égalitaire  à  la  kçon  des  hommes 
de  1789?  Il  aidmirait  beaucoup  la  constitution  de  son  pays,  et  son 
pays  était  une  république  où  les  conditions  étaient  fort  inégales. 
Gouvernée  par  des  corps  qui  se  recrutaient  les  uns  les  autres  et 
pnr  des  magistrats  pris  dans  un  petit  nombre  de  familles,  en  dé- 
jM  de  son  conseil  général,  cette  démocratie  tenait  beaucoup  de 
roKgarchie.  On  y  distinguait  jusqu'à  cinq  ordres  d'habitans.  Les 
sujets  étaient  de  vrais  sujets  ;  les  natifs,  privés  de  tout  di'oit  poli- 
tij(çu;e,  ne  possédaient  qu'une  partie  des  droits  civils  des  bourgeois  ; 
les.  bourgeois  n'avaient  pas  tous  les  droits  des  citoyens  ;,  ces  citoyens, 
SGuls  dépositaires  de  la  véritable  volonté  générale ,  formaient  une 
classe  privilégiée,  et  Rousseau  en  était.  Il  se  plaît  à  nous  rappeler 
dans  ses  Confessions,  qu'il  est  né  d'Isaac  Rousseau,  citoyen,  et  de 
Sn/anne  Bernard,  citoyenne,  et  dans  le  Contrefit  so^rial  u  qu'il  est 
hii-mènoie  citoyen  d'uu  état  libre  et  membre  du  souverain.  »  Dans 
seK  aigres  discussions  avec  les  magistrats  de  Genève,  il  n'a  jamais 
pfeàdé  lai  cause  des  natifs,  ni  demandé  l'abolition  des  classes  et  le 
sMH'rage  uaMverseL  II  estiiuait  <(  que  s'il  y  avait  un  peuple  de  dieux, 
il  se  gouvernerait  démocratiquement,  mais  qu'un  gouvernement  si 
pkirlkit  ne  convient  pas  à.  des  hommes,  qu'il  est  contre  l'ordre  natu- 
rel que  le  grand  nombre  gouverne  et  que  le  petit  soit  gouverné, 
que  le  meilleur  des  régimes  politiques  est  l'aristocratie  élective, 


LA    FRANCE    DU    CENTENAIRE.  675 

que  d'ailleurs,  la  liberté,  n'étant  pas  un  fruit  de  tous  'les  climats,  tkï 
convient  pas  à  tous  les  peuples.  » 

Si  Rousseau  avait  vécu  jusqu'à  la  RévoKîtion,  il  aurait  pu  dire 
aux  constituans  :  «  Tous  avez  décidé  que  désormais  tous  les  citoyens 
seront  admissibles  aux  places  et  emplois  sans  autre  distinction  que 
celle  des  vertus  et  des  talens,  que  toutes  les  contributions  seront 
réparties  également  entre  eux,  en  proportion  de  leurs  fecuités, que 
les  mêmes  délits  seront  punis  des  mêmes  peines  et  par  le  même 
tribunal,  sans  aucune  distinction  des  personnes.  Votre  constitution 
leur  garantit  pareillement  la  liberté  d'aller  et  de  venir,  de  rester  et 
de  partir  à  leur  gré,  d'avoir  la  religion  qui  leur  plaît  ou  de  n'en 
point  avoir,  de  croire  ou  de  ne  pas  croire,  de  ne  relever  que  de  leur 
conscience,  de  parler,  d'écrire,  d'imprimer  et  de  publier  leurs  pen- 
sées, de  s'assembler  sans  armes,  de  demander  compte  de  son  admi- 
nistration à  tout  agent  public,  d'élire  et  de  cboisiT  les  ministres  de 
leurs  cultes,  et  beaucoup  d'autres  libertés  encore.  Tous  avez  stipuîé 
que  le  pouvoir  législatif  ne  pourra  faire  aucune  loi  rrui  porte  atteinte 
à  aucun  de  ces  droits  ;  mais  vous  ajoutez  que  la  liberté  ne  consis- 
tant qu'à  pouvoir  faire  tout  ce  qui  ne  nuit  ni  aux  droits  d'autrui  ni 
à  la  sûreté  publique,  la  loi  peut  établir  des  peines  contre  les  actes 
reconnus  nuisibles  à  la  société.  Ainsi  du  même  coup  vous  recon- 
naissez que  la  volonté  générale,  qui  fait  la  loi,  est  le  seul  juge  de 
•ce  qui  peut  nuire  ou  ne  pas  nuire  à  la  société,  et  tout  en  la  pro- 
•clamant  souveraine,  vous  prétendez  lui  imposer  de'=  restrictions  et 
protéger  contre  ses  entreprises  ce  que  vous  appelez  les  droits  na- 
turels et  civils.  Vous  brouillez  tontes  les  idées,  vous  vous  piqu-ez 
de  faire  à  la  fois  des  hommes  et  des  citoyens.  Si  vous  voulez  jouir 
des  droits  naturels,  supprimez  la  propriété,  détruisez  les  murs  et 
les  haies,  rasez  les  villes  et  vivez  dans  les  bois.  Si  vous  voulez  fa-ine 
des  citoyens,  emseignez-leur  que,  comme  je  l'ai  écrit,  dans  l'état  de 
nature  on  ne  doit  rien  à  ceux  à  qui  on  n'a  rien  promis,  mais  que, 
dans  l'état  civil,  tous  les  droits  sont  fixés  par  la  loi.  Vous  vous  con- 
damnez aux  inconséquences  ;  je  prévois  qu'avant  peu  il  y  aura  parmi 
vous  des  hommes  qui,  accusés  d'être  un  péril  pour  la  sûreté  pu- 
blique, seront  privés  du  droit  d'aller,  de  venir,  de  partir  et  méwe 
du  droit  de  vivre,  qui  est  le  seul  droit  naturel.  » 

Les  constituans  auraient  pu  ]m  répondre  :  «  N'C  nous  reprochez 
pas  nos  inconséquences.  Nous  avons  lu  le  Aieux  Plut  arque,  Mon- 
tesquieu, Yol taire,  vos  liM'es,  et  nous  nons  sommes  fait  un  certain 
idéal  des  choses  d'ici-bas.  ?s'ous  avons  conçu  le  plan  d'une  société 
d'ordre  composite,  très  ci\ilisée,  très  humaine,  très  moderne,  et 
qui  pourtant,  par  la  forme  de  son  gouvemernent,  rapjjellerait  les 
cités  antiques.  La  loi  y  serait  l'expression  de  la  volonté  de  tous,  et 


676  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

toujours  respectable,  elle  serait  toujours  respectée,  et  en  même 
temps,  les  individus  y  jouiraient  de  libertés  peu  connues  à  Sparte, 
même  à  Athènes,  et  nécessaires  aux  Français  de  ce  siècle,  qui  ne 
sauraient  en  être  privés  sans  se  sentir  atteints  dans  leur  dignité 
d'iionmies.  Gela  ne  s'est  jamais  vu  ;  grâce  à  nous,  cela  se  verra.  A 
chacun  son  métier;  vous  avez  toujours  été  un  éloquent  logicien, 
rot)gé  par  la  mélancolie,  et  vous  avez  toujours  pensé  qu'il  n'y  a  de 
bon  que  ce  qui  ne  peut  être  ;  aussi  n'avez-vous  fait  que  des  livres. 
II  n'y  a  que  les  optimistes  qui  fassent  des  révolutions.  » 

III. 

Ces  optimistes  sont  moins  des  philosophes,  des  métaphysiciens 
que  des  croyans  et  les  apôtres  d'une  foi  nouvelle,  les  missionnaires 
d'un  nouvel  évangile.  La  philosophie  du  xviii''  siècle  s'est  transfor- 
mée en  religion;  les  cœurs  sensibles  ne  peuvent  se  passer  d'un 
Dieu  qui  leur  ressemble  et  les  rassure.  Leur  constitution  étant 
destinée  à  opérer  une  réforme  sociale,  ces  croyans  ont  inscrit  au 
frontispice  tous  les  droits  de  l'homme.  Ils  les  déclarent  non-seu- 
lement inaliénables,  imprescriptibles,  mais  sacrés,  et  ils  les  gravent 
sur  l'airain  en  invoquant  l'Etre  suprême,  celui  qui  fait  naître  tous 
les  hommes  libres,  égaux,  raisonnables  et  bons.  Voilà  le  dogme; 
quel  sera  le  culte?  Ils  ont  décidé  que  des  fêtes  nationales  seront 
instituées  «  pour  conserver  à  jamais  le  souvenir  de  la  révolution, 
entretenir  la  fraternité  entre  les  citoyens,  et  les  attacher  à  la  con- 
stitution, à  la  patrie  et  aux  lois.  » 

On  les  a  souvent  blâmés  d'avoir  entrepris  sur  les  droits  de 
l'église,  de  se  l'être  aliénée.  Il  eût  été  d'une  sage  politique  de  ne 
pas  se  brouiller  avec  elle,  de  la  gagner  insensiblement  au  nouvel 
ordre  de  choses;  mais  ils  n'étaient  pas  des  pohtiques;  ils  s'attri- 
buaient une  mission,  ils  ont  voulu  la  remplir.  Ils  eurent  pour  alliés 
les  jansénistes  et  leurs  rancunes  ;  qu'avaient-ils  besoin  d'alliés  ou 
d'incitateurs?  Ils  cédaient  à  un  irrésistible  entraînement.  Le  dogme 
du  péché  originel,  de  la  chute,  de  la  déchéance  de  l'homme  leur 
faisait  horreur,  et  ils  ont  opposé  dogme  à  dogme,  ils  ont  élevé  autel 
contre  autel.  C'est  le  trait  d'union  entre  eux  et  les  jacobins,  leurs 
terribles  et  sanglans  héritiers.  Quoi  qu'on  en  dise,  89  a  fatalement 
engendré  93,  qui  lui  ressemble  si  peu.  Toutes  les  religions  s'éta- 
blissent par  l'enthousiasme  et  la  terreur.  Elles  promettent  et  ou- 
vrent le  ciel;  ne  vous  sentez-vous  pas  attirés,  elles  vous  feront 
entrer  de  force. 

L'autel  révolutionnaire,  vous  le  verrez  au  musée  des  Tuileries; 
il  est   entouré  de  candélabres,  et  un  coq,  comme  on  l'a  dit,  rem- 


LA    FRANCE    DU    CENTENAIRE.  677 

place  ragneaii.  Approchez-vous  des  cadres  qui  tapissent  les  mu- 
railles; parcourez  tous  ces  placards,  toutes  ces  proclamations 
ornées  de  la  devise  :  «  Liberté,  égalité.  »  Elles  ressemblent  à  des 
sermons,  c'est  une  nouvelle  éloquence  de  la  chaire.  Ailleurs,  ce 
sont  des  Oreimis,  des  Pater,  des  Credo  :  «  Chaste  fille  des  cieux, 
ô  liberté!  tu  es  descendue  pour  nous  sur  la  terre.  Que  ton  nom 
soit  à  jamais  chéri  !  Ton  règne  est  venu.  Celui  de  la  loi  est  pareille- 
ment venu;  que  sa  volonté  soit  faite!..  Je  vous  salue,  sans-culot- 
tides,  noms  vénérés!..  Je  crois  dans  un  Ktre  suprême  qui  a  créé 
les  hommes  libres  et  égaux.  »  Voici  le  nouveau  décalogue  : 

La  république  tu  serviras, 
Une,  indivisible  seulement... 
A  ta  section  tu  viendras, 
Convoqué  légalement. 
Ta  boutique  tu  fermeras 
Chaque  décadi  strictement. 
A  ton  poste  tu  périra?, 
Si  tu  ne  peux  vivre  librement. 

Plus  loin,  ce  sont  les  vingt-cinq  préceptes  de  la  raison  :  «  Tout 
mortel  républicain  est  ton  frère.  »  —  Art.  2/i  :  «  Sans-culotte  répu- 
blicain, à  tous  tes  frères  tu  dois  le  bon  exemple  et  des  faits  qui  les 
persuadent.  »  Si  extraordinaire  que  soit  ce  style,  il  s'accorde  si 
bien  avec  tout  le  reste  qu'on  finit  par  le  trouver  naturel;  et, 
quand  on  s'est  promené  quelque  temps  dans  ce  musée  de  la  révo- 
lution, ce  sont  les  choses  écrites  dans  la  langue  de  tout  le  monde 
qui  étonnent.  On  est  surpris  de  trouver  dans  un  coin  cette  an- 
nonce d'une  feuille  royaliste  :  «  Cinquante  louis  à  gagner  pour  celui 
qui  citera  un  honnête  homme  du  peuple  qui  ait  gagné  à  la  révolu- 
tion. »  En  me  penchant  sur  une  vitrine,  j'ai  lu  dans  une  lettre  de 
^jme  Roland  cette  réflexion  charmante  :  u  Les  femmes  ont  une  raison 
à  elles  et  une  façon  de  la  traiter  que  les  hommes  n'entendent  pas.  » 
Pauvre  guillotinée,  tu  n'avais  pas  su  traiter  la  tienne! 

La  révolution  fut  une  religion;  c'est  ce  qui  explique  ses  gran- 
deurs et  ses  folies,  ses  actions  héroïques  et  ses  crimes.  Si  elle  avait 
été  une  philosophie,  elle  n'aurait  pas  fait  tomber  la  tête  d'un  roi, 
et  peut-être,  bien  que  cela  me  semble  douteux,  serait-elle  par- 
venue à  éviter  la  guerre  avec  l'Europe.  Mais,  assurément,  si  cette 
guerre  avait  éclaté,  elle  n'eût  pas  réussi  à  conjurer  tous  les  périls, 
à  faire  sortir  de  terre  quatorze  armées,  à  enchaîner  la  victoire  à 
ses  drapeaux,  à  braver  tous  les  trônes  coalisés  contre  elle.  Les 
religions  seules  font  des  miracles  ;  elles  allument  des  incendies 
dans  les  âmes.  De  1789  à  l79/i,  il  semblait  que  le  climat  moral  de 


678  BEVUE   DES    DEUX    Al0-^DES. 

la  France  eût  changé,  que  cette  température  modérée,  pour  la- 
quelle nous  nous  sentons  nés,  eût  été  remplacée  par  ces  chaleurs 
torrides  qui  donnent  à  la  végétation  des  formes  magnifiques  ou 
monsti"ueuscs,  et  qui,  dans  les  âges  antédiluviens,  ont  produit 
ces  fougères  colossales,  grandes  comme  des  arbres,  dont  nous  nous 
servons  encore  pour  nous  chaufïcr. 

L'armée  prussienne,   quand  elle  envahit   la  France  en  1792, 
éprouva  de  grands  étonncmens  et  de  grandes  déconyenues.  Comme 
Fa  raconté  Goethe,  qui   fit  la  campagne  pom-  son  instruction  per- 
sonnelle, on  sétait  flatté  de  vaincre  sans  coup  férir,  de  ne  laire 
quune  promenade  militaire.  On  entrait  dans  un  pays  profondément 
troublé  où  tout  était  mis  en  confusion;  on  se  promettait  de  trouver 
partout  des  alliés,   des  complices,  des  populations  lasses,  impa- 
tientes d'être   délivrées  de  leurs  nouveaux  maîtres  et  se  portant 
avec  joie  à  la  rencontre  de  l'envahisseur.  Verdun  se  rendit,  et  on  se 
disait  les  uns  aux  autres:  u  Tous  voyez  bien!  »  Mais  on  eut  le 
chagrin  d'apprendre  que  le  commandant  de  la  place,  Beaurepaire, 
n'avait  pas  voulu  survivre  à  son  honneur.  Il  avait  écrit  au  repré- 
sentant Choudieu  :  «  Assurez  le  corps  législatif  que,  lorsque  l'en- 
nemi sera  maître  de  Verdun,  Beaurepaire  sera  mort.  »  Il  avait  tenu 
parole,  il  s'était  brûlé  la  cervelle.  Bientôt  après,  Delaunay  d'Angers 
proposait  à  l'assemblée  de  placer  sa  cendre  au  Panthéon,  et  le 
théâtre  de  la  Nation  représentait  V Apothéose  de  Beaurepaire. 

Son  exemple  fut  contagieux.  Quand  les  Prussiens  entrèrent  dans 
Verdun,  un  soldat,   qm  avait  refusé  de  capituler,  déchargea  son 
fusil  sur  un  lieutenant  de  hussards,  le  comte  de  Henkel.  On  l'ar- 
rêta incontinent  ;  mais,  trompant  la  smTeillance  de  ses  gardiens,  il 
gravit  le  parapet  d'un  pont  et  se  précipita  dans  la  Meuse,  où  il 
trouva  la  mort.  Ce  nouvel  incident  parut  de  fâcheux  augure,  ah- 
nwigsvoll,  et  de  ce  jour  on  alla  de  mécompte  en  mécompte.  On  ne 
fut  pas  battu  à  Valmy  ;  mais,  pom*  décider  Brunswick  à  la  retraite, 
il  lui  suffit  de  s'être  heurté  contre  une  armée  dont  l'attitude  ré- 
solue et  la  ferme  résistance  avaient  dissipé  ses  dernières  illusions. 
Le  soir  même  de  la  bataille,  Goethe  prononçait  devant  un  groupe 
d'officiers  décontenancés  et  moroses  cette  parole  fameuse,  tant  de 
fois  répétée  :  «  Aujourd'hui,  messieurs,  a  commencé  une  nouvelle 
époque  de  l'histoh-e  du  monde,  et  chacun  de  vous  pourra  dire  : 
Ty  étais.  » 

Les  religions  ont  leurs  héros  et  leurs  martyre  ;  elles  ont  aussi 
leurs  juges  et  leurs  inquisitem'S.  Les  dogmes  sont  des  vérit-és  sa- 
crées, et  qui  les  nie  se  rend  <?oupable  d'impiété.  Les  assemblées 
révolutionnaires  sont  des  conciles,  à  cela  près  que  ce  n'est  pas  le 
Samt-Lsprit  qui  les  visite;  elles  cherchent  leurs  inspirations  dans 


LA    FRANCE    DU    CEMEXAIRE.  679 

les  couches  profondes,  et  l'âme  d'un  peuple  leur  ayant  dit  ses  se- 
crets, elles  représentent  la  volonté  générale.  «  C'est  nous,  disent- 
elles,  qui  sommes  le  droit  et  la  justice.  »  Malheureusement  une  na- 
tion composée  d'élémens  infiniment  divers  et  travaillée  par  des 
partis  opposés  n'a  pas  toujours  une  volonté  générale.  C'est  la  diffi- 
culté contre  laquelle  se  débat  le  jacobinisme,  et  il  ne  la  résout  pas, 
il  la  tranche.  L'état  se  chargera  de  créer  lui-même  cette  volonté 
générale  dont  il  ne  devait  être  que  l'interprète  et  le  très  humble 
serviteur,  et  c'est  ainsi  que  la  liberté  absolue  se  change  en 
tyrannie. 

C'est  par  l'éducation  civique  qu'un  gouvernement  parvient  à 
façonner  tout  un  peuple  à  sa  ressemblance  et  lui  inculque  les 
dogmes  nouveau-X  que  rejettent  les  impies.  L'assemblée  consti- 
tuante avait  pensé  «  à  créer  une  instruction  publique  commmie  à 
tous  les  citoyens,  gratuite  à  l'égard  des  parties  d'enseignement  in- 
dispensables pour  tous  les  hommes.  »  Mais  les  jacobins  aiment  à 
brusquer  les  choses,  et  l'éducation  étant  un  ouvrage  de  longue 
haleine,  ils  anticiperont  sur  ses  efiets  en  mettant  hors  la  loi  les  dis- 
sidens.  Il  y  a  désormais  des  délits  d'opinion,  des  tribunaux  char- 
gés d'en  connaître,  et  à  défaut  d'actes  à  poursuivre,  on  sévit  contre 
les  intentions.  On  fera  des  lois  contre  les  suspects,  et  sera  tenu 
pour  suspect  tout  homme  que  les  intérêts  particuliers  de  la  caste 
à  laquelle  il  appartient  doivent  prédisposer  à  mal  penser.  «  Ceux 
qui  n'ont  voulu  voir  en  Robespierre,  a  dit  très  justement  M.  Goumy, 
qu'un  cuistre  ulcéré,  qu'un  bellétriste  envieux  et  jaloux,  se  trom- 
pent et  le  calomnient;  sa  conduite  eut  des  motife  plus  hauts... 
Robespierre  nous  montre  en  lui  un  homme  chez  qui  le  dévot  avait 
étouffé  tout  le  reste,  il  appartenait  à  son  Dieu  et  n'appartenait  qu'à 
lui,  et  quel  Dieu?  Un  certain  idéal  qu'il  s'était  fait  de  la  révolution 
et  de  la  république.  A  cet  espiit  étrangement  borné  la  guillotine 
apparut  comme  l'instrument  sacré  de  la  purification  nationale.  » 
Deux  partis  sont  en  présence  :  l'un  soupire  après  le  rétablissement 
de  l'ancien  régime  et  des  vieux  abus,  de  toutes  les  institutions 
abohes  ;  l'autre  trouve  son  bonheur  et  sa  joie  dans  le  triomphe  dé- 
finitif de  la  révolution.  C'est  le  parti  des  regrets  et  le  parti  de  l'es- 
pérance ;  et  l'espérance,  tenant  les  regrets  pour  des  crimes,  les 
châtie  par  la  main  du  bourreau. 

Il  ne  suffit  pas  aux  religions  intolérantes  d'être  reconnues  comme 
religion  d'état  et  de  diriger  lé  gouvernement.  Elles  veulent  régner 
sur  les  esprits,  posséder  les  cœurs,  marquer  les  consciences  à  leur 
chiffre,  régler  les  m<Eurs,  les  occupations,  les  passe-temps,  l'éco- 
nomie domestique  et  jusqu'au  costume.  Elles  se  mêlent  de  tout, 
elles  ne  méprisent  aucun  détail,  et  sans  cesse  elles  prescrivent  ou 


680  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

proscrivent.  La  république  de  17P2  aura  les  mêmes  prétentions. 
Elle  décidera  qu'il  y  a  des  plaisirs  républicains  et  d'autres  qui  ne 
le  sont  pas,  des  façons  de  penser,  de  parler,  de  s'habiller,  d'écrire 
qui  conviennent  à  des  hommes  libres  et  d'autres  qu'ils  doivent  ré- 
prouver. Il  n'y  a  pour  elle  point  d'actions  indifîérentes.  A  la  liste 
des  crimes  qu'elle  poursuit,  elle  ajoute  la  liste  des  péchés  qu'elle 
condamne,  presque  aucun  ne  lui  semble  véniel,  et  elle  pose  en 
principe  que  quiconque  n'est  pas  un  croyant  est  nécessairement 
un  pécheur.  La  terreur  n'est  qu'un  moyen,  la  vertu  est  le  but.  La 
vertu  par  excellence  est  l'amour  de  la  révolution,  et  on  n'aime  vé- 
ritablement la  révolution  que  lorsqu'on  se  sent  heureux  de  l'ai- 
mer, et  que,  haïssant  tout  ce  qu'elle  hait,  on  se  plaît  à  tout  ce  qui 
lui  plaît.  M.  Taine  a  cité  le  projet  de  constitution  retrouvé  dans  les 
papiers  de  Sismondi,  alors  écolier  :  a  Art.  1".  Tous  les  Français 
seront  vertueux.  —  Art.  2.  Tous  les  Français  seront  heureux.  » 
Que  si  les  Français  s'exécutent  de  mauvaise  grâce,  on  les  obligera 
d'être  heureux,  on  les  forcera  d'aimer  la  vertu,  on  les  contraindra 
d'être  libres. 

Les  religions  considèrent  que  les  œuvres  ne  sont  rien  sans  la 
foi,  et  elles  produisent  des  fanatiques  qui  pensent  que  la  foi  jus- 
tifie et  sanctifie  tout,  même  le  crime.  Les  vieux  conventionnels, 
qui  avaient  gardé  jusqu'au  bout  la  ferveur  de  leurs  croyances,  ne 
reniaient  rien  de  leur  passé  ;  ils  avaient  agi  par  conviction,  ils 
étaient  prêts  à  recommencer.  Mais  ceux  qui,  ayant  eu  la  fièvre,  ne 
l'avaient  plus,  comprenaient  difficilement  comment  ils  l'avaient 
eue,  et  les  uns  tentaient  de  se  dérober  à  leurs  souvenirs,  les  autres 
au  contraire  se  perdaient  dans  de  longues  explications,  et  ils 
avaient  beau  se  nettoyer  les  mains,  ils  y  voyaient  toujours  repa- 
raître cette  petite  tache  de  sang  que  les  explications  ne  peuvent 
laver.  Un  fanatique  sincère,  qui  se  fait  l'exécuteur  des  hautes 
œuvres,  croit  obéir  à  une  loi  divine  ;  le  jour  où  il  ne  croit  plus,  il 
découvre  qu'il  y  avait  une  autre  loi  qu'il  a  volontairement  violée. 
Dans  le  trouble  de  ses  pensées  ou  dans  l'exaltation  de  son  esprit, 
il  ne  la  voyait  pas.  Elle  est  sortie  de  la  nuit,  elle  lui  est  apparue, 
et  ne  retrouvant  plus  son  âme  dans  son  crime,  il  se  dit  :  a  Était-ce 
bien  moi?  » 

Les  fanatiques  sont  le  fléau  des  religions,  les  hypocrites  en  sont 
la  honte.  La  révolution  eut  les  siens  ;  ce  sont  ces  coquins  qui,  à 
juste  titre,  déplaisent  tant  à  M.  Goumy.  Lorsqu'une  idée  devient 
une  puissance  et  qu'elle  établit  son  règne  dans  ce  monde,  elle  a 
aussitôt  ses  séides,  et  avec  ses  séides  ses  vils  courtisans,  qui  ne 
pensent  qu'à  solliciter  ses  grâces.  Pour  faire  son  chemin,  il  faut 
agréer  au  prince,  et  le  plus  sûr  moyen  de  lui  plaire  est  de  se  con- 


LA    FRANCE    DU    CENTENAIRE.  681 

lormcr  à  ses  mœurs  et  à  ses  goûts.  Sous  Néron,   tout  le  monde 
aimait  les  vers  et  la  musique.  Sous  Adrien,  tout  le  monde  voya- 
geait. A  peine  Marc-Aurèle  fut-il  monté  sur  le  trône,  il  s'étonna 
de    voii'    pulluler    dans    les    provinces    la    race    des   philosophes 
austères,  portant  tous  \e  pallùim;  nous  savons  par  Lucien  ce  qu'il 
fallait  penser  de  leur  sévérité.   Quand   la  révolution  fut  devenue 
souveraine,  une  foule  de  gens  qui  n'y  croyaient  pas,  et  qui  au  de- 
meurant ne  croyaient  à  rien,  prirent  sa  livrée,  parlèrent  sa  langue, 
qui   dans  leur  bouche  n'était  qu'un  jargon,  singèrent  ses  gestes, 
et  leurs  grimaces  en  imposèrent  aux  sots.  Quelques-uns  avaient 
des  revanches  à  prendre,  de  vieilles  haines  à  assouvir,  de  vieilles 
injures  à  venger;  c'est  à  quoi  leur  servait  leur  crédit.  D'autres 
avaient  des  dettes  et  des  goûts  catilinaires.  Ils  n'étaient  pas  mé- 
chans,  ni  si  farouches  qu'ils  le  semblaient;  mais    ils    s'amiaient 
beaucoup,  et  la  révolution  leur  offrant  les  occasions  de  se  faire  du 
bien,  tour  à  tour  ils  faisaient  des  phrases  ou  coupaient  des  têtes  à 
la  seule  fin  de  se  pousser  aux  grands  emplois.  Tel  de   ces  his- 
trions, ayant  fait  fortune,  a  rejeté  loin  de  lui  son  fangeux  et  sanglant 
passé   comme  on  se  dépouille   d'une  chemise  sale,  et  devenu  le 
plus  bénin  des  hommes,  il  n'a  plus  songé  qu'à  jouir  de  la  vie.  On 
pouvait  dire  de  lui  en  toute  justice  ce  que  Rœderer  disait  injuste- 
ment de  Danton  :  «  11  n'a  été  un  grand  scélérat  que  pour  pouvoir 
être  tranquillement  un  bon  drôle.  » 

La  révolution  a  excité  les  plus  nobles  passions  et  des  appétits 
pervers  ;  elle  a  inspiré  de  grandes  et  généreuses  actions  et  autorisé 
l3ien  des  désordres  et  des  vilenies;  elle  a  renouvelé  l'àme  d'un 
peuple  qui  ne  savait  plus  à  quoi  se  prendre,  mais  elle  lui  a  donné 
le  goût  des  utopies,  des  chimères,  des  éternelles  inquiétudes,  un 
penchant  malheureux  à  n'aimer  que  ce  qui  lui  manque,  à  ne  dé- 
sirer que  ce  qu'il  ne  peut  avoir,  à  espérer  ce  qui  n'arrivera 
jamais.  Les  historiens  ont  souvent  parlé  de  la  vieille  mobilité  gau- 
loise ;  mais  ils  parlaient  aussi  du  vieux  bon  sens  français.  A  quoi 
tient-il  que  nous  soyons  si  facilement  dupes  des  charlatans  et  des 
félicités  qu'ils  nous  promettent  ? 

Pour  qui  veut  juger  la  révolution  de  89  et  décider  si  elle  a  fait 
plus  de  bien  ou  plus  de  mal,  la  question  revient  à  savoir  s'il  est 
bon  que  l'idéalisme,  à  de  certaines  époques  de  l'histoire,  fasse  in- 
vasion dans  la  politique  et  prétende  à  gouverner  le  monde.  L'idéa- 
lisme est  un  grand  trouble-fête  et  un  maître  qui  se  change  facile- 
ment en  tvran.  Il  bouleverse  tout,  il  veut  tout  transformer  à  son 
image.  Il  ne  compte  pas  avec  la  nature  humaine,  avec  ses  incu- 
rables infirmités;  il  méprise  la  tradition,  l'expérience;  il  ne  s'oc- 
cupe pas  de  ce  qui  est,  mais  de  ce  qui  doit  être  ;  il  sacrifie  à  ses 


682  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

hautaines  exigences  les  intérêts  eux-mêmes  ;  il  \iolente  les  choses 
et  les  hommes.  Mais  il  a  sa  mission,  sa  tâche  que  lui  seul  peut  rem- 
plir. Quand  une  société  semble  mourir  d'épuisement  et  se  décom- 
poser, il  peut  seul  la  rajeunir,  lui  infuser  un  sang  noureau,  ressus- 
citer le  bois  mort,  réveiller  les  eaux  croupissantes. 

•Ceux  qui  pensent  que  La  révolution  de  1789  n'était  point  néces- 
saire, qu'une  réforme  des  vieilles  institutions  eût  suffi  et  qu^e  cette 
réforme  était  possible,  ont  de  bonnes  raisons  à  faire  yaloir.  C'est 
ainsi  qu'après  la  conversion  de  Constantin,  tel  païen  put  s'étonner 
et  s'indigner  de  l'infidélité  que  faisait  Rome  à  ses  vieux  cultes  na- 
tionaux, qu'il  suffisait  de  purifier  et  de  réformer  pour  qu'ils  répon- 
disseut  aux  besoins  nouveaux.  Le  paganisme  tendait  de  lui-même 
à  se  nettoyer,  à  se  changer  en  monothéisme  ;  il  autorisait  les  sages 
à  ne  voir  dans  la  multitude  de  ses  dieux  qu'une  seule  divinité  ado- 
rée sous  des  appellations  diverses.  Dès  les  premiers  temps  de  l'em- 
pire, les  mœurs  s'étaient  adoucies;  en  devenant  plus  cosmopolite, 
on  devenait  plus  humain,  on  rendait  des  décrets  en  faveur  des 
opprimés  et  des  esclaves,  on  abohssait  les  ergastules,  on  secou- 
rait les  classes  soutirantes  ;  empereurs  ou  particuliers  multipliaient 
les  fondations  charitables,  on  créait  des  orphelinats.  Il  y  avait  beau- 
coup de  débauchés  et  de  voluptueux  ;  mais  il  y  avait  aussi  une 
foule  d'honnêtes  gens,  qui  préféraient  leurs  règles  de  conduite  aux 
préceptes  de  l'évangile  parce  qu'ils  les  trouvaient  tout  aussi  nobles 
et  moins  romanesques.  L'évangile  nous  ordonne  d'aimer  nos  enne- 
mis, et  beaucoup  d'entre  nous  ont  déjà  tant  de  peine  à  aimer  leurs 
amis!  Comme  Platon  et  Sénèque  le  recommandent,  les  honnêtes 
païens  d'alors  se  faisaient  une  loi  d'être  justes  pour  les  gens  qu'ils 
n'aimaient  pas,  et  comme  Plutarque  le  veut,  ils  tâchaient  de  mettre 
à  profit,  pour  le  bien  de  leur  âme,  toutes  les  injures  qu'on  leur 
faisait.  C'était  de  la  vraie  sagesse,  et  il  leur  semblait  que  les  dis- 
ciples d'un  Dieu  mort  étaient  des  fous,  qu'une  révolution  n'était 
point  nécessaire,  qu'il  suffisait  de  balayer  le  temple  au  lieu  de  le 
renverser,  de  guérir  les  âmes  au  lieu  de  les  amputer.  L'empire 
romain  eût  vécu,  et  des  siècles  de  barbarie  eussent  été  épargnés 
au  genre  humain.  Mais  quoi!  l'heure  de  l'idéalisme  avait  sonné, 
et  k  foHe  de  la  croix  s'empara  du  monde. 

Il  est  des  cas  désespérés  où  il  faut  que  la  société  périsse  ou  que 
l'idéalisme  la  sauve  ;  mais  l'idéalisme  ne  peut  rien  fonder  de  du- 
rable qu'à  la  condition  de  se  tempérer,  de  se  départir  de  ses  pré- 
tentions, de  se  laisser  apprivoiser  et  assouplu*  par  la  raison.  Pour 
quiconque  le  lit  avec  des  yeux  non  prévenus,  l'évangile  est  le  code 
immortel  dmie  morale  d'ascètes,  qui,  pleins  de  foi  dans  le  prochain 
avènement  du  royaume  de  Dieu,  engagent  les  hommes  à  s'y  pjxj- 


LA    FRANGE    DU    CENTENAIRE.  683 

parer  en  renonçant  à  tous  les  atlachemens  de  la  terre  qui  font  la 
douceur,  le  prix  ou  la  gloire  de  notre  courte  existence.  Une  mo- 
rale qui  commande  de  se  détacher  de  tout,  qui  déclare  que  pour 
mériter  Dieu  il  faut  haïr  son  père  et  sa  naère,  sa  femme  et  ses  en- 
fans,  ses  frères  et  ses  sœurs,  et  jusqu'à  sa  propre  vie,  qu'il  y  a  des 
hommes  qui  se  sont  faits  eunuques  pour  conquérir  le  bonheur  éter- 
nel et  que  leur  exemple  est  bon  à  suivre,  qu'il  est  plus  difficile  à 
un  riche  d"entrer  dans  le  divin  royaume  qu'cà  un  chameau  de  passer 
par  le  trou  d'une  aiguille,  qu'il  faut  vendre  tout  son  bien  et  le 
donner  aux  pauvres,  que  qui  ne  renonce  pas  à  tout  ce  qu'il  possède 
et  à  tout  ce  qu'il  est  ne  peut  être  un  ^Tai  discii)le  du  Christ,  cette 
morale,  il  faut  bien  l'avouer,  ne  peut  être  pratiquée  que  par  des 
anachorètes  et  des  moines. 

Si  le  christianisme  s'en  était  tenu  là,  s'il  n'avait  pas  eu  autre 
chose  à  dire  aux  hommes,  il  ne  serait  pas  dcA^enu  la  religion  du 
monde,  puisque  le  monde  refusait  de  finir.  Heureusement  l'église, 
institutrice  infiniment  clairvoyante  et  judicieuse,  s'est  chargée  de 
faire  l'éducation  de  cet  idéahsme  intransigeant.  Elle  s'était  instruite 
auprès  des  pliilosophes  grecs,  elle  avait  appris  de  Rome  la  science 
du  gouvernement,  et  elle  a  gouverné  les  cités  et  les  nations  en 
apportant  à  la  morale  qu'elle  leur  prêchait  tous  les  tempéramens 
nécessaires,  en  l'accommodant  à  la  nature  humaine  et  aux  réalités 
d'ici-bas.  Sans  décourager  les  saints  et  tout  en  les  glorifiant,  elle 
a  enseigné  l'art  de  faire  son  salut  sans  être  un  saint  et  d'être 
chrétien  sans  vivre  comme  le  Christ.  C'est  ainsi  que  d'une  religion 
qui  n'était  propre,  semblait-il,  qu'à  multiplier  les  cénobites,  les 
thébaïdes  et  les  ermitages,  elle  a  fait  durant  des  siècles  un  puis- 
sant instrument  de  civihsation  et  de  progrès  social. 

L'idéaUsme  est  la  ressource  des  temps  extraordinaires,  la  ca- 
suistique est  la  science  de  tous  les  jours  et  de  toutes  les  heures 
du  jour.  11  faut  accorder  à  M.  Goumy  que  les  hommes  de  89  n'ont 
pas  su  donner  à  la  France  un  gouvernement  ;  mais  encore  un  coup, 
ils  étaient  occupés  ailleurs  et  ce  qu'ils  n'avaient  pas  fait,  c'était  à 
nous  de  le  faire;  nous  ne  devons  nous  plaindre  que  de  nous- 
mêmes.  Nous  avions  besoin  de  casuistes  qui  nous  apprissent  tous 
les  accommodemens  utiles  et  comment  il  faut  s'y  prendre  pour  ne 
pas  être  superstitieux  et  pour  concilier  le  respect  des  principes 
avec  ce  que  demandent  les  situations,  les  circonstances,  avec  l'in- 
térêt public,  avec  le  bon  sens.  Mais  nos  pères  ayant  dogmatisé, 
nous  avons  voulu  dogmatiser  comme  eux,  «  La  politique,  ahisiquele 
dit  fort  bien  M.  Goumy,  est  l'art  de  se  servir  de  ce  qu'on  a.  »  Voilà 
précisément  ce  que  nous  n'avons  pas  su  faire.  Les  éternels  consti- 
tuans  à  outrance  dont  parlait  l'autre  jour  M.  Ferry,  qui,  oubliant 


68 Û  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  la  France  a  déjà  eu  treize  constitutions,  en  révent  une  qua- 
torzième, laquelle  sera  sûrement  la  constitution  idéale,  les  sectaires 
qui  partagent  les  hommes  en  boucs  et  en  brebis,  qui  décident  ce 
qu'il  faut  croire  pour  être  digne  de  gouverner  un  peuple  et  qui 
excommunient  les  mécréans,  le  principe  que  la  foi  est  plus  pié- 
cieuse  que  les  œuvres,  l'intolérance,  la  fureur  de  se  prendre  pour 
une  église  et  de  faire  concurrence  à  celle  qui  baptise  et  confesse, 
telle  est  la  cause  de  nos  divisions  et  de  nos  inquiétudes,  et  nous 
avons  travaillé  contre  nous. 

La  révolution  a  été  une  religion,  et  aujourd'hui  encore,  elle  a 
ses  prêtres,  qui  font  le  service  du  tabernacle  et  disent  aux  étran- 
gers :  «  N'approchez  pas,  ou  le  feu  du  ciel  tombera  sur  vous  et  vous 
consumera.  »  Mais  ils  ne  sont  qu'à  moitié  sincères.  Pour  dogma- 
tiser en  politique,  il  faut  croire  au  Dieu  du  vicaire  savoyard;  est-i 
un  seul    de  nos    modernes  jacobins  qui  consentît  à  célébrer  la 
fête  de  l'Etre  suprême,  un  bouquet  de  violettes  à  sa  boutonnière? 
Les  hommes  de  89  étaient  imprégnés  de  la  philosophie  de  leur 
temps,  qui  n'est  plus  la  nôtre.  Les  philosophes  de  la  fin  de  ce  siècle 
nous  enseignent  qu'en  dehors  des  mathématiques  qui  n'ont  jamais 
trompé  personne,  la  méthode  inductive  est  la  meilleure  et  qu'elle 
nous  apprend  à  douter  de  beaucoup  de  choses  que  nous  tenions 
pour  certaines.  Ils  nous  enseignent  aussi  que  les  êtres  ne  se  mé- 
tamorphosent que  par  une  succession  de  changemens  insensibles, 
que  le  plus  fortuné  est  celui  qui  a  le  mieux  su  s'adapter  à  son  mi- 
lieu, que  les  pires  institutions  furent  bienfaisantes  en  leur  temps, 
que  les  meilleures  dégénèrent,  se  corrompent  et  font  place  à  d'autres, 
qu'il  n'est  pas  de  principes  absolus  et  sacrés,  que  les  idées  qui  se 
manifestent  à  nous  dans  la  nature  et  dans  l'histoire  ne  s'y  réalisent 
jamais  parfaitement,  que  leurs  créations  les  plus  heureuses  ne  sont 
que  des  à-peu-près,  que  ces  infatigables  ouvrières  ne  font  pas  ce 
qu'elles  veulent,  mais  ce  qu'elles  peuvent,  que  la  loi  de  tout  ce 
qui  vit  est  de  se  sentir  incomplet  et  de  s'aimer  tel  qu'il  est. 

Un  évolutionniste  d'aujourd'hui  ne  voit  pas  les  choses  humaines 
avec  les  mêmes  yeux  qu'un  jacobin  déiste  d'autrefois.  Ceux  qui  se 
flattent  de  sauver  la  France  en  laïcisant  les  hôpitaux  lui  rendraient 
un  meilleur  service  en  sécularisant  la  révolution,  et  dans  l'intérêt 
même  de  la  cause  qu'ils  défendent,  ils  feraient  bien  de  ne  plus  prê- 
cher, de  ne  plus  dresser  autel  contre  autel,  de  laisser  l'église  va- 
quer paisiblement  à  ses  affaires  qui  ne  sont  pas  les  leurs,  et  de 
jeter  une  bonne  fois  aux  orties  leur  bonnet  rouge  et  leur  froc. 


G.  Valbert. 


POÉSIE 


LE  DERNIER  DES  MAOURYS. 


C'était  un  soii*  du  monde  austral  océanique. 
Écarlate,  à  demi  baigné  des  flots  dormans, 
Le  soleil  flagellait  de  ses  rayonnemens 
Les  longues  houles  d'or  de  la  Mer-Pacifique. 

Les  lames,  tour  à  tour,  et  près  de  s'assoupir, 
A  travers  le  corail  des  récifs  séculaires, 
S'en  venaient,  le  marbrant  de  leurs  écumes  claires 
S'éteindi'e  sur  le  sable  en  un  grave  soupir. 

Or,  ce  soir-là,  tandis  que,  rose  sur  les  cimes, 
La  lumière  laissait  la  nuit,  par  bonds  croissans, 
Escalader  les  monts  de  versans  en  versans, 
Sur  le  roc  qui  longeait  la  mer  nous  nous  assîmes. 

Le  ciel,  dans  le  silence  et  dans  la  majesté. 
Planait  sur  le  désert  de  l'océan  paisible, 
Et  déjà  la  lueur  de  la  lune  invisible 
Tremblait  à  l'orient  vaguement  argenté. 

Osseux,  le  front  strié  de  creuses  rides  noires. 
Tatoué  de  la  face  à  ses  maigres  genoux. 
Le  vieux  Chef  dilatait  ses  yeux  jaunes  sur  nous. 
Assis  sur  les  jarrets,  les  paumes  aux  mâchoires. 


686  lŒVUZ  DES  DEUX  MONDES. 

Un  haillon  rouge  autour  des  reins,  ses  blanches  dents 
De  carnassier  mordant  la  largeur  de  sa  bouche, 
On  eût  dit  une  Idole  inhumaine  et  farouche 
Qui  rêve  et  ne  peut  plus  fermer  ses  yeux  ardens. 

A  la  rigidité  rugueuse  de  ce  torse, 
Labouré  de  dessins  l'un  à  l'autre  enlacés, 
On  sentait  que  le  poids  de  tant  de  jours  passés 
L'avait  pétrifié  sans  en  rompre  la  force. 

Tel,  inerte,  il  songeait  silencieusement. 
Puis,  enfin,  retroussant  sa  lèvre  avec  un  râle. 
Il  se  mit  à  parler  d'une  voix  gutturale, 
Apre  comme  l'écho  d'un  fauve  grondement  : 

—  Voyez!  Le  monde  est  grand.  La  terre  est-elle  pleine 
Où  vos  pères  sont  morts,  où  vos  enfans  sont  nés? 
Fuyez-vous,  par  la  faim  sans  trêve  aiguillonnés. 
De  l'am'ore  au  couchant,  blêmes  et  hors  d'haleine? 

Non  !  Mais  l'essaim  vorace,  impossible  à  saisir. 

Des  moustiques  vibrant  dans  la  nuit  lourde  et  chaude,. 

Moins  avide  que  vous  se  multiplie  et  rôde  ; 

Vos  cœurs  sont  consumés  d'un  éternel  désir. 

Kcoutez,  Blancs!  Ma  race  était  l'antique  aïeule 
Des  hommes  qu'autrefois,  loin  du  soleil  levant, 
Nos  dieux  avaient  portés  sur  les  ailes  du  vent 
Dans  l'île  soh taire  où  la  foudre  errait  seule. 

Le  divin  Mahouï,  de  son  dos  musculeux, 

Y  remuait  encor  les  montagnes  surgies'. 

El  dans  leurs  cavités  soufflait  ses  énergies 

Qui  flamboyaient  d'en  haut  sur  les  abîmes  bleus. 

Et  les  temps  s'écoulaient,  et,  de  la  base  au  faîte, 
Le  bloc  géant,  couvert  d'écume  et  de  limons, 
Fut  stable,  et  les  forêts  verdirent  sur  les  monts, 
Et  le  Dieu  s'endormit,  son  œuvre  étant  parfaite. 

11  s'endormit  dans  Pô,  la  noire  Nuit  sans  fin,, 

D'où  vient  ce  qui  doit  naître,  où  ce  qui  meurt  reton^be, 

Ombre  d'où  sort  le  jour,  l'origine  et  la  tombe, 

Dans  l'insondable  Pô,  le  Réservoir  divin. 


POESIE.  087 

Et,  palpitans,  eclos  de  la  clialeur  féconde, 
Les  germes -de  la  vie,  épars  au  fond  du  sol. 
Pour  semer  leurs  essaims  vagabonds  à  plein  \o\, 
Ouvrii-ent  par  milliers  les  entrailles  du  monde. 

Et  mes  i>ères  anciens,  les  braves  Maourys, 
Vers  le  jeune  soleil  faisant  viJjrer  lem's  flèches, 
Se  couchèrent  jo}  eux  au  bord  des  sources  fi-aiches 
Qui  chantaient,  ruisselant  sur  les  coteaux  fleuris. 

Bien  des  soleils  sont  morts  dans  ma  vieille  prunelle 
Depuis  que  je  suis  né,  là-bas,  sous  d'autres  deux, 
Sur  la  côte  orageuse  où  les  os  des  aïeux 
Dorment,  bercés  au  bruit  de  la  mer  éternelle. 

Au  fond  des  bois,  enfans  d'un  immuable  été. 
Sur  les  sommets  ba;ignés  de  neiges  et  de  flammes, 
Hardi  nageur  riant  du  choc  des  hautes  lames. 
J'ai  grandi  dsms  ma  force  et  dans  ma  liberté. 

Le  mâle  orgueil  de  vivre  emphssait  ma  poitrine. 
Et  sans  m'inquièter  du  fugitif  instant, 
ie  sentais  s'élargir  dans  mon  cœur  palpitant 
Le  ciel  immense  a\  ec  l'immensité  marine. 

Qu'ils  étaient  beaux,  ces  jours  qui  ne  me  luiront  plus, 
Où  j'ai  mangé  la  chair  et  bu  le  sang  des  braves, 
Moi,  chef  des  chefs,  servi  par  un  troupeau  d'esclaves 
Dans  la  hutte  où  pendaient  cent  crânes  chevelus! 

Je  les  avais  ti*anchés,  en  face,  homme  contre  homme, 
Ces  crânes  de  guerriers,  dans  mes  jours  triomphans, 
Pour  que  le  lier  esprit  qui  les  hantait  vivans 
Me  lit  un  des  meilleurs  piii'mi  ceux  qu'on  renomnae. 

Car  alin  d'agrandir  et  de  hausser  leur  cœur, 
Nos  vaillantes  tribus  luttaient  pleines  de  joie, 
Et  le  vaincu,  conquis  comme  une  noble  proie. 
De  sa  chair  héroïque  engraissait  le  vainqueur. 

Mais  la  lumière  tombe  aux  nuits  occidentales  ; 
Toute  gloire  éclatante  a  de  mornes  revers  ; 
Les  Dieux  trahissent  l'homme,  et  les  Esprits  pervers 
Déchaînent  le  torrent  de  nos  heures  fatales. 


6SS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Or,  mille  Maourys  de  l'île  aux  pics  neigeux. 
Jaloux  de  notre  gloire  et  de  nos  champs  prospères, 
Pour  s'emparer  du  sol  hérité  de  nos  pères, 
Franchirent  une  nuit  le  détroit  orageux. 

Nous  fîmes  vaillamment,  et  le  combat  fut  rude. 
On  brisa  bien  des  os,  on  rompit  bien  des  cous 
Avant  que  ma  tribu,  sous  l'averse  des  coups, 
Dût  céder  à  l'assaut  de  cette  multitude. 

Donc,  furieux,  le  cœur  saignant,  à  bout  d'efforts, 
Acculé  sur  les  rocs  qui  hérissent  la  côte, 
Avec  deux  cents  guerriers,  par  la  mer  vaste  et  haute 
J'ai  fui  vers  l'Orient  où  va  l'âme  des  morts. 

Entassant  jusqu'au  bord  des  ph'ogues  couplées 
Vivres,  silex  tranchans,  lances  à  pointe  d'os. 
Esclaves  pagayeurs,  enfans  liés  au  dos 
Des  femmes  qui  hurlaient,  d'épouvante  affolées; 

Loin  de  l'île  natale  emportés  désormais 
Dans  l'horreur  de  l'espace  infranchissable  et  sombre, 
Nous  allions,  et  les  Dieux  qui  nous  chassaient  dans  l'ombre 
A  nos  clameurs  d'ang^oisse  étaient  sourds  désormais. 


'O^ 


Onze  fois  le  soleil  illumina  la  nue. 
Onze  fois  l'ombre  épaisse  enveloppa  les  cieux 
Tandis  que  nous  voguions  au  hasard,  anxieux 
Du  pays  d'où  jadis  notre  race  est  venue. 

La  faim,  la  soif,  l'ardeur  des  midis  aveuglans 
Tordaient  et  déctiiraient  nos  chairs  et  nos  entrailles, 
Et  nous  buvions  le  sang  des  dernières  batailles 
Qui,  rouge  et  tiède  encor,  ruisselait  de  nos  flancs. 

Battus  et  flagellés  par  la  bave  écumante 
Que  vomissait  la  gueule  elïroyable  des  flots, 
-Mêlant  nos  cris  de  guerre  à  leurs  stridens  sanglots, 
-Nous  nagions,  pleins  de  rage,  à  travers  la  tourmente. 

Atouas  !  Dieux  jaloux  de  mon  passé  si  beau! 
0  traîtres  et  maudits  !  Mieux  eût  valu  peut-être, 
Expirant  sur  le  sol  sanglant  qui  me  vit  naître. 
Choisir  le  noble  sein  des  braves  pour  tombeau. 


POÉSIE.  689 

Enfin,  à  l'horizon  des  grandes  Eaux  salées, 
Quand  la  brume  nocturne  un  matin  s'envola. 
Brusquement  apparut  la  terre  où  nous  voilà, 
Avec  ses  longs  récifs,  ses  rocs  et  ses  vallées. 

Tout  un  peuple  hideux,  noir,  stupide,  crépu, 

Y  fourmillait,  hurlant  et  nous  jetant  des  pierres; 

Mais  qu'étaient  de  tels  chiens  entre  nos  mains  guerrières? 

Moins  que  rien.  Mieux  armés,  d'ailleurs,  qu'auraient-ils  pu? 

Gela  fut  balayé  comme  les  feuilles  sèches 
Qui  s'en  vont  tournoyant  dans  les  airs  obstrués  ; 
Et,  pour  ne  pas  mourir,  les  guerriers  tatoués 
Mangèrent  ces  chiens  noirs  hérissés  de  nos  flèches. 

Ce  qui  restait  du  lâche  et  vil  troupeau  ploya 
La  tête  sous  le  faix  pesant  de  l'esclavage, 
Jusqu'au  jour  où,  grondant  sur  ce  même  rivage, 
Votre  fatal  tonnerre,  ô  Blancs,  nous  foudroya. 

Et  tous  les  miens  sont  morts.  Et  moi,  spectre  funèbre 
D'un  chef  vaillant  issu  d'ancêtres  glorieux. 
Je  vais,  vous  mendiant  ma  vie,  et  dans  mes  yeux 
L'aile  du  grand  sommeil  passe  et  les  enténèbre. 

Puisque  les  nations  de  l'univers  ancien 
Se  dispersent  ainsi,  Blancs,  devant  votre  face  ; 
Puisque  votre  pied  lourd  les  broie  et  les  eiface  ; 
Si  les  Dieux  l'ont  voulu,  soit!  Qu'il  n'en  reste  rien! 

Le  murmure  se  tait  qui  parlait  dans  mes  songes, 

Echo  lointain  d'un  temps  à  jamais  aboli, 

Et  je  bois  l'eau  de  feu  qui  me  verse  l'oubli. 

J'ai  dit.  Vous  n'avez  point  entendu  de  mensonges.  — 

Et  le  vieux  Mangeur  d'homme,  alors,  grinça  des  dents, 
Nous  mordit  d'un  regard  de  haine  et  de  famine, 
Et,  brusque,  redi-essant  les  jarrets  et  l'échiné. 
S'en  alla,  tête  basse  et  les  deux  bras  pendans. 

Fantôme  du  passé,  silencieuse  image 
D'un  peuple  mort,  fauché  par  la  faim  et  le  fer, 
Il  s'enfonça  dans  l'ombre  où  soupirait  la  mer 
Et  disparut  le  long  de  la  côte  sauvage. 

LeCOME    de    LIîLE. 

TOME  xciv.  —  1889.  k'4 


A  TRAVERS  L'EXPOSITION 


il 


LE    PALAIS    DE    LA    FORCE. 


Rentrons  dans  la  galerie  des  machines  ;  non  plus  pour  en  consi- 
dérer la  structure,  mais  pour  observer  ce  qu'on  fait  dans  la  mai- 
son de  fer.  Accoudons-nous  au  balcon  de  l'étage  supérieur  ou 
prenons  place  sur  l'un  des  ponts  roulans  ;  etregai'dons  au-dessous 
de  nous. 

Si  quelque  parfait  désœuvré  vient  d'aventure  flâner  en  ce  lieu, 
j'imagine  que  cet  inutile  brûleur  d'oxygène  y  ressentira  un  léger 
malaise  en  faisant  retour  sur  lui-même  ;  tant  la  loi  universelle  du 
travail  se  révèle  ici  visible  et  vivante.  Partout  où  tombe  le  regard, 
dans  les  profondeurs  de  l'immense  vaisseau,  les  machines  sont  en 
travail.  D'une  extrémité  à  l'autre,  les  arbres  de  couche  tournent 
sous  nos  pieds;  on  dii'ait  les  moelles  épinières  de  cet  organisme. 
Comme  un  réseau  de  nerfs,  les  courroies  de  ti'ansmission  s'en  dé- 
tachent ;  elles  communiquent  une  même  vie  aux  milliers  de  mem- 
bres qui  s'emploient  à  des  tâches  diverses  ;  les  bras  mécaniques 
façonnent  les  métaux,  tissent  les  étofies,  préparent  les  alimens, 
allument  les  lampes  ;  ils  cousent,  impriment,  gravent,  sculptent, 
ils  se  ploient  à  toutes  les  besognes,  aux  plus  pénibles  et  aux 
plus  déUcates.  Du  poste  élevé   où  nous   sommes,  on  ne  distingue 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  et  du  15  juillet. 


A    TRAVERS    LEX,POSITIO.\.  691 

pas  le  détail  de  leurs  opérations  ;  on  ne  saisit  que  le  mouvement 
confus  de  cette  foule  d'automates  ;  bielle  ou  piston,  chaque  indi- 
vidu y  poursuit  son  dessein  particulier,  dans  le  bruit  et  l'affaire- 
ment collectif  de  la  masse.  C'est  comme  un  dédoublement  de  la 
foule  humaine  qui  ck'cule  sur  ces  huit  hectares  et  remplit  tout  l'es- 
pace vide  entre  les  emplacemens  des  machines  ;  à  certains  jours, 
le  regard  promène  sur  dix  mille  personnes,  plus  peut-être.  Ce  spec- 
tacle évoque  dans  la  mémoire  d'anciennes  images,  les  miniatures 
naïves  des  manuscrits,  ou  les  tailles-douces  que  nos  yeux  d'enfans 
admiraient  au  frontispice  des  Aieilles  bibles  ;  la  construction  de 
l'arche,  de  Babel,  du  Temple  de  Salomon,  ces  tableaux  symbohques 
où  les  ajTtistes  d'autrefois  aimaient  à  représenter  des  multitudes 
dans  les  grandes  scènes  du  labeur  humain.  Le  diorama  de  la 
galerie  nous  rend  ce  que  ces  artistes  excellaient  à  traduire,  l'im- 
pression de  la  diversité  dans  l'unité  du  travail. 

Mais  combien  les  formes  de  ce  travail  ont  changé  !  Combien  son 
intensité  s'est  accrue  !  L'homme  n'est  plus  au  premier  plan,  avec 
le  pauvre  et  rude  effort  de  ses  muscles,  directement  appliqué  au 
petit  outil  individuel.  Il  se  dissimule  derrière  l'esclave  mécanique, 
il  le  gouverne  d'un  geste.  Dans  ces  réservoirs  de  tôle  et  sur  ces 
fils  de  cuivre,  il  a  capté  les  forces  vives  de  la  nature  ;  il  joue  avec 
ces  puissances  soumises,  il  les  transforme  et  les  distribue  à  son 
gré.  Chaque  jour  ramène  ici  deux  momens  qui  rendent  plus  sen- 
sible la  majesté  du  lieu  :  l'heure  où  l'homme  déchaîne  la  force, 
l'heure  où  il  la  réfrène.  Il  est  midi;  les  lourdes  machines  dorment 
encore,  tout  est  immobile,  silencieux.  Un  coup  de  sifflet  retentit, 
puis  un  grand  rugissement  de  la  force  délivrée;  d'un  bout  à 
l'autre  de  la  galerie,  en  quelques  secondes,  elle  court  et  com- 
munique le  mouvement  aux  rouages  qui  entrent  en  branle.  Avec 
chacun  de  ces  rouages,  le  mouvement  diffère  d'application  et  de 
vitesse  ;  et  pourtant,  tous  lui  conservent  un  caractère  uniforme,  qui 
le  distingue  des  mouvemens  humains.  Dans  les  uns,  il  est  très  lent, 
mais  sans  donner  à  l'œil  une  sensation  de  paresse  ou  de  lassitude  ; 
très  rapide  dans  les  autres,  il  ne  paraît  jamais  violent  ni  précipité. 
11  est  toujours  rythmique,  doux  et  moelleux,  avec  quelque  chose 
d'implacable  sous  cette  douceur.  Observez  un  homme  rassem- 
blant toute  son  énergie  pour  un  effort  véhément,  pour  asséner  le 
coup  de  hache  qui  fendra  l'arbre,  le  coup  de  pic  qui  brisera  la 
roche  ;  regardiez  ensuite  ce  piston,  si  régulier  dans  son  inva- 
riable champ  de  parcours  ;  la  tranquilhté  contmue  de  ce  bras  d'acier 
est  mille  fois  plus  effrayante,  plus  ineiorable  que  la  violence  mo- 
mentanée de  cette  main  de  chair.  C'est  l'image  du  travail  moderne, 
accomph   par  la  nature   contre  elle-même,  pour  le    service    de 


692 


REVUE   DES    DEUX   MOiNDES. 


l'homme.  C'est  aussi,  —  nous  le  verrons  une  autre  fois,  quand 
nous  viendrons  à  ce  propos,  —  c'est  l'image  de  l'état  social  créé 
par  ce  travail,  de  «  la  loi  de  fer  »  modelée  sur  le  jeu  impassible 
de  cette  mécanique. 

Six  heures.  Un  nouveau  coup  de  sifflet,  un  nouveau  rugisse- 
ment de  la  force  qu'on  entrave.  Docile,  elle  obéit  ;  elle  s'évanouit 
aussi  soudainement  qu'elle  s'éveilla  et  va  se  reperdre  dans  les  élé- 
mens  d'où  on  l'avait  suscitée.  Les  rouages  se  ralentissent,  s'arrê- 
tent. Rien  ici  de  la  fatigue  qu'on  remarque  dans  les  bras  du  tra- 
vailleur, quand  la  nuit  fait  tomber  l'outil  de  ses  mains  ;  c'est  plutôt 
l'arrêt  sur  tous  les  membres  d'un  cheval  de  sang,  encore  plein 
d'action,  quand  on  pèse  brusquement  sur  le  mors  ;  rendez-lui  les 
rênes,  il  repartirait  de  plus  belle.  Mais  l'homme  a  décidé  que  la 
force  avait  fini  sa  journée  ;  sur  cette  aire  où  le  bruit  et  le  mouve- 
ment nous  étourdissaient,  il  y  a  quelques  minutes,  tout  est  rentré 
dans  le  repos,  dans  le  silence.  Les  machines  sont  enchantées  jus- 
qu'à demain. 

Avant  qu'elles  se  rendorment,  descendons  de  notre  observa- 
toire et  parcourons  quelques  rues,  quelques  quartiers  de  la  ville 
industrielle.  Chacun  des  grands  agens  de  la  force  a  le  sien,  dans 
cette  cité-type  ;  ainsi  les  différens  corps  de  métier  se  partageaient 
les  villes  de  l'ancien  temps  et  continuent  de  se  partager  aujourd'hui 
les  villes  de  l'Orient.  D'abord,  le  quartier  de  la  houille,  de  la 
vieille  force  emmagasinée  dans  le  sein  de  la  terre  ;  réserve  calculée 
depuis  de  longs  siècles  pour  suffire  aux  besoins  de  la  période  de 
transition  où  nous  sommes,  jusqu'au  moment  où  nous  serons  mieux 
instruits  à  maîtriser  les  forces  libres  qui  nous  environnent.  Ne 
semble-t-il  pas  que  le  Père  commun,  agissant  par  son  soleil,  nous 
ait  préparé  d'avance  cette  énergie  concentrée,  comme  la  mère  pré- 
pare la  seule  nourriture  utile  à  son  enfant,  durant  les  mois  où  il  ne 
sait  pas  encore  conquérir  sur  le  monde  les  divers  alimens  qui  sou- 
tiendi'ont  sa  vie?  —  Ce  coin  de  la  galerie  reporte  l'imagination  à 
Ânzin  ou  à  Saint-Étienne ;  tout  le  long  de  la  rue,  des  plans  en  lelief 
et  en  creux,  ingénieusement  combinés,  permettent  au  regard  de 
descendre  dans  le  fond  de  nos  grandes  mines,  d'y  étudier  la  dispo- 
sition des  couches,  la  vie  souterraine  du  mineur,  les  procédés  d'ex- 
traction. On  suit  le  bloc  de  charbon  jusque  sm*  le  carreau  où  la 
benne  le  décharge,  et  de  là  dans  les  canaux,  sur  le  chaland  qui 
l'emporte.  Accompagnons  ce  bloc  dans  le  vaste  quartier  de  la  mé- 
canique. Il  empiète  forcément  sur  tous  les  autres.  Le  charbon, 
transformé  en  vapeur,  travaille  dans  tous  ces  cylindres. 

A  la  place  d'honneur,  trois  vitrines  historiques  renferment  une 
série  de  petits  modèles  ;  ce  sont  les  types  des  principaux  appareils 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  693 

nés  successivement  des  découvertes  de  la  mécanique  appliquée  à 
Findustric,  avec  les  noms  des  inventeurs,  depuis  Denys  Papin  jus- 
qu'à Foucault.  On  sait  qu'avant  d'être  relevé  sur  ce  livre  d"or,  plus 
d'un,  parmi  ces  noms,  a  figuré  sur  l'obituaire  des  maisons  de  fous 
et  des  hôpitaux.  Qui  passerait  indifférent  devant  ces  vitrines? 
Poètes,  laissez  votre  songerie  s'y  poser  un  instant;  dans  ces  arran- 
gemens  de  roues  et  de  leviers,  d'autres  songeurs  ont  dépensé 
autant  d'imagination  qu'un  Homère  ou  un  Shakspeare  dans  leurs 
arrangemens  de  mots.  Gens  de  la  pensée  pure,  si  l'on  vous  dit 
que  la  méditation  déroge  en  s'abaissant  à  ces  emplois  pratiques, 
lisez  le  nom  de  Pascal,  notre  maître;  il  a  travaillé  là  à  sa  presse 
hydraulique.  Ouvrier  qui  conduis  le  métier  voisin,  viens  apprendre 
à  les  vénérer,  ces  bons  révolutionnaires,  les  seuls  qui  aient  vrai- 
ment fait  quelque  chose  pour  ta  libération,  qui  aient  souffert  pour 
toi  et  ne  t'aient  pas  menti. 

On  aperçoit  souvent,  autour  de  ces  engins  simulés  ou  devant 
une  machine  à  vapeur  en  action,  les  chemises  bleues  et  les  figures 
rieuses  d'une  bande  d'âniers  du  Caire.  Ils  sont  grands  péripaté- 
ticiens,  grands  curieux,  ces  enfans  fellahs.  Rien  ne  les  étonne,  et 
quand  nous  nous  rencontrons,  je  suis  toujours  plus  émerveillé 
qu'eux,  en  revoyant  ici  ceux  qui  m'ont  tant  de  fois  conduit  sur  la 
berge  limoneuse  de  Boulaq  ou  dans  le  sentier  sablonneux  de  Saq- 
qarah.  Quand  on  prend  le  croquis  d'une  pyramide,  là-bas,  on  fait 
placer  l'un  d'eux  au  pied  du  monument  ;  il  sert  de  point  de  com- 
paraison pour  apprécier  l'échelle  des  hauteurs.  Sans  le  savoir,  ils 
tiennent  ici  le  même  emploi.  Ils  reportent  la  pensée  aux  méthodes 
rudimentaires  de  leurs  ancêtres,  au  châdouf  et  à  la  sakyé,  qui  sont 
encore  chez  leurs  frères  le  dernier  mot  de  la  mécanique;  et  ils 
servent  de  jalons  pour  mesurer  l'ascension  du  génie  humain  jus- 
qu'aux sommets  où  nos  savans  l'ont  porté.  De  même,  parmi  les 
gens  de  toute  race  que  l'on  croise  dans  la  galerie,  ce  nègre  du 
Soudan,  arrêté  devant  la  chaudière  où  l'on  enfourne  le  charbon. 
Celui-là  s'agenouillerait,  s'il  savait  combien  il  doit  bénir  l'esclave 
minéral  que  nous  lui  avons  substitué  ;  nous  chargeons  ce  dernier  à 
la  place  du  nègre  dans  l'entrepont  des  bateaux  où  l'on  amarrait  les 
cargaisons  de  chah-  noire,  nous  Talions  vendre  sur  tous  les  marchés 
du  monde  où  l'on  réclame  l'instrument  de  travail  qu'était  jadis  le 
Soudanais.  —  Continuons  notre  promenade.  Les  exotiques  l'ont 
retardée,  ils  la  retarderont  souvent  encore.  On  les  rencontre  à 
chaque  pas,  et  chaque  fois  qu'on  les  rencontre,  l'histoire  en  prend 
occasion  pour  ressaisir  notre  esprit,  pour  lui  remémorer  d'où  il  est 
parti,  où  il  est  arrivé.  Nos  hôtes  sont  distribués  dans  l'Exposition 
comme  les  degrés  du  méridien   sur  un  globe  terrestre,  rappels 


694  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

incessans  des  me&Trres  du  temps  et  de  l'espace  dans  le  monde  que 
nous  étudions. 

Voici  le  quartier  de  l'électricité,  où  nous  reviendrons  dans  un 
instant;  celui  des  moteurs  hydrauliques;  celui  du  gaz,  de  la  houille 
transformée  en  lumière,  de  la  lumière  retransformée  en  agent  de 
travail.  Plus  loin,  un  petit  district  pour  l'air  comprimé,  un  autre 
pour  le  pétrole,  ce  nouveau-venu  de  grande  ambition  et  de  grand 
avenir.  Il  a  quinze  ou  vingt  ans  d'âge,  au  plus,  et  il  aspire  à  la 
conquête  du  monde  industriel  au  profit  de  ses  deux  patries,  l'Amé- 
rique et  la  Russie.  Vous  pouvez  voir  son  quartier-général  dans  la 
rotonde  du  bord  de  l'eau,  au  débouché  du  pont  d'Iéna;  on  y  re- 
trouve un  panorama  fidèle  de  Bakou,  la  ville  du  feu,  bâtie  sur  le 
lac  souterrain  de  naphte  qui  vomit  ses  éruptions  dans  la  Caspienne, 
qui  couronne  presque  chaque  nuit  la  ville  d'un  dais  de  lumière  et 
la  menace  du  sort  de  Sodome.  J'ai  lu  dans  une  statistique  de 
M.  Maxime  Du  Camp  qu'il  y  avait  à  Paris  deux  Parsis,  adorateurs 
du  feu,  et  cfu'ils  allaient  de  temps  à  autre  faire  leurs  dévotions  au 
soleil  levant,  sur  le  sommet  de  Montmartre.  Ces  disciples  de  Zo- 
roastre  peuvent  venir  aujourd'hui  accomplir  les  rites  guèbres  dans 
la  rotonde  du  Champ  de  Mars,  devant  1  image  de  la  fontaine  sa- 
crée. L'an  dernier,  quand  je  visitai  à  Bakou  leur  temple  métropo- 
litain, il  n'y  avait  plus  ni  prêtre  ni  fidèles  dans  cette  ruine,  devenue 
la  dépendance  d'une  u&ine  à  pétrole.  Décidément,  Paris  est  encore 
le  dernier  refuge  des  dieux  comme  des  rois  en  exil. 

A  l'extrémité  occidentale  de  la  galerie,  nous  passons  dans  le 
département  des  chemins  de  fer,  vaste  et  riche,  comme  il  convient 
à  ces  hauts  et  puissans  seigneurs.  Ici  la  vapeur,  productrice  dans 
les  machines  précédentes,  devient  messagère,  elle  emporte  et  fait 
circuler  tout  ce  qu'elle  a  produit  avec  ses  autres  engins.  L'exposi- 
tion des  chemins  de  fer  est  des  plus  intéressantes  ;  à  l'étage  supé- 
rieur, les  ingénieurs  de  ce  service  ont  accumulé  les  témoignages 
de  leur  labeur  constant  pour  le  perfectionnement  des  transports  ; 
plans  et  tableaux  graphiques,  modèles  des  grands  ouvrages  d'art, 
des  gares,  dispositifs  nouveaux  pour  assurer  aux  trains  toujours 
plus  de  vitesse  et  de  sécurité.  On  s'est  même  inquiété,  le  croi- 
riez-vous ,  des  aises  du  voyageur.  Admirons  ces  nombreux  t^pes 
de  wagons,  aux  installations  commodes,  spacieuses  ;  ils  semblent 
nous  promettre  la  mise  en  réforme  des  véhicules  pénitentiaires  où 
l'on  charrie  habituellement  en  France  les  détenus  pour  cause  de 
A'oyage.  Admirons  vite  ces  belles  voitures,  avant  que  les  compa- 
gnies les  rentrent  dans  leurs  dépôts.  Des  sceptiques  prétendent  que 
nous  ne  les  re verrons  plus.  Mais  peut-être  nos  petits-enfans,  s'ils 
vivent  très  vieux... 


A    TRAVERS    l'eXPOSITIOxX.  695 

On  n'attend  pas  que  je  passe  en  revue  toutes  les  applications  de 
-ces  forces.  J'entends  dire  aux  gens  compétens  >q.uc  les  machines 
n'ulïrent  rien  de  neuf  et  d'instructif  pom*  le  spécialiste  ,  à  cette 
Exposition.  C'est  possible ,  mais  tout  est  nouveau  à  qui  ne  sait 
pas.  Depuis  1878,  une  génération  est  venue  à  l'âge  d'homme;  la 
plupart  des  jeunes  visiteurs  n'ont  jamais  eu  le  loisir  ou  l'occasion 
^e  voh"  fonctionner  le  grand  outillage  mécanique  et  les  métiers  ; 
ils  s'en  rendent  compte  ici  pour  la  première  fois.  Une  invention  au 
moins  est  nouvelle  et  peut  faire  concevoir  de  belles  espérances 
•à  l'une  de  nos  industries  nationales  ;  c'est  l'essai  de  M.  de  Chardon- 
net  pour  fabiiquor  de  la  soie  avec  la  ceiUulose.  Ce  que  le  ver  à  8>0ie 
fait  av'ec  la  feuille  de  mûrier,  dans  les  élevages  où  cet  insecte  valé- 
tudinaire consent  encore  à  travailler,  de  petits  tubes  capillaires  le 
font  ici  avec  une  dissolution  de  fibres  de  sapin  ;  ils  sécrètent  un 
brin  de  û\  qui  s'enroule  sur  les  bobmes.  Une  vitrine  justifie  les 
assertions  de  l'inventeur;  elle  expose  des  pièces  d'étoffe  tissées 
avec  ce  fil.  Si  le  procédé  est  viable,  ce  dont  la  pratique  décidera, 
la  Chine  n'a  qu'à  se  bien  tenir  ;  les  fabriques  lyonnaises  trouveront 
leur  matièi'e  première  dans  la  forêt  la  plus  proche. 

A  moins  toutefois  que  cette  forêt  ne  soit  déjà  débitée  par  les 
papetiers.  Ces  mdustriels  ont  comploté  de  métamorphoser  la  na- 
ture eu  rames  de  papier.  Les  arbres,  les  céréales,  les  légumes 
et  les  fleurs,  ils  jettent  toute  la  parm*e  de  la  terre  dans  leurs  chau- 
dières, et  tout  devient  le  rouleau  sans  fin  que  l'imprimerie  dévore. 
Devant  leurs  installations,  on  a  le  cauchemai"  d'une  France  réduite 
en  pâte  pour  les  exigences  du  journalisme,  laminée  en  liwa  grand 
hnceul  blanc,  où  l'on  imprmierait  sans  relâche  des  myiiades  de 
lettres  et  de  syllabes,  afin  de  mieux  déciii'e  et  de  mieux  expliquer 
les  choses  qui  n'existeraient  plus,  l'analyse  ayant  eu  besoin  de  leur 
poussière  pom'  ses  développemens.  Cauchemar  assez  conforme  aux 
directions  (pie  prend  la  vie  réeUe.  La  foule  stationne  à  l'entour  des 
papeteries,  attenantes  à  une  presse,  et  je  comprends  cette  préfé- 
rence des  curieux;  nulle  vision  n'est  plus  révélatrice.  Un  filet 
d'eau  sale  tombe  du  premier  réservoir;  dans  ses  chutes  succes- 
sives, cette  eau  devient  écume,  mince  pellicule,  feuille  déjà  résis- 
tante que  les  cylindres  recueilkut,  eairoulent,  sèchent,  durcissent, 
([u'ils  jettent  enfin  sur  un  dernier  rouleau,  où  elle  reçoit  l'em- 
preinte de  la  presse  rotative,  et  d'où  elle  sort  journal  du  matin. 
£n  quelques  minutes,  la  goutte  d'eau  sale  est  devenue  «  un  organe 
de  l'opinion,  »  le  grand  instituteur,  le  grand  juge,  le  seul  pouvoir 
effectif  et  obéi  qui  subsiste  dans  ce  pays.  Approchez-vous  aux 
heures  où  l'engin  de  gouvernement  fonctionne,  le  spectacle  en 
vaut  la  peine.  La  foule  s'écrase,  des  bras  se   tendent,  —  beau- 


096  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

coup  de  bras  d'enfans,  —  vers  la  machine  qui  élabore  cette  pâture, 
coimne  ils  se  tendraient  en  un  moment  de  famine  vers  le  four  du 
boulanger.  On  s'arrache  les  feuilles  humides,  distribuées  gratuite- 
ment; les  yeux  en  absorbent  la  substance;  et  comme  ils  s'étaient 
gravés  sur  ce  cliché  de  plomb,  les  caractères  se  gravent  dans  ces  cer- 
veaux, éveillant  des  idées,  déterminant  des  actes.  Tant  que  l'en- 
chaînement des  effets  aux  causes  demeurera  une  notion  certaine, 
aucun  sophisme  ne  prévaudra  contre  cette  évidence  :  la  responsa- 
bilité du  rouleau  de  plomb  dans  les  pensées  de  ces  cerveaux, 
engendrant  des  actes.  On  voudrait  amener  ici  tous  ceux  qui  ont 
jamais  touché  à  la  machine  divine  et  infernale,  au  semoir  d'idées  ; 
il  serait  à  plaindre,  l'homme  qui  ne  ferait  pas  réflexion  sur  le  pou- 
voir redoutable  qu'il  assume,  sur  l'eflet  de  ces  mots,  jetés  à  la  hâte 
au  compositeur,  devenus  irrévocables  dans  le  moule  du  clicheur. 
Il  y  a,  aux  Beaux-Arts,  une  petite  toile  de  Gharlet,  émouvante 
comme  tous  les  tableaux  de  ce  peintre.  Un  soir  de  bataille,  au 
sommet  d'une  colline,  dans  la  lumière  du  couchant,  l'Empei'eur 
est  immobile  sur  sa  selle;  le  regard  pensif  du  grand  capitaine 
compte  les  morts  couchés  dans  la  plaine  par  sa  volonté  du  jour. 
Sans  être  un  grand  capitaine,  celui  qui  a  manié  l'arme  dont  nous 
surprenons  à  cette  place  le  jeu  rapide  et  sûr,  celui-là  doit  parfois 
se  demander,  le  soir  :  «  Quel  droit  avais-je  sur  ces  âmes?  Ai-je  dit 
la  vérité?  Et  croyant  la  tenir,  ai-je  bien  fait  de  la  dire?  Comment 
me  jugera  l'éternelle  justice?  » 

Revenons  à  la  classe  62,  à  l'électricité.  Voici,  dans  ce  palais  de 
la  science  et  de  l'industrie,  la  grande,  l'incontestable  nouveauté. 
Elle  suffirait  à  expliquer  le  ralentissement  dans  le  progrès  des  ma- 
chines thermiques,  comme  si  la  pensée  des  inventeurs  abandon- 
nait ces  dernières.  Par  cette  classe  62,  l'Exposition  de  1889  mar- 
quera une  date  dans  l'histoire  du  monde.  Il  y  a  quinze  ans,  en 
1874,  je  rencontrai  sur  un  paquebot  du  Levant  M.  Denayrouze;  en 
descendant  à  Paris,  il  m'engagea  à  aller  voir  dans  un  petit  ateher 
du  boulevard  Voltaire  un  Russe  qui  lui  avait  apporté  une  idée  et 
qui  travaillait  à  la  réaliser.  Je  trouvai  là  M.  Jablochkoff,  en  train 
de  monter  sur  un  modeste  établi  sa  première  bougie  électrique  ;  il 
m'expliqua  son  système,  comme  un  inventeur  à  brevet  explique, 
de  façon  à  ce  que  l'on  comprenne  tout  dans  sa  trouvaille,  excepté 
le  point  capital.  Des  difficultés  l'arrêtaient  encore,  mais  il  parais- 
sait plein  de  confiance  dans  la  réussite  finale.  En  effet,  peu  de 
temps  après,  les  globes  Jablochkoff  versaient  sur  quelques  points 
de  Paris  leur  clarté  violacée,  encore  sujette  alors  à  de  subites  fai- 
blesses et  à  des  éclipses  momentanées.  Depuis  lors,  la  bougie  du 
Russe  a  fait  école,  elle  ne  compte  plus  ses  rivales  françaises  et  amé- 


A    TRAVERS    L  EXPOSITION.  697 

ricaiiies.  La  lumière  neuve  éclaire  presque  seule  la  ville  du  Champ 
de  Mars  ;  elle  va  partout,  dans  ce  monde  en  miniature,  comme 
elle  ira  bientôt  dans  le  monde  véritable  ;  on  la  voit  luire  dans 
le  bazar  de  l'Annamite,  sur  les  huttes  du  Canaque  et  de  l'Okandais. 
Du  premier  coup  d'œil,  par  la  seule  inspection  des  larges  empla- 
cemens  attribués  dans  la  galerie  à  l'électricité,  on  peut  mesurer 
la  situation  qu'elle  s'est  faite  dans  le  domaine  industriel.  Cepen- 
dant les  stations  qui  concourent  au  service  de  l'éclairage  et  à  l'il- 
lumination quotidienne  ne  se  trouvent  pas  ici  ;  elles  sont  réparties 
en  cinq  groupes  sur  le  pourtour  de  l'Exposition.  Presque  tous  les 
appareils  disséminés  dans  la  galerie  n'y  figurent  que  pour  l'exhibi- 
tion ;  les  cordons  de  lumière  qui  brûlent  en  plein  jour  autour  de 
ces  appareils  ne  servent  qu'à  décharger  une  petite  quantité  de  la 
force  sans  emploi.  Et  l'éclairage,  s'il  est  encore  la  principale  appli- 
cation de  cette  force,  n'est  plus  son  unique  souci  ;  elle  se  propose 
de  supplanter  ses  aînées  dans  toutes  les  autres  branches  du  tra- 
vail. 

Regardez,  bien  en  évidence  dans  la  travée  centrale  de  la  nef, 
cette  machine  qui  rappelle  par  sa  forme  la  roue  du  gouvernail  sur 
un  navire;  encore  quelque  temps,  et  la  comparaison  sera  plus 
h'appante,  quand  ce  gouvernail  imprimera  le  mouvement  à  toute 
l'usine.  C'est  la  dvnamo,  —  accordons  à  ce  vocable  nouveau  la 
place  qu'il  saura  bien  se  faire,  —  le  type  le  plus  fréquent  de  la 
machhie  électro-magnétique . 

Celle-ci  développe  une  puissance  de  250  chevaux;  cette  autre, 
plus  loin,  fournirait  500  chevaux.  Grands  ou  petits,  nous  retrou- 
vons partout  ces  couples  de  bobines  sous  leur  armature  de  fils 
goudronnés  ;  ils  se  mêlent  aux  lourdes  machines  à  vapeur,  ils  s'in- 
sinuent entre  les  volans  et  s'accrochent  aux  courroies,  comme  une 
armée  d'invasion  résolue  à  asservir  ces  colosses.  Et  c'est  bien  là,  — 
retenons  ce  fait  capital,  —  la  tendance  actuelle  de  l'électricité  :  as- 
servir la  machine  à  vapeur,  en  attendant  qu'on  puisse  s'en  passer  ;  lui 
dérober  sa  force  fatale,  limitée  à  un  court  rayon  d'action,  pour  la 
transformer  en  une  force  plus  subtile,  plus  maniable,  plus  semblable 
de  tout  point  à  la  force  nerveuse  de  l'homme.  Le  physicien  anglais 
Joule  avait  déjà  remarqué  que  l'animal  ressemble  à  une  machine 
électro-magnétique  plutôt  qu'à  une  machine  thermique.  Cette  assimi- 
lation ressort  de  tout  ce  que  nous  apprennent  les  électriciens  sur 
les  mouvemens  de  l'àme  nouvelle  qu'ils  veulent  donner  au  travail 
mécanique;  ceci  n'est  point  une  métaphore  arbitraire;  je  crois 
juste  de  dire  que  le  travail  va  changer  d'âme.  D'après  ceux  qui 
l'étudient,  l'énergie  électrique  est  spasmodique,  dans  l'appareil  le 
mieux  réglé  ;  elle  a  comme  celle  de  l'homme  des  sursauts  et  des 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

défaillances  ;  si  l'on  demande  à  la  dynamo  un  travail  au-dessus  do- 
ses moyens,  elle  le  donne,  mais  elle  marque  ensuite  sa  lassitude*,, 
on.  la  croirait  douce  d'intelligence,  car  elle  mesure  d'elle-même- 
son  eflort  aux  dépenses  variables  que  les  circonstances  exigent.  En 
cas  de  danger  subit,  s'il  faut,  par  exemple,  réagir  sur  le  moteur  à 
vapeur  qui  l'actionne  pour  arrêter  net  ce  dernier,  elle  développera 
durant  quelques  instans  une  puissance  double,  tiiple  de  celle  que 
le  constructeur  a  prévue,  sauf  à  s'afïaisser  ensuite  ;  tout  comme 
l'être  humain  en  pareille  occurrence.  Je  signalais  plus  haut  la  dy- 
namo de  500  chevaux  de  force,  construite  par  M.  Hillairet  pour 
M.  Marcel  Deprez  ;  elle  reçoit  son  mouvement  du  géant  voisin,  le 
grand  moteur  à  vapeur  de  M.  Farcot,  qui  peut  développer  jusqu'à 
1,500  chevaux.  Supposons,  — l'expérience  a  été  faite  ailleurs,  — 
un  accident  survenant  au  moteur  ;  la  dynamo  retournera  contre  ce 
dernier  la  force  qu'elle  en  tirait,  et  son  énergie  soudainement  accrue 
suffira  à  enrayer  l'énorme  volant.  Une  compai-aison  tirée  d'idées- 
plus  familières,  et  pourtant  rigoureusement  exacte,  fera  mieux 
comprendre  l'opération  :  imaginez  le  choc  d'un  régiment  de  ca- 
valerie neutrahsant  le  choc  adverse  de  trois  régimens. 

Pour  beaucoup  d'usages  industriels,  la  dynamo  s'est  déjà  inter- 
posée entre  le  moteur  à  vapeur  et  l'outil  spécial  du  métier.  Elle 
fait  manœuvrer  des  treuils,  des  cabestans,  des  marteaux-pilons, 
des  machines  à  river,  à  perforer.  L'électricité  soude  les  métaux, 
elle  pousse  sur  nos  têtes  les  ponts  roulans  ;  ici  elle  actionne  des- 
wagonnets, là  elle  fait  tourner  l'hélice  d'un  bateau.  Je  ne  rappelle 
que  pour  mémoire  ses  applications  à  l'acoustique,  le  téléphone,  le 
phonographe,  les  appareils  déjà  populaires  qu'on  voit  fonctionner 
dans  l'exposition  de  M.  Edison.  Elle  travaille  partout  dans  la  ga- 
lerie ;  et  elle  s'en  échappe  pour  aller  travailler  au  loin.  Depuis  les- 
essais  de  M.  Marcel  Deprez,  les  recherches  pratiques  des  électri- 
ciens ont  pour  principal  objet  k  transmission  du  travail  mécanique 
à  distance.  On  en  voit  ici  un  exemple.  Une  djnamo  transmet  à 
sa  sœur  jumelle,  placée  dans  la  section  agricole  du  quai  d'Or- 
say, à  un  kilomètre  et  demi  du  palais,  la  force  que  cette  dernière 
distribue  aux  machines  de  l'agriculture.  Dans  ce  petit  trajet^ 
la  perte  d'énergie  est  presque  nulle,  6  à  7  pour  100.  —  Nous  allons 
là-bas  «  recevoir  la  force  »  que  nous  avions  vu  accumuler  dans  la 
galerie.  Elle  bat  et  vanne  le  blé,  dians  les  engins  qui  simulent  à 
vide  les  travauix  des  champs.  Ils  consomment  une  très  faible  quan- 
tité de  travail.  Mais  voici  qu'on  commence  à  débiter  des  madriers- 
dans  une  scierie  mécanique,  au  pont  de  l'Aima  ;  du  coup  la  con- 
sommation de  force  est  doublée;  cependant  il  n'a  pas  été  nécessaire 
de  demander  au  bout  du  Champ   de  Mars  un  envoi  supplémen- 


A    TRAVERS    l'eXPOSITIOX.  699 

taire,  et  le  surveillant  de  la  dynamo  n'a  point  à  intervenir;  elle 
donne  d'elle-même,  instantanément,  l'excédent  de  labeur  que  la 
réceptrice  réclame. 

Nous  venons  de  voii"  comment  la  dynamo  emprunte  aujourd'lMi 
son  énergie  au  moteur  à  vapeur.  Ce  n'est  là  pour  l'électricité  qu'une 
période  transitoire,  une  étape  en  espérant  mieux.  Son  idéal,  c'est 
d'aller  puiser  dii'ectement  cette  énergie  aux  grandes  sources  de 
force  naturelles,  aux  chutes  et  aux  cours  d'eau,  d'abord  ;  plus  tard , 
elle  apprendra  peut-être  à  saisii'  et  à  ti*ansfomier  dans  ses  lils  les 
autres  mouvemens  élémentaires  qui  agissent  à  la  surlace  du  globe. 
Déjà  réalisé  en  Suisse,  sur  quelques  points  de  notre  Dau,ij)liiné, 
dans  les  régions  montagneuses  où  les  chutes  sont  proches  et  puis- 
santes, cet  idéal  est  contrarié  ailleurs  par  des  difficultés  de  détail. 
Les  électriciens  sont  unanhnes  à  affirmer  qu'ils  triompheront  bien- 
tôt de  ces  derniers  obstacles.  Quand  on  cause  avec  eux,  on  recueille 
•cette  impression  :  depuis  quelques  années,  ils  ont  travaillé  en  si- 
lence, lutté  contre  des  problèmes  qui  paraissaient  insolubles  ;  le 
moment  est  venu  où  ils  se  sentent  maîtres  de  leur  terrain,  et  sur 
le  bord  de  nouvelles  découvertes  dont  les  résultats  seront  incalcu- 
lables. Lem*  foi  prédit,  et  à  très  bref  délai,  une  révolutiMi  radicale 
■dans  les  moyens  de  locomotion,  dans  l'outillage  industriel,  et  par 
•suite  dans  les  conditions  économiques  du  travail,  le  jour  où  le  trans- 
port et  la  division  de  la  force  permettront  de  la  distribuer  partout 
à  domicile.  Je  me  refuse  à  conter  ici  leurs  espérances  ;  en  accor- 
dant la  plus  petite  place  au  rêve,  fùt-il  prophétique,  je  risquerais 
•de  faire  naître  un  doute  suj*  ce  que  je  rapporte  des  conquêtes  ac- 
quises et  déjà  considérables. 

Je  demande  grâce  pour  ces  détails  techniques,  encore  arides  et 
peu  accessibles  à  la  plupart  d'entre  nous  ;  telles  furent  pour  nos 
pères,  il  n'y  a  pas  si  longtemps,  les  notions  nouvelles  sur  la  vapeur, 
notions  aujourd'hui  familières  à  tous.  Nos  yeux,  notre  esprit  et  notre 
langage  se  sont  accoutumés  à  la  locomotive,  à  ses  organes,  à  ses 
•comptes  en  chevaux-vapeur.  Amsi,  dans  un  prochain  avenir,  cha- 
■cun  sera  familiarisé  avec  les  types  usuels  de  la  dynamo,  avec  le 
fonctionnement  de  ses  courans,  avec  la  nomenclature  excellente 
d'une  science  qui  emprunte  à  d'illustres  ancêtres  ses  dénomina- 
tions, les  ampères,  les  volts...  D'ailleurs,  si  je  m'attarde  dans  cette 
merveilleuse  classe  62,  c'est  parce  que  tout  y  suggère  des  mdica- 
tions  de  philosoplûe  générale  bien  faites  pour  contenter  rintelli- 
gence. 

Avant  d'arriver  dans  cette  galerie,  nous  en  avons  traversé  beau- 
coup d'autres  où  l'industrie  a  rassemblé  tout  ce  qu'elle  est  capable 
■de  produire,  les  innombrables  créations,  utiles  ou  behes,  dont  le 


700  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

génie  humain  se  fait  honneur.  Ces  galeries  vassales  viennent  aboutir 
à  leur  suzeraine,  au  foyer  central  du  travail,  si  logiquement  situé 
derrière  l'Exposition  des  produits.  Depuis  Tentrée  du  Champ  de 
Mars,  le  visiteur  a  vu  un  abrégé  du  monde  ;  voici  le  laboratoire 
où  Ton  façonne  ce  monde,  avec  les  métiers  et  les  outils  requis  pour 
cette  tâche.  Ces  métiers  et  ces  outils  sont  mus  par  les  forces  de  la 
nature.  Mais  il  est  temps  de  rélormer  un  mauvais  langage  et  de 
dire  avec  les  gens  de  savoir  :  ils  sont  mus  par  la  force  unique,  par 
l'énergie.  Depuis  quarante  ans,  tous  les  progrès  des  sciences  phy- 
siques concourent  à  établir  un  petit  nombre  de  vérités  capitales 
aujourd'hui  hors  de  contestation  pour  la  philosophie  naturelle. 
L'énergie  est  une,  comme  la  matière.  L'axiome  :  «  Rien  ne  se  crée, 
rien  ne  se  perd,  »  est  vrai  de  la  première  comme  de  la  seconde.  La 
loi  de  la  conservation  de  l'énergie,  toujours  en  quantité  égale  dans 
l'univers,  toujours  restituée  dans  son  intégrité  en  achevant  le  cycle 
des  transformations  qu'on  lui  fait  subir,  cette  loi  est  peut-être  la 
plus  belle  conquête  de  la  science  contemporaine.  L'énergie  unique 
imprime  le  mouvement  à  la  matière  ;  il  se  manifeste  à  nous  sous 
des  modes  différens,  que  nous  appelons  chaleur,  lumière,  électri- 
cité. Ces  termes  subsisteront  sans  doute  pour  la  commodité  du  lan- 
gage; mais  avant  peu,  quand  on  essaiera  de  se  représenter  les 
entités  distinctes,  irréductibles  les  unes  aux  autres,  qu'ils  signi- 
fièrent si  longtemps  pour  nous,  on  sourira  comme  nous  sourions, 
quand  nous  trouvons  dans  les  traités  des  anciens  l'univers  divisé 
en  quatre  élémens  :  le  feu,  l'air,  la  terre  et  l'eau  (1).  —  Ces  divers 
états  de  l'énergie  ne  sont  que  des  transformations  :  la  nature  les 
accomplit  librement  dans  son  domaine;  l'homme  est  parvenu  à 
l'imiter,  il  reproduit  et  règle  ces  transformations  pour  en  tirer  le 
travail  approprié  à  ses  différens  besoins.  Dans  ce  grand  laboratoh*e 
de  la  force  prisonnière,  derrière  ces  machines  quelle  anime,  nous 


(1)  J'assistais,  ces  jours  derniers,  dans  le  laboratoire  de  la  Société  internationale  des 
électriciens,  aux  curieuses  expériences  instituées  par  le  professeur  Herz  et  reproduites 
en  France  par  M.  Joubert,  en  confirmation  d'une  théorie  de  Maxwell.  Ces  eApériences 
apportent  une  preuve  nouvelle  de  l'identité  de  la  lumière  et  de  l'électricité,  dans  leur 
mode  de  propagation  à  travers  les  milieux.  Sans  fil  conducteur,  sans  aucun  intermé- 
diaire, par  le  simple  rayonnement  d'un  foyer  d'où  émanent  des  ondes  électriques,  on 
obtient  des  étincelles  en  rapprochant  deux  pièces  de  monnaie,  sur  tous  les  points  de 
la  salle,  dans  les  salles  suivantes,  et  jusque  dans  la  cour  du  laboratoire.  Ainsi,  pour 
la  première  fois,  nous  parvenons  à  constater  la  présence  et  le  mode  de  propagation  de 
l'électricité  sans  le  secours  d'un  corps  solide  qui  la  porte.  Un  miroir  incliné,  placé 
dans  l'axe  du  foyer,  donne  des  réflexions  d'électricité  pareilles  à  celles  de  la  lumière. 
Les  calculs  approximatifs  qu'on  a  pu  établir  d'après  ces  expériences  confirment  les 
anciens  calculs  théoriques  qui  donnaient  des  chiffres  identiques  pour  les  vitesses  des 
ondes  lumineuses  et  des  ondes  électrique*. 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  701 

apercevons  l'ouvrier  chélif  qui  la  dirige  et  la  transforme  à  sa  fantaisie, 
en  pesant  du  doigt  sur  un  ressort.  Comment  y  parvient-il?  Ce  n'est 
pas,  à  coup  sur,  par  le  ridicule  excédent  d'énergie  physique  qu'il 
additionne  à  cette  force,  surabondante  pour  broyer  des  milliers 
d'êtres  comme  lui.  —  C'est  par  le  calcul,  par  l'intelligence,  c'est- 
à-dire  par  l'énergie  morale. 

Jusqu'à  ce  point,  les  sciences  physiques  nous  suffisaient  pour  la 
recherche  des  causes  ;  elles  nous  abandonnent  ici,  leur  prudence 
se  refuse  à  quitter  le  terrain  des  phénomènes  qui  tombent  sous 
l'observation  directe.  Mais  notre  libre  spéculation  a  le  droit  de 
pousser  plus  loin,  tout  en  gardant  les  méthodes  de  ces  sciences, 
en  transportant  dans  le  monde  moral  les  lois  qu'elles  ont  assignées 
au  monde  matériel.  L'énergie  morale  est  une,  elle  aussi,  avec  la 
même  capacité  de  transformations,  d'applications  variées.  Est-elle 
de  même  nature  que  l'énergie  physique?  En  diffère-t-elle  essentielle- 
ment? Peut-elle  seulement  se  prévaloir  d'une  supériorité  qualitative 
sur  cette  dernière,  comme  le  travail  mécanique  sur  la  chaleur  (1)? 

—  Peu  nous  importe;  à  cette  heure,  nous  cherchons  toujours  plus 
avant  la  source  première  de  l'énergie,  sans  nous  inquiéter  de  sa 
nature,  inaccessible  à  nos  investigations.  Or,  derrière  l'énergie 
physique,  agent  universel  du  travail,  nous  avons  trouvé  l'énergie 
morale  de  l'homme,  qui  a  pouvoir  d'adapter  cet  agent  à  un  travail 
plus  utile,  déterminé  en  vue  de  certains  besoins.  Mais  pas  plus 
que  l'autre,  cette  énergie  morale  n'a  sa  source  en  elle-même  ; 
bien  qu'incomparablement  plus  perfectionnée,  la  machine  spirhuelle 
n'est  pas  absolument  maîtresse  de  ses  transiormations,  elle  n'a  pas 
conscience  de  toutes,  et,  d'ailleurs,  elle  n'est  que  la  dépositaire 
momentanée  de  l'énergie  qu'elle  emploie;  comme  elle  conditionne 

(1)  Il  est  intéressant  de  constater  que  la  science  la  plus  sage,  la  plus  émancipée  de 
préjugés,  la  mieux  précautionnée  contre  toute  intrusion  de  la  métaphysique,  n'échappe 
pas  à  la  nécessité  d'introduire  dans  son  vocabulaire  des  expressions,  et  partant  des 
idées  purement  morales.  Le  professeur  Tait,  au  cours  d'une  des  leçons  magistrales 
où  il  discute  la  question  de  l'équivalence  dans  les  transformations  de  l'énergie  phy- 
sique, est  amené  à  s'exprimer  ainsi  :  «  Pourquoi  une  certaine  quantité  de  travail  ou 
d'énergie  potentielle  peut-elle  être  totalement  transformée  en  chaleur,  et,  cette  trans- 
formation une  fois  efiTectuée,  pourquoi  ne  peut-on  plus  reconvertir  qu'une  partie  de 
la  chaleur  en  forme  supérieure  de  travail  ou  d'énergie  potentielle?  La  réponse  est 
entièrement  comprise  dans  le  mot  supérieur  que  je  viens  de  prononcer.  Lorsque  vous 
transformez  une  forme  supérieure  d'énergie  en  une  forme  inférieure,  vous  pouvez 
efTectuer  l'opôration  entièrement  ;  mais  lorsqu'il  s'agit  d'une  transformation  inverse, 

—  de  remonter,  pour  ainsi  dire,  —  alors  une  fraction  seulement,  une  faible  fraction 
de  l'énergie  inférieure  peut  retourner  à  l'état  d'énergie  supérieure.  »  —  (P. -G.  Tait, 
Des  Progrès  récens  de  la  physique,  trad.  par  Krouchkoll,  p.  96.)  —  On  ne  s'expri- 
merait pas  autrement  pour  caractériser,  en  vertu  des  mêmes  lois,  les  phénomènes  de 
la  vie  morale,  par  exemple  une  transformation  de  sensibilité  en  volonté. 


702 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


l'autre,  elle  doit  être  conditionnée  à  son  tour  par  une  énergie  supé- 
rieure, souveraine,  par  une  cause  unique,  source  première  d'où 
émanent  les  deux  formes  d'énergie  qui  tombent  sous  notre  con- 
naissance et  auxquelles  nous  avons  ramené  les  lois  du  monde. 

BuflTon  l'entendait  ainsi,  quand  il  disait  en  d'autres  termes,  dans 
son  Traité  de  l'aimant  et  de  .s^s  usages  :  «  11  n'y  a  dans  la  nature 
qu'une  seule  force  primitive,  c'est  l'attraction  réciproque  entre 
toutes  les  parties  de  la  matière.  Cette  force  est  une  puissance  éma- 
née de  la  puissance  divine,  et  seule  elle  a  suffi  pour  produire  le 
mouvement  et  toutes  les  autres  forces  qui  animent  l'univers... 
L'origine  et  l'essence  de  la  force  primitive  nous  seront  à  jamais  in- 
connues, parce  que  cette  force  n'est  pas  une  substance,  mais  une 
puissance  qui  anime  la  matière.  »  Tout  ce  passage  sur  les  forces 
de  la  nature  est  à  relire  ;  les  erreurs  de  détail  n'y  infirment  pas  la 
vérité  des  principes  généraux,  discernés  par  le  grand  homme  qui 
eut  l'intuition  obscure  de  la  plupart  des  systèmes  accrédités  au- 
jourd'hui. —  Un  siècle  et  demi  a  passé  ;  admirons  comme  la  science 
indépendante,  au  terme  de  ses  efforts  couronnés  de  succès  pour 
établir  l'unité  de  cause  dans  les  phénomènes  de  la  vie,  est  poussée, 
pressée  vers  la  nécessité  logique  de  recourir  à  la  Cause  absolue,  à 
la  Loi  primordiale  d'où  découlent  les  quelques  lois  simplifiées  qui 
régissent  en  dernier  ressort  l'univers.  La  science  loyale  avoue  cette 
nécessité  ;  elle  fait  siennes  les  belles  paroles  prononcées  parM.  Stokes, 
dans  une  réunion  de  l'Association  britannique,  à  Exeter  :  «  Lorsque 
nous  passons  des  phénomènes  de  la  vie  à  ceux  de  l'esprit,  nous 
entrons  dans  une  région  encore  complètement  mystérieuse...  La 
science  ne  pouira  probablement  nous  aider  ici  que  fort  peu,  l'in- 
strument de  recherche  étant  lui-même  l'objet  de  l'investigation. 
Elle  peut  seulement  nous  éclairer  sur  la  profondeur  de  notre  igno- 
rance, et  nous  amener  à  avoir  recours  à  un  aide  supérieur  pour 
tout  ce  qui  touche  de  plus  près  à  notre  bien-être.  » 

Je  n'ai  voulu  qu'indiquer  ici  en  traits  sommaires  les  réflexions 
qui  s'emparent  de  l'esprit  dans  le  palais  de  la  force.  Je  ne  puis 
quitter  ce  palais  sans  toucher  un  point  plus  particulier;  en  m'y 
arrêtant,  je  répondrai  du  même  coup  à  ceux  qui  reprendraient  un 
profane  de  son  incursion  dans  les  domaines  fermés  de  la  science. 
Notre  dernière  causerie  portait  sur  l'alliance  nécessaire  entre  les 
arts  et  l'industrie.  Un  autre  rapprochement  est  non  moins  dési- 
rable. Il  s'est  fait  un  divorce,  tout  nouveau  pour  l'esprit  français, 
entre  les  lettres  pures  et  les  sciences  apphquées.  Rien  n'est  plus 
contraire  aux  saines  traditions  du  xvii''  et  du  xviii^  siècle.  La  pliilo- 
sopliie  natiu-elle,  dans  le  sens  étendu  et  nullement  pédant  qjae  ce 
mot  avait  alors,   faisait  l'entretien  iiabituel   des  hoBnêttes  gens; 


A    TRAVERS    l'exPOSTTION.  703 

l'écriram  désireu"x  de  leur  plaire  ne  fuyait  pas  ces  matières,  quand 
il  les  rencontrait  sur  son  chemin,  il  était  curieux  des  opinions  du 
physicien  et  du  naturaliste.  En  ce  temps-là,  M.  Vapereau  eût  été 
souvent  empêché  pour  parquer  les  esprits  sous  ses  rubriques  tout 
d'une  pièce  :  littérateur  français,  savant  français,  philosophe  fran- 
çais. Depuis  le  second  quart  de  notre  siècle,  des  causes  multiples 
ont  entamé  ces  traditions  libérales.  Les  ouvriers  du  monde  intel- 
lectuel se  sont  soumis,  comme  les  autres,  à  une  tyrannie  que  dé- 
signe un  vilain  mot:  la  spécialisation.  Le  romantisme  a  inculqué 
à  ses  disciples,  avec  la  doctrine  de  l'art  pour  l'art,  un  mépris 
farouche  pour  toutes  les  applications  de  rintelligencc  qui  se  pro- 
posent un  but  pratique.  Je  sais  bien  qu'on  est  revenu  depuis  au 
réalisme,  on  l'a  cru  du  moins;  le  malheur  a  voulu  que  notre  réa- 
hsme  ne  fût,  le  plas  souvent,  qu'un  romantisme  privé  de  ses  ailes, 
travesti  sous  la  casquette  à  trois  ponts  et  dans  les  bottes  d'égou- 
tier.  Le  fâcheux  régime  scolaire  de  la  bifurcation,  sous  lequel  beau- 
coup d'entre  nous  furent  élevés^  a  consommé  la  scission  entre  les 
gens  de  science  et  les  gens  de  lettres.  Il  en  est  résulté  un  rétré- 
cissement d'horizon  pour  les  uns  et  pour  les  autres.  Tout  en  ren- 
dant justice  à  de  glorieuses  exceptions,  on  a  pu  regretter  que  les 
gens  de  science,  ceux-là  surtout  cp^ii  se  tournaient  vers  les  applica- 
tions industrielles,  demeurassent  trop  près  de  terre;  leurs  travaux 
ont  été  parfois  conduits  dans  un  esprit  durement  positif,  illibéral, 
un  esprit  de  négation  ou  tout  au  moins  d'indifférence  pour  les  no- 
bles problèmes  qu'on  ne  résout  pas  avec  une  équation,  pour  les 
idées  qui  ne  se  chiffrent  pas  et  ne  rapportent  rien.  Et  nous,  les 
lettrés,  nous  avons  perdu  de  vue  les  exemples  que  nous  donnent 
encore  quelques-uns  de  nos  maîtres  et  de  nos  aînés;  ayant  pris 
notre  parti  d'ignorer  tout  un  côté  des  acquisitions  de  notre  temps,, 
nous  avons  borné  le  domaine  des  idées  à  des  querelles  d'école, 
des  questions  de  mots,  des  recherches  de  forme  ;  les  plus  délicats 
d'entre  nous  se  sont  confinés  dans  l'analyse  de  leurs  sensations 
indi^dduelles,  négligeant  de  renouveler  ces  sensations  au  contact 
du  monde  nouveau  que  le  savant  et  l'industriel  façonnaient  à  ren- 
contre de  nos  goûts.  Quand  nous  avons  vu  que  ce  monde  nous 
échappait  pour  suivre  en  masse  ceux  qui  comprenaient  ses  besoins, 
noti'e  humeur  un  peu  puérile  s'est  aigrie  contre  l'ennemi-né,  contre 
le  type  qui  symbolise  tout  ce  que  nous  excluons  de  la  littérature; 
Lingénieur  est  devenu  pour  nous  ce  cfu'était  le  philistin  pour  nos 
devanciers,  l'être  antilittéraire  par  définition. 

C'est  là  un  arrêt  bien  sommaire  contie  une  profession,  contre  un' 
art  qui  est  caractéiisé  en  ces  termes,  dans  les  statuts  de  la  société 
anglaise  des  ingénieurs  civils  :  «  l'art  de  diriger  les  gi'andes  sources 


704  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  force  de  la  nature  au  plus  grand  profit  de  l'homme.  »  Voilà  un 
métier  qui  ne  doit  point  rabaisser  ceux  qui  l'exercent,  ni  leur  fer- 
mer l'entendement  au  sens  du  beau.  —  On  ne  fréquente  pas  l'Ex- 
position sans  rencontrer  un  certain  nombre  d'ingénieurs  ;  ils  sont 
là  dans  leur  place,  sur  les  ouvrages  où  flotte  leur  drapeau  ;  pour 
avoir  l'accès  et  l'intelligence  de  ces  ouvrages,  il  faut  bien  leur 
demander  le  «  Sésame,  ouvre-toi.  »  Tout  en  examinant  les  ma- 
chines, on  a  l'occasion  de  regarder  dans  les  âmes  de  ceux  qui  les 
gouvernent;  et,  si  intéressantes  que  soient  les  machines,  les  âmes 
le  seront  toujours  davantage.  J'y  ai  regardé  à  la  dérobée,  je  dirai 
h-anchement  ce  que  j'ai  cru  y  voir.  Sous  les  singularités  indivi- 
duelles, un  trait  commun  de  physionomie  m'est  apparu.  On  sait  où 
l'on  va,  dans  ce  régiment  de  la  science  active,  et  l'on  y  va  allègre- 
ment, du  pas  vif  et  relevé  d'une  troupe  en  marche,  qui  a  conscience 
de  ses  victoires  et  bon  espoir  de  conquérh'  le  monde.  La  plupart 
de  ces  hommes  ont  entrepris  une  lourde  tâche,  la  matière  est  re- 
belle, les  problèmes  sont  obscurs,  les  ressources  font  défaut,  plus 
d'un  tombe  sur  la  route;  n'importe,  l'allure  des  autres  ne  se  ralen- 
tit pas,  ils  ignorent  le  découragement,  ils  comptent  que  la  nature 
ne  peut  pas  leur  résister  longtemps,  et  que  tôt  ou  tard  ils  touche- 
ront au  but.  Leur  obstination  tranquille  s'explique;  ils  ont  foi  dans 
leur  œuvre,  ils  se  sentent  portés  par  l'esprit  qui  souffle  où  il  veut, 
et  qui  passe  suivant  les  époques  aux  diverses  formes  de  l'activité 
humaine,  comme  un  vent  de  confiance  et  de  succès.  Cet  esprit  ani- 
mait les  gens  de  guerre,  aux  premières  années  de  notre  siècle,  les 
novateurs  littéraires  vers  les  dernières  années  de  la  Restauration  ; 
et  les  politiques  l'ont  connu,  aux  belles  heures  d'illusion  où  la  po- 
litique apparaissait  souriante  de  promesses.  Aujourd'hui,  l'ingé- 
nieur l'a  capté  avec  les  autres  sources  de  force.  Le  nom  de  cet 
esprit  n'est  pas  difficile  à  trouver;  c'est  la  vie,  qui  bat  de  ce  côté 
à  pleines  artères. 

J'en  écoute  les  pulsations,  et  Je  fais  un  retoiu*  sur  nos  frères  des 
lettres.  Dans  notre  camp,  —  ce  n'est  pas  un  secret,  nous  le  crions 
assez  haut,  —  on  ne  connaît  plus  guère  cette  fière  assurance. 
L'absence  de  but  et  d'idéal,  le  doute  et  le  dégoût,  le  décourage- 
ment du  pessimisme,  tel  est  le  thème  habituel  de  nos  lamentations, 
de  nos  aveux  en  vers  et  en  prose.  Le  dilettantisme  nous  donne  en- 
core de  courtes  consolations,  mais  la  curiosité  de  l'Angély  ne  suffit 
pas  à  distraire  le  triste  Louis  XIII  qui  se  morfond  en  chacun  de 
nous.  En  attendant  mieux,  si  nous  élargissions  le  champ  de  cette 
curiosité  ?  Si  nous  la  portions  du  côté  où  va  la  vie  ?  A  ce  contact, 
peut-être,  la  vie  nous  reviendrait.  Le  monde  nouveau,  où  qu'il  se 
tourne,  aura  toujours  besoin  de  nous  pour  élucider  le  sens  caché 


A    TRAVEHS    i/eXTOSITIOX.  705 

de  ses  ôvolutions.  Encore  faut-il  nous  inquiéter  de  le  connaître  et 
pénétrer  résolument  dans  ce  monde,  dussions-nous  faire  le  sacri- 
fice de  quelques-uns  de  nos  raffmemens.  Si  nous  nous  en  éloignons 
de  plus  en  plus,  si  nous  continuons  de  passer  indiftérens  devant 
ces  merreilles,  parce  qu'elles  ont  le  tort  d'être  utiles,  et  devant 
ceux  qui  les  créent,  parce  qu'ils  ont  le  défaut  d'être  pratiques, 
notre  hoioscope  deviendra  trop  facile  à  tirer;  un  beau  jour,  nous 
nous  retournerons  étonnés  :  il  n'y  aura  plus  personne  derrière 
nous  ;  nous  resterons  une  douzaine,  dans  là  pagode  aux  manda- 
rins; nous  échangerons  nos  livres  entre  nous,  ce  qui  sera  peu 
rémunérateur  ;  nous  les  vanterons  en  famille,  ce  que  nous  ne  fai- 
sons pas  toujours  d'un  cœur  très  prompt.  Ce  seront  des  temps 
bien  durs. 

Je  ne  préconise  pas,  juste  ciel!  ce  qu'on  appelle  la  vulgarisation 
scientifique.  Le  mot,  qui  est  odieux,  nous  prévient  assez  contre  la 
chose.  Il  s'agit  de  reprendre  partout  notre  bien,  les  idées  géné- 
rales, les  préoccupations  des  plus  actifs  parmi  nos  contemporains, 
les  aspects  changeans  du  travail,  leur  symbolisme  moral,  leur 
poésie;  il  s'agit  de  puiser,  nous  aussi,  au  grand  réservoir  de  la 
îbrce.  Quelques  gens  de  science,  jaloux  de  leur  privé,  nous  feront 
d'abord  grise  mine;  ils  relèveront  avec  sévérité  nos  inadvertances; 
car  si  l'on  peut  toujours  avancer  une  sottise  philosophique,  parce 
qu'elle  s'intitule  une  idée  originale,  on  n'a  pas  le  droit  de  risquer 
une  hérésie  scientifique,  celle-ci  s'appelant  jusqu'à  nouvel  ordi-e 
une  erreur.  Les  vrais  savans  ne  nous  en  voudront  pas  de  penser  et 
d'imaginer,  à  nos  risques  et  périls,  au-dessus  des  sujets  qu'ils  ap- 
profondissent par  le  dessous.  Aujourd'hui  surtout,  quand  la  science 
s'est  fait  une  loi,  très  sage  pour  elle,  de  limiter  rigoureusement 
ses  recherches  aux  objets  qui  soulïrent  l'expéiimentation,  il  est 
bon  que  des  esprits  moins  retenus  aillent  errer  autour  de  ses  livres 
et  de  ses  creusets,  afin  d'en  reverser  le  contenu  dans  ce  vieux  fonds 
d'idées  communes  que  l'on  ne  prouve  jamais  entièrement,  et  dont 
l'humanité  a  toujours  besoin  pour  vivre. 

Le  mot  de  poésie  est  venu  sous  ma  plume.  Dire  que  la  poésie  re- 
naîtra de  la  science  et  de  ses  applications,  c'est  énoncer  un  dogme 
déjà  banal,  accepté  de  tous  depuis  longtemps.  Mais  on  l'accepte 
comme  tant  d'autres  vérités  dont  on  ne  semble  pas  très  sûr,  sans 
essayer  de  les  mettre  en  pratique.  —  L'autre  soir,  avant  de  me 
rendre  à  la  galerie  des  machines,  je  relisais  le  Promélliée  enchaîné^ 
le  drame  souverain  où  Eschyle  a  jeté  toute  la  philosophie  et  toutes 
les  douleurs  de  l'humanité.  Quand  j'entrai  dans  la  nef  de  fer,  inon- 
dée de  lumière  et  toute  frissonnante  sous  l'haleine  de  l'énergie  mys- 
lOME  xav.  —  1889.  45 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

térieuse,  il  me  sembla  que  le  livre  se  rouvrait  devant  moi,  ou  plutôt 
c^ie  le  drame  prenait  vie;  les  principaux  personnages  étaient  en 
scène,  la  Force,  la  Puissance,  et  cet  éternel  Promélhée,  en  qui  le  tra- 
gique grec  incarnait  à  la  fois  la  science  et  l'homme.  Le  dieu  forgeron 
q^^  rivait  ce  Tindestructible  airain  »  sur  les  rocliers  du  Caucase  a 
changé  de  figure,  mais  on  le  reconnaît  là,  métamorphosé  en  monstre 
d'acier,  et  tout  aussi  poétique.  Voilà,  dans  ces  foyers,  «  le  feu  res- 
plendissant, le  don  fait  aux  hommes.  »  Et  ce  n'est  plus  dans  une 
«  lerule  »  desséchée,  mais  sur  ces  roseaux  de  cuivre  qu'elle  luit, 
«  l'élincelle  féconde,  la  source  do  la  flamme,  le  maître  qui  a  ensei- 
gné aux  mortels  tous  les  arts,  l'artisan  de  tous  les  biens.  »  Pro- 
méthée  l'a  dérobée  au  ciel  une  seconde  fois,  pour  nous  la  rendre 
plus  subtile,  plus  inventive,  plus  secourable.  Cette  fois,  il  n'est  pas 
châtié  pour  son  bienfait.  Aussi  bien,  je  me  trompais,  ce  n'est  plus 
le  Promclhce  enchainc  qui  est  en  scène ,  c'est  l'autre  drame  du 
poète,  si  longtemps  perdu  et  enhn  retrouvé  là,  le  Promcthée  déli- 
vre. Le  titan  a  fait  accord  avec  la  Force  et  la  Puissance,  il  ne  souffre 
plus  par  elles,  il  les  emploie  à  ses  œuvres  ;  à  son  tour,  il  les  a 
liées  dans  le  frêle  réseau  de  ces  fils  magnétiques.  Et  le  Chœur, 
qui  plaignait  l'héroïque  criminel  d'avoir  trop  aimé  les  hommes, 
tient  désormais  un  autre  langage  devant  la  Puissance  qu'il  ne  re- 
doute plus  :  «  Force,  jadis  hostile  et  fatale,  sois  bénie  et  glorifiée. 
Tu  es  l'esprit  deviné  par  les  anciens  poètes,  depuis  Eschyle,  l'es- 
prit que  Virgile  sentait,  agitant  la  masse  du  globe  et  pénétrant  dans 
tous  les  membres  du  grand  corps.  Tu  émanes  de  l'Energie  pre- 
mière, qui  est  aussi  intelligence  et  bonté.  11  semble  que  tu  aies  un 
reflet  de  son  intelligence  :  apporte-nous  un  rayon  de  sa  bonté.  Il 
ne  se  peut  pas  que  tu  sois  descendue  des  sources  pures  de  l'uni- 
vers à  l'unique  fin  cVenfler  un  tas  d"or  dans  quelques  mains  ;  sois 
miséricordieuse  aux  petits,  allège  leur  humble  tâche,  fais-toi  pour 
eux  facile  et  douce,  lledeviens  terrible  si  nous  avons  besoin  de  ton 
secours  pour  détendre  notre  sol ,  foudre  qui  dispenses  la  vie  et  la 
mort,  toi  qui  peux  anéantir  l'homme  ou  luire  pacifique  dans  sa  lampe 
de  travail,  éclairant  ce  palais  où  nous  t'admirons,  ô  Force!  » 


Eugène -MfLGiiiOR  de  Vogue. 


CHRONIOUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  juillet. 

Cependant  tout  suit  son  cours,  —  un  cours  en  vérité  bien  extraordi- 
naire, même  dans  un  temps  oii  tout  arrive.  Tandis  que  l'Exposition 
déploie  sans  trouble  le  spectacle  continu  et  éblouissant  des  œuvres  de 
la  paix  bienfaisante,  tandis  que  M.  le  président  de  la  république  se 
prodigue  au  Champ  de  Mars  et  à  TÉlysée,  recevant  en  maître  de 
maison  d'une  nation  hospitalière  le  roi  de  Grèce,  le  comte  de  Flandre 
ou  le  shah  de  Perse,  la  politique  semble  prendre  à  tâche  de  nous  faire 
vivre  dans  un  autre  monde.  La  politique,  ou  ce  qu'on  veut  bien  appe- 
ler de  ce  nom,  offre  de  son  côté  le  spectacle  de  ses  déchaînemens,  de 
ses  incohérences  assourdissantes,  de  ses  licences  effrénées  et  même 
de  ses  avilissemens.  Est-il  possible  d'imaginer  un  plus  saisissant  con- 
traste que  celui  de  ces  deux  Frances  qui  passent  tour  à  tour  sous  nos 
yeux,  —  l'une  généreuse,  accueillante,  facile,  fière  de  se  sentir  tou- 
jours industrieuse  et  féconde,  —  l'autre  défigurée,  dénaturée  par  les 
partis,  livrée  aux  plus  vulgaires,  aux  plus  stériles  passions? 

Rien  sans  doute  n'est  nouveau  sous  le  soleil,  il  y  a  longtemps  qu'on 
l'a  dit.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  des  gouvernemens,  des  partis 
qui  se  sont  compromis  parleurs  fautes,  s'efforcent  de  se  défendre  à  ou- 
trance, par  toutes  les  armes,  et  que  des  oppositions  irritées  ont  recours 
à  toutes  les  représailles.  Non,  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  gouverne- 
mens et  oppositions  rivalisent  de  passions  implacables  dans  leurs 
luttes;  mais  c'est  la  première  fois  peut-être  que  la  vie  publique  ace 
caractère  de  dépression  morale  qu'on  lui  voit  aujourd'hui,  qu'elle  se 
déroule  à  travers  les  incidens  déshonorans,  les  diffamations,  les  polé- 
miques avilissantes,  les  défis  et  les  violences.  Après  la  Chambre  qui 
a  fini  comme  elle  a  commencé,  par  des  turbulences  et  d'équivoques 
expédiens  de  parti,  voici  les  élections  des  conseils  généraux,  où  M.  le 
général  Boulanger,  avec  sa  présomption  frivole,  a  prétendu  s'essayer  à 
la  conquête  de  la  France, —  et  dans  l'intervalle  le  torrent  s'est  déchaîné 
plus  que  jamais.  Depuis  quelque  temps,  en  vérité,  on  dirait  qu'il  n'y 


708  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

a  plus  ni  lois,  ni  décence,  ni  institutions,  ni  dignité  publique,  ni  con- 
venances morales.  Rien  n'est  respecté,  tous  les  T:ioyens  sont  bons  et 
les  plus  violens  ou  les  plus  louches  sont  les  meilleurs.  11  y  a  des  par- 
tis qui  ne  reculent  pas  devant  la  violation  des  secrets  de  la  justice,  de- 
vant les  soustractions  frauduleuses  de  documens  réservés  ou  les  accu- 
sations flétrissantes  dirigées  contre  les  hommes.  Il  y  a  malheureuse- 
ment aussi  des  ministres  qui  ne  craignent  pas  de  recourir  au  témoi- 
gnage des  repris  de  justice  pour  servir  leur  cause  ou  pour  ruiner  leurs 
adversaires,  qui  ne  semblent  nullement  gênés  par  les  scrupules  et  qui 
sont  prêts  à  toutes  les  besognes  douteuses,  au  risque  de  compromettre 
le  pouvoir  qu'ils  représentent.  C'est  entendu,  tout  est  permis.  On  n'est 
plus  difficile  sur  les  procédés,  on  peut  s'accuser  mutuellement  de  vol, 
de  rapine,  de  concussion  :  c'est  le  langage  du  jour,  ce  sont  les  mœurs 
nouvelles!  On  ne  voit  pas  qu'à  ce  jeu  cruel  tout  s'use,  tout  s'épuise,  que 
s'il  y  a  des  ministres  qui  ne  sortent  pas  toujours  intacts  de  ces  assauts 
d'injures,  les  partis  eux-mêmes  achèvent  de  se  ruiner,  que  gouverne- 
ment et  oppositions  ne  peuvent  arrivera  rien,  si  ce  n'est  à  fatiguer  et 
à  dégoûter  le  pays,  troublé  dans  son  repos  et  dans  ses  intérêts. 

C'est  le  malheur,  c'est  la  faute,  sinon  du  régime,  du  moins  de  la  po- 
litique qui,  après  avoir  abusé  de  tout,  a  fini  par  créer  cette  situation 
où  elle  voit  se  relever  contre  elle  les  passions  qu'elle  a  déchaînées,  les 
ambitions  qu'elle  n'a  pas  su  prévoir,  les  mœurs  violentes  qu'elle  a  en- 
couragées,—  et  où  de  l'anarchie  morale  est  née  la  menace  de  dictature 
que  représente  M.  le  général  Boulanger.  D'où  serait-elle  née  si  ce  n'est 
de  là,  cette  menace  devenue  une  obsession  ?  Est-ce  que  depuis  vingt 
ans,  sous  les  régimes  conservateurs  comme  sous  les  premiers  minis- 
tères républicains,  elle  était  apparue  un  instant?  Est-ce  qu'elle  s'est 
montrée  avec  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon,  le  loyal  et  incorruptible 
soldat?  Elle  ne  s'est  produite  qu'avec  le  temps,  à  mesure  que  s'est  ac- 
compli le  travail  de  désorganisation  tendant  à  multiplier  les  mécomptes 
du  pays,  à  favoriser  la  licence  des  instincts  violens,  en  affaiblissant 
d'un  autre  côté  tous  les  ressorts  de  l'autorité  publique.  M.  le  ministre 
des  finances,  dans  un  discours  qu'il  a  récemment  prononcé  à  Grasse, 
s'est  fait  un  mérite  d'avoir  le  premier,  il  y  a  deux  ans,  tenté  de  «  faire 
rentrer  dans  le  rang  »  le  soldat  qu'il  appelle  aujourd'hui  un  «  césarion 
d'aventure.  »  C'est  possible;  seulement  M.  le  ministre  Rouvier  est  peut- 
être  un  peu  imprudent  de  rappeler  un  moment  où,  appelé  à  la  prési- 
dence du  conseil,  il  aurait  pu  effectivement  arrêter  l'essor  du  «  césa- 
rion d'aventure  »  par  une  politique  plus  sérieusement  prévoyante,  par 
l'alliance  de  toutes  les  forces  modérées, —  et  où  il  a  préféré  continuer  la 
politique  de  parti  qui  a  préparé  la  fortune  de  l'aspirant  dictateur.  Oui,  on 
aurait  pu  alors  opposer  à  cette  turbulence  infatuée  le  faisceau  de  toutes 
les  bonnes  volontés  modératrices  alliées  pour  garantir,  pour  éclairer  et 
rassurer  le  pays.  On  ne  l'a  pas  voulu,  on  a  laissé  grossir  l'orage,  on  a 


REVUE.    —    CHRONIQUE,  709 

opposé  l'infatuation  opportuniste  et  radicale  à  l'infatuation  boulangiste. 
Aujourd'hui,  au  lieu  de  la  politique  qui  aurait  pu  prévenir  le  danger, 
on  ne  parle  plus  que  de  combattre,  de  réprimer,  d'exterminer.  La 
question  est  justement  de  savoir  comment  on  peut  combattre  avec 
quelque  efficacité  ce  qu'on  n'a  pas  su  empêcher.  Jusqu'ici  on  n'a  pas 
trouvé  d'autres  moyens  qu'un  procès  devant  le  sénat  érigé  en  haute 
cour,  un  expédient  de  légalité  électorale  contre  les  candidatures  plé- 
biscitaires et  la  guerre  aux  fonctionnaires  suspects.  C'est  beaucoup, 
c'est  peut-être  trop,  ce  n'est  peut-être  pas  assez. 

Qu'on  juge  M.  le  général  Boulanger,  si  on  en  a  les  moyens,  si  on  a 
les  preuves  précises  de  l'attentat,  du  complot,  des  concussions  dont  on 
l'accuse  dans  des  actes  d'instruction  qui  n'ont  plus  rien  de  mystérieux, 
puisqu'ils  ont  été  dérobés  et  publiés,  soit  ;  qu'on  le  juge,—  à  la  conditic  n 
toutefois  de  ne  pas  faire  de  la  justice,  même  de  la  justice  du  sénat, 
l'instrument  d'une  politique,  d'une  sorte  d'exécution  personnelle.  Assu- 
rément, M.  le  général  Boulanger  est  un  ambitieux  remuant  et  sans 
scrupules,  qui  n'est  difficile  ni  sur  ses  relations  ni  sur  ses  programmes, 
qui  a  grandi  par  l'indiscipline  et  a  évidemment  abusé  de  son  passage 
au  ministère  pour  se  faire  la  plus  équivoque  des  popularités.  Il  ne  res- 
pecte rien,  ne  doute  de  rien  et  se  croit  appelé  à  tout  sans  avoir  rien 
fait.  Sa  fortune  ne  s'explique  que  par  la  lassitude  universelle,  par  l'in- 
stinct de  changement  qui  saisit  les  peuples  éprouvés,  et  à  voir  com- 
ment il  traite  les  lois  quand  il  n'est  que  candidat,  on  peut  soupçonner 
comment  il  les  traiterait  s'il  était  au  pouvoir.  Tout  cela  peut  être  vrai  ; 
mais  enfin  il  faut  savoir  ce  qu'on  fait,  même  contre  un  ambitieux  dont 
on  veut  se  délivrer.  11  est  impossible  de  ne  pas  se  souvenir  que,  si  M.  le 
général  Boulanger  est  devenu  un  personnage  à  l'ambition  gênante, 
il  y  a  été  aidé  par  ceux-là  mêmes  qui  prétendent  être  aujourd'hui  ses 
accusateurs  et  ses  juges.  Ce  sont  les  républicains  qui  lui  ont  ou- 
vert la  voie,  qui  l'ont  élevé  au  pouvoir,  qui  l'y  ont  soutenu.  C'est 
avec  leur  connivence  ou  sous  leur  tolérance  qu'ont  été  accomplis  la  plu- 
part des  actes  recueillis  tardivement  aujourd'hui  comme  autant  de 
griefs.  On  savait  quel  usage  le  ministre  de  la  guerre  faisait  de  ses 
fonds  secrets;  on  le  connaissait  lorsqu'on  lui  donnait  encore  le  com- 
mandement d'un  corps  d'armée.  11  a  tenu,  dit-on,  un  propos  suspect, 
indigne  d'un  chef  militaire,  dans  une  nuit  prétendue  historique,  en 
pleine  crise  présidentielle,  il  y  a  deux  ans;  mais  il  n'était  pas  seul.  Il 
y  a  eu  avec  lui  ou  à  côté  de  lui,  jusqu'à  l'hôtel  de  ville,  d'autres  orga- 
nisateurs de  complots,  d'autres  conspirateurs,  et  s'il  est  poursuivi  pour 
ce  fait,  comment  ne  poursuit-on  pas  ceux  qui  ont  conspiré  aveclui?  De 
plus,  dans  une  affaire  de  justice,  il  ne  suffit  pas  de  recueillir  des  bruits, 
des  soupçons,  des  témoignages  qui  ne  sont  que  la  continuation  ou  l'écho 
des  polémiques  du  jour;  il  faut  des  faits  précis,  saisissables,  décisifs, 
qu'on  aura  peut-être,  qu'on  ne  semble  avoir  jusqu'ici  que  par  pré- 


710  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

somption  ou  par  interprétation.  C'est  là  le  danger  de  ce  procès  qui 
peut  placer  le  sénat  dans  l'alternative  de  rendre  un  jugement  de  parti, 
un  arrêt  d'animosité,  —  ou  de  prononcer  une  absolution  qui  serait  la 
condamnation  du  gouvernement. 

A  parler  franchement,  l'attentat  le  plus  vrai,  le  plus  évident  de  M.  le 
général  Boulanger,  c'est  une  ambition  agitatrice,  dangereuse  pour  le 
pays,  et  ce  genre  d'attentat,  ce  n'est  pas  par  un  arrêt  de  haute  cour 
qu'on  peut  le  combattre  avec  quelque  efficacité,  pas  plus  que  par  des 
expédiens  électoraux  destinés  à  fractionner  ou  à  neutraliser  des  candi- 
datures. L'inconvénient  de  ces  mesures  est  de  ressembler  toujours  à 
une  affaire  de  circonstance  ou  de  personne.  On  dirait  depuis  quelque 
temps,  en  vérité,  qu'il  nV  a  plus  que  M.  le  général  Boulanger.  On  vou- 
drait exalter  son  importance  qu'on  ne  s'y  prendrait  pas  mieux.  Tout  ce 
qu'on  fait,  c'est  contre  M.  le  général  Boulanger.  Il  y  a  quelques  mois, 
sous  le  coup  de  l'élection  du  27  janvier,  on  rétablissait  le  scrutin  d'ar- 
rondissement après  avoir  toujours  préconisé  le  scrutin  de  liste,  et 
c'était  tout  simplement,  on  ne  le  cachait  pas,  une  tactique,  une  pré- 
caution contre  les  candidatures  plébiscitaires.  L'autre  jour,  avant  sa 
séparation,  la  chambre,  sans  examen,  sans  nommer  même  une  com- 
mission, sans  se  conformer  aux  plus  simples  règles  parlementaires,  a 
voté  une  loi  contre  les  candidatures  multiples,  avec  les  peines  les  plus 
sévères  contre  les  complices  de  ces  candidatures,  —  et  c'est  toujours 
contre  M.  le  général  Boulanger!  De  quelque  façon  qu'on  l'explique, 
c'est  évidemment  une  loi  de  panique  et  de  défiance,  une  limitation  du 
droit  électoral,  une  sorte  de  mise  en  tutelle  du  suffrage  universel.  Et 
cette  panique  d'une  chambre  expirante,  de  quelques  chefs  de  partis 
effarés,  semble  d'autant  plus  étrange  aujourd'hui  que  les  élections  des 
conseils-généraux,  en  trompant  toutes  les  espérances  de  M.  le  général 
Boulanger,  qui  a  pu  pourtant  donner  libre  carrière  à  ses  fantaisies  de 
candidat,  viennent  de  montrer  ce  qu'il  y  a  d'inutile  et  de  puéril  dans 
ces  artifices  de  la  peur. 

Ce  n'est  pas  tout.  Il  y  a  aujourd'hui,  depuis  quelque  temps,  on  n'en 
peut  douter,  une  véritable  campagne  contre  les  fonctionnaires  sus- 
pects. Des  circulaires  ministérielles  récentes  ont  donné  le  ton  en  met- 
tant tous  les  serviteurs  de  l'état  aux  ordres  des  préfets,  en  leur  impo- 
sant, non  plus  seulement  la  réserve,  la  fidélité  à  leurs  devoirs,  ce  qui 
serait  tout  simple,  mais  une  participation  active  aux  luttes  politiques.  Et 
ce  n'est  pas  à  Paris  que  cela  se  fait  sentir  le  plus,  quoiqu'il  y  ait  eu, 
même  à  Paris,  de  récentes  disgrâces  ;  c'est  surtout  au  fond  des  provinces 
que  se  manifeste  sous  toutes  les  formes  cette  recrudescence  de  pression 
officielle,  dont  la  révocation  est  assez  souvent  l'inévitable  sanction.  Il 
n'y  a  pas  à  l'heure  qu'il  est  une  petite  ville,  un  canton,  où  les  délateurs 
ne  soient  à  l'œuvre,  où  les  plus  modestes  employés  ne  soient  épiés,  dé- 
placés, révoqués  ou  menacés.  Qu'est-ce  à  dire  cependant?  La  chose 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  711 

est  peut-être  piquante.  Après  vingt  ans  écoulés,  il  n'y  a  plus  guère  de 
vieux  fonctionnaires  liés  aux  régimes  anciens  par  leurs  souvenirs  et 
par  leurs  regrets  :  ceux  qui  sont  restés,  qui  ont  échappé  aux  oscilla- 
tions de  la  politique,  ne  sont  pas  des  ennemis  dangereux.  Depuis  dix 
ans,  tout  a  changé,  les  épurations  se  sont  succédé  dans  la  magistra- 
ture, dans  l'administration.  La  république  a  eu  le  temps  de  se  créer 
son  personnel,  et  s'il  faut  encore  des  épurations  nouvelles,  cela  prou- 
verait que  les  ministères  républicains  qui  ont  passé  au  pouvoir  n'ont 
fait  que  de  médiocres  choix  dans  leur  clieniéle  ou  qu'ils  ont  laissé 
dépérir  les  traditions  de  régularité,  de  fidélité  dans  le  service  de  l'état. 
Les  ministres  d'aujourd'hui  veulent  des  fonctionnaires  qui  marchent 
comme  un  régiment,  qui  se  compromettent,  et  ceux  qui  procèdent 
ainsi  ne  voient  pas  qu'ils  irritent  sans  intimider  et  ne  font  qu'achever 
la  désorganisation  administrative,  qu'ils  n'ont  plus  désormais  rien  à 
dire  des  révocations  du  16  mai,  des  candidatures  officielles.  Ils  sont  en 
train  de  perfectionner  le  système.  —  Mais  enfin,  dira-t-on,  on  ne  peut 
pas  rester  désarmé  !  le  gouvernement  serait  trop  naïf  de  se  laisser 
attaquer  sans  se  défendre. 

Eh  !  sans  doute,  le  gouvernement  a  le  droit  de  se  défendre  contre 
toutes  les  attaques,  contre  l'esprit  de  dictature,  contre  les  fonction- 
naires infidèles;  mais  ce  n'est  pas  en  compromettant  la  justice,  le  Sé- 
nat lui-même  dans  des  procès  hasardeux,  en  improvisant  de  petits 
expédions  de  scrutin,  en  procédant  par  les  révocations  et  les  épura- 
tions à  outrance  dans  les  services  publics  qu'il  se  défendra.  Le  meil- 
leur moyen  de  combattre  l'esprit  de  dictature,  c'est  de  lui  opposer  les 
garanties  des  institutions  libres,  la  libéralité  et  la  dignité  du  pouvoir. 
Et  qu'on  ne  se  hâte  pas  trop  de  triompher  des  élections  récentes  des 
conseils  généraux,  d'y  voir  la  confirmation  et  la  justification  des  actes 
que  le  gouvernement  appelle  sa  défense.  M.  le  général  Boulanger,  et 
c'est  fort  heureux,  a  échoué  assez  piteusement  dans  sa  campagne  de 
candidat  errant  et  universel  ;  mais  ce  serait  une  étrange  illusion  de 
croire  que  le  pays,  en  refusant  de  se  prêter  aux  fantaisies  plébiscitaires 
de  M.  le  général  Boulanger,  se  tient  pour  satisfait  de  se  sentir  sous 
l'égide  de  M.  Gonslans  et  de  M.  Thévenet  ;  ce  serait  surtout  la  plus 
dangereuse  des  méprises,  de  croire  que  le  pays  a  entendu  voter  pour 
la  continuation  d'une  politique  qui, en  dix  ans  de  règne,  ne  lui  a  donné 
que  l'avilissement  des  mœurs  publiques,  le  trouble  dans  sa  vie  morale, 
le  déficit  dans  ses  finances,  l'effacement  dans  ses  affaires  extérieures. 

Depuis  que  le  repos  du  monde  est  si  bien  protégé  et  garanti  par  les 
grandes  alhances,  par  la  ligue  de  la  paix,  il  ne  peut  plus  se  passer  un 
mois,  pas  même  une  semaine,  fût-ce  par  cette  saison  d'été,  sans  qu'il 
y  ait  quelque  alerte  nouvelle,  sans  que  les  bruits  suspects  courent  à 
travers  l'Europe.  C'est  une  histoire  qui  recommence  sans  cesse  avec 
une  désespérante  monotonie.  A  peine  se  croit-on  pour  quelque  temps 


712  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

en  sûreté,  à  peine  les  souverains,  les  princes,  les  diplomates  sont-ils 
en  voyage  ou  ont-ils  fait  leurs  préparatifs,  les  vigies  qui  veillent  par- 
tout se  hâtent  de  signaler  dans  vingt  journaux  quelque  nouveau  nuage 
qui  monte  à  l'Orient  ou  à  l'Occident.  Comme  si  ce  n'était  pas  assez  des 
diiîicultés  trop  réelles,  des  questions  qui  ne  pourront  être  évitées,  des 
crises  qui  auront  fatalement  leur  heure,  on  se  plaît  à  supposer  des 
conflits,  à  grossir  lesincidens,  à  remuer  l'opinion  par  un  système  d'agi- 
tations factices.  Un  jour,  et  l'histoire  est  d'hier,  c'est  de  Vienne  que 
partent  les  nouvelles  pessimistes,  les  bruits  alarmans,  à  propos  des 
Balkans  ou  des  arméniens  russes;  un  autre  jour,  c'est  à  Rome  qu'on 
afiecte  l'inquiétude  et  le  mystère,  qu'on  semble  se  mettre  sur  le  qui- 
vive  comme  si  l'on  s'attendait  à  tout.  Par  extraordinaire,  c'est  de  Ber- 
lin que  viennent  le  moins  aujourd'hui  les  nouvelles  alarmantes.  M.  de 
Bismarck,  qui,  avec  toute  sa  puissance,  a  peut-être  assez  de  se  dé- 
fendre contre  l'ascendant  croissant  du  parti  militaire,  principalement 
représenté  par  le  nouveau  chef  dei'état-major  allemand,  le  comte  Wal- 
dersée,  M.  de  Bismarck  laisse  à  ses  alliés  de  Vienne  et  de  Rome  le  soin 
de  tenir  l'opinion  en  éveil.  Ce  qu'il  y  a  de  caractéristique  d'ailleurs, 
c'est  que  ces  campagnes  de  bruits  inquiétans,  qu'elles  partent  de 
Vienne,  de  Rome  ou  de  Berlin,  n'ont  le  plus  souvent  d'autre  objet  que 
de  couvrir  des  embarras  ou  des  armemens.  Elles  ont  coïncidé  récem- 
ment à  Vienne  avec  les  délibérations  des  délégations  à  qui  on  avait  à 
demander  de  nouveaux  crédits  militaires  ;  elles  coïncident  à  Rome 
avec  une  précipitation  à  peine  déguisée  dans  les  armemens  et  les  em- 
barras que  cause  la  recrudescence  des  agitations  irrédentistes.  C'est 
une  tactique  invariable  dont  le  chancelier  de  Berlin  a  plus  d'une  fois 
lui-même  donné  l'exemple.  C'est  l'affaire  de  quelques  jours.  Puis  ces 
bruits  tombent  et  il  n'en  est  ni  plus  ni  moins.  La  fantasmagorie  guer- 
rière s'est  pour  le  moment  évanouie  jusqu'à  la  prochaine  occasion  ! 

On  en  revient  en  attendant  à  des  objets  plus  pacifiques,  aux  diver- 
sions de  la  saison.  On  s'occupe  des  voyages  d'agrément  de  l'empereur 
Guillaume,  qui,  après  avoir  visité  en  touriste  les  côtes  de  la  Norvège, 
se  dispose  à  visiter  l'Angleterre  et  sa  grand'mèrela  reine  Victoria.  Évi-- 
demment  le  jeune  empereur  tient  à  se  montrer  avec  un  certain  appa- 
reil de  puissance  sur  les  côtes  britanniques.  11  n'ira  peut-être  pas  à 
Londres  chercher  des  ovations  ou  assister  à  quelque  gala  de  la  cité  : 
ce  n'est  pas  jusqu'ici  dans  le  programme.  On  ne  lui  refusera  pas  pour 
sûr  le  plaisir  de  passer  une  revue  navale  et  de  voir  son  escadre  figurer 
auprès  de  l'escadre  anglaise.  Ce  voyage,  sans  être  menaçant  pour  la 
paix  du  monde,  ne  laissera  peut-être  pas  d'offrir  un  spectacle  curieux, 
surtout  au  moment  oi^i  l'Allemagne  et  l'Angleterre,  alliées  pour  le  blocus 
de  Zanzibar,  ne  semblent  pas  toujours  parfaitement  d'accord  dans  la 
pratique  de  l'alliance.  On  s'occupe  aussi,  pour  cette  saison  d'été,  du 
voyage  de  l'empereur  d'Autriche  qui  tient  à  ne  pas  différer  de  rendre 


REVUE.    —    CHROMOUE.  713 

sa  visite  à  l'empereur  Guillaume  à  Berlin,  mais  qui,  accablé  d'un  deuil 
encore  si  récent,  paraît  vouloir  se  refuser  à  tout  ce  qui  serait  apparat 
et  ostentation.  On  s'occupe  enfin  de  la  visite  que  le  tsar  songerait  à 
rendre  au  jeune  empereur  d'Allemagne,  en  échange  de  la  visite  que 
Guillaume  II  a  faite  à  Peterhof  il  y  a  plus  d'un  an  et  qui  ne  paraît  pas 
avoir  laissé  des  souvenirs  encourageans;  mais  il  y  a  ici  encore,  à  ce 
qu'il  semble,  quelque  mystère.  Où  aurait  lieu  l'entrevue,  qui  coïncide- 
rait sans  doute  avec  le  voyage  de  la  famille  impériale  de  Russie  à  Co- 
penhague? L'empereur  Alexandre  III  ira-t-il  à  Berlin?  Les  deux  souve- 
rains se  rencontreront-ils  à  Kiel  ou  dans  quelque  autre  ville  des  côtes, 
sans  bruit,  sans  éclat?  Ce  sera  une  politesse  rendue.  Il  est  douteux  que 
l'entrevue  éventuelle  dont  on  parle  puisse  avoir  une  influence  décisive 
sur  la  direction  des  affaires  des  deux  empires,  dans  les  conditions  où 
la  politique  de  l'Europe  est  engagée  par  les  alliances  de  l'Allemagne 
avec  l'Autriche.  Vraisemblablement  tout  restera  au  même  point. 
Alexandre  III  reviendra  imperturbable  dans  ses  résolutions  à  Péters- 
bourg  et  Guillaume  II  pourra  achever  ses  promenades  d'été  en  allant  à 
Athènes  pour  le  mariage  d'une  princesse  de  sa  famille  avec  le  jeune 
héritier  du  royaume  de  Grèce.  Guillaume  II  pourra  même  au  besoin 
passer  par  l'Italie,  aller  à  Constantinople,  puis,  comme  cela  a  été  dii, 
revenir  par  l'Espagne  :  on  ne  voit  pas  que  la  paix  en  soit  bien  menacée, 
qu'il  y  ait  rien  jusqu'ici  qui  justifie  les  récentes  paniques,  la  crainte 
d'explosions  soudaines.  I 

Est-ce  à  dire  que  les  voyages  princiers  soient  tout,  même  pour  une 
saison  d'été,  dans  la  politique,  qu'il  n'y  ait  pas  toujours  dans  les  af- 
faires de  l'Europe  des  incidens  d'une  certaine  importance,  des  élémens 
incandescens  qui  peuvent  être  un  danger?  Assurément  il  y  a  toujours 
des  incidens.  Il  y  en  a  qui,  sans  être  immédiatement  menaçans,  en 
gardant  un  caractère  limité  et  peu  grave  en  apparence,  n'ont  pas  moins 
une  certaine  portée,  une  signification  internationale;  il  y  en  a  surtout 
qui  ne  deviennent  sérieux  que  parce  qu'ils  ont  l'air  d'avoir  été  provo- 
qués avec  intention,  avec  préméditation,  comme  cette  querelle  que 
M.  de  Bismarck  a  faite  à  la  Suisse,  à  propos  de  ses 'réfugiés  et  de  son 
droit  d'asile.  Le  chancelier  a  visiblement  cédé  à  un  accès  de  prépotence 
impétueuse  en  prétendant  imposer  sa  volonté  à  la  Suisse,  en  la  mena- 
çant de  ses  représailles,  en  accompagnant  ou  en  laissant  accompagner 
son  action  diplomatique  de  commentaires  qui  dépassaient  toute  me- 
sure. 11  s'est  laissé  emporter  par  un  premier  mouvement  d'irritation  à 
la  suite  de  la  mésaventure  d'un  de  ses  agens  de  police,  et  il  a  fini  par 
mettre  en  doute  jusqu'aux  traditions  hospitalières  de  la  Suisse,  jusqu'à 
la  neutralité  même  de  la  république  des  Alpes.  Il  s'est  un  peu  calmé 
depuis,  il  est  vrai  :  il  a  compris  que,  s'il  était  dans  son  droit,  s'il  pou- 
vait même  avoir  l'appui  de  quelques  autres  puissances,  tant  qu'il  se 
bornait  à  réclamer  des  garanties  contre  les  complots  révolutionnaires 


714  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  s'organiseraient  en  Suisse,  il  ne  pouvait  demander  au  gouver- 
nement fédéral  des  mesures  qui  auraient  été  une  abdication  de  sou- 
veraineté. Il  a  pu  du  moins  le  comprendre  en  rencontrant  aussitôt 
devant  lui  la  résistance  aussi  modérée  et  aussi  calme  que  ferme 
du  gouvernement  fédéral,  qui,  en  offrant  sans  hésitation  les  garanties 
qu'on  lui  demandait,  a  maintenu  sans  jactance  ses  droits  de  souve- 
raineté indépendante.  Le  terrible  chancelier  ne  s'est  pourtant  arrêté 
qu'à  demi,  et  il  semble  ne  point  vouloir  en  rester  là  dans  ses  tentatives 
de  pression  à  l'égard  de  la  république  helvétique. 

Au  fond,  à  quoi  se  réduit  cette  querelle  qui  a  déjà  passé  par  plu- 
sieurs phases  successives  et  qui  n'a  point  dit  son  dernier  mot?  L'Alle- 
magne a  un  traité,  qui  date  de  1876,  par  lequel  la  Suisse  s'engage  à 
reconnaître  le  droit  de  résidence  et  d'établissement  aux  Allemands 
munis  d'un  certificat  d'origine  et  d'une  attestation  de  moralité.  La 
diplomatie  de  BerUn  en  conclut  que  la  Suisse  ne  peut  accorder  l'hospi- 
talité qu'aux  Allemands  qui  ont  leur  certificat,  qui  portent  pour  ainsi 
dire  l'estampille  officielle.  Il  en  résulterait  que  l'Allemagne  resterait, 
jusqu'à  un  certain  point,   l'arbitre  du  droit  d'asile  dans  les  cantons 
suisses,  la  régulatrice  de  l'hospitalité  helvétique  pour  ses  nationaux. 
C'est  justement  ce  que  le  gouvernement  fédéral  n'admet  pas;  c'est  le 
sens  de  la  réponse  que  le  ministre  des  atïaires  étrangères  de  Berne, 
M.  Numa  Droz,  vient  d'adresser  au  cabinet   de  Berlin.  Le  gouverne- 
ment de  Berne  entend  bien  respecter  les  conditions  du  traité  à  l'égard 
de  ceux  qui  se  présenteront  avec  le  certificat  officiel  allemand;  il  n'en- 
tend pas  subordonner  d'une  manière  générale  le  droit  d'asile  au  bon 
plaisir  des  autorités  allemandes.  Il  prétend  garder  sa  liberté  à  l'égard 
de  tous  ceux  qui  cherchent  un  asile  en  Suisse,  demeurer  fidèle  aux  plus 
vieilles  traditions  de  l'hospitalité  nationale,  sans  décliner  d'ailleurs  les 
obligations  et  la  responsabilité  de  la  surveillance  qu'on  a  le  droit  de 
lui  demander.  C'est  évidemment  l'interprétation  la  plus  plausible  du 
traité  avec  l'Allemagne  aussi  bien  que  des  traités  du  même  genre  que 
la  Suisse  peut  avoir  avec  d'autres  puissances.  Le  chancelier,  cependant, 
ne  se  rend  pas,  et  à  la  dépêche  suisse  il  répond  en  dénonçant  pure- 
ment et  simplement  le  traité  de  1876.  A-t-il  l'intention  de  compléter 
cette  dénonciation  par  d'autres  mesures  restrictives  dans  les  relations 
des  deux  pays  ?  Cela  se  peut.   On  dirait  qu'il  y  a  déjà  un  commence- 
ment d'hostilités  de  frontières,  de  vexations,  devant  lesquelles,  d'ail- 
leurs, les  Suisses  ne  semblent  pas  jusqu'ici  disposés  à  plier.  Ce  qu'il  y 
a  de  plus  grave,  dans  tous  les  cas,  c'est  cette  attitude  assez  nouvelle, 
visiblement  calculée,  d'un  puissant  empire  à  l'égard  d'une  petite  et 
fière  nation  dont  l'indépendance  et  la  neutraUté  ont  été  jusqu'à  pré- 
sent une  garantie  pour  l'Europe. 

Sans  doute  il  y  a  aujourd'hui  des  incidens  comme  cette  affaire  suisse 
qui  peut  ne  pas  aller  plus  loin  pour  le  moment  et  n'est  pas  moins  une 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  715 

menace  éventuelle  dans  des  circonstances  qui  n'ont  rien  d'impossible, 
il  y  a  aussi  des  élémens  incandescens,  et  l'Orient,  avec  ses  confusions, 
avec  ses  incertitudes,  reste  à  coup  sûr  un  des  foyers  de  ces  élémens 
inflammables,  c'est  toujours  un  des  points  faibles  de  l'Europe.  Le  fait 
est  qu'on  ne  sait  jamais  bien  ce  qui  en  sera  de  ces  contrées  où  les  agi- 
tations intérieures  se  compliquent  des  plus  puissans  antagonismes 
extérieurs.  La  Bulgarie,  cette  création  du  congrès  de  Berlin,  a  un 
prince  que  personne  n'a  reconnu,  qui  règne  en  dépit  des  traités  dans 
un  état  aux  Imiites  indécises,  qui  ne  se  soutient  que  par  une  neutra- 
lisation à  peine  déguisée  des  grandes  influences  rivales.  La  Bulgarie, 
c'est  le  provisoire  tourmenté  qui  ne  peut  pas  devenir  définitif  tant 
qu'il  lui  manque  la  sanction  invraisemblable  de  la  Bussie.  La  Serbie, 
quoique  moins  irrégulièrement  constituée,  n'est  peut-être  pas  beau- 
coup plus  en  sûreté  avec  son  roi  enfant,  sa  régence  incohérente,  dont 
le  chef,  M.  Bistitch,  est  gravement  malade,  et  les  partis  toujours  prêts  à 
se  déchaîner.  Le  roi  Milan  qui,  après  son  abdication,  était  allé  cher- 
cher le  repos  ou  des  inspirations  à  Jérusalem  et  même  à  Constanti- 
nople,  vient  de  reparaître  tout  à  coup  à  Belgrade.  Il  n'y  est,  dit-il, 
qu'en  passant  ;  il  n'est  revenu,  à  ce  qu'il  assure,  que  par  un  sentiment 
de  sollicitude  paternelle,  pour  revoir  et  protéger  son  jeune  fils.  11  a 
retrouvé  à  Belgrade  le  métropolite  Michel  qu'il  avait  exilé  et  qui  est 
maintenant  plus  puissant  que  jamais,  les  radicaux,  des  radicaux  serbes 
qu'il  a  plus  d'une  fois  traités  en  ennemis  et  qui  sont  aujourd'hui  maî- 
tres du  pouvoir.  Autour  de  lui  les  passions  s'agitent,  et  si  ce  prince  à 
l'humeur  fantasque  se  laissait  aller  à  la  tentation  de  ressaisir  le  gou- 
vernement, on  ne  voit  pas  bien  ce  qui  arriverait.  A  Belgrade  comme  à 
Sofia,  d'ailleurs,  la  vraie  question  est  entre  l'Autriche,  qui  a  besoin 
d'étendre  son  influence  pour  assurer  sa  position  dans  la  Bosnie,  dans 
l'Herzégovine,  et  la  Bussie,  qui  n'a  pas  versé  son  sang  pour  se  laisser 
bannir  des  Balkans,  qui  reste  armée  de  son  ascendant  sur  le  monde 
orthodoxe.  C'est  la  lutte  qui  peut  éclater  à  tout  instant  sur  les  fron- 
tières serbes  ou  bulgares,  pour  laquelle  la  Bussie  se  tient  prête  en  face 
de  l'Autriche  plus  ou  moins  appuyée  par  ses  alliés.  Et  comme  si  ce 
n'était  pas  assez  de  ces  complications  toujours  possibles,  voilà  un  inci- 
dent ou  une  diversion  de  plus,  —  une  insurrection  Cretoise  qui  peut  être 
aussi  un  des  élémens  de  cette  éternelle  question  d'Orient,  qui  rouvre 
la  carrière  aux  rivalités,  avec  la  perspective  d'un  nouveau  démembre- 
ment de  l'empire  ottoman. 

C'est  en  effet  l'éternelle  histoire.  Toutes  les  fois  que  des  mouvemens 
éclatent  dans  une  des  provinces  ottomanes,  c'est  l'intégrité,  ou,  si  l'on 
veut,  ce  qui  reste  de  l'intégrité  de  l'empire  des  Osmanlis  qui  est  en 
jeu.  On  sait  comment  ces  insurrections  orientales  commencent,  on  ne 
sait  jamais  comment  elles  finissent,  ou,  plutôt,  on  le  sait  aussi,  elles 
finissent  par  raviver  l'idée  des  partages,  par  attirer  les  interventions 


716  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

étrangères.  C'est  par  l'insurrection  de  l'Herzégovine  qu'a  commencé, 
il  y  a  plus  de  dix  ans,  la  crise  qui  a  conduit  les  Russes  aux  portes  de 
Constantinople  et  a  diminué  l'empire  de  plusieurs  provinces,  sans  tran- 
cher la  question,  sans  créer  les  conditions  d'une  paix  durable.  Aujour- 
d'hui, c'est  en  Candie  que  le  mouvement  insurrectionnel  éclate,  un 
mouvement  encore  obscur  et  mal  défini.  Ces  populations  de  l'île  de 
Crète,  elles  se  soulèvent  comme  elles  se  sont  soulevées  plus  d'une 
fois,  contre  des  excès  d'impôts  et  de  fiscalité,  contre  les  vexations 
d'une  autorité  surannée  et  oppressive.  La  Porte,  suivant  son  habitude, 
s'est  hâtée  d'envoyer  un  com.missaire  impérial ,  Mahmoud-Djehalle- 
din-Pacha,  pour  recueillir  les  plaintes  des  populations,  pour  essayer  de 
pacifier  l'île  par  de  bonnes  paroles  et  des  promesses  de  réformes; 
mais  Mahmoud-Pacha  est  revenu  à  Constantinople  sans  avoir  rien  pa- 
cifié du  tout  ;  c'est  même  une  question  de  savoir  si  des  réformes 
administratives  peuvent  être  efficaces,  et  comme  la  Porte  ne  peut  pas 
procéder  par  la  force,  l'insurrection  peut  se  prolonger  jusqu'à  ce  que 
les  puissances  s'en  mêlent,  au  risque  de  compliquer  et  d'aggraver  la 
question  par  leurs  antagonismes.  C'est  là  effectivement  le  point  déli- 
cat. Déjà  des  Cretois  paraissent  avoir  eu  l'idée  de  profiter  de  la  pré- 
sence prochaine  de  l'empereur  Guillaume  à  Athènes  pour  invoquer  son 
appui.  D'un  autre  côté,  il  y  a,  depuis  quelque  temps,  une  propagande 
assez  active,  même  assez  bruyante,  pour  persuader  aux  insurgés  de 
l'île  de  Crète  qu'ils  n'auraient  rien  de  mieux  à  faire  que  de  solliciter 
le  protectorat  de  l'Angleterre,  de  réclamer  le  sort  peu  enviable  de  l'île 
de  Chypre;  mais  l'empereur  Guillaume  ne  peut  rien  que  d'accord  avec 
les  autres  puissances,  et  l'Angleterre,  malgré  les  sympathies  témoi- 
gnées par  lord  Salisbury  aux  insurgés  crétois,  ne  songe  probablement 
pas  à  rechercher,  à  accepter  un  nouveau  protectorat. 

En  réalité,  il  n'est  point  douteux  que  le  jour  où  l'île  de  Crète  serait  dé- 
tachée du  domaine  ottoman,  la  solution  la  plus  sensée,  la  plus  natu- 
relle serait  l'annexion  au  royaume  hellénique.  C'est  le  vœu  intime  de 
la  population  Cretoise;  c'est  aussi  l'ambition  des  Grecs  qui,  en  tacti- 
ciens prudens,  comprennent  aujourd'hui  la  nécessité  de  ne  rien  préci- 
piter. Ils  se  défendent  habilement  de  toute  solidarité  avec  l'insurrec- 
tion. Ils  prodiguent  même  les  conseils  de  patience  aux  Crétois;  ils 
sentent  que  tout  pourrait  être  compromis  encore  à  l'heure  qu'il  est  par 
une  agitation  qui  pourra  toujours  renaître  quand  on  le  voudra.  Évidem- 
ment le  dernier  mot  n'est  pas  dit,  et  en  attendant,  cette  insurrection  de 
l'île  de  Crète  reste  un  élément  incandescent  de  plus  dans  ce  vaste  foyer 
de  l'Orient  où  il  y  a  déjà  la  Serbie,  la  Bulgarie,  la  Macédoine,  —  où 
peuvent  s'allumer  tous  les  conflits  que  l'Europe  redoute. 

Que  l'Angleterre,  qui  a  déjà  l'île  de  Chypre  par  une  fantaisie  d'osten- 
tation de  lord  Beaconsfield,  qui  occupe  l'Egypte  et  se  trouve  engagée  à 
cette  heure  même  sur  le  haut  Nil  dans  des  expéditions  périlleuses  pour 


I 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  747 

sa  renommée,  ait  tourné  ses  regards  vers  l'île  de  Crète,  c'est  possible. 
Il  est  peu  vraisemblable  que  le  gouvernement  anglais  fût  encouragé 
par  son  parlement  à  étendre  la  main  sur  une  île  dont  la  possession 
lui  créerait  plus  de  difficultés  que  d'avantages.  L'Angleterre  est  une 
grande  puissance  qui  a  quelques  points  fixes  et  ne  se  laisse  pas  entraîner 
facilement  au-delà  de  la  sphère  de  ses  intérêts  précis  et  pratiques. 
Elle  a  récemment  augmenté  ses  forces  navales  dans  des  proportions 
presque  colossales  pour  rester  en  mesure  de  prendre  position  dans  les 
conflits  qui  peuvent  s'élever  en  Europe.  Elle  ne  paraît  pas  disposée  à 
se  compromettre  pour  une  médiocre  conquête  ou  à  se  lier  d'avance. 
Elle  tient  à  garder  à  tout  événement  la  liberté  de  son  action.  Plus  d'une 
fois  depuis  quelque  temps,  le  ministère  a  été  interrogé  avec  une  cer- 
taine insistance  sur  la  direction  réelle  de  sa  politique  extérieure;  ces 
jours  derniers  encore,  dans  la  chambre  des  communes,  il  a  été  pressé 
de  s'expliquer  sur  la  mesure  de  ses  engagemens  avec  la  triple  alliance, 
particulièrement  avec  Fltalie,  et  le  sous-secrétaire  d'état,  sir  James 
Fergusson,  a  répondu  une  fois  de  plus  que  l'Angleterre  n'avait  aucun 
engagement,  qu'elle  restait  maîtresse  de  conformer  sa  conduite  à  ses 
intérêts  nationaux,  aux  circonstances.  Sir  James  Fergusson  ne  s'est 
point,  à  vrai  dire,  beaucoup  compromis.  11  n'a  dit  que  ce  que  tout  le 
monde  sait,  que  l'Angleterre  n'a  pas  l'habitude  d'entrer  dans  des  en- 
gagemens permanens;  il  n'a  pas  dit  ce  qu'il  entendait  par  les  intérêts 
anglais,  dans  quelles  circonstances  ces  intérêts  pourraient  se  trouver 
engagés.  La  chambre  des  communes  ne  s'est  pas  moins  tenue  pour 
satisfaite,  comme  si  elle  avait  compris;  elle  s'est  probablement  dit 
qu'après  tout  rien  ne  se  ferait  sans  elle. 

Le  parlement  anglais  au  surplus,  avant  de  prendre  ses  vacances,  a  été 
occupé  depuis  quelques  jours  d'une  bien  autre  affaire  tout  intérieure. 
Il  ne  s'agit  pas  même  de  l'Irlande,  dont  la  ligue  agraire  vient  de  se 
transformer  en  une  sorte  de  ligue  légale  pour  la  défense  des  fermiers. 
Il  s'agit  d'une  de  ces  questions  qui  sont  l'épreuve  du  vieux  loyalisme 
britannique,  de  la  dotation  des  enfans  de  la  maison  royale,  à  l'occa- 
sion du  mariage  de  la  fille  du  prince  de  Galles  avec  un  grand  seigneur 
anglais,  lord  Fife.  Évidemment  cela  n'a  pas  marché  tout  seul.  Les  radi- 
caux ont  saisi  l'occasion  d'éplucher  le  budget  de  la  reine,  ses  dépenses, 
ses  économies  depuis  un  demi-siècle.  Le  ministère  a  été  obligé  d'entrer 
en  transaction  pour  éviter  des  difficultés  qui  auraient  pu  devenir  pé- 
nibles. Il  a  été  convenu  d'abord  qu'on  accorderait  un  supplément  de 
dotation  de  près  d'un  million  au  prince  de  Galles,  à  condition  que  le 
pays  n'aurait  point  à  subvenir  à  l'établissement  de  ses  autres  enfans  ; 
mais  la  reine  Victoria  s'est  révoltée  contre  cette  restriction  qui  enga- 
geait l'avenir,  et  on  a  fini  par  s'en  tenir  pour  le  moment  à  voter  le 
supplément  de  dotation  du  prince  de  Galles.  Le  ministère  a  été,  du 
reste,  puissamment  secondé  par  le  vieux  chef  de  l'opposition,  M.  Glad- 


718  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

stonc,  qui,  avec  sa  loyauté  de  serviteur  éprouvé,  a  rendu  témoignage  de 
sa  lidélité  à  sa  souveraine,  et  si  M.  Gladstone  n'a  pu  décider  les  radi- 
caux de  son  parti  à  voter  avec  lui,  il  a  entraîné  M.  Parnell  lui-même  et 
ses  amis  irlandais.  Au  fond,  si  les  radicaux  ont  disputé  sur  la  dot,  la 
masse  anglaise  se  sent  peut-être  plus  llattée  dans  son  orgueil  du  ma- 
riage de  leur  princesse,  fille  de  l'héritier  de  la  couronne,  avec  un  lord, 
que  de  tous  les  mariages  avec  de  petits  princes  allemands,  et  des  dé- 
bats éphémères  n'altèrent  pas  la  popularité  de  la  dynastie  liée  aux  des- 
tinées de  la  libre  Angleterre. 

en.    DE   MAZADE. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


La  Bourse  a  vécu  pendant  toute  la  seconde  quinzaine  de  juillet  dans 
Tattentedu  résultat  des  élections  de  dimanche  dernier.  Le  monde  finan- 
cier ne  croyait  pas  à  un  succès  complet  du  boulangisme  dans  une  par- 
tie où  les  conditions  de  la  lutte  étaient  si  inégales.  Toutefois  le  résultat 
l'a  surpris,  car  il  ne  s'attendait  pas  non  plus  à  une  défaite  aussi  écra- 
sante. Et  comme  la  spéculation  haussière  avait  pris  position  sur 
l'échec  éventuel  du  boulangisme,  elle  triomphe.  D'un  seul  coup  elle  a 
fait  monter  le  3  pour  100  français  de  0  fr.  70  et  menacé  le  découvert 
d'un  mauvais  quart  d'heure  en  liquidation. 

Il  y  a  deux  semaines,  la  rente  se  relevait  brusquement  de  83.20  à 
84.30,  mais  cet  élan  ne  se  soutenait  pas  et  de  nouvelles  ventes  rame- 
naient notre  principal  fonds  de  spéculation  entre  83.50  et  Sk  francs. 
Samedi  dernier,  veille  des  élections,  le  3  pour  100  se  relevait  encore 
de  83.70  à  83.90. 

Lundi,  dès  l'ouverture,  on  cotait  84.25,  puis  en  clôture  84.50.  L'élan 
a  porté  la  rente  jusqu'à  84.75  mardi,  mais  la  lutte  pour  la  réponse  des 
primes  s'est  alors  engagée,  et  une  réaction  de  0  fr.  35  a  été  le  résultat 
de  l'effort  des  vendeurs.  Du  15  au  30,  le  3  pour  100  se  trouve  avoir 
gagné  0  fr.  50  à  84.40. 

Dans  l'intervalle,  le  marché  des  fonds  étrangers  avait  été  encore 
plus  éprouvé  que  celui  des  rentes  françaises.  Deux  valeurs  ont  surtout 
subi  une  très  forte  dépréciation,  l'Italien  et  l'Extérieure. 

Sur  ritalien,  on  pouvait  constater  un  premier  résultat  des  arbitrages 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  719 

opérés  au  printemps  dernier  en  faveur  des  fonds  russes.  Longtemps 
soutenue  par  les  banquiers  allemands,  la  rente  italienne  s'était  déclas- 
sée en  France.  Le  nombre  des  titres  flottans  allait  s'accroissant  à 
chaque  liquidation.  Le  fardeau  est  devenu  à  la  fin  trop  lourd,  et  en 
deux  ou  trois  séances  la  spéculation  berlinoise  a  dû  abandonner  deux 
ou  trois  points.  Entre  92  et  93  francs,  toutefois,  des  rachats  ont  com- 
mencé à  se  produire.  On  cote  93.35,  et  on  peut  compter  sur  le  maintien 
de  ce  niveau  pour  un  certain  temps,  sauf  imprévu. 

L'Extérieure,  cotée  il  y  a  peu  de  temps  encore  76  francs  ex-coupon  tri- 
mestriel, a  rétrogradé  en  un  mois  à  Ik  et  en  deux  ou  trois  séances  do 
7Zi  à  72.  On  signalait  une  débâcle  à  Barcelone,  l'impossibilité,  pour 
la  spéculation  de  cette  place,  de  trouver  à  faire  reporter  ses  positions. 
De  plus,  la  Banque  d'Espagne,  avec  un  portefeuille  tout  gonflé  de 
valeurs  gouvernementales,  atteignait  la  limite  de  sa  circulation  fidu- 
ciaire. Déjà,  cependant,  la  période  aiguë  de  ces  embarras  semble  pas- 
sée. Le  Trésor  espagnol,  condamné  à  user  d'expédiens  jusqu'à  la  ses- 
sion prochaine  des  Cortès,  augmentera  encore  ses  engagemens,  et  h 
crise  se  terminera  dans  quelques  mois  par  un  gros  emprunt.  Les  difii- 
cultés  les  plus  fortes  ont  paru  suffisamment  escomptées  par  le  cours  de 
72  francs.  Des  rachats  sont  intervenus  et  l'Extérieure  a  été  relevée  de 
72  à  73  francs.  Nous  la  laissons  à  72.50  sur  la  nouvelle  d'un  emprunt 
de  50  à  80  millions  en  or  que  ferait  la  Banque  d'Espagne  auprès  de 
maisons  de  banque  de  Londres  ou  de  Paris,  en  donnant  en  nantisse- 
ment une  partie  de  son  stock  de  k  pour  100  amortissable. 

Les  fonds  russes  et  le  rouble  ont  monté.  Le  k  pour  100  1880 
cote  89.75  au  lieu  de  89.15  et  les  obligations  consolidées  des  chemins 
de  fer  89.25  au  lieu  de  88.75. 

Le  Hongrois  a  été  à  peu  près  immobile  à  Sk.  La  situation  budgétaire 
est  bonne  en  Autriche-Hongrie,  et  les  marchés  de  Vienne  et  de  Pesth  se 
reposent  des  grands  efforts  dépensés  au  commencement  de  l'année 
pour  les  conversions  des  anciennes  dettes  5  pour  100.  Les  Chemins  de 
fer,  comme  les  Autrichiens  et  les  Lombards,  dont  les  recettes  dans  le 
second  semestre  de  l'exercice  sont  pour  une  bonne  part  déterminées 
par  le  transport  des  céréales,  ont  été  déjà  affectés  par  les  apprécia- 
tions officielles  concernant  la  qualité  et  la  quantité  du  rendement  pro- 
chain. Les  titres  des  deux  compagnies  ont  baissé  de  10  francs  à  470  et 
251.25.  Les  Autrichiens  toutefois,  dans  la  dernière  Bourse,  se  sont  re- 
levés de  5  francs  à  475. 

Le  Portugais  se  tient  à  65  et  est  assez  justement  recherché  par  les 
capitaux  à  ce  cours.  L'affaire  du  chemin  de  fer  de  la  baie  Delagoa  ne 
semble  pouvoir  exercer  aucune  action  fâcheuse  sur  la  situation  finan- 
cière du  pays. 

Les  valeurs  ottomanes  sont  complètement  abandonnées.  Les  infor- 
mations lancées  presque  chaque  jour  d'Athènes  et  de  Constantinople 


720  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sur  les  troubles  de  Crète  n'ont  pas  eu  le  don  jusqu'ici  d'attirer  l'atten- 
tion des  spéculateurs  sur  le  marché  délaissé  du  1  pour  100  turc,  des 
obligations  des  douanes  ou  de  la  Banque  ottomane,  cotés  respective- 
ment 16.20,  357.50  et  508.75. 

L'Unifiée  d'Egypte  ezt  calme  à  hhS.ld.  Bien  qu'on  ait  signalé  de  nou- 
veaux pourparlers  entre  les  cabinets  de  Paris  et  de  Londres  et  le  gou- 
vernement du  khédive  pour  la  conversion  de  la  Dette  privilégiée,  il  ne 
saurait  être  question  désormais  d'une  opération  d'une  telle  importance 
avant  plusieurs  mois. 

Les  titres  des  institutions  de  crédit  ont  fléchi  avec  nos  fonds  publics 
et  se  sont  relevé:  avec  eux,  mais  sans  fluctuations  violentes.  La  Banque 
de  France  a  été  portée  de  3,760  à  3,810.  On  continue  à  craindre  pour 
cet  établissement  une  perte,  peu  importante  d'ailleurs  selon  toute  pro- 
babilité, sur  le  montant  des  avances  faites  à  l'ancien  Comptoir  d'es- 
compte. Le  Crédit  foncier  gagne  6  fr.  25  à  1,260,  la  Banque  de  Paris 
2  fr.  50  à  720,  la  Banque  d'escompte  3  fr.  75  à  505,  le  Crédit  lyonnais 
7  fr.  50  à  667  fr.  50.  Les  actions  de  nos  grandes  compagnies,  grâce  à 
d'excellentes  recettes  pour  les  dernières  semaines,  ont  été  activement 
recherchées,  malgré  le  peu  d'empressement  des  capitaux  à  s'employer 
pendant  cette  période  d'incertitude.  Le  Lyon  s'est  maintenu  au-dessus 
de  1,300,  le  Nord  à  1,700;  l'Orléans  a  gagné  10  francs  à  1,3^5. 

Le  Gaz,  longtemps  délaissé,  a  progressé  de  ko  francs  à  1,360.  Le 
Suez  s'est  maintenu  sans  variations  notables. 

Les  Voitures  à  750  et  les  Transatlantiques  à  575  ne  se  sont  pas  en- 
core relevées.  Mais  les  Omnibus  ont  gagné  25  francs  à  1,325. 

L'action  du  Panama  a  fléchi  de  55  à  45.  Le  liquidateur  de  la  Compa- 
gnie a  tenté  une  émission  de  357,  894  obligations  à  lois  au  prix  de 
105  francs,  qui  devait  paraître  fort  avantageux,  à  cause  de  la  sécurité 
complète  donnée  par  le  législateur  au  dépôt  fait  par  la  Société  civile 
pour  le  service  des  lots  et  l'amortissement.  Malgré  le  concours  de  neuf 
de  nos  établissemens  de  crédit,  cette  opération  ne  paraît  pas  avoir  eu 
*  tout  le  succès  espéré  par  le  liquidateur.  Il  est  probable  toutefois  qu'elle 
lui  fournira  les  sommes  nécessaires  pour  constituer  la  commission 
technique  d'études  qui  doit  dresser  le  devis  des  travaux  à  achever. 

L'ancien  Comptoir  d'escompte  a  reculé  de  95  à  80  francs.  Les  plai- 
doiries ont  été  prononcées  dans  le  procès  en  responsabilité  intenté 
par  les  liquidateurs  judiciaires  contre  les  administrateurs.  La  date  du 
jugement  n'est  pas  encore  fixée. 

La  Banque  parisienne  a  lancé  une  émission  d'obligations  de  la  pro- 
vince de  San-Luis  (République  argentine).  Le  public  n'a  pas  répondu  à 
cet  appel.  Avec  la  prime  sur  l'or  à  75  pour  100  à  Buenos-Ayres,  le  mo- 
ment était  mal  choisi  pour  rouvrir  le  robinet  des  valeurs  argentines. 

Le  d'rccteur-gérant  :  G.  Bllùz. 


EXAMEN 


DE 


CONSCIENCE    PHlLOSOPilIOlE 


I. 


Le  premier  devoir  de  l'homme  sincère  est  de  ne  pas  influer  sur 
ses  propres  opinions,  de  laisser  la  réalité  se  refléter  en  lui  comme 
en  la  chambre  noire  du  photographe,  et  d'assister  en  spectateur  aux 
batailles  intérieures  que  se  livrent  les  idées  au  fond  de  sa  con- 
science. On  ne  doit  pas  intervenir  dans  ce  travail  spontané  ;  devant 
les  modifications  internes  de  notre  rétine  intellectuelle,  nous  de- 
vons rester  passifs.  Non  que  le  résultat  de  l'évolution  inconsciente 
nous  soit  indifférent  et  qu'il  ne  doive  entraîner  de  graves  consé- 
quences ;  mais  nous  n'avons  pas  le  droit  d'avoir  un  désir,  quand 
la  raison  parle  ;  nous  devons  écouter,  rien  de  plus;  prêts  à  nous 
laisser  traîner  pieds  et  poings  liés  où  les  meilleurs  argumens  nous 
entraînent.  La  production  de  la  vérité  est  un  phénomène  objectif, 
étranger  au  moi,  qui  se  passe  en  nous  sans  nous,  une  sorte  de 
précipité  chimique  que  nous  devons  nous  contenter  de  regarder 
avec  curiosité.  De  temps  en  temps,  il  est  bon  de  s'arrêter,  de  se 
recueillir  en  quelque  sorte,  pour  voir  en  quoi  la  façon  dont  on 
envisage  le  monde  a  pu  se  modifier,  quelle  marche,  dans  l'échelle 

TOME  XCIV.   —   15  AOCT  1889.  /jG 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  probabilité  à  la  certitude,  ont  pu  suivre  les  propositions  dont 
on  a  fait  la  base  de  sa  vie. 

Une  chose  absolument  hors  de  doute,  c'est  que,  dans  l'univers 
accessible  à  notre  expérience,  on  n'observe  et  on  n'a  jamais  observé 
aucun  fait  passager  provenant  d'une  volonté  ni  de  volontés  su- 
périeures à  celle  de  l'homme.  La  constitution  générale  du  monde 
est  remplie  d'intentions,  au  moins  apparentes;  mais  dans  les  faits 
de  détail,  rien  d'intentionnel.  Ce  qu'on  attribue  aux  anges,  aux 
ddimones,  aux  dieux  particuliers,  provinciaux,  planétaires,  ou 
même  à  un  Dieu  unique  agissant  par  des  volontés  particulières,  n'a 
aucune  réalité.  De  notre  temps,  rien  de  ce  genre  ne  se  laisse 
constater.  Des  textes  écrits,  si  on  les  prenait  au  sérieux,  feraient 
croire  que  de  tels  faits  se  sont  passés  autrefois  ;  mais  la  critique 
Itistorique  montre  le  peu  de  crédibilité  de  pareilles  narrations. 
Si  le  régime  des  volontés  particulières  avait  été,  à  une  époque 
quelconque,  la  loi  du  monde,  on  verrait  quelque  reste,  quelque 
arrachement  d'un  tel  régime  dans  l'état  actuel.  Or  l'état  actuel 
ne  présente  aucune  trace  d'une  action  Tenant  du  dehors.  L'état 
que  nous  avons  devant  nous  est  le  résultat  d'un  développement 
dont  nous  ne  voyons  pas  le  commencement;  dans  les  innom- 
brables mailles  de  cette  chaîne,  nous  ne  découvrons  pas  un  seul 
acte  libre,  avant  l'apparition  de  l'homme  ou,  si  l'on  veut,  des 
êtres  vivans.  Depuis  l'apparition  de  l'homme,  il  y  a  eu  une  cause 
libre  qui  a  usé  des  forces  de  la  nature  pour  des  fins  voulues; 
mais  cette  cause  émane  elle-même  de  la  nature  ;  c'est  la  na- 
ture se  retrouvant,  arrivant  à  la  conscience.  Ce  qui  ne  s'est  ja- 
mais vu,  c'est  l'intervention  d'un  agent  supérieur  pour  corriger 
ou  diriger  les  forces  aveugles,  éclairer  ou  améliorer  l'homme, 
empêcher  un  affreux  malheur,  prévenir  une  injustice,  préparer  les 
voies  à  l'exécution  d'un  plan  donné.  Le  caractère  de  précision 
absolue  du  monde  que  nous  appelons  matériel  suffirait  à  éloigner 
l'idée  d'intention  ;  l'intentionnel  se  trahissant  presque  toujours  par 
le  manque  de  géométrie  et  l'à-peu-près. 

Ce  que  nous  A"enons  de  dire  s'applique  avec  une  certitude  en 
quelque  sorte  expérimentale  à  la  planète  Terre,  dont  l'histoire  nous 
est  assez  bien  connue  pour  qu'une  grosse  particularité  de  son  ré- 
gime ne  puisse  nous  échapper.  Nous  pouvons  l'appliquer  sans  hési- 
tation au  soleil  et  au  système  solaire  tout  entier,  qui  ne  forment  avec 
nous  qu'un  seul  petit  cosmos.  Nous  pouvons  même  l'appliquer  à  tout 
le  système  sidéral  qui  se  révèle  aux  habit  ans  de  la  terre  grâce  à  la 
transparence  de  l'air  et  de  l'espace  (1).  Malgré  les  distances  dépas- 

(1)  C'est  là  ce  que,  dans  tout  ce  morceau,  j'appellerai  univers. 


EXAMEX    DE    CONSCIENCE    PIIILOSOPIUQUE.  7'23 

sant  toute  imagination  qui  séparent  ces  diiTérens  corps  les  uns  des 
autres  et  de  nous,  on  a  pu  constater  que  la  physique,  la  mécanique, 
la  cliimie  de  ces  corps  sont  les  mêmes  que  celles  du  système 
solaire.  Nul  doute  qu'ils  ne  suivent,  comme  le  système  solaire,  les 
lois  d'un  développement  ayant  ses  causes  en  lui-même.  En  tout 
cas,  s'il  en  était  autrement,  Y  omis  prohandi  incomberait  à  ceux  qui 
soutiendraient  le  contraire,  en  vertu  de  ce  principe  que  l'on  ne 
doit  pas  discuter  comme  possible  ce  qu'aucun  indice  ne  porte  à 
supposer.  Tout  indice,  même  faible,  doit  être  suivi  par  la  science 
avec  acharnement.  Mais  l'assertion  gratuite  n'a  pas  besoin  d'être 
réfutée;  qnod  gratis  asseritur  gratis  negalar. 

De  même  que  nous  ne  voyons  pas  au-dessus  de  nous  de  trace 
d'intelligence  agissant  en  vue  de  fins  déterminées,  nous  n'envoyons 
pas  non  plus  au-dessous.  La  fourmi,  quoique  très  petite,  est  plus 
intelligente  que  le  cheval  ;  mais  si,  dans  l'ordre  microbique,  il  y 
avait  des  êtres  très  intelligens,  nous  nous  en  apercevrions  à  des 
actions  réfléchies  émanant  d'eux.  Or  l'action  de  ces  petits  êtres, 
qui  sont  la  cause  de  presque  tous  les  phénomènes  morbides,  a  si 
peu  de  portée  qu'il  a  fallu  une  science  très  avancée  pour  l'aper- 
cevoir; à  l'heure  qu'il  est,  leur^  action  se  confond  presque  encore 
avec  les  forces  chimiques  et  mécaniques.  D'après  notre  expérience, 
bornée  sans  doute,  l'intelligence  paraît  limitée  au  règne  du  fini; 
au-dessus  et  au-dessous,  c'est  la  nuit. 

On  peut  donc  poser  en  thèse  que  le  fieri  par  développement  in- 
terne, sans  intervention  extérieure,  est  la  loi  de  tout  l'univers  que 
nous  percevons.  Le  nombre  infini  des  coups  fait  que  tout  arrive  et 
que  des  buts  atteints  par  hasard  semblent  atteints  par  volonté. 
Notre  univers  expérimentable  n'est  gouverné  par  aucune  raison 
réfléchie.  Dieu,  comme  l'entend  le  vulgaire,  le  Dieu  vivant,  le  Dieu 
agissant,  le  Dieu-Providence,  ne  s'y  montre  pas.  —  La  question  est 
de  savoir  si  cet  univers  est  la  totalité  de  l'existence.  Ici  le  doute 
commence.  Le  Dieu  actif  est  absent  de  cet  univers;  n'existe-t-il  pas 
au-delà  ? 

Et  d'abord,  cet  univers  est-il  infini?  La  poussière  d'or,  inégale- 
ment répartie,  que  nous  voyons  au-dessus  de  notre  tête,  dans  une 
nuit  claire,  remplit-elle  l'infini  de  l'espace?  Est-il  sur  qu'il  n'y  ait 
pas  des  stations  dans  l'espace  d'où  un  œil  verrait  :  d'un  côté,  un 
ciel  peuplé  d'étoiles  comme  celui  que  nous  contemplons;  de  l'autre, 
un  abîme  noir,  le  vide  de  tout  coi"ps  lumineux?  Immense,  cet  uni- 
vers l'est  assurément.  Mais  qu'est-ce  qu'un  décillion  de  lieues  au- 
près de  l'infini? 

Et  quand  il  serait  sûr  que  l'espace  rempli  de  soleils  est  sans 
limites,  s'ensuivrait-il  qu'il  n'y  a  pas  d'autres  infinis  d'un  ordre 


724  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

supérieur  ou  inférieur?  Le  calcul  infinitésimal  ne  roule  assurément 
que  sur  des  formules;  mais  ces  formules  sont  des  symboles  frap- 
pans.  11  y  a  des  ordres  divers  d'infini,  dont  les  inférieurs  sont  zéro 
à  l'égard  des  supérieurs.  Ce  paradoxe  apparent  sert  do  base  à  des 
calculs  d'une  absolue  vérité.  Toute  quantité  finie,  ajoutée  à  l'infini 
ou  retranchée  de  l'infini,  équivaut  à  zéro  ;  toute  quantité  finie  n'est 
rien  comparée  à  l'infini.  Nos  idées  de  l'espace  et  du  temps  sont 
toutes  relatives.  La  distance  de  la  terre  à  Siiius  est  énorme  d'après 
nos  mesures.  Les  vides  intérieurs  d'une  molécule  peuvent  être 
aussi  considérables  pour  des  êtres  doués  d'un  autre  critérium  de 
la  grandeur.  La  longévité  de  notre  monde  pourrait,  aux  yeux  d'un 
dieu,  paraître  l'équivalent  d'un  jour. 

Tout  semble  ainsi  composé  de  mondes  existant  à  peine  au  re- 
gard les  uns  des  autres,  et  pour  eux-mêmes  étant  l'infini.  Celui  qui 
connaît  le  mieux  la  France  ignore  ce  qui  se  passe  dans  les  mille 
petits  centres  de  province  ;  celui  qui  connaît  un  de  ces  petits  cen- 
tres ne  voit  rien  au-delà  et  le  trouve  composé  de  centres  plus 
petits  encore,  dont  chacun  ne  voit  que  lui-même.  Des  mondes  ren- 
fermant des  mondes,  l'infiniment  petit  de  l'un  étant  l'infiniment 
grand  de  l'autre,  voilà  la  vérité.  Notre  réalité  (celle  où  nous  vivons 
et  qui  pour  nous  est  le  fini)  est  faite  avec  des  infinis  d'un  ordre 
inférieur;  elle  sert  elle-même  à  faire  des  infinis  supérieurs.  Elle 
est  un  infiniment  grand  pour  ce  qui  est  au-dessous,  un  infiniment 
petit  pour  ce  qui  est  au-dessus,  un  miUeu  entre  deux  infinis. 

Nous  voyons  peu  l'ordre  d'infini  qui  nous  dépasse;  mais  l'ordre 
d'infini  qui  est  au-dessous  de  nous,  le  monde  de  l'atome,  de  la 
cellule,  du  microbe  composé  de  microbes,  est  d'une  existence  aussi 
certaine  que  l'ordre  du  fini,  qui  est  le  sujet  habituel  de  nos  re- 
cherches et  de  nos  méditations.  Les  clichés  de  la  mémoire,  ces 
iimombrables  petites  images  que  nous  pouvons  épousseter  et  faire 
revivre  à  volonté,  tiennent  sous  la  boîte  osseuse  de  notre  cerveau, 
dans  un  espace  très  limité.  Les  types  de  la  génération,  renfermés 
les  uns  dans  les  autres,  comme  le  bouton  de  fleur  dans  le  bouton, 
sont  un  autre  exemple  de  la  flexibilité  infinie  de  l'espace  ou  plutôt 
de  sa  relativité  (1).  L'atome  peut  renfermer  un  infini.  Le  charbon 
de  terre  qui  entretient  la  chaleur  dans  nos  cheminées  est  un  com- 
posé de  petits  mondes  que  notre  monde  emploie  ;  nous  sommes 
peut-être  l'atome  de  carbone  qui  entretient  la  chaleur  d'un  autre 
monde.  Nous  ne  voyons  pas  Dieu  en  cet  univers  ;  l'athéisme  y  est 
logique  et  fatal;  mais  cet  univers  est  peut-être  subordonné;  on 

(I)  Les  considérations  de  la    géométrie  moderne  sur  l'espace  ayant  plus  de  trois  di- 
mensions ont  peut-être  ici  un  lien  a\ec  la  réalité. 


EXAMEN    DE    CONSCIENCE    PHILOSOPHIQUE.  725 

est  peut-être  athée  pour  ne  pas  voir  assez  loin.  Des  cercles  sans 
lin  se  connnandent-ils  les  uns  les  autres,  ou  bien  un  absolu 
lixe  et  immobile  englobe-t-il  ces  zones  infinies  du  variable  et  du 
mobile,  selon  la  belle  formule  biblique  :  Tu  autem  idem  ipse  es,  el 
anni  tiii  non  deficiunt?  Nous  l'ignorons  absolument. 

C'est  dans  la  comparaison  de  l'atome  à  l'univers  que  les  consi- 
dérations infinitésimales  ont  leur  juste  application.  Relativement  à 
l'ordre  de  grandeurs  où  nous  vivons,  l'atome  est  un  infiniment 
petit,  un  zéro.  Relativement  à  un  ordre  de  grandeur  au-dessous, 
l'atome  est  un  infiniment  grand.  L'atome  est  pour  nous  un  point 
résistant;  la  conception  de  l'atome  comme  un  solide  plein,  aussi 
petit  que  l'on  voudra,  paraît  devoir  être  écartée;  le  plein  indivisible 
n'existant  pas  dans  la  nature.  Notre  univers,  quoique  composé  de 
corps  laissant  entre  eux  d'immenses  vides,  est  en  réalité  impéné- 
trable. Supposons  une  flèche  tirée  avec  une  force  infinie  aux  con- 
fins de  l'univers  ;  cette  flèche  ne  traverserait  pas  l'univers,  en  appa- 
rence si  clairsemé  ;  elle  rencontrerait  des  corps  sans  nombre,  qui 
l'arrêteraient;  de  même  qu'une  balle  ne  réussirait  pas  à  traverser 
un  nuage  sans  se  mouiller. 

Un  atome  de  corps  simple,  un  atome  d'or,  par  exemple,  peut  ainsi 
être  con:u  comme  un  univers,  dont  les  diflerens  composans,  loin 
de  former  un  solide  plein,  seraient  aussi  éloignés  l'un  de  l'autre  que 
les  difl"érens  centres  de  systèmes  solaires.  L'impénétrabilité  résul- 
terait de  l'invariabilité  interne  d'un  tel  corps,  à  laquelle  aucun 
moyen  naturel  ou  scientifique  n'a  pu  jusqu'ici  porter  atteinte.  L'in- 
attaquabilité  du  corps  simple  serait  un  fait  analogue  à  la  stabi- 
lité des  lois  de  notre  univers  ou  plutôt  à  l'absence  de  volontés 
particulières  dans  le  gouvernement  de  cet  univers.  L'absence  de 
toute  intervention  externe  dans  l'ordre  de  choses  que  nous  voyons 
répondrait  à  ce  fait  qu'aucun  chimiste  n'a  réussi  jusqu'ici  à  détruire 
le  groupement  d'une  iorce  primordiale  infinie  qui  constitue  un 
atome. 

Il  n'est  donc  pas  exact  de  dire:  «  l'univers  que  nous  voyons  est 
éternel,  »  pas  plus  qu'il  n'est  exact  de  dire:  «  l'atome  est  éternel.  » 
L'atome  est  un  phénomène  qui  a  commencé  ;  il  finira  ;  notre  uni- 
vers est  un  phénomène  qui  a  commencé;  il  finh*a.  Ce  qui  n'a  jamais 
commencé  et  ne  finira  jamais,  c'est  le  tout  absolu,  c'est  Dieu.  La 
métaphysique  est  une  science  qui  n'a  qu'une  ligne  :  «  Quelque 
chose  existe  ;  donc  quelque  chose  a  existé  de  toute  éternité  ;  )>  une 
telle  affirmation  équivaut  à  «  Nul  eflet  sans  cause,  »  assertion  qui 
a  bien  quelque  chose  d'expérimental.  Mais,  entre  cette  existence 
primordiale  et  le  monde  que  nous  voyons,  il  y  a  des  infinis  d'in- 
tervalle. Le  monde  que  nous  voyons  et  l'atome  de  corps  simple 


726  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ont  peut-être  des  décillions  de  décillions  de  siècles  d'existence; 
ou,  ce  qui  revient  au  même,  depuis  des  décillions  de  décillions 
de  siècles,  aucune  volonté  particulière  n'a  atteint  ni  notre  univers 
ni  l'atome.  Comme  l'imagination  humaine  ne  saisit  pas  la  différence 
entre  l'infini  et  l'indéfini,  cela  suffit  pour  les  certitudes  dont  nous 
avons  besoin.  Entre  une  probabilité  d'un  milliard  contre  un  et  la 
certitude  nous  ne  distinguons  pas.  L'induction  :  «  Le  soleil  s'est 
levé  aujourd'hui,  il  se  lèvera  demain,  »  nous  donne  une  pleine  sé- 
curité ;  cette  grande  construction  par  à  peu  près,  qui  est  la  vie  hu- 
maine, trouve  une  base  plus  solide  qu'elle-même  dans  ce  fait  que 
jamais,  à  notre  connaissance,  les  lois  de  la  nature  n'ont  subi  d'in- 
fraction. 

Mais,  de  ce  que  cela  n'est  point  arrivé,  au  moins  depuis  un  temps 
énorme,  est-on  en  droit  de  conclure  que  cela  n'arrivera  jamais? 
Le  monde  est  peut-être  le  jeu  d'un  être  supérieur,  l'expérience 
d'un  savant  transcendant,  possédant  les  derniers  secrets  de  l'être. 
Un  chimiste  de  génie  réussira-t-il  un  jour  à  décomposer  l'atome 
simple  ou  à  le  supprimer?  Jusqu'à  la  veille  du  jour  où  une  telle  dé- 
couverte se  fera,  les  consciences  qui  peuvent  exister  dans  l'atome  (1) 
diront,  comme  nous  disons  :  «  Le  monde  est  immuable,  éternel,  » 
et,  au  moment  de  la  découverte,  elles  reconnaîtront  leur  erreur. 
De  même,  un  être  supérieur  portera  peut-être  un  jour  atteinte  à 
la  loi  de  stabilité  de  notre  univers,  sans  avoir  beaucoup  plus  de 
souci  des  êtres  qui  s'y  trouvent  que  le  manœuvre  qui  gâche  une 
motte  de  terre  n'en  a  des  insectes  qui  peuvent  y  mener  leur  petite 
vie.  Sans  aller  jusqu'aux  profondeurs  de  l'action  chimique,  prenons 
pour  objet  de  notre  méditation  tel  atome  perdu  dans  les  masses  de 
granit  qui  forment  les  substructions  de  nos  rivages.  Voilà  des  milliers 
de  siècles  qu'il  existe,  et,  s'il  y  a  dans  cet  atome  des  êtres  pensans, 
leur  opinion  doit  être  que  leur  monde,  si  petit  pour  nous,  si  grand 
pour  eux,  est  impénétrable,  infini,  autonome,  \àvant  de  lui-même. 
Ils  se  tromperaient  cependant.  Vis-à-vis  de  la  côte  de  Bretagne  où 
j'écris  ces  lignes  ("2),  j'ai  vu  dans  mon  enfance  une  île,  l'île  Grande, 
qui  a  maintenant  presque  disparu.  C'est  M.  Haussmann  qui  l'a  fait 
disparaître  ;  les  masses  de  granit  qui  la  composaient  forment,  à 
l'heure  qu'il  est,  les  trottoirs  des  boulevards  de  Paris  construits 
sous  le  second  empire.  Quand  la  mine  commença  de  jouer  dans  ces 

(1)  L'atome  n'est  pas  plus  conscient  que  l'univers;  rien,  du  moins,  ne  le  prouve;  mais, 
de  même  que  l'univers,  inconscient  dans  son  ensemble,  renferme  des  consciences,  celle 
de  l'homme,  par  exemple,  qui  ne  se  font  pas  sentir  dans  le  tout  ;  de  même  l'atome, 
dans  ses  élémens,  deux  fois  infiniment  petits  relativement  à  nous,  peut  renfermer  des 
consciences,  qui  ne  se  font  pas  non  plus  sentir  dans  le  tout. 

(2)  Septembre  1888. 


EXAMEN  DE  CONSCIENCE  PHILOSOPHIQCE.  727 

profondeurs,  l'étonnement  des  millions  de  milliards  de  petits  mondes 
qui  étaient  là,  cachés  dans  une  ombre  pour  nous  absolue, a  dû  être 
grand.  Et  seuls  les  univers  granitiques  placés  sur  les  points  de 
brisement  ont  dû  s'apercevoir  de  quelque  chose.  A  l'intérieur 
des  dalles  que  nous  foulons  aux  pieds  à  Paris,  des  millions  d'uni- 
vers dorment,  aussi  trancpiilles  dans  leur  erreur  de  l'autonomie 
de  leur  monde,  que  quand  ils  faisaient  partie  des  rochers  de  Bre- 
tagne. La  lumière  ne  tiendra  pour  eux  que  le  jour  où  ils  seront  ré- 
duits en  macadam. 

La  surprise  qu'éprouvèrent  les  petits  univers  des  rochers  grani- 
tiques de  l'île  Grande,  la  surprise  qu'éprouverait  le  monde  caché 
dans  un  atome  d'or,  si  l'or  venait  à  être  dissous,  peut  nous  être 
réservée.  Un  Dieu  se  révélera  peut-être  un  jour.  L'éternité  de 
notre  univers  n'est  plus  assurée,  du  moment  que  l'on  est  en  droit 
de  supposer  qu'il  est  un  fini,  subordonné  à  un  infini.  L'infini  supé- 
rieur peut  disposer  de  lui,  l'utiliser,  l'appliquer  à  ses  fins.  «  La  na- 
ture et  son  auteur  »  n'est  peut-être  pas  une  expression  aussi  absurde 
qu'il  semble.  Tout  est  possible,  même  Dieu.  L'histoire  de  l'univers, 
dira-t-on,  n'a  jamais  montré,  autant  que  l'homme  peut  savoir,  au- 
cune raison  de  former  une  telle  hypothèse.  Sans  doute  ;  mais  les 
atomes  des  profondes  couches  de  granit  de  l'île  Grande  ont  été 
bien  longtemps  aussi  avant  de  s'apercevoir  de  l'existence  de 
l'humanité.  Dieu  ne  fait  pas  d'apparitions  dans  le  monde  que 
nous  mesurons  et  observons  ;  mais  on  ne  peut  prouver  qu'il  n'en 
fasse  pas  dans  l'infini  du  temps.  L'homme  ne  voit  pas  faux,  comme 
le  supposent  les  sceptiques  subjectifs;  il  voit  borné.  Son  univers 
est  grand  et  vieux  sans  doute  ;  c'est  a  dans  la  formule  x  -\-  a^  or 
dans  ce  cas  ^7  =  0. 

Il  n'est  donc  pas  impossible  qu'en  dehors  de  l'univers  que  nous 
connaissons  (fini  ou  infini,  n'importe)  il  y  ait  un  infini  d'un  autre 
ordre,  pour  lequel  notre  univers  ne  soit  qu'un  atome.  Cet  infini, 
qui  pour  nous  serait  Dieu  (1),  peut  ne  se  révéler  qu'à  des  inter- 
valles selon  nous  extrêmement  longs,  insignifians  au  sein  de 
l'absolu.  A  ce  point  de  vue,  l'existence  d'un  Dieu  aux  volontés  par- 
ticulières, qui  n'apparaît  pas  dans  notre  univers,  peut  être  tenue 
pour  possible  au  sein  de  l'infini,  ou  du  moins  il  est  aussi  témé- 
raire de  la  nier  que  de  l'afhrmer. 


(1)  Je  parle  au  sens  relatif.  Un  être  nous  dépassant  de  l'infini  et  se  décelant  à  nous 
par  des  actes  particuliers  intentionnels,  serait  Dieu  pour  nous,  comme  l'homme  est  le 
dieu  de  l'animal. 


728 


REVUE  DES    DEUX   MONDES. 


II. 


Les  innoiTibrablcs  consciences  individuelles  que  la  planète  Terre 
a  produites,  que  les  autres  planètes,  les  autres  soleils,  les  autres 
univers  ont  pu  produire,  ont  bien  l'air  de  devoir  rester  encapsulées 
dans  l'univers  auquel  elles  ont  appartenu.  La  reviviscence  de  ces 
consciences  serait  un  miracle,  comme  l'ont  pensé  les  théologiens 
qui  ont  soutenu  que  l'àmc  de  l'homme  est  immortelle,  non  par  sa 
nature,  mais  par  une  volonté  particulière  de  Dieu.  Dans  le  milinu 
que  nous  expérimentons,  il  ne  se  passe  pas  de  miracles  ;  mais,  au 
point  de  vue  de  l'infini,  rien  n'est  impossible.  Il  est  bien  curieux 
que  les  juifs,  qui,  sans  croire  aucunement  à  une  âme  immortelle, 
ont  le  plus  contribué  à  répandre  les  idées  des  récompenses  futures, 
sous  la  forme  de  croyance  au  royaume  de  Dieu  et  à  la  résurrection, 
se  formaient  une  imagination  analogue,  concevant  les  apparitions 
de  la  justice  divine  comme  intermittentes  et  le  réveil  des  justes 
comme  un  miracle  directement  opéré  par  Dieu.  Cela  valait  mieux 
assurément  que  les  sophismes  du  Phcdon.  L'infinité  de  l'avenir 
noie  bien  des  difficultés.  Si  Dieu  existe,  il  doit  être  bon,  et  il  finira 
par  être  juste.  L'homme  serait  ainsi  immortel  dans  l'infini,  à  l'infini. 
Les  deux  grands  postulats  de  la  vie  humaine,  Dieu  et  l'immortalité 
de  l'âme,  gratuits  au  point  de  vue  du  fini  où  nous  vivons,  sont 
peut-être  vrais  à  la  limite  de  l'infini. 

Le  temps,  en  efiet,  n'existant  que  d'une  manière  toute  relative, 
un  sommeil  d'un  décillion  d'années  n'est  pas  plus  loiig  qu'un  som- 
meil d'une  heure.  Le  paradis  n'existe  pas  ;  dans  un  décillion  d'an- 
nées, il  existera  peut-être.  Ceux  qu'une  tardive  justice  y  replacera 
croiront  être  morts  de  la  veille.  Comme  dans  la  légende  du  moyen 
âge,  en  palpant  leur  lit  d'agonie,  ils  le  trouveront  encore  chaud. 
Avoir  été,  c'est  être.  La  successivité  est  la  condition  absolue  de  notre 
esprit;  mais,  dans  l'objet,  la  successivité  et  la  simultanéité  se  con- 
fondent. A  ce  point  de  vue,  un  feu  d'artifice  est  éternel.  Mon  petit- 
fils,  qui  a  cinq  ans,  s'amuse  tellement  à  la  campagne  qu'il  n'a 
qu'une  tristesse,  c'est  de  se  coucher,  a  Maman,  demande-t-il  à  sa 
mère,  est-ce  que  la  nuit  sera  longue  aujourd'hui?  »  Quand,  en 
présence  de  la  mort,  nous  nous  demandons  :  «  Cette  nuit  sera- 
t-clle  longue?  »  nous  ne  somiues  pas  moins  naïfs. 

Ici  le  mystère  est  absolu;  nous  sentons  bien  en  nous  la  voix  d'un 
autre  monde  ;  mais  nous  ne  savons  quel  est  ce  monde.  Que  nous 
dit  cette  voix?  Des  choses  assez  claires.  D'où  vient  cette  voix  ?  Rien 
de  plus  obscur.  Cette  voix  se  fait  entendre  à  nous  dans  des  attraits 
inexpliqués,  des  plaisirs  impalpables,  des  petits  airs  de  farfadets, 


EXAMEN    DE    (:O^S(;IE^CE    PHILOSOPHIQUE.  729 

fugaces,  insaisissables,  qui  nous  insinuent  le  dévoûment,nous  ren- 
dent capables  du  devoir,  nous  inspirent  le  courage,  nous  font  subir 
les  séductions  de  la  beauté.  Elle  éclate  surtout  dans  ces  sublimes 
absurdités  où  l'on  s'engage,  tout  en  sachant  fort  bien  que  l'on  fait 
un  mauvais  calcul,  dans  ces  quatre  grandes  folies  de  l'homme, 
l'amour,  la  religion,  la  poésie,  la  vertu,  inutilités  providentielles 
que  l'homme  égoïste  nie  et  qui,  en  dépit  de  lui,  mènent  le  monde. 
C'est  quand  nous  écoutons  ces  voix  divines  que  nous  entendons 
vraiment  l'harmonie  des  sphères  célestes,  la  musique  de  l'infini. 
Prœstet  fides  supplonoituin  seiis/fum  defectui. 

L'amour  est  le  premier  de  ces  grands  instincts  révélateurs  qui 
dominent  toute  la  création  et  qui  semblent  édictés  par  une  volonté 
suprême  (l).  Sa  grande  excellence,  c'est  que  tous  les  êtres  y  par- 
ticipent et  qu'on  en  voit  évidemment  le  lien  avec  les  fins  de  l'uni- 
vers. Son  premier  nid  paraît  bien  avoir  été  aux  origines  de  la  vie, 
dans  la  cellule.  Le  commencement  de  la  dualité  des  sexes  y  donna 
une  direction  qui  ne  changea  plus  et  produisit  de  merveilleuses 
éclosions.  La  dissonance  des  deux  sexes,  se  réunissant  à  une  cer- 
taine hauteur  en  une  consonance  divine,  d'où  naît  l'accord  parfait 
de  la  création,  est  la  loi  fondamentale  du  monde.  Dans  le  règne 
végétal,  ces  aspirations  mystérieuses  se  résument  en  la  fleur,  la 
fleur,  ce  problème  sans  égal,  devant  lequel  notre  étourderie  passe 
avec  une  inattention  stupide  ;  la  fleur,  langage  splendide  ou  char- 
mant, mais  absolument  énigmatique,  qui  semble  bien  un  acte 
d'adoration  de  la  terre  à  un  amant  invisible,  selon  un  rite  toujours 
le  même.  La  petite  fleur,  en  effet,  que  l'homme  voit  à  peine,  est 
aussi  parfaite  que  la  grande.  La  nature  y  met  la  même  coquetterie  ; 
un  même  être  se  mire  dans  les  deux. 

Au  sein  du  règne  animal,  l'équivalent  de  la  fleur  est  l'ivresse  de  joie 
de  l'enfant,  la  beauté  de  la  jeune  fdle,  cette  lueur  d'un  jour,  cette 
exsudation  lumineuse  qui,  comme  la  phosphorescence  du  ver  lui- 

(1)  Il  est  surprenant  que  la  science  et  la  philosophie,  adoptant  le  parti-pris  frivole 
des  gens  du  monde  de  traiter  la  chose  mj^stérieuse  par  excellence  comme  une  simple 
matière  à  plaisanterie,  n'aient  pas  fait  de  l'amour  l'objet  capital  de  leurs  observations  et 
de  leurs  spéculations.  C'est  le  fait  le  plus  extraordinaire  et  le  plus  suggestif  de  l'univers. 
Par  une  pruderie  qui  n'a  pas  de  sens  dans  l'ordre  de  la  réflexion  philosophique,  on 
n'en  parle  pas,  ou  l'on  s'en  tient  à  quelques  niaises  platitudes.  On  ne  veut  pas  voir 
qu'on  est  là  devant  le  nœud  des  choses,  devant  le  plus  profond  secret  du  monde.  La 
crainte  des  sots  ne  doit  pourtant  pas  empêcher  de  traiter  gravement  de  ce  qui  est 
grave.  Les  physiologistes  ne  veulent  voir  que  ce  qui  tient  au  jeu  des  organes.  Je  parlai 
un  jour  à  Claude  Bernard  de  ce  que  le  fait  universel  de  l'attrait  se.vuel  a  de  profond. 
11  me  répondit,  après  un  moment  de  réflexion  :  «  Non  ;  ce  sont  là  des  fonctions  claires, 
des  conséquences  de  la  nutrition.  »  Très  bien  ;  mais  qu'alors  on  fonde  une  science  qui 
s'occupera  des  conséquences  obscures  des  fonctions  claires.  Pourfiuoi,  par  exemple,  la 
fleur  a-t-clle  le  parfum? 


730  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sant,  montre  l'ardeur  fiévreuse  d'une  vie  aspirant  à  l'épanouis- 
sement. Gomme  la  Heur,  la  beauté  est  impersonnelle  ;  l'eflort  de 
l'individu  n'y  est  pour  rien.  Elle  naît,  apparaît  un  moment,  dispa- 
raît, comme  un  phénomène  naturel.  La  nature  tout  entière  est  elle- 
même  une  grande  lleur  pleine  d'harmonie.  On  n'y  trouve  pas  une 
foute  de  dessin.  —  C'est  nous,  dit-on,  qui  y  mettons  cette  eurythmie. 
—  Gomment  se  fait-il  alors  que  l'homme  gâte  si  souvent  la  na- 
ture? Le  monde  est  beau  jusqu'à  ce  que  l'homme  y  touche;  le  ridi- 
cule, les  gaucheries,  le  mauvais  goût,  les  fausses  couleurs,  les  cru- 
dités, les  laideurs,  les  saletés,  commencent  avec  l'apparition  de 
l'homme  dans  ce  paradis  auparavant  immaculé. 

Ghez  l'animal,  l'amour  a  été  le  principe  de  la  beauté.  G'est 
parce  qu'à  ce  moment  l'oiseau  mâle  fait  un  effort  suprême  pour 
plaire,  que  ses  couleurs  sont  plus  vives  et  ses  formes  mieux 
dessinées  (1).  Ghez  l'homme,  l'amour  a  été  une  école  de  gentillesse 
et  de  courtoisie,  j'ajoute  de  religion  et  de  morale.  Une  heure  où 
l'être  le  plus  méchant  a  un  mouvement  de  tendresse,  où  l'être  le  plus 
borné  a  le  sentiment  d'une  communion  intime  avec  l'univers,  est 
sûrement  une  heure  divine.  G'est  parce  qu'à  ce  moment-là  l'homme 
entend  la  voix  de  la  nature,  qu'il  y  contracte  de  hauts  devoirs,  y 
prête  des  sermens  sacrés,  y  goûte  des  joies  suprêmes  ou  se  pré- 
pare de  cuisans  remords.  G'est,  en  tout  cas,  l'heure  de  sa  vie  pas- 
sagère où  l'homme  est  le  meilleur.  La  sensation  immense  qu'il 
'éprouve,  quand  il  sort  ainsi  en  quelque  sorte  de  lui-même,  montre 
qu'il  touche  véritablement  l'infini.  L'amour,  entendu  d'une  ma- 
nière élevée,  est  ainsi  une  chose  religieuse,  ou  plutôt  fait  partie  de 
la  religion.  Croirait-on  que  cet  antique  reste  de  parenté  avec  la 
nature,  la  frivolité  et  la  sottise  aient  réussi  à  le  faire  envisager 
comme  un  reste  honteux  de  l'animalité?  Est-il  possible  qu'une  fin 
aussi  sainte  que  celle  de  continuer  l'espèce  ait  été  attachée  à  un  acte 
coupable  ou  ridicule?  On  prête  ainsi  à  l'Eternel  une  intention  gro- 
esque,  une  véritable  drôlerie. 

Le  caractère  sérieux  de  l'amour  a  été  oblitéré  par  la  légèreté. 
Le  devoir  est  sûrement  quelque  chose  de  plus  haut,  puisqu'il  n'est 
accompagné  d'aucun  plaisir  et  souvent  entraîne  de  durs  sacrifices. 
Et  pourtant  l'homme  y  tient  presque  autant  qu'à  l'amour.  L'homme 
est  reconnaissant  quand  on  lui  donne  des  raisons  de  croire  au  dé- 
voûment;  lui  prouver  le  devoir,  c'est  lui  retrouver  ses  titres  de  no- 
blesse. On  est  mal  venu  à  lui  proposer  de  l'en  déUvrer.  Le  soin 

(1)  Les  choses  ont  été  renversées  par  l'humanité.  Le  vrai  analogue  de  la  beauté  du 
mâle,  c'est  la  pudeur  de  la  femme.  Un  petit  air  de  réserve,  de  timidité,  de  sujétion 
touchante,  a  fini  par  devenir  pour  l'homme  quelque  chose  de  plus  attrajant  que  la 
beauté. 


EXAMEN  DE  CONSCIENCE  PHILOSOPHIQUE.  731 

de  l'animal  pour  sa  progéniture,  une  foule  de  faits  qui  nous  mon- 
trent le  besoin  du  sacrifice  dans  les  consciences  en  apparence  les 
plus  égoïstes,  prouvent  que  très  peu  d'êtres  se  soustraient  tout  à 
fait  aux  commandemens  établis  par  la  nature  en  vue  de  fins  dont 
eux-mêmes  se  soucient  fort  peu.  Le  devoir  et  les  instincts  de  nidifi- 
cation et  de  couvée  chez  l'oiseau  ont  la  même  origine  providen- 
tielle. Même  dans  la  vie  la  plus  vulgaii-e,  la  part  de  ce  que  Ton  fait 
pour  Dieu  est  énorme.  L'être  le  plus  bas  aime  mieux  être  juste 
qu'injuste  ;  tous  nous  adorons,  nous  prions  bien  des  fois  par  jour, 
sans  le  savoir. 

Ces  voix,  tantôt  douces,  tantôt  austères,  d'où  viennent-elles? 
Elles  viennent  de  l'univers,  ou,  si  l'on  veut,  de  Dieu.  L'univers, 
avec  qui  nous  sommes  en  rapport  comme  par  un  conduit  ombilical, 
veut  ledévoùment,  le  devoir,  la  vertu;  il  emploie,  pour  arriver  à 
ses  fins,  la  religion,  la  poésie,  l'amour,  le  plaisir,  toutes  les  décep- 
tions. Et  ce  que  veut  l'univers,  il  l'imposera  toujours;  car  il  a 
pour  appuyer  ses  volontés  des  ruses  inouïes.  Les  raisonnemens  les 
plus  évidens  des  critiques  ne  feront  rien  pour  démolir  ces  saintes 
illusions.  Les  femmes,  en  particulier,  résisteront  toujours;  nous 
pouvons  dire  ce  que  nous  voudrons,  elles  ne  nous  croiront  pas,  et 
nous  en  sommes  ra^is.  Ce  qui  est  en  nous  sans  nous  et  malgré 
nous,  rinconscient,  en  un  mot,  est  la  révélation  par  excellence. 
La  religion,  résumé  des  besoins  moraux  de  l'homme,  la  vertu,  la 
pudeur,  le  désintéressement,  le  sacrifice,  sont  la  voix  de  l'univers. 
Tout  se  résume  en  un  acte  de  foi  à  des  instincts  qui  nous  obsè- 
dent, sans  nous  convaincre,  en  l'obéissance  à  un  langage  venant 
de  l'infini,  langage  parfaitement  clair  en  ce  qu'il  nous  commande, 
obscur  en  ce  qu'il  promet.  _\ous  voyons  le  charme  ;  nous  le  dé- 
jouons; mais  il  ne  sera  jamais  rompu  pour  cela.  Quis  j^osuit  in 
visceribus  hominis  sapîcntiain? 

De  cette  résultante  suprême  de  l'univers  total,  nous  ne  pouvons 
dire  qu'une  seule  chose,  c'est  qu'elle  est  bonne.  Car  si  elle  n'était 
pas  bonne,  l'univers  total,  qui  existe  depuis  l'éternité,  se  serait  dé- 
truit. Supposons  une  maison  de  banque  existant  depuis  l'éternité. 
Si  cette  maison  avait  le  moindre  défaut  dans  ses  bases,  elle  eût 
mille  fois  fait  faillite.  Si  le  bilan  du  monde  ne  se  soldait  point  par  un 
boni  au  profit  des  actionnaires,  il  y  a  longtemps  que  le  monde 
n'existerait  plus.  De  l'immense  balancement  du  bien  et  da  mal 
sort  un  profit,  un  reliquat  favorable.  Ce  surplus  de  bien  est  la  rai- 
son d'être  de  l'univers  et  la  raison  de  sa  conservation.  Pourquoi 
être,  s'il  n'y  avait  pas  du  profit  à  être?  Il  est  si  facile  de  n'être  pas. 

Je  trouve  superficielles  les  objections  que  quelques  savans  élèvent 
contre  le  finalisme,  en  faisant  remarquer  certaines  imperfections 


732  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  la  nature,  les  défauts  du  corps  humain,  par  exemple,  tel  muscle 
constituant  un  levier  de  l'espèce  la  moins  efficace,  l'œil  construi 
avec  un  singulier  à-peu-près.  On  oublie  que  les  conditions  de  la 
création,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  sont  limitées  par  le  balance- 
ment d'avantages  et  d'inconvéniens  contradictoires.  C'est  une 
courbe  déterminée  par  la  rencontre  de  ses  coordonnées  et  écrite 
d'avance  dans  une  équation  abstraite.  Un  meilleur  levier  à  l'avant- 
bras  nous  eût  conformés  comme  des  pélicans.  Un  œil  qui  éviterait 
les  défauts  de  l'œil  actuel  tomberait  probablement  dans  des  incon- 
véniens  plus  graves.  Des  cerveaux  plus  puissans  que  les  meilleurs 
cerveaux  humains  se  conçoivent  ;  mais  ils  eussent  amené  pour  ceux 
qui  en  auraient  été  doués  des  congestions,  des  fièvres  cérébrales. 
Un  homme  qui  ne  serait  jamais  malade,  au  contraire,  serait  proba- 
blement condamné  à  une  incurable  médiocrité.  Une  humanité  qui 
ne  serait  pas  révolutionnaire,  tourmentée  d'utopies,  ressemblerait 
à  une  fourmilière,  à  une  Chine  croyant  avoir  trouvé  la  forme  par- 
faite et  y  restant.  Une  humanité  qui  ne  serait  pas  superstitieuse 
serait  d'un  positivisme  désespérant.  Or  la  nature  a  une  sorte  de 
prévoyance  ;  elle  ne  crée  pas  ce  qui  serait  destiné  à  mourir  par  un 
vice  interne.  Elle  devine  les  impasses  et  ne  s'y  engage  pas. 

Certains  inconvéniens  du  corps  sont  comme  des  abus  historiques 
que  le  progrès  de  l'évolution  n'a  pas  eu  un  intérêt  suffisant  à  réfor- 
mer. Quand  l'inconvénient  a  été  assez  grave  pour  tuer  l'individu  et 
supprimer  l'espèce,  la  lutte  a  été  à  mort;  le  vice  mortel  a  été  cor- 
rigé ou  l'espèce  a  disparu;  mais  quand  le  vice  (par  exemple,  le  pro- 
longement inutile  du  cœcum)  n'était  de  nature  qu'à  produire  quel- 
ques maladii^s,  quelques  morts,  la  nature  n'a  pas  jugé  qu'il  valût 
la  peine  de  faire  un  coup  d'état  pour  si  peu  de  chose.  C'est  ainsi 
que,  dans  une  société,  l'extirpation  des  grands  abus  est  plus  facile 
que  la  correction  des  petits  ;  car,  dans  le  premier  cas,  c'est  une 
question  de  vie  et  de  mort;  dans  le  second,  personne  n'a  assez 
d'intérêt  à  la  réforme  pour  engager  une  lutte  radicale.  Les  objec- 
tions des  savans  qui  se  mettent  en  garde  contre  ce  qu'ils  tiennent 
pour  une  résurrection  du  finalisme  portent  à  fond  contre  le  sys- 
tème d'un  créateur  réfléchi  et  tout-puissant.  Elles  ne  portent  en 
rien  contre  notre  hypothèse  d'un  /iis//s  profond,  s'exerçant  d'une 
manière  aveugle  dans  les  abîmes  de  l'être,  poussant  tout  à  l'exis- 
tence, à  chaque  point  de  l'espace.  Ce  nisiis  n'est  ni  conscient,  ni 
tout-puissant;  il  tire  le  meilleur  parti  possible  de  la  matière  dont  il 
dispose.  Il  est  donc  tout  naturel  qu'il  n'ait  pas  fait  des  choses 
offrant  des  perfections  contradictoires.  Il  est  naturel  aussi  que  la 
partie  du  comtos  que  nous  voyons  offre  des  limites  et  des  lacunes, 
tenant  à  l'insuffisance  des  matériaux  dont  la  productivité  de  la  na- 


EXAMEN    DE    CONSCIE.NCE    PHILOSOPHIQUE.  733 

turc  disposait  sur  un  point  donné.  C'est  le  /tisiis  agissant  sur  la 
totalité  de  l'univers  qui  sera  peut-être  un  jour  conscient,  omni- 
scient, omnipotent.  Alors  pourra  se  réaliser  un  degré  de  conscience 
dont  rien  maintenant  ne  peut  nous  donner  une  idée. 

Au  moven  âge,  le  plus  haut  résultat  du  monde,  au  moins  de  la 
planète  Terre,  était  un  chœur  de  religieux  chantant  des  psaumes. 
La  science  de  notre  temps,  répondant  au  désir  qu'a  le  monde  de  se 
connaître,  atteint  des  effets  bien  supérieurs.  Le  Collège  de  France 
est  fort  au-dessus  de  la  plus  parfaite  abbaye  de  l'ordre  de  Giteaux. 
L'avenir  amènera  sans  doute  de  bien  plus  beaux  résultats  encore. 
A  rinfmi,  l'Être  absolu,  arrivé  au  comble  de  ses  évolutions  déili- 
ques,  et  se  connaissant  parfaitement  lui-même,  réalisera  peut-être 
ces  beaux  vers  du  mystique  chrétien  : 

lUic  secum  habitans  in  penetralibus, 
Se  rex  îpse  suo  contuitu  beat. 


III. 

Les  deux  dogmes  fondamentaux  de  la  religion.  Dieu  et  l'im- 
mortalité, restent  ainsi  rationnellement  indémontrables;  mais  on 
ne  peut  dire  qu'ils  soient  frappés  d'impossibihté  absolue.  Les  tou- 
chans  efforts  de  l'humanité  pour  sauver  ces  deux  dogmes  ne  doi- 
vent pas  être  taxés  de  pm-e  chmière.  Une  conscience  générale  de 
l'univers,  une  âme  du  monde,  sont  choses  que  l'expérience  n'a  ja- 
mais prouvées;  mais  une  molécule  d'un  de  nos  os  ne  se  doute  pas 
non  plus  de  la  conscience  générale  du  corps  dont  elle  fait  partie,  de 
ce  qui  constitue  notre  unité. 

L'attitude  la  plus  logique  du  penseur  devant  la  religion  est  de 
faire  comme  si  elle  était  vraie.  Il  faut  agir  comme  si  Dieu  et  l'àme 
existaient.  La  religion  rentre  ainsi  dans  le  cas  de  ces  nombreuses 
hypothèses  telles  que  l'éther,  les  fluides  électriques,  lumineux,  ca- 
loriques, nerveux,  l'atome  lui-même,  que  nous  savons  bien  n'être 
que  des  symboles,  des  moyens  commodes  pour  expliquer  les  phé- 
nomènes, et  que  nous  maintenons  tout  de  même.  Dieu  créant  le 
monde  en  vertu  de  profonds  calculs  est  une  formule  bien  grossière  ; 
mais  les  choses  se  comportent  à  peu  près  comme  si  cela  avait  eu 
lieu.  L'àme  n'existe  pas  comme  substance  à  part;  mais  les  choses 
se  passent  à  peu  près  comme  si  elle  existait.  Bien  n'a  jamais  été 
révélé  à  aucune  famille  humaine  par  des  voix  surnaturelles,  et 
pourtant  la  révélation  est  une  métaphore  dont  l'histoire  religieuse  a 
de  la  peine  à  se  passer.  Le  paradis  éternel  promis  à  l'homme  n'a 


7 3 A  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

pas  de  réalité,  et  pourtant  il  faut  agir  comme  s'il  en  avait  ;  il  faut 
que  ceux  qui  n'y  croient  pas  surpassent  en  bonté,  en  abnégation, 
ceux  qui  y  croient. 

On  a  coutume  de  présenter  ces  grands  dogmes  consolateurs,  Dieu 
et  l'immortalité,  comme  des  postulats  de  la  vie  morale  de  l'huma- 
nité ;  et  certes  on  a  raison  à  beaucoup  d'égards.  Agir  pour  Dieu, 
agir  en  présence  de  Dieu,  sont  des  conceptions  nécessaires  de  la  vie 
vertueuse.  Nous  ne  demandons  pas  un  rémunérateur;  mais  nous 
voulons  un  témoin.  La  récompense  des  cuii-assiers  de  Reichshofen 
dans  l'éternité,  c'est  le  mot  du  vieil  empereur  :  «  Oh  !  les  braves 
gens!  »  Nous  voudrions  un  mot  de  Dieu  comme  celui-là.  Les  sa- 
crifices ignorés,  la  vertu  méconnue,  les  erreurs  inévitables  de  la 
justice  humaine,  les  calomnies:  irréfutables  de  l'histoire  légitiment 
ou  plutôt  amènent  fatalement  un  appel  de  la  conscience  opprimée 
par  la  fatalité  à  la  conscience  de  l'univers.  C'est  un  di'oit  auquel 
l'homme  vertueux  ne  renoncera  jamais.  Dans  les  situations  héro'i- 
ques  de  la  Révolution,  la  nécessité  de  l'immortalité  de  l'âme  fut 
réclamée  à  peu  près  par  tous  les  partis.  Le  souci  des  mémoires 
et  des  papiers  justificatifs  tenait,  chez  les  hommes  de  ce  temps, 
au  même  principe.  Ils  écrivaient,  écrivaient,  persuadés  qu'il  y  au- 
rait quelqu'un  pour  les  hre.  On  voulait  absolument  un  juge  au- 
delà  de  la  tombe  ;  on  le  demandait  à  la  conscience  du  monde  ou 
à  la  conscience  de  l'humanité.  L'humanité  est  ainsi  acculée  à  cette 
singulière  impasse  que,  plus  elle  réfléchit,  mieux  elle  voit  la  né- 
cessité morale  de  Dieu  et  de  l'immortalité,  et  mieux  aussi  elle  voit 
les  difficultés  qui  s'élèvent  contre  les  dogmes  dont  elle  affu'me  la 
nécessité. 

Ces  difficultés  sont  des  plus  graves  ;  il  ne  faut  pas  se  les  dissi- 
muler. Les  anciennes  idées  religieuses  étaient  fondées  sur  le  con- 
cept étroit  d'un  monde  créé  il  y  a  quelques  milliers  d'années,  dont  la 
terre  et  l'homme  étaient  le  centre.  Une  petite  terre,  contenant  un 
nombre  compté  d'habitans,  un  petit  ciel  la  surmontant  comme  une 
coupole,  une  cour  céleste  à  quelques  lieues  en  l'air,  tout  occupée 
des  enfantillages  des  hommes,  des  îles  des  Bienheureux,  situées  vers 
l'Ouest,  où  les  morts  se  rendent  en  barque,  ou  bien  un  paradis 
de  papier  que  la  moindre  réflexion  scientifique  crèvera,  voilà  le 
monde  qu'un  Dieu  à  grande  barbe  blanche  enserre  facilement  dans 
les  pUs  de  sa  robe.  Quand  Nemrod  tirait  ses  flèches  contre  le  ciel, 
elles  lui  revenaient  ensanglantées  ;  nous  avons  beau  tirer,  les  flè- 
ches ne  reviennent  plus.  L'élargissement  de  l'idée  du  monde  et  la 
démolition  scientifique  de  l'ancienne  hypothèse  anthropocentrique, 
au  xvi*"  siècle,  est  le  moment  capital  de  l'histoire  de  l'esprit  humain. 
Aristarque  de  Samos  avait  eu  à  cet  égard  les  premières  lueurs  et 


EXAMEN    DE    CO.XSCIEXCE    PHILOSOPilK^UE.  735 

passa  pour  un  impie.  La  rage  de  l'Église  contre  les  londateurs  de 
l'ordi'e  nouveau,  Copernic,  Giordano  Bruno,  Galilée,  fut  de  même  assez 
conséquente.  Le  petit  monde  sur  lequel  l'Église  a\ait  régné,  avec 
ses  dogmes  restreints  à  la  terre,  était  brisé  sans  retour.  Les  vues 
plus  modernes  sur  les  âges  de  la  nature  et  les  révolutions  du  globe, 
en  ouvrant  à  l'homme  la  perspective  de  l'infini  du  temps  en  arrière, 
ont  eu  le  même  résultat,  d'une  façon  encore  plus  démonstrative. 

On  ne  reconstituera  pas  les  anciens  rêves.  Si  la  loi  du  monde 
était  un  lanatisme  étroit,  si  l'erreur  était  la  condition  de  la  mo- 
ralité hmuaine,  il  n'y  aurait  aucune  raison  pour  s'intéresser  à  un 
globe  voué  à  l'ignorance.  Nous  aimons  l'humanité,  parce  qu'elle 
produit  la  science  ;  nous  tenons  à  la  moralité,  parce  que  des  races 
honnêtes  peuvent  seules  êti'e  des  races  scientifiques.  Si  on  posait 
l'ignorance  comme  borne  nécessaire  de  l'humanité,  nous  ne  voyons 
plus  aucun  motil  de  tenir  à  son  existence.  L'humanité  qu'appellent 
de  leurs  vœux  nos  réactionnaues  serait  si  insignifiante  que  j'ai- 
merais autant  la  \  oir  périr  par  anarchie  et  manque  de  moralité  que 
par  sottise.  Le  retour  de  l'humanité  à  ses  vieilles  erreurs,  censées 
indispensables  à  sa  moralité,  serait  pù-e  que  son  entière  démorali- 
sation. 

11  faut  donc  en  prendi'e  notre  parti,  et,  dans  nos  vues  sur  l'uni- 
vers, éviter  le  ridicule  des  provinciaux  qui,  ne  voyant  rien  au-delà 
de  leur  clocher,  s'imaginent  que  tout  le  monde  s'inquiète  de  leurs 
affaires,  que  le  roi  n'a  de  souci  que  pour  leur  petite  ville,  que  Dieu 
même  a  une  opinion  sur  les  petites  coteries  qui  la  divisent.  L'hu- 
manité est  dans  le  monde  ce  qu'une  fourmilière  est  dans  une  forêt. 
Les  révolutions  intérieures  d'une  fourmilière,  sa  décadence,  sa 
ruine,  sont  choses  secondaires  pour  l'iiistoire  d'une  lorèt.  Que 
l'humanité  sombre  faute  de  lumières  ou  de  vertu,  qu'elle  manque  à 
sa  vocation,  à  ses  de  vous,  des  faits  analogues  sont  arrivés  mille 
fois  dans  l'iiistoire  de  l'univers.  Gardons-nous  donc  de  croire  que 
nos  postulats  soient  la  mesure  de  la  réaUté.  La  nature  n'est  pas 
obligée  de  se  plier  à  nos  petites  convenances.  A  cette  déclaration 
de  l'homme  :  «  Je  ne  peux  être  vertueux  sans  telle  ou  telle  chi- 
mère, »  l'Éternel  est  en  di'ûit  de  répondi-e  :  a  Tant  pis  pour  vous. 
Vos  clùmères  ne  sam-aient  me  forcer  à  changer  l'ordre  de  la  fata- 
lité. » 

Ce  qui  affaiblit  encore  les  raisonnemens  a  priori  sur  ce  point, 
c'est  que,  parmi  les  postulats  de  l'humanité,  il  y  en  a  de  notoue- 
ment  impossibles.  Il  faut  bien  remarquer  que  le  dieu  que  postule 
la  plus  grande  partie  de  l'humanité  n'est  pas  le  dieu  situé  à  l'in- 
fini, dont  nous  admettons  l'existence  comme  possible.  Ce  dieu-là 
est  trop  éloigné  pom*  que  la  pieté  s'y  attache.  Ce  que  veut  le  vul- 


36 


REVUE   DES    DEUX    xMONDES. 


gaire,  c'est  un  dieu  qui  certainement  n'existe  pas,  un  dieu  qui 
s'occupe  de  la  pluie  et  du  beau  temps,  de  la  guerre  et  de  la 
paix,  des  jalousies  des  hommes  entre  eux,  que  l'on  fait  changer 
d'avis  en  l'importunant.  L'humanité,  en  d'autres  termes,  voudrait 
un  dieu  pour  elle,  un  dieu  qui  s'intéresse  à  ses  querelles,  un  dieu 
particulier  de  la  planète,  la  gérant  en  bon  gouverneur,  comme 
les  dieux  provinciaux  que  rêva  le  paganisme  en  décadence.  Chaque 
nation  va  plus  loin;  elle  voudrait  un  dieu  pour  elle  seule.  Une 
idole  lui  conviendrait  mieux  encore,  et,  si  on  laissait  un  libre  cours 
aux  vœux  des  hommes,  ils  réclameraient  des  pouvoirs  pour  les  re- 
liques nationales, pour  les  images  sacrées  (l).Que  de  postulats  dont 
il  ne  sera  tenu  aucun  compte!  L'homme  a  besoin  d'un  dieu  qui 
soit  en  rapport  avec  sa  planète,  son  siècle,  son  pays  :  s'ensuit-il  que 
ce  dieu  existe  ?  L'homme  a  besoin  d'immortalité  personnelle  :  s'en- 
suit-il que  cette  immortalité  existe  ?  En  d'autres  termes,  l'homme 
est  désespéré  de  faire  partie  d'un  monde  infini,  où  il  compte  pour 
zéro.  Un  paradis  composé  d'un  décillion  d'êtres  n'est  pas  du  tout 
ce  petit  paradis  en  famille,  où  l'on  se  connaît,  où  l'on  continue 
de  voisiner,  de  potiner,  d'intriguer  ensemble.  Il  faut  demander  à 
Dieu  de  rapetisser  le  monde,  de  donner  tort  à  Copernic,  de  nous 
ramener  au  cosmos  du  Campo-Santo  de  Pise,  entouré  des  neuf 
chœurs  d'anges,  et  tenu  entre  les  bras  du  Christ. 

Ainsi,  on  arrive  à  ce  résultat  étrange,  que  l'immortalité  est, 
a  priori,  le  plus  nécessaire  des  dogmes  et,  a  posleriori,  le  plus 
faible.  Comme  la  fourmi  ou  l'abeille,  nous  travaillons  par  instinct 
à  des  œuvres  communes  dont  nous  ne  voyons  pas  la  portée.  Les 
abeilles  cesseraient  de  travailler,  si  elles  lisaient  des  articles  où  on 
leur  dirait  qu'on  leur  prendra  leur  miel  et  qu'elles  seront  tuées  en 
récompense  de  leur  travail.  L'homme  va  toujours,  malgré  le  sic  cos 
non  vobis.  Nous  ne  voyons  pas  ce  qui  est  au-dessus  de  nous  ni  ce 
qui  est  au-dessous  de  nous  ;  «  nous  faisons  la  chaîne,  »  me  disait 
un  esprit  supérieur.  Les  volontés  divines  sont  obscures.  Nous 
sommes  un  des  milhons  de  fellahs  qui  travaillèrent  aux  pyramides. 
Le  résultat,  c'est  la  pyramide.  L'œuvre  est  anonyme,  mais  elle 
dure  ;  chacun  des  ouvriers  vit  en  elle.  Ce  qui  ne  serait  vraiment 
pas  injuste,  c'est  ce  que  demandent  les  ouvriers  des  manufactures, 
c'est  que  nous  fussions  associés  à  l'œuvre  de  l'univers  en  partici- 
pation des  bénéfices,  que  nous  sussions  du  moins  quelque  chose 


;1)  Voilà  pourquoi  la  dévotion  du  vulgaire  va  bien  jjlus  aux  saints  qu'à  Dieu.  Le 
déisme  pur  ne  sera  jamais  la  religion  du  peuple;  en  fait,  le  déiste  et  le  vulgaire 
n'adorent  pas  le  même  Dieu.  Il  3^  a  là  un  malentendu  dont  une  certaine  ptiilosopliic  a 
l>n  se  couvrir  en  temps  de  guerre,  mais  dont  elle  devrait  se  faire  scrupule  en  temps 
û>i  paix. 


EXAMEX    DE    CONSCIENCE    PHILOSOPHIQUE.  737 

du  résultat  de  notre  travail.  Or,  admis  aux  labeurs,  nous  ne  sommes 
pas  admis  aux  dividendes,  et  même  notre  salaii-e  nous  est  assez 
mal  payé.  D'autres  se  mettraient  en  grève;  nous,  nous  allons  tout 
de  même. 

En  résumé,  l'existence  d'une  conscience  supérieure  de  l'univers 
est  bien  plus  probable  que  l'immortalité  individuelle.  Nous  n'avons 
d'autre  fondement  à  nos  espérances  à  cet  égard  que  la  grande  pré- 
somption de  la  bonté  de  l'être  suprême.  Tout  lui  sera  un  jour  possible. 
Espérons  qu'alors  il  voudra  être  juste,  et  qu'il  rendra  à  ceux  qui 
auront  contribué  au  triomphe  du  bien  le  sentiment  et  la  vie.  Ce 
sera  un  miracle.  Mais  le  miracle,  c'est-à-dire  l'intervention  d'un 
être  supérieur,  qui  maintenant  n'a  pas  lieu,  pourra  un  jour,  quand 
Dieu  sera  conscient,  être  le  régime  normal  de  l'univers.  Les  rêves 
judéo-chrétiens,  plaçant  au  terme  de  l'humanité  le  règne  de  Dieu, 
conservent  encore  ici  leur  grandiose  vérité.  Le  monde,  gouverné 
maintenant  par  une  conscience  aveugle  ou  impuissante,  pourra  être 
gouverné  un  jour  par  une  conscience  plus  rélléchie.  Toute  injustice 
alors  sera  réparée,  toute  larme  séchée.  Abslerget  Deiis  oiniieni 
lacinjmmn  ah  oculh  eoruin. 

L'huitre  à  perles  me  paraît  la  meilleure  image  de  l'univers  et  du 
degré  de  conscience  qu'il  faut  supposer  dans  l'ensemble.  Au  fond 
de  l'abime,  des  germes  obscurs  créent  une  conscience  singulière- 
ment mal  servie  par  les  organes,  prodigieusement  habile  cependant 
pour  atteindre  ses  fins.  Ce  qu'on  appelle  une  maladie  de  ce  petit 
cosîiws  vivant  amène  une  sécrétion  d'une  beauté  idéale,  que  les 
hommes  s'arrachent  à  prix  d'or.  La  vie  générale  de  l'univers  est, 
comme  celle  de  l'huitre,  vague,  obscure,  singulièrement  gênée, 
lente  par  conséquent.  La  souffrance  crée  l'esprit,  le  mouvement 
intellectuel  et  moral.  Maladie  du  monde,  si  l'on  veut,  en  réalité 
perle  du  monde,  l'esprit  est  le  but,  la  cause  hnale,le  résultat  der- 
nier et  certes  le  plus  brillant  du  monde  que  nous  habitons.  H  est 
bien  probable  que,  s'il  y  a  des  résultantes  ultérieures,  elles  sont 
d'un  ordre  infiniment  plus  élevé. 


Ernest  Renan. 


TOME  xciv 


[889.  /|7 


L'ACADÉMIE  DES  BEAUX-ARTS 


DEPUIS 


LA  FOINDATTON  DE   L'INSTITUT 


LA   CLASSE    DES   BEAUX-ARTS   SOUS   LE   CONSULAT   ET    SOUS   L'EMPIRE. 


Lorsque  le  xix®  siècle  s'ouvrit,  les  quatre  sections  des  beaux-arts 
comprises  dans  la  troisième  classe  de  l'Institut  se  trouvaient  encore 
composées  à  peu  près  comme  elles  l'avaient  été  à  l'origine.  Sauf 
Grandménil,  de  la  Comédie-Française,  qui  dans  la  section  de  mu- 
sique et  de  déclamation  avait  remplacé  son  camarade  Préville 
démissionnaire,  sauf  les  successeurs  des  architectes  BouUée  et  de 
Wailly  morts,  l'un  en  1798,  l'autre  en  1799,  les  membres  de  ces 
quatre  sections  étaient  ceux-là  mêmes  qui  avaient  été  appelés  à  en 
faire  partie  dès  1795.  Quant  aux  vingt-quatre  associés  non-résidans 
que  l'Institut  avait  nommés  au  commencement  de  l'année  1796, 
deux  d'entre  eux  seulement  n'existaient  plus  ;  les  autres,  dont 
quelques-uns  devaient,  comme  Prud'lion  et  l'architecte  Heurtier, 
devenii-  plus  tard  membres  résidans,  continuaient  de  figurer  sur 
la  liste  du  personnel  de  l'Institut,  mais,  en  réahté,  à  titre  presque 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l"  et  du  15  juillet. 


l'académie  des  beaux-arts.  739 

uniquement  honorifique.  Forcément  étrangers  aux  travaux  que 
leurs  confrères  do  Paris  avaient  la  mission  d'accomplir,  assez  peu 
actifs  pour  leur  propre  compte,  les  associés  non-résidans  ne  ser- 
vaient guère  qu'à  compléter  le  chilïre  réglementaire  que  les  fon- 
dateurs de  l'Institut  avaient  jugé  bon  de  fixer.  Aussi,  même  avant 
le  jour  où  un  arrêté  consulaire  vint  supprimer  les  associés  non- 
résidans,  l'inutifité  était-elle  généralement  reconnue  de  ces  pré- 
tendus coopérateurs  qui,  loin  de  contribuer  à  fortifier  la  vie  et  à 
étendre  l'influence  du  corps  auquel  ils  appartenaient,  ne  faisaient 
que  compromettre  l'autorité  de  celui-ci,  aussi  bien  par  leur  propre 
inaction  présente  que  par  la  valeur  équivoque  ou  l'insuffisance  de 
leurs  titres  dans  le  passé. 

Et  ce  n'était  pas  seulement  de  ce  côté  qu'il  y  avait  des  réformes 
à  faire  ou  des  améliorations  de  détail  à  tenter.  Quoique  plusieurs 
années  se  fussent  écoulées  déjà  depuis  la  fondation  de  l'Institut, 
plus  d'une  question  de  discipline  intérieure  n'était  pas  encore  ré- 
solue, plus  d'une  prescription  relative  aux  occupations  en  commun 
des  diverses  classes  demeurait  à  peu  près  à  l'état  théorique.  En 
outre,  l'expérience  avait  démontré  la  nécessité  de  modifier  l'orga- 
nisation même  de  ces  classes;  de  composer  chacune  d'elles  d'élé- 
mens  moins  mélangés  et,  pour  ce  qui  concernait  en  particulier  la 
troisième  classe,  d'en  renouveler  les  conditions  en  la  dédoublant, 
de  manière  à  donner  aux  deux  groupes  d'écrivains  et  d'artistes 
dont  elle  avait  été  primilivemen-t  formée  des  attributions  indépen- 
dantes et  un  champ  d'action  séparé. 

Le  premier  consul  avait  gardé  pour  tout  ce  qui  intéressait 
l'honneur  ou  l'influence  de  l'Institut  les  premiers  sentimens  et  le 
zèle  du  général  Bonaparte.  Même  à  l'époque  où  la  seconde  cam- 
pagne d'Italie  le  retenait  loin  de  la  France,  il  s'occupait  des  affaires 
intérieures  du  corps  auquel,  dans  ses  bulletins  militaires  d'alors 
comme  naguère  dans  ses  proclamations  à  l'armée  d'Egypte,  il  se  glo- 
rifiait d'appartenir.  Sept  jours  avant  la  bataille  de  Marengo,  le  5  juin 
1800,  il  écrivait  à  ses  collègues  du  consulat  pour  désapprouver 
une  mesure  tendant  à  la  suppression  d'un  journal  qui  avait  raillé 
l'Institut  à  propos  d'une  décision  récemment  prise,  u  Le  rapport  du 
ministre  pour  la  suppression  de  Y  Ami  des  loin,  disait-il  dans  sa 
lettre,  ne  me  paraît  pas  du  tout  fondé  en  raison.  Il  me  semble  que 
c'est  rendre  l'Institut  odieux  que  de  supprimer  un  journal  parce 
qu'il  a  lâché  quelques  quolibets  sur  cette  société  qui  est  tellement 
respectée  en  Europe  qu'elle  est  au-dessus  de  pareilles  misères.  Je 
vous  assure  que,  comme  président  de  l'Institut  (i),  il  s'en  faut  de 
peu  que  je  ne  proteste.  Qu'on  dise,  si  l'on  veut,  que  le  soleil  tourne, 

(1)  Bonaparte  avait  été  élu  président  de  la  première  classe,  le  22  mars  1800. 


7/|0  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

que  c'est  la  fonte  des  glaces  qui  produit  le  flux  et  le  reflux,  et 
que  nous  sommes  des  charlatans  :  il  doit  régner  la  plus  grande 
liberté  (1)...  » 

Que  celui  qui  proclamait  ainsi  les  droits  de  la  liberté  n'ait  pas 
toujours  par  ses  propres  actes  soutenu  la  cause  dont  il  se  faisait  ce 
jour-Là  le  champion,  c'est  ce  qu'il  serait  sans  doute  assez  superflu 
de  rappeler;  mais  il  n'y  a  que  justice  à  reconnaître  qu'il  resta 
beaucoup  plus  fidèle  à  sa  confiance  dans  l'autorité  morale  de  l'In- 
stitut. S'il  lui  est  arrivé  quelquefois,  —  lors  de  l'élection  de  Cha- 
teaubriand par  exemple,  —  de  se  laisser  aller  à  des  emportemens 
de  mauvaise  humeur  contre  les  personnes,  il  n'a  jamais  cessé  de 
se  montrer  ouvertement  favorable  à  l'institution  même  et  de  tra- 
vailler, soit  à  en  consolider  les  bases,  soit  à  en  faciliter  les  déve- 
loppemens. 

La  réorganisation  de  l'Institut  en  1803  est  un  des  premiers  et 
des  plus  éclatans  témoignages  de  cette  solUcitude  de  Napoléon  pour 
les  intérêts  du  grand  corps  que  la  Convention  avait  eu  la  gloire 
d'établir,  mais  dont  elle  s'était  hâtée  de  fixer  les  conditions  ré- 
glementaires avec  plus  de  générosité  dans  les  intentions  que 
d'esprit  pratique  et  de  prévoyance.  Nous  avons  essayé  dans  les 
chapitres  qui  précèdent  d'indiquer  quelques-uns  des  inconvéniens 
inhérens  à  l'organisation  primitive  de  l'Institut,  particulièrement 
ceux  qu'entraînait,  pour  le  fibre  fonctionnement  et  même  pour  le 
recrutement  de  chaque  classe,  cette  doctrine  de  l'unité  à  outrance 
qu'on  avait  entendu  faire  prévaloir  sur  tout  le  reste.  Ce  fut  pour 
corriger  ces  imperfections  du  décret  de  1795,  et  aussi  pour  en 
combler  sur  plus  d'un  point  les  lacunes,  qu'un  arrêté  consulaire, 
en  date  du  3  pluviôse  anix  (23  janvier  1803),  vint  modifier  la  lettre 
et,  dans  une  certaine  mesure,  l'esprit  même  des  lois  qui  avaient  jus- 
qu'alors régi  l'Institut. 

Aux  termes  de  cet  arrêté,  —  œuvre  personnelle  du  premier  consul 
et  signée  de  son  nom  à  l'exclusion  de  ceux  de  ses  deux  collègues, 
—  l'Institut  se  trouvait  divisé  en  quatre  classes,  au  fieu  des  trois 
qui  l'avaient  d'abord  composé.  La  première,  dite  des  Sciences pluj- 
siques  et  mathcmuliques,  comprenait  soixante-cinq  membres,  plus 
huit  associés  étrangers  et  cent  correspondans,  en  remplacement 
des  associés  non-résidans  désormais  supprimés  dans  cette  classe 
comme  dans  les  autres.  En  outre,  elle  s'augmentait  de  la  section 
de  Géographie^  qui  avait  depuis  1795  appartenu  à  la  classe  des 
sciences  morales  et  politiques. 

La  seconde  classe,  Lungne  et  littérature  françaises,  arait  qua- 
rante membres,  dont  plusieurs  membres  de  l'ancienne  Acadenne 

(1)  Correspondance  de  Xapoléon,  t.  M,  p.  432. 


l'académie  des  beaux-arts.  74 1 

française  laissés  de  côté  lors  de  la  première  organisation  de  l'In- 
stitut; d'autres  sortant,  comme  Volney,  Garât,  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  etc.,  de  la  classe,  maintenant  supprimée,  des  sciences  mo- 
rales et  politiques  ;  d'autres  enfin,  comme  Delille,  Lebrun,  Ducis,  etc. , 
de  la  classe  de  la  littérature  et  des  beaux-arts. 

Dans  la  troisième  classe,  Histoire  et  littérature  tniciefuies,  com- 
prenant également  quarante  membres,  on  avait  fait  entrer,  outre 
plusieurs  membres  de  l'ancienne  seconde  classe  ou  de  l'ancienne 
Académie  royale  des  inscriptions,  les  six  érudits  qui,  dans  la  classe 
de  la  littérature  et  des  beaux-arts,  avaient  composé  la  section  dite 
des  Antiquités  et  momimem. 

Enfin  le  nombre  des  artistes  réunis  dans  la  quatrième  classe,  au 
lieu  de  rester  limité  à  vingt-quatre  comme  dans  l'ancienne  classe 
de  la  littérature  et  des  beaux-arts,  était  élevé  à  vingt-huit,  non 
compris  un  secrétaire  perpétuel,  et  devait  se  compléter  tout  d'abord 
par  des  nominations  que  le  gouvernement  ou  plutôt  que  le  premier 
consul  se  réservait  de  faire  directement.  De  plus,  une  nouvelle  sec- 
tion, la  section  de  Gravure  (1),  venait  s'ajouter  aux  sections  main- 
tenues de  peinture,  de  sculpture,  d'architecture  et  de  musique, — 
sauf,  pour  celle-ci,  la  réduction  à  trois  des  six  membres  dont  elle  se 
composait  quand  elle  était  à  la  fois  section  de  déclamation  et  de 
musique,  et  l'obligation  de  n'admettre  à  l'avenir  aucun  représen- 
tant de  l'art  de  la  déclamation.  Or  ceux  qui  étaient  devenus  mem- 
bres de  l'Institut  à  ce  titre,  Grandménil  et  Monvel  (2),  n'avaient  pas 
personnellement  démérité  et  ne  pouvaient  par  conséquent  être 
expulsés  sans  une  iniquité  véritable.  On  prit  le  parti,  pour  leur 
faire  place,  de  laisser  deux  fauteuils  vacans  dans  la  section  de 
peinture,  de  manière  à  ce  que  le  nombre  réglementaire  des  mem- 
bres composant  l'ensemble  de  la  quatrième  classe  ne  fût  pas  dé- 
passé. Monvel  et  Grandménil  demeurèrent  annexés  à  la  section  de 
AJusique,  le  premier  jusqu'à  ce  que  sa  mort,  survenue  en  1812, 
permît  à  la  section  de  peinture  de  lui  donner  un  successeur  dans 
ses  propres  rangs  :  le  second,  en  attendant  qu'on  le  casât  dans  la 
section  de  Théorie  et  d'hiatoire  de  l'art  créée  en  1815,  supprimée 
au  bout  de  quelques  mois,  après  quoi  il  fut  attaché  de  nouveau  à 
la  section  de  musique,  à  laquelle  il  appartenait'  encore  lorsqu'il 
mourut  en  1816.  Le  nombre  des  associés  étrangers  destinés  à  com- 
pléter la  quatrième  classe  restait  d'aillem*s  fixé  à  huit  (3),  et  celui 

(1)  Les  trois  membres  nommés  par  arrêté  du  gouvernement  pour  composer  cette 
nouvi-lle  section  furent  :  Bervic,  graveur  en  taille-douce;  Dumarest,  graveur  en  mé- 
dailles, et  Jeuffroy,  graveur  en  pierres  fines. 

(2)  Mole,  nommé  par  arrêté  du  Directoire  exécutif  au  mois  de  novembre  179.^,  et 
Préville,  élu  quelques  jours  plus  tard  par  l'Institut,  n'existaient  plus  en  1803. 

(3)  Tel  avait  été,  en  effet,  le  cbiffre  déterminé  par  la  loi  du  3  brumaire  an  iv  (25  oc- 


7/i2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  correspondans  appelés,  dans  la  classe  des  beaux-arts  comme 
dans  les  trois  autres  classes  de  l'Institut,  à  remplacer  désormais  les 
associés  non-résidans,  ne  devait  pas  dépasser  trente-six. 

Ainsi,  d'une  part  simplification  des  rouages  trop  compliqués,  de 
l'autre  suppression  des  rouages  inutiles  ;  répartition  plus  logique 
que  par  le  passé  des  membres  de  l'Institut  dans  les  diverses  classes; 
restrictions  prudemment  apportées  à  l'exercice  de  leurs  fonctions 
collectives,  sans  que  pour  cela  les  liens  les  unissant  les  uns  aux 
autres  risquassent  de  se  relâcher  plus  que  de  raison,  encore  moins 
de  se  rompre,  —  tels  étaient,  tels  sont  encore,  malgré  quelques 
modifications  de  détail,  les  avantages  résultant  des  mesures  prises 
en  1803. 

Est-ce  à  dire  que,  dans  l'arrêté  consulaire  qui  réorganisait  l'In- 
stitut, tout  doive  être  absolument  approuvé  ?  Quelques-unes  des 
dispositions  de  cet  arrêté  nous  semblent  au  contraire  autoriser 
les  réserves,  particulièrement  celle  qui  conférait  à  chacune  des 
quatre  classes  de  l'Institut  le  droit  de  se  recruter,  le  cas  échéant, 
dans  les  autres  classes.  La  première  classe,  par  exemple,  pou- 
vait élire  jusqu'à  six  de  ses  membres  parmi  les  membres  appar- 
tenant déjà  à  l'Institut  ;  la  seconde  pouvait  en  élire  douze  et  la  troi- 
sième neuf.  Enfin,  la  classe  des  beaux-arts,  dont  le  caractère  tout 
spécial  ressortait  des  titres  mêmes  donnés  aux  sections  qui  la  com- 
posaient, cette  compagnie  de  peintres,  de  sculpteurs  et  d'archi- 
tectes, de  graveurs  et  de  musiciens,  devenait  maîtresse  d'ouvrir 
ses  rangs,  si  bon  lui  semblait,  à  des  mathématiciens  de  la  première 
classe  ou  à  des  écrivains  de  la  seconde,  et  de  les  transformer  ainsi 
de  sapropre  autorité  en  artistes.  Etait-ce  raisonnable,  était-ce  juste? 
Que  des  savans  de  profession  pussent  se  rencontrer  dont  le  mérite 
comme  tels  fût  doublé  d'un  talent  littéraire  assez  remarquable 
pour  que  l'on  songeât  à  récompenser  l'un  après  avoir  une  première 
fois  récompensé  l'autre  :  passe  encore,  bien  que,  le  plus  souvent, 
cette  seconde  consécration  ne  dût  guère  accroître  qu'en  apparence 
l'importance  de  ceux  qui  la  recevraient;  mais  comment  admettre 
que  les  mêmes  hommes  ou  leurs  pareils,  que  des  érudits  ou  des 
lettrés,  si  éminens  qu'ils  fussent,  se  trouveraient  en  mesure  de 

tobre  1795).  Seulement,  aucun  de  ces  huit  associés  étrangei's  dont  chaque  classe  de 
l'Institut  devait  faire  choix  dès  lors  n'avait  été  nommé  encore  quand  le  xviii''  siècle 
prit  fin.  Ce  ne  fut  qu'en  1801  qu'on  se  décida  à  se  conformer  sur  ce  point  aux  prescrij)- 
tious  de  la  loi.  La  classe  de  la  littérature  et  des  heau.varts  élut  cette  année-là  même 
l'illustre  Haydn,  l'année  suivante,  le  sculpteur  Canova  et  les  poètes  Klopstock  et  VVie- 
land.  Lorsque,  en  vertu  de  l'arrêté  qui  réorganisait  l'Institut,  la  troisième  classe  fut 
devenue,  eu  1803,  la  classe  des  beaux-arts  e.\clusivement,  elle  nomma  aussitôt,  pour 
compléter  le  nombre  de  ses  huit  associés  étrangers:  les  peintres  Appiani  et  Benjamin 
West,  le  sculpteur  Sergel  et  l'architecte  Calderai'i,  le  compositeur  de  musique  Gu- 
glielmi  et  le  graveur  Morghen. 


l'académie  des  beaux-arts.  743 

justifier  le  choix  qu'on  pourrait  faire  d'eux  à  titre  d'artistes?  Aussi, 
en  ce  qui  concerne  la  quatrième  classe,  l'article  de  Tarrèté  de  1803 
qui  lui  permettait  d'emprunter  aux  autres  classes  de  l'Institut 
jusqu'à  six  membres  pour  les  faire  entrer  dans  ses  sections,  de- 
meura-t-il  en  tout  temps  et  en  toute  occasion  comme  non  avenu. 
Sauf  quelques-uns  de  ses  secrétaires  perpétuels  ou  de  ses  acadé- 
miciens libres  (1),  aucun  membre  de  cette  quatrième  classe,  aussi 
bien  avant  qu'après  l'époque  où  elle  eut  reçu  le  nom  d'Académie 
des  Beaux-Arts,  ne  fut  choisi  ailleurs  que  parmi  des  candidats  étran- 
gers jusqu'alors  à  l'Institut  et  dans  les  rangs  des  artistes  propre- 
ment dits. 

En  outre,  la  faculté  laissée  aux  différentes  classes  de  se  complé- 
ter ainsi  par  l'élection  de  trente-trois  membres  appartenant  déjà  à 
l'Institut,  —  ce  qui  en  réalité  pouvait  réduire  à  cent  trente-huit  le 
nombre  des  membres  fixé  à  cent  soixante  et  onze  pour  l'ensemble  du 
corps,  —  cette  sorte  d'invitation  officielle  au  cumul  ne  risquait- 
elle  pas  d'apporter  un  grave  préjudice  aux  intérêts  des  candidats 
du  dehors  et,  à  l'intérieur,  de  compromettre  sinon  de  démentir  les 
principes  d'égalité  qu'on  s'était  appliqué  à  fah-e  prévaloir? Ne  sem- 
blait-on pas  par  là  tendre  à  introduire  le  régime  de  la  faveur,  du 
privilège  tout  au  moins,  dans  une  assemblée  composée  d'hommes 
réputés  dignes  des  mêmes  honneurs,  investis  des  mêmes  droits, 
classés  par  leurs  pairs  au  même  rang,  et  entre  lesquels,  au  point 
de  vue  de  leur  valeur  relative,  il  ne  devait  appartenir  qu'à  l'opinion 
publique  d'étabhr  des  comparaisons  et  de  relever  des  différences  ? 
Les  fondateurs  de  l'Institut  avaient  apparemment  pressenti  le  dan- 
ger, puisqu'un  des  articles  de  la  loi  de  1795  (2)  déclarait  «  qu'au- 
cun membre  de  l'Institut  ne  pourrait  faire  partie  de  deux  classes 
diflërentes.  »  En  levant  cette  interdiction,  le  législateur  de  1803 
commettait  une  imprudence  que  devait  aggraver  encore,  treize  ans 
plus  tard,  l'ordonnance  par  laquehe  Louis  XVIII  décidait  que  «  les 
membres  de  chaque  académie  pomTaient  être  élus  aux  trois  autres 
académies.  » 

On  ne  s'est  pas  fait  faute  depuis  lors  de  profiter  de  la  latitude, 
et,  aujourd'hui  moins  que  jamais,  la  jurisprudence  admise  sur 
ce  point  ne  parait  près  de  tomber  en  désuétude.  L'Académie 
française   à   l'heure   présente    compte    onze    membres,    —   plus 

(l)  Des  six  secrétaires  perpétuels  que  l'Académie  des  beaux-arts  a  eus  jusqu'à  ce 
jour,  quatre  ont  appartenu  à  TAcadémie  des  inscriptions;  les  deux  autres  ont  été  pris 
dans  le  sein  de  l'Académie  même.  Quant  aux  académiciens  libre^;,  depuis  1816,  c'est- 
à-dire  depuis  l'époque  où  ils  furent  institués,  (jualre  d'entre  eux,  —  le  comte  de  Choi- 
seul-Gouffier,  le  duc  de  Richelieu,  Charles  Blanc  et  iM.  le  duc  d'Aumale,  —  ont  fait  par- 
tie à  la  fois  de  l'Académie  des  heaui-arts  et  de  l'Académie  française. 

(2j  Titre  IV,  art.  4. 


7àk  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  quart  de  la  compagnie,  —  appartenant  à  d'autres  classes  de 
l'Institut.  Il  n'y  a  rien  là  que  de  parfaitement  légal  sans  doute; 
mais  n'y  a-t-il  pas  là  aussi  quelque  abus  dans  l'exercice  du  droit 
conféré,  et  ne  serait-il  pas  plus  avantageux  pour  tout  le  monde 
qu'on  usât  désormais  de  ce  droit  avec  plus  de  réserve  ou,  mieux 
encore,  qu'on  prît  le  parti  d'y  renoncer? 

Cette  égalité  absolue  entre  tous  les  membres  de  l'Institut  dont 
on  avait  entendu  à  l'origine  fliire  la  condition  fondamentale  de  leur 
association  et  que  l'arrêté  de  1803  ne  laissait  pas,  au  moins  sur  un 
point,  de  mettre  en  péril,  on  s'était  d'autre  part  donné  le  soin  de 
la  confirmer  par  des  résolutions  secondaires  et  par  des  mesures  de 
détail.  Pour  la  rendre  sensible  aux  regards  comme  on  s'était  efforcé 
d'en  faire  pénétrer  l'idée  dans  les  esprits,  il  avait  paru  utile  de 
soumettre  les  membres  des  quatre  classes  à  l'obligation  de  porter 
un  costume  uniforme,  tant  dans  les  séances  publiques  qu'ils  de- 
vaient tenir  ou  le  jour  des  funérailles  d'un  des  leurs,  que  dans  les 
cérémonies  où  ils  seraient  appelés  à  figurer  à  leur  rang  avec  les 
grands  corps  de  l'État  (1).  C'était  là  du  reste  une  innovation.  Les 
anciennes  académies  n'avaient  pas  eu  de  costume  officiel  ;  les  mem- 
bres des  assemblées  politiques  de  la  Révolution  postérieures  à  la 
Constituante  avaient  siégé  en  habits  de  ville  ;  mais,  à  l'époque  du 
Directoire,  le  goût  des  marques  distinctives  et  des  accoutremens 
fastueux  avait  si  bien  remplacé  les  habitudes  de  simplicité  que, 
depuis  les  représentans  du  pouvoir  exécutif  et  les  législateurs  des 
deux  conseils  jusqu'aux  administrateurs  de  tout  ordre,  on  en  était 
venu,  sous  prétexte  de  s'assurer  le  respect,  à  s'alïubler  de  vête- 
mens  d'un  caractère  niaisement  théâtral. 

Les  membres  de  l'Institut  n'avaient  eu  garde  pour  leur  compte 
de  se  faire  les  complices  de  cette  manie.  Ils  savaient  trop  bien  que 
leur  crédit  et  leur  dignité  morale  n'avaient  nul  besoin  de  s'empa- 
nacher, pour  ainsi  dire,  et  que  l'un  et  l'autre  s'imposeraient  d'au- 
tant mieux  qu'ils  aftécteraient  de  moins  pompeux  dehors;  mais 
encore  fallait-il  qu'on  pût  reconnaître  entre  tous  les  autres  des 
hommes  qui  par  leurs  mérites  exceptionnels  honoraient  si  haute- 

(1)  La  place  qu'il  appartenait  à  l'Institut  d'occuper  en  pareil  cas  avait  été  détermi- 
née dès  l'année  1798.  Dans  une  fête  que  le  Directoire  avait  eu  l'idée,  très  fâcheuse 
d'ailleurs,  de  consacrer  à  la  célébration  du  premier  anniversaire  du  18  fructidor. 
Tordre  de  préséance  pour  les  quarante-quatre  groupes  dont  se  composait  la  procession 
officielle  avait  été  réglé  de  telle  sorte  que  le  groupe  formé  par  l'Institut  venait 
trente-neuvième,  n'ayant  derrière  lui  que  le  «  tribunal  de  cassation,  les  ambassadeur 
étrangers,  l'état-major  de  Paris ,  les  ministres  et  le  Directoire.  »  Aujourd'hui,  c'est 
dans  un  ordre  inverse  que  se  forment  les  cortèges  officiels.  Les  grands  corps  de  l'État 
prennent  la  tête  au  lieu  de  marcher,  comme  autrefois,  à  la  fin.  Le  Parlement  (sénat  et 
chambre  des  députés)  passe  le  premier;  puis  viennent  le  conseil  d'État,  la  cour  de  cas- 
sation, la  cour  des  comptes  et  l'Institut,  qui  précède  immédiatement  la  cour  d'appel. 


l'académie  des  beaux-arts.  7/i5 

ment  le  pays.  Dans  la  correspondance  entamée  par  eux  avec  le 
ministre  de  l'intérieur  au  commencement  de  l'année  1801,  les 
membres  de  l'Institut  s'étaient  contentés  de  faire  ressortir  la  con- 
venance, la  nécessité  même  d'ajouter  à  la  médaille  qui  consacrait 
leur  titre  et  qu'ils  recevaient  après  leur  élection,  un  insigne  exté- 
rieur quelconque,  ruban,  brassard  ou  écharpe.  On  leur  répondit, 
au  nom  du  premier  consul,  par  l'ofïre  d'un  costume  spécial,  avec 
la  faculté  pour  eux  d'en  indiquer  la  forme  et  les  couleurs.  C'était 
plus  qu'ils  n'avaient  demandé;  ce  n'était  pas  trop,  même  à  leurs 
propres  yeux,  puisque  en  leur  laissant  le  soin  de  régler  à  leur  gré 
ce  costume,  —  et  la  classe  des  beaux-arts  fut  naturellement  char- 
gée d'en  fournir  le  projet,  —  on  leur  ôtait  d'avance  toute  crainte 
d'avoir  à  subir  les  intempérances  du  goût  pittoresque  qui  venait 
de  sévir  ailleurs.  Aussi  s'acquittèrent-ils  de  leur  tâche  sans  retard 
et  avec  la  réserve  qui  convenait.  Approuvé  par  un  arrêté  du  pre- 
mier consul  en  date  du  23  floréal  an  x  (13  mai  180L),  l'uniforme 
qu'ils  avaient  choisi  est  celui  que  leurs  successeurs  portent  encore 
aujourd'hui.  Dès  la  seconde  séance  publique  tenue  dans  le  cours  de 
la  même  année  1801  par  les  quatre  classes,  les  membres  de  l'In- 
stitut se  montrèrent  pour  la  première  fois  revêtus  de  l'habit  noir  à 
broderies  vertes. 

Cependant,  aux  conditions  nouvelles  faites  en  1803  à  l'Institut 
par  l'arrêté  du  premier  consul,  l'empereur  Napoléon  allait  bientôt 
ajouter  l'installation  des  quatre  classes  dans  des  bàtimens  exclusi- 
vement affectés  à  leur  service  et  qui,  de  nos  jours,  ont  gardé  la 
même  destination.  On  a  vu  qu'à  l'époque  de  sa  fondation  l'Institut 
avait  été  établi  au  Louvre  dans  les  locaux  occupés  jusqu'à  leur 
suppression  par  les  anciennes  académies,  c'est-à-dire  qu'on  l'avait 
mis  en  possession  de  la  salle  des  Cariatides  pour  ses  séances  pu  - 
bliques  et,  pour  ses  séances  particulières,  des  salles  du  premier 
étage,  précisément  au-dessus  de  celle-ci.  Un  peu  plus  tard  ces 
locaux  s'augmentèrent,  au  profit  de  la  classe  des  beaux-arts,  d'une 
partie  des  salles  consacrées  aujourd'hui  à  l'exposition  des  dessins, 
en  sorte  que,  au  temps  du  consulat,  l'Institut  avait  à  sa  disposi- 
tion la  presque  totalité  du  premier  étage  de  l'aile  dont  le  paAillon 
de  l'Horloge  forme  le  centre;  mais  ni  le  reste  de  cet  étage,  ni  le 
rez-de-chaussée  qu'il  surmonte  ne  lui  appartenaient.  Là,  comme 
dans  les  trois  autres  corps  de  bâtiment  encadrant  la  cour  du  Louvre, 
se  trouvaient  des  magasins  encombrés  d'objets  d'art  de  toutes 
sortes  ou  de  meubles,  des  logemens  et  des  ateliers  concédés  par 
l'état  à  un  certain  nombre  d'artistes  ou  même  à  de  simples  artisans, 
mouleurs,  ébénistes,  ciseleurs,  etc.  Depuis  les  pièces  sans  des- 
tination fixe  qu'on  livrait    tantôt  aux  restaurateurs  des    tableaux 


'Ii6 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


du  Muséum,  tantôt  aux  entrepreneurs  de  quelque  exposition  (1), 
jusqu'aux  ateliers  particuliers  de  plusieurs  jeunes  peintres  déjà 
célèbres,  ou  de  suryivans  de  l'ancienne  Académie  royale,  jus- 
qu'aux ateliers  que  David  avait  un  peu  partout,  tant  pour  lui-même 
que  pour  ses  nombreux  élèves  (2),  —  c'était,  d'un  bout  à  l'autre 
du  Louvre,  une  succession  de  salles  ou  de  galeries  coupées  dans 
leur  hauteur  par  des  entresols  ou  divisés  tant  bien  que  mal  par 
des  cloisons,  suivant  les  besoins  de  chaque  habitant  ;  des  escaliers 
interrompus  ou  détournés  de  leur  direction  primitive  ;  des  corri- 
dors dont  on  avait  fermé  une  des  issues  pour  y  établir  des  cabinets 
de  débarras  ou  des  chambres;  c'était,  suivant  le  témoignage  d'un 
homme  qui  avait  vécu  dans  ce  dédale  de  voies  incertaines  et  de 
demeures  bizarrement  enchevêtrées^  «  une  suite  de  cahutes  qu'on 
avait  laissé  maçonner  intérieurement,.,  et  qui,  tirant  toutes  leur 
jour  de  la  grande  cour,  mettaient  dans  l'obscurité  le  reste  des 
vastes  galeries  dont  les  murs,  ainsi  que  les  charpentes  de  la  toi- 
ture, étaient  à  nu  (3).  »  Encore  faut-il  ajouter,  sur  la  foi  du  même 
écrivain,  que  les  outrages  dont  la  grossièreté  des  mœurs  romaines 
souillait  alors  le  seuil  des  plus  somptueux  palais  se  renouvelaient 
ici  effrontément  :  il  était  grand  temps  qu'un  autre  Hercule  entre- 
prît de  nettoyer  ces  modernes  écuries  d'Augias  contiguës  aux  lieux 
mêmes  où  s'assemblait  le  sénat  des  lettres,  des  sciences  et  des 
arts,  et  à  ce  musée  d'anciens  chefs-d'œuvre  maintenant  plus  riche, 
plus  glorieusement  peuplé  que  jamais. 

Il  y  avait  donc  un  double  motif  pour  que  l'Institut  ne  continuât 
pas  d'être  logé  au  Louvre  :  d'une  part,  la  cessation  nécessaire  d'une 
promiscuité  compromettante  pour  sa  dignité,  de  l'autre  l'obligation 


(1)  C'est  ainsi  que  le  tableau  de  David,  les  Sabines,  fut  exposé,  du  21  décembre  1799 
au  mois  de  janvier  !80i,  dans  la  partie  du  Louvre  où  se  trouvent  aujourd'hui  la  salle 
dite  des  pastels  et  la  première  de  celles  qui  renferment  les  objets  provenant  des  col- 
lections de  M.  Thiers.  On  sait  que,  par  une  innovation  qui  lui  fut  vivement  repro- 
chée à  cette  époque  et  depuis  lors,  David,  s'autorisant  des  usages  admis  pour  les  exhi- 
bitions anglaises,  e.vigea  de  ceux  qui  venaient  voir  son  tableau  le  paiement  d'un  droit 
d'entrée.  La  somme  qu'il  se  procura  par  ce  moyen  s'éleva,  dit  son  petit-fils,  «  à 
T^.OOO  livres.  »  {Le  peintre  Louis  David,  p.  387.)  Lorsque  David  eut  ouvert  cette 
exposition  au  Louvre,  Regnault  voulut  en  organiser  une  pour  son  propre  compte  sous 
le  même  toit  et  dans  les  mêmes  conditions  ;  mais,  loin  d'attirer  la  foule  comme  les 
Sabines,  ses  tableaux,  —  Hercule  délivrant  Alceste,  la  Mort  de  Cléopâtre  et  les  Trois 
Grâces,  —  obtinrent  à  peine  les  regards  et  les  offrandes  de  quelques  curieux. 

(2)  Des  ateliers  à  l'usage  de  David  ou  à  celui  des  jeunes  gens  auxquels  il  donnait 
ses  leçons,  plusieurs  se  trouvaient  dans  ce  qui  forme  aujourd'hui  la  cage  du  grand 
escalier,  construit  sous  le  premier  empire  à  l'angle  de  la  colonnade  et  de  la  face  nord 
du  Louvre.  Un  autre  atelier,  dans  lequel  David  exécuta  son  tableau  des  Sabines,  avait 
été  pratiqué  dans  les  combles  de  la  partie  du  palais  qui  fait  face  au  pont  des  .\rts. 

(3)  Dclécluze,  Louis  David,  son  école  et  son  temps,  p.  10. 


l'académie  des  beaux-arts.  Ihl 

de  laisser  le  champ  libre  aux  travaux  qu'exigeraient  la  restauration 
et  l'achèYement  du  palais  dans  un  coin  duquel  on  l'avait  établi  un 
peu  à  l'aventure.  Mais  où  trouver  un  monument  approprié  d'avance 
aux  services  qu'il  s'agissait  d'installer?  Comment,  à  moins  de  les 
construire  tout  exprès,  mettre  à  la  disposition  de  l'Institut  des 
murs  qui  ne  fussent  en  désaccord,  ni  par  trop  de  faste  avec  le  ca- 
ractère d'un  établissement  scientifique,  ni  par  trop  de  simplicité 
avec  l'importance  des  hommes  et  des  travaux  qu'ils  auraient  à  abri- 
ter? Faute  de  mieux,  on  s'accommoda  de  l'ancien  collège  des 
Quatre-Nations  que  son  aspect  monumental  et  sa  situation  à  proxi- 
mité d'autres  grands  édifices  publics  seml^laient,  malgré  les  incon- 
véniens  des  distributions  intérieures,  rendre  digne  de  la  haute 
destination  qu'on  prenait  le  parti  de  lui  donner  (1).  Un  architecte 
qui  devait,  vingt  ans  plus  tard,  devenir  membre  de  l'Académie  des 
beaux-arts,  M.  Yaudoyer,  fut  chargé  de  transformer  en  salle  de 
séances  pubHques  l'ancienne  église  du  collège  et  d'utiliser  les 
autres  bàtimens  de  manière  à  y  aménager,  outre  des  pièces  réser- 
vées à  chacune  des  quatre  classes,  une  bibliothèque  spéciale,  in- 
dépendante de  la  bibliothèque  Mazarine  et  exclusivement  à  l'usage 
des  membres  de  l'Institut,  des  bureaux  pour  le  secrétariat,  enfin 
des  salles  de  diverses  grandeurs,  tant  pour  les  concours  annuels 
des  aspirans  aux  prix  de  Rome  que  pour  les  études  quotidiennes 
des  élèves  admis  à  dessiner  ou  à  modeler  d'après  le  modèle  vivant, 
sous  la  direction  de  professeurs  pris  dans  le  sein  de  la  classe  des 
beaux-arts  (2). 

(1)  On  sait  que  le  collège  des  Quatre-Nations  ou  collège  Mazarin,  fondé  par  les 
héritiers  de  Mazarin  en  exécution  d'une  de  ses  dernières  volontés,  était  destiné  à 
recevoir  soixante  élèves  originaires  des  provinces  limitrophes  de  l'Italie,  de  l'Alle- 
magne, de  la  Flandre  et  de  l'Espagne  conquises  sous  le  ministère  du  cardinal.  Le  col- 
lège des  Quatre-Nations  conserva  sa  destination  jusqu'à  la  Révolution.  A  cette  époque, 
il  fut  converti  en  prison  pour  dettes  ;  un  comité  révolutionnaire  j  tint  ensuite  ses 
séances,  et,  lors  de  la  réorganisation  générale  de  l'instruction  publique,  une  des  écoles 
centrales  supérieures  créées  par  la  Convention  y  fut  momentanément  installée.  Enfin, 
après  avoir  été,  en  1801,  affecté  à  l'École  des  beaux-arts,  l'ancien  collège  des  Quatre- 
Xations  fut  attribué  à  l'Institut  de  France  par  un  décret  en  date  du  10  ventôse  an  xiii 
(1"  mars  1805). 

(2)  Sans  être,  à  proprement  parler,  un  corps  enseignant,  comme  l'avait  été  l'ancienne 
Académie  royale  de  peinture,  la  quatrième  classe  de  l'Institut  ne  se  trouvait  pas  pour 
cela  privée  de  toute  influence  sur  l'éducation  des  jeunes  artistes.  Cette  influence,  elle 
l'exerçait  par  le  choix  même  de  ceux  de  ses  membres  qu'elle  jugeait  bon  d'appeler  à 
ces  fonctions  de  professeur  et  que,  jusqu'en  1863,  elle  continua  de  désigner  aux  minis- 
tres à  qui  appartenait  le  droit  de  nomination  définitive;  mais  son  rôle  en  matière 
d'enseignement  officiel  ne  s'étendait  pas  au-delà  de  cette  intervention  indirecte.  C'est 
donc  bien  à  tort  qu'on  le  confond  assez  ordinairement  avec  la  fonction,  indépendante 
en  réalité,  et  les  attributions  toutes  spéciales  de  l'École  des  beaux-arts.  Cette  école 
n'a  jamais  été  et  n'est  pas  plus  une  annexe  de  l'Académie  des  beaux-arts  que  l'École 
polytechnique  ne  relève  de  l'Académie  des  sciences  ou  l'École  de  droit  de  l'Académie 


■/j8 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Étant  donné  le  plan  des  bâtimens  dont  il  fallait,  bon  gré  mal 
gré,  tirer  parti  et,  spécialement,  celui  de  Tancienne  église,  la  tâche 
n'était  pas  de  natm-e  à  exciter  beaucoup  l'imagination  d'un  archi- 
tecte. M.  Vaudover  se  contenta  de  demander  conseil  à  son  bon 
sens  et,  là  où  il  ne  pouvait  en  réalité  liiire  acte  d'invention  person- 
nelle, de  travailler  de  son  mieux  à  adapter  l'œuvre  d'autrui  aux 
exigences  du  programme  qu'il  avait  à  remplir  ;  dût-il,  en  raison 
même  des  conditions  imposées  par  les  constructions  primitives, 
n'obtenir  que  des  résultats  incomplets.  Il  ne  dépendait  pas  de  lui, 
par  exemple,  d'avoir  pleinement  raison  des  difficultés  que  présen- 
taient, —  soit  pour  la  sonorité  des  murs  dans  lesquels  les  orateurs 
prononceraient  leurs  discours,  soit  pour  l'aménagement  des  places 
destinées  aux  auditeurs,  —  la  hauteur  excessive  du  corps  de  bâti- 
ment principal  et  le  renfoncement  des  anciennes  chapelles  du  pour- 
tour, aussi  bien  que  celui  du  sanctuaire  qui  se  trouvait  sous  la 
coupole  du  petit  dôme,  au  fond  de  l'église  (1).  En  établissant  des 
ampliithéâtres  dans  le  centre  du  monument  et  dans  la  partie  infé- 
rieure des  chapelles,  des  tribunes  dans  la  partie  supérieure,  en 
construisant  à  mi-hauteur  du  dôme  une  coupole  intermédiaire 
ayant  pour  cfTet  d'empêcher  jusqu'à  un  certain  point  la  déperdi- 
tion de  la  voix,  on  fit  à  peu  près  tout  ce  qu'il  était  possible  de 
faire  pour  atténuer  les  inconvéniens  inhérens  à  la  forme  même  et 
aux  dimensions  du  local  qui  avait  été  choisi;  mais  il  ne  s'ensuit  pas, 
tant  s'en  faut,  que  tout  soit  au  mieux  pour  cela.  Certes,  au  point  de 
vue  pratique,  la  salle  des  séances  publiques  de  l'Institut  n'est  pas,  à 
beaucoup  près,  la  plus  avantageuse  qu'on  puisse  imaginer;  et, 
quant  aux  décorations  qu'elle  recevait  au  commencement  de  ce 
siècle,  —  depuis  les  tristes  3Ii(^es  en  grisaille  de  la  coupole  jus- 
qu'au maigre  mobilier  à  l'usage  des  orateurs  et  des  membres  du 
bureau,  —  il  serait,  je  le  crains,  assez  difficile  pour  le  regard  de 
s'y  intéresser  ou  de  s'y  plaire.  Et  pourtant,  si  défectueuses  qu'en 
soient  forcément  les  dispositions  architectoniques,  si  surannés  ou 

(les  sciences  morales.  Seule,  l'Académie  de  France  à  Rome  est  sous  le  patronage  légal 
et  sous  Tautorité  immédiate  de  l'Académie  des  beaux-arts. 

(1)  L'espace  réservé  au  sanctuaire  était  celui  qu'occupent  aujourd'hui  le  bureau 
dans  les  séances  publiques  et  la  travée  centrale  du  vestibule  qui  s'étend  derrière  la 
cloison  à  laquelle  ce  bureau  est  adossé.  Aux  deux  côtés,  —  c'est-à-dire  dans  la  pre- 
mière et  dans  la  troisième  travée  du  vestibule  actuel,  —  s'ouvraient  deux  chapelles 
qui  devaient  servir  de  lieu  de  sépulture  aux  membres  de  la  famille  Mazarin  et  dans 
l'une  desquelles  avait  été  érigé  le  tombeau  du  cardinal,  par  Coysevox.  Ce  monument 
magnifique  s'élevait  le  long  du  mur  de  tond  de  la  chapelle  dont  il  s'agit  à  la  place 
même  où  se  trouve  maintenant  la  statue  de  Napoléon  I",  sculptée,  en  1807,  par  Ro- 
land. Transporté  pendant  la  période  révolutionnaire  au  Musée  des  Petits-Augustins, 
et,  après  la  destruction  de  ce  Musée,  au  Louvre,  le  tombeau  de  Mazarin  orne  aujour- 
d'hui dans  ce  palais  une  des  salles  consacrées  aux  chefs-d'œuvre  de  la  sculpture  fran- 
çaise. 


l'académie  des  beaux-arts.  749 

si  pauvres  qu'en  puissent  paraître  les  ornemens,  cette  salle  em- 
prunte de  son  histoire  même,  des  traditions  qu'elle  perpétue  et 
des  souvenirs  qu'elle  évoque,  une  majesté  dont  nulle  part,  fût-ce 
en  face  des  murs  les  plus  beaux  ou  les  plus  riches,  on  ne  saurait 
trouver  l'équivalent. 

Plus  d'une  fois,  notamment  sous  le  second  empire,  on  a  eu  la 
pensée  de  déplacer  Flnstitut,  pour  lui  donner,  disait-on,  une  de- 
meure plus  digne  de  lui,  en  même  temps  qu'on  exprimait  l'inten- 
tion d'augmenter  le  chiffre,  resté  invariable  depuis  l'origine,  de  l'in- 
demnité allouée  aux  membres  des  diverses  académies.  Ce  double 
projet  heureusement  n'a  pas  eu  de  suites,  et  il  faut  souhaiter  qu'à 
aucune  époque  on  ne  soit  tenté  de  le  reprendre,  parce  que,  en  pré- 
tendant honorer  davantage  ceux  qu'il  intéresse,  on  courrait  le 
risque  en  réalité  de  les  amoindrir,  eux  et  leur  situation.  La  petite 
somme  de  quinze  cents  francs  que  chaque  membre  de  l'Institut 
reçoit  annuellement  ne  peut,  aux  yeux  de  personne,  représenter 
rien  de  plus  qu'une  simple  indemnité,  et  c'est  en  effet  comme  telle 
qu'elle  est,  et  qu'elle  a  été  de  tout  temps  inscrite  au  budget  de 
l'Institut.  La  grossu',  ce  serait,  au  moins  en  apparence,  la  convertir 
en  traitement,  par  conséquent  assimiler  une  dignité  à  une  fonc- 
tion et  les  hommes  qui  en  sont  revêtus  à  ceux  que  l'État  rémunère 
pour  des  travaux  accomplis  par  son  ordre  ;  ce  serait  en  un  mot  dé- 
naturer le  caractère  tout  honorifique,  tout  indépendant,  tout  désin- 
téressé, que  comporte  le  titre  même  de  membre  de  l'Institut,  et 
introduire  une  question  de  profit  pécuniaire  là  où  il  ne  saurait  y 
avoir  de  place  que  pour  les  privilèges  du  talent.  Le  déplacement 
de  l'Institut  pourrait  également,  dans  une  certaine  mesure,  dimi- 
nuer le  prestige  attaché  à  des  coutumes  déjà  presque  séculaires, 
et  aiïàiblir  auprès  du  public  l'autorité  de  ces  communications  aca- 
démiques auxquelles  manqueraient,  dans  le  lieu  où  elles  seraient 
faites,  les  échos  pour  ainsi  dire  qu'elles  éveillent  si  sûrement  au- 
jourd'hui. C'est  dans  ces  murs  où  tant  d'hommes  illustres  ou  jus- 
tement respectés  se  sont  succédé  depuis  plus  de  quatre-vingts  ans, 
où  tant  de  voix  éloquentes  ont,  chacune  à  leur  tour,  célébré  le 
beau  sous  toutes  ses  formes,  le  bien  à  tous  ses  degrés,  où  beau- 
coup de  ceux-là  mêmes  qui  devaient  un  jour  les  décerner  sont 
venus  dans  leur  jeunesse  recevoir  les  couronnes  promises  aux  dé- 
butans  d'élite,  —  c'est  dans  ces  murs  imprégnés  des  souvenirs 
glorieux  du  passé  que  l'Institut  de  France  est  à  sa  vraie  place  et 
qu'il  doit  continuer  de  siéger,  sous  peine  de  compromettre  quoique 
chose  de  sa  signification  historique  et  de  son  crédit  extérieur. 

L'honneur  d'inaugurer  cette  salle  maintenant  si  bien  consacrée 
revint  à  la  classe  des  beaux-arts.  La  première  des  six  cent  neuf 
séances  publiques  tenues  jusqu'à  ce  jour  dans  l'ancienne  église  du 


750  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

collège  Mazarin  (1)  eut  lieu,  le  h  octobre  1806,  sous  la  présidence  de 
l'architecte  Heurtier.  Elle  fut  remplie  presque  entièrement  par  la  lec- 
ture d'un  morceau  de  circonstance  dans  lequel,  suivant  le  goût  du 
temps,  le  secrétaire  perpétuel  de  la  classe,  Joachim  Lebreton,  ne 
manquait  pas  de  rappeler  à  propos  du  fait  présent  les  exemples 
d'Athènes  et  de  Rome.  «Quand  les  anciens,  disait-il,  inauguraient  un 
temple,  ils  commençaient  par  invoquer  la  divinité  qui  devait  y  être 
honorée...  S'il  était  dans  nos  mœurs,  dans  les  opinions  modernes  de 
diviniser  de  même  les  idées  morales,  les  vertus,  les  affections  de 
l'âme,  quels  beaux  rapprochemens,  messieurs,  ne  pourrions-nous 
pas  faire  aujourd'hui  que  les  arts,  les  sciences  et  les  lettres  pren- 
nent possession  de  ce  nouveau  temple!..  Mais  si  nous  sommes 
moins  riches  que  les  anciens  en  fictions  ingénieuses,  moins  heu- 
reux en  allusions  sentimentales,  qu'il  nous  soit  permis  cependant 
de  les  imiter  en  quelque  chose  dans  cette  solennité.  Nous  invoque- 
rons le  génie  de  la  France  :  puisse-t-il  ne  pas  cesser  d'être  fécond 
en  grands  artistes,  en  grands  talens  dans  tous  les  genres!  »  Après 
quoi,  et  pour  utiliser  apparemment  ce  qui  restait  de  l'antique  fonds 
des  «  allusions  sentimentales,  »  l'orateur  s'empressait  de  «  déposer 
sur  l'autel  de  Minerve,  »  autrement  dit  de  présenter  à  ses  con- 
frères et  au  public,  le  compte  rendu  des  travaux  de  la  classe  à 
laquelle  il  appartenait. 

L'importance  et  la  variété  de  ces  travaux  prouvaient  d'ailleurs 
que,  depuis  que  son  action  avait  cessé  de  se  confondre  avec  celle 
de  l'Institut  tout  entier,  depuis  le  jour  oii  elle  avait  commencé 
d'avoir  sa  responsabilité  propre  et  sa  fonction  distincte,  la  classe 
des  beaux-arts  s'était  vaillamment  acquittée  des  tâches  qu'elle 
s'était  prescrites.  Grâce  à  elle,  l'Académie  de  France  à  Rome,  dé- 
serte depuis  1792,  s'était  repeuplée  et,  parmi  les  jeunes  artistes  qui 
s'y  trouvaient  réunis,  plusieurs  déjà  en  rajeunissaient  avec  éclat 
les  traditions  ;  les  musiciens  et  les  graveurs,  qui  ne  pouvaient,  aux 
termes  des  anciens  statuts,  aspirer  au  titre  de  pensionnaires,  avaient 
été  officiellement  reconnus  aptes  à  l'obtenir,  ceux-ci  depuis  180/î, 
ceux-là  depuis  1802.  En  outre,  à  la  suite  d'une  correspondance 
échangée  entre  Suvée,  alors  directeur  de  l'Académie  de  France,  et 
les  membres  de  la  classe  des  beaux-arts  qui  avaient  gagné  les 
pouvoirs  administratifs  à  leur  cause,  un  arrangement  avait  été  né- 
gocié par  lequel  le  gouvernement  de  la  Toscane  cédait  à  la  France 
la  villa  et  les  jardins  qu'il  possédait  à  Rome  sur  le  Pincio  :  le  1"  no- 
vembre ISO/i,  le  directeur  et  les  pensionnaires  quittaient  en  con- 

(1)  Le  chiffre  total  des  séances  publiques  de  l'Institut,  à  partir  du  mois  d'octobre  ISOG. 
se  décompose  ainsi  :  82  séances  tenues  par  les  Académies  réunies,  383  par  ces  Acadé- 
mies à  tour  de  rôle,  enfin  144  par  l'Académie  française  pour  la  réception  de  chacun  des 
membres  successivement  élus. 


l'académie  des  beaux-arts.  751 

séquence  leur  palais  délabré  du  Corso  (l)  pour  aller  s'établir  dans 
cette  incomparable  villa  Médicis  dont  tous  ceux  qui  s'y  sont  suc- 
cédé depuis  cette  époque  ont  gardé  ou  gardent  encore  un  si  cher 
souvenir,  et  comme  la  vision  toujours  présente  au  milieu  des  vicis- 
situdes de  leur  vie. 

La  nouvelle  classe  des  beaux-arts  avait  d'ailleurs  provoqué 
ou  réalisé  d'autres  progrès,  pris  ou  fait  prendre  d'autres  décisions 
aussi  profitables  aux  études  qui  se  poursuivaient  à  l'Académie  de 
France,  à  Rome,  qu'à  la  discipline  intérieure  ou  à  l'autorité  de  la 
compagnie  elle-même.  Elle  avait  ajouté  aux  obligations  que  les  pen- 
sionnaires architectes  aA"aient  eu  jusqu'alors  à  remplir  celle  d'exé- 
cuter, pendant  les  deux  dernières  années  de  leur  séjour  en  Italie  : 
«  1°  la  Restauration  d'un  édifice  ou  monument  antique  ;  1°  un 
projet  de  monument  ou  d'édifice  de  leur  invention  applicable  à  la 
France.  »  De  ces  deux  prescriptions  la  première  seulement  a  été 
maintenue  jusqu'à  nos  jours;  mais  si,  pour  des  motifs  qu'il  serait 
peut-être  inutile  de  rapporter  ici,  l'Académie  a  cru  devoir  modifier 
sur  le  second  point  le  règlement  cju'elle  avait  édicté,  la  tradition 
fondée  par  elle  au  commencement  de  ce  siècle  n'en  a  pas  moins 
été  invariablement  féconde  en  ce  qui  concerne  les  travaux  de  res- 
tauWtion.  Lorsqu'on  examine  à  la  bibliothèque  de  l'École  des  beaux- 
arts  la  belle  série  de  ces  travaux  où  la  sagacité  archéologique  et 
l'érudition  de  nos  jeunes  architectes  se  manifestent  avec  la  même 
évidence  que  les  efforts  de  leur  imagination  personnelle  ou  que 
l'habileté  déjà  sûre  de  leur  main,  on  comprend  de  reste  l'utilité  de 
la  mesure  prise,  dès  les  premiers  jours  de  sa  réorganisation,  par 
la  classe  des  beaux-arts  (2)  et  l'heureuse  influence  qu'a  pu  exercer 
ce  régime  de  fortes  études  sur  l'avenir  des  talens  qui,  d'abord,  y 
avaient  été  soumis.  A  de  bien  rares  exceptions  près,  tous  les  ar- 
chitectes qui  ont  honoré  l'école  française  dans  notre  siècle,  depuis 
Huyot  jusqu'à  Duban  et  depuis  celui-ci  jusqu'aux  architectes  au- 
jourd'hui membres  de  l'Institut,  tous  ont  été  pensionnaires  de  l'Aca- 
démie de  France  et,  par  conséquent,  se  sont  acquittés  chacun  à 
leur  tour  des  tâches  dont  il  est  question  ici  :  croit-on  que,  s'ils 
n'avaient  pas   eu  à  les  remphr,  le  talent  dont  ils  ont  fait  preuve 

(1)  A  l'angle  du  Corso  et  de  la  Via-Lata.  Avant  d'être  installée  en  1725  dans  ce  palais 
dit  de  Xeverr.  ou  palais  Mancini,  l'Académie  de  France  occuriait  une  partie  du  jjalais 
Capranica,  aujourd'hui  transformé  en  théâtre. 

(2)  Antérieurement  à  cette  époque,  il  est  vrai,  plusieurs  des  jeunes  architectes  que 
le  roi  pensionnait  à  Rome  avaient  envoyé  des  restaurations.  Ainsi  Percler,  qui  avait 
remporté  le  prix  en  1786,  fit  pour  son  envoi  de  dernière  année  une  Restauration  de  la 
colonne  Trajone;  mais  des  travaux  de  ce  genre  n'étaient  pas  absolument  obligatoires. 
Ils  ne  le  devenaient  pour  les  pensionnaires  que  dans  le  cas,  —  et  ce  fut  précisément 
ce  qui  eut  lieu  pour  Percier,  —  où  l'Académie  d'architecture  elle-même  avait  désigné 
le  monument  qu'il  s'agissait  de  restituer. 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  tard  en  produisant  des  œuvres  de  leur  invention  se  serait 
montré  aussi  châtié  dans  les  formes  et,  au  fond,  aussi  bien  muni  ? 

Dans  l'énumération  des  travaux  entrepris  ou  projetés  en  1806  par 
la  classe  des  beaux-arts,  le  secrétaire  perpétuel  ne  manquait  pas  de 
comprendre  un  ouvrage  qui  avait  pour  objet  d'initier  le  public  à  la 
connaissance  des  termes  particuliers  dont  les  artistes  se  servent 
pour  désigner  soit  les  instrumens  qu'ils  manient,  soit  les  procédés 
ou  les  matériaux  qu'ils  emploient.  «  La  classe,  disait-il,  s'est  per- 
suadée qu'elle  ferait  une  œuvre  utile  si  elle  déterminait  les  accep- 
tions des  mots  usités  dans  les  beaux-arts,  et  elle  s'est  livrée  avec 
beaucoup  de  zèle  à  la  formation  d'une  espèce  de  dictionnaire  des 
termes  techniques.  Il  y  en  a  beaucoup  qui  n'ont  aucun  de  ces 
rapports  d'analogie,  d'étymologie,  de  composition  ou  de  décompo- 
sition qui  peuvent  faire  connaître  d'où  ils  dérivent  ou  ce  qu'ils  si- 
gnifient ;  cependant  ils  ont  un  sens  déterminé  et  un  droit  de  pos- 
session dans  la  langue  des  arts.  C'est  à  la  classe  chargée  de  faire 
le  Dictio)i)uiire  de  lu  langue  française  qu'il  appartiendra  de  choisir 
ceux  qui  pourraient  mériter  d'y  être  admis  ;  mais  ceux-là  mêmes 
qu'elle  rejetterait  ont  leur  sens  qu'il  est  utile  de  déterminer.  Tel 
est  le  but  que  s'est  proposé  la  classe  des  beaux-arts  ;  dans  le  cours 
de  l'année,  elle  a  discuté  environ  la  moitié  des  mots  de  la  lettre  A.  » 

Le  plan  adopté  en  1806  pour  la  confection  de  cette  «  espèce  de 
dictionnaire  des  termes  techniques  »  restreignait  donc,  on  le  voit, 
la  tâche  de  la  quatrième  classe  à  l'examen  et  à  la  solution  de  pures 
questions  de  métier.  Tout  ce  qui  aurait  pu  avoir  le  caractère  d'un 
avis  doctrinal,  au  point  de  vue  esthétique  ou  au  point  de  vue  de 
l'histoire  de  l'art,  demeurait  en  dehors  du  programme;  en  un  mot, 
au  lieu  d'un  dictionnaire  raisonné  contenant  à  la  fois  des  ensei- 
gnemens  théoriques  et  des  explications  pratiques,  on  entendit 
d'abord  s'en  tenir  à  un  simple  vocabulaire.  Ce  ne  fut  que  beau- 
coup plus  tard,  —  à  l'époque  du  second  empire,  —  qu'après  bien 
des  essais  en  divers  sens,  bien  des  propositions  faites  ou  des  tra- 
vaux successivement  entrepris  en  vue  d'agrandir  le  cadre  primitif, 
un  plan  à  la  fois  plus  précis  et  plus  large  fut  irrévocablement 
adopté,  et  que  la  publication  si  longtemps  ajournée  du  Diction- 
naire de  V Académie  des  beaux-arts  commença,  pour  se  continuer 
désormais  sans  interruption  :  mais  revenons  au  moment  où  la 
quatrième  classe  venait  d'accomplir  ses  premiers  actes  et  où,  pour 
la  première  fois,  celui  qui  parlait  en  son  nom  s'acquittait  de  cet 
office  en  qualité  de  secrétaire  perpétuel. 

Il  y  avait  là  une  nouveauté,  en  effet,  aussi  bien  dans  l'organisa- 
tion même  de  la  Compagnie  que  dans  le  titre  et  la  condition  per- 
sonnelle de  l'orateur.  Sans  doute,  antérieurement  à  1803,  c'est-à-dire 
avant  qu'on  eût  fait  cesser  la  confusion  établie  à  l'origine  entre 


l'académie  des  beaux-arts.  753 

les  littérateurs  et  les  artistes,  les  fonctions  de  secrétaire  de  la  classe 
avaient  été  exercées  par  des  hommes  choisis  dans  son  sein  ;  mais 
ces  fonctions,  toutes  temporaires  d'ailleurs  (1),  étaient  restées  le  lot 
de  quelques  membres  appartenant  aux  sections  de  Grammaire,  de 
Pohie  ou  de  Langues  anciennes;  aucun  artiste  de  profession,  ni 
même  aucun  érudit  familiarisé  avec  les  études  relatives  à  l'art  ou 
à  son  histoire  n'avait  été  appelé  à  les  remplir.  Or  l'arrêté  du  pre- 
mier consul,  modifiant  le  régime  auquel  l'Institut  avait  été  soumis 
jusqu'alors,  portait  que  dans  chaque  classe  il  y  aurait  «  un  secré- 
taire perpétuel  »  au  lieu  des  secrétaires  qui  s'y  succédaient  annuel- 
lement, et  comme,  aux  termes  de  cet  arrêté,  l'ancienne  classe  de 
la  Littérature  et  des  Beaux- Art  s  devenait  celle  des  Beaux- Arts 
exclusivement,  il  était  tout  naturel  que  les  membres  qui  la  com- 
posaient choisissent  pour  les  représenter  un  d'entre  eux,  ou,  tout 
au  moins,  un  érudit  qui  parlât  leur  langue  et  que  sa  propre  expé- 
rience eût  initié  à  leurs  secrets.  Celui  qu'ils  honorèrent  de  leurs 
suffrages,  Joachim  Lebreton,  s'en  était  rendu  digne  par  la  part 
active  qu'il  venait  de  prendre  à  la  formation  et  aux  enrichissemens 
du  Muséum,  par  le  zèle  et  par  l'intelligence  dont  il  avait  fait 
preuve,  au  ministère  de  l'intérieur  comme  chef  du  bureau  des 
beaux-arts,  au  tribunat  comme  rapporteur  d'un  projet  de  loi  relatif 
aux  monnaies,  enfin,  et  surtout  par  une  indépendance  de  carac- 
tère qui,  tout  en  lui  méritant  l'estime  de  ses  confrères,  devait, 
treize  ans  plus  tard,  attirer  sur  lui  les  rigueurs  du  pouvoir. 

Avant  d'être  nommé  secrétaire  perpétuel  de  la  quatrième  classe, 
Lebreton  d'ailleurs  avait,  dans  une  autre  classe  de  l'Institut,  rempU 
à  plusieurs  reprises,  et  toujours  très  utilement,  les  fonctions  de 
secrétaire  temporaire  et  de  rapporteur.  Membre,  dès  la  fondation, 
de  la  classe  des  Sciences  morales  et  politiques,  il  s'y  était  signalé 
par  des  services  rendus  avec  un  complet  dévoûment  et  avec  une 
parfaite  justesse  d'esprit. 

Ce  qu'il  avait  été,  depuis  1795,  dans  la  classe  des  Sciences  mo- 
rales et  politiques,  Lebreton  le  fut  encore  dans  la  classe  des  Beaux- 
Arts.  Dès  les  premières  années  qui  suivirent  son  entrée  en  fonc- 
tions, il  avait  largement  donné  la  mesure  de  son  zèle  et  de  ses 
aptitudes  spéciales.  Grâce  à  lui,  les  travaux  en  commun  de  ses 

(1)  Aux  termes  des  règleraens  en  vigueur  de  1795  à  1803,  le  secrétaire  était  nommé 
pour  une  année  seulement.  Toutefois,  il  pouvait  être  réélu,  pourvu  qu'une  année  au 
moins  se  fût  écoulée  depuis  le  jour  où  il  avait  quitté  ses  fonctions.  C'est  ainsi  que 
dans  la  classe  de  la  littérature  et  des  beau.\-arts,  Monorez,  de  Fontanes  et  Villars  furent 
élus  chacun  plusieurs  fois;  les  autres  secrétaires  de  la  classe,  jusqu'à  1802  inclusive- 
ment, furent  Andrieux,  Collin  d'Harleville,  François  de  Xeufchàteau,  de  La  Porte  du 
Theil  et  Sicard. 

TOME  xciv.  ^=  1889.  48 


754  REVUE  DES  DEUX  MONDE?. 

confrères  s'étaient  succédé  avec  une  régularité  inusitée  jusqu'alors, 
et  les  comptes  rendus  analytiques  de  ces  travaux  lus  dans  les 
séances  publiques,  d'autres  rapports  adressés  au  gouvernement 
en  réponse  à  des  questions  posées,  montrent  assez  quelle  con- 
science le  nouveau  secrétaire  perpétuel  apportait  dans  l'accom- 
plissement de  sa  tâche.  Le  tout  montre  aussi  la  fécondité  de  l'in- 
iluence  exercée  au  dehors  par  la  Compagnie  dont  Lebreton  était 
l'interprète,  et  l'activité  avec  laquelle  les  membres  de  la  quatrième 
classe  s'employaient  pour  encourager  les  jeunes  talens,  pour  sti- 
nmler  les  études  archéologiques  intéressant  directement  l'histoire 
de  l'art,  ou  pour  signaler  à  ejui  de  droit  les  découvertes  dont  l'ap- 
phcation  semblait  utile  :  —  le  transport  sur  toile,  par  exemple, 
d'anciens  tableaux  peints  sur  panneau,  ou  la  restauration  de  ces 
tableaux  sans  l'emploi  de  moyens  dangereux  ou  incomplètement 
efficaces  (1).  Enfin,  lorsque,  au  commencement  de  Tannée  1808,  le 
rapport  général  prescrit  en  1802  par  un  arrêté  du  premier  consul 
fut  présenté  à  l'empereur  jNapoléon  pour  lui  rendre  compte  des 
«  progrès  accompUs  depuis  1789  dans  les  sciences,  les  lettres  et 
les  arts,  »  la  partie  de  ce  rapport  que  Lebi'eton  lut  au  nom  de  ses 
confrères  résumait  avec  une  précision  remarquable  non-seulement 
les  opinions  de  ceux-ci  sur  le  mouvement  de  l'art  français  durant 
la  période  indiquée,  mais  encore  les  résultats  plus  ou  moins  heu- 
reux auxquels  ils  avaient  personnellement  contribué  et  les  titres 
particuliers  qu'ils  s'étaient  acquis  par  leurs  talens.  Sans  doute,  au 
point  de  vue  littéraire,  le  travail  du  secrétaire  perpétuel  de  la  qua- 
trième classe  n'avait  pas  le  même  éclat  que  les  travaux  dus  à 
d'autres  rapporteurs,  à  Guvier,  par  exemple,  ou  à  Marie-Joseph 
Chenier,  auteur  de  cet  éloquent  mémoire  publié  plus  tard  en  vo- 
lume sous  le  titre  de  Tableau  de  la  littérature  française  depuis 
1189  :  toujours  est-il  que  les  pages  écrites  à  cette  occasion  par 
Lebreton  gardent  au  moins  une  sérieuse  valeur  liistorique  et  que, 
pour  apprécier  l'évolution  opérée  dans  notre  école  à  partir  des 
dernières  années  du  xv!!!*"  siècle,  il  y  aura  profit  à  les  consulter. 
Cependant,  en  dehors  des  récens  progrès  que  les  délégués  des 
dillercntes  classes  avaient  reçu  la  mission  d'étudier  dans  le  do- 
maine des  sciences,  des  lettres  et  des  arts,  d'autres  événemens 
étaient  survenus,  d'autres  changemens  s'étaient  produits  qui,  sans 

(1)  Parmi  les  chefs-d'œuvre  de  l'art  italien  momentanément  rassemblés  au  Louvre 
à  la  suite  des  campagnes  du  g-énéral  Bonaparte,  plusieurs  n'ont  échappé  à  une  ruine 
imminente  que  grâce  aux  soins  qu'ils  ont  reçus  et  à  l'habile  traitement  auquel  ils  ont 
été  feoumis  chez  nous.  C'est  ainsi  que  la  Vierge  de  Foliyno,  de  Raphaël,  arrivée  à  Paris 
•dans  un  état  déploi-able,  fut,  en  1802,  sauvée  de  la  destruction  au  moyen  d'un  trans- 
port sur  toile  pratiqué  par  M.  Hacquin,  sous  les  yeux  d'une  commission  composée  de 
membres  de  l'institut,  et  que  la  Sainte  Cécile,  aujourd'hui  la  gloire  du  Musée  de  Bo- 
logne, subit  ici  une  opération  analogue  à  la  même  époque  et  avec  le  même  succès. 


L  ACADEMIE    DES    BZAUX-ARTS,  700 

atteindre  l'Institut  dans  l'exercice  de  sa  fonction  même,  modifiaient 
singulièrement  les  conditions  d'égalité  officielle  établies  d'abord 
entre  ses  membres.  Un  de  ceux-ci,  vers  la  fin  de  ISOli,  avait  pris, 
ou,  si  l'on  veut,  accepté  la  couronne  impériale,  et  ce  fait,  que  natu- 
rellement les  règlemens  n'avaient  pu  prévoir,  ne  laissait  pas  de 
donner  à  penser  aux  membres  dé  l'Institut  pour  leurs  relations  à 
venir  avec  leur  tout-puissant  confrère.  Le  nouveau  césar,  toute- 
fois, y  mit  pendant  qtielque  temps  de  la  bonne  grâce  et  presque 
de  la  coquetterie.  Lorsque,  à  l'occasion  de  la  cérémonie  du  sacre 
qui  avait  eu  lieu  quelques  jours  auparavant,  il  reçut  la  députation 
des  quatre  classes  chargée  de  le  féliciter,  il  l'accueillit  en  décla- 
rant bien  haut  que,  plus  que  jamais,  «  il  se  faisait  gloh'e  d'appar- 
tenir au  corps  célèbre  »  dont  il  avait  les  représentans  devant  lui. 
Une  autre  fois,  il  disait  à  ses  confrères  de  la  première  classe  :  «  J'ai 
voulu  connaître  ce  qui  me  restait  à  faire  pour  encourager  vos  tra- 
vaux, afin  de  me  consoler  par  là  de  ne  pouvoh-plus  y  concourir;  » 
mais  bientôt  c'est  d'un  autre  ton  qu'il  répond  aux  discours  que  les 
membres  de  l'Institut  lui  adressent  ou  aux  rapports  qu'ils  lui  sou- 
mettent. «  J'attache  du  prix  à  vos  travaux,  leur  dit -il  en  1808;  ils 
tendent  à  éclairer  mes  peuples  et  sont  nécessaires  à  la  gloire  de 
ma  couronne.  Vous  pouvez  compter  sur  ma  protection.  » 

Quoi  de  plus  naturel  d'ailleurs  à  ce  moment  qu'un  pareil  lan- 
gage? Ce  titre  de  protecteur  par  lequel  ÏNapoléon  remplaçait  celui 
qu'il  s'était  honoré  de  porter  jusqu'alors,  l'Institut  Hui-mème  ne  le 
lui  avait-il  pas  décerné  d'avance  en   sollicitant,'|dès  les  premiers 
jours  de  l'année  1806,  l'autorisation  d'ériger  au  nouveau  souve- 
rain, comme   au   dieu  du  temple,   une   statue   dans  la  salle  des 
séances  publiques?  Bien  entendu,  ni  Napoléon,  ni  ses  ministres 
n'avaient  marchandé  leur  consentement.  Par  une  lettre   en  date 
du  13  février  1S06,  M.  de  Champagny  informait  le  président  de 
l'Institut  que  «  Sa  Majesté  avait  vu  avec  satisfaction  cet  hommage 
de  la  première  société  savante  et  littéraire  de!  l'Europe,  à  qui  il 
appartient,  ajoutait  le  ministre,  autant  que  des  contemporains  peu- 
vent le  faire,  de  devancer  le  jugement  de  la  postérité.  »  En  consé- 
quence, il  avait  été  décidé  que  l'exécution  de  la  statue  serait  con- 
fiée à  l'un   des  plus  habiles  sculpteurs  de  la  quatrième  classe, 
Roland,   et  que  les  frais   seraient  acquittés  par  une  retenue  sur 
l'indemnité  mensuelle  allouée  à  chacun  des  membres  de  l'Institut. 
Roland  eut  bientôt  accomph  sa  tâche.  Le  3  octobre  1807,  l'œuvre 
due  à  son  ciseau  était  solennellement  inaugurée  dans  la  séance 
annuelle  tenue  par  la  classe  des  beaux-arts  pour  la  distribution  des 
grands  prix,  et  un  hymne  de  circonstance,  dont  Ârnault  avait  écrit 
les  paroles  et  Méhul  la  musique,  achevait  |de;consacrer  ce  «  monu- 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  de  la  reconnaissance,  élevé,  disait-on,  sur  un  socle  éternel.  » 
Socle  et  statue,  pourtant,  durèrent  assez  peu,  au  moins  là  où  ils 
avaient  été  érigés,  c'est-à-dire  au  centre  de  l'espèce  de  cella  que 
forme  l'emplacement  réservé  aujourd'hui  au  bureau.  L'un  et 
l'autre,  au  bout  de  huit  ans,  disparaissaient  de  la  salle  des  séances 
publiques  pour  rester,  jusqu'à  la  fin  de  la  Restauration,  relégués 
dans  un  magasin  destiné  à  recevoir  les  objets  mobiliers  de  rebut. 
Retirée  de  ce  cachot  sous  le  gouvernement  de  Juillet,  la  statue  de 
Napoléon  fut  installée,  tant  bien  que  mal,  au  fond  du  vestibule  qui 
s'étend  derrière  la  salle  des  séances,  et  dans  lequel,  par  un  assez 
étrange  rapprochement,  elle  figure  entre  les  images  de  Molière  et 
de  La  Fontaine. 

Peu  après  l'époque  où  l'Institut  rendait  avec  tant  d'empresse- 
ment à  l'empereur  l'hommage  que  nous  venons  de  rappeler,  la 
classe  des  beaux-arts  s'occupait  de  remphr  une  tâche  à  tous 
égards  moins  facile  et  qui,  imposée  aussi  aux  autres  classes,  exi- 
geait peut-être  plus  de  travail  et  plus  d'efforts  d'impartialité  encore 
que  n'en  avait  coûté  le  rapport  présenté  en  1808  sur  le  mouvement 
des  arts  depuis  1789  :  je  veux  parler  de  l'examen  des  ouvrages 
admis  aux  concours  pour  les  prix  décennaux.  . 

Par  un  décret  rendu  en  1805  pendant  son  séjour  à  Aix-la-Cha- 
pelle, Napoléon  avait  institué  ces  prix,  destinés  à  récompenser,  «  de 
dix  ans  en  dix  ans,  les  meilleurs  ouvrages  qui  auront  été  produits 
dans  les  sciences,  les  lettres  et  les  arts;  »  et,  par  un  second  décret 
daté  du  28  novembre  1809,  à  Paris,  il  avait  complété  les  premières 
mesures  prises  par  les  dispositions  suivantes  : 

«  Voulant  étendre  les  récompenses  et  les  encouragemens  à  tous 
les  genres  d'études  et  de  travaux  qui  se  lient  à  la  gloire  de  notre 
règne  ; 

«  Désirant  donner  auxjugemens  qui  seront  portés  le  sceau  d'une 
discussion  approfondie  et  celui  de  l'opinion  du  public  ; 

{(  Ayant  résolu  de  rendre  solennelle  et  mémorable  la  distribution 
des  prix  que  nous  nous  sommes  réservé  de  décerner  nous-même  ; 

«  Nous  avons  décrété  et  décrétons  ce  qui  suit  : 

«  Article  1®'.  —  Les  grands  prix  décennaux  seront  au  nombre  de 
trente-cinq,  dont  dix-neuf  de  première  classe  et  seize  de  seconde 
classe  (1). 

(1)  La  valeur  de  ces  grands  prix  était  de  10,000  francs  pour  les  prix  de  première 
classe  et  de  5,000  francs  pour  les  autres.  Les  dix-neuf  grands  prix  de  première  classe, 
rais  à  la  disposition  de  l'Institut,  devaient  être  ainsi  répartis  :  sept  à  décerner  par  la 
classe  des  sciences,  cinq  par  la  classe  de  la  langue  et  de  la  littérature  françaises,  un 
par  la  classe  d'histoire  et  de  littérature  ancienne,  et  six  par  la  classe  des  beau.v- 
aïts,  qui  disposait  en  outre  de  quatre  grands  pri.x  de  deuxième  classe. 


l'académie  des  beaux-arts.  757 

«  Art.  5.  —  Les  ouvrages  seront  examinés  par  un  jury  composé 
des  présidens  et  des  secrétaires  perpétuels  de  chacune  des  quatre 
classes  de  l'Institut. 

t(  Art.  8,  —  Chaque  classe  fera  une  critique  raisonnée  des  ou- 
vrages qui  ont  balancé  les  sulîrages,  de  ceux  qui  ont  été  jugés 
dignes  d'approcher  du  prix,  et  qui  ont  reçu  une  mention  spéciale- 
ment honorable. 

«  Art.  12.  —  La  première  distribution  des  prix  aura  lieu  le  9  no- 
vembre 1810,  jour  anniversaire  du  18  brumaire.  Les  distributions 
se  renouvelleront  ensuite  tous  les  dix  ans  à  la  même  époque  de 
l'année. 

«  Art.  13.  —  Elles  seront  faites  par  nous,  en  notre  palais  des 
Tuileries  où  seront  appelés  les  princes,  nos  ministres  et  nos  grands 
officiers,  des  députations  des  grands  corps  de  l'État,  le  grand-maître 
et  le  conseil  de  l'université  impériale  et  l'Institut  en  corps...  » 

La  fondation  des  prix  décennaux,  à  laquelle  Napoléon  prétendait 
donner  le  caractère  d'une  institution  durable,  ne  fut  en  réaUté  dans 
l'histoire  de  son  règne  qu'une  tentative  éphémère.  Non-seulement 
le  concours  ouvert  en  1809  ne  fut  jamais  renouvelé,  mais,  après  le 
jugement  rendu  en  1810,  cette  «  première  distribution  des  prix.» 
si  solennellement  annoncée,  n'eut  pas  lieu.  Tout  se  borna  aux  rap- 
ports présentés,  au  nom  des  diverses  classes  de  l'Institut,  par  les 
membres  qui  composaient  le  jury,  et  dont  la  tâche  avait  été  dans 
certains  cas  d'autant  plus  délicate  que  les  travaux  des  concurrens 
se  montraient  moins  conformes  à  la  lettre,  à  l'esprit  même  des  con- 
ditions prescrites.  Ainsi  la  classe  de  la  langue  et  de  la  littérature 
françaises  avait  été  chargée  de  décerner  un  des  premiers  grands 
prix  ((  à  l'auteur  du  meilleur  poème  épique  publié  en  France  depuis 
dix  ans.  »  Comment  eût-elle  pu  de  ce  côté  remplir  à  souhait  sa 
mission,  alors  qu'elle  se  trouvait  réduite  à  l'obhgation  de  prendre, 
faute  de  mieux,  pour  objets  d'examen  trois  œuvres  à  peine  remar- 
quées au  moment  où  elles  parurent,  bien  oubliées  sans  doute  au- 
jourd'hui, —  Charles  Martel  ou  la  France  délicrée  des  Sarrasins, 
par  M.  de  Saint-Marcel,  Or^-s/^  par  ^[.Dumesni],  et  \si  Bataille  d' Has- 
tings  ou  V Angleterre  conquise  par  M.  Dorion?  Aussi,  pour  sortir 
d'embarras,  le  jury,  estimant  «  qu'une  excellente  traduction  en 
vers  était  l'ouATage  de  poésie  qui  approchait  le  plus  du  genre  de 
talent  et  de  l'étendue  de  travail  qu'exigeait  l'épopée,  »  proposait-il 
tout  uniment  d'attribuer  aux  traductions,  publiées  par  Dehlle,  de 
YÉncide  et  du  Puiradis  perdu,  la  récompense  promise  «  au  meil- 
leur poème  épique.  » 

La  classe  des  beaux-arts  heureusement  n'avait  pas  eu  besoin  de 
recourir  à  ces  subterfuges  ou,  si  l'on  veut,  à  ces  interprétations  un 
peu  libres,  pour  répartir  entre  lesplus  dignes  les  hautes  récompenses 


758  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rpi'elle  était  chargée  de  distribuer.  Pendant  les  dix  années  qui  ve- 
naient de  s'écouler,  l'art  français  avait  produit  en  tout  genre  des 
œuvres  assez  considérables  pour  que  les  juges,  appelés  à  signaler  les 
meilleurs  travaux  accomplis,  pussent  rendre  leurs  arrêts  sans  forcer 
le  sens  d'aucune  partie  du  décret  promulgué.  Dira-t-on  qu'un  certain 
jour  pourtant  ils  parurent  accommoder  un  peu  complaisamment  les 
prescriptions  du  texte  officiel  aux  exigences  politiques  du  moment? 
En  désignant  le  Sacre  de  Napoléon  peint  par  David  comme  le  tableau 
représentant  le  mieux  «  un  sujet  honorable  pour  le  caractère  na- 
tional, »  ne  risquaient-ils  pas  de  confondre  trop  volontiers  l'éclat 
de  la  gloire  impériale  avec  les  mérites  inhérens  au  génie  français 
et  aux  belles  actions  qu'il  inspire?  Soit;  mais,  sans  parler  de  l'in- 
contestable valeur  pittoresque  de  l'œuvre,  il  convient  de  faire  re- 
marquer que  le  peintre  que  l'on  récompensait  ainsi  avait  con- 
couru sans  succès  pour  un  autre  grand  prix,  —  celui  qui  était 
réservé  «  au  meilleur  tableau  d'histoire,  »  et  que  l'on  avait  décerné 
à  la  Schie  du  clclnge  peinte  par  Girodet,  de  préférence  même  au 
tableau  des  Sabinei^.  Comment,  à  moins  d'une  iniquité  flagrante, 
eût-il  été  possible  de  s'obstiner  à  ne  pas  inscrire  le  nom  de  David 
sur  la  liste  des  lauréats,  et  de  sacrifier  une  seconde  fois  le  chef  re- 
connu de  l'école  à  quelqu'un  de  ses  élèves,  moins  savant  en  réalité 
et  moins  justement  célèbre  que  lui  ? 

En  dehors  de  la  peinture  au  surplus,  il  ne  pouvait  y  avoir  dans 
le  travail  du  jury  matière  à  équivoque  ou  à  hésitation  pour  le  jury 
lui-même,  ni,  dans  les  résultats  de  ce  travail,  occasion  de  surprise 
pour  le  public.  Des  dix  grands  prix  destinés  aux  artistes,  sept,  il 
est  vrai,  furent  décernés  à  des  membres  de  l'Institut  par  leurs  pro- 
pres confrères  ;  mais  serait-il  venu  à  l'esprit  de  personne  de  soup- 
çonner dans  les  jugemens  rendus  quelque  parti-pris  de  faveur, 
quelque  arrière-pensée  de  camaraderie,  alors  que  les  membres  de 
la  quatrième  classa  récompensés  étaient  un  musicien  comme 
Méhul,  un  sculpteur  comme  Chaudet,  un  graveur  comme  Bervic? 
Pour  que  les  choses  se  passassent  difleremment,  il  eût  fallu,  —  ou 
que  les  membres  de  l'bistitut  fussent,  en  raison  de  leur  titre  même, 
préalablement  exclus  du  concours,  ce  qui  en  aurait  infailliblement 
abaissé  le  niveau,  —  ou  bien  qu'ils  n'eussent  figuré  parmi  les  con- 
currens  qu'à  la  condition  de  ne  pas  siéger  parmi  les  juges,  ce  qui 
n'aurait  pas  manqué  d'affaiblir  l'autorité  morale  de  ceux-ci  et  les 
garanties  qu'ils  devaient  oflrir,  au  point  de  vue  de  la  compétence 
et  de  l'expérience  personnelles. 

De  nos  jours,  on  a  quelquefois  dans  des  circonstances  analogues, 
—  à  la  suite  de  certaines  grandes  expositions  par  exemple,  — 
essayé  de  faire  prévaloir  cette  doctrine,  plus  démocratique  que  de 
raison,  de  l'inhabileté  des  maîtres  à  recevoir  les  récompenses  qu'ils 


l'académie  des  beaux-arts.  759 

avaient  eux-mêmes  la  mission  de  décerner.  On  a  cru  sauvegarder 
par  là  leur  dignité,  en  même  temps  que  les  intérêts  de  la  justice;  on 
n'a  réussi  en  réalité  qu'à  servir  la  cause  de  la  médiocrité  ou,  tout 
au  moins,  des  talens  secondaires,  sur  lesquels  il  a  bien  fallu  se 
rabattre,  à  défaut  des  talens  supérieurs  qui  se  trouvaient  légalement 
mis  en  interdit.  Les  mesures  prises  pour  l'organisation  et  le  juge- 
ment des  concours  décennaux  étaient  à  la  fois  plus  larges  et  plus 
libérales.  Elles  procédaient  d'une  confiance  plus  fière  dans  l'indé- 
pendance des  artistes,  d'un  respect  plus  judicieux  des  droits  acquis, 
et  il  est  permis  de  regretter  que  depuis  lors  on  ait  paru  craindre 
d'en  renouveler  les  témoignages  et  d'en  continuer  la  tradition. 

Quant  à  l'institution  même  des  prix  décennaux,  on  peut  regretter 
aussi  qu'elle  n'ait  pas  été  maintenue,  à  la  durée  près  de  l'inter- 
valle entre  les  concours  qu'il  eût  convenu  peut-être  de  prolonger. 
A  ne  considérer  ici  que  la  fonction  spéciale  confiée  à  la  quatrième 
classe  et  sans  parler  des  tâches  également  utiles  que  les  autres 
classes  de  l'Institut  étaient  appelées  à  remplii*,  il  y  avait  dans  cette 
consécration  solennelle  des  plus  belles  œuvres  produites  en  France 
depuis  un  certain  nombre  d'années,  il  y  avait  dans  ces  récom- 
penses nationales  décernées  par  des  juges  autorisés  entre  tous  un 
puissant  encouragement  pour  les  artistes  et,  pour  le  public,  un  en- 
seignement d'autant  plus  sur  qu'il  était  plus  indépendant  des  petites 
querelles  de  parti  ou  des  inlluences  de  la  mode.  Sans  doute,  les 
chefs-d'œuvre  ne  sauraient  naître  par  ordre,  à  un  moment  donné; 
aux  années  fécondes  peuvent  succéder  les  années  stériles  ;  mais, 
dans  notre  siècle  et  dans  notre  pays,  le  risque  n'eût  pas  été  grand 
de  ne  se  trouver,  au  terme  du  délai  fixé,  qu'en  face  de  travaux 
d'une  importance  insuffisante  ou  d'une  valeur  contestable.  Si  le 
concours  jugé  en  1810  s'était,  depuis  cette  époque,  rouvert  trois 
ou  quatre  fois,  croit-on  que,  —  sans  compter  les  maîtres  qui  ho- 
norent présentement  l'école  française,  —  Prud'hon  et  Géricault, 
Ingres  et  Delacroix,  plusieurs  autres  encore,  depuis  le  peintre  de 
Y IIé})iiajcle  de  l'école  des  beaux-arts  jusqu'au  peintre  de  la  Frise 
de  Saint-Vincent-de-Paul  et  depuis  celui-ci  jusqu'à  Baudry,  n'eus- 
sent pas  mérité  à  leur  tour  la  haute  distinction  obtenue  par  quelques- 
uns  de  leurs  devanciers?  Eût-il  été  plus  difficile  d'apprécier  les 
titres  et  moins  juste  de  couronner  les  omTages  de  Cherubini  et  de 
Boieldieu,  d'Hérold  et  d'Aubcr  ?  de  reconnaître  dans  Piude  un  sculp- 
teur de  premier  ordre  et  d'inscrire  successi\  ement  à  côté  de  son 
nom  ceux  de  Pradier  et  de  David  d'Angers,  de  Duret  et  de  Barye? 
Enfin,  dans  les  monumens  élevés  à  Paris  par  Huyot  ou  par  Debret, 
par  Lesueur  ou  par  Duban,  par  Duc  ou  par  Lefuel,et,  en  province, 
.par  Yaudoyer,  Questel,  Espérandieu,  —  dans  les  planches  dues 
au  burin    de    Desnoyers    ou   au   burin,   plus    savant  encore,  de 


760  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

M.  Ilenriqiiel, — ^^  n'aurait-on  pas  relevé  sans  peine  des  témoignages 
(le  talent  assez  solides  pour  qu'on  dût  les  signaler  publiquement, 
au  grand  honneur  de  rarchitecture  et  de  la  gravure  françaises? 

A  la  vérité,  depuis  la  suppression  des  concours  décennaux,  plu- 
sieurs prix  d'une  importance  exceptionnelle  par  le  chiffre  de  la 
somme  attribuée  aux  lauréats  ont  été  fondés  au  nom  de  l'État,  no- 
tamment sous  le  second  empire.  Plus  récemment,  d'autres  dona- 
tions faites  par  des  particuliers  sont  venues  augmenter  les  res- 
sources dont  l'Académie  dispose  pour  encourager  les  efforts  des 
jeunes  artistes  ou  pour  honorer  des  talens  déjà  mûrs  :  mais,  quelle 
qu'en  soit  l'utilité,  ces  diverses  fondations  ne  remplacent  pas  celle 
dont  Napoléon  avait  eu  la  pensée.  Elles  n'ont  pour  effet  que  de  ré- 
compenser des  entreprises  toutes  spéciales,  isolées  les  unes  des 
autres,  accidentelles  pour  ainsi  dire,  au  lieu  de  comporter,  comme 
l'institution  des  prix  décennaux,  une  comparaison  d'ensemble  entre 
les  chefs-d'œuvre  en  tout  genre,  une  sorte  de  récapitulation  pu- 
blique de  tous  les  progrès  accomplis.  —  Mais  c'est  trop  anticiper 
sur  ce  qui  n'appartient  pas  à  la  période  dont  nous  avons  à  résumer 
l'histoire  :  il  convient  de  revenir  au  moment  où  les  juges  du  grand 
concours  clos  en  1810  ont  achevé  de  remplir  leur  fonction  temporaire 
pour  reprendre  leurs  fonctions  accoutumées  et  les  exercer,  sans 
interruption  comme  sans  trouble,  jusqu'à  la  fin  du  premier  empire. 
Les  dernières  années  du  règne  de  Napoléon,  en  effet,  n'amenè- 
rent pour  la  quatrième  classe  ni  changemens  dans  les  lois  qui  la 
régissaient  depuis  1803,  ni  difficultés  intérieures  ou  extérieures 
dans  le  règlement  des  affaires  de  son  ressort.  Rapports  officiels  lus 
dans  les  séances  pubUques  annuelles,  non-seulement  sur  les  tra- 
vaux de  la  classe,  mais  sur  ceux  du  dehors  qui  avaient  mérité  son 
attention  (1),  —  direction  et  jugement  des  concours  pour  les  prix 

(1)  Pour  donner  une  idée  de  la  variété  des  questions  examinées  par  la  quatrième 
classe  de  1810  à  1814,  il  suffira  de  citer  parmi  les  découvertes  techniques  dont  les  rap- 
ports annuels  contiennent  des  comptes-rendus  détaillés  :   l'invention  par  les  frères 
Érard  d'un  piano  «  infiniment  plus  sonore  »  que  les  instrumens  antérieurs  du  môme 
genre,  et  celle  de  «  l'orgue  e.\pressif,  »  par  M.  Grenié,  —  la  composition  d'un  enduit 
pour  la  conservation  des  monumens,  —  les  perfectionnemens  introduits  dans  les  pro- 
cédés de  transport  sur  toile  ou  sur  un  panneau  neuf  d'une  peinture  adhérente  à  un 
panneau  détérioré,  —  et,  parmi  les  principaux  ouvrages  sur  les  beaux-arts  :  le  Traité 
théorique  et  pratique  de  Vart  de  bâtir,  par  Rondelet,  l'Histoire  de  l'art  par  les  monu- 
mens, de  Séroux  d'Agincourt,  —  les  Monumens  français  inédits,  de  Willemin,  —  les 
premières  livraisons  du  grand  ouvrage  de  la  commission  d'Egypte,  —  le  Musée  fran- 
çais, de  Robillard  et  Laurent,—  plusieurs  recueils  encore  considérables  à  divers  titres. 
Enfin,  les  plus  importantes  publications  dues  à  des  artistes  ou  à  des  savans  étrangers 
étaient,  aussi  bien  que  les  œuvres  parues  en  France,  mentionnées  et  appréciées  dans 
ces  rapports  annuels  de  la  quatrième  classe,  l'Histoire  de  la  sculpture,  par  Cic>  gnara. 
entre  autres,  et  le  Voyage  de  Humboldt  aux  régions  équinoxiales  du  nouveau  cor.' 
tinent. 


l'académie  des  bealx-arts.  761 

de  Rome,  examen  périodique  des  travaux  envoyés  par  les  pension- 
naires de  l'Académie  de  France,  —  tout  se  continua,  tout  s'accom- 
plit avec  une  régularité  et  une  méthode  dues  en  grande  partie  au 
zèle  et  à  l'inlluence  de  Lebreton.  En  outre,  sur  l'initiative  de  celui-ci, 
certaines  mesures  avaient  été  prises,  certaines  coutumes  s'étaient 
introduites  qui,  en  resserrant  les  liens  de  la  conh-aternité  acadé- 
mique, avaient  aussi  ce  résultat  d'associer  le  public  aux  affaires 
privées  en  quelque  sorte  de  la  compagnie,  à  ses  deuils  tout  au 
moins,  et  au  renouvellement  de  son  personnel.  Ainsi,  depuis  1807, 
l'usage  s'était  établi  d'employer  une  partie  des  séances  annuelles 
à  la  lecture  de  Nolices  sur  la  vie  et  les  ouvrages  des  membres  ré- 
cemment décédés,  lecture  suivie  de  la  proclamation  des  noms  de 
leurs  successeurs.  Haydn,  que  Paisiello  venait  de  remplacer,  avait 
été  l'un  des  premiers  (en  1810)  l'objet  de  ces  hommages  posthumes: 
quatre  ans  plus  tard,  c'était  à  la  mémoire  d'un  autre  grand  musi- 
cien qu'ils  étaient  rendus.  Les  funérailles  triomphales  que  la  popu- 
lation de  Paris  tout  entière  avait  naguère  faites  à  Grétry  recevaient 
à  l'Institut  leur  complément  et  comme  leur  consécration  suprême 
dans  la  séance  pubhque  du  l^'  octobre  181Zi. 

De  tous  les  artistes  appartenant  à  l'Institut  depuis  l'époque 
de  sa  fondation,  Grétry  était  celui  dont  la  foule  connaissait  le 
mieux  le  nom  et  les  ouvrages,  celui  qui,  pour  elle,  représentait 
avec  le  plus  d'éclat  les  progrès  accomplis  en  France  vers  la  fin  du 
xviii'  siècle  et  au  commencement  du  xix^.  Ni  Houdon  ni  Méhul, 
malgré  leur  célébrité  déjà  longue,  ni  David  lui-même,  malgré 
le  prestige  de  son  rôle  de  réformateur  et  l'étendue  de  son  in- 
fluence, n'étaient  arrivés  à  posséder  une  gloire  aussi  populaire. 
De  là  l'émotion  universelle  à  la  nouvelle  de  la  mort  du  maître  et 
les  honneurs  sans  précédens,  au  moins  dans  notre  pays,  dont  on 
entoura  son  cercueil.  Peut-être  faudrait-il  remonter  jusqu'au  sou- 
venir des  pompes  déployées  à  Piome,  lors  des  obsèques  de  Raphaël, 
ou,  à  Londres,  le  jour  où  les  restes  de  Garrick  reçurent  dans  l'ab- 
baye de  Westminster  une  sépulture  quasi  royale,  pour  trouver  à 
l'étranger  l'équivalent  de  ce  qui  se  passa  chez  nous  à  l'occasion  de 
la  mort  de  Grétry.  En  tout  cas,  notre  propre  histoire  ne  fournirait 
pas  à  une  date  antérieure  l'exemple  d'un  deuil  aussi  unanime,  des 
témoignages  aussi  solennels  de  vénération  pour  un  homme  qui 
n'avait  été  ni  un  grand  de  ce  monde  par  la  naissance  ou  par  les 
fonctions,  ni  un  de  ces  héros  que  Dieu  suscite  à  son  heure  pour 
la  défense  du  territoire  ou  des  institutions  de  leur  pays. 

De  nos  jours  seulement,  au  lendemain  de  la  mort  d'un  autre 
grand  artiste,  on  a  vu  les  mêmes  empressemens  se  produire,  les 
mêmes  enthousiasmes  en  apparence  précipiter  la  foule  à  la  suite 
du  char  funèbre  qui  portait  la  dépouille  de  Victor  Hugo;  mais,  — 


762  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sans  parler  de  l'absence  ici  de  toute  cérémonie  religieuse,  de  tout 
appel  par  conséquent  à  la  foi  spiritualiste  et  aux  espérances  qu'elle 
comporte,  —  ])Ourrait-on  dire  que  dans  ces  manifestations  exté- 
rieures du  deuil  et  de  la  gratitude  publics,  tout  s'adressait  au  génie 
de  celui  qui  n'était  plus?  Des  souvenirs  fort  étrangers  à  la  poésie 
ne  se  mêlaient-ils  pas  à  l'admiration  pour  le  poète,  tandis  que, 
soixante-douze  ans  auparavant,  au  convoi  de  Grétry,  il  n'y  avait 
eu  place  dans  le  cœur  de  chacun  que  pour  des  sentimens  d'un 
ordre  unique?  En  un  mot,  parmi  ceux  qui  accompagnaient  Victor 
Hugo  jusqu'au  seuil  du  Panthéon,  combien  entendaient  surtout  pro- 
mener par  les  rues  leur  adhésion  aux  doctrines  politiques  qu'il  avait 
professées  dans  les  dernières  années  de  sa  vie  !  l'auteur  de  liiclutrd 
Cœur-de-Lion,  de  Zémire  et  Azor,  et  de  tant  d'autres  bienfaisans 
chefs-d'œu^Te  n'avait  dû  les  hommages  rendus  à  sa  mémoire  qu'au 
charme  que,  dans  le  pur  domaine  de  l'art,  il  avait  de  tout  temps 
exercé. 

Grétry  était  mort,  le  2A  septembre  1813,  dans  cette  petite  mai- 
son de  V Ermitage^  près  de  Montmorency,  que  Jean-Jacc{ues  Rous- 
seau avait  autrefois  habitée.  C'était  de  là  que,  bien  peu  de  jours 
avant  celui  dont  il  ne  devait  pas  voir  la  fin,  il  avait  adressé  aux 
membres  de  la  quatrième  classe  une  lettre  d'adieu  qui  se  terminait 
ainsi  :  «  J'attends  maintenant  le  résultat  de  mes  souffrances.  Je 
suis  résigné;  mais  je  sens  qu'en  quittant  cette  vie,  un  de  mes  plus 
vifs  regrets  sera  de  ne  plus  me  réunir  à  mes  chers  confrères  que 
j'aime  autant  que  je  les  honore...  Adieu,  je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur.  »  11  va  sans  dire  que,  en  réponse  à  cette  lettre,  les 
confrères  de  Grétry  étaient  accourus  à  l'Ermitage  et  que  beaucoup 
d'entre  eux  ne  l'avaient  quitté  que  pour  y  revenir  les  jours  suivans; 
mais  quand  Grétry  eut  succombé,  tous  comprirent  qu'ils  avaient 
envers  lui  de  nouveaux  devoirs  à  remplir  et  que  leur  deuil  parti- 
culier ne  pouvait,  sans  une  sorte  d'usurpation,  s'isoler  de  celui  de 
la  nation  elle-même.  Aussi,  de  concert  avec  les  représentans  offi- 
ciels du  gouvernement,  prirent-ils  les  mesures  nécessaires  pour 
que,  au  bout  de  cinq  jours  (29  septembre  1813),  une  solennité  dé- 
diée à  cette  illustre  mémoire  rassemblât  sans  distinction  ni  privilège 
tous  ceux  qui  avaient  à  cœur  de  l'honorer. 

Rapporté  de  l'Ermitage  et  exposé  pendant  quelques  heures  au 
seuil  de  la  demeure  du  maître,  à  Paris  (1),  le  corps  de  Grétry  fut 
placé  sur  un  char  où  s'amoncelaient  les  palmes  et  les  couronnes, 
et  qu'entouraient  les  membres  au  grand  complet  des  quatre  classes 
de  l'Institut.  Derrière  eux  et  derrière  la  famille,  des  députations  du 


(1)  Grétiy  habitait  la  maison  sise  à  l'angle  du  boulevard  des  Italiens  et  de  la  i-ue  de 
Grammoût. 


l'académie  des  beaux-arts.  763 

Conservatoire  et  d'autres  établissemens  publics,  des  sociétés  musi- 
cales ou  littéraires  de  Paris  et  de  la  province,  du  personnel  des 
divers  théâtres,  etc.,  savançaient  entre  deux  haies  doubles  chacune 
et  formées,  d'une  part,  par  les  troupes  de  la  garnison  immobiles  le 
long  de  la  chaussée,  de  l'autre  par  les  élèves  du  Conservatoire  et 
des  Ecoles,  marchant  un  à  un  sur  les  flancs  du  convoi.  Deux  cents, 
musiciens  partages  en  deux  corps,  dont  l'mi  dirigé  par  Persuis,. 
l'autre  par  Kreutzer,  exécutaient  alternativement  la  marche  funèbre 
que  Gossec  avait  composée  pour  les  obsèques  de  xMirabeau  ;  et 
lorsque,  après  avoir  purcouru  les  boulevards  jusqu'à  la  hauteur  de 
la  rue  Montmartre,  le  cortège  se  fût  détourné  pour  s'arrêter  devant 
le  théâtre  Feydeau,  dont  la  façade  tout  entière  était  tendue  de  noir, 
les  artistes  de  ce  théâtre ,  groupés  sur  les  marches  du  péristyle 
autour  du  buste  de  Gretry,  firent  entendre,  au  milieu  de  l'émotion 
générale,  l'air  admirable  de  Zémire  et  Azor  :  Ah!  laissez-moi  lu 
pleurer!  transformé  en  chœur  pour  la  cu'constance.  Devant  le 
tliéàtre  de  l'Opéra,  situé  alors  rue  de  Piichelieu ,  nouvelle  station 
et  nouveaux  chants,  nouvelles  couronnes  ajoutées  à  celles  sous 
lesquelles  disparaissait  le  cercueil  ;  puis,  à  l'église  Saint-Pioch, 
trop  petite  pour  contenir  à  la  fois  la  foule  qui,  depuis  le  matin, 
en  assiégeait  les  portes  et  la  totalité  de  ceux  qui  composaient  le 
convoi,  le  Requiem  de  Mozart  fut  exécuté ,  sous  la  direction  de 
Lesuem-,  par  l'orchestre  et  les  chanteurs  de  la  chapelle  impériale. 
On  n'atteignit  que  vers  la  lin  de  la  journée  le  cimetière  de  l'Est, 
où  «  plusieurs  milliers  do  personnes  )),  dit  un  journal  du  temps, 
attendaient  l'arrivée  du  cortège.  Méhul,  au  nom  des  membi-es  de 
l'Institut,  Bouilly,  au  nom  des  auteurs  dramatiques,  prononcèrent 
chacun  un  discours;  des  chœurs  de  jeunes  filles  chantèrent  le  trio 
de  Zémire  et  Azor  sur  des  paroles  adaptées  par  Marsollier  à  la  mu- 
sique :  après  quoi  le  corps  de  Grétry  fut,  sous  une  pluie  de  fleurs 
que  versaient  les  mains  des  mêmes  jeunes  filles,  déposé  dans  la 
sépulture  préparée  pour  le  recevoir  auprès  de  la  tombe  de  Delille 
et  à  quelques  pas  de  l'emplacement  où  devait  s'élever  un  peu  plus 
tard  le  monument  à  la  mémoire  de  Mohère. 

Le  vide  que  la  mort  de  Grétry  laissait  dans  la  classe  des  beaux- 
arts  était  certes  difficile  à  combler.  Quels  que  fussent  les  mérites 
des  artistes  qui  se  portaient  candidats,  —  Berton,  Martini  et  Che- 
rubini,  —  aucun  d'eux  ne  paraissait  jouh',  auprès  du  public, 
d'un  crédit  assez  sûr  et  assez  étendu  pour  que  la  succession  d'un 
musicien  populabe  entre  tous  pût  lui  être  dévolue,  sans  donner  lieu 
à  des  rapprochemens  fâcheux  entre  l'immense  renommée  du  dé- 
funt et  la  notoriété  personnelle  de  l'héritier.  Afin  d'éviter  ce  dan- 
ger, on  s'avisa  d'aller  chercher  dans  la  retraite  où  il  vivait  depuis 


76'l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

près  de  quarante  ans,  un  devancier  de  Grétry  lui-même ,  et  un 
devancier  resté  célèbre,  —  l'auteur,  entre  autres  ouvrages  qui 
n'avaient  pas  cessé  d'occuper  la  scène,  de  Rose  et  Colas  et  de  la 
Belle  Arsène,  du  Dherteiir  et  de  Félix.  Ce  dernier  opéra  avait  été 
représenté  en  1777,  et  Monsigny,  depuis  lors,  n'avait  plus  écrit 
une  seule  ligne  de  musique  (1).  C'était  donc,  en  réalité,  le  passé, 
et  un  passé  déjà  lointain  que  la  classe  des  beaux-arts  entendait 
honorer  dans  sa  personne  ;  mais  du  moins  elle  satisfaisait  ainsi  aux 
exigences  particulières  de  la  situation  en  même  temps  qu'elle  ac- 
complissait un  acte  de  justice,  presque  de  réparation,  envers  un 
artiste  trop  facilement  oublié,  à  ce  qu'il  semble,  lors  du  recrute- 
ment primitif  de  l'Institut. 

Les  trois  candidats  de  la  première  heure  n'hésitèrent  pas  à  s'ef- 
facer devant  le  vieux  maître  devenu  maintenant  leur  compétiteur. 
A  la  nouvelle  de  la  candidature  de  Monsigny,  ils  écrivirent  chacun 
aux  membres  de  la  quatrième  classe  une  lettre  de  désistement. 
Celle  de  Berton  se  terminait  par  ces  mots  :  u  Mon  respect  pour 
l'âge  et  pour  le  caractère  de  M.  Monsigny,  mon  admiration  pour  son 
grand  talent,  m'imposent  la  loi  de  cesser,  pour  le  moment,  de  pré- 
tendre à  l'honneur  de  siéger  parmi  vous  :  trop  heureux  de  pouvoir 
donner  à  l'auteur  divin  de  Félix,  du  Déserteur  et  de  tant  d'autres 
chefs-d'œuvre,  ce  témoignage  de  ma  vénération.  »  Martini  expri- 
mait en  termes  différens  des  sentimens  identiques,  et  il  ajoutait  : 
«  C'est  incontestablement  à  M.  Monsigny  qu'appartient  le  droit 
d'occuper  la  place  de  Grétry.  »  Enfin,  le  plus  important  des  trois 
candidats  par  l'élévation  de  son  talent  et,  à  ce  titre,  le  mieux  au- 
torisé à  solliciter  pour  lui-même  les  suffrages  de  la  compagnie, 
Cherubini,  avait  signé  une  lettre  ainsi  conçue  : 

«  M 'ayant  pas  la  présomption  de  croire  que  mon  nom  porté  sur 
la  liste  des  candidats  qui  aspirent  à  la  place  vacante  dans  la  sec- 
tion de  musique  puisse  nuire  à  la  nomination  de  M.  Monsigny,  je 


;  (1)  A  un  certain  moment  pourtant,  Monsigny  avait  paru  tenté  de  faire  trêve  aux 
occupations  que  lui  imposait  sa  double  charge  d'administrateur  des  domaines  du  duc 
d'Orléans  et  d'inspecteur-général  des  canaux,  pour  revenir  à  l'art  qu'il  avait  si  heu- 
reusement pratiqué  jusqu'à  Tàge  de  quarante-huit  ans.  Ce  l'ut  quand  Bedaine,  dont  il 
avait  été  tant  de  fois  le  collaborateur,  lui  eut  proposé  d'écrire  la  musique  de  Richard 
Cœur-de-Lion.  Monsigny  avait  d'abord  accepté  cette  tâche,  mais  il  ne  tarda  pas  à  la 
décliner,  en  conseillant  à  Sedaine  de  la  confier  à  Grétry.  Une  lettre,  aujourd'hui  en 
ma  possession,  établit  clairement  le  fait  :  «  Ne  doutez  pas  que  Grétry  ne  fasse  votre 
pièce,  écrivait  Monsigny  à  Sedaine,  le  2  octobre  178i...  Il  aurait  tort  de  se  fâcher  de 
la  préférence  que  vous  m'aviez  donnée.  Si  elle  ne  m'était  pas  due  pour  le  talent,  je  la 
méritais  à  un  autre  titre.  Dans  ce  moment,  ce  n'est  pas  à  mon  refus  que  vous  lui 
offrez  l'ouvrage  dont  il  s'agit,  c'est  au  contraire  moi  qui  vous  dis  :  «  Prenez  M.  Gré- 
try...  B 


l'académie  des  beaux-arts.  765 

ne  demanderai  pas  à  être  rayé  de  cette  liste  ;  mais  comme  il  est 
aussi  loin  de  mon  cœm-  que  de  ma  pensée  de  vouloir  lutter  contre 
un  artiste  respectable  par  son  âge,  ses  vertus  et  son  talent,  je  prie 
Messieurs  les  membres  de  la  classe  qui  pourraient  avoir  l'intention 
de  m'accorder  leurs  suffrages  de  les  réunir  sur  le  doyen  des  com- 
positeurs français,  afin  qu'il  soit  élu  comme  il  le  mérite,  c'est-à- 
dire  à  l'unanimité.  » 

Ce  fut  en  effet  par  un  vote  unanime  que  les  anciens  confrères  de 
Grétry  lui  donnèrent  pour  successeur  Monsigny,  alors  âgé  de  quatre- 
vingt-quatre  ans.  Pour  la  dixième  fois,  depuis  la  réorganisation  de 
l'Institut  en  1803,  la  classe  venait  de  pourvoir  au  remplacement 
d'un  de  ses  membres  (1);  mais  des  neuf  élections  antérieures  à 
celle  de  Monsigny,  aucune  n'avait  eu  lieu  à  la  suite  du  décès  d'un 
compositeur.  Les  vacances  s'étaient  produites  :  dans  la  section  de 
peinture,  par  la  mort  de  Vien  et  par  la  suppression,  au  profit  de 
cette  section,  de  la  place  qu'occupait  Monvel  dans  la  section  de 
musique  et  de  déclamation  ;  dans  la  section  de  sculpture,  par  les 
pertes  qu'elle  avait  faites  presque  coup  sur  coup  de  Julien  et  de 
Pajou,  de  Ghaudet  et  de  Moitte  ;  dans  la  section  d'architecture,  par 
la  mort  à  quelques  jours  d'intervalle,  au  mois  de  janvier  1811,  de 
Piaymond  et  de  Ghalgrin;  enfin,  dans  la  section  de  gravure,  par 
celle  du  graveur  en  médailles  Dumarest. 

Tous  ces  artistes  diversement  considérables  avaient  plus  ou 
moins  emporté  avec  eux  ce  qui  survivait  encore  de  l'art  et  des  tra- 
ditions du  XVIII®  siècle;  la  plupart  de  ceux  qui  venaient  de  les 
remplacer,  —  Gérard,  entre  autres,  Percier  et  Fontaine,  Lemot  et 
Gartellier,  —  représentaient  au  contraire  l'école  nouvelle,  celle  qui 
s'était  formée  sous  la  discipline  même  de  David  ou  sous  son  in- 
fluence indirecte.  En  outre,  à  l'exemple  du  maître  que  son  passé 
révolutionnaire  n'avait  pas  empêché  de  devenir  un  des  courtisans 
de  l'empereur,  mais  sans  avoir  à  se  désavouer  comme  lui,  presque 
tous  avaient  célébré  dans  leurs  œuvres  l'empire  et  ses  gloires.  Gé- 
rard devait  surtout  sa  réputation  au  tableau  qu'il  avait  peint  de  la 
Bataille  d'Austerlitz  et  à  ses  portraits  des  membres  de  la  famille 
impériale;  Percier  et  Fontaine  avaient  élevé  l' arc-de-triomphe  de  la 
place  du  Carrousel  et  construit  l'escalier  du  Musée  Napoléon  ;  Le- 
mot et  Gartellier  avaient  exécuté  sur  les  frontons  du  Louvre 
des  compositions  allégoriques  en  l'honneur  du  conquérant  trans- 
formé, pour  les  besoins  de  la  cause,  en  héros  pacificateur;  d'autres 
sculpteurs  de  la  quatrième  classe  quelques-uns  des  bas-reliefs  qui 

(1)  Parmi  les  membres  de  la  classe  nommés  en  1795  par  arrêté  du  Directoire  exé- 
cutif ou  élus  dans  le  cours  de  cette  même  année  ou  des  années  suivantes,  quatre  seu- 
lement étaient  morts  et  avaient  été  remplacés  avant  1803  :  les  architectes  Pâi-is. 
Boullée,  Antoine  ei  l'acteur  Mole. 


7(56  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

décoraient  la  colonne  de  la  Grande-Armée.  En  un  mot,  la  classe 
des  beaux-arts,  telle  qu'elle  était  composée  vers  la  fin  de  l'empire, 
avait  à  la  fois  dans  les  doctrines  et  dans  les  coutumes  plus  d'ho- 
mogénéité qu'au  début.  Au  point  de  vue  esthétique,  David  n'y 
comptait  guère  que  des  coreligionnaires  ou  des  disciples  ;  et  quant 
au  soldat  couronné  qui,  depuis  près  de  vingt  ans,  éblouissait  la 
France  de  son  génie  et  de  sa  gloire,  c'était  avec  le  même  bon  vou- 
loir, au  moins  en  apparence,  que,  à  l'Institut  comme  ailleurs,  on 
en  subissait  l'ascendant. 

Cependant  le  moment  était  proche  oii  l'autorité  de  ce  souverain 
tout-puissant  lasserait,  en  raison  de  ses  excès  mêmes,  la  confiance 
et  la  docilité  publiques;  où  celui  qui  se  disait  et  que  l'on  croyait  le 
chef  d'une  dynastie  allait  disparaître,  sans  laisser  derrière  lui  rien 
de  plus  que  l'éclat  de  son  nom  et  le  souvenir  de  sa  prodigieuse 
fortune.  Encore  quelques  mois,  et  Louis  XVIII  prenait  possession 
du  trône  d'où  Napoléon  venait  d'être  précipité. 

L'Institut,  tant  que  dura  le  gouvernement  delà  première  restau- 
ration, ne  se  ressentit  qu'extérieurement  pour  ainsi  dire  de  la  ré- 
volution accomplie.  Devenu  «  Institut  royal  »  «  d'Institut  uxipé- 
rial  »  qu'il  était,  il  en  fut  quitte  d'abord  pour  ce  changement  de 
titre,  un  peu  plus  tard  pour  quelques  modifications  dans  la  tenue 
de  ses  séances  solennelles,  ou  tout  au  moins  pour  le  renouvelle- 
ment partiel  du  public  qu'il  y  avait  convié  jusque-là.  Le  jour  par 
exemple  où  cet  Éloge  de  Grétry  dont  nous  pai'lions  tout  à  l'heure 
fut  lu,  au  mois  d'octobre  I8I/1,  dans  la  séance  annuelle  de  la  classe 
des  beaux-arts,  ce  n'étaient  plus  les  ministres  de  l'emperem-  ou 
les  princes  de  sa  famille  qui  figuraient  aux  premiers  rangs  des  au- 
diteurs :  ce  jour-là  le  neveu  du  roi,  le  duc  d'Angoulême,  assistait 
à  la  séance,  ou  plutôt  il  la  présidait,  car  ce  fut  lui  qui,  au  lieu  du 
président  de  la  classe  et  par  une  dérogation  aux  usages  dont  l'his- 
toire de  l'Académie  des  beaux-arts  ne  devait  pas  d'ailleurs  offrir 
un  second  exemple,  couronna  de  sa  main  les  lauréats  (1).  11  serait 
sans  doute  assez  superflu  d'ajouter  que  dans  la  salle  où  cela  se 
passait,  la  place  occupée  naguère  par  la  statue  de  Napoléon  était 
vide,  et  que  dans  le  discours  consacré  à  la  mémoire  de  Grétry  la 
nomenclature  des  œuvres  du  maître  ne  comprenait  naturellement 
ni  le  Congrès  des  rois,  ni  la  Rosière  républicaine. 

Henri  Delaborde. 


(1)  Un  de  ceux-ci  était  Léopold   Robert,  encore  graveur  à  cette  époque,  et  qui, 
comme  tel,  avait  remporté  le  second  grand  prix. 


n 


LA 


STRATÉGIE     NAVALE 


Il  y  a  une  stratégie  navale.  On  n'en  pouvait  douter  à  la  fm  dui 
siècle  dernier,  dans  ce  brillant  état-major  qui  dirigea  les  opéra- 
tions de  la  guerre  de  l'indépendance  américaine.  Quinze  ans  plus 
tard,  en  exil,  les  survivans  de  nos  chefs  d'escadre  observaient,  im- 
^uissans,  les  belles  combinaisons  qui  permirent  à  l'Angleterre  de 
dominer  les  mers,  de  bloquer  nos  côtes,  et  cependant  de  présenter 
toujours  sur  les  champs  de  bataille  que  nous  lui  offrions  des  forces 
égales  aux  nôtres. 

Depuis  les  grandes  luttes  du  commencement  de  ce  siècle,  il  n'y  a 
plus  eu  de  guerre  exclusivement  maritime,  et  les  révoluiions  qui 
se  produisent  dans  le  matériel  naval  absorbent  à  ce  point  l'atten- 
tion de  nos  officiers  que  la  stratégie  des  flottes  semble  tombée  dans 
un  injuste  oubli.  Comment  s'en  étonner?  N'est-on  pas  allé  jusqu'à 
contester  qu'il  pût  y  avoir  encore  des  armées  navales  ?  Les  grands 
navires  ne  devaient-ils  pas  disparaître  devant  un  adversaire  minus- 
cule, le  torpilleur,  devant  un  engin  formidable  et  mystérieux, 
«  l'arme  des  faibles,  »  la  torpille'? 

L'expérience  a  fait  justice  de  ces  prétentions  :  de  cruels  accidens 
sont  venus  rappeler  à  tous  des  lois  que  la  nature  ne  laisse  pas  en- 
freindre; on  a  vu  qu'un  exact  équilibre  ne  pouvait  se  produire 
entre  la  résistance,  si  promptement  limitée,  du  petit  navire  et  la. 


768  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

puissance  destructive  des  élémens;  et  quand  on  constate  au  con- 
traire la  solidité  du  grand  navire,  quand  on  note  les  progrès  de  son 
armement  offensif,  on  est  obligé  de  reconnaître  que,  si  l'emploi  de 
la  torpille  doit  modifier  les  méthodes  de  combat  des  flottes  mo- 
dernes, c'est  au  profit  du  cuirassé,  qui  a  su  s'approprier  l'arme 
nouvelle,  et  qui  de\ient  ainsi  lui-même  un  torpilleur,  mais  un  tor- 
pilleur autrement  puissant,  autrement  sûr  de  ses  coups,  que  la  ché- 
tive  barque  secouée  par  les  flots. 

Il  n'y  a  point  d'arme  des  faibles,  renonçons  à  cette  illusion  géné- 
reuse :  à  la  guerre,  tout  profite  au  fort. 

Au  demeurant,  la  tactique  seule  était  en  jeu  dans  cette  ques- 
tion, la  tactique,  qui,  restant  dans  la  dépendance  étroite  des  engins, 
va  se  modifiant  sans  cesse  avec  eux,  la  tactique,  qui  a  déjà  subi 
dans  notre  siècle  une  transformation  radicale,  lorsque  parurent  les 
cuirassés,  étalant  lourdement  sur  la  mer  leurs  flancs  impénétrables, 
et  laissant  deviner  à  la  courbure  de  leur  étrave  l'arme  terrible  qu'ils 
empruntaient  aux  antiques  galères.  Ne  craignons  pas  de  l'affirmer  : 
la  portée  de  cette  révolution  est  autrement  grande  que  celle  dont 
on  veut  faire  honneur  à  la  torpille,  et  ce  n'est  pas  l'apparition  de 
celle-ci,  c'est  le  retour  de  l'éperon,  disons  mieux,  c'est  Vemploi  du 
choc,  utilisant  la  masse  et  la  vitesse  du  cuirassé,  qui  marquera 
d'un  trait  caractéristique  les  méthodes  de  combat  des  flottes  mo- 
dernes. 

Mais  pouvait-elle  être  atteinte  par  ces  transformations,  la  stratégie 
luivale,  la  science  qui  fixe,  abstraction  faite  des  engins,  la  distribu- 
tion et  la  direction  d'ensemble  des  forces  maritimes,  et  qui  impose- 
rait ses  lois  immuables  aux  escadrilles  de  torpilleurs  (si,  d'aventure, 
les  cuirassés  venaient  à  disparaître),  comme  elle  les  a  imposées 
aux  flottes  à  voiles  du  passé? 

Non,  sans  doute,  et  c'est  ce  qui  ressortira,  je  l'espère,  de  cette 
étude,  où  nous  allons  établir  les  principes  de  la  stratégie  navale, 
principes  qu'elle  emprunte  à  la  stratégie  générale,  ou,  si  l'on  veut, 
à  la  stratégie  des  armées,  sans  qu'on  puisse  toutefois  la  confondre 
avec  celle-ci. 

Quels  sont  donc  les  principes  de  la  stratégie  générale?  Cette 
science,  qui  permet  de  distribuer  logiquement  les  armées  sur  le 
théâtre  de  la  guerre,  de  les  y  diriger,  d'en  coordonner  les  mouA'e- 
mens,  a  pour  bases  l'étude  approfondie  des  accidens  géographiques 
ou  hydrographiques,  la  connaissance  parfaite  des  ^moyens  dont 
dispose  l'adversaire,  la  juste  prévision  des  besoins  des  masses  ar- 
mées que  l'on  veut  mettre  en  mouvement,  et  l'appréciation  exacte 
des  forces  morales  qui  s'y  développent. 

Précisons  maintenant  quelques  termes  de  cette  définition  :  que 


LA    STRATÉGIE    NAVALE.  769 

faut-il  entendre,  d'abord,  par  l'expression  :  théâtre  de  la  guerre? 
Il  faut  entendre  toutes  les  contrées  et  toutes  les  mers  où  les  puis- 
sances belligérantes  peuvent  s'attaquer  :  «  Lorsqu'une  guerre  se 
complique  d'opérations  maritimes,  dit  Jomini,  alors  le  théâtre  n'en 
est  pas  restreint  aux  frontières  d'un  état;  mais  il  peut  embrasser 
les  deux  hémisphères,  comme  cela  est  arrivé  entre  la  France  et 
l'Angleterre,  depuis  Louis  XIV  jusqu'à  nos  jours,  » 

Il  est  clair,  pourtant,  qu'il  y  a  certaines  parties  de  ce  vaste  théâtre 
où  les  opérations  seront  plus  décisives,  où  leur  succès  amènera 
plus  tôt  et  d'une  manière  plus  immédiate  le  résultat  que  nous  vi- 
sons ;  de  là,  suivant  qu'elles  se  dérouleront  dans  telle  ou  telle 
partie  du  théâtre  de  la  guerre,  des  opérations,  principales  et  des 
opérations  secondaires.  Or  il  importe  au  plus  haut  point  de  les 
distinguer  les  unes  des  autres  afin  de  pouvoir  consacrer  aux  pre- 
mières plus  de  forces  actives  et  de  mei'lem's  élémens. 

Établh"  cette  distinction,  en  déduire  logiquement  la  répartition 
de  ses  forces,  c'est  ce  qu'on  appelle  tracer  son  plan  de  cam- 
pagne. 

On  ne  peut  douter  que  de  tels  principes  soient  applicables  à  la 
guerre  maritime  :  par  leur  généralité  même,  aussi  bien  que  par 
leur  é\ddente  justesse,  ces  principes  acquièrent  un  caractère  essen- 
tiel qui  les  impose  à  tous  les  genres  de  conflits,  quels  que  soient 
les  moyens  d'action,  terrestres  ou  maritimes,  employés  par  les  bel- 
ligérans  pour  vider  leur  querelle.  Ces  principes  enfin  dominent  les 
guerres  de  tous  les  temps,  quels  que  soient  les  engins  mis  en  jeu, 
quels  que  soient  par  conséquent  les  procédés  tactiques. 

11  s'est  introduit  pourtant,  dans  la  conduite  générale  des  grandes 
guerres,  une  condition  nouvelle  ou  du  moins  une  condition  à  la- 
quelle on  attache  aujourd'hui  plus  de  prix  qu'autrefois,  c'est  la 
rapidité  des  opérations,  conséquence  obligée  du  besoin  plus  vive- 
ment ressenti  peut-être  d'abréger  la  crise,  d'obtenir  en  peu  de 
temps  des  résultats  décisifs. 

Xe  pouvant  supprimer  la  guerre,  la  civiUsation  moderne  exige 
au  moins  que  ce  mal  nécessaire  soit  limité  dans  sa  durée.  Mais, 
pour  le  contenir  dans  les  bornes  étroites  de  quelques  mois,  il  a 
fallu  étendre  singulièrement  le  champ  de  ses  ravages  et  y  intéresser 
l'universalité  des  citoyens  :  de  là  cette  redoutable  grandeur  des 
conflits  de  notre  siècle,  qui  voit  renaître  les  invasions  antiques,  qui 
voit  le  choc  des  peuples  armés  succéder  aux  savantes  opérations 
sur  les  frontières. 

Dès  lors  il  ne  suffisait  plus  de  bien  discerner  le  théâtre  des  opé- 
rations principales  et  de  répartir  judicieusement  ses  forces,  il  fal- 
lait se  mettre  en  mesure  de  terrasser  l'adversaire  par  une  ollénsive 
TOME  xciv.  —  1889.  49 


770  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vigoureuse  exécutée  avec  de  graiides  masses,  il  follait  se  donner 
\iOUT  objectif  e^^enliel  (V iilteindre  et  de  drlniire  V année  principale 
de  Vcntiemi.  C'est  là  le  dernier  mot  de  lart  de  la  guerre  dans  les 
temps  modernes,  le  secret  des  triomphes  du  grand  capitaine  dont 
toutes  les  opérations  tendaient  à  amener  une  bataille  décisive;  et 
si  nos  adversaires  de  1?^70  surent  lui  dérober  ce  secret,  ce  sera  du 
moins  pour  nous  un  juste  honneur  de  n'avoir  pas  laissé  tomber 
nos  armes  après  l'anéantissement  de  nos  armées  de  Sedan  et  de 
Metz. 

Que  ce  principe  si  fécond,  et  si  simple  en  apparence,  ait  été  long- 
temps sacrifié  dans  les  guerres  maritimes  à  des  considérations 
d'ordre  secondaire,  nous  allons  le  prouver  aisément. 

Lorsque,  en  1778,  Louis  XVI  et  M.  de  Sartiues,  résolus  à  pro- 
fiter des  embarras  du  gouvernement  anglais,  fixèrent  la  distribution 
de  leurs  forces  navales,  la  préoccupation  de  porter  des  secours  im- 
médiats aux  «  insurgens  »  d'Amérique  leur  fit  perdre  de  vue  l'in- 
térêt capital  d'infliger  à  la  Hotte  anglaise  de  la  Manche  un  échec 
décisif. 

Douze  vaisseaux,  armés  à  Toulon,  furent  donnés  au  lieutenant- 
général  comte  d'Estaing,  avec  la  mission  de  se  porter  sur  les  côtes 
des  États-Unis  et  de  combiner  ses  opérations  avec  les  forces  amé- 
ricaines, qui  se  proposaient  d'assiéger  l'arsenal  maritime  de  New- 
port  dans  Rhode-Island.  Vingt-huit  vaisseaux,  armés  à  Brest,  for- 
mèrent la  Hotte  de  l'océan,  confiée  au  lieutenant-général  comte 
d'OrviUiers  ;  cet  officier  reçut  la  recommandation  expresse  d'agir 
avec  prudence  et  de  n'engager  sa  flotte  contre  celle  du  vice-amiral 
Keppel,  à  peu  près  égale  en  nombre,  que  s'il  se  jugeait  en  situation 
de  ne  rien  compromettre.  De  telles  instructions  étaient  bien  faites 
pour  paralyser  l'initiative  d'un  commandant  en  chef;  cependant 
l'amiral  français,  excellent  tacticien,  dont  l'âge  (il  avait  soixante- 
neuf  ans)  n'avait  pas  glacé  l'ardeur,  n'hésita  pas,  le  27  juillet,  à 
offrir  le  combat  à  son  adversaire,  au  large  d'Ouessant.  Après  une 
sorte  de  tournoi  chevaleresque,  où  l'avantage  parut  rester  au  comte 
d'Orvilliers,  les  Anglais  rentrèrent  à  Portsmouth  et  les  Français  à 
Brest. 

Il  y  avait  là,  en  faveur  de  notre  marine,  à  peine  remise  des  dé- 
sastres de  la  guerre  de  sept  ans,  un  succès  moral  incontestable  ; 
peut-être  même  le  combat  du  27  juillet  pouvait-il  passer  pour  une 
victoire  tactique^  le  «  champ  de  bataille  »  nous  étant  resté  ;  mais 
assurément,  l'avantage  stratégique  était  nul  :  cette  rencontre  entre 
deux  armées  navales  égales  en  forces  et  en  valeur,  d'ailleurs  bien 
commandées  toutes  les  deux,  ne  pouvait  rien  décider  et  ne  décida 
rien  en  effet. 


LA    STRATÉGIE    NAVALE.  771 

Supposons  maintenant  Napoléon  ou  M.  de  Moltke,  chargés  du  soin 
de  tracer  le  plan  de  ces  opérations  maritimes  à  la  place  de  Louis  XVI 
et  de  M.  de  Sartines. 

On  peut  être  assuré  qu'apercevant  nettement  Y  objectif  prin- 
cipal, reconnaissant  la  nécessité  de  prendre  sur  le  tlicdtre  principal, 
des  opérations  une  olïensive  énergique,  ils  auraient  prescrit  la  jonc- 
tion des  deux  escadres  armées  à  Toulon  et  à  Brest,  et  donné  au 
comte  d"Orvilliers  la  mission  précise  d'attaquer  et  de  détruire  avec 
ces  40  vaisseaux  l'armée  anglaise  de  la  Manche,  qui  n'en  comptait 
que  27. 

Et,  en  eflet,  qu'importait  à  l'issue  du  conflit  engagé  entre  les 
deux  plus  grandes  puissances  de  ce  temps,  le  résultat  du  siège  d'une 
bicoque  américaine?  C'était  dans  les  eaux  d'Europe,  c'était  dans  la 
Manche  qu'il  fallait  arracher  à  la  Grande-Bretagne  la  domination  du 
.\ouveau-Monde,  et  une  défaite  décisive  essuyée  par  l'escadre  de 
keppel  obligeait  tout  au  moins  l'amirauté  anglaise  à  rappeler  des 
Etats-Unis  les  vaisseaux  de  l'amiral  Howe  :  privés  de  leur  appui 
naturel,  les  soldats  de  Clinton  ne  se  seraient  pas  soutenus  longtemps 
au  milieu  des  colonies  insurgées. 

Au  demeurant,  rien  ne  nous  empêchait  de  continuer,  en  faveur 
des  Américains,  nos  envois  d'armes,  d'uniformes  et  d'argent  ;  on 
pouvait  y  consacrer  des  bâtimens  légers,  des  frégates,  des  avisos, 
dont  nous  avions  un  bon  nombre.  N'était-ce  pas  là  des  opérations 
accessoires  qui  répondaient  parfaitement  à  un  objectif  secondaire'.' 

L'erreur  de  Louis  XVI  et  de  son  conseil  fut  donc  de  ne  pas  dis- 
tinguer nettement  leur  objectif  principal  de  l'objectif  secondaire,  et 
de  ne  pas  consacrer  à  la  poursuite  du  premier  la  plus  grande  partie, 
sinon  la  totalité  de  leurs  forces. 

Nous  allons  voh*  la  même  faute  commise  dans  des  temps  plus 
rapprochés  de  nous. 

Sans  revenir  sur  les  longues  discussions  auxquelles  a  donné  lieu 
l'avortement  du  plan  de  campagne  des  armées  italiennes  en  1866, 
il  est  permis  de  rappeler  que  le  projet  soumis  au  roi  Victor-Emma- 
nuel par  le  général  Cialdini,  commandant  de  l'armée  du  Pô,  com- 
portait la  coopération  de  la  flotte  à  l'invasion  de  la  Vénétie  par  le 
sud.  Sans  doute  cette  coopération  active  ne  pouvait  être  demandée 
à  la  puissante  escadre  de  l'amiral  Persano  qu'à  parth*  du  moment 
où  elle  aurait  mis  liors  de  cause  l'armée  navale  que  l'amiral 
Tegetthoi  armait  péniblement  à  Pola.  Mais  le  projet  Cialdini  ne 
reçut  pas  la  sanction  royale  :  on  préféra  s'attaquer  directement  au 
quadrilatère,  tentative  hardie  qui  aboutit  à  la  défaite  de  Custozza. 
Au  reste,  cpiel  que  fût  le  plan  poursui\i  par  les  armées  de  la  jeune 
Italie,  il  ne  pouvait  y  avoir  de  doute,  semble-t-il,  sur  X objectif 
principal,  sur  l'objectif  essentiel  dévolu  à  sa  flotte  :  c'était  tou- 


772  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jours  d'atteindre  et  de  détruire  cette  escadre  qui,  seule,  lui  dispu- 
tait la  domination  de  l'Adriatique  ;  et  la  poursuite  de  cet  objectif 
était,  au  début  des  hostilités,  d'autant  plus  facile  que  la  mobilisa- 
tion des  forces  autrichiennes,  paralysée  par  les  embarras  financiers 
du  gouvernement  impérial  et  par  la  faiblesse  des  ressources  de 
l'arsenal  de  Pola,  subissait  de  très  longs  retards. 

Cependant  au  début  de  la  campagne,  aucun  ordre  catégorique 
ne  fut  donné  à  l'amiral  italien  pour  se  porter  rapidement  sur  Pola 
et  y  forcer  l'escadre  autrichienne,  hors  d'état  de  résister  à  une 
atlaque  brusquée,  si  elle  était  menée  avec  quelque  vigueur. 

Ce  ne  fut  que  le  13  juillet,  vingt  jours  après  Custozza,  que  l'ami- 
ral Persano,  de  retour  à  Ancône,  après  une  timide  croisière  de  cinq 
jours  au  large,  reçut  du  major-général  La  Marmora  une  lettre  qui, 
dans  des  termes  plus  énergiques  que  précis,  il  le  faut  avouer,  le 
poussait  vivement  à  renoncer  à  sa  prudente  attitude  : 

«  Ce  matin,  écrivait  le  chef  d'état-major  du  roi  Victor-Emma- 
nuel, le  conseil  a  été  unanime  à  déplorer  que  la  flotte  n'ait  pas 
encore  trouvé  le  moyen  d'agir  énergiquement  contre  l'ennemi; 
c'est  pourquoi,  au  nom  de  Sa  Majesté,  je  vous  donne  l'ordre  pé- 
remptoire  que  cet  état  de  choses  ait  à  cesser  au  plus  tôt... 

u  Le  ministre  de  la  marine  me  charge  de  communiquer  à  Votre 
Excellence  que,  si  la  flotte  continuait  à  rester  inactive,  il  serait  dans 
la  pénible  nécessité  de  vous  en  retirer  le  commandement,  pour  le 
confier  à  des  mains  sachant  mieux  profiter  d'un  élément  oflensif 
qui  a  coûté  tant  de  sacrifices  et  qui  a  fait  naître  de  si  justes  exi- 
gences. » 

C'était  fort  bien  dit;  mais  il  n'y  avait  là  ni  plan,  ni  vue  d'en- 
semble, pas  même  une  indication  qui  pût  fixer  les  irrésolutions  du 
commandant  en  chef  de  l'armée  navale  sur  le  genre  d'opérations 
que  l'on  attendait  de  lui.  Cette  marine,  créée  de  toutes  pièces  et  à 
si  grands  fi'ais,  on  ne  savait,  le  moment  venu,  comment  l'em- 
ployer ! 

La  dure  lettre  dont  nous  venons  de  citer  quelques  passages 
n'avait  cependant  pas  suffi  pour  vaincre  les  appréhensions  de  l'in- 
fortuné Persano  :  le  16  juillet,  il  voyait  arriver  à  Ancône  le  ministre 
de  la  marine,  l'avocat  Depretis,  qui  lui  renouvelait  l'ordre  absolu 
de  «  faire  quelque  chose,  »  sommation  funeste  que  nos  généraux 
recevront  à  leur  tour  quatre  ans  plus  tard.  C'est  alors  que  l'amiral 
italien  fit  accepter  l'idée  de  réduire  l'île  fortifiée  de  Lissa  par  une 
attaque  combinée  entre  la  flotte  et  une  brigade  de  l'armée.  Entre- 
prendre une  telle  opération  avant  d'avoir  battu  Tegetthof,  c'était 
une  lourde  faute  dont  les  conséquences  devaient  bientôt  apparaître 
d'autant  plus  dangereuses  que  l'on  avait  négligé  les  mesures  pro- 
pres à  donner  à  l'attaque  de  Lissa  le  caractère  d'un  coup  de  main 


LA    STRATÉGIE   NAVALE.  773 

rapide,  et  que  la  flotte  italienne  allait  recevoir  le  choc  de  l'escadre 
impériale  après  avoir  dépensé  pendant  deux  jours  une  grande  partie 
de  ses  forces  dans  une  lutte  stérile. 

En  elTet,  quand,  le  matin  du  20  juillet,  l'aviso  Esploratore  si- 
gnala l'approche  de  l'escadre  autrichienne,  l'armée  de  Persano 
était  dispersée  ;  un  de  ses  meilleurs  cuirassés,  le  Formidahile, 
très  éprouvé  la  veille  par  le  combat  qu'il  avait  soutenu  contre  les 
batteries  de  San-Giorgio,  se  retirait  sur  Ancône  ;  un  autre,  le  Ter- 
ribile,  ne  devait  rejoindre  sa  division  qu'à  la  fin  de  la  bataille;  les 
soutes  à  combustible  et  à  munitions  étaient  déjà  fort  entamées  ; 
enfin,  les  équipages  restaient  sous  l'impression  fâcheuse  d'un  pre- 
mier échec. 

Nous  n'entreprendrons  pas,  après  tant  d'autres  et  de  plus  auto- 
risés, d'écrire  une  relation  de  la  bataille  de  Lissa  :  cette  étude,  si 
intéressante  qu'elle  fût,  nous  entraînerait  au-delà  des  limites  de 
notre  cadre.  On  nous  permettra  pourtant  de  saisir  l'occasion  de 
rectifier,  une  fois  de  plus,  une  erreur  de  fait  longtemps  acceptée  par 
le  public,  sinon  par  les  gens  du  métier  :  ce  n'est  pas  le  vaisseau  en 
bois  le  Kaiser  qui  coula,  en  employant  le  choc,  la  frégate  bhndée 
lie  d'Iîalia,  c'est  le  cuirassé  Ferdinand  Max,  commandé  par  M.  de 
Sterneck,  et  où  Tegetthof  avait  arboré  son  pavillon. 

Cette  confusion  s'explique  assez  aisément  quand  on  lit  les  pre- 
miers récits  de  cette  mémorable  rencontre  :  l'amiral  autrichien, 
pour  ne  citer  que  lui,  insiste  sur  les  brillantes  manœuvres  du  Kai- 
ser, qui,  entouré  par  plusieurs  cuirassés  italiens,  n'avait  pas  hésité 
à  se  jeter  sur  l'un  d'eux,  le  Be  di  Portogallo,  pour  prévenir  juste- 
ment le  choc  de  cette  frégate.  11  s'en  fallait,  d'ailleurs,  que  les 
résultats  de  ce  coup  de  vigueur  fussent  semblables  à  ceux  qu'avait 
obtenus  le  Ferdinand  Max;  sans  doute  le  Kaiser  avait  réussi  à  se 
dégager,  mais  son  étrave  et  sa  guibre  s'étaient  écrasées  sur  les 
flancs  bardés  de  fer  du  navire  italien;  son  beaupré,  son  mât  de 
misaine,  sa  cheminée  étaient  brisés...  Le  Re  di  Portogallo,  au 
contraire,  n'avait  subi  que  des  avaries  insignifiantes. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  incidens  d'une  lutte  où  les  deux  partis 
déployèrent  une  valeur  égale,  sinon  une  égale  habileté,  il  faut  re- 
connaître que  la  flotte  de  Persano  était,  dès  le  principe,  mal  enga- 
gée. Presque  toujours  une  première  faute  en  entraîne  d'autres  à 
sa  suite  ;  à  la  guerre,  en  tout  cas,  les  erreurs  tactiques  découlent 
souvent  d'une  erreur  stratégique.  Les  Italiens  avaient  perdu  de 
vue  qu'avant  d'entreprendre  une  opération  secondaire,  —  un  siège 
maritime  surtout,  —  il  fallait  mettre  hors  de  cause  l'armée  prin- 
cipale de  l'ennemi  ;  l'escadre  autrichienne  se  chargeait,  dans  la 
bataille  du  20  juillet,  de  punir  cet  oubli  du  principe  essentiel  de  la 
stratégie  navale. 


77A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


II. 


Ce  principe  essentiel  de  la  stratégie  navale,  nous  sommes  arrivés 
à  l'établir,  par  mie  série  de  déductions,  en  partant  de  l'un  des 
termes  de  la  définition.  Il  en  est  d'autres,  on  le  pense  bien,  qui 
n'ont  rien  perdu  de  leur  solidité  et  qui  méritent  un  examen  d'au- 
tant plus  attentif  qu'ils  se  lient  étroitement  au  principe  essentiel, 
découlant  comme  lui  de  la  définition  même. 

La  stratégie  navale,  disions-nous,  est  l'art  de  distribuer  et  de 
diriger  les  forces  maritimes  sur  le  théâtre  de  la  guerre. 

Diriger  une  flotte,  une  escadre,  une  division  même,  soit  en  vue 
des  opérations  principales,  soit  en  vue  d'une  opération  secondaire, 
cela  se  traduit,  en  dernière  analyse,  par  le  tracé  d'une  ligne  d'opé- 
rations; cette  ligne,  si  elle  suppose  un  point  terminal,  ((  l'ob- 
jectif, »  suppose  aussi  un  point  initial,  qu'il  dépend  de  nous  de 
désigner,  mais  dont  le  choix  ne  saurait  être  indiJïerent.  C'est,  en 
eflet,  la  ba:<e  d'opérations. 

Pour  la  stratégie,  en  général,  une  base  d'opérations  est  un  point 
d'appui  autour  duquel  on  concentre  l'armée  après  y  avoir  réuni  à 
l'avance  toutes  les  ressources  qui  lui  sont  nécessaires.  C'est  de  là 
que  cette  armée  se  met  en  marche  pour  atteindre  le  théâtre  des 
opérations. 

Cette  défmition,  on  n'en  saurait  douter,  s'applique  aussi  bien 
aux  armées  navales  qu'aux  armées  de  terre;  toutefois,  si  nous 
entrons  dans  le  détail,  nous  découvrons  dans  la  manière  de  consti- 
tuer une  base  d'opérations,  suivant  qu'elle  est  destinée  à  une 
flotte  ou  à  une  armée  modernes,  des  différences  importantes  qui 
justifient  déjà  la  distinction  que  nous  avons  faite  des  deux  branches 
de  la  stratégie . 

Les  grandes  armées  d'aujourd'hui,  ne  pouvant  se  mouvoir  avec 
aisance  que  sur  des  voies  bien  tracées,  routes  carrossables  et  che- 
mins de  fer,  sont  obligées  d'élargir  leur  base  de  façon  à  embrasser 
tout  un  réseau  dont  les  branches  vont  se  réunir  sur  le  théâtre 
présumé  des  opérations.  D'ailleurs,  l'encombrement  qui  résulterait 
de  la  concentration  des  masses  mobilisées  sur  un  étroit  espace  ne 
permettrait  plus  de  se  contenter  d'une  place  forte  comme  unique 
point  d'appui.  Enfin,  mie  base  étendue  peut  seule  garantir  à  une 
arm°e  poursuivie,  débordée  par  l'ennemi,  la  précieuse  faculté  de 
se  dérober  à  son  étreinte  par  une  retraite  latérale. 

Rien  de  semblable  pour  une  armée  navale  :  sa  base  d'opérations 
ne  saurait  embrasser  une  vaste  étendue  de  côtes  ;  la  côte  est  inhos- 
pitalière aux  grands  vaisseaux,  et  les  ports  dont  elle  est  semée  ne 
donnent  guère  asile  qu'à  des  navires  de  tonnage  moyen  :  ce  n'est 


LA    STRATÉGIE    NAVALE.  775 

pas  assez,  du  reste,  qu'ils  puissent  recueillir  une  flotte  vaincue., 
s'ils  ne  peuvent  la  reparer,  lui  fournir  des  renforts,  la  défendi-o 
surtout  contre  l'attaque  d'un  ennemi  victorieux.  La  base  d'une 
escadre  de  cuirassés  se  réduit  toujours  à  un  grand  arsenal  mari- 
time, puissamment  organisé,  doté  d'un  outillage  complet,  et  avant 
tout  de  bdssi/ia  de  radoub;  d'ailleurs  abondamment  pourvu  des 
munitions  spéciales  à  la  marine  de  guerre,  de  vivres,  de  charbon; 
mis  enfin  par  la  nature  et  par  l'art  dans  un  état  de  défense  qui 
assure  à  une  escadre  un  refuge  inexpugnable. 

Ainsi,  tandis  que  la  base  d'une  armée  de  terre  s'étend  sur  une 
ligne,  la  base  d'une  armée  navale  se  résume  en  un  point.  Doit-il 
en  résulter  quelque  gêne  pour  sa  concentration,  quelque  désavan- 
tage pour  son  olïensive,  quelques  conséquences  fâcheuses  pour  sa 
retraite  ? 

Je  ne  le  pense  pas  :  la  constitution  des  escadres  et  celle  des 
armées  suivent  des  progressions  inverses  ;  quand  tous  les  jours  on 
ajoute  de  nouveaux  bataillons  à  ces  masses  épaisses  dont  une  pro- 
vince entière  ne  pourra  bientôt  plus  assurer  la  subsistance  ni  per- 
mettre le  déploiement,  les  escadres,  au  contraire,  voient  décroître 
peu  à  peu  le  nombre,  sinon  la  puissance,  de  leurs  unités  de  com- 
bat. Cent  trente  vaisseaux  avaient  combattu  à  Beveziers  et  à  La 
Hougue  (1690-1692);  les  armées  navales  engagées  à  0uessant(1778) 
et  aux  Saintes  (  1782  )  n'en  comptaient  chacune  que  trente  ou 
trente-cinq;  à  Lissa,  en  1866,  seize  cuirassés  à  peine  prirent  part 
à  l'action,  et  c'est  tout  au  plus  si,  dans  une  guerre  entre  la  France 
et  l'Angleterre,  chacun  des  deux  partis  pourrait  se  présenter  au 
combat  avec  douze  ou  quinze  navires.  Il  est  vrai  qu'en  deux  siècles 
le  prix  d'un  bâtiment  de  ligne  s'est  élevé  de  600,000  livres  à 
23  millions  de  francs.  Les  grands  ports  d'aujourd'hui  suffisent  donc 
parfaitement  à  la  concentration  des  plus  puissantes  escadres.  Leur 
offrh'aient-ils  pour  l'offensive  un  débouché  convenable?  Oui,  sans 
doute,  parce  qu'au  sortir  de  la  rade  où  elle  s'est  concentrée,  l'es- 
cadre a,  sur  la  vaste  mer,  le  choix  de  sa  route;  fût-elle  même 
observée  par  les  éclaireurs  de  l'ennemi,  qu'il  lui  serait  facile  de  les 
dépister  par  une  fausse  marche. 

Cette  escadre,  battue  par  l'ennemi,  regagnera-t-elle  aisément  une 
base  d'opérations  si  étroite? 

Ceci  veut  être  examiné  de  plus  près  :  sans  doute  une  escadre 
obligée  de  se  dérober  n'est  pas  astreinte,  comme  une  armée  vain- 
cue, à  suivre  [des  chemins  fixés  d'avance  et  connus  de  l'ennemi. 
Les  retraites  latérales,  les  fausses  routes,  lui  seront,  la  nuit  au 
moins,  toujours  possibles;  la  mer  est  discrète,  d'ailleurs,  et  ne 
garde  point  de  traces... 

Nelson  poursuivant,  en  1798,  la  flotte  qui  portait  en  Egypte  Bc- 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

naparte  et  son  armée  croisa,  à  quelques  lieues  de  distance,  la 
route  de  l'énorme  convoi,  dont  les  mâtures  venaient  de  s'efïacer  à 
l'horizon  :  la  mer,  presque  calme,  conservait  encore  de  faibles 
traces  du  sillage  de  ces  deux  cents  navires  ;  on  crut,  à  bord  des 
vaisseaux  anglais,  que  c'étaient  là  quelques  indices  de  courans  de 
surface,  et  l'on  passa  outre. 

Toutefois,  une  flotte  vaincue  ne  saurait  errer  sur  les  mers  sans 
s'exposer  à  de  fâcheuses  rencontres,  sans  s'exposer  au  moins  à  se 
voir  prévenue  par  l'ennemi  aux  atterrages  du  port  qui  lui  sert  de 
base  d'opérations. 

//  faut  donc  que  cette  base  soit  assez  proche  du  théâtre  de  la 
rencontre,  du  théâtre  des  ojt?m//?o«8,  pour  recueillir  en  peu  d'heures 
les  vaisseaux  fugitifs.  Nous  ne  devons  le  désastre  qui  suivit  la  glo- 
rieuse bataille  de  La  Hougue  qu'à  la  distance  qui  séparait  l'armée 
de  Tourville  de  sa  ^base  d'opérations,  le  port  de  Brest.  Cherbourg 
n'existait  pas  alors,  et  aucun  refuge  assuré  ne  se  présentait  dans  le 
Cotentin,  qui  pût  grouper  cette  vaillante  flotte  autour  de  son  chef. 

Le  principe  que  nous  venons  d'énoncer  n'a  pas  moins  d'impor- 
tance au  point  de  vue  de  l'offensive,  car,  s'il  faut  atteindre  le  plus 
tôt  possible  l'armée  principale  de  l'ennemi,  il  importe  évidemment 
de  se  donner  la  hgne  d'opérations  la  plus  courte,  il  importe  de 
partir  d'un  point  très  rapproclié  du  théâtre  probable  de  la  ren- 
contre. Pour  cette  attaque  brusquée,  les  heures  sont  précieuses  et 
les  coups  frappés  seront  d'autant  plus  décisifs,  d'autant  plus  reten- 
tissans  qu'ils  seront  plus  rapides  et  plus  inattendus. 

D'ailleurs,  les  facultés  oflénsivesdes  flottes  modernes  s'alïaiblis- 
sent  graduellement  à  mesure  qu'elles  s'éloignent  de  leur  base 
d'opération  ;  ces  facultés  sont  dans  l'étroite  dépendance  de  l'approvi- 
sionnement de  combustible  :  or  le  charbon,  source  unique  de  l'éner- 
gie, alimente  à  bord  de  nos  navires  non-seulement  les  machines 
motrices,  mais  encore  les  machines  hydrauliques  qui  manœuvrent 
les  canons,  les  accumulateurs  d'air  comprimé  qui  fournissent  à 
nos  torpilles  leur  indispensable  moteur,  enfin  les  macliines  électri- 
ques qui  pourvoient  à  l'éclairage  intérieur  et  extérieur  du  bâtiment; 
encore  ne  parlé-je  point  des  appareils  d'épuisement  et  des  pompes 
à  incendie  qui  joueront  un  si  grand  rôle  pendant  le  combat,  mais 
toujours  au  détriment  du  combustible. 

Se  résoudra-t-on,  au  risque  de  lui  enlever  les  plus  précieuses 
de  ses  facultés,  la  mobilité  et  la  souplesse,  à  faire  suivre  l'escadre 
de  vapeurs  charbonniers  ?  Mais  ce  serait  un  encombrant  et  lourd 
convoi  à  protéger,  ce  serah  la  liberté  des  mouvemens  perdue,  ce 
seraient  des  forces  vives  absorbées  dans  la  recherche  d'un  bénéfice 
aléatoire,  car  il  n'est  jamais  certain  que  l'on  puisse  opérer  à  la 
4iier  le  transbordement  du  charbon  :  il  faut  que  le  temps  s'y  prête. 


LA    STRATÉGIE    NAVALE.  777 

Ainsi,  nos  «  unités  de  combat,  »  devenues  des  usines  flottantes, 
où  l'approvisionnement  de  combustible  reste  hors  de  proportion 
avec  la  consommation,  seront  de  plus  en  plus  étroitement  rivées  à 
la  côte  et  au  grand  port  qui  peut  seul  les  ravitailler. 

Mais  nos  arsenaux  maritimes  réalisent-ils  l'idéal  de  la  ba,^e  lu 
plus  nrpprorhce  du  théâtre  des  opérations? 

Sans  doute,  la  position  de  quelques-uns  de  ces  ports  de  guerre 
(et  il  ne  saurait  être  question  de  les  déplacer)  n'a  pas  été  fixée,  il 
y  a  cent  cinquante  ans  ou  deux  cents  ans,  par  des  considérations 
du  même  ordre  que  celles  qui  nous  préoccupent  aujourd'hui. 

Rochefort  offrait,  dans  le  golfe  de  Gascogne,  à  des  navires  à  voiles 
et  à  faible  tirant  d'eau,  un  abii  que  les  escadres  à  vapeur  de  nos 
jours  ne  pourraient  plus  utiliser.  Lorient  ne  dut  son  existence  qu'à 
une  entreprise  commerciale  de  la  célèbre  compagnie  des  Indes  : 
l'accès  de  son  port  est  difficile  ;  ses  ressources  sont  peu  étendues. 
Cet  établissement  conserve  toutefois  une  notable  importance  comme 
chantier  de  construction  pour  les  bàtimens  en  fer, 

Brest  présentait  et  présentera  toujours  les  avantages  d'une  rade 
spacieuse,  d'une  belle  position  géographique  aux  avancées  de 
l'Europe,  et  d'une  population  solidement  attachée  aux  institutions 
de  notre  marine.  Mais,  au  point  de  vue  exclusivement  militaire,  ce 
grand  port  n'a  de  valeur  que  comme  point  d'appui  des  navires 
chargés  de  la  guerre  du  large,  de  la  guerre  de  croisière,  dont  nous 
discuterons  tout  à  l'heure  la  véritable  efficacité. 

En  somme,  nos  trois  arsenaux  de  l'Océan  ont  un  vice  commun 
et  un  vice  essentiel  :  ils  s'ouvrent  sur  l'ouest,  où,  de  longtemps, 
nos  escadres  n'auront  que  faire. 

Cherbourg  et  Toulon,  seuls,  répondent  à  des  objectifs  stratégi- 
ques nettement  caractérisés  :  ce  sont,  en  même  temps  que  de  pré- 
cieux refuges,  des  positions  offensives  dont  nos  voisins  apprécient 
toute  l'importance. 

Cependant,  depuis  que  l'axe  de  notre  politique  extérieure  s'est 
déplacé,  depuis  que  certains  groupemens  de  puissances  nous  im- 
posent d'accumuler  A^ers  l'est  et  vers  le  sud  latotaUté  de  nos  moyens 
d'action,  Cherbourg,  osons  le  dire,  a  beaucoup  perdu  de  sa  valeur 
comme  position  oftensive  et  comme  centre  de  ravitaillement  ;  Tou- 
lon même  ne  satisfait  plus  entièrement,  comme  base  d'opérations, 
à  la  condition  dont  nous  reconnaissions  plus  haut  l'importance. 

Si  le  premier  de  ces  grands  ports  n'est  pas  assez  rapproché  de 
AVilhelmshafen  et  de  Kiel,  le  second  est  trop  loin  de  Naples,  de 
Tarente  et  de  Pola.  —  Il  est  donc  nécessaire  de  créer  en  faveur  de 
nos  escadi'esde  nouveaux  points  d'appui,  plus  voisins  de  la  mer  du 
Nord,  de  la  mer  Tyrrhénienne,  de  l'Adriatique  ;  des  b(/ses  secon- 
daires sommairement  outillées ,  mais  abondamment  pourvues  de 


778  RE^TE    DES    DEUX    MONDES. 

charbon  et  de  munitions  de  combat,  défendues  d'ailleurs  par  de 
solides  batteries,  et  qui  prolongeraient  pour  ainsi  dire  le  rayon 
d'action  efficace  de  nos  deux  grands  arsenaux,  b(tses  prùicipales, 
bascs^cssentielles  de  nos  armées  navales.  Quels  sont  donc  les  points 
favorables  à  la  création  de  ces  bases  secondaires?  N'est-ce  point, 
au  nord-est,  Calais  ou  Dunkerque,  nos  seuls  débouchés  naturels 
sur  la  mer  du  Nord?  Dunkerque  plus  avancé  dans  l'est,  déjà  en 
pleine  Flandre,  peuplé  de  «  pratiques  »  et  de  pilotes  de  la  Beutschsee, 
d'ailleurs  en  possession  d'un  rudiment  d'arsenal  maritime  et  fier 
encore  de  ses  glorieuses  tradhions  ;  Calais  plus  accessible  peut-être 
aux  navires  de  guerre  et  mieux  aménagé  depuis  ses  récens  tra- 
vaux. 

Et  dans  le  sud,  n'avons-nous  pas,  outre  la  précieuse  rade  de 
Yillefranche,  poste  avancé  de  Toulon  vers  la  rivière  de  Gènes, 
des  ports  avantageux  comme  Ajaccio,  qui  surveille  le  débouché  de 
Bonifacio,  qui  protège  notre  ligne  de  commnications  avec  l'Algé- 
rie; comme  Porto-Yeccliio,  sur  l'autre  versant  de  la  Corse  et  tout 
près  de  la  menaçante  Maddalena?  N'avons-nous  pas  une  remarqua- 
ble position  offensive,  Bastia,  à  égale  distance  (six  heures  de  marche 
à  J^  nœuds)  de  la  Spezzia  et  de  Givita-Vecchia ? 

Plus  loin  enfm,  dans  cette  France  nouvelle  qui  grandit  sur  l'autre 
rive  de  notre  mer  intérieure,  faut-il  signaler  Bizerte  qui,  mieux 
que  .Malle,  domine  à  la  fois  les  deux  bassins  de  la  Méditerranée, 
et  où  nous  tiendi-ions  dans  nos  mains  le  nœud  qui  la  resserre; 
Bizerte  pour  qui  la  nature  a  tant  fait,  et  qui  deviendrait,  avec  quel- 
ques travaux,  un  excellent  port  de  refuge  en  même  temps  qu'un 
relais,  qu'une  étape,  raccourcissant  de  moitié  notre  ligne  d'opérations 
contre  Tarente  et  contre  Pola. 

Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  l'on  s'efforce  de  donner  des  bases 
secondaires  aux  armées  navales  ;  pendant  la  guerre  de  la  succes- 
sion d'Autriche,  de  1743  à  17Zi8,  les  flottes  anglaises  qui  flan- 
quaient, dans  le  golfe  de  Gènes,  l'aile  gauche  des  Austro-Sardes,  i 
se  A  oyaient  obUgées  d'interrompre  trois  lois  par  an  leurs  opérations 
pour  aller  se  ravitailler  à  Gibraltar,  alors  leur  seule  base  dans  laj 
Méditerranée.  Pendant  quelques  semaines  nos  malheureuses  popu- 
lationsprovençales respiraient  plus  Ubrement  et  nos  armées, jointes, 
à  celles  de  l'infant  don  Philippe,  pouvaient  marcher  sans  entraves. 
La  Corse  tentait  déjà  nos  avisés  ennemis,' et,  la  soulevant  contre j 
Gènes,  ils  essayèrent  sans  succès  de  s'établir  à  Bastia. 

Plus  heureux  en  179Zi,  grâce  à  PaoU,  lord  Jervis  put  établir  dans! 
le   golfe  de  Saint-Florent  une  véritable  buse  secondaire^  juste  enj 
face  de  ces  routes  de  la  Corniche  où  s'usaient  en  efforts  stériles  les  j 
valeureux  soldats  d'Anselme,  de  Dugommier  et  de  Schérer;  c'est 
delà  que  l'amh^al  anglais  détachait  l'actif  Nelson  pour  inquiéter 


LA.    STRATÉGIE    NAVALE.  779 

nos  communications,  pour  couper  nos  convois,  pour  battre  notre 
aile  droite,  et,  plus  tard,  pour  capturer  à  Savone  le  parc  de  siège 
que  Bonaparte  destinait  à  l'attaque  de  Mantoue;  c'est  de  là  qu'il 
appareillait,  le  l'2  juillet  1795,  pour  se  jeter  sur  la  flotte  française 
de  l'amiral  Martin,  assez  audacieuse  pour  sortir  de  Toulon. 

Mais  le  mouillage  de  Saint-Florent  est  peu  sur.  Nelson  s'était 
bien  promis  que,  commandant  en  chef,  il  saurait  choisir  une  base 
secondaire  plus  favorable  :  c'est  lui,  en  effet,  qui  reconnut,  au  nord 
de  la  Sardaigne,  la  belle  rade  à  laquelle  il  donna  le  nom  de  Tun 
de  ses  vaisseaux,  YAgùicoiirt,  bassin  tranquille  que  les  îles  de  Ga- 
prera  et  de  la  Maddalena  défendent  contre  les  vents  du  détroit  de 
Bonifacio.  Laissant  à  ses  agiles  frégates  le  soin  d'observer  la  côte 
de  Provence,  il  venait  là  renouveler  ses  provisions  d'eau  douce  et 
de  vi"STes,  il  venait  surtout  faire  goûter  à  ses  équipages  quelques 
nuits  de  repos  bien  méritées. 

Prévoyait-il,  quand  il  signalait  les  avantages  stratégiques  de  cette 
position,  quand  il  disait  qu'elle  (t  bloquait  naturellement  Toulon 
et  Marseille,  »  et  que  jamais  flotte  française  ne  perdrait  de  vue  la 
côte  de  Provence  sans  qu'il  eût  le  temps  de  se  jeter  sur  elle  et  de 
la  prendre  en  flanc  ou  en  queue,  pouvait-il  prévoir  qu'une  nouvelle 
grande  puissance,  qu'une  marine  inconnue  de  son  temps  recueille- 
rait avidement  ses  leçons  et  ferait  de  la  Maddalena  une  des  plus 
remarquables  bases  secondaires  qu'on  ait  jamais  organisées  pour 
les  armées  navales? 

Heureux  Italiens,  heureux  imitateurs,  qui  devaient  déjà  leur  su- 
perbe port  de  la  Spezzia  au  coup  d'œil  de  Napoléon  P''  I 

III. 

Quand  une  armée  s'enfonce  en  pays  ennemi,  elle  ne  manque  pas 
de  jalonner  sa  route,  d'étape  en  étape,  par  des  postes  fortifiés;  d'y 
laisser  des  troupes  mobiles  pour  les  défendre  et  les  relier  ;  enfin  de 
créer  sur  cette  route  précieuse,  qui  doit  lui  amener  ses  renforts, 
ses  vivres  et  ses  munitions,  un  système  de  places  du  moment, 
points  d'appui  solides,  capables  de  résister,  non-seulement  aux 
coups  de  main  des  coureurs  et  des  partisans,  mais  aux  attaques  des 
corps  organisés  avec  lesquels  l'ennemi  tenterait  de  s'établir  sur  lu 
ligne  de  communications. 

Cette  organisation  défensive  de  la  ligne  de  communications,  tous 
ies  maîtres  en  l'art  de  la  guerre  l'ont  considérée  comme  une  des 
tâches  les  plus  difficiles,  comme  l'objet  des  plus  constans  soucis 
d'un  général  en  chef. 

Les  flottes  ont,  elles  aussi,  des  lignes  de  communications,  qui 
veulent  être  organisées  avec  d'autant  plus  de  soin  que  les  lignes 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'opérations  s'allongent  et  que  l'on  porte  la  guerre  dans  des  mers 
plus  éloignées  :  il  importe  d'ailleurs  de  remarquer  que  ces  lignes 
ne  se  confondent  pas  avec  les  lignes  d'opcnilio/is:  en  efl'et,  des  rai- 
sons momentanées  et  d'ordres  très  divers,  politique,  militaire  ou 
nautique,  peuvent  obliger  une  flotte  à  employer  une  route  détournée 
pour  se  rendre  sur  le  théâtre  de  la  guerre  ;  mais  sa  ligne  de  com- 
munications, celle  que  suivront  ses  renforts  et  ses  approvisionne- 
mens,  doit  se  rapprocher  de  la  ligne  droite,  ou  du  moins  du  plus 
court  chemin. 

On  reconnaît  à  la  fois  l'existence  et  l'importance  des  lignes  de 
communications  pour  les  armées  navales,  quand  on  étudie  certaines 
routes  maritimes,  comme  celle  qui  conduit  du  nord  de  l'Europe  dans 
les  contrées  de  l'extrême  Orient,  et  que  marquent  d'un  trait  carac- 
téristique cinq  défdés  inévitables,  les  détroits  de  Gibraltar  et  de 
Sicile,  le  canal  de  Suez,  les  détroits  de  Bab-el-Mandeb  et  deMalacca. 
Ces  défdés  sont  aujourd'hui  dans  les  fortes  mains  d'une  nation  dont 
on  ne  peut  trop  admirer  ni  trop  redouter  la  prévoyante  et  tenace 
énergie.  L'occupation  successive  de  la  vieille  forteresse  de  Tarik, 
de  l'île  de  Malte,  de  Port-Saïd  et  de  Suez,  de  Périm  et  d'Aden,  de 
Singapore  et  de  Hong-Kong  restera  longtemps  comme  la  preuve 
frappante  de  la  persévérance  et  de  l'unité  des  vues  politiques  chez 
une  aristocratie  qui  n'a  pas  son  égale  en  Europe  pour  la  valeur 
intellectuelle,  et  qui  a  conduit  l'Angleterre  à  de  si  hautes  desti- 
nées. 

Qu'on  ne  croie  pas  d'ailleurs  que  la  précision  des  indications 
fournies  par  les  accidens  géographiques  puisse  diminuer  le  mérite 
du  gouvernement  anglais.  Avant  que  le  canal  de  Suez  fût  percé, 
sa  ligne  de  communications  avec  les  Indes  était  nettement  jalonnée 
autour  de  l'Afrique  par  les  points  de  Bathurst,  l'Ascension,  Sainte- 
Hélène,  le  Gap,  les  Seychelles  ou  l'île  de  France,  dont  nos  achar- 
nés ennemis  avaient  salué  la  prise  avec  tant  de  joie,  en  1810. 

Encore  ne  parlé-je  pas  des  îles  du  Gap-Vert,  du  port  précieux 
de  la  Praya,  aux  mains  du  Portugal,  devenu  lui-même  comme  une 
colonie  anglaise. 

Mais  un  enseignement  immédiat  se  dégage  de  ces  considéra- 
tions, c'est  que,  au  contraire  de  celles  des  armées,  les  lignes  de 
communications  des  flottes  peuvent  et  doivent  être  établies  d'avance, 
dans  le  temps  de  paix  :  c'est  encore  là  un  point  où  se  séparent  les 
deux  stratégies. 

Il  est  en  effet  presque  toujours  facile  à  une  armée  qui  progresse 
de  créer  en  peu  de  temps  sur  sa  ligne  de  communications  des 
points  d'appui  doués  d'une  suffisante  résistance  :  des  fortifications 
passagères  ou  semi-permanentes,  des  palissades,  des  ouvrages  en 
terre,   quelques  bataillons,  quelques    bouches   à  feu  en  font  les 


LA    STRATÉGIE    NAVALE.  781 

frais,  et  la  valeur  de  ces  moyens  de  défense  est  dans  un  juste  rap- 
port avec  celle  des  moyens  ordinaires  de  l'attaque.  Il  n'en  va  pas 
de  même  pour  les  armées  navales  :  leurs  engins  de  combat  sont 
trop  spéciaux,  leurs  elïeclifs  trop  réduits,  leurs  approvisionnemens 
trop  exactement  limités  en  vue  d'opérations  exclusivement  mari- 
times pour  qu'il  leur  soit  possible  de  se  constituer  elles-mêmes, 
sur  leur  route,  des  places  du  moment,  des  bases  secondaires. 

Cette  faculté  précieuse,  les  flottes  d'autrefois  la  possédaient  à  un 
haut  degré  :  elle  leur  était  pourtant  moins  utile  qu'aux  escadres 
d'aujourd'hui,  parce  qu'elles  jouissaient,  n'employant  qu'un  mo- 
teur naturel,  d'une  bien  plus  grande  autonomie  que  nos  flottes  à 
vapeur  ;  parce  qu'elles  étaient  à  elles-mêmes  leur  propre  convoi, 
parce  qu'elles  emportaient  dans  les  flancs  de  leurs  vaisseaux,  que 
n'alourdissait  pas  une  épaisse  cuirasse,  six  mois  de  vivres  et 
plus  de  munitions  qu'il  n'en  iallait  pour  livrer  plusieurs  batailles 
rangées.  C'était  le  temps  où  l'on  pouvait  envoyer  de  puissantes 
armées  navales  aux  Antilles,  aux  États-Unis,  dans  les  Indes,  et  où 
l'industrie  d'un  Suflien  entretenait  trois  ans  quinze  vaisseaux  sur 
une  côte  ennemie  sans  toucher  barre  à  l'île  de  France.  Cependant 
ces  escadres  sentaient,  elles  aussi,  le  besoin  de  points  d'appui, 
de  bases  secondaires,  et  savaient  se  les  ménager  :  je  ne  parle- 
rai pas  de  l'armée  navale  de  Brueys,  jalonnant  sa  route  par  la 
prise  de  possession  de  Malte;  elle  devait  ce  succès  à  l'armée 
qu'elle  transportait  et  surtout  à  l'influence  morale  du  général  en 
chef,  Bonaparte  ;  mais  j'ai  montré  Jervis  s'instaliant  à  Saint-Flo- 
rent, Nelson  guettant,  de  la  Maddalena,  tous  les  mouvemens  de 
nos  escadres.  Je  pourrais  citer  encore  l'exemple  du  grand  SufTren 
assurant  à  Achem  d'abord,  à  Trinquemalé  ensuite,  conquis  sur  les 
Anglais,  son  hivernage,  son  ravitaillement,  ses  rechanges  de  mâts, 
de  voiles  et  d'agrès  ;  car  s'il  refusait,  malgré  les  ordres  de  M.  de 
Castries,  de  revenir  à  l'île  de  France,  c'est  que,  disait-il,  «  l'exé- 
cution de  ces  ordres  nous  ferait  perdre  six  mois  et  tous  les  fruits 
de  nos  combats.  »  Et  M.  de  Souillac,  gouverneur  de  l'île  de  France, 
écrivait  au  ministre  :  «  Le  parti  courageux  qu'a  pris  M.  de  Suflren 
sauve  l'Inde...  » 

C'était  là  de  la  belle  et  bonne  stratégie  navale  :  on  l'a  justement 
admirée.  Malheureusement  de  si  précieux  exemples  ne  pourraient 
plus  nous  servir  aujourd'hui;  les  engins  maritimes,  disions-nous 
tout  à  l'heure,  sont  trop  spéciaux...  Ajoutons  qu'ils  se  spécialisent 
de  plus  en  plus.  On  pouvait  encore,  il  y  a  trente  ans,  armer  une 
batterie  de  circonstance,  élevée  à  terre,  en  empruntant  quelques 
pièces  de  18,  montées  sur  de  commodes  affûts  en  bois,  à  la  bat- 
terie haute  d'un  vaisseau.  Aujourd'hui  cela  même  n'est  plus  pos- 
sible; la  complication,  la  puissance,  le  poids  du  matériel  nouveau, 


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s'y  opposent  absolument,  et  ce  n'est  là,  pour  les  officiers  de  vais- 
seaii,  qu'une  des  moindres  raisons  de  se  défier  de  la  voie  dans  la- 
quelle est  engagée  l'artillerie  navale. 

Débarquer  des  hommes,  il  n'y  faut  pas  songer  davantage  ;  la 
tendance  à  la  diminution  des  effectifs  est  générale  :  on  semble 
accorder  ainsi  aux  appareils  mécaniques,  aux  appareils  hydrauli- 
ques en  particulier,  une  confiance  qu'ils  ne  justifieront  peut-être 
pas,  et  considérer  les  opérations  d'une  guerre  maritime  comme 
réduites  à  une  seule  rencontie... 

11  faut  donc  que  les  escadres  qui  opéreront  dans  les  mers  loin- 
taines y  trouvent  des  bases  secondaires  déjà  organisées,  déjà 
pourvues  de  charbon,  d'approvisionnemens,  de  munitions  et  des 
objets  de  rechange  indispensables  ;  des  places  du  'inoment  conve- 
nablement fortifiées  et  où  nos  équipages  soient  assurés  de  goiiter 
quelque  repos.  Dès  lors  ce  sont  nos  colonies  seules  qui  peuvent 
nous  procurer  ces  avantages.  Eh  bien  !  ces  établissemens  sont-ils 
distribués,  sont-ils  disposés  de  manière  à  remplir  un  rôle  aussi 
important? 

Revenons  à  cette  route  de  l'extrême  Orient  qu'il  nous  importerait 
tant  de  jalonner,  et  occupons-nous  d'abord  de  nos  dépôts  de  com- 
bustible. D'Obock  à  Saigon  il  faut  compter  5,300  milles  marins  ;  nous 
avons  bien,  dans  le  sud  de  THindoustan,  les  relâches  de  Mahé  ou 
de  Pondichéry;  mais,  en  cas  de  conflit  avec  l'Angleterre,  ces  points 
seraient  immédiatement  occupés  par  nos  adversaires. 

Quels  sont  donc  les  navires  capables  de  franchir  sans  relâcher 
cette  énorme  distance  de  5,300  milles?  Éliminons  d'abord  les  cui- 
rassés, bien  éloignés  qu'ils  sont  de  porter  dans  leurs  flancs  le 
stock  de  charbon  nécessaire:  d'ailleurs,  l'importance  prépondérante 
des  opérations  en  Europe  les  retiendra  toujours  dans  nos  eaux. 
Les  anciens  croiseurs  mixtes  pouvaient,  en  marchant  à  la  voile  et 
à  la  vapeur,  en  protitant  des  moussons,  résoudre  assez  économi- 
quement ce  problème.  Il  n'en  serait  pas  ainsi  des  croiseurs  nou- 
veaux, que  nous  privons  de  toute  voilure;  je  sais  que  ces  navires, 
s'ils  développent  de  grandes  vitesses,  au  prix  de  grandes  dépenses 
de  combustible,  peuvent  aussi  marcher  à  une  allure  ralentie  et  rela- 
tivement économique.  Mais,  sans  parler  des  inconvéniens  de  l'ordre 
militaire  qui  résulteraient  de  la  lenteur  de  leur  marche,  la  capacité 
de  leurs  soutes  ne  leur  permettrait  pas  de  franchir  ces  5,300  milles. 
Il  ne  faut  pas  perdre  de  mt^  en  efiet,  que  dans  la  pratique  de  la 
navigation,  et  surtout  en  temps  de  guerre,  on  ne  doit  jamais  con- 
sidérer la  provision  de  charbon  embarquée  à  bord  comme  totale- 
ment disponible.  Une  notable  partie  de  ce  charbon  joue  un  rôle 
défensif  essentiel  en  protégeant  les  chaudières,  la  machine,  les 
soutes  à  poudre  contre  les  projectiles  ennemis  ;  de  plus,  un  na\ire 


LA    STRATÉGIE    NAVALE.  783 

allégé  de  tout  son  combustible  se  trouve  dans  des  conditions  de 
stabilité  aussi  fâcheuses  pour  la  navigation  que  pour  le  combat  ; 
enfin  aucun  capitaine  ne  se  souciera  d'atterrir  en  brûlant  sa  der- 
nière briquette,  «  en  grattant  ses  soutes,  î)  au  risque  de  trouver 
au  dernier  moment  un  vent  contraire  qui  le  rejette  au  large,  au 
risque  de  devenir  le  jouet  des  caprices  de  la  mer. 

Ainsi,  tandis  qu'un  narâ'e  anglais  trouverait  sur  cette  route  des 
dépôts  de  charbon  espacés  de  2,000  milles  au  plus,  distance  tou- 
jours franchissable,  même  à  grande  vitesse,  pour  les  croiseurs  ré- 
cens, un  na\"ire  û'ançais  aurait  à  parcourir*  avec  ses  seules  res- 
sources une  distance  plus  que  double  et  serait,  en  atterrissant, 
à  la  merci  de  son  adversaire,  arrivé  plus  tôt  que  lui  et  pourvu  en 
abondance  de  tous  ses  moyens  d'action. 

C'est  là  un  élément  de  supériorité  incontestable  et  que  le  pre- 
mier lord  de  l'amirauté,  sir  Georges  Hamilton,  ne  manquait  pas 
de  signaler  tout  dernièrement  à  l'attention  du  parlement  anglais. 

Je  ne  dis  rien  du  passage  du  canal  de  Suez,  que  je  suppose 
ricllement  ncuiraliac,  supposition  sans  cloute  bien  gratuite. 

La  distrib/dion  de  nos  colonies,  considérées  comme  bases  d'opé- 
rations secondaires,  est  donc  défectueuse,  et  nous  avons  depuis 
longtemps  laissé  prendre  à  l'Angleterre  toutes  les  positions  favo- 
rables. 

L'organisation  de  ces  établissemens  est-elle  du  moins  en  état  de 
satisfaire  aux  besoins  des  escadres  modernes  et,  pour  préciser, 
d'une  division  de  croiseurs  tels  que  nous  les  construisons  en  ce 
moment  ? 

Le  temps  n'est  plus  où  l'on  trouvait  partout  les  élémens  essen- 
tiels au  ravitaillement  et  au  réapprovisionnement  des  bâtimens  de 
guerre  :  de  l'eau  douce,  du  biscuit,  des  cordages,  des  bois,  des 
toiles,  de  la  poudre  et  des  boulets  ronds  ;  c'est  tout  autre  chose  qu'il 
nous  faut  aujourd'hui  :  c'est  de  la  poudre  prismatique  expressément 
fabriquée  non-seulement  pour  tel  modèle  d'artillerie,  mais  encore 
pour  tel  calibre  de  bouche  à  feu  ;  ce  sont  des  boulets  d'acier  ayant 
une  certaine  trempe,  des  formes  particulières,  un  montage  et  un 
ajustage  parlaits,  des  obus  chargés  avec  des  substances  explosives 
d'une  manipulation  fort  délicate  ;  ce  sont  encore  des  cartouches 
spéciales  et  pour  les  canons  à  tir  rapide,  et  pour  les  canons  re- 
volvers, et  pour  les  fusils;  ce  sont  des  pièces  de  rechange  façon- 
nées au  dixième  de  millimètre  pom*  les  torpilles,  et  des  torpilles 
elles-mêmes  avec  leurs  charges  de  fulmi-coton,  pour  remplacer 
celles  que  l'on  aura  lancées,  heureux  encore  si  ces  torpilles  se 
trouvent  de  calibre  pour  les  tubes  du  croiseur  ;  c'est  enfin  pour 
toutes  les  armes,  pour  tous  les  engins  mécaniques,  hydrauliques, 
électriques,  un  outillage  délicat  qui  ne  s'est  guère  aventuré  jus- 


784  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'ici  hors  de  nos  arsenaux,  dont  l'entretien  aux  colonies  exigerait 
un  personnel  technique,  des  magasins,  des  ateliers  dispendieux, 
et  dont  la  conservation,  dans  ces  régions  chaudes  et  humides,  in- 
spire à  tous  les  hommes  compétens  des  doutes  autorisés.  Le  ser- 
vice de  l'artillerie  navale  anglaise  n'exprimait-il  pas  dernièrement 
la  crainte  que  les  propriétés  des  poudres  lentes  ne  s'altérassent 
pendant  leur  séjour  dans  les  pays  chauds? 

Ainsi,  à  moins  d'engager  des  dépenses  considérables,  dont  les 
fruits  ne  sont  même  pas  assurés,  nous  ne  pouvons  plus  constituer 
de  fortes  lignes  de  communication  aux  divisions  navales  destinées 
à  opérer  dans  les  mers  lointaines  ;  nous  ne  pouvons  plus  nous 
flatter  de  créer  dans  nos  colonies  des  bases  secondaires  pour  nos 
grands  croiseurs  modernes. 

Il  faut  s'y  résigner  :  dès  que  l'on  donne  à  ces  navires  la  pro- 
tection des  blindages  métalliques,  dès  qu'on  les  dote  d'une  machi- 
nerie compliquée,  de  canons  longs  brûlant  des  poudres  lentes  et 
manœuvres  par  des  appareils  hydrauliques,  de  torpilles  automo- 
biles, d"un  éclairage  électrique  intérieur  et  extérieur,  dès  qu'on  en 
fait,  en  un  mot,  des  cuirassés  mal  déguisés  sous  le  nom  de  croi- 
seur.s  prolègùs,  on  les  ramène  fatalement  dans  la  zone  d'influence 
des  grands  arsenaux. 

Pour  vouloir  exalter  certaines  de  leurs  facultés,  on  diminue  leur 
rayon  d'action,  dont  la  grandeur  est  le  facteur  essentiel  de  leur 
puissance,  et  s'il  est  vrai  de  dire  que  la  guerre  d'escadre  sera  rivée 
à  la  côte,  il  ne  l'est  pas  moins  d'affirmer  que  la  guerre  des  croi- 
seurs se  localisera  dans  les  eaux  de  l'Europe. 


IV. 


Faut-il,  au  demeurant,  le  regretter  beaucoup?  Sans  doute  la 
protection  de  notre  commerce  dans  les  mers  lointaines  pourra  en 
souflrir  ;  moins  cependant  que  d'aucuns  semblent  le  croire.  Notre 
marine  marchande  subit  largement  les  efl'ets  de  la  révolution  qui, 
peu  à  peu,  fait  passer  l'industrie  des  transports  des  na^^res  à  voiles 
aux  bâtiments  à  vapeur,  et,  j'ajoute,  aux  grands  vapeurs.  Si  le 
nombre  total  de  nos  navires  diminue,  celui  de  nos  paquebots  aug- 
mente, et  leur  tonnage  moyen,  surtout,  s'accroît  avec  une  rapidité 
significative.  C'est  une  loi  générale  :  il  est  moins  coûteux  pour  une 
compagnie  maritime  d'entretenir  dix  grands  vapeurs  que  quinze 
navires  moyens  qui  ne  draineraient  pas  une  plus  grande  quantité 
de  marchandises.  Or  les  grands  paquebots  acquièrent  chaque  jour 
une  allure  plus  rapide  et  voient  par  conséquent  s'augmenter  leurs 
chances  d'échapper  aux  croiseurs  mixtes  à  vitesse  moyenne  qui, 


LA    STRATEGIE    NAVALE.  785 

seuls,  à  peu  près,  pourront  tenir  croisière  sans  relâches  fréquentes, 
et  battre  les  mers  d'une  manière  continue. 

Je  ne  prétends  pas  dire  que  tous  nos  paquebots  pourront  conti- 
nuer leurs  opérations  commerciales  :  aucune  nation  ne  saurait  se 
flatter  de  cet  avantage,  à  moins  de  former  des  convois  protégés  par 
de  véritables  escadres  de  croiseurs,  et  ce  moven  ne  semble  guère 
à  la  disposition  que  de  la  seule  Angleterre.  Je  crois  seulement  que 
les  paquebots-poste  pourront  y  parvenir,  à  condition  de  modifier 
leurs  routes  ordinaires,  trop  connues  des  navires  de  guerre,  et  que 
les  autres,  moins  rapides,  réussiront  à  gagner  sans  encombre  soit 
une  de  nos  colonies,  soit  un  port  neutre. 

Les  guerres  modernes  sont  assez  courtes  pour  que  cette  der- 
nière solution  d'une  question  délicate  puisse  satisfaire  une  nation 
dont  ni  la  vie  quotidienne,  ni  les  intérêts  essentiels,  ne  sont  sus- 
pendus aux  arrivages  de  ses  navires. 

Mais  la  difficulté,  pour  ne  pas  dire  l'impossibilité, de  protéger  nos 
paquebots  dans  les  régions  exotiques  n'est  pas  la  seule  consé- 
quence fâcheuse  de  la  transformation  de  nos  types  de  croiseurs. 
Concentrés  désormais  dans  les  eaux  d'Europe,  au  moins  dans 
l'Atlantique  nord,  ces  navires  vont-ils  donc  laisser  les  vapeurs  en- 
nemis opérer  en  toute  sécurité  leurs  transactions  commerciales  de 
l'autre  côté  de  la  terre? 

Je  pourrais  dire  qu'il  importerait  assez  peu,  si  nous  réussissions 
à  barrer,  en  fin  de  compte,  à  ces  paquebots  le  chemin  de  la  mé- 
tropole. Mais  le  moment  est  venu  sans  doute  d'élargir  le  débat  et 
de  discuter  les  avantages,  sinon  de  la  guerre  de  courte,  qui  nous 
est  désormais  interdite  par  les  traités,  du  moins  de  la  guerre  des 
croiseurs. 

Dans  l'examen  des  chances  diverses  que  nous  offre  un  conflit 
avec  une  puissance  exclusivement  maritime,  l'Angleterre  par 
exemple,  quelques  officiers  de  mérite,  et  surtout  nombre  de  per- 
sonnes étrangères  à  la  marine,  ont  cru  pouvoir  préconiser  cette 
méthode  de  guerre  à  l'exclusion  de  toute  autre. 

On  a  rappelé  avec  complaisance  qu'en  huit  années,  de  1793 
à  1801,  la  marine  marchande  anglaise  avait  perdu  2,500  navires, 
non  pas  capturés,  mais  naufragés  pour  la  plupart;  on  a  né- 
gligé de  dire  que,  dans  cette  même  période,  les  croiseurs  anglais 
nous  avaient  enlevé  un  nombre  égal  de  bàtimens;  on  a  surtout 
oublié  de  reconnaître  que,  si  ce  chiffre  ne  représentait  qu'une  partie 
de  l'outillage  maritime  du  commerce  anglais,  il  donnait  en  revanche 
la  totalité  du  nôtre. 

Pour  réduire  la  Grande-Bretagne  à  merci,  ajoute-t-on,  c'est  as- 
sez de  l'atteindre  dans  cette  énorme  flotte  marchande  qui  draine 
TOME  xciv.  —  1889.  50 


..^^ 


786  REVX'E    DES    DEUX   MONDES. 

les  richesses  du  monde  entier;  c'est  assez  de  l'afiamer  en  inter- 
ceptant les  paquebots  qui  suppléent  par  l'appoint  de  leurs  charge- 
mens  de  blé  à  l'insuffisance  de  ses  récoltes. 

Ces  longues  files  de  cargo-bouts  suivent  des  routes  à  peu  près 
invariables  et  connues  de  tous  les  navigateurs  :  chacun  de  ces  na- 
vires vient  à  son  tour  reconnaître  certains  caps,  certains  accidens 
hydrographiques  qui  jalonnent  leur  route  et  rectifient  leur  «  estime  ». 

Il  est  donc  aisé  de  les  atteindi'e  sur  leur  route  préférée  ou  à  l'at- 
terrissage. 

Je  n'y  contredis  pas  et  je  veux  même  qu'au  début  de  la  guerre 
nous  réussissions  à  infliger  des  pertes  sensibles  au  commerce  an- 
glais. La  Grande-Bretagne  restera-t-elle  désarmée  en  face  de  ce 
danger?  11  serait  puéril  de  s'en  flatter. 

Sa  flotte  de  croiseurs  est  nombreuse  et  puissante  :  elle  le  sera  plus 
encore  dans  quelques  années.  Dédaignant  la  capture  de  nos  trop 
rares  bâtimens  de  commerce,  ces  navires  se  consacreraient  à  la 
protection  de  leurs  paquebots  :  la  lutte  s'établirait  bientôt  en  haute 
mer  entre  croiseurs  de  types  analogues,  et  peu  à  peu,  quelle  que 
fût  la  valeur  des  nôtres,  le  nombre  finirait  par  l'emporter. 

Admettons  toutefois  que  deux  ou  trois  croiseurs  français,  supé- 
rieurs à  leurs  adversakes  en  armement,  en  vitesse,  en  approvision- 
nement de  combustible,  puissent  se  maintenir  au  large  et  conti- 
nuer leurs  ravages  sur  le  commerce  anglais  :  enlèveront-ils  à 
l'ennemi  les  convois  de  paquebots  naviguant  de  conserve  et  pour- 
vus d'une  puissante  escorte,  où  figureront  sans  doute  les  beaux 
croiseurs  à  ceinture  c uirassée, ^4 «ro/v7,Or/<//i(/o^  Inn/iortality, etc., 
que  rx\ngleterre  semble  construire  justement  en  vue  de  ce  service 
spécial? 

C'est  ainsi  qu'agissait  déjà  l'amirauté  pendant  les  grandes  guerres 
maritimes  du  siècle  dernier,  et  les  judicieuses  mesures  qu'elle  pre- 
nait alors  pour  comTir  avec  ses  escadres  la  navigation  de  ses  flottes 
marchandes  lui  réussiraient  encore  aujourd'hui.  Ces  flottes  mar- 
chandes se  formaient  dans  les  ports  de  commerce  de  la  Grande- 
Bretagne  en  même  temps  que  l'on  armait,  dans  ses  arsenaux,  les 
escadres  destinées  aux  opérations  dans  la  Méditerranée,  aux  An- 
tilles, aux  Indes,  ou  les  divisions  chargées  de  renforcer  ces  armées 
navales.  On  utilisait  ainsi  tous  les  départs  de  forces  constituées  en 
vue  des  opérations  exclusivement  militaires,  pour  faire  franchii* 
aux  navires  marchands  les  zones  réputées  les  plus  dangereuses, 
celles  de  l'Atlantique  nord,  par  exemple  ;  la  séparation  se  faisait 
assez  loin  dans  le  Sud,  quelquefois  vers  le  tropique,  et  les  bâti- 
mens de  guerre  reprenaient  leur  route  normale.  D'ailleurs  on  ne 
laissait  pas  d'armer,  quand  il  le  fallait,  des  divisions  spéciales,  uni- 
quement chargées  de  défendre  le  convoi  jusqu'à  sa  destination  ;  ces 


LA    STRATEGIE    NAVALE.  787 

divisions  se  composaient  en  général  d'un  petit  nombre  de  vaisseaux 
et  de  grosses  iregates,  choisis  parmi  les  mieux  armés  et  les  meil- 
leurs marcheurs,  capables  par  conséquent  de  soutenir  le  combat 
contre  des  forces  supérieures  pendant  que  le  conyoi  se  dispersait, 
puis  de  se  soustraire  aux  coups  de  Tennemi  quand  les  navires  mar- 
chands aidaient  pu  gagner  une  avance  suffisante.  Souvent  aussi  le 
départ  d'une  flotte  marchande,  ou  son  atterrissage,  étaient  mas- 
qués par  une  entreprise  contre  notre  littoral,  que  l'on  ne  manquait 
pas  d'annoncer  avec  fracas  et  qui  retenait  dans  nos  eaux  les  forces 
-actives  dont  nous  aurions  pu  disposer. 

Les  meilleurs  amiraux  anglais,  les  Rodney,  les  Howe,  les  Darby, 
ne  s'estimaient  point  diminués  quand  on  leur  confiait  le  soin  d'es- 
corter des  convois  considérables  :  ils  y  consacraient  tous  leurs 
soins,  toutes  les  ressources  de  leur  tactique,  et  les  opérations  de 
lord  Howe  pour  faire  pénétrer  dans  la  baie  de  Gibraltar  la  flotte  de 
transports  qui  devait  ravitailler  cette  place  en  1782,  sont  longtemps 
restées  des  modèles  du  genre. 

Cet  officier  général  n'avait  cependant  que  oli  vaisseaux  à  oppo- 
ser à  l'armée  navale  franco-espagnole,  qui  en  réunissait  hd  sous 
les  ordres  de  l'amiral  don  Luis  de  Cordova.  La  fortune  même  lui 
avait  d'abord  paru  peu  favorable,  et  un  calme  plat  qui  l'avait  pris  à 
l'entrée  du  détroit  avait  obligé  sa  flotte  à  le  franchir  sous  la  seule 
impulsion  du  courant  qui  porte  dans  la  Méditerranée  :  le  11  oc- 
tobre au  soir,  l'armée  anglaise,  à  l'exception  d'un  vaisseau  et  de 
à  transports  qui  avaient  réussi  à  gagner  Gibraltar,  se  trouvait  re- 
jetée assez  loin  de  la  place  :  le  13,  Tarmée  alliée,  jusque-là  retenue 
par  le  calme  dans  la  baie  d'Algésiras,  appareillait  au  premier  souflle 
de  brise  et  venait  s'interposer  entre  Gibraltar  et  l'amiral  anglais. 
Malheureusement  don  Luis  de  Cordova,  leurré  par  son  habile  ad- 
versaire de  l'espoir  d'une  bataille  rangée,  se  laissa  entraîner  à 
suivre  de  près  toutes  ses  évolutions  :  les  vaisseaux  anglais,  la 
plupart  doublés  en  cui^Te,  étaient  de  bons  marcheurs,  et  tous  les 
capitaines,  attentifs  à  saisir  les  intentions  de  leur  chef,  secondaient 
la  justesse  de  ses  ordres  par  la  précision  de  leurs  maTiœu'\Tes. 
Pendant  trois  jours  lord  Howe  réussit  à  refuser  le  combat  tout  en 
gardant  le  contact  de  son  adversaire,  et  en  se  plaçant  toujours 
entre  lui  et  son  convoi  ;  le  17  octobre,  enfin,  au  moment  où  les  vents 
d'est  se  prononçaient,  lord  Howe  se  trouva  plus  près  du  détroit 
que  don  Luis  de  Cordova  :  en  quelques  heures,  tous  les  transports 
avaient  pu  rentrer  dans  la  rade  de  Gibraltar,  et  le  18  l'amiral  an- 
glais, sa  mission  heureusement  remplie,  se  hâtait  de  faire  route  à 
l'ouest  pour  regagner  les  côtes  d'Angleterre,  dont  son  escadre  con- 
stituait le  seul  élément  de  défense.  Le  20  octobre,  par  un  retour 
de  fortune  inespéré,  la  flotte  combinée  franco-espagnole,  qui  avait 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suivi  d'assez  loin  l'armée  anglaise,  put  profiter  d'une  saute  de  vent 
pour  se  rapprocher  de  l'ennemi  :  l'occasion  était  précieuse...  don 
Luis  de  Cordova  allait-il  l'utiliser  pour  écraser  l'armée  principale 
de  V ennemi,  et  les  flots  du  cap  Trafalgar,  que  l'on  voyait  encore  à 
l'horizon,  allaient-ils  engloutir  des  vaisseaux  anglais? 

On  put  le  croire  un  moment  :  la  division  légère  de  l'armée  com- 
binée, sous  les  ordres  de  l'intrépide  Lamotte-Piquet,  laissa  rapi- 
dement porter  sur  l'ennemi  et  engagea  l'action  avec  la  dernière 
vigueur  ;  déjà  lord  Howe,  contraint  d'accepter  le  combat  et  de  for- 
mer sa  ligne,  appelait  de  ses  vœux  la  nuit,  dont  les  ombres  com- 
mençaient à  s'étendre  sur  le  champ  de  bataille...  A  deux  milles, 
couvert  de  to'le,  s'avançait  le  gros  de  l'escadre  française;  plus 
loin  se  détachaient  sur  le  ciel  les  mâtures  des  lourds  vaisseaux  es- 
pagnols ;  ils  étaient  loin  sans  doute,  mais  les  nôtres,  brûlant  du 
désir  de  combattre,  suffisaient  pour  arrêter  l'ennemi  et  pour  sou- 
tenir le  premier  effort  de  la  lutte.  Un  signal  monta  au  grand  mât 
du  vaisseau  amiral  espagnol  :  c'était  le  «  ralliement  général  et  ab- 
solu. ))  Don  Luis  de  Cordova  trouvait  son  armée  navale  mal  engagée 
et  craignait,  malgré  la  supériorité  de  ses  forces,  de  la  compro- 
mettre dans  un  combat  de  nuit. 

Notre  vaillante  avant-garde  abandonna  l'ennemi,  qui  se  garda 
de  la  poursuivre,  et  le  lendemain  l'amiral  espagnol  reprenait,  au- 
tour de  Gibraltar,  un  blocus  désormais  inutile. 

Au  risque  de  nous  attarder  sur  le  terrain  de  la  tactique,  nous 
citerons  encore,  pour  prouver  que  nos  chefs  d'escadre  ont  su,  eux 
aussi,  se  dévouer  pour  le  salut  des  convois  confiés  à  leur  garde, 
le  beau  combat  du  Ih  octobre  17/i7.  M.  de  l'Étanduère  avait  été 
chargé  de  convoyer,  avec  8  vaisseaux,  250  voiliers  qui  se  rendaient 
dans  la  mer  des  Antilles  :  dans  les  parages  du  cap  Finislerre 
14  vaisseaux  anglais,  sous  les  ordres  de  l'amiral  Hawke,  se  mon- 
trèrent sous  le  vent  de  la  flotte  française.  Pour  permettre  à  cette 
lourde  masse,  que  la  brise  et  la  mer  poussaient  sur  l'ennemi,  de 
serrer  le  vent  et  de  s'échapper,  M.  de  l'Étanduère  se  hâta  de  se 
rapprocher  de  l'escadre  anglaise,  et  l'on  vit  ces  huit  vaisseaux 
présenter  audacieusement  leur  ligne  bien  serrée  aux  coups  d'un 
ennemi  si  supérieur  en  nombre.  Au  bout  de  quatre  heures  de  lutte 
un  seul  de  nos  vaisseaux  avait  succombé;  Hawke,  un  moment  dé- 
concerté par  une  telle  résistance,  revient  à  la  charge,  et  cette  fois, 
les  trois  vaisseaux  qui  formaient  la  queue  de  la  ligne,  entourés  de 
tous  côtés,  rasés,  ruinés,  ruisselans  de  sang,  cèdent  aux  coups  de 
l'ennemi  :  la  nuit  est  venue.  Le  Tonnant,  que  monte  M.  de  l'Etan- 
duère, \ Intrépide  sous  Vaudreuil,  le  Terrible  Qi  le  Trident  comhdX- 
tent  encore,  assurés  de  périr,  mais  certains  désormais  d'avoir  sauvé 
le  convoi,  car  l'amiral  Hawke  n'a  pu  distraire  du  combat'aucun  de 


-V, 


LA    STRATÉGIE    NAVALE.  789 

ses  na-vires.  A  neuf  heures  du  soir  l'étendard  aux  fleurs  de  lis  ne 
flotte  plus  que  sur  les  poupes  fracassées  du  Tonnant  et  de  ï  Intré- 
pide ;  le  Tunmnit  va  succomber,  lorsque  V Intrépide,  qui  a  conserve 
quelques  lambeaux  de  voiles,  passe  sur  son  avant,  lui  donne  un 
grelin  et  s'éloigne  du  champ  de  bataille,  remorquant  les  glorieux 
débris  du  vaisseau  amiral. 

La  flotte  anglaise,  absolument  désemparée,  laissait  échapper 
les  plus  beaux  trophées  de  sa  victoire. 

Quand  les  deux  vaisseaux  français  rentrèrent,  quelques  jours  plus 
tard,  dans  la  rade  de  Brest,  M.  de  TÉtanduère,  dont  le  vaisseau 
avait  pu  se  constituer  une  mâture  de  fortune,  voulut  cependant  que 
V Intrépide  le  prît  une  seconde  fois  à  la  remorque,  reconnaissant 
ainsi  qu'il  devait  son  salut  au  dévoûment  et  à  l'habileté  de  M.  de 
Vaudreuil  ;  touchante  délicatesse  et  bien  digne  de  ces  deux  vaillans 
cœurs  I 

Faut-il  rappeler  enfin  que  c'est  pour  assurer  l'arrivée  d'un  grand 
convoi  de  blés  d'Amérique,  impatiemment  attendu  dans  nos  ports, 
que  la  Convention  fit  sortir  de  Brest  l'armée  navale  de  Villaret- 
Joyeuse  et  la  jeta  sur  la  flotte  de  lord  Howe,  malgré  l'infériorité  de 
son  organisation,  malgré  l'ignorance  de  ses  équipages,  malgré  la 
profonde  incapacité  de  quelques-uns  de  ses  capitaines,  nommés 
par  la  faveur  des  clubs  révolutionnaires? 

Assurément,  la  victoire  resta  le  13  prairial  et  devait  rester  à  la 
flotte  la  mieux  organisée,  à  l'amiral  le  plus  expérimenté,  enfin  à  un 
corps  d'olTiciers  qui  avait  conservé  les  traditions  de  la  guerre  d'Amé- 
rique; toutelois,  notre  défaite  fut  honorable,  et  nous  n'aurions  même 
laissé  aucun  vaisseau  entre  les  mains  de  nos  habiles  adversaires  si 
le  \irement  de  bord  signalé  par  Villaret  à  la  fin  de  la  journée  avait 
été  ponctuellement  exécuté  par  toute  son  armée  navale  ;  cette  ma- 
nœuvre, qui  avait  pour  but  de  recueillir  dix  de  nos  vaisseaux  abso- 
lument hors  d'état  de  se  mouvoir,  n'en  sauva  que  quatre,  et  l'ar- 
mée anglaise  put  quitter  le  champ  de  bataille  en  emmenant  les  six 
autres. 

Mais  ce  qu'il  faut  reconnaître  impartialement,  c'est  que  Yacan- 
tage  stratégique  nous  restait  et  que  l'objectif  essentiel  de  la  sortie 
de  Villaret-Joyeuse  était  atteint,  puisque  les  Anglais,  très  maltrai- 
tés, laissaient  le  passage  libre  à  notre  convoi.  Le  surlendemain  du 
13  prairial,  en  eHet,  cette  flotte  marchande  traversait  le  champ  de 
bataille  où  avait  péri  le  Vengeur  du  peuple. 

Ainsi,  on  le  voit  bien  par  ces  exemples,  malgré  les  aptitudes  par- 
ticulières de  la  marine  à  voiles  pour  les  croisières,  peu  à  peu,  en 
raison  même  de  la  formation  de  ces  grands  convois,  la  guerre  d'es- 
cadre se  substituait,  pour  leur  défense  comme  pour  leur  attaque, 
à  l'ancienne  guerre  de  course  :  il  en  serait  encore  de  même  aujour- 


790  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'iiui,  car  aiijourd'liui  n'est  jamais  aussi  difïérent  d'iiicr  que  notre 
orgueil  cherche  à  nous  le  persuader;  il  en  serait  de  même,  dis-je, 
et  l'Atlantique  nord  verrait  des  divisions  de  grands  croiseurs  se 
disputer  les  grandes  routes  de  naAigation  et  combattre,  à  quel- 
ques centaines  de  milles  au  large,  pour  la  liberté  des  atterrissages. 
—  Dans  cette  lutte,  encore  une  fois,  sur  un  théâtre  d'opérations  ainsi 
circonscrit,  l'avantage  finirait  toujours  par  rester  au  nonibre. 

Saluons  cette  marine  mixte  qui  s'en  va,  ces  engins  maniables 
et  robustes  qui  pouvaient  seuls  nous  permettre  de  suivre 
sur  les  mers  lointaines  les  grands  exemples  des  Lamotte-Piquet, 
des  Linois,  des  Lhermitte,  des  Allemand.  C'était  la  voile  qui,  don- 
nant aux  frégates  de  ces  habiles  officiers  une  autonomie  que  n'au- 
ront jamais  les  navires  mus  exclusivement  par  la  vapeur,  favorisait 
les  longues  recherches,  les  patientes  investigations,  les  combinai- 
sons savamment  mûries.  C'était  la  voile  encore  qui  aurait  permis 
à  nos  croiseurs  mixtes  de  se  maintenir  longtemps  au  large  et  de 
réserver  pour  la  poursuite  ou  pour  le  combat  leur  précieuse  provi- 
sion de  combustible  :  or,  si  nos  grands  croiseurs  sont  devenus  des 
cuirassés,  nos  croiseurs  légers  deviennent  à  leur  tour  des  cclai- 
rew^  d'escadre,  dont  la  puissance  effective  et  le  rayon  d'action 
paraissent  sacrifiés  à  la  pénible  recherche  des  très  grandes  \itesses. 

La  conclusion  s'impose  :  sans  renoncer  à  faire  au  commerce 
ennemi  tout  le  mal  que  nous  pourrons,  nous  devons  nous  péné- 
trer de  cette  idée  que  la  guerre  des  côtes  l'emporte  définitive- 
ment sur  la  guerre  du  large,  les  combats  d'escadre  sur  les  ren- 
contres isolées. 

Ce  sont  des  opérations  rapides,  des  coups  vigoureux  qu'il  nous 
faut  aujourd'hui  ;  l'esprit  public  s'y  prête  et  nos  engins  l'exigent  : 
la  stratégie  navale  y  trouve,  d'ailleurs,  l'application  de  ses  lois 
essentielles...  Souhaitons  seulement  que,  pour  y  satisfaire,  la  ré- 
sistance et  la  durée  de  notre  matériel  puissent  rester  au  niveau  de 
sa  complication. 

V. 

Nous  avons  reconnu  déjà  que  l'une  des  bases  de  la  stratégie 
navale  est  la  parfaite  connaissance  des  moyens  d'action  maritimes 
de  ses  adversaires  éventuels. 

A  défaut  d'un  examen  approfondi  des  flottes  de  nos  voisins  et  de 
l'organisation  de  leurs  défenses  côtières,  étude  qui  nous  entraîne- 
rait fort  loin ,  nous  nous  contenterons  d'une  esquisse  rapide  des 
traits  caractéristiques  de  la  puissance  maritime  de  l'Angleterre  et 
des  nations  qui  forment  la  triple  alliance.  -^ 

Occupons-nous  d'abord  de  celles-ci  :  on  sait  qu'après  avoir  porté 


LA    STRATÉGIE    NAVALE.  791 

son  organisme  militaire  au  plus  haut  degré  de  force  et  de  sou- 
plesse, après  avoir  réalisé,  autant  que  le  permet  Fétat  social  ac- 
tuel, l'idéal  de  Ja  nation  année,  Tempire  d'Allemagne  se  tourne 
aujourd'hui  vers  la  mer  et  consacre  une  gi-ande  partie  de  ses  res- 
sources à  l'augmentation  de  ses  forces  navales.  Les  hommes  émi- 
nensqui  le  gouvernent  apprécient  l'importance  du  rôle  que  jouera 
la  marine  dans  les  luttes  de  l'avenir;  aussi,  pour  faciliter  la  tâche  de 
leur  flotte,  lui  ont-ils  assuré,  pendant  une  longue  période  de  labeur 
obscur  et  persévérant,  des  ports  à  peu  près  inexpugnables  et  admi- 
rablement outillés,  une  administration  prévoyante,  un  personnel 
exercé  avec  le  plus  grand  soin.  Ce  sont  là  des  bases  solides,  sur 
lesqnelles  on  bâtit  l'édifice  d'une  marine  qui  prend  peu  à  peu  une 
inquiétante  extension. 

A  ses  douze  anciens  cuirassés  d'escadre ,  l'Allemagne  pourra 
joindre,  en  1895,  quatre  nouveaux  cuirassés,  non  point  des  masto- 
dontes comme  ceux  du  «  fidèle  allié  »  du  sud,  mais  des  navires  de 
déplacement  moyen,  d'un  tirant  d'eau  relativement  faible,  qualité 
précieuse  pour  des  bàtimens  appelés  à  naviguer  dans  les  mers 
basses  du  nord  de  l'Em-ope  ;  il  n'est  que  juste  d'ajouter  à  ces 
quatre  cuirassés  d'escadre,  sept  croiseurs  blindes  qui  sont,  en  réa- 
lité, des  cuirassés  de  deuxième  rang;  enfin,  il  faut  noter  le  précieux 
appui  que  ces  navires  de  haute  mer  recevront  de  dix  cuirassés 
garde-côtes  qui  paraissent  destinés  spécialement  à  la  défense  des 
deux  issues,  dans  l'estuaire  de  l'Elbe  et  dans  la  baie  de  Kiel,  du 
canal  maritime  de  l'isthme  holsteinois.  —  Je  passe  sur  les  croiseurs 
non  blindés  et  sur  les  avisos  torpilleurs  qui  viendront  renforcer 
une  flotte  légère  déjà  très  bien  pouiTue. 

En  résumé,  les  traits  essentiels  de  la  marine  allemande  résul- 
tent de  la  parfaite  méthode  qui  a  présidé  à  sa  constitution  :  elle 
est  restée  longtemps  une  arme  défensive  des  plus  sohdes  ;  main- 
tenant que  l'ensemble  de  ses  institutions  a  pris  le  développement 
et  la  cohésion  qui  font  la  force  des  vieilles  marines ,  elle  va  de- 
venu- un  instrument  d'ofl'ensive  avec  lequel  il  faudi-a  largement 
compter. 

Un  moment  découragée  par  sa  défaite  de  Lissa,  l'Italie  sentit 
renaître  après  nos  désastres  toutes  ses  ambitions  maritimes  et  s'ap- 
prêta à  recueillir  dans  la  Méditerranée  une  succession  qu'elle  jugeait 
ouverte.  Mais  il  fallait  se  hâter  de  créer  une  nouvelle  flotte  pour 
remplacer  celle  qui  avait  si  malheureusement  combattu  en  1866  et 
dont  les  types,  anciens  déjà,  n'étaient  plus  à  la  hauteur  des  nou- 
velles exigences.  —  Appelés  à  présider  à  la  réfection  du  matériel 
flottant,  M.  l'amù-al  de  Saint-Bon  et  M.  l'ingénieur  Brin,  deux  hommes 
aux  talens  de  qui  nous  nous  plaisons  à  rendre  hommage,  se  déci- 
dèrent à  rompre  avec  de  thnides  tradhions  et  à  réunù-  sur  quel- 


792  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

(|ues  navires  très  puissans  toutes  les  facultés  ofiensives  et  défen- 
sives que  l'on  dissémine  d'ordinaire  sur  des  types  très  distincts. 
Ce  programme  conduisait  à  la  construction  de  navires  d'un  très 
grand  déplacement,  et  c'est  là,  en  effet,  le  caractère  frappant  de  la 
nouvelle  flotte  italienne  :  malheureusement,  les  grands  déplacemens 
entraînent  avec  eux  les  grands  tirans  d'eau  ;  ils  excluent  volontiers 
les  qualités  évolutives,  et,  quand  on  veut  les  combiner  avec  des 
vitesses  de  17  et  de  18  nœuds,  comme  celles  dont  on  a  théorique- 
ment doté  V Italia  et  le  Lepanto,  il  faut  em{)loyer  des  chaudières 
à  très  haute  pression  dont  la  solidité  et  la  durée  sont  fort  problé- 
matiques, et  donner  aux  appareils  mécaniques  un  développement 
peu  en  rapport  avec  le  nombre  et  l'expérience  des  mécaniciens 
d'une  jeune  marine. 

Aussi  peut-on  se  demander  si  le  défaut  d'une  exacte  corrélation 
entre  la  complication  du  matériel  et  l'habileté  du  personnel  n'est 
pas  le  trait  saillant  de  la  flotte  italienne,  et  si  l'on  n'a  pas  compro- 
mis pour  longtemps  cet  équilibre  en  voulant  faire  à  la  fois  trop 
grand  et  trop  vite. 

Nous  ne  prétendons  pas  en  décider  :  disons  seulement  que  les 
dix  cuirassés  neufs  qui  formeraient  la  première  ligne  de  l'armée 
navale  italienne  seraient  en  état  de  figurer  avantageusement  dans 
la  plus  puissante  flotte  du  monde,  et  que  l'Angleterre,  en  effet,  les 
envie  à  la  nouvelle  venue  des  nations  maritimes.  —  Derrière  ces 
superbes  navires  viendraient  se  ranger  huit  cuirassés  anciens  d'une 
médiocre  valeur,  des  cuirassés  de  réserve,  dont  quelques-uns, 
refondus,  il  est  vrai,  ont  vu  la  bataille  du  20  juillet  1866. 

Notons  aussi  sept  grands  croiseurs  protégés  qui  pourraient,  à  la 
fin  d'une  bataille  navale,  tenir  tête  à  des  cuirassés  épuisés  par  la 
lutte  et  couverts  de  blessures,  et  que,  d'ailleurs,  leurs  très  belles 
vitesses  soustrairont  toujours  à  des  périls  trop  pressans,..  mais 
ces  vitesses  d'essais  se  maintiendront-elles  en  service  courant, 
lorsque  disparaîtront  les  chauffeurs  spéciaux  des  maisons  anglaises 
qui  fournissent  les  machines,  lorsqu'on  se  trouvera  aux  prises 
avec  les  difficultés,  avec  les  exigences  imprévues  de  la  navigation 
pratique? 

Je  ne  mentionne  que  pour  mémoire  une  très  belle  flotte  légère 
de  croiseurs,  d'avisos  torpilleurs  et  de  torpilleurs  de  haute  mer. 

Tout  au  contraire  de  son  ambitieuse  voisine,  l'Autriche  ne  s'est 
pas  laissé  entraîner  sur  la  pente  glissante  des  augmentations  de 
déplacement  :  n'ayant  que  des  ressources  très  limitées  à  consacrer 
à  sa  marine,  elle  a  donné  la  préférence  aux  cuirassés  maniables  sur 
les  cuirassés  géans,  aux  canons  solides  sur  les  canons  monstres, 
aux  machines  robustes  sur  les  machines  brillantes,  s'attachant  à 
faire  profiter  ses  engins  de  tous  les  progrès  réellement  acquis. 


LA    STRATÉGIE    NAVALE.  793 

mais  ne  cherchant  à  devancer  personne  dans  des  voies  inexplorées 
et  peut-être  dangereuses. 

Montée  par  un  personnel  qui  n'a  rien  perdu  de  sa  valeur  de- 
puis 1866,  et  qui  se  souvient  de  la  glorieuse  journée  de  Lissa  plus 
qu'il  conviendrait  peut-être  à  une  marine  engagée  dans  les  liens 
de  la  triple  alliance,  la  flotte  de  combat  autrichienne  se  compose  de 
7  cuirassés  d'escadre,  de  3  cuirassés  à  faible  déplacement  qui  ne 
pourraient  jouer  que  le  rôle  de  gardes-côtes,  et  d'un  bon  nombre 
d'èclaireurs  rapides  qui  ont  fait  leurs  preuves,  l'an  dernier,  dans  la 
traversée  de  Pola  à  Barcelone. 

Récapitulons  maintenant  les  forces  maritimes  des  trois  puis- 
sances et  ne  comptons  d'abord,  pour  simplifier,  que  les  cuirassés 
capables  de  figurer  avec  honneur  dans  un  combat  d'escadre,  livré 
en  haute  mer  :  l'Allemagne  nous  en  présente  10,  l'Itahe  8,  l'Au- 
triche 7,  en  tout  25.  Nous,  en  éliminant  de  notre  «  ordre  de  bataille,» 
comme  nous  venons  de  le  taire  pour  nos  voisins,  les  navires  que 
l'ancienneté  de  leur  construction  ou  les  exigences  particulières  de 
leur  type  retiendraient  sur  nos  côtes,  nous  trouvons  un  total  de 
26  cuirassés  d'escadre. 

Si,  après  une  première  bataille,  par  exemple,  nous  voulions  faire 
appel  à  toutes  nos  forces,  nous  pourrions  disposer  de  10  à  12  cui- 
rassés anciens  ou  gardes-côtes  ;  mais  nos  adversaires,  à  leur  tour, 
nous  en  présenteraient  13.  On  le  voit,  les  forces  se  balancent... 

A  la  vérité,  si  nous  n'y  prenions  garde,  il  n'en  serait  plus  de 
même  dans  quatre  ans  :  9  cuirassés  nouveaux  (sans  parler  des 
10  gardes-côtes  du  canal  allemand),  auxquels  nous  n'en  pourrions 
opposer  que  5,  rompraient  déjà  l'équilibre  à  notre  détriment. 
Aussi,  tenant  compte  des  difficultés  de  notre  situation  intérieure  et 
de  l'intérêt  des  économies,  est-il  juste  d'applaudir  à  la  courageuse 
initiative  du  ministre  de  la  marine,  qui  vient  de  signaler  au  parle- 
ment la  nécessité  de  faire  un  sérieux  effort  en  faveur  de  notre  ma- 
rine. 

Soyons  assurés  que  la  vigilance  des  pouvoirs  publics  maintien- 
dra nos  forces  navales  au  niveau  de  celles  qu'elles  peuvent  un 
jour  avoir  à  combattre.  Mais  comptons  aussi  sur  les  élemens  de 
faiblesse  iiihérens  à  toute  coalition  maritime  :  comptons  sur  le  dé- 
faut de  simultanéité  dans  les  préparatifs,  résultat  de  la  différence 
des  institutions,  sur  la  diversité  des  moyens  mis  en  jeu,  sur  la 
divergence  des  objectifs  poursuivis  :  il  y  a  un  peu  pins  d'un 
siècle,  quand  nous  unissions  contre  l'Angleterre  nos  flottes  avec 
celles  de  l'Espagne,  le  cabinet  de  Madrid,  peu  préoccupé  de  l'inté- 
rêt général,  ne  visait  qu'à  reprendre  Gibraltar  et  Minorque  ;  ni  ses 
hommes  d'Etat  ni  ses  marins  ne  voulaient  comprendre  que  c'était 


794  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

dans  la  Manche  que  se  •  déciderait  le  sort  de  ces  places  fortes,  et 
leurs  objections,  leurs  retards,  quelquefois  calculés,  paralysaient 
les  efforts  des  escadres  combinées. 

Comptons  aussi  sur  la  difficulté,  pour  les  coalisés,  de  réunir 
leurs  forces  :  pour  une  jonction  réussie  à  souhait,  celle  qui, 
en  1781,  fît  converger  des  Antilles  et  de  Boston,  vers  la  baie  de  la 
Ghesapeake  les  forces  françaises  et  américaines  dont  la  victoire  de 
Yorktown  allait  couronner  les  opérations,  combien  d'autres  de 
manquées  !  L'Angleterre  le  savait  bien  quand  elle  brava  deux  fois 
en  vingt  ans  les  ligues  des  neutres  :  en  1781,  la  flotte  batave,  avant 
d'avoir  pu  combiner  son  actiou  avec  celle  des  escadres  franco- 
espagnoles,  fut  mise  hors  de  cause  pom-  toute  la  guerre  au  terrible 
combat  du  Dogger-Bank.  En  1801,  quand  la  ligue  des  puissances 
de  la  Baltique  menaça  son  omnipotence  sur  mer,  l'Angleterre  prit 
hardiment  l'offensive  avant  que  les  alliés  eussent  pu  se  concentrer, 
écrasa  à  Copenhague  les  batteries  flottantes  des  Danois,  et,  par  ce 
coup  de  vigueur,  ti'ancha  les  Mens  de  la  coalition. 
Il  y  a  là,  pour  nous,  des  exemples  à  méditer. 
Comptons  enfin  sur  la  jalousie,  peut-être  sur  l'antipathie  qui  sé- 
parerait aujourd'hui  les  escadres  dJe  certains  coalisés  ;  l'avenir  se 
chargera  de  montrer  jusqu'à  quel  point  la  pohtique  froidement  cal- 
culatrice des  cabinets  peut  étouffer,  aux  heures  des  grandes  crises, 
les  sentimens  intimes  des  peuples  que  divisent  des  souvenirs 
amers  et  des  intérêts  opposés. 

Ce  sont  là  de  ces  forces  morales  dont  l'exacte  appréciation,  djous 
Tavons  dit,  est  une  des  bases  de  la  stratégie. 

Pouvons-nous  maintenant  lutter  seuls  contre  l'Angleterre?  Le 
moment  serait  mal  choisi  pour  s'en  flatter,  quand  cette  puissance 
va  dépenser  en  quatre  ans  600  millions  pour  ses  constructions  na- 
vales. La  force  de  la  marine  britannique  était  jusqu'ici  calculée  en 
vue  d'une  guerre  contre  la  France,  soutenue  par  une  puissance 
maritime  de  second  ordre  :  c'était  la  tradition  des  grandes  luttes 
du  siècle  dernier.  Aujourd'hui,  cela  ne  suffit  plus  à  nos  orgueilleux 
voisins  :  ils  veulent  être,  ainsi  que  le  disait  dernièrement  3L  le 
ministre  de  la  marine,  «  aussi  forts  que  tous  les  autres  réunis  :  » 
du  moins  j  a-t-il  là,  pour  notre  politique  générale,  une  indication 
précieuse. 

En  ce  moment,  la  flotte  anglaise  ne  compte  pas  moms  de  52  cui- 
rassés d'escadre,  18  gardes-côtes,  24  croiseurs  de  1'^  et  2.^  classe, 
28  de  seconde,  10  croiseurs-torpilleurs,  23  croiseurs  auxiliaires, 
10  avisos-torpilleurs,  88  torpilleurs'^  de  1"  classe,  73  de  seconde 
classe  et  un  nombre  considérable  de  corvettes,  d'aiisos,  de  canon- 
nières, exclusivement  destinés  aux  stations  lointaines. 


LA    STRATEGIE    .\A7ALE.  795 

Ajoutons,  ce  qui  n'est  pas  d'un  médiocre  intérêt,  pour  apprécier 
le  degré  de  disponibilité  des  navires  que  nous  venons  d'énumérer, 
que  les  grandes  colonies  anglaises  se  constituent  en  ce  moment 
des  flottes  séparées.  Il  serait  donc  imprudent  de  compter  sm*  la 
dissémination  des  élémens  qui  forment  l'armée  navale  de  la  mé- 
tropole. 

Pom-tant,  l'étincelante  cuirasse  de  l'empii-e  britannique  est-elle 
sans  défaut?  Et  nous  est-il  interdit  d'espérer  sur  quelque  théâtre 
d'opérations  bien  choisi  un  succès  momentané  de  nos  vaisseaux 
qui  permette  à  notre  armée  d'intervenir  dans  la  lutte  ? 

Nous  ne  le  pensons  pas,  et  l'Angleterre  ne  le  pense  pas  davan- 
tage. Mais  ce  succès  momentané,  il  faudrait  le  demander  à  des 
combinaisons  stratégiques  ayant  pour  objet  précis  de  dérober  notre 
escadre  d'évolutions  à  la  flotte  anglaise  de  la  Méditerranée,  de  la 
joindre  à  nos  divisions  de  l'océan  et  de  frapper  un  coup  décisif  sur 
«  l'escadre  du  canal.  » 

Etre  maître  de  la  Manche  pendant  quelques  jours!  La  fortune 
refusa  d'accorder  à  Napoléon  un  bonheur  si  ardemment  sou- 
haité!.. Mais  pourquoi  accuser  une  puissance  aveugle?  Il  a  suffi 
d'un  choix  malheureux  dicté  par  l'amitié  à  mi  ministre  dont  le  bril- 
lant esprit  et  la  souple  docihté  masquaient  mal  le  défaut  de  discer- 
nement. Gomment  Napoléon,  qui  avait  exactement  apprécié  la  valeur 
de  Villeneuve,  après  Aboukir,  accepta-t-il  de  lui  conlier  le  comman- 
dement de  l'escadre  de  Toulon  et  l'exécution  de  ce  plan  grandiose 
dont  il  se  promettait  la  ruine  de  ses  plus  miplacables  ennemis  ? 

L'amiral  hançais  avait  pourtant  rempli  avec  succès  la  première 
partie  de  sa  mission;  miraculeusement  échappée  aux  étreintes  de 
Nelson  et  de  Galder,  son  armée  navale  s'était  doublée  en  touchant 
au  Ferrol  ;  encore  un  pas,  encore  un  effort,  elle  débloquait  Gan- 
teaume  resserré  dans  Brest  par  Gornwallis,  et  50  vaisseaux  don- 
naient dans  la  Manclie,  assurant  le  passage  de  la  flottille  ! 

Il  y  a  de  ces  heures  capitales  où  le  cours  indécis  des  destmées 
d'une  grande  nation  semble  remis  par  une  puissance  ironique  aux 
mains  d'un  agent  subalterne.  L'iiistoire  a  le  droit  de  retenir  cette 
journée  du  18  août  1805  où  l'infortuné  Villeneuve,  écrasé  par  une 
responsabihté  trop  lourde,  dévoré  d'anxiétés,  partagé  entre  la  voix; 
qui  l'appelait  au  Nord  et  la  crainte  chimérique  de  cette  flotte  de 
Nelson,  qu'il  croyait  toujours  voir  poindre  à  l'horizon,  se  décida 
enfin  à  laisser  porter  vers  le  sud  et  à  s'enfermer  dans  Cadix. 

Déjà  ^ingt-cinq  ans  auparavant,  66  vaisseaux  français  et  espa- 
gnols avaient  paru  à  l'ouvert  de  la  Manche  (août  1779),  tandis 
qu'une  armée  sous  le  comte  de  Vaux  se  massait  sur  les  rives  du 
Cotentin,  prête  à  s'embarquer  sur  un  nombreux  convoi  de  navires 
marchands. 


796  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

L'Angleterre  elïrayce,  réunissant  en  hâte  toutes  ses  divisions, 
n'avait  pu  donner  à  l'amiral  Hardy  que  /lO  vaisseaux  :  ses  troupes, 
réduites  par  la  lutte  qu'elles  soutenaient  en  Amérique  à  quelques 
dépôts  et  à  des  milices  mal  exercées,  étendaient  un  trop  mince 
cordon  sur  le  littoral  de  la  Manche.  Enfin  c'était  d'Orvilliers  qui 
commandait  la  puissante  flotte  combinée,  celui-là  même  qui,  l'an- 
née précédente,  avec  des  forces  égales,  avait  contraint  les  Anglais 
à  se  retirer  dans  leurs  ports...  Pouvait-on  douter  d'un  succès  com- 
plet quand  on  avait  pour  soi  tant  de  chances  favorables? 

Malheureusement  l'administration  de  M.  de  Sartines  ne  s'était 
pas  montrée  à  la  hauteur  de  sa  tâche  ;  les  approvisionnemens  de 
l'escadre  française  étaient  trop  limités  et  les  équipages,  déjà  incom- 
plets au  départ,  étaient  décimés  par  le  scorbut.  3,000  malades 
encombraient,  dès  le  commencement  d'août,  les  faux-ponts  et  les 
cales  de  nos  navires;  le  20,  le  commandant  en  chef  renvoyait  à 
Brest  huit  vaisseaux  désormais  incapables  de  combattre... 

Nos  forces  avaient  cependant  encore  une  telle  supériorité  qu'elles 
pouvaient  triompher  de  tant  d'obstacles  :  déjà  un  vaisseau  de 
l'amiral  Hardy  avait  été  capturé  par  les  frégates  de  l'armée  com- 
binée; déjà  la  flotte  anglaise,  renfermée  dans  Plymouth,  nous  cé- 
dait la  domination  de  la  Manche,  lorsqu'un  violent  coup  de  vent 
d'est  rejeta  nos  vaisseaux  à  plus  de  cent  milles  au  large. 

Non,  il  faut  le  reconnaître  :  les  destins  ne  l'ont  pas  voulu!  Que 
de  fois  ils  ont  sauvé  cette  nation  d'un  désastre  irréparable!  Que 
de  tempêtes  ils  tiennent  en  réserve  pour  disperser  les  Armadas, 
que  de  Cordovas  pour  paralyser  les  plus  généreux  efforts,  que  de 
Villeneuves  pour  ruiner  les  plans  les  mieux  conçus! 

De  ces  tentatives  toujours  vaines,  toujours  renouvelées  pourtant 
parce  qu'elles  sont  toujours  séduisantes,  nous  pouvons  tirer  du 
moins  nos  dernières  conclusions. 

Quand  on  jette  un  coup  d'oeil  d'ensemble  sur  ces  grandes  guerres, 
on  voit  bien  que  les  flottes  n'y  luttent  plus  seulement  pour  avoir 
le  droit  de  promener  sur  les  mers  leurs  pavillons  victorieux,  satis- 
faction assez  vaine  au  fond,  mais  bien  pour  préparer,  pour  appuyer 
l'action  des  armées  chargées  des  opérations  décisives.  Les  combats 
engagés  dans  ce  dessein,  les  efforts,  plus  difficiles  peut-être,  soute- 
nus contre  les  élémens,  marquent  toujours  pour  les  escadres  le 
moment  le  plus  intéressant  de  la  lutte  ;  il  peut  y  avoir  plus  tard 
des  rencontres  importantes  au  point  de  vue  exclusivement  tactique, 
il  peut  y  avoir  un  Aboukir,  qui  n'empêcha  pas  Bonaparte  de  con- 
quérir l'bgypte  ;  il  peut  y  avoir  un  Trafalgar,  sacrifice  inutile,  coup 
de  désespoir  d'un  amiral  affolé  par  de  justes  reproches;  mais  il  n'y 
a  plus  de  hautes  combinaisons,   il  n'y  a  plus  d'opérations  straté- 
giques. 


LA    STRATÉGIE    NAVALE  797 

Trafalgar  n'est  qu'un  accident  qui  se  rattache  à  peine  à  la  grande 
campagne  stratégique  de  1805  ;  cette  campagne,  nous  l'avons  vu, 
était  virtuellement  terminée  le  18  août,  le  jour  où  Villeneuve  re- 
nonçait à  se  porter  sur  Ouessant  ;  le  21  octobre,  lorsque  notre  flotte 
succombe  sans  profit,  sinon  sans  gloire,  l'armée  du  camp  de  Bou- 
logne est  au  cœur^de  l'Allemagne,  Mack  capitule,  \apoléon,  à  re- 
gret détourné  de  la  mer,  rêve  la  conquête  du  continent  :  les  des- 
tins de  la  France  sont  fixés. 

Répétons-le  :  le  point  culminant  de  la  guerre  maritime,  V apogée 
de  la  crise  sera  toujours  le  moment  où  la  flotte  liera  ses  opérations 
à  celles  de  l'armée  pour  amener  une  solution  que,  séparées,  ni  l'une 
ni  l'autre  ne  sauraient  obtenir.  C'est  ainsi  que  la  stratégie  navale  se 
rattache  à  celle  des  armées,  sans  se  confondre  avec  elle,  et  que 
les  combinaisons  de  la  première  assurent  le  succès  des  combinai- 
sons de  la  seconde  ;  c'est  ainsi  que  d'habiles  .uénéraux  ou  de  grands 
capitaines,  Cimon  en  Pamphylie,  Scipion  en  Afrique,  César  en  Bre- 
tagne et  en  Epire,  Napoléon  en  Egypte,  poursuivent  à  terre,  avec 
leur  armée,  le  résultat  décisif  que  leur  flotte  a  su  préparer. 

C'est  à  terre,  en  eifet,  on  ne  peut  se  le  dissimuler,  que  se  joue 
toujours  la  dernière  partie  :  Salamine  n'a  pu  sauver  la  Grèce,  ni 
Lépante  la  chrétienté  ;  il  a  fallu  Vienne  et  Platée  pour  terminer,  à 
ces  deux  grandes  époques,  la  querelle  sans  cesse  renaissante  de  la 
civilisation  et  de  la  barbai'ie.  Invoquerait-on  l'exemple  isolé  d'Ac- 
tium?  Mais  si,  quittant  au  cap  Malée  la  galerie  royale,  Antoine  était 
venu  reprendi'e  à  Canidius  le  commandement  de  ses  légions,  il 
aurait  fallu  un  nouveau  Pharsale  pour  décider  du  sort  de  l'empire. 

J'ai  dû  reconnaître  ici  la  seule,  mais  inévitable  supériorité  des 
armées  sur  les  flottes  :  que  les  marins  me  le  pardonnent!  La  na- 
ture fixe  à  l'eiïort  de  ces  vaillans  les  mêmes  hmites  qu'à  la  mer... 
.Mais  qu'importent  les  hommes,  les  engins,  les  moyens  d'action,  à 
qui  s'élève  assez  haut  pour  ne  voh-  que  le  but  suprême,  le  salut  de 
la  patrie  ! 

D'ailleurs,  il  jouira  d'une  gloire  assez  éclatante  pour  satisfaire  le 
plus  ambitieux,  l'amiral  vainqueur  qui,  par  le  choc  de  ses  cuiras- 
sés, saura  ouvrir  à  nos  bataillons  une  voie  nouvelle  et  préparer 
cette  oflensive  vigoureuse  qui  convient  seule  au  tempérament  de 
notre  nation.  La  renommée  de  Courbet  nous  en  est  une  preuve 
suffisante,  et  je  n'en  veux  pour  garant  que  les  honneurs  dont  un 
peuple  reconnaissant  entoura  la  dépouille  de  ce  grand  marin  qui, 
après  tant  de  jours  sombres,  lui  avait  montre  l'aurore  d'une  gloire 
nouvelle. 

Nous  avons  constaté  successivement,  dans  cette  étude,  que  les 
flottes,  comme  les  armées,  avaient,  dans  une  grande  guerre  : 


79S  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Un  objectif  principal,  qu'il  faut  savoir  distinguer  des  objectifs 
secondaires  ; 

Des  bases  d'opérations^  qu'il  faut  choisir  et  distribuer  logique- 
ment ; 

Des  lignes  de  communications,  dont  la  création  et  l'entretien 
s'imposent  avec  d'autant  plus  d'urgence  que  les  lignes  d'opéra- 
tions s'allongent. 

\ous  avons  montré,  avec  la  réserve  que  comporte  un  tel  sujet, 
de  quel  intérêt  était  pour  nous  la  connaissance  exacte  des  moyens 
d'action  de  nos  adversaires  éventuels. 

Nous  avons  surtout  insisté  sur  la  nécessité  d'appliquer  sur  mer 
le  principe  essentiel  de  l'art  de  la  guerre  dans  les  temps  mo- 
dernes :  «  détruire  l'armée  principale  de  l'ennemi  ;  »  et  nous  avons 
fait  renaarquer  que  les  engins  actuels  se  prêtent  mieux  aux  coups 
vigoureux  et  rapides  qu'aux  opérations  lentes  et  méthodiques. 

Chemin  faisant,  nous  avons  fait  justice  de  cette  prétendue 
«  guepre  industrielle  »  que  l'on  prône  autour  de  nous  sans  se 
donner  la  peine  d'en  peser  les  véritables  conséquences. 

Notre  tâche  est  terminée  :  nous  espérons  avoir  montré  qu'il  y  a 
une  stratégie  navale. 

Et  m,  dans  la  dernière  partie  de  cette  étude,  obéissant  à  une 
intime  conviction,  nous  avons  reconnu  que  les  combinaisons  stra- 
tégiques des  flottes  finissaient  le  plus  souvent  par  se  lier  à  celles 
des  années,  conclurons-nous,  infirmant  ainsi  nos  prémisses,  qu'il 
n'y  a,  au  fond,  qu'une  seule  stratégie? 

Non,  la  distinction  est  bien  réelk  :  nous  en  avons  fourni  des 
preuves  quand  nous  avons  noté  la  différence  de  constitution  des 
bases  d'opérations,  quand  nous  avons  signalé  la  nécessité  de  créer 
à  l'avance  les  points  d'appui  qui  jalonnent  la  ligne  de  communica- 
tions d'une  armée  navale. 

Ainsi,  l'application  des  principes  généraux  qui  régissent  tous  les 
conflits  des  peuples  armés  ne  saurait  être  réalisée  sur  terre  et  sur 
mer  que  par  des  voies  différentes.  Il  semble  que  de  ces  principes 
essentiels,  comme  d'une  source  unique,  découlent  deux  grands 
codes  qui  édictent,  en  vue  de  circonstances  analogues,  mais  non 
pas  semblables,  des  lois  nettement  séparées. 
11  y  a  donc  une  stnxtégie  navale. 


*  *  * 


ETUDES 


D'HISTOIRE     RELIGIEUSE 


DE     LA     MODERNITE     DES     PROPHÈTES. 

DERNIÈBE    PiUlTIE. 


IV. 

Ici,  je 'suis  obligé  d'interrompre  la  suite  des  Douze;  caries  pro- 
phètes dont  il  me  reste  à  ^parler  appartiennent  évidemment  à  un 
autre  âge  que  ceux  cpe  j'ai  étudiés  jusqu'à  présent. 

La  tradition  elle-même  en  témoigne,  car  tandis  qu'elle  rapporte 
ceux  qui  précèdent  à  une  haute  antiquité,  les  plaçant  au  plus  tard 
au  temps  où  commence,  après  la  destruction  du  royaume  de  Juda, 
la  captivité  de  Babylone,  elle  suppose  au  contraire  qyiAggce  et 
Zacharie  (voir  les  préambules  de  ces  deux  prophètes)  n'ont  paru 
qu'au  temps  où  Zorobabel  rebâtit  le  Temple  au  commencement  du 
règne  de  Darius,  comme  le  dit  le  livre  d'Esdras  (4-2/i).  Et  il  s'agit 
du  second  Darius,  comme  l'indiquent  les  noms  de  Xerxès  et  d'Ar- 
taxercès,  mentionnés  comme  ses  prédécesseurs  au  même  chapitre 
(versets  6  et  7),  ce  qui  mettrait  les  deux  prophètes  à  plus  de  cent 
ans  après  les  autres, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l"  août. 


800  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Maintenant,  si  on  est  bien  pénétré  de  la  nécessité  de  faire  ce  que 
i"ai  ai)})clé  une  transposition,  il  doit  y  en  avoir  encore  une  à  faire, 
et  il  ne  faut  accepter  la  tradition  que  relativement,  et  en  conclure 
seulement,  après  avoir  fixé  la  date  des  premiers  prophètes  au 
II®  siècle,  que  les  deux  autres,  étant  plus  récens  encore,  ont  paru 
à  une  distance  du  u®  siècle  à  peu  près  égale  à  celle  qu'il  faudrait 
supposer  entre  les  uns  et  les  autres,  d'après  la  tradition  même. 
Quelle  sera  cette  distance,  et  où  les  placerons-nous?  Il  me  semble 
qu'avant  tout  examen,  on  pense  naturellement  au  règne  d'Hérode. 
En  efl'et,  l'histoire  des  temps  qui  séparent  le  premier  Hyrcan  d'Hé- 
rode n'était  pas  faite  pour  inspirer  les  écrivains.  L'intervalle  est 
rempli  à  la  fois  par  des  désordres  et  des  guerres  civiles  qui  déchi- 
rent le  pays  au  dedans,  et  par  des  coups  terribles  frappes  du  de- 
hors. Pompée  entre  dans  Jérusalem  et  emporte  le  Temple  d'assaut 
en  l'an  63  avant  notre  ère,  et  les  israélites  furent  dès  lors  des  su- 
jets. Puis  la  révolte  de  César  bouleverse  le  monde  entier,  et  avec 
le  monde,  le  peuple  d'Israël.  La  race  illustre  des  Asmonées  s'éteint 
au  milieu  de  l'anarchie.  Voilà  ce  qu'auraient  eu  à  dire  les  prophètes 
d'alors. 

Tout  à  coup,  Hérode  est  roi.  11  s'était  élevé,  en  dehors  de  la 
race  royale,  je  dirais  presque  en  dehors  de  la  nation,  car  il  était 
d'une  famille  de  l'Idumée,  et  un  Iduméen  n'était,  dit  Josèphe. 
qu'un  demi-juif  {A?itiq.,  18-5-Zi).  Nullement  scrupuleux  et  très  ha- 
bile, il  fut  de  très  bonne  heure  un  personnage.  Héritier  d'une  for- 
tune énorme,  amassée  par^son  ,'père  Antipater,  et  qu'il  grossit  en- 
core, il^la  mit  au  service  d'Antoine  d'abord,  puis  d'Octave,  aussitôt 
qu'Antoine  fut  détruit,  et  s'assura  ainsi  l'apjjui  des  Romains.  Ils  le 
hrent  roi  et 'lui  [prêtèrent  une  armée  romaine,  pour  assiéger  et 
prendre  avec  lui  Jérusalem.  Il  eut  un  règne  de  quarante  ans,  pros- 
père et  brillant  même. 

Les  Romains  lui  avaient  rendu  tout  ce  que  Pompée  avait  ôté  à 
ceux  d'avant  lui  ;  jamais  le  pays  n'avait  été  si  grand  ni  si  riche.  Il 
se  passait,  il  est  Mai,  d'étranges  scènes  dans  l'hiterieur  du  palais 
du  roi  ;  mais  les  desordres  ou  même  les  assassinats  n'allaient  pas 
jusqu'à  la  foule.  Son  autorité  ne  fut  menacée  qu'une  fois,  au  mo- 
ment où  il  allait  mourir,  et  il  la  maintint  à  force  d'être  impitoyable. 
Ses  bâtimens  étaient  magnifiques,  et  son  crédit  auprès  des  maîtres 
du  monde  se  soutint  toujours.  Ses  sujets,  sans  doute,  ne  l'aimaient 
pas  :  c'était  un  Idumeen,  un  fils  d'Ésau;  c'était  le  meurtrier  des 
Asmonées,  rois  et  grands-prêtres  ;  c'était  le  courtisan  de  César  ;  c'était 
un  Grec,  un  homme  des  iNations,  par  les  mœurs  et  l'indifférence. 
Mais  ses  trésors  lui  permirent  de  soulager  efficacement  'le  pays, 
fi'appé  par  de  grandes  calamités,  en  même  temps  qu'il  l'eblouissait 
et  qu'il  flattait  son  orgueil  par  la  magnificence  de  ses  bàtmiens.  Et 


LA    MODERiMTÉ    DES    PROPHÈTES.  801 

eu  ce  genre,  il  lui  lui  donné  de  faiie  une  cliose  qui  foira  toul  Is- 
raël à  le  célébrer.  11  reconstruisit  le  Temple,  maltraité  par  les  Syriens 
et  par  les  Romains,  et  il  en  fit  un  monument  digne  du  prestige 
qui  entourait  alors  le  dieu.  Déjà  si  obligés  à  un  prince  qui  les  avait 
nourris  dans  la  famine,  et  qui  rebâtissait  les  maisons  détruites 
par  un  tremblement  de  terre,  ses  sujets,  je  dis  les  plus  dévots 
mêmes,  ne  pouvaient  ne  pas  lui  sa\oir  gré  d'avoir  restauré  le 
Temple  de  Jehova.  Ce  Temple  attirait  maintenant  les  yeux  de  tous 
les  peuples,  car  si  Juda  paraissait  avoir  grandi,  le  judaïsme  avait 
grandi  bien  plus  encore. 

La  propagande  Israélite,  qui  avait  commencé  bien  avant  l'époque 
des  Asmonees,  avait  fait  depuis  des  progrès  considérables,  pour 
des  raisons  que  j'ai  développées  ailleurs,  mais  qui  ne  sont  pas  ici 
de  mon  sujet.  Les  Israélites  formaient  une  espèce  d'association  in- 
ternationale, qui  pénétrait  peu  à  i)eu  dans  l'empire  romain  tout 
entier.  On  voit  par  Varron  que  leur  religion,  en  même  temps  qu'elle 
s'étendait  pai'mi  les  petits  et  les  humbles,  occupait  déjà  les  es- 
prits curieux  et  leflecliis.  Slrabon  dit  qu'il  n'y  a\ ait  pas  de  cité  où 
il  n'y  eût  une  colonie  d'Israël,  avec  laquelle  il  fallait  compter.  L'im- 
portance de  la  religion  de  Jehova  était  arrivée  à  son  comble  préci- 
sément à  l'époque  du  règne  d'Hérode,  et  Hérode  lui-même  y  ajou- 
tait. 

Enfin  les  destinées  de  ses  héritiers,  à  la  fois  tristes  et  mesquines, 
firent  ressortir  encore  sa  gloire,  et  on  l'appela  Hérode  le  Grand  (1). 
On  comprend  donc  que  ce  règne  ait  eu  aussi  une  littérature,  non 
pas  égale  sans  doute  à  celle  de  la  lin  du  ii^  siècle,  car  celle-ci  était 
eclose  aux  rayons  de  la  liberté,  non  de  la  faveur  d'un  maître  ; 
mais  cette  littérature  royale  a  pu  cependant  avoir  ses  beaux  jours 
et  être  goùtee  et  applaudie.  Voyons  si  on  reconnaît  en  effet  l'in- 
fluence du  règne  d'Hérode  dans  les  prophéties  à!Aggie  et  de 
Zacharie. 

Toutes  deux  sont  censées  célébrer  la  reconstruction  du  Temple 
parZorobabel,  mais  il  est  aise  de  voir  que  ce  n'est  pas  cela  dont  il 
s'agit  en  realite.  On  lit  tout  d'abord  (1-2)  :  «  Ainsi  parle  Jcliova 
Sabaoth  :  Ce  peuple  dit  :  Le  temps  n'est  pas  venu,  le  temps  de 
bâtir  le  Temple  de  Jelio\a...  Mais  est-il  temps  pour  \ous  d'ha- 
biter vos  maisons  lambrissées,  tandis  que  la  mienne  est  aban- 
donnée? »  Ces  paroles  ne  s'expliquent  guère  au  temps  de  Zoroba- 
bel  ;  mais  au  temps  d'Hérode,  elles  s'exj)liquent  très  bien  par 
le  témoignage  de  Josèphe  [Aiiliq.,  lô-ll-l).  Le  roi  n'étant  pas 
populaire,  la  foule  ne  croyait  pas  à  ses  promesses,    et    ])eut-ètre 

(1)  Josèphe  {Antiquités,  i8,  5,  4). 

TOME  xav.  —  1889.  51 


802  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

aussi  ne  se  souciait  pas  qu'il  eût  l'honneur  de  rebâtir  le  Temple  ; 
elle  se  montra  d'abord  opposée  à  ce  projet,  et  il  eut  de  la  peine 
à  la  ramener.  Jehova  continue  et  déclare  que  c'est  parce  qu'ils 
ne  rebâtissaient  pas  sa  maison,  qu'il  a  déchaîné  contre  eux  la 
famine  (1-10  et  2-16)  ;  cette  famine,  qui  désola  la  Terre-sainte  et 
la  Syrie,  sévit  en  effet  peu  avant  qu'Hérode  eût  commencé  à  rebâtir 
le  Temple  (Josèphe,  15-9-1). 

A  côté  de  Zorobabel, /i<7<7('e  nomme  le  grand-prêtre  Jésus  ou  Jo- 
sué.  Au  temps  des  Asmonées,  le  grand-prêtre  était  le  même  que  le 
prince;  mais  il  n'en  était  plus  ainsi  sous  Hérode  ;  car  en  se  substi- 
tuant à  eux  comme  roi,  il  n'osa  se  faire  grand-prêtre,  étant  pro- 
fane comme  Iduméen.  Il  y  eut  donc  alors  un  roi  et  un  grand- 
prêtre  en  face  l'un  de  l'autre,  comme  cela  est  mieux  marqué  encore 
dans  Zaduirie.  —  Du  reste,  ce  Josué  ou  Jésus  figure  avec  Zoro- 
babel  dans  le  livre  d'Esclras;  mais  il  n'y  est  pas  dit  qu'il  fût  grand- 
prêtre. 

Mais  voici  comment  Jéhova  lui-même  parle  du  Temple  dans 
Aggée  :  «  Qui  est-ce  qui  reste  parmi  vous,  qui  a  vu  cette  maison 
dans  sa  gloire  première'?  Et  quand  vous  la  voyez  maintenant,  n'est-il 
pas  vrai  qu'elle  est  comme  rien  à  vos  yeux?..  Mais  je  mettrai  en 
mouvement  toutes  les  nations,  et  ici  viendront  les  trésors  de  tous 
les  peuples,  et  je  remplirai  cette  maison  de  splendeur.  L'or  est  à 
moi,  l'argent  est  à  moi,  et  grande  sera  la  splendeur  de  cette  mai- 
son, plus  encore  que  celle  de  la  première,  et  en  ce  heu  je  met- 
trai la  paix  (2,  3-9).  »  De  telles  paroles  ne  peuvent  convenir  qu'au 
Temple  d'Hérode.  Au  temps  de  Zorobabel,  sous  le  second  Darius, 
il  ne  restait  personne  qui  eût  pu  voir  l'ancien  Temple.  Mais  au 
temps  d'Hérode,  beaucoup  avaient  vu  le  Temple,  tel  qu'il  était 
avant  la  prise  de  la  ville  par  Hérode  et  Sossius,  c'est-à-dire  seize 
ans  auparavant,  et  le  comparer  à  ce  qu'il  était  depuis  ces  seize  ans. 
Et  surtout  les  magnifiques  promesses  qu'on  vient  de  hre  ne  peu- 
vent se  rapporter  qu'à  ce  règne  à  la  fois  brillant  et  paisible,  et  à 
une  époque  où  le  Temple  en  eiïet  recevait  des  offrandes  apportées 
de  tous  les  points  du  monde,  et  même  du  Palatin. 

Enfin  voici  ce  qu'on  lit  aux  derniers  versets  (2-21-23)  :  «  Voici 
que  j'ébranle  le  ciel  et  la  terre  ;  je  renverse  le  trône  des  rois,  et  je 
brise  la  puissance  des  royaumes  des  Nations  ;  je  culbute  les  chars 
et  ceux  qui  les  montent,  et  les- chevaux  tomberont  et  les  cavaliers 
avec  eux,  chacun  par  l'épée  de  son  frère.  Et  en  ce  temps-là,  je  te 
prends,  Zorobabel,  fils  de  Salathiel,mon  serviteur,  et  je  t'étabUs  pour 
être  mon  anneau  (1),  car  je  t'ai  choisi,  dit  Jéhova  Sabaoth.  »  Ces 
paroles  sont  d'une  parfaite  clarté.  En  ce  temps-là  en  ellet  tombent 

1^(1)  C'est-à-dire  mon  sceau,  l'instrumenl  ei  la  manifestation  de  ma  puissance. 


LA    MODERNITÉ   DES    PROPHÈTES.  803 

à  la  fois  les  rois  de  Jiida  et  les  royaumes  des  Nations,  c'est-à-dire 
la  Syrie  et  rÉgyjite  ;  tout  cela  à  ti"avers  les  guerres  civiles  des  Ro- 
mains. C'est  alors  qu'Hérode  de\^ient  roi,  sans  droit,  sans  titre,  d'une 
manière  inattendue,  simplement  parce  que  Jehova  l'a  choisi. 

Il  y  a  un  verset  (1-13)  où  Aggce  s'appelle  lui-même  messager  de 
Jehova.  C'est  le  même  mot  hébreu  qu'on  traduit  ailleurs  par  ange, 
ange  n'étant  en  efîet  que  le  mot  grec  qui  signifie  un  messager. 

Les  deiLX  courts  chapitres  d'Aggée  contiennent  donc  déjà,  sur 
le  temps  où  ils  ont  été  écrits,  les  indications  les  plus  décisives; 
mais  la  prophétie  plus  étendue  de  Zacharie  est  pleine  de  témoi- 
gnages dans  le  même  sens. 

Le  prophète  voit  quatre  cornes,  «  qui  ont  jeté  au  vent  Juda, 
Israël  et  Jérusalem  (2-2),  »  puis  quatre  forgerons,  chargés  d'abattre 
ces  cornes  ennemies.  Les  quatre  cornes  sont  les  quatre  empires 
qui  ont  tom'  à  tour  asservi  Juda  (Assyriens,  Chaldéens,  Perses,  Ma* 
cédoniens'',  et  les  forgerons  sont  les  conquérans  qui  ont  détiuit  ces 
empires  (Nabuchodonosor,  Cyrus,  Alexandre  et  Pompée). 

Jérusalem  est  reconstiTiite  sans  murailles  ;  «  sa  muraille  sera 
Jéhova  (2-8).  »  — C'est  que  les  Romains  ne  permettaient  pas  que 
Jérusalem  fût  une  place  forte  ;  mais  Zacharie  aime  mieux  dire 
qu'elle  est  maintenant  trop  peuplée  pour  pouvoir  être  enfermée 
dans  une  enceinte.  Elle  se  peuplait  en  effet  de  tous  les  Juifs  qui 
s'étaient  réfugiés  en  Syrie  (2-11),  pendant  les  cruelles  épreuves 
qui  avaient  précédé  le  règne  nouveau. 

Le  grand-prêtre  revient  dans  Zacharie,  mais  a\  ec  des  détails 
cmieux.  Il  comparaît  devant  l'ange  de  Jéhova  (3-1)  ;  mais  à  sa 
droite  se  tient  l'xAccusateur  (le  SaUm)  pour  l'accuser.  Jéhova  fait 
taire  l'Accusatem-.  Celui-là.  dit-il,  c'est  un  tison  retiré  du  feu, 
c'est-à-dire  qui  a  été  en  péril,  mais  qui  est  sauvé.  Et  Jésus  était 
vêtu  d'iial^its  misérables  (comme  accusé).  Mais  Jéhova  lui  fait  retirer 
ces  habits,  et  le  fait  revêtir  de  v-êtemens  magnifiques.  —  Tout  cela 
nous  est  expliqué  par  Josèphe  dans  l'iiistoii-e  d'Hérode.  Celui-ci,  je 
l'ai  dit,  n'osant  succéder  comm-e  grand-prêtre  aux  Asmonées,  avait 
fait  un  grand-^prêtre,  nommé  Ananel.  Mais  il  restait  mi  pctit-fils  d'un 
Asmonée.  Herode,  qui  lui-mêoK?  avait  épousé  une  fille  des  Asmonées, 
Maiiamne,  n'osa  refuser  à  la  mère  de  cet  héritier  des  rois  de  le  faire 
grand-prêtre,  et  pour  lui  donner  ces  hautes  fonctions,  il  les  ôta 
à  Ananel  que,  sans  doute,  il  en  déclara  indigne.  Mais  il  se  repentit 
bientôt  de  sa  complaisance  pour  le  sang  royal,  et  le  jeune  grand- 
prêli'e  di^aiiit  en  moins  d'une  année,  s'étant  noyé,  disait-on,  en 
prenant  un  bain.  Ananel  fut  alors  rétabli  dans  son  office  de  grand- 
pretre  (1).  C'est  lui  qu'il  faut  entendre  sous  ce  nom  de  Jésus. 

(1)  Josèphe  (Antiqiiitéi,  16,  2,  4  et  3,  3). 


804 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Zacltarie  est  le  seul  prophète  qui  parle  de  ce  Satan,  sorte  de  mi- 
nistre de  Jéhovà chargé  de  sa  police,  comme  on  le  voit  par  le  préam- 
bule du  livre  de  Job.  On  pourrait  presque  dire  aussi  que  c'est  le  seul 
où  on  voit  un  ange,  rnaleac.  Il  y  en  a  bien  un  dans  Oûe,  mais  Osie 
ne  fait  que  reproduire  une  histoire  qu'on  ht  dans  la  Genèse  (32-29), 
et  dans  la  Genhe  les  anges  ne  sont  que  le  dieu  lui-même  apparais- 
sant sous  une  forme  humaine,  tandis  que  dans  les  hvres  historiques 
plus  récens,  ils  sont  plutôt  ce  que  nous  sommes  habitués  à  appeler 
de  ce  nom.  Il  en  est  de  même  dans  Zacliarie,  puisqu'il  y  a  un  en- 
droit où  l'ange  de  Jéhova  dialogue  avec  Jéhova  lui-même  (1- 
12-13). 

L'ange  de  Jéhova  annonce,  pour  ainsi  dire,  au  grand-prêtre  le 
régne  d'Hérode  ;  «  Pousse  est  son  nom  (3-8)  ;  »  un  nom  emprunté  à 
Jèrcniie  (1)  ;  un  règne  qui  permettra  à  chacun  de  jouir  en  paix 
f.oas  sa  vigne  et  sous  son  figuier  (2).  Puis  le  prop}ièle  voit  un 
candélabre  d'or,  surmonté  d'un  vase  d'où  l'huile  se  verse  dans 
sept  lampes.  De  part  et  d'autre  s'élèvent  deux  oliviers,  à  côté  des- 
quels deux  tuyaux  d'or  versent  encore  l'huile.  Les  versets  qui  sui- 
vent montrent  que  le  candélabre  représente  Zorobabel,  c'est-à-dire 
Hérode,  dont  il  est  dit  qu'il  règne,  u  non  par  les  armes  ni  par  la 
lorce,  mais  par  mon  inspiration,  dit  Jéhova  Sabaoth,  »  et  encore, 
«  qu'il  posera  au  Temple  nouveau  la  pierre  angulaire,  qu'il  l'a  com- 
mence et  qu'il  l'achèvera.  »  —  Mais  qu'est-ce  que  les  deux  oliviers? 
Le  prophète  fait  la  question  et  la  réponse  :  «  Ce  sont  les  deux  fils 
de  l'huile,  qui  se  présentent  devant  le  Seigneur  maître  de  la  terre 
(13-13).  ))Les  fils  de  l'huile,  ce  sont  les  fils  de  l'Oint,  c'est-à-dire 
du  roi,  et  ces  paroles  ont  encore  leur  explication  dans  Josèphe. 
Immédiatement  après  la  reconstruction  et  l'inauguration  du  Temple, 
Herode  alla  à  Rome,  et  il  en  ramena,  avec  la  permission  d'Auguste, 
les  deux  fils  qu'il  avait  eus  de  Alariamne  ;  ils  y  faisaient  leur  édu- 
cation, et  ils  y  étaient  aussi  des  espèces  d'otages.  Et  Josèphe  nous 
dit  (16-1-2)  :  u  Quand  ils  arrivèrent  d'Italie,  la  foule  s'empressa 
autour  de  ces  jeunes  gens,  et  tous  les  regards  se  portèrent  sur  eux, 
parés  qu'ils  étaient  de  la  grandeur  de  leur  fortune,  et  de  leur 
beauté,  qui  répondait  à  la  noblesse  de  leur  sang  royal.  »  Et  ce  fut 
sans  doute  au  Temple,  relevé  par  leur  père  avec  tant  d'éclat,  qu'ils 
se  donnèrent  d'abord  en  spectacle. 

Plus  loin,  Jéhova  présente  encore  une  fois  Hérode  au  grand- 
prêtre,  c'est-à-dire  au  peuple  :  «  Voici  l'honmie  :  Pousse  est  son 
nom  ;  //  poussera  de  lui-même,  et  il  bàtiia  le  Temple  de  Jéhova. 


(1)  Dans  Jérémie,  23,  3.  «  C'est  une  pousse  qui  sort  de  David  ;  »  il  s'agit  d'un  chef 
libéraleui- d'Israël,  et,  par  cette  expression,  il  faut  entendre  uu  chef  Israélite,  uou  un 
étranger. 

(2)  Expression  encore  empruntée  {Miellée,  i,  4). 


LA    MODERiMTE   DES    PROPHÈTES.  805 

...  11  sera  plein  de  gloire,  et  il  régnera  sur  son  trône  ;  et  le  prêtre 
sera  aussi  sur  son  siège,  et  il  y  aura  esprit  de  paix  entre  les  deux 
(6-12-13).)) 

On  ne  peut  méconnaître  Hérode  dans  ce  roi  qui  pousse  de  lui- 
même,  et  non  pas  d'une  autre  tige,  et  qui  partage  en  quelque  sorte 
avec  un  grand-prêtre  sa  dignité. 

L'auteur  du  psaume  110,  qui  est  sans  doute  aussi  du  temps  d"Hé- 
rode,  et  qui  lui  fait  dire  par  Jéhova  :  «  Sieds  à  ma  droite,  »  n'a  pas  be- 
soin d'autre  prêtre  que  le  roi  lui-même,  et  ne  craint  pas  de  lui  dire  : 
<(  Tu  es  prêtre  à  jamais  (toi  et  les  tiens)  suivant  l'institution  de 
Melchisédech.  )>  C'est-à-dire  comme  ce  vieux  roi  de  Salem  (la  même 
que  Jérusalem),  que  la  Genhe  nomme  dans  l'histoire  d'Abraham 
(l/i-18),  et  qui  y  figure  à  la  fois  comme  roi  et  connue  prêtre. 
Ainsi  s'explique  ce  verset,  autrement  inexplicable,  car  ce  n'est 
pas  l'expliquer  que  le  rapporter  au  personnage  imaginaire  du 
Messie. 

Comme  Aggée,  Zacluirie  dit  encore  que  c'est  à  partir  du  Tenqjle 
rebâti  que  renaît  la  prospérité  de  Jérusalem  (8-10),  que  Juda  et 
Israël  seront  désormais  aux  yeux  des  nations  le  peuple  béni,  connue 
elles  étaient  en  d'autres  temps  le  peuple  maudit  (2-13)  ;  que  de 
tous  côtés  on  affluera  vers  Jérusalem  ;  que  d'une  ville  à  l'autre  les 
gens  se  diront:  a  Allons, cherchons  Jéhova  Sabaoth;  moi  aussi,  j'y 
irai  ;  et  les  hommes  des  Nations  de  toutes  les  langues  saisiront  le  pan 
de  la  robe  du  juif,  disant  :  Nous  allons  avec  vous,  car  nous  savons 
qu'un  dieu  est  avec  vous  (8-20-23).  »  Aucun  passage  n'accuse  mieux 
la  modernité  de  cette  propliùtie.  Et  le  mot  même  de  Juif  ou  Ju- 
déen  [lehoudi)  est  un  mot  nouveau,  qui  ne  se  trouve  jusque-là 
dans  aucun  prophète  (1) ,  et  (jui  n'a  pu  s'introduire  que  quand  Is- 
raël ne  s'est  plus  distingué  de  Juda,  et  que  toutes  les  tribus  en- 
semble ont  formé  ce  que  les  Nations  ont  appelé  la  Judée,  car  ce 
dernier  mot  est  également  nouveau. 

Il  y  a  dans  Zacharie  une  menace  adressée  à  Tyr  (9-2-4),  mais  ce 
passage  n'est  pas  plus  satisfaisant  que  ceux  qu'on  a  lus  dans  d'au- 
tres prophéties.  Pour  voir  Tyr  brisée  dans  sa  puissance  au  milieu 
de  la  mer,  pour  la  voir  en  feu,  il  faudrait  remonter  jusqu'à  l't-po- 
que  d'Alexandre.  Mais  d'après  ce  qui  suit  jusqu'au  verset  7,  il 
semble  que,  dans  Zacharie  comme  dans  le  Premier  haïe,  le  souve- 
nir de  cette  catastrophe  n'est  rappelé  que  pour  montrer  ces  peuples 
des  bords  de  la  mer,  autrefois  frappés  par  Jéliova  (9-/i),  revenus 
maintenant  à  lui,  et  se  confondant  avec  les  Juifs  pour  l'adorer  (9-7). 
(Voir  Isaïe,  23-18.) 


(1)  Excepté  dans  les  vingt  derniers  chapitres  de  Jérémie.  J'aurai  à  ra'expliquer  plus 
tard  sur  cette  exception. 


806  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

«  L'orgueil  d'Assur  est  abattu,  dit  Zacharie,  et  le  sceptre  de 
l'Egypte  lui  est  retiré  (10-il).  «Il  parle  encore  là  coiume  Aggée. 
Le  royaume  d'Égj^te  avait  fini  quelques  années  avant  qu'Hérode 
commençât  la  reconstruction  du  Temple. 

Puis  vient  le  tableau  des  mallieurs  et  de  la  ruine  des  Asmonées  : 
«  Les  cèdres  du  Liban  sont  abattus  (11-1).  »  ■ —  «  En  un  mois,  dit 
Jéhova,  j'ai  retranché  ti'ois  pastems  (11-8).  »  En  mi  mois,  c'est- 
à-dire  en  un  court  espace  :  il  s'agit  du  second Hyrcan,  d'Aristobule 
et  d'Antigone.  Le  pasteur  supérieur,  Jéiiova,  ne  se  chai'ge  plus 
de  conduu''€  le  troupeau  et  brise  sa  houlette.  Il  demande  cepen- 
dant (ou  le  prophète  demande  en  son  nom)  qu'on  lui  paie  le  piix 
de  la  peine  qu'il  s'était  donnée  jusque-là,  et  on  lui  paie  en  effet 
trente  sieles  d'argent  (11-12),  qui  sont  versés  au  trésor  du  Temple. 
Je  ne  cite  ce  passage  singulier  et  obscm*  que  parce  que  c'est  de 
là  que  vient,  dans  les  Evangiles,  l'histoire  des  trente  deniers  de 
Juda. 

Quant  aai  mauvais  p/isteur  du  verset  16,  c'est  sans  doute  Anti- 
gène, celui  qui  régnait  au  moment  où  Hérode,  aidé  des  Romains, 
lui  a  arraché  la  royauté  avec  ia  vie. 

Au  chapitre  suivant  (12-2),  une  ivresse  s'empare  des  peuples  et 
leur  fait  assiéger  Jérusalem,  et  Juda  même  l'cissiège  acec  eux.  iuda, 
c'est  Hérode  lui-même,  en  compagnie  de  Sossius,  et  c'est  en  effet 
la  première  fois,  et  ia  seule  fols  dans  l'histoire,  qu'on  voie  des 
Juifs  assiéger  iérusalera.  Le  prophète  revient  plus  loin  sm*  un  fait 
aussi  étrange  (12-7  .et  14-14).  Il  est  impossible  d'exphquer  ce 
passage  d'une  manière  satisfaisante,  si  on  ne  se  place  pas  au  temps 
d'Hérode. 

Mais,  pour  l'avenir,  Jérusalem  n'a  plus  maintenant  rien  à  craindre  : 
le  plus  faible  y  est  désormais  am  David,  et  la  maison  de  David  (c'est- 
à-dire  la  royauté)  y  est  un  dieu  :  «  c'est  l'ange  de  Jéhova  qui 
marche  devant  son  peuple  (12-8),  » 

«  Et  Jéhova  répand  sur  la  maison  de  David  et  sur  les  habitans 
de  Jérusalem  un  esprit  d'affection  let  d'imploration,  et  ils  se  tour- 
nent vers  moi,  vers  celui  qu'ils  ont  déchii'é,  et  ils  pleurent  comme 
sur  un  premier-né,  comme  sur  un  fils  unique  (12-10),  »  Ce  dcchiré 
métaphorique  pouvant  éti-e  pris  aussi  au  sens  propre  (1),  on  ti'ouve 
ce  verset,  dans  le  quatrième  évangile  (19-o7),  apphqué  au  Christ 
mis  en  crois. 

Cependant,  Juda  règne  d'une  mer  à  l'autre  (9-10)  et  fait  régnei* 
la  paix  autour  de  lui.  Plus  d'armes,  pLus  de  càai's  de  gueiTe.  Son 
roi  fait  son  entrée  sur  l'âne,  sur  le  poulain,  fils  de  l'ànesse  (9-9)  (2)  ; 


(1)  Gesenins,  p.  230, 

(2)  Le  mot  de  poulain  est  le  seul  que  je  trouve  à  employer. 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHETES.  807 

c'est  la  monture  de  la  paix.  Cette  image,  quand  on  ne  s'est  plus 
soucié  d'Hérode,  a  été  transportée  au  Messie,  dont  l'idée  date  de 
cette  même  époque,  et  de  là,  chez  les  évangélistes,  l'entrée  de 
Jésus  sur  une  ânesse  dans  Jérusalem.  Déjà  plus  haut,  l'écrivain 
avait  figuré  lapaLx  d'une  autre  manière  (8-i).  «  On  verra  les  vieux 
et  les  vieilles  assis  dans  les  rues  de  Jérusalem,  le  bâton  à  la  main 
à  cause  du  nombre  de  leurs  jours  ;  tandis  que  les  jeunes  garçons 
et  les  jeunes  filles  joueront  çà  et  là  dans  les  rues.  »  Pourtant  ils 
auront  aussi  leurs  victoires  :  «  Je  tends  Juda  comme  un  arc,  et  je 
mets  dessus  Éphraïm  (qui  est  la  flèche),  et  je  fais  lever  tes  fils, 
Sion,  contre  tes  fils,  Javan  (9-13).  »  Les  fils  de  Javan,  ce  sont  les 
Grecs  (ceux  de  la  Syrie)  ;  c'est  peut-être  une  allusion  à  l'expé- 
dition d'Hérode  dans  la  Trachonitide  {Antiquités, .i6-Q-i).  Je  ne  sais 
si  les  idoles,  détruites  à  l'époque  des  grands  Asmonées,  avaient 
reparu  depuis,  pendant  les  temps  des  troubles;,  mais  elles  dispa- 
raissent cette  fois  pour  jamais  (13-2).  Zacharie  ajoute  qu'avec  elles 
disparaît  aussi  la  prophétie,  et  ce  passage  est  fort  curieux  :  u  J'ôte- 
rai  de  cette  terre  les  prophètes  et  l'esprit  d'infidéUté.  Quand  quel- 
qu'un prophétisera,  dorénavant  son  père  et  sa  mère,  qui  l'auront 
engendré,  lui  diront  :  — ^  Tu  ne  vivras  pas,  car  tu  as  proféré  le  men- 
songe au  nom  de  Jéhova  ;  et  ils  te  tueront.  Etales  prophètes  eux- 
mêmes  am'ont  honte  de  leurs  visions,  et  ils  ne  se  revêtiront  plus 
du  manteau  de  poil  pour  mentir,  disant  :  —  Je  ne  suis  pas  prophète  ; 
je  travaille  la  terre;  on  m'a  acheté  pour  cela  tout  enfant.  —  Et  on 
lui  dira  :  —  Qu'est-ce  que  ces  cicatrices  à  tes  mains?  —  et  il  répon- 
dra: —  Ce  sont  des  coups  que  j'ai  reçus  dans  la  maison  des  miens 
(12-2-6).  » 

On  a  déjà  vu.  quelque  cliose  de  cela  dans  Amos  (7-14)';  mais  ce 
n'est  pas  précisément  la  même  chose.  Là  ce  prophète,  à  qui  on 
reproche  de  jeter  le  trouble  dans-  les  esprits,  répond  que  ce  n'est 
pas  sa  faute,  qu'il  n'a  pas  prétendu  être  prophète,  que  c'est  Jéhova 
qui  l'a  fait  tel  malgré  lui.  Ici  l'homme  qui  s'est  donné  pour  pro- 
phète avoue  son  mensonge.  Zacharie  cependant  propJiélise  lui- 
même,  mais  probablement  il  ne  prophétimit  que  par  écrit,  et  ne 
prenait  pas  le  costmne  ni  le&  allures  de  prophète.  Ceux  qui  les  pre- 
naient étaient  obhgés  de  les  désavouer.  La />ro;jAt^^/e,  déjà  suspecte 
peut-être  sous  le  premier  Hyrcan,  l'était  devenue  bien  davantage, 
sous  un  pouvoir  d'autant  plus  ombrageux,  que  lui-même  il  a  un 
maître,  et  qu'il  aurait  à  répondre  aux  Romains  de  tout  ce  qu'il  au- 
rait permis.  S'il  y  a  encore  des  prophéties,  c'est  à  condition  cjri'elles 
soient  très  discrètes.  Si  chez  nous  un  pouvoir  supprimait  la  presse, 
il  n'en  aurait  pas  moins  ses  journaux.  La  prophétie  de  Zacharie  est 
une  prophétie  de  gouvernement. 


808  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Le  manteau  de  poil  est  le  même  que  prit  un  peu  plus  tard  Jean 
le  Baptiste. 

Les  cicatrices  sont  les  marques  des  incisions,  des  balafres  que  se 
faisaient  antérieurement  les  proplièles  pour  marquer  qu'ils  ne  se 
possédaient  plus,  et  qu'ils  étaient  emportés  par  une  espace  de 
fureur  divine.  Pour  les  expliquer,  le  faux  prophète  de  Zacliarie  les 
attribue  à  des  coups  qu'il  a  reçus  «  dans  la  maison  des  siens.  » 
Le  mot  à  mot  est  :  «  dans  la  maison  de  ceux  qui  m'aiment.  »  Cette 
manière  de  désigner  ses  parens,  quand  il  s'agit  de  coups  et  de 
plaies,  peut  étonner;  mais  l'éducation  juive  était  rude,  comme  en 
témoigne  le  livre  des  Proverbes  (1), 

Au  dernier  chapitre  (A-2),  on  voit  Jérusalem  prise  d'assaut  et 
subissant  toutes  les  horreurs  accoutumées.  (Comparez  Josèphe, 
Antiquités,  1/1-15-2.)  Puis  Jéhova,  qui  a  sauvé  son  peuple  des  en- 
nemis conjurés  contre  lui,  révèle  sa  puissance  par  une  manifes- 
tation extraordinaire.  Le  sol  s'entr'ouvre,  les  montagnes  se  dépla- 
cent et  les  hommes  fuient  de  toutes  parts,  a  comme  ils  ont  fui 
devant  le  tremblement  de  terre  au  temps  d'Osias,  roi  de  Ju- 
dée (l/i-5).  »  Le  tremblement  de  terre  du  temps  d'Osias  n'est  pas 
mentionné  dans  les  livres  bibliques  qui  nous  restent;  mais  celui 
qu'a  vu  le  Proplictc  nous  est  connu  encore  par  Josèplic  [Antiqui- 
tés, 15-5-2).  11  se  produisit  l'année  de  la  bataille  d'Actium  et  causa 
d'aflreux  désastres.  Le  tremblement  de  terre  du  règne  d'Osias  est 
mentionné  aussi  dans  le  préambule  du  livre  d.'Amos.  Mais  ces 
préambules  sont  évidemment  postérieurs  aux  hvres  prophétiques 
auxquels  on  les  a  attachés,  et  il  est  probable  que  cette  mention 
a  été  empruntée  à  Zacharie.  Les  derniers  versets  célèbrent  encore 
la  gloire  de  Jéhova  et  de  son  Temple,  où  les  peuples  affluent  : 
«  Jéhova  est  roi  dans  toute  l'étendue  du  pays  ;  Jéhova  est  unique 
et  son  nom  unique  (l/i-9).  »  —  Et  tout  ce  qui  subsiste  des  Na- 
tions qui  marchaient  contre  Jérusalem  y  monte  tous  les  ans  pour 
adorer  Jéhova  Sabaoth  et  pour  célébrer  la  fête  des  Tentes  (lA-1 6)  (2).  » 
—  u  En  ce  jour,  sur  les  clochettes  des  chevaux  se  verra  gravé  : 
Consacré  à  Jéhova,  et  les  marmites  de  la  maison  de  Jéhova  seront 
comme  des  coupes  devant  l'autel  (c'est-à-dire  aussi  nombreuses). 
Toute  marmite  à  Jérusalem  et  en  Juda  est  consacrée  à  Jéhova  Sa- 
baoth.  Tous  ceux  qui  viennent  sacrifier  en  prendront  et  y  feront 
cuire,  et  en  ce  jour  il  n'y  aura  plus  de  marchand  dans  la  maison 

(1)  Prov.,  13-2i.  «  Celui  qui  épargne  les  verges  à  son  fils  est  son  ennemi;  celui  qui 
l'aime  s'applique  à  le  corriger.  »  Voir  aussi,  20-30,  sur  la  vjrtu  qu"onldes  coups  «  qui 
pénètrent  jusqu'aux  entrailles.  »  El  19-18  :  «  Châtie  ton  fils,  mais  ne  t'emporte  pas 
jusqu'à  le  tuer.  » 

(2)  Sur  cette  fête,  voir  Néhcinie,  8,  li. 


LA   MODERNITE    DES    PROPHÈTES.  809 

(ie  J('liova(U-20-21).  »  C'est  le  tableau,  idéal  peut-être,  d'un  pèle- 
rinage universel,  où  les  marchands  ne  suffiront  plus,  et  ce  tableau, 
([ui  représente  l'apogée  du  judaïsme,  ne  peut  se  placer  dans  aucun 
temps  antérieur. 

Quand  on  rassemble  tant  d'indications  si  précises,  tant  de  rap- 
[)rochemcns  si  décisifs  et  qu'on  lit  parallèlement  ZacJiaric  et  l'His- 
loire  juive  de  Josèphe,  on  ne  comprend  même  plus  quel  aveugle- 
ment a  pu  faire  méconnaître  si  longtemps  la  jeunesse  de  ce 
propliclc,  et  chercher,  dans  des  siècles  où  les  Juifs  étaient  ignoi'és 
du  monde,  l'explication  d'idées  et  de  sentimens  qui  n'ont  pu  se 
[iroduire  qu'à  une  époque  où  le  monde  commençait  déjà  à  de- 
venir juif. 

La  prophétie  de  Mulachie  est  une  des  plus  courtes,  et  aussi  une 
de  celles  qui  nous  en  apprennent  le  moins.  La  place  qu'elle  occupe 
dans  le  recueil  des  Douze  (c'est  la  dernière)  semble  indiquer 
([u'elle  est  au  moins  aussi  récente  que  les  deux  qui  la  précèdent, 
et,  d'un  autre  côté,  l'invective  contre  l'Idumée  par  laquelle  elle 
s'ouvre  ne  permet  pas  de  croire  qu'elle  ait  été  écrite  du  vivant  du 
roi  iduméen  ;  on  peut  la  placer  plutôt  dans  les  temps  troublés  qui 
suivirent  sa  mort. 

En  reprochant  aux  prêtres  de  son  temps  d'offrir  à  Jéhova  des 
victimes  de  mauvaise  qualité,  apparemment  pour  s'approprier  l'ar- 
gent qu'auraient  coûté  des  viandes  meilleures,  Jéhova  ajoute  (1-11)  : 
<(  Car  depuis  le  lever  du  soleil  jusqu'à  son  coucher,  mon  nom  est 
grand  parmi  les  peuples,  et  en  tout  lieu  on  présente  en  invoquant 
mou  nom  des  parfums  et  des  offrandes  de  choix.  »  Puisqu'on  ne 
sacrifiait  qu'à  Jérusalem,  il  faut  entendre  par  oi  tout  lieu  que  de 
tout  lieu  on  envoyait  ces  offrandes  choisies,  que  le  prophète  oppose 
à  celles  que  les  prêtres  fournissaient  pour  le  service  de  tous  les 
jours.  On  voit  que  ce  verset  témoigne  encore  du  culte  universel 
que  le  dieu  des  juifs  recevait  alors. 

MdUidiie  reproche  ensuite  aux  juifs  de  violer  la  Loi,  particuliè- 
rement en  ce  qu'ils  épousent  des  filles  d'un  dieu  étrangei',  et  qu'en 
les  introduisant  dans  leur  maison  ils  attristent  la  femme  juive  qui 
était  la  femme  de  leur  jeunesse.  Celle-ci  pleure  devant  l'autel  de 
Jéhova,  et  le  dieu  ne  peut  plus  agréer  une  offrande  gâtée  par  ses 
larmes  (2-13).  11  y  a  là  un  passage  assez  obscur,  mais  où  on  voit 
pouitant  se  manifester  l'esprit  nouveau  cjui  aboutit,  mais  plus  tard 
seulement,  à  condamner  la  polygamie.  Car  ce  n'est  que  la  répu- 
diation q,u'il  condamne;  il  permet,  au  contraire,  qu'on  se  sépare 
de  sa  femme  qu'on  n'aime  plus  ;  mais  il  ne  veut  pas  qu'on  lui  fasse 
subir  la  vue  odieuse  d'une  rivale  plus  jeune  et  plus  aimée  (2-16). 
Et  il  n'accepte  pas  même  l'exemple  d'Abraham,  l'excusant  seule- 


810  «EVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  par  la  nécessité  où  il  était  de  faire  naître  l'enfant  de  la  pro- 
messe. On  sent  là  encore  qu'on  approche  des  temps  chrétiens. 

Enfin  Xçiprophè.le  annonce  l'avènement  prochain  du  Seigneur  (3-1), 
qui  condamnera  l'iniquité  et  établira  la  justice.  Mais  il  annonce  aussi 
quelque  chose  de  tout  nouveau,  et  dont  il  n'est  parlé  nulle  part  ail- 
leurs, la  venue  d'Ëlie,  qui  préparera  le  jour  de  Jéhova  (3-23).  Les 
évangiles  témoignent  combien  cette  idée  s'était  répandue  et  accré- 
ditée à  l'époque  chrétienne.  On  se  demande  si  Jean  le  Baptiste  n'était 
pas  Éhe  [Marc,  9-12).  Et  qui  sait  si  ce  n'est  pas  en  effet  la  prédi- 
cation de  Jean  le  Baptiste  qui  a  inspiré  ce   passage  de  Malachie? 

J'ai  épuisé  la  liste  des  Prophètes,  mais  je  rappelle  qu'au  début 
de  ce  travail,  en  parlant  du  livre  qui  porte  le  nom  d'Isaïe,  j'ai 
laissé  de  coté  toute  une  moitié  de  ce  livre,  qui  commence  au  cha- 
pitre XL,  qui  diffère  sensiblement  de  la  première  partie,  que  tous 
les  critiques  s'accordent  à  reconnaître  comme  plus  récent  et  qu'on 
est  convenu  d'appeler  le  Second  haïe  :  il  me  faut  enfin  l'aborder. 
Quand  on  plaçait  le  Premier  haïe  au  vm*'  siècle  avant  notre  ère, 
le  rationalisme  moderne  ne  permettait  pas  de  mettre  à  la  même 
date  cette  seconde  partie,  puisqu'on  y  trouvait  le  nom  de  Cyrus. 
Pour  moi,  qui  crois  le  Premier  haïe  du  ii°  siècle,  ce  n'est  pas  là  ce 
qui  me  forcerait  de  séparer  les  deux  prophéties.  Mais  dès  qu'on 
passe  de  l'une  à  l'autre,  on  s'aperçoit  tout  de  suite  qu'il  y  a  dans 
la  seconde  un  autre  esprit  que  dans  la  première,  un  autre  accent, 
évidemment  plus  moderne.  Et  après  avoir  traversé  les  discussions 
qui  précèdent,  mes  lecteurs  ne  seront  pas  étonnés  de  m'entendre 
dire  qu'à  mon  sens  le  Second  haïe  est  du  temps  d'Hérode. 

Ce  n'est  pas  que  cette  date  puisse  s'établir  par  des  argumens 
aussi  multipliés  et  surtout  aussi  précis  que  ceux  que  m'ont  fournis 
Aggèe  et  Zacharie.  Ceu5-ci  enregistrent,  pour  ainsi  dii'e,  les  évé- 
nemens  comme  ferait  un  chroniqueur,  en  les  couvrant  à  peine  par 
des  expressions  symboliques;  mais  on  peut  suivre  ces  événemens 
dans  leurs  livres  aussi  facilement  que  dans  Josèphe.  Le  Second 
haïe  est  un  poète  plein  de  sensibilité  et  d'imagination,  et  qui  se 
laisse  aller  à  nous  émouvoir  plus  qu'il  ne  s'occupe  de  nous  rensei- 
gner. Cependant,  je  trouve  encore  chez  lui  assez  de  témoignages 
pour  n'avoir  pas  de  doutes  sur  le  temps  où  il  a  écrit. 

Les  premiers  chapitres,  xl  à  xliv,  peignent  surtout  la  situation 
générale  d'Israël.  Israël  vient  de  souffrir  plus  qu'il  n'a  jamais  souf- 
fert, mais  tout  à  coup  il  est  sauvé,  sauvé  par  son  dieu.  Et  cela  est 
présenté  comme  un  miracle  absolument  extraordinaire,  .et  que  le 
monde  ne  pouvait  attendre.  Et,  en  effet,  jamais  les  Juifs,  depuis 
les  grands  Asmonées,  n'étaient  tombés  à  un  tel  degré  d'humilia- 
tion et  de  misère.  Déchirée  par  l'anarchie,  puis  investie  par  les 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHÈTES.  811 

Romains,  Jérusalem  avait  été  tout  près  de  périr  et  le  Temple  avec 
elle.  Mais  Jéhova  veille  sur  son  peuple  :  a  Ne  n'ains  rien,  car  je 
suis  avec  toi...  Necrains  rien,  Jacob, pauvre  vermisseau (41-10-14).  » 
Jacob  est  bien  petit,  mais  Jéhova  est  si  grand!  Aucun  prophète 
jusque-là  ne  l'avait  porté  si  haut  :  «  Il  pèse  les  montagnes  dans  ses 
balances...  Les  nations  sont  pour  lui  comme  une  goutte  dans  un 
seau...  Tous  les  peuples  sont  comme  rien  devant  lui  :  du  néant 
et  du  vide  (40-15)  (1).  »  —  «  Et  à  qui  me  comparez-vous  pour  le 
trouver  semblable?  Levez  les  yeux  en  haut  et  voyez  :  il  a  créé  les 
armées  du  ciel  ;  il  les  range  en  bon  ordre  ;  il  appelle  chacun  des 
astres  par  son  nom  et  nul  ne  manque  (40-25).  »  Voilà  comme  le 
sentiment  religieux  s'est  exalté,  soit  par  l'effet  du  temps  et  le  dé- 
veloppement de  la  pensée,  soit  surtout  par  le  spectacle  des  révo- 
lutions de  cette  époque,  bien  autrement  étonnantes  que  celle  par 
exemple  qui  a  inspiré,  dans  une  oraison  fmièbre,  rélocfuence  de 
Bossuet,  puisrpi'on  avait  vii  à  la  fois  deux  antiques  royaumes  dis- 
paraître, et  le  monde  tout  entier  bouleversé  pai*  les  guerres  civiles 
de  Rome  et  l'avènement  des  Césars  ;  rien  n'était  plus  fait  pour 
rapetisser  les  hommes  et  grandir  le  dieu  qu'on  imaginait  au-dessus 
d'eux.  D'ailleurs,  Juda  a  d'autant  plus  de  confiance  dans  ce  dieu 
que  le  judaïsme  prenait  alors  de  plus  en  plus  possession  des  esprits 
et  se  faisait  une  plus  grande  place  dans  le  monde.  Le  peuple  juif 
n'a  plus  l'orgueil  qu'on  sent  dans  les  prophète?,  de  la  fin  du 
n®  siècle;  soils  le  poids  de  la  puissance  romaine,  cette  espèce 
d'orgueil  n'était  plus  permis;  mais  il  en  a  un  autre,  que  le  Second 
haïe  exphque  à  meiTeille.  «  Voici  mon  serviteur,  dit  Jéhova  (c'est 
Israël  qu'il  appelle  ainsi);  j'ai  mis  sur  lui  mon  esprit,  il  donnera 
aux  Nations  sa  justice.  Il  ne  crie  pas,  il  n'élève  pas  la  voLx,  il 
n'ameute  pas  la  foule  ;  il  ne  casse  pas  le  roseau  qui  plie  ;  il  n'éteint 
pas  la  mèche  qui  fume;  il  enseigne  la  justice  véritable;  il  ne  se 
lasse  pas,  il  ne  faiblit  pas  jusqu'à  ce  qu'il  ait  établi  le  droit  sur  la 
terre  (42-1-4).  »  C'est  comme  s'il  disait  :  Il  ne  conquiert  pas  le 
monde,  il  le  convertit.  Ce  peuple,  qui  semblait  si  peu  de  chose, 
son  dieu  lui  a  communiqué  sa  grandeur  ;  il  lui  fait  briser  sous  lui 
les  montagnes  (41-13),  en  ce  sens  du  moins  que  le  dieu  les  brise 
pour  lui  et  à  son  profit.  Ces  montagnes,  ce  sont  les  deux  grands 
royamiies  qui  étaient  pour  les  juifs  des  ennemis  à  travers  les  siè- 
cles, l'Egypte  et  la  Syrie.  Jéhova  dit  à  Israël  :  «  J'ai  donné  l'Egypte 
pour  ta  rançon  (43-3),  »  parole  mémorable,  et  qui  ne  trouve  son 
application  qu'à  ce  moment  de  l'histoire,  où  la  Judée  semblait  tout 

(1)  Et  les  faibles  mortels,  vains  jouets  du  trépas, 

Sont  tous  devant  ses  yeui  comme  s'ils  n'étaient  pas. 

(Racoe,  Esther.) 


812  REVIE    DES    DEUX    MONDES. 

pivs  d'être  engloutie  paî'  la  puissance  romaine,  et  où  tout  à  coup  c'est 
l'Égyple  que  Rome  dévore,  en  même  temps  qu'elle  agrandit  la  Judée, 
dont  le  roi  l'avait  servie  à  son  gré,  avec  des  morceaux  de  la  Syrie 
qui  étaient  les  dépouilles  de  Cléopâtre.  C'est  aussi  Jéhova  qui 
envoie  à  Babel  et  en  fait  sortir  les  Chaldéens  (Zi3-1A)  ;  sans 
doute  quand  Rome  encore  réduit  la  Syrie  en  province  romaine  et 
en  chasse  les  derniers  rois  syi'iens.  Ce  sont  les  deux  grands  faits 
i\\\  temps,  et  il  y  en  avait  un  autre  qui,  bien  que  moins  considé- 
rable, ne  frappait  pas  moins  les  Juifs,  c'est-à-dire  la  dégradation 
des  Asmonées,  rois  et  grands-prêtres  :  «  J'ai  profané  les  princes  du 
sanctuaire  (A3-28).  »  Suul  le  peuple  juif  a  grandi;  tous  ils  prospé- 
reront désormais,  car  il  n'y  a  plus  prami  eux  que  des  fidùlcs  ; 
«  tous  appartiennent  à  Jéhova,  tous  sout  les  vrais  héritiers  de 
Jacob  (44-5).  )) 

Mais  ce  qui  émerveille  surtout  le  poète,  c'est  l'inattendu,  l'ines- 
péré de  cette  restauration  d'Israël.  iNi  ses  ennemis  ne  prévoient 
leur  ruine,  ni  lui-même  ne  prévoyait  son  salut,  car  il  n'avait  rien 
fait  pour  le  mériter.  «  Tu  n'as  pas  prodigué  l'argent  pour  m'offiir 
des  parfums  ;  tu  ne  m'as  pas  rassasié  de  la  graisse  de  tes  sacrifices; 
tu  lu'as  mis  seulement  au  service  de  tes  péchés.  C'est  moi  qui 
efface  tes  péchés  pour  l'amour  de  moi  (43-24).  »  Eux-mêmes,  les 
juifs,  étaient  des  aveugles  (42-18).  Mais  comme  il  insulte  à  cette 
astrologie  babylonienne  qui  n'a  pas  su  dire  à  Babylone  ce  qui 
l'attendait  (47-14  )et  généralement  à  tous  ces  dieux,  incapal)les  de 
rien  savoir  ni  de  rien  prédire!  Jéhova  seul  voit  l'avenir  et  l'an- 
nonce (42-9),  etc.  Poui-  s'expliquer  ces  paroles,  il  faut  se  rappeler 
que  les  proplièles.  du  il"  siècle  ont  tous  célébré  l'affranchissement 
de  Juda  à  la  fin  de  la  guerre  contre  la  Syrie,  et  qu'ils  l'ont  fait 
sous  la  forme  de  prédictions  attiibuées  aux  prophètes  des  an- 
ciens temps.  Cette  forme  de  prophétie ,  subsistant  toujours ,  a 
paru  plus  tard  se  rapporter,  non  plus  à  un  présent  devenu  le 
passé,  mais  k  une  situation  nouvelle,  et  c'est  ainsi  que,  quand  il 
s'est  produit  une  restauration ,  elle  a  paru  avoir  été  prédite  par 
Jéhova.  Qu'ils  en  fassent  autant,  ces  dieux  misérables,  s'ils  veu- 
lent qu'on  les  croie  des  dieux  (41-23).  Mais  que  sont-ils  pour  pou- 
\oir  entrer  en  comparaison  avec  lui  (40-25)?  Aussi  le  Second  h/fïc 
s'exprime,  au  sujet  des  idoles,  avec  une  violence  de  mépris  qui 
dépasse  les  prophèfea  antérieurs.  «  On  plante  un  pin,  et  la  pluie 
le  fait  grandir,  et  on  s'en  sert  pour  se  chauffer.  On  en  prend  du 
bois,  dont  on  se  chauffe  ;  on  en  allume  le  four  pour  cuire  du  pain  ; 
avec  le  reste  on  fait  un  dieu  et  on  se  prosterne  pour  l'adorer.  On 
prend  un  moi'ceau  pour  brûler  ;  on  en  prend  un  pour  cuire  la 
viande;  on  la  fait  rôtii'  et  on  s'en  régale,  ou  bien  on  se  chauffe  et 
on  dit  :  a  Bon,  j'ai  chaud,  voilà  du  feu.  »  On  fait  ensuite  un  dieu 


LA   MODERXTTÉ    DES    PROPHÈTES.  813 

avec  le  reste,  une  image  devant  laquelle  on  se  prosterne;  on  lui 
adresse  des  prières  et  on  lui  dit  :  ((  Sauve-moi,  lu  es  mon  dieu.  »  Ils 
ne  savent  pas  ce  qu'ils  font,  car  leur  espi'it  est  aveuglé  pour  qu'ils 
ne  voient  point,  et  leur  intelligence  est  bouchée  pour  qu'ils  n'en- 
tendent point.  Et  leur  pensée  ne  leur  rappelle  rien,  et  leur  esprit 
ne  les  avertit  pas.  Ils  ne  se  disent  pas  :  J'ai  fait  du  feu  avec  un 
morceau  de  ce  bois,  j'en  ai  cuit  du  pain;  j'en  ai  rôti  de  la 
viande,  que  j'ai  mangée,  et,  avec  le  reste,  vais-je  faire  une  nbo- 
minalion?  vais-je  adorer  un  morceau  de  bois  [hh-\h)ln  Voir 
aussi  40-19  et  46-1  et  6.  On  sent  que  l'idolâtrie  est  bien  défini- 
tivement détruite  en  Judée,  en  attendant  que  l'esprit  juif,  poui- 
suivant  son  œuvre,  arrive  à  la  détruire  dans  le  monde  entier  (1). 

Et  c'est  ici  enfin  que  se  rencontre  pour  la  première  fois  cette 
grande  parole:  «  Je  suis  le  premier  et  le  dernier  [hh-Q)  »  (2), 
c'est-à-dire  celui  qui  existe  avant  toutes  choses  et  après  toutes 
choses,  formule  métaphysique  toute  nouvelle,  née  sans  doute  de 
quelque  infiltration  de  la  philosophie  des  Grecs. 

Je  n'ai  pas  encore  parlé  de  l'homme  que  Jéhova  a  chargé  de 
l'exécution  de  ses  desseins,  et  auquel  le  prophète  va  s'arrêter  tout 
à  l'heure,  luais  qui  était  déjà  indiqué  par  un  verset  presque  à  l'ou- 
verture du  livre  (41-2)  :  «  Qui  est-ce  qui  a  fait  lever  de  l'Orient 
celui  dont  la  justice  accompagne  les  pas  ;  qui  a  amené  à  lui  les 
peuples  et  a  mis  les  rois  en  sa  puissance,  de  manière  qu'ils  n'ont 
été  qu'une  poussière  devant  son  épée,  qu'une  paille  devant  ses 
flèches?  Il  les  a  poursuivis  en  passant  en  paix  par  un  chemin  où  il 
n'a  pas  posé  ses  pieds.  »  Et  un  peu  plus  loin  (41-25)  :  «  Je  l'ai 
appelé  du  Nord,  c'est  de  l'Orient  qu'il  a  invoqué  mon  nom;  il  foule 
aux  pieds  les  puissans  comme  la  boue  des  rues,  comme  le  potier 
pétrit  l'argile.  » 

Si  on  croit  que  le  livre  est  du  temps  d'Hérodc,  c'est  à  Hérode 
qu'on  rapportera  ces  paroles,  qui  lui  conviennent  très  bien  en 
effet.  On  voit  dans  Josèphe  qu'Hérode,  étant  chassé  de  Jérusalem 
par  Antigone,  aidé  des  Parthes,  eut  l'idée  hardie  d'abandonner 
pour  un  temps  la  Judée  et  d'aller  chercher  aide  et  vengeance  à 
Rome,  près  d'Antoine,  qui  le  fit  déclarer  roi  de  Judée  par  le  sénat 
et  le  mit  ainsi  sous  la  protection  des  armes  romaines  [Aniiq.,  xiv, 
14-2-5).  Revenu  de  Rome  en  Asie,  il  apprend  qu'Antoine  est  occupé 
au  siège  de  Samosate  et  entouré  de  barbares  ;  il  se  hâte  de  le  re- 
joindre, en  lui  amenant  des  troupes  juives  qui  se  trouvent  venir  en 
ce  moment  très  à  propos,  et  achève  ainsi  de  se  l'attacher.  Et  c'est 

(1)  Il  ne  s'agit  pas  ici,  bien  entendu,  d'examiner  si  cette  espèce  d'argumentation 
était  bien  solide,  philosophiquement  parlant.  Il  suffisait,  pour  qu'on  pût  s'en  servir, 
que  Ji'hora  n'eût  pas  d'image. 

(2)  L'alpha  m  Voméga,  dans  l'Apocalypse,  22,  13. 


Si  II  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bien  de  TOiient,  et  du  Nord,  car  c'est  de  Samosate  que,  suivi  de 
deux  légions  qu'Antoine  fait  partir  avec  lui,  il  vient  tout  à  coup 
assiéger  Jérusalem  (l/i-15-8).  Quant  à  ce  chemin  par  lequel  il 
passa  tranquille,  en  poursuivant  Antigone,  sans  qu'il  y  eût  posé 
les  pieds,  je  pense  que  c'est  la  mer,  qu'il  avait  traversée  deux 
fois,  et  dont  il  a  fait  ainsi  le  chemin  de  sa  victoire. 

Mais  voici  comme  parle  Jéhova  en  un  autre  endroit  (ZtZi-26)  : 
{(  J'accomplis  les  promesses  de  mes  messagers;  je  dis  de  Jérusa 
lem  :  Elle  sera  repeuplée,  et  des  villes  de  Juda  :  Elles  seront  rebâ- 
ties ;  je  relèverai  leurs  ruines.  Je  dis  à  la  mer  :  Dessèche-toi,  je 
taris  tes  eaux.  Je  dis-  à  Cyrus  :  Sois  mon  pasteur,  aiccomplis  mes 
volontés.  Je  dis  de  Jémsalem  :  Qu'elle  soit  reconstruite;  et  toi. 
Temple,  sois  rebâti.  Ainsi  dit  Jéhova  à  son  Oint,  Cyrus  :  Je  le  tiens 
par  la  main;  j'abaisse  devant  lui  les  peuples;  je  brise  la  force  des 
rois;  j'ouvre  devant  lui  les  portes,  et  elles  ne  se  ferment  pas  pour 
lui.  Moi-même  je  marche  devant  toi,  j'aplanis  les  obstacles;  j'en- 
fonce les  portes  d'airain  ;  je  biise  les  barreaux  de  fer.  Je  te  donne 
des  trésors  enfouis  dans  l'ombre  et  profondément  cachés,  afin  que 
tu  saches  que  c'est  moi,  Jéhova,  qui  t'appelle,  le  dieu  d'Israël.  En 
faveur  de  Jacob,  mon  serviteur  Israël,  mon  élu,  je  t'ai  appelé 
par  ton  nom,  je  t'ai  donné  ton  titre,  et  tu  ne  me  connaissais  pas.  » 

En  Hsant  le  nom  de  Cyrus,  il  semble  qu'on  est  bien  loin  d'Hé- 
rode;  mais  que  faut-il  penser  de  ce  nom?  On  a  vu  déjà  que  les 
noms  propres  peuvent  tromper  dans  les  prophètes;  Nabuchodo- 
nosor  n'est  pas  Nabuchodonosor  ;  Zorobabel  n'est  pas  Zorobabel; 
pourquoi  Cyrus  serait-il  Cyrus?  Eh  bien!  ce  n'est  pas  Cyrus,  et  on 
peut  en  donner  des  preuves.  La  première,  la  plus  éclatante,  c'est 
qu'il  n'est  pas  possible  qu'un  juif  ait  appelé  Cyrus  l'Oint  de  Jéhova. 
Jéhova  ne  pouvait  avoir  ni  un  Oint  ni  un  pasteur  de  son  troupeau 
hors  de  Juda,  de  son  roi  ou  de  son  grand-prêtre.  Un  roi  des  Perses, 
quelque  favorable  qu'il  pût  être  à  son  peuple,  n'était  pas  son  Oint. 

De  plus,  dans  ces  versets  sur  un  prétendu  Cyrus,  il  n'est  pas 
question  de  ce  qui  a  été  avant  tout  l'œuvre  de  Cyrus,  c'est-à-dire 
de  la  destraction  de  l'empire  babylonien  (on  n'y  nomme  pas  même 
BaJ^ylone),  ni  de  l'aflranchissement  des  juifs  qui  en  a  été  la  suite. 
Il  n'y  est  parlé  que  de  la  restauration  du  Temple,  où  CyiTis,  en 
réahté,  n'a  été  pour  rien,  puisqu'on  voit  par  le  livre  (ÏEsdras  et 
par  Aggèe  et  Zacharie,  que  le  Temple  n'a  été  reconstruit  que  sous 
le  second  Darius.  Il  est  vrai  qu'il  existe  un  récit  qui  donne  dans 
cette  restauration  une  paît  à  Cyrus  (1)  ;  mais  il  suffit  de  lire  ce 
récit  pour  y  reconnaître  une  pure  légende  :  «  Jéhova  inspira  l'es- 
prit de  Cyrus,  roi  de  Perse,  et  il  fit  répandre  par  tout  son  royaume 

(1)  Voir  II,  Chroniques,  36,  22,  et  Esdras,  i,  1. 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHÈTES.  815 

des  annonces  et  aussi  des  lettres  qui  disaient  :  Ainsi  a  dit  Cyrus^ 
roi  de  Perse  :  Jéhova,  le  dieu  du  ciel,  m'a  donné  tous  les  royaumes 
de  la  terre,  et  lui-même  il  m'a  ordonné  de  lui  bâtir  une  maison  à 
Jérusalem  en  Judée,  etc.  »  Il  est  clair  que  ce  langage  n'est  pas  du 
temps  de  Cyrus,  mais  d'une  époque  où  les  juifs  étaient  devenus 
assez  considérables  pour  prétendre  que  c'était  pour  eux  que  tout 
se  faisait  dans  le  monde,  et  que  tous  les  puissans  étaient  les  ser- 
viteurs et  les  instrmuens  de  leur  Dieu. 

Je  conclus  que  le  Cyrus  du  Second  haïe  est  Hérode  :  Aggée  et 
Zacharie  l'avaient  représenté  sous  le  nom  de  Zorobabel  ;  un  pro- 
phète,  qui  avait  l'imagination  plus  vive,  n'a  pas  jugé  ce  nom 
assez  glorieux  et  assez  royal,  et  il  a  trouvé  un  plus  brillant  paral- 
lèle. Tout  le  détail  de  ces  yersets  s'applique  alors  à  merveille. 
Nous  savons  ce  que  c'est  que  «  ces  trésors  enfouis  dans  l'ombre.  » 
Josèphe  nous  a  renseignés  sur  cette  immense  opulence,  amassée 
sans  bruit  par  Antipater  et  qui  éclata  sous  Hérode,  son  fils,  à 
l'étonncment  de  tous  ;  sur  ces  richesses  dépensées  à  profusion 
pour  les  chefs  romains  d'abord,  puis  pour  son  peuple,  quand, 
après  Actium,  il  se  trouve  plus  riche  que  jamais  par  ses  prodiga- 
lités mêmes  [Antiquités,  15-6,  15-5)  (1).  Et  ce  mot  :  a  Tu  ne  me 
connaissais  pas,  »  s'adresse  on  ne  peut  mieux  à  cet  Iduméen,  nul- 
lement dévot,  dent  la  foi  même  était  fort  suspecte,  qui  avait  failh 
être  condamné  par  le  Sanhédrin  (2),  qui,  avec  les  Nations,  avait  pris 
d'assaut  la  ville  sainte  et  ne  prétendait  pas  alors  agir  au  nom  de 
Jehova. 

Un  peu  plus  loin,  Jéhova  dit  à  son  peuple  (45-lA)  :  «  Le  travail 
de  l'Egjqite,  le  commerce  de  l'Ethiopie  et  des  Sabéens  à  la  haute 
stature  passera  à  toi  ;  ils  t'appartiendront,  ils  marcheront  à  ta  suite, 
ils  défileront  enchaînés,  ils  se  prosterneront  devant  toi  en  supplians, 
disant  :  Chez  toi  seulement  est  le  Fort,  et  il  n'y  a  pas  d'autre 
dieu.  Oui,  tu  es  le  Fort  qui  te  caches,  le  dieu  d'Israël  sauveur.   » 

Ce  verset  parait  faire  allusion  à  l'expédition  d'Hérode  chez  les 
Arabes,  racontée  par  Josèphe  [Antiquités,  15-5),  où  il  fit  tant  de 
prisonniers  et  d'où  il  rapporta  un  si  riche  butin  ;  les  Arabes  trans- 
portaient en  Syi'ie  les  marchandises  de  l'Egypte.  Quant  à  cette  for- 
mule d'un  dieu  caché,  on  sait  quelle  fortune  elle  a  faite  ;  elle  n'est 
ici  qu'une  nouvelle  expression  de  l'étonnement  qu'excitait  la  pro- 
spérité inattendue  de  la  Judée, 

Jéhova  dit  encore  (A6-11)  :  «  De  l'Orient  j'ai  appelé  l'aigle;  d'un 
pays  lohitain  j'ai  fait  venir  l'homme  de  mes  desseins.  »  On  n'a  vu 

(1)  Il  revient  sans  cesse  sur  les  richesses  et  sur  les  dépenses  d'Hérode,  qui  firent 
pendant  tout  son  règne  l'étonnement,  non  -  seulement  des  Juifs,  mais  même  des 
Romains. 

(2)  Josèphe,  Antiquités,  li,  0,  4. 


816  REVUE   DES   DEUX    MONDE?. 

dans  cet  aigle  qu'une  métaphore  :  pourquoi  ne  serait-ce  pas  l'aigle 
romaine  qui  conduisit  Ilérode  d'Antioche  à  Jérusalem? 

J'ai  déjà  signalé  ces  mots  :  ((  J'ai  donné  l'Egypte  pour  ta  ran- 
çon. »  Mais  le  poète  triomphe  surtout  de  l'abaissement  des  Syriens, 
l'ennemi  perpétuel,  sous  le  nom  de  Babel  ou  Babylone  (A7-1)  (1).  » 
Tout  ce  chapitre  est  rempli  du  développement  de  cette  i-uine  d'une 
puissance  si  redoutable  et  qui,  par  son  astrologie,  seml)lait  même 
en  commerce  avec  le  ciel.  Jehova  dit  :  «  Je  ferai  manger  à  tes  op- 
presseurs leui"  propre  chair  et  je  les  enivrerai  de  leur  sang  (/i9-'26)  ;  » 
allusion  sans  doute  aux  discordes  intérieures  dans  lesquelles  s'est 
abîmée  la  monarchie  syrienne  et  par  où  elle  est  tombée  aux  mains 
des  Romains.  Beaucoup  de  juifs  étaient  relégués  parmi  ces  impies, 
soit  que  l'anarchie  et  la  guerre  les  eussent  chassés  de  la  Judée, 
soit  qu'ils  fussent  retenus  malgré  eux  par  les  Syi'iens.  Et  le  pro- 
phète leur  criait  :  «  Sortez  de  Babylone,  fuyez  de  chez  les  Chal- 
déens  (/i8-20).  »  Ce  sont  les  Syriens,  au  contraire,  qui  sortent  main- 
tenant de  la  Judée  (/i9-17).  Leurs  dieux  sont  chassés  aussi;  Bel  et 
Nébo  sont  emportés  par  les  bêtes  de  somme  (/iG-l).  S'agit-il  d'idoles 
qui  avaient  reparu  en  Judée  pendant  que  la  Judée  n'était  plus  maî- 
tresse d'elle-même?  ou  de  quelques  divinités  emportées  de  la  Syrie 
par  les  Romains,  seulement  pour  en  orner  la  ville  souveraine?  Ou 
ces  versets  s'appliquent-ils  à  un  de  ces  territoires  syriens  cédés  par 
Auguste  à  Herode,  et  dont  celui-ci  s'empressa  sans  doute  de  faire 
disparaître  des  images  odieuses  aux  juifs? 

J'ai  épuisé  les  faits  extérieurs  qu'on  reconnaît  ou  qu'on  peut 
croire  reconnaître  dans  le  Second  haïe;  mais  il  s'en  faut  bien  qu'ils 
fassent  la  principale  préoccupation  du  prophète.  Hérode  lui-même, 
avec  quelque  éclat  qu'il  paraisse  dans  ce  livre,  n'y  tient  pas  après 
tout  une  très  grande  place.  Le  poète  n'est  pas  un  poète  de  cour. 
Ce  qui  l'occupe,  ce  qui  le  passionne,  c'est  la  fortune  du  judaïsme. 
11  grandissait  tous  les  jours  en  dehors  même  de  la  Judée,  et  on 
pouvait  pressentir  déjà  la  révolution  qu'on  appelle  l'avènement  du 
christianisme,  et  que  les  juifs  auraient  eu  le  droit  d'appeler  l'avè- 
nement du  judaïsme  chez  les  Nations.  Jéhova  dit  à  son  peuple  : 
«  C'est  peu  que  tu  sois  mon  serviteur  pour  relever  les  tribus  de 
Jacob  et  ramener  les  restes  d'Israël.  Je  te  réserve  pour  être  la 
lumièi'e  des  Nations,  afin  que  le  salut  que  je  vous  donne  aille  jus- 
([u'au  bout  de  la  terre.  Ainsi  parle  Jéhova  à  celui  qui  est  méprisé 
de  chacun,  haï  des  peuples,  esclave  des  puissans.  Les  rois  ont  vu, 
et  ils  se  lèvent,  les  princes  aussi,  et  ils  se  prosternent  à  cause  de 
Jéhova  qui  est  fidèle,  et  du  Saint  d'Israël  qui  t'a  choisi  (/i9-6-7).  » 
C'est  la  première  fois,  et  c'est  la  seule  fois,  dans  l'histoire  des 

(I)  Ailleurs,  on  retrouve  lo  nom  d'Assiir,  o1.  l. 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHÈTES.  817 

juifs,  qu'ils  ont  pu  associer  cette  glorification  d'eux-mêmes  avec 
cette  conscience  de  leur  déchéance. 

Le  monde  entier  s'intéresse  maintenant  à  Jérusalem  et  se  met 
à  son  service.  Les  puissans  s'emploient  à  la  repeupler.  Elle  en- 
tend ses  fils  qui  reviennent  de  tous  côtés  et  qui  se  disent  : 
«  La  place  est  trop  étroite  ici,  serre-toi  contre  moi  pour  que  je 
puisse  me  loger.  Et  tu  diras  :  Qui  m'a  enfanté  tous  ceux-là?., 
où  étaient-ils?...  Les  peuples  apportent  tes  fils  dans  leurs  bras  et 
tes  filles  sur  leurs  épaules.  Les  rois  prennent  soin  de  toi,  les  prin- 
cesses te  servent  de  nourrices;  la  tête  humblement  baissée,  ils  se 
prosternent  et  lèchent  la  poussière  de  tes  pieds,  et  tu  sauras  que 
je  suis  Jéhova  (49-20-23).  »  (Voir  encore  5/i-2.) 

Un  peu  plus  loin  se  trouve  le  passage  fameux  où  est  développée 
avec  une  complaisance  particulière  l'idée  que  la  grandeur  d'Israël 
est  sortie  de  ses  humiliations  mêmes  et  de  la  patience  avec  laquelle 
il  a  souffert  :  «  Voyez,  mon  serviteur  est  adroit;  il  monte,  il 
s'élève,  il  grandit.  Combien  on  a  été  surpris  à  son  sujet!  car  son 
aspect  était  étrangement  misérable,  et  son  visage  plus  triste  à  voir 
qu'aucun  visage!  Eh  bien!  il  émerveille  les  peuples,  et  les  rois 
demeurent  muets  d'étonnement,  car  ils  voient  ce  dont  on  n'avait 
rien  dit,  ils  entendent  ce  dont  personne  n'avait  parlé.  Qui  a  cru  à 
ce  que  vous  annonciez?  Qui  a  reconnu  le  bras  de  Jéhova?  Voilà 
qu'il  s'élevait  devant  lui  comme  une  jeune  pousse  qui  germe  sur 
un  sol  aride;  il  n'avait  nulle  beauté  quand  nous  l'avons  vu,  nul 
éclat  qui  pût  nous  attirer.  Méprisé  et  abandonné  des  hommes, 
homme  des  douleurs,  portant  la  marque  de  la  souffrance,  comme 
quelqu'un  dont  les  visages  se  détournent,  nous  le  méprisions  et 
ne  tenions  aucun  compte  de  lui.  Mais  il  a  pris  sur  lui  nos  plaies; 
nos  chàtimens,  c'est  lui  qui  les  a  supportés.  Et  nous,  nous  le  con- 
sidérions comme  un  malheureux,  frappé  par  la  colère  divine.  Il  a 
été  maltraité  pour  nos  péchés,  châtié  par  nos  injustices  ;  la  puni- 
tion est  tombée  sur  lui  pour  notre  salut;  les  coups  qu'il  a  reçus 
ont  fait  notre  guérison.  Tous  nous  errions  comme  des  brebis  éga- 
rées et  qui  n'ont  point  de  berger;  nous  suivions  chacun  notre  voie; 
mais  Jéhova  a  jeté  sur  lui  nos  crimes  à  tous.  Il  a  été  inquiété, 
tourmenté,  mais  il  n'a  pas  ouvert  la  bouche,  comme  le  mouton 
qu'on  va  égorger,  comme  la  brebis  qui  reste  muette  entre  les 
mains  qui  la  tondent.  Saisi  et  condamné,  quand  il  a  été  retranché 
de  la  terre  des  vivans,  qui  se  l'est  expliqué  parmi  les  hommes  de 
cet  âge  ?  Qui  a  compris  que  c'est  pour  les  crimes  de  mon  peuple 
qu'ils  sont  frappés?  Sa  sépulture  a  été  parmi  les  impies,  son  tom- 
beau au  milieu  des  rebelles,  quoiqu'il  n'eût  pas  fait  de  violence 
TOME  xav.  —  1889.  52 


818  REVUE,  DES   DEUX   MONDES. 

et  qu'il  n'y  eût  pas  de  mensonge  dans  sa  bouche.  Pourtant,  Jého va 
a  voulu  le  briser,  il  lui  a  porté  un  coup  mortel.  Mais  après , que  sa 
vie  aura  été  prise^n  expiation,  il  verra  sa  postérité,  il  aura  de  longs 
jours,  et  la  volonté  de  Jehova  s'accomplira  par  ses  mains.  Au  sortir 
de  ses  épreuves,  il  verra  la  satisfaction;  par  sa  sagesse,  ce  juste, 
mon  serviteur,  fait  aimer  à  beaucoup  la  justice,  et  il  prend  sur  lui 
leurs  péchés.  Aussi  je  lui  donne  un  lot  parmi  les  puissans,  et  il 
partage  le  butin  des  forts,  parce  qu'il  a  abandonné  sa  vie  à  la 
mort,  qu'il  a  été  confondu  avec  les  médians,  qu'il  a  pris  sur  lui  le 
péché  du  grand  nombre,  et  qu'il  a  répondu  pour  les  pécheurs 
(52-13,  53-1-2).  » 

Il  y  a  plus  d'un  détail  obscur  dans  cette  page ,  mais  le  •  sens 
général  n'en  est  pas  douteux.  C'est  l'histoire  d'Israël  sous  la  figure 
du  serviteur  de  Jehova.  L'Israël  d'aujourd'hui  a  souffert  pour  les 
péchés  de  l'Israël  d'autrefois;  mais  ces  péchés,  il  les  a  rachetés,  et 
il  n'a  plus  à  attendre  qu'un  avenir  prospère.  Il  ne  faut  pas  en- 
tendre, conuue  on  l'a  fait  quelquefois,  qu'il  s'est  chargé  des  péchés 
des  autres  peuples,  des  ÎS'ations  :  c'est  là  une  idée  absolument 
étrangère  au  judaïsme.  Dans  ce  texte,  Israël  est  dédoublé,  comme 
si  on  disait  dans  un  temps  calamiteux  pour  notre  pays,  que  les 
Français  souffrent  pour  les  péchés  de  la  France;  ou,  si  on  veut  une 
distinction  plus  marquée,  les  fidèles,  les  bons  souffrent  pour  les 
fautes  des  méchans  et  les  expient.  On  a  pu  remarquer  un  pluriel 
que  j'ai  souligné  et  qui  montre  assez  que  ce  serviteur  deJêliovu, 
c'est  tout  un  peuple. 

Tout  cela  ne  convient  qu'au  temps  que  j'ai  cru  reconnaître  dans 
l'ensemble  de  ce  livre,  et  il  faut  surtout,  au  dernier  verset,  signa- 
ler cette  phrase  :  «  Il  partage  le  butin  des  forts.  »  C'est  seulement 
à  cette  date  que  les  juifs  ont  partagé  le  butin  des  puissances, 
lorsque,  après  Actium,  Octave  a  donné  libéralement  à  Hérode  des 
villes  et  des  territoires  détachés  de  la  Syrie,  qu'Antoine  avait  don- 
nés,à  Cléopâtre  et  qui  furent  la  part  des  juifs  dans  les  dépouilles 
de  l'Égyptienne. 

Mais  ce  qui  ne  s'était  pas  vu  non  plus  avant  cette  époque,  c'est 
l'état  d'anéantissement  où  était  la  Judée  au  moment  où  cette  pros- 
périté l'a  surprise  ;  c'est  le  portrait  du  juif  méprise,  impuissant,  muet 
sous  l'outrage,  mort  en  quelque  sorte,  et  enterré  parmi  les  impies, 
c'est-à-dire  réduit  à  se  perdre  chez  les  Égyptiens  et  les  Syriens. 

On  lisait  déjà  en  un  autre  endroit  (50-6)  :  «  J'ai  abandonné  mon 
dos  aux  coups  et. ma  barbe  à  ceux  qui  la  tirent;, je  n'ai  pas  dérobé 
mon  visage  aux  insultes  ni  aux  crachats.  Mais  le  seigneur  Jehova 
m'assiste,  c'est  pourquoi  je  n'ai  pas  honte;  j'ai  fait  de  ma  face  un 
caillou,  sachant  que  je  ne  serais  pas  avili.  » 


Li    MODERNITÉ    DES    PROPHÈTES.  819 

On  sait  ce  que  sont  devenus,  entre  les  mains  des  chré- 
tiens, ces  passages  célèbres.  Ils  les  ont  appliqués  à  Jésus  ;  ils 
y  ont  vu  la  Passion  et  la  résurrection  du  Christ,  tandis  qu'il  n'y 
faut  voir  que  la  Passion  et  la  résurrection  d'Israël.  On  peut  suppo- 
ser même  que  le  récit  des  évangiles  contient  tel  détail  qui  n'a  rien 
d'historique  et  est  simplement  emprunté  à  la  prophétie,  comme 
celui  des  crachats  (iJM/T,  lû-65  et' 15-19).  Il  est  \Tai  qu'on •  y 
trouve  en  revanche  des  traits  qui  la  contredisent;  où  est  le  Jésus 
à  qui  le  grand-prêtre  demande  :  «  Est-ce  toi  qui  es  le  Christ?  » 
et  qui  répond  fièrement  :  ((  Oui ,  et  vous  verrez  le  Fils  de 
l'homme  assis  à  la  droite  de  la  Puissance  et  marchant  sur  les 
nuées  »  {Mure,  1^-6*2).  Il  ne  ressemble  guère  à  la  brebis  humble  et 
muette  du  Second  Isaïe,  quoi  qu'en  dise  le  livre  des  Actes  (8-32). 
Mais  c'est  certainement  au  chapitre  du  Second  Isnïe  qu'est  due 
l'idée  même  de  la  Piédemptiou  et  de  l'agneau  fjni  se  charge  des 
péchés  dti  monde. 

Ce  rapport  entre  le  ^^ro/?/*^?^  et  le  fond  même  du  christianisme 
suffit  pour  montrer  combien  ils  sont  voisins  l'un  de  l'autre,  et 
qu'on  est  là  bien  loin  du  temps  de  Cyrus. 

Le  christianisme  doit  encore  au  Second  Isaïe  une  idée'  qui  y  a 
tenu  longtemps  une  grande  place,  celle  de  la  nouvelle  Jérusalem. 
Le  prophète  célébrait  Jérusalem  restaurée,  mais  restaurée  de  deux 
manières,  matériellement  et  moralement,  dans  ses-  bâtimens  par  la 
magnificence  d'Hérode,  dans  son  influence  par  le  succès  de  la  pro- 
pagande juive.  Il  accumule  les  images  brillantes;  j'en  ai  déjà  cité 
quelque  chose;  mais  il  dit  encore  (c'est  Jéhova  qui  parle)  : 
«  J'enchâsse  tes  pierres  dans  l'antimoine  (dont  on  faisait  un  fard 
pour  les  femmes),  et  je  te  donne  pour  fondemens  des  saphirs.  Je 
le  donne  pour  créneaux  des  rubis,  et  pour  portes  des  escarboucles,  et 
toute  ton  enceinte  est  de  pierres  précieuses  »  (64-11^12).  Ces  figures 
ont  été  prises  à  la  lettre,  et  une  pareille  ville  ne  pouvait,  dès  lors, 
être  placée  que  dans  le  ciel,  comme  on  le  voit  dans  V Apoca- 
lypse (21-10).  On  attendit  longtemps  qu'elle  descendît  en  effet  du 
ciel.  Puis  ces  rêves  s'évanouirent,  et  alors  on  entendit  simple- 
ment par  la  nouvelle  Jérusalem  l'église  chrétienne.  C'est  ainsi  que 
Piacine  l'a  présentée  dans  la  prophétie  de  Joad'  (1). 

Dans  ce  cas,ridéede  la  nouvelle  Jérusalem  se  confond  avec  celle  de 
la  Vocation  des  Gentils.  Celle-ci  n'est  pas  étrangère  slux  prophètes  de 
la  fin  du  u*^  siècle^  puisqu'ils  avaient  vu  Hyrcan  imposer  le  judaïsme, 
d'abord  aux  tribus  séparées  et  puis  aux  Idinuéens.  Leur  Jéhova  était 

(t)  Quelle  Jérusalem  nouvelle?...  etc. 

{Athalie,  acte  iii,  scène  vn. 


820  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

déjà  assez  grand  pour  qu'ils  aient  pu  se  représenter  les  peuples 
acceptant  sa  loi.  Mais  ce  fut  bien  autre  chose  sous  Hérode,  quand  la 
propagande  était  déjà  presque  ce  que  nous  voyons  qu'elle  est  au 
temps  de  Philon.De  là  la  manière  dont  elle  éclate  dans  Zacharie,  et 
\q Second haïe\-A  développe  avec  toute  son  éloquence  :  «  Le  Saint  d'Is- 
raël s'appelle  le  dieu  de  toute  la  terre.  »  Ensuite  :  «  Voici  que  ce  peuple 
que  tu  n'aspas  connu^  tu  l'appelles,  et  des  nations  qui  ne  te  connais- 
saient pas  accourront  à  toi  »  (55-5).  Et  surtout  :  «  Que  l'étranger 
qui  s'est  attaché  à  Jéhova  ne  dise  pas  :  Jéhova  m'exclut  et  me 
retranche  de  son  peuple.  Et  que  l'eunuque  ne  dise  pas  :  Je  ne 
suis  qu'une  tige  stérile.  Car  ainsi  parle  Jéhova  sur  les  eunuques  : 
Ceux  qui  observent  lues  sabbats,  qui  font  ce  qui  m'est  agréable, 
et  qui  sont  fidèles  à  mon  pacte,  je  leur  donne  dans  ma  maison  et 
dans  mon  parvis  une  place  et  un  nom  qui  valent  mieux  que  des 
fds  et  des  filles;  je  leur  donne  un  nom  perpétuel,  qui  ne  mourra 
pas.  Et  les  fils  d'une  terre  étrangère  qui  s'attachent  à  Jéhova  pour 
lui  appartenir,  pour  aimer  le  nom  de  Jéhova  et  être  ses  serviteurs  ; 
tous  ceux  qui  gardent  le  Sabbat  sans  le  profaner  et  qui  restent  fidèles 
à  mon  pacte  ;  je  les  amène  sur  ma  montagne  sainte,  dans  les  joies 
de  la  maison  où  on  me  prie;  leurs  holocaustes  et  leurs  sacrifices 
me  sont  agréables  sur  mon  autel,  et  ma  maison  s'appelle  maison 
de  -prières  pour  tous  les  peuples  »  (56-3-7). 

Les  trois  premiers  versets  sont  d'autant  plus  remarquables  qu'ils 
sont  un  désaveu  formel  des  prescriptions  du  Beutcronome ,  au 
chapitre  xxiii,  où  il  est  dit  expressément  que  l'eunuque  n'est  pas 
admis  «  dans  l'église  de  Jéhova,  »  et  qui  repoussent  également 
l'étranger  et  ses  descendans ,  accordant  seulement  aux  fils  de 
l'Iduméen  et  à  ceux  de  l'Égyptien  d'être  reçus  à  la  troisième  géné- 
ration. Mais  ce  qui  suit  dans  le  prophète  est  l'admirable  expres- 
sion du  caractère  qu'avait  pris  alors  la  propagande  juive  et  par 
lequel  elle  s'est  emparée  du  monde.  Si  le  monde  en  effet  a  judaïsé 
à  l'époque  chrétienne,  c'est  parce  que  le  judaïsme  lui-même  s'était 
jusqu'à  un  certain  point  dcjudaïsc,  en  ce  sens  du  moins  qu'il  pré- 
tendait gagner  tous  les  hommes  à  sa  croyance  et  devenir  ainsi  une 
religion  universelle. 

Je  crois  que  c'est  par  ce  beau  passage  que  se  terminait  le  livre 
du  Second  Isaïe.  Le  morceau  qui  suit  (56-8,  57-21),  qui  représente 
Israël  livré,  non-seulement  aux  vices,  mais  aussi  à  toutes  les  pra- 
tiques de  l'idolâtrie,  semble  d'un  autre  temps  et  rappelle  les  pro- 
phètes du  11^  siècle.  Plus  loin,  au  chapitre  lxiii,  l'image  de  ce  ven- 
geur, tout  couvert  de  sang,  qui  punit  les  crimes  de  l'Idumée,  n'a 
pu  se  produire  sous  l'Iduméen  Hérode.  J'expliquerai  tout  à  l'heure 
ma  pensée  sur  ces  additions  en  général. 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHÈTES.  821 

Mais  je  dois  revenir  encore  sur  les  dix-sept  chapitres  que  j'ai 
étudiés  jusqu'ici,  pour  y  considérer,  non  plus  ce  qu'ils  nous  ap- 
prennent sur  les  événemens  particuliers  de  ce  temps,  ou  même 
sur  la  situation  générale  d'Israël,  mais  le  développement  de  cet 
esprit  religieux  qu'on  peut  appeler  chrétien,  et  qu'on  sent  déjà  dans 
les  prophètes  du  ii^  siècle,  mais  qui  prend  ici  un  accent  encore 
plus  vif  et  plus  tendre.  Les  premières  paroles  du  livre  :  a  Consolez, 
consolez  mon  peuple,  »  en  donnent  tout  de  suite  le  ton  (40-1).  Et 
immédiatement  après,  vient  un  verset  qui  a  passé  dans  l'Évangile  : 
«  Une  voix  crie:  Frayez  dans  le  désert  la  voie  de  Jéhova  (1).  »  Un 
peu  plus  loin  :  a  L'herbe  se  dessèche,  la  fleur  tombe,  mais  la  parole 
de  Jéhova  subsiste  à  jamais  »  (40-8).  Ou  encore  :  «  Les  cieux 
s'évanouiront  comme  une  fumée,  et  la  terre  s'usera  comme  une 
étoffe,  et  ainsi  périront  ses  habitans;  mais  ma  promesse  et  ma  jus- 
tice dureront  toujours.  »  (51-6).  Comparez  M//?///.  (13-31). 

Jéhova  est  «  comme  le  berger  qui  conduit  son  troupeau  ;  il  prend 
dans  ses  bras  les  agneaux  et  les  porte  dans  son  sein  ;  il  aide  à 
marcher  les  brebis  pleines  »  (40-11).  Comparez  Malth.  (12-11). 
Jéhova  est  déjà  le  bon  pasteur  [Jean,  10-14). 

(c  Cieux,  répandez  votre  pluie  et  que  les  nuées  nous  versent  la 
paix  ;  que  la  terre  s'ouvre;  que  le  salut  germe  et  qu'on  voie  pous- 
ser la  justice  »  (45-8).  Cet  admirable  verset  n'a  pas  été  repj'oduit 
dans  le  Nouveau  Testament,  mais  l'église  chrétienne  s'en  est  em- 
parée et  le  répète  tous  les  ans  dans  l'office  de  Noël  :  Rorale  cœli 
desuper. 

«  Sion  a  dit:  «  Jéhova  m'a  abandonné,  le  Seigneur  m'a  oubhé. 
Mais  est-ce  que  la  femme  oublie  son  nourrisson  ?  Est-ce  qu'elle 
laisse  à  l'abandon  le  fruit  de  ses  entrailles?  Et  quand  elle  oublie- 
rait, moi,  je  ne  t'oublierai  pas  »  (49-14).  Jéhova  est  là  plus  que 
paternel.  » 

«  Qu'ils  sont  beaux  sur  les  montagnes,  les  pieds  de  celui  qui  an- 
nonce la  bonne  nouvelle,  du  messager  de  bonheur  qui  apporte  le 
salut,  qui  dit  à  Sion  :  Ton  dieu  est  roi  !  »  (52-7).  C'est  le  verset  que 
Paul  applique  à  ceux  qui  prêchent  l'évangile  [Rom.,.  10-15)  et  qui 
revient  dans  je  ne  sais  combien  de  sermons. 

a  Allons,  vous  tous  qui  avez  soif,  venez,  voici  l'eau.  Quand  vous 
n'auriez  pas  d'argent,  venez,  prenez,  nourrissez-vous,  venez,  prenez, 
sans  argent  et  sans  payer,  du  vin  et  de  lait.  Pourquoi  donnez-vous 
de  l'argent  pour  ce  qui  n'est  pas  du  pain  ?  votre  peine  pour  ce  qui 
ne  rassasie  pas?  Approchez,  écoutez  ma  voix  et  mangez  ce  qui  est 
bon  ;  nourrissez-vous  d'une  graisse  délectable.   Prêtez  l'oreille  et 

(1)  Matth  ,  3,  m  5  mais  TévangéUïte  a  déplacé  les  mots  :  dans  h  dcsert. 


s '2 2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

venez  à  moi;  écoutez,  et  vous  trouverez  la  vie  »  (55-1)  (1).  C'est 
ce  touchant  appel  qui  a  inspiré  celui  de  l'evangile  :  a  Venez  à  moi, 
vous  tous  qui  êtes  surchargés  et  accablés,  et  je  vous  soulagerai  » 
[Mallh.  11-26). 

{(  Cherchez  Jéhova,  pendant  que  vous  pou\ezle  trouver;  invo- 
quez-le, pendant  qu'il  est  proche  »  (55-6).  Et  dans  Mcitliieu: 
((  Cherchez  et  vous  trouverez  »  (7-7) . 

«  Autant  les  cieux  sont  élevés  au-dessus  de  la  terre,  autant  mes 
voies  sont  au-dessus  de  vos  voies  et  mes  pensées  de  vos  pensées  » 
(55-9).  Paul  dit  à  son  tour  :  «  0  profondeur  de  la  sagesse  de  Dieu  ! 
Combien  ses  conseils  sont  incompréhensibles  et  combien  ses  voies 
inexplicables!  »  {Rom.,  11-33.)  Et  cela  est  devenu  un  des  lieux- 
communs  de  la  prédication  chrétienne. 

En  vérité,  ne  faut-il  pas  bien  de  la  complaisance  pour  admettre 
que  de  pareilles  idées  ont  été  exprimées  dans  de  pareils  termes, 
soit  au  temps  de  Sennachérib,  soit  à  l'époque  de  Cyrus? 


V. 


On  a  vu  que  tout  ce  qu'on  lit  sous  le  nom  d'Isaïe,  depuis  le  chapitre 
xL  jusqu'au  chapitre  lxvi  inclusivement,  est  une  addition  au  texte 
du  Premier  haïe,  addition  qui  forme  une  composition  à  part,  la 
mieux  suivie  certainement  qu'il  y  ait  dans  aucun  \\\yq  propJictique. 
Gela  fait  présumer  qu'il  peut  se  trouver  ailleurs  d'autres  additions 
moins  considérables,  et  je  crois  qu'il  s'en  trouve  en  effet  :  les  unes 
suggérées  par  des  événemens  postérieurs  à  la  date  de  l'œuvre 
principale  où  on  les  a  placées  ,  les  autres  qui  peuvent  être  d'une 
date  quelconque,  mais  qui,  étant  éparses  et  ne  s'étant  pas  produites 

(!)  Par  quelle  erreur,  âmes  vaines, 

Du  plus  pur  sang  de  vos  veines 
Achetez-vous  si  souvent, 
Non  un  pain  qui  vous  l'epaisse, 
Mais  une  ombre  qui  vous  laisse 
Plus  affamés  que  devant! 

Le  pain  que  je  vous  propose... 
C'est  ce  pain  si  délectable 
Que  ne  sert  point  à  sa  table 
Le  monde  que  vous  suivez. 
Je  l'offre  à  qui  veut  me  suivre  : 
Approchez.  Aoulez-vous  vivre? 
Prenez,  mangez  et  vivez. 

(Racine,  Cantiques,  4.) 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHÈTES.  823 

SOUS  un  nom  qui  les  recommandât  à  l'attention,  n'ont  pu  se  C(!n- 
server  que  quand  on  les  a  jetées  dans  un  recueil  déjà  existant.  Ce 
sont  des  additions  de  ces  deux  espèces  qui  forment  les  derniers 
chapitres  rassemblés  sous  le  nom  disaïe.  Le  chapitre  lx  n'est  guère 
qu'une  répétition  des  chapitres  lix  etLiv.  Aux  chapitres  lxv  et  lxvt, 
le  jjrophète  s'indigne  contre  ceux  qui  mangent  de  la  viande  de 
porc;  ce  trait,  dont  on  ne  trouverait  l'équivalent  dans  aucun  autre 
prophète^  me  parait  d'un  âge  inférieur  religieusement  à  celui  où 
on  se  sentait  placé  jusque-là. 

En  revanche,  il  se  trouve  encore  dans  ces  chapitres  tel  trait  qui 
rappelle  l'accent  du  Second  haïe  :  «  C'est  toi  qui  es  notre  père  ; 
Abraham  ne  nous  connaît  pas  et  Israël  ne  sait  qui  nous  sommes  : 
notre  père,  c'est  toi,  Jéhova  »  (63-16).  C'est  àé]k\Q  .Paler  nosler. 

Un  verset  d'un  tout  autre  caractère  se  trouve  tout  à  la  fm  du 
recueil  (66-24)  :  «  Ils  sortiront,  dit  Jéhova,  et  ils  verront  les  corps 
morts  des  hommes  qui  se  sont  révoltés  contre  moi  ;  car  leur  ver  ne 
meurt  pas,  et  le  feu  qui  les  consume  ne  s'éteint  pas.  »  Il  y  a  là  une 
hame  féroce,  qui  ne  peut  s'excuser  que  parce  que  les  juifs  souiïraient 
beaucoup  sans  doute  à  l'époque  où  ils  parlaient  ainsi.  Il  est  triste 
que  l'évangile  ait  cru  devoir  recueillir  encore  ces  paroles  et  les 
mettre  dans  la  bouche  de  Jésus  lui-même  [Marc,  9-45). 

Je  parcours  maintenant,  en  cherchant  des  additions,  les  autres 
prophètes..  On  est  tenté  d'en  reconnaître  une  dans  le  Premier  haïe, 
aux  quatre  derniers  versets  du  chapitre  xxiii  au  sujet  de  Tyr.Il  n'est 
pas  mipossible,  je  l'ai  dit,  de  les  rapporter  au  temps  du  premier 
Hyrcan  ;  mais  on  comprendra  encore  mieux,  si  ces  quatre  versets 
ont  été  ajoutés  au  temps  d'Hérode,  la  révolution  qu'ils  annoncent, 
et  l'intervalle  qu'ils  font  tout  à  coup  franchir  au  lecteur.  Et  ce  qui 
appuie  cette  conjecture,  c'est  que  les  Psaumes,  dont  la  date  est 
aussi,  selon  toute  apparence,  celle  d'Hérode,  reviennent  plusieurs 
fois  sur  cette  conversion  de  Tyr  et  des  villes  qui  en  dépendent. 
Voir  aussi  Zacharie  (9-2-7). 

Dans  Jèrèmie,  je  ne  vois  pas  que  tel  passage  attire  particulière- 
ment l'attention  ;  mais  on  ne  peut  s'empêcher  de  remarquer  que  le 
nom  de  juif  ou  judèen,  qui  ne  se  rencontre  jamais  dans  les  pro- 
phètes du  11^  siècle,  se  présenté  au  contraire  souvent  dans  celui-là, 
mais  seulement  dans  les  derniers  chapitres,  et  pas  une  seule  fois 
auparavant.  Or  c'est  surtout  dans  cette  dernière  partie  du  livre 
que  Jéremie  est  donné  comme  mêlé  de  sa  personne  aux  événemens 
qui  aboutissent  à  la  ruine  de  Jérusalem.  II  y  a  là  de  quoi  donner  à 
refléchir  sur  la  valeur  de  ces  récits.  Voir  plus  haut  mes  réflexions 
sur  ZacJiarie.,  8-23. 

Mais^l'étude  des  chapitres  xxxviii,  xlviii  d'Ezcchiel  est  particu- 


82/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lièremont  intcressaiite  à  ce  point  de  vue.  Los  deux  premiers  con- 
tiennent la  description  fameuse  d'une  aventure  extraordinaire.  Gog, 
prince  de  Magog,  deux  noms  d'ailleurs  inconnus  (1),  parti  du  fond 
des  régions  du  nord  et  traînant  une  multitude  de  peuple  à  sa  suite, 
vient  porter  la  guerre  sur  la  terre  d'Israël,  où  il  est  vaincu  et  tué. 
Les  commentateurs  n'ont  pu  trom'er  une  explication  plausible  de  ces 
chapitres.  La  difficulté  disparaît  si  on  suppose  qu'ils  ont  été  ajoutés 
au  texte  d'Ézcchicl  à  l'époque  de  l'invasion  des  Partlies  en  Judée, 
où  ils  n'avaient  pas  encore  paru,  et  où  Antigone  les  appela  vers 
l'an  ^0  avant  notre  ère.  Gog  est  le  Pacorus  des  historiens  grecs  et 
de  Josèphe.  La  bataille  où  il  fut  vaincu  et  tué  (parles  Romains)  n'eut 
pas  lieu  précisément  en  Judée,  mais  à  côté,  dans  ce  qu'on  appelait 
la  Cyrénaïque  (Plut.,  Antoine,  Zh).  Déplus,  en  Judée  même,  les 
Parthes  avaient  livré  à  Hérode  plusiem's  combats  où  ils  furent  dé- 
faits et  où  ils  laissèrent  des  morts  [Antiq.,  lù-13-8).  Ce  sont  ces 
événemens  que  le  prophète  traduit  avec  une  imagination  dont  les 
hyperboles  répondent  à  la  fois  aux  habitudes  du  genre  et  à  l'im- 
pression qu'avait  dû  faire  sur  les  juifs  une  invasion  si  inattendue 
et  que  les  juifs  étaient  incapables  de  repousser  par  eux  seuls. 

Plus  tard,  quand  Pacorus  fut  oublié,  car  cette  espèce  d'inondation 
n'eut  c[u'un  temps  bien  court,  ces  deux  chapitres  ne  durent  paraître 
qu'une  vision  sans  réalité  présente,  que  l'avenir  seul  accomplirait, 
un  avenir  qui  se  confondait  avec  l'attente  de  la  fin  du  monde. 
C'est  ainsi  que  dans  \ Apocalypse^  après  le  règne  de  mille  ans,  on 
voit  Gog  et  Magog  (2),  qui  assiègent  la  ville  des  saints  avec  des  ar- 
mées innombrables,  mais  qui  sont  dévorées  par  le  feu  du  ciel  (20-7). 

Les  neuf  derniers  chapitres  du  livre  cjui  porte  le  nom  d'Ézéchiel 
sont  remplis  par  le  plan  purement  idéal  d'une  restauration  du 
Temple,  d'autant  plus  grandiose  qu'elle  ne  coûte  rien  à  l'écrivain. 
C'en  est  assez  pour  conjecturer  tout  d'abord  que  ce  morceau  a  été 
écrit  à  l'époque  où  Hérode  a  pensé  à  rebâtir  le  Temple,  et  avant 
que  cette  reconstruction  ait  été  exécutée.  Et  ce  qui  confirme  cette 
conjecture,  c'est  la  place  que  tient  dans  ces  chapitres  le  Chef,  nad, 
qui  n'est  pas  grand-prêtre  et  n'offre  de  sacrifices  que  par  la  main 
des  prêtres  (46-2),  mais  qui  fournit  les  victimes  et  qui  a  droit 
ainsi  que  ses  fils  à  des  honneurs  et  à  un  domaine  qui  le  mettent 
tout  à  fait  à  part  [h'à-l-M  et  /i6-16.)  Ces  pages  donc  n'ont  pu  être 
écrites  au  ii®  siècle  sous  les  Asmonées,  mais  seulement  sous 
Hérode. 


(1)  Chacun  des  deux  se  trouve  une  fois  dans  la  Bible  {Genèse,  10,  2  et  if,  Chron.,  5,  4), 
mais  sans  aucun  i-apport  avec  ce  qu'ils  signifient  dans  Ézéchiel. 

(2)  Et  non  plus  Gog,  prince  de  Mag-og. 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHÈTES.  8 '2 5 

H  est  à  remarquer  que  d'après  Josèphe  [Aiitiq.,  10-5-1)  Ézéchiel 
avait  laissé  deux  livres  de  prophéties.  Je  crois  comme  Huet  que  ce 
II®  livre  se  composait  de  ce  que  je  regarde  comme  une  addition. 
Seulement  Huet  ne  comprenait  dans  cette  addition  que  les  neut 
derniers  chapitres,  tandis  que  j'y  comprends  les  onze  derniers  (1). 

J'ai  déjà  dit  un  mot  de  la  Prière  qui  foi'me  le  chapitre  m  d'Haba- 
cuc  :  c'est  encore  une  addition  du  temps  d'Hérode.  On  le  reconnaîtrait 
rien  qu'à  ces  mots  :  ton  Oint  (verset  13),  pour  désigner  le  prince 
des  juifs,  expression  qui  ne  se  rencontre  pas  avant  cette  époque. 

YI. 

Le  livre  de  Baniel  n'était  pas  compté  par  les  juifs  parmi  les 
livres  des  prophètes.  Il  ne  faut  pas  se  lasser  de  le  redire,  puisque 
l'éghse  catholique  le  leur  a  assimilé  (2),  Il  ne  ressemble  d'ailleurs 
à  aucun  autre,  en  ce  sens  que  les  prophéties  qui  y  sont  contenues 
sont  d'un  tout  autre  caractère.  Elles  y  ont,  particulièrement  au  cha- 
pitre XI,  la  précision  d'un  procès-verbal,  auquel  il  ne  manque  que 
les  noms  propres,  et  qui  suit  les  rois  macédoniens  qui  ont  dominé 
sur  la  Judée,  depuis  Alexandre  jusqu'à  Antiochus  l'Épiphane.  Aussi 
la  critique  n'a-t-elle  eu  aucune  difficulté  à  reconnaître  que  cet  écrit 
ne  pouvait  être  du  temps  de  Gyrus,  et  Poi'phyre  avait  déjà  constaté 
que  nécessairement  l'écrivain  avait  vu  Antiochus  et  ses  violences 
contre  les  juifs.  Mais  c'était  encore  le  faire  trop  vieux,  et  on  va 
voir  qu'il  ne  peut  être  antérieur  au  règne  d'Hérode,  ni  même  à  sa 
mort. 

Nabuchodonosor  voit  en  songe  une  statue,  dont  la  tête  est  d'or, 
la  poitrine  d'argent,  le  ventre  de  cuivre  et  les  jambes  de  fer;  seu- 
lement, aux  pieds,  le  fer  est  mêlé  d'argile.  Tout  à  coup  une  pierre 
vient  la  frapper,  qui  n'est  pas  lancée  de  main  d'homme;  et  rencon- 
trant les  pieds  d'argile,  elle  la  fait  tomber  ;  tout  est  brisé.  Puis  la 
pierre  grossit  et  devient  une  grande  montagne,  qui  remplit  toute 
la  terre.  Il  est  clair  que  les  quatre  métaux  représentent  les  quatre 
empires  qui  se  sont  succédé  à  partir  des  Babyloniens  en  comptant 
comme  deux  empires  distincts  celui  des  Mèdes  et  celui  des  Perses  ; 
le  quatrième  est  celui  des  Macédoniens.  Il  est  clair  aussi  que  lapierre 
est  l'empire  romain,  qui  est  l'empire  du  monde. 

Au  chapitre  vu  paraissent  quatre  bêtes,  qui  représentent  aussi 

(l)  Si  on  croit  que  le  verset  19-'23  d'Êzécliiel  se  rapporte  à  la  ruine  des  Asmonées,  il 
faudra  encore  regarder  ce  verset,  et  peut-être  tout  le  chapitre  (qui  ne  lient  en  rien 
ce  qui  précède  ni  à  ce  qui  suit),  comme  une  addition. 

(^j  Elle  a  pu  s'y  croire  autorisée  par  Malth.,  '24,  15,  et  Josèphe  parle  de  mime 
{Antiq.,  10,  11,  7). 


826  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quatre  empires.  Ici  la  quatrième  est  lempirc  romain,  la  seconde  re- 
j)résente  à  la  fois  les  Mèdes  et  les  Perses.  Mais  il  n'y  a  pas  moyen 
de  ne  pas  reconnaître  Rome  dans  la  quatrième  bête,  ainsi  décrite  : 
(c  Voici  un  quatrième  animal,  terrible,  formidable  et  extrêmement 
fort;  il  avait  de  grosses  dents  de  1er;  il  mangeait,  brisait  et  foulait 
le  reste  sous  ses  pieds  ;  il  Hait  dijfî'rent  de  tous,  les  autres  d'a\  ant 
lui  »  (7-7).  Et  plus  loin  :  «  11  dévorera  toute  la  terre  »  (7-23). 

La  quatrième  bête  portait  dix  cornes.  Ces  cornes  sont  les  chefs 
suprêmes  des  juifs,  les  Asmonées,  les  seuls  princes  qui  comptent 
aux  yeux  des  juifs  à  cette  époque,  depuis  que  les  royaumes  de 
Syrie  et  d'iigv'pte  n'existent  plus.  Ils  sont  exactement  au  nombre  de 
dix,  si  on  y  comprend  Judas  le  Maccabée,  que  Josèphe  compte  comme 
grand-prêtre,  quoiqu'il  ne  paraisse  pas  l'avoir  été  {Anfiq.,  12-10-6). 
L'écrivain  a  le  droit  de  les  rattacher  à  l'empire  romain,  puisque  le 
Premier  livre  des  Muceabces  et  Josèphe  nous  les  représentent 
comme  s'appuyant  sur  Rome,  dès  le  temps  même  de  Judas  (I  Macc, 
8-1,  etc.).  On  comprend  dès  lors  aisément  que  la  petite  corne  qui 
s'élève  du  milieu  des  grandes  est  le  parvenu  Herode.  Il  arrache 
trois  cornes,  c'est-à-dire  les  trois  derniers  Asmonées.  Et  c'est  alors 
que  la  petite  corne  prend  une  figure  humaine  et  une  bouche  inso- 
lente. 

Son  histoire  se  répète  au  chapitre  viii,  avec  des  variantes  (1)  ; 
il  j  est  dit  qu'elle  s'étend,  c'est-à-dire  la  puissance  d'Herode,  vers 
le  sud,  vers  l'Orient  et  vers  le  beau  pays,  expression  biblique  qui 
signifie  la  Terre  sainte  (2).  La  suite  annonce  que  ce  roi  s'attaquera 
à  Jehova  lui-même,  qu'il  suspendra  le  sacrifice  quotidien,  qu'il 
l'empêchera  en  assiégeant  le  Temple  avec  une  armée.  Ce  roi  au 
dur  visage  sera  fort,  Diuis  cette  force  ne  sera  pas  la  sieiuie,  et  qu'en- 
fin il  sera  brisé,  mais  non  par  la  main  d'un  homme  (8-23-25). 

Au  chapitre  ix  est  le  fameux  compte  des  soixante-dix  semaines, 
très  obscur  quant  à  son  point  de  départ,  mais  où  on  se  retrouve 
à  la  fin.  Un  Oint  est  retranché  ;  je  pense  que  c'est  Hyrcan,  dépouille 
de  sa  prêtrise;  un  peuple  étranger  ravage  la  ville  et  le  sanctuaire. 
Le  sacrifice  quotidien  est  suspendu,  et  sur  Vaile  des  abomiiuitions 
le  dévastateur  (9-27).  L'aile,  c'est  le  faîte  du  Temple  (3).  Le  dévas- 
tateur, c'est  l'aigle,  symbole  de  Rome,  la  grande  dévastatrice.  Et  il 
s'agit  de  l'aigle  d'or  qu'Herode  avait  fait  placer  sur  la  principale 
porte  du  Temple,  ce  qui  était  une  abomination  aux  yeux  des  fidèles, 

(1)  On  sait  que  ces  deux  chapitres  ne  se  font  pas  suite,  et  ne  sont  pas  même  écrits 
dans  la  même  langue.  Les  chapitres  ii-vii  sont  en  chaldaîque  et  les  chapitres  viii-xii 
eu  hébreu  (ainsi  que  le  premier). 

(2)  Gesenius,  p.  7S0  bis. 

(3)  Mattliieu  l'appelle  ainsi  en  grec,  4-5. 


LA    MODERNITE    DES    PROPHÈTES.  827 

de  sorte  qu'Herode  étant  mourant  et  comme  déjà  on  le  disait  raoït, 
une  jeunesse  ardente,  soulevée  par  des  docteurs  fanatiques,  abattit 
l'aigle  et  le  mit  en  morceaux,  Hérode  fit  brûler  \ifs  les  principaux 
auteurs  de  cette  insulte  [Aiitiq.,  17-6). 

Tout  concourt  donc  jusqu'ici  à  rapporter  le  livre  de  Daniel  au  temps 
d'Hérode.  Mais  au  chapitre  xi  se  présente  une  difficulté.  Comment 
un  écrivain  de  cette  époque  a-t-il  eu  l'idée  de  remplir  tout  ce  cha- 
pitre de  l'histoire  des  rois  de  Syrie,  continuée  jusqu'à  Antiochus 
l'Épiphane  auquel  il  s'arrête?  C'est  cette  circonstance  qui  a  fait 
admettre  généralement  par  les  critiques,  depuis  Poiphyre,  que  le 
livre  est  écrit  du  temps  d' Antiochus.  Et  on  ne  comprend  pas  d'abord 
quel  intérêt  ce  chapitre  pouvait  avoir  pom'  des  lecteurs  du  temps 
d'Hérode.  Je  crois  que  l'expUcation  de  ce  problème  doit  être  cher- 
chée dans  cette  supposition,  qu'en  paraissant  parler  d'Antiochus, 
l'auteur  parle,  en  effet,  d'Hérode  lui-même.  Antiochus  avait  été,  au 
■  II*"  siècle,  le  type  de  l'ennemi  de  Dieu.  Hérode  est  un  nouvel  An- 
tiochus. Comme  le  premier,  il  fait  la  guerre  à  Jéhova  et  à  ses  fidèles; 
comme  lui  il  livre  Jérusalem  en  proie  aux  armes  des  Nations  ;  il 
suspend  le  sacrifice  quotidien  ;  il  profane  le  Temple  en  y  étalant 
une  image.  Mais  qu'on  remarque  les  premières  paroles  par  les- 
quelles l'écrivain  l'annonce  (11-21)  :  «  Alors  s'élève  un  homme 
méprisé,  pour  qui  la  dignité  royale  n'était  pas  faite;  mais  il  vient 
sournoisement  et  s'empare  du  royamiie  par  des  intrigues.  »  Un 
pareil  portrait  n'est  pas  celui  du  fils  d'Antiochus  le  Grand,  et  on 
ne  peut  y  reconnaître  que  l'usurpatem'  idmnéen.  Dans  les  versets 
suivans,  on  trouve  des  traits  pris  à  l'histoire  d'Antiochus,  puisque 
c'est  là  la  fiction  adoptée  ;  mais  on  en  trouve  aussi  qui  n'ont  aucun 
rapport  avec  cette  histoire,  comme  M.  Edouard  Reuss  l'a  fort  bien 
vu,  et  il  semble  que  c'est  encore  au  temps  d'Hérode  qu'il  faut  les 
placer,  u  Le  charme  des  femmes  »  (11-37)  peut  faire  allusion  à 
la  destinée  tragique  de  la  fameuse  Mariamne.  Le  roi  du  sud  et  le 
roi  du  nord  (1  i-40)  sont  peut-être  le  roi  d'Arabie  et  celui  des  Par- 
thes;  l'étabhssement  entre  la  mer  et  la  sainte-montagne  (ll-/i8) 
serait  Césarée.  Les  no  uvelles  inquiétantes  de  l'Orient  et  du  nord 
paraissent  être  celles  qui  remplissent  le  chapitre  ix  du  livre  xvi  de 
Josèphe.  Enfin  le  morceau  se  termine  par  l'annonce  delà  mort  d'Hé- 
rode. L'auteur,  qui  écrivait  probablement  sous  le  hls  d'Hérode 
Archélaiis,  pouvait  ainsi  sans  se  compromettre  satisfaire  ses  res- 
sentimens. 

Après  la  mort  du  roi,  et  après  quelque  temps  de  troubles  et 
d'anarchie,  le  triage  se  fait  entre  ceux  qui  avaient  été  fidèles 
à  Jéhova  et  ceux  qui  ne  l'avaient  pas  été.  «  Beaucoup  de  ceux 
qui  dorment    dans  la  poussière  de   la  terre  se  réveillent,  les  uns 


828  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  une  vie  éternelle,  les  autres  pour  l'opprobre  et  une  éternelle 
ignominie  »  (12-2).  Cette  résurrection  n'est,  je  crois,  qu'une  figure 
de  style,  pour  dire  que  les  mérites  et  les  démérites,  jusque-là 
enfouis  dans  l'ombre,  reparaissent  au  grand  jour.  Ainsi  se  termine 
le  livre  de  Daniel. 

Mais  je  n'ai  pas  encore  parlé  d'un  passage  très  remarquable. 
Après  que  les  quatre  bêtes  du  chapitre  vu  ont  été  condamnées  et 
détruites,  on  voit  paraître  sur  les  nuées  la  figure  d'un  fils  d'homme, 
c'est-à-dire  d'un  homme  (en  style  juif)  (7-13),  qui  reçoit  de  VÉtre 
aux  longs  jours  (7-9),  c'est-dire  du  dieu  suprême  (1),  un  empire 
qui  doit  survivre  à  tous  les  autres  et  durer  éternellement.  C'est  la 
première  et  la  seule  fois  que  paraît,  dans  l'x^ncien  Testament,  l'idée 
du  Royaume  des  Saints  (7-22)  ;  je  ne  l'appellerai  pas  l'idée  mes- 
sianique, car  il  ne  faut  pas  voir  dans  ce  passage  ce  qu'on  a  appelé 
plus  tard  le  Messie,  et  qui,  dans  l'Ancien  Testament,  n'est  absolu- 
ment nulle  part.  La  forme  humaine  du  verset  13  n'est  qu'un  sym- 
bole. Tandis  que  les  empires  des  Xations  sont  figurés  par  quatre 
bêtes,  l'empire  des  Saints  l'est  par  un  homme  ;  c'est  l'expression 
de  sa  supériorité  et  de  sa  dignité.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  d'ail- 
leurs que  dans  la  suite,  quand  se  forma  l'idée  d'un  Messie,  on  crut 
le  reconnaître  dans  ce  passage  de  Daniel;  de  là  est  venue,  pour 
le  désigner,  cette  expression  de  Fils  de  llwmmc,  adoptée  peut- 
être  par  tous  ceux  qui  l'attendaient  et  qui  l'annonçaient,  mais  qui 
l'a  été  certainement  par  Jésus,  de  la  bouche  de  qui  elle  a  passé 
dans  les  Evangiles.  Il  n'y  a  rien  dans  Daniel  qui  marque  mieux 
la  modernité  du  livre,  et  qui  le  fasse  reconnaître  comme  plus  proche 
du  christianisme. 

J'ai  achevé  ma  tâche,  et  je  crois  que  ma  démonstration  est  faite, 
soit  pour  le  premier  âge  prophétique,  qui  est  la  fin  du  ii^  siècle, 
soit  pour  le  second  âge,  celui  d'Hérode,  et  cette  fois  peut-être 
encore  plus  complètement  et  avec  plus  de  précision.  Ces  deux  âges 
littéraires  sont  en  même  temps,  comme  il  est  naturel,  deux  grandes 
époques  de  l'histoire  des  Juifs  :  la  première  qui  est  de  beaucoup  la 
plus  belle,  pleine  de  vigueur  et  de  passion,  où  ce  peuple,  qui 
semble  tout  près  d'être  écrasé  par  une  puissance  redoutable,  lutte 
et  s'affranchit,  à  l'aide  sans  doute  de  l'affaiblissement  inattendu  de 
ses  maîtres,  mais  d'abord  par  son  énergie  et  par  sa  foi  en  son  dieu, 
c'est-à-dire  sa  foi  en  lui-même.  La  seconde,  très  inférieure  en  réa- 

(I)  Il  est  à  remarquer  que  le  nom  de  Jéhova  ne  se  trouve  pas  une  seule  fois  dans  la 
partie  cbaldaiquc  de  Daniel.  11  semble  que  l'autour  fasse  déjà  ce  que  firent  plus  tard 
les  chrclicus,  quil  ote  à  son  dieu  son  nom  local  et  sa  marque  juive.  Jéhova  reparaît 
au  chapitre  iy. 


LA    MODERNITÉ    DES    PROPHÈTES.  829 

lité,  et  sur  la([iielle  pèse  la  doiiiination  romaine,  a  cependant  encore 
l'apparence  au  moins  de  la  grandeur,  grâce  à  un  règne  prospère 
et  même  brillant,  mais  surtout  parce  que  la  servitude  de  la  Judée 
était  couverte  en  quelque  sorte  par  la  fortune  inespérée  du  judaïsme, 
qui  s'emparait  déjà  à  cette  époque  du  monde  grec. 

Maintenant  réussirai-je  à  l'aire  adopter  mon  opinion  à  mes  lec- 
teurs ?  Je  n'ose  y  compter,  car,  sans  parler  de  la  puissance  d'une 
idée  depuis  longtemps  accréditée,  la  tradition  a  des  sentimens  reli- 
gieux qui  la  protègent.  Tel  ministre  protestant,  même  des  plus 
libres,  qui  ne  croira  pas,  par  exemple,  que  les  Prophètes  aient 
réellement  prophétisé,  aura  peine  cependant  à  diminuer,  en  les 
rajeunissant,  la  vénération  qui  entoure  leurs  noms  et  leurs  œuvres. 
Les  Israélites,  ayant  peu  de  dogmes,  ont  par  cela  même  une  grande 
liberté;  mais  ils  ont  aussi  l'orgueil,  d'ailleurs  légitime,  de  leur  re- 
ligion et  de  leur  bible,  et  ils  tiennent  aux  dates  antiques  de  leurs 
livres  comme  à  des  titres  de  noblesse  ;  ils  reprocheront  à  ceux  qui 
penseraient  comme  moi  de  ne  pas  les  respecter. 

Je  ne  crois  pas  cependant  que  cette  manière  nouvelle  de  consi- 
dérer les  \iYVGS  prophcf  iques  les  diminue.  Quand  on  les  reportait  à 
une  haute  antiquité,  l'idée  qu'on  pouvait  s'en  faire  était  bien  con- 
fuse. Si  on  les  croyait  écrits  avant  les  catastrophes  qui  mirent  fm 
aux  deux  royaumes,  et  qu'on  y  supposait  annoncées,  on  était  tout 
à  fait  en  dehors  du  rationalisme  et  en  plein  surnaturel.  Si  on  les 
plaçait  après  la  captivité  de  Babylone,  le  feu  et  la  passion  qu'on  y 
sentait,  l'orgueil  et  l'enthousiasme  qui  y  éclatent,  ne  répondaient 
en  aucune  manière  à  la  reconstitution  lente,  laborieuse  et  faible 
d'Israël,  Au  contraire,  quand  on  les  met  au  ii®  siècle  avant  notre 
ère,  tout  est  clair  et  tout  est  vivant.  Les  événemens  qui  se  suc- 
cèdent dans  le  cours  si  entrahiant  de  ■\angt-cinq  années,  pleines 
des  situations  les  plus  émouvantes,  donnent  à  tous  les  détails  de 
la,  prophétie  un  sens  et  une  couleur.  Telle  page  même,  toujours 
admirable  dans  toute  hypothèse,  comme  le  champ  des  ossemens 
dans  Ézéchiel,  est  encore  plus  admirée  et  mieux  sentie.  On  com- 
prend que  sous  le  coup  de  ces  péripéties  et  dans  l'enivrement  de  la 
victoire  et  de  la  liberté,  la  poésie  soit  éclose.  On  s'explique  qu'il  se 
soit  élevé  des  voix  dans  lesquelles  on  entendait  la  voix  collective 
de  tout  un  peuple,  et  on  ne  s'étonne  pas  que  ces  écrivains  qui  par- 
laient pour  tout  le  monde,  et  sans  préoccupations  proprement  lit- 
téraires, aient  imaginé  de  donner  la  parole  aux  Prophètes  des  temps 
antiques,  qui,  ceux-là,  n'avaient  rien  écrit,  mais  qui  avaient  agi 
avec  éclat  et  dont  l'action  remplissait  l'histoire  mythologique  des 
\deux  rois. 

Un  isiaelite  français  éminent,  M.  James  Darmesteter,  le  répétait 
dernièrement  :  u  Tout  mouvement  national  produit  un  dégagement 


830  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  poésie  (1).  »  Je  le  crois  et  je  crois  aussi  que  cela  ne  s'est  jamais 
mieux  vérifié  que  par  répanouisseinent  de  \ii  prophétie  à  la  fui  du 
II®  siècle. 

xMais  si  on  veut  reconnaître  le  tort  que  l'attachement  à  la  chro- 
nologie traditionnelle  peut  faire  aux  livres  des  Pi-ophèles,  on  n"a 
qu'à  ouvrir  la  savante  traduction  de  M.  Edouard  Reuss,  où  l'au- 
teur n"a  pas  voulu  laisser  passer  le  moindre  détail  sans  essayer  de 
s'en  rendre  compte.  Par  cela  seul  qu'on  détachait  ces  compositions 
de  leur  date  réelle,  les  interprétations  qu'on  en  donnait  de\  enaient 
arbitraires,  et  par  cela  seul  qu'elles  étaient  arbitraires,  elles  ne  pou- 
vaieiut  guère  être  toujours  d'accord  entre  elles.  De  là  des  difficultés 
de  tout  genre,  qui  ont  amené  souvent  la  critique  à  isoler  les 
morceaux  les  uns  des  autres,  de  manière  à  produire  une  véritable 
dislocation  des  Prophètes.  C'est  ainsi  que  le  Premier  haïe,  à  lui 
seul,  a  fourni  jusqu'à  seize fragmens  prétendus  distincts,  et  disper- 
sés même  en  deux  volumes,  di,y'tmcti  membra  propJietœ;  tandis 
que  tout  se  concilie  quand  on  replace  les  prophéties  au  ii°  siècle,  ou 
s'il  y  a  quelque:  part  une  addition  ou  une  interpolation,  on  a  vu  que 
cela  se  réduisait  à  bien  peu  de  chose. 

Pour  dire  toute  la  vérité,  je  crois  que  le  plus  grand  obstacle  que 
peut  rencontrer  aujourd'hui  la  thèse  que  je  soutiens  est  l'indifférence 
du  public  sur  ces  matières.  Au  temps  de  Voltaire,  la  France  était 
passionnée  pour  la  critique  biblique,  et  elle  devait  l'être,  car  la  cri- 
tique lui  apportait  la  liberté  de  la  pensée.  Aujourd'hui  cette  liberté 
«st  pleinement  acquise  ;  les  grandes  questions,  en  fait  d'exégèse,  sont 
épuisées,  et  celles  qui  restent  paraissent  à  beaucoup  plus  difficiles  que 
intéressantes.  Il  y  a  dans  les  Prophètes  des  pages  éclatantes,  que 
tout  le  monde  a  lues.  Mais  bien  des  parties  dans  leurs  livres  sont 
arides  et  même  obscures,  surtout  quand  on  ne  les  met  pas  à  leur 
place.  Piechercher  la  date  exacte  de  ces  écrits  est  un  travail  ingrat, 
dont  on  ne  se  soucie  pas  de  se  donner  la  peine.  Cependant  il  y  a 
encore  des  esprits  curieux,  qui  voudraient,  non  pas  tout  savoir  (ce 
qu'on  peut  espérer  de  savoir  de  ces  temps-là  est  si  peu  de  chose  !), 
mais  savoir  le  plus  possible,  et  surtout  n'être  pas  dupes;  ne  pas 
attribuer,  par  simple  accoutumance,  au  temps  de  Nabuchodono- 
sor,  ou  même  de  Sennachérib,  ce  qui  a  été  pensé  et  écrit  sous  les 
Antiochus  ou  les  Ptolémées.  Ceu\.-là  ne  sont  pas  nombreux,  mais  ils 
sont  prêts  à  tout  hre,  et  c'est  pour  eux  que  j'ai  écrit. 


NEST  Ha\  rv. 


i(l} iBapiorL.à la- Scoiété.  asiaiijue.  18S8,  p.  100. 


FAUSSE    ROUTE 


REMIERE     PAariE. 


1. 


11  n'était  pas  cruel,  mais  très  capable  pourtant  de  cruauté  ;  il 
avait  une  sensibilité  très  vive  et  aussi  une  indilFérence  très  sèche. 
Etait-il  égoïste?  A  coup  sûr,  il  se  reprochait  jusqu'aux  larmes 
tout  plaisir  qui  coûtait  aux  autres  quelque  peine,  pourtant  il  ne 
renonçait  pas  au  plaisir  ;  il  s'attendrissait  sur  les  victimes  qu'il  fai- 
sait dans  le  combat  de  la  vie,  mais  il  laisait  des  victimes. 

Il  avait  mille  défauts  cachés  dans  les  replis  enchevêtrés  de  sa 
nature  compliquée  et  mobile,  qui  ne  l'empêchaient  pas  d'être  aimé 
parce  qu'il  était  généreux,  enthousiaste  et  tendre.  Peut-être  valait- 
il  mieux,  à  tout  prendre,  que  le  plus  grand  nombre;  il  ne  lui  man- 
quait, pour  être  parfait,  que  de  voir  chaque  jour  chacun  de  ses 
désirs  accompli.  C'étaient  les  contradictions  de  la  vie  qui  dévelop- 
paient celles  de  son  caractère;  il  eût  été  le  meilleur  fds  du  monde, 
s'il  avait  pu  se  trouver  heureux. 

En  ce  monde,  ne  Test  pas  qui  veut.  La  science  du  bonheur  exige 
un  apprentissage  long  et  délicat  ;  la  nature  nous  met  entre  les 
mains  des  instrumens  très  simples  en  apparence,  fort  dangereux 
pourtant,  dont  le  maniement  exige  une  prudence,  une  fermeté, 
une  attention,  une  dextérité  extrêmes.  Les  étourdis,  les  emportés, 
les  vaniteux,  les  ambitieux,  les  passionnés  ne  connaîtront  jamais  le 
secret  d'être  heureux  ;  les  saints  y  arment,  et  quelquefois  les- 
sages,  par  le  détachement,  l'anéantissement  des  désirs.  Mais  ce 
sont  les  sots  qui  réussissent  encore  le  mieux,  car,  ayant  i)eu  de 
visées,  ils  se  contentent  à  moins  de '/rais,  et  ce  sont  d'ailleurs, 
pour  l'ordinaire,  les  favoris  de  la  fortune. 


832  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Herbert  de  Précy-Plantagenet  n'était  point  sot,  il  n'était  non  plus 
ni  un  sage,  ni  un  saint.  La  nature  l'avait  richement  doué  pour  le 
bien  et  pour  le  mal  ;  il  oscillait  entre  les  deux,  selon  le  temps  et 
les  jours,  soumis,  comme  on  l'est  souvent  à  vingt  ans,  à  toute 
l'impétuosité,  à  tous  les  soubresauts  d'un  cœur  peu  maître  de  soi. 
Parmi  les  qualités  qu'il  avait  reçues  en  partage,  il  lui  en  manquait 
une  essentielle,  la  plus  précieuse  peut-être,  la  volonté;  mais  il  ne 
s'en  doutait  guère,  étant  fort  têtu  et  ne  sachant  pas  encore  que 
l'entêtement  est  une  des  formes  accoutumées  de  la  iaiblesse.  A 
vrai  dire,  personne  ne  l'avait  aidé  dans  cette  dure  conquête  de  la 
volonté,  et  pour  le  juger  équitablement,  il  faut  savoir  qu'il  avait 
perdu  sa  mère  aux  premières  heures  de  sa  naissance,  et  son  père, 
accidentellement,  peu  de  mois  après. 

Recueilli  par  ses  grands  parens  paternels,  le  comte  et  la  com- 
tesse de  Précy-Plantagenet,  c'est  entre  ces  deux  vieillards  que 
s'était  écoulée,  en  Bretagne,  son  enfance.  Sa  grand'mère  était 
faible  et  douce,  pieuse  et  charitable;  son  grand'père  avait  deux 
défauts  :  il  était  libre-penseur  et  poète  ;  il  passait  ses  jours  à  com- 
poser des  poèmes  de  cinq  ou  six  cents  vers  où  il  répandait  les 
flammes  économisées  pendant  sa  longue  et  austère  existence.  En 
dehors  de  l'amour  qu'il  devait  à  sa  femme  et  dont  il  s'était  ac- 
quitté, comme  de  toute  autre  dette,  avec  honneur  et  bonne  grâce, 
il  n'avait  connu  aucune  passion  que  la  littérature,  passion  débor- 
dante et  pourtant  discrète,  éminemment  désintéressée,  qui  n'aspi- 
rait point  au  grand  jour  de  la  publicité  et  se  contentait  d'emplir 
d'innombrables  cahiers  les  tiroirs  de  sa  chambre  d'ascète.  Sa 
femme  avait  peine  à  lui  pardonner  cette  innocente  manie,  qui, 
disait-elle,  l'avait  empêché  de  songer  à  vivre.  Comment  ce  hobe- 
reau, qui  n'avait  jamais  quitté  sa  province  sauf  pour  de  courtes  appa- 
ritions à  Paris,  avait-il  contracté  cette  maladie  du  poème  épique? 
Gomment  était-il  devenu  incrédule,,  presque  athée,  dans  le  fond  de 
la  religieuse  Bretague,  près  d'une  femme  qu'il  adorait  et  qui  était 
une  sainte  ?  Il  serait  trop  long  d'en  rechercher  les  causes  ;  il  suffit 
de  connaître  les  influences  contradictoires  qui  pesèrent  sur  les  pre- 
mières impressions  d'Herbert  et  qui  contribuèrent  à  le  maintenir 
dans  un  état  d'esprit  flottant,  dont  son  caractère  subit  le  contre- 
coup. 

La  maison  où  il  passa  ses  années  d'enfance  était  un  ancien  cou- 
vent de  carmélites,  dépossédées  à  la  révolution,  et  qui  après  des 
fortunes  diverses  était  devenu  la  propriété  du  comte  de  Précy- 
Plantagenet,  ruiné  par  cette  même  révolution.  Ses  descendans, 
n'ayant  guère  fait  fortune,  s'étaient  contentés  de  cette  modeste  de- 
meure, après  lui  avoir  fait  subir  quelques  indispensables  change- 
mens.    La  disposition  des  appartemens  en  révélait  la  destination 


FAUSSE   ROUTE.  833 

primitive;  toutes  les  pièces  du  rez-de-chaussée,  légèrement  en 
contre-bas  du  sol,  la  salle  capitulaire,  transformée  en  salon,  le  réfec- 
toire lambrissé  de  bois  sombre,  la  cuisine,  les  celliers,  la  buan- 
derie, les  caveaux,  ou\Taient  sur  le  même  long  corridor  dallé,  au 
bout  duquel  s'élevait  l'escalier  de  madriers  massifs,  dont  la  rampe 
noircie  et  lustrée  attestait  le  long  frottement  des  mains,  qui  s'y 
étaient  tour  à  tour  appuyées  depuis  un  siècle. 

Le  premier  étage  reproduisait  la  même  disposition.  Les  cellules, 
dont  quelques-unes  avaient  été  agrandies  par  la  suppression  d'une 
cloison,  s'alignaient  le  long  du  corridor  qui  traversait  la  maison  et 
se  prolongeait  par  un  angle  brusque  dans  une  aile  en  retour; 
l'habitation  entière  avait  une  forme  d'équerre.  Au-dessus  des 
chambres,  régnaient  d'immenses  greniers,  où  les  rats  exécutaient 
les  plus  prestigieuses  cavalcades,  parmi  des  caisses  défoncées,  des 
meubles  brisés,  des  livres  de  rebut  et  une  quantité  inexprimable 
de  détritus  accumulés  par  les  ans.  Ce  grenier,  c'était  pour  le  petit 
Herbert  la  terra  nuova^  le  pays  inexploré  et  redoutable,  le  champ 
clos  ouvert  aux  prodigieuses  conjectures  de  son  imagination,  aux 
exploits  d'un  courage  encore  mal  affermi.  C'est  là  qu'aux  heures 
claires  du  jour,  il  jouait  au  Robinson  dans  des  caisses  d'emballage; 
c'est  là  qu'à  la  nuit  tombante,  il  n'entrait  qu'en  tremblant,  lorsqu'on 
l'envoyait  quérir  la  provision  de  noix  ou  de  châtaignes.  Il  fallait  alors 
faire  appel  à  toute  sa  vaillance,  quand  sa  mémoire  hantée  lui  pré- 
sentait avec  une  prodigaUté  intarissable  une  foule  de  contes  de 
revenans,  de  fadets,  de  loups-garous,  et  les  sombres  légendes  où 
le  diable  intervenait  en  justicier  goguenard  et  terrible.  Son  grand- 
père  lui  avait  bien  appris  à  mépriser  ces  fadaises,  à  s'en  moquer  et 
à  n'en  rien  croire.  Il  n'en  croyait  rien  et  s'en  moquait  parfaitement 
au  grand  jour;  mais,  à  la  brune,  scepticisme  et  bon  sens  entraient 
en  déroute,  les  diableries  reprenaient  leur  emph-e  ;  l'amour-propre, 
il  est  vrai,  et  il  était  extrême,  le  poussait  en  avant  :  il  soulevait 
la  clenche  rouilléc  qui  claquait  bruyamment,  poussait  la  porte 
lourde  d'un  grand  coup  de  bravade  et  restait  immobile,  en  arrêt, 
sur  le  seuil,  tout  palpitant,  l'oreille  tendue,  les  pupilles  dilatées, 
aspirant  l'air,  écoutant,  analysant,  une  jambe  en  arrière,  prêt  à 
fuir.  Par  les  lucarnes  taillées  dans  la  toiture  comme  des  meur- 
trières, le  jour  défaillant  dessinait  de  petits  carrés  clairs  sur  le 
fond  tout  noii*.  Quelquefois  les  tuiles,  soulevées  par  le  vent,  cla- 
quaient comme  les  écailles  d'un  reptile  gigantesque,  la  girouette 
grinçait,  un  rat  effarouché  fuyait  parmi  des  paperasses  avec 
d'étranges  frôlemens.  Dans  le  fond  le  plus  ténébreux,  flamûaient 
deux  prunelles  ardentes  ;  Herbert  avait  peine  à  retenir  un  cri  de- 
vant le  vieux  chat  de  la  maison;  volontiers  il  aurait  rebroussé  che- 
TOME  xciv.  —  1889.  53 


83/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

min,  mais  comment  redescendre  bredouille,  affronter  l'ironie  du 
grand-père  et  surtout  l'humiliante  sympathie  de  Manette  ou  dé 
Jeanne-Marie? 

D'un  brusque  élan,  il  se  précipitait  vers  les  grands  sacs  dressés 
sous  la  déclivité  du  toit,  plongeait  les  mains,  jetait  en  Irisson- 
nant  la  provision  nécessaire  dans  le  pan  relevé  de  sa  blouse  et 
s'enfuyait  à  toutes  jambes,  sans  retourner  la  tête  ;  chacun  sait  que 
regarder  en  arrière,  quand  on  a  peur,  est  un  acte  de  j^iur  hé- 
roïsme. C'est  seulement  au  bas  de  l'escalier,  quand  il  voyait  la 
grande  flambée  du  feu  de  cuisine  projeter  ses  reflets  rouges  dans 
le  corridor,  qu'il  relevait  la  tête  avec  un  grand  soupir  de  contente- 
ment, fier,  l'air  délibéré,  et  le  pas  sonnant  sur  les  dalles  : 

—  Tenez,  Marie-Jeanne,  voici  vos  châtaignes;  ne  les  laissez  pas 
brûler  surtout. 

—  Comment?  monsieur  Herbert,  vous  êtes  monté  là-haut?.,  tout 
seul,  sans  chandelle? 

—  Oh!..  Vous  savez,  moi,  je  ne  suis  pas  poltron.  Quand  je  se- 
rai grand,  je  serai  soldat,.,  j'irai  à  la  guerre...  Ce  sera  bien  autre 
chose  ! 

—  Pour  sûr,  monsieur  Herbert. 

Ses'  grands  parens,  casaniers  comme  on  l'est  à  leur  âge,  ne  lui 
fournissaient  aucune  occasion  de  voir  des  étrangers  ;  il  ne  con- 
naissait que  sa  petite  ville,  et  sa  maison,  que  l'on  continuait 
d'appeler  le  Carmel,  en  souvenir  de  ses  origines.  Il  n'imaginait 
rien  de  plus  agréable,  ni  de  plus-  grand  surtout;  il  aimait  cette 
vieille  demeure,  cachée  au  tond  d'une  cour  fermée  de  hautes 
murailles  grises,  dont  les  joints  étaient  envahis  par  les  giroflées, 
les  mousses,  les  pariétaires  ;  des  lierres,  des  glycines  y  accro- 
chaient leurs  guirlandes,  une  vigne  en  festonnait  le  faîte  et  en- 
vahissait la  façade  écrasée  et  ventrue  du  logis,  où  des  fenêtres 
de  toutes  dimensions  semblaient  s'ouvrir  au  hasard  à  travers  les 
branches  flottantes  et  les  ceps.  L'autre  côté  de  la  maison  offrait 
plus  de  symétrie;  de  larges  lenêîres  bien  alignées  s'y  étalaient 
majestueusement  dans  leur  encadrement  de  granit  noir  sur  un 
fond  de  crépi  blanc  ;  ces  dix  fenêtres  à  petites  vitres  carrées  et 
verdàtres  contemplaient  un  immense  enclos,  dont  la  plus  grande 
partie,  convertie  en  jardin  potager,  était  divisée  par  grands 
rectangles  voués  alternativement  à  la  culture  des  choux,  des 
pommes  de  terre  et  autres  végétaux  précieux  ;  une  forêt  d'arbres 
fruitiers  y  prospérait  en  espaliers  ou  en  plein  vent.  La  partie  la 
plus  voisine  de  l'habitation  ressemblait  à  un  verger  normand  ;  une^ 
herbe  touffue  poussait  à  l'ombre  des  pommiers  et  des  cerisiers' 
plantés  drus,  dont  les  rameaux  entrelacés  formaient  une  voûte  de 
verdure.  Sous  les  fenêtres,  des  massifs  de  rosiers  et  de  larges  bor- 


FAUSSE    ROUTE.  835 

dures  de  fleurs  mêlaient  leurs  teintes  vives  et  leurs  parfums  plus 
raffinés  à  cette  symphonie  de  verdure  agreste. 

C'est  dans  ce  cadre  d'une  simplicité  rustique  que  le  petit  Her- 
bert fut  initié  à  la  joie  et  à  la  fatigue  de  vivre,  —  joie  de  courir  à 
travers  les  longues  allées  gazonnées  où  paissaient  les  petites  vaches 
brunes,  joie  de  grimper  aux  arbres  et  d'y  cueillir  au  péril  de  ses 
membres  et  de  ses  culottes  les  fruits  qu'il  dédaignait  lorsqu'on  les 
lui  offrait  au  repas  sur  une  assiette  ;  joie  de  se  cacher  dans  les  char- 
milles, derniers  vestiges  de  l'antique  passé,  de  chevaucher  les 
grands  buis  taillés  à  hauteur  d'appui  et  dont  les  fortes  et  fines  ra- 
mures rebondissaient  sous  son  poids  avec  l'élasticité  d'une  balan- 
<^oire ,  — fatigue  d'apprendre  à  lire,  à  écrire,  à  réciter  le  catéchisme, 
les  fables  et  la  table  de  multiplication  et  la  grammaire  ;  fatigue  de 
se  tenir  droit,  de  ne  pas  mettre  ses  coudes  sur  la  table,  de  se  taire 
quand  les  grandes  personnes  causaient  et  que  justement  la  langue 
lui  démangeait.  Tout  était  sensation  vive  pour  cet  enfant,  rien 
n'était  indifférent  ;  aucun  plaisir  si  humble,  aucun  ennui  si  léger 
qu'ils  fussent,  ne  passaient  sans  laisser  de  trace. 

Herbert  avait  douze  ans,  lorsque  survint  un  événement  qui  de- 
vait avoir  une  influence  ineffaçable  sur  sa  vie  entière.  Un  matin,  son 
oncle,  M.  Danvillers,  conseiller  à  la  cour  d'appel  de  Paris,  arriva 
au  Garmel  avec  sa  fille  Lucy,  qu'il  venait  confier  à  M™®  de  Précy, 
pendant  un  long  voyage  nécessité  par  la  santé  débile  de  sa  femme. 

Herbert  n'avait  vu  sa  cousine  qu'une  seule  fois,  alors  qu'elle 
était  encore  au  maillot  ;  elle  n'était  sa  cousine,  du  reste,  qu'à  un 
degré  éloigné.  Son  père,  M.  Danvillers,  était  le  cousin  germain  de 
sa  grand'mère;  mais,  en  Bretagne,  l'esprit  de  famille  rapproche  les 
degrés  et  multiplie  les  parentés.  Herbert  se  souvenait  vaguement 
d'une  chose  inerte,  molle  et  plem'arde,  enfouie  dans  des  vêtemens 
informes  et  des  bonnets  ruches.  Il  ne  s'était  pas  fort  réjoui  en  ap- 
prenant le  retour  de  cet  être  inutile  et  incommode  ;  mais  sur  l'as- 
surance que  sa  cousine  avait  grandi,  parlait  et  jouait  comme  lui- 
même,  il  passa  subitement  à  la  plus  grande  exaltation  de  joie.  Les 
jours  qui  précédèrent  l'arrivée  de  sou  oncle,  il  vécut  dans  une 
agitation  qui  ressemblait  à  une  maladie  et  troublait  jusqu'à  son 
sommeil.  11  avait  été  toujours  très  solitaire,  parmi  des  gens  graves 
qui  redoutaient  le  bruit  et  la  compagnie  des  enfans  de  son  âge.  H 
s'épuisa  en  projets,  en  inventions  admirables  pour  faire  honneur  à 
sa  petite  cousine  ;  avec  des  peines  inouïes,  il  avait  creusé  dans  un 
coin  du  jardin  un  énorme  terrier  où  il  se  proposait  de  la  conduire 
et  de  passer  avec  elle  ses  journées  ;  il  s'y  fourrait  lui-même  à  tout 
instant  pour  y  rêver  au  bonheur  inconnu  d'avoir  une  amie.  De  ses 
mains,  il  avait  tressé  un  magnifique  harnais  de  ficelle  orné  de  gre- 
lots, avec  lequel  il  comptait  atteler  Lucy  et  la  faire  galoper  joyeu- 


836  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

« 

sèment,  en  claquant  du  fouet,  autour  des  carrés  de  légumes.  Ce 
harnais  était  un  pur  chef-d'œuvre;  il  le  tenait  dans  ses  mains,  der- 
rière son  dos,  prêt  à  en  faire  la  surprise,  quand  on  l'appela  pour 
embrasser  son  oncle  et  sa  cousine. 

Lucy  était  une  petite  Parisienne  mignonne  et  délicate,  pomponnée 
àravir  dans  un  joli  costume  brodé,  avec  de  fins  souliers  et  de  petites 
chaussettes  qui  laissaient  à  découvert  le  satin  pâle  de  ses  jambes 
fluettes.  De  longues  boucles  blondes  rejetées  en  arrière  étaient  nouées 
par  un  ruban.  Le  pauvre  Herbert  ne  s'était  attendu  à  rien  de  pareil  ; 
il  resta  interdit,  et,  pour  la  première  fois,  fit  un  retour  inquiet  sm*  lui- 
même.  Cet  examen  lui  causa  beaucoup  de  mécontentement.  Il  re- 
connut qu'il  avait  les  mains  hâlées,  les  ongles  rongés,  une  jaquette 
singulièrement  peu  élégante  et  de  gros  brodequins  avec  lesquels  il 
avait  couru  dans  la  terre  humide  et  qui  en  gardaient  les  traces.  Il 
se  fit  tout  l'effet  d'un  gros  cheval  de  labour  auprès  d'une  gazelle. 

—  Eh  bien,  mes  enfans,  embrassez-vous  et  allez  jouer  pour 
faire  connaissance,  dit  M™^  de  Précv. 

Herbert,  froissé  dans  son  orgueil,  pirouetta  sur  les  talons  : 

—  Je  n'aime  pas  les  filles,  répondit-il  d'un  ton  dur,  avec  une 
vague  persuasion  que  l'impertinence  le  sauverait  de  l'humiliation. 

—  Je  sais  bien  jouer  toute  seule,  reprit  à  son  tour  Lucy  d'un 
petit  ton  de  dédain  exquis,  en  suivant  son  cousin  d'un  regard  cu- 
rieux et  gai  qui  ne  laissa  échapper  aucune  des  gaucheries,  des 
laideurs  ou  des  négUgences  de  sa  personne.  Puis,  lorsqu'elle  l'en- 
tendit sifller  bruyamment  dans  le  jardin,  en  faisant  claquer  son 
fouet  et  sonner  ses  grelots  avec  ostentation,  elle  monta  dans  sa 
petite  chambre  et  procéda  au  minutieux  déballage  de  ses  trésors 
particuliers:  des  miroirs,  des  flacons,  des  bracelets,  des  bagues,  un 
chapelet,  quelques  livres,  puis  une  multitude  de  rubans  et  enfin 
une  belle,  splendide  poupée,  à  qui  elle  fit  les  plus  tendres,  les  plus 
respectueuses  politesses.  Et  bien  que,  à  tout  instant,  ses  yeux  se 
mouillassent  à  la  pensée  que  sa  mère  était  loin  et  qu'il  lui  faudrait 
passer  de  longues,  longues  semaines  d'exil,  dans  cette  demeure 
triste,  entre  de  grands  vieux  parens  qu'elle  ne  connaissait  pas  et 
un  garçon  mal  élevé  qu'elle  n'avait  guère  en^ie  de  connaître,  les 
heures  s'écoulèrent  pourtant  sans  trop  de  lenteur. 

Pendant  ce  temps,  Herbert,  réfugié  au  bout  du  jardin,  se  donnait 
beaucoup  de  mouvement,  décide  à  s'amuser  comme  un  roi,  sans  se 
soucier  davantage  de  cette  belle  demoiselle  qui,  évidemment,  n'était 
pas  faite  pour  être  attelée,  ni  pour  galoper  dans  l'herbe  et  les  carrés 
de  pommes  de  terre.  Il  se  trouva  fort  penaud  lorsqu'il  s'aperçut 
que  ses  gambades,  ses  sauts  de  carpe,  ses  cris  de  joie  forcenés  ne 
l'amusaient  pas;  les  terriers  et  les  fortifications  en  sable  le  lais- 
saient froid,  et  il  vaguait,  étonné  et  morose,  ne  sachant  à  quel 


FAUSSE    ROUTE.  837 

saint  se  Youer,  lorsqu'il  avisa  quelques  cerises  oubliées  au  haut 
d'un  cerisier.  En  un  instant,  agile  et  robuste  comme  un  chat,  il  se 
trouva  dans  l'arbre,  non  sans  quelques  éraflures  à  la  peau  et  un 
grand  accroc  au  plus  indispensable  de  ses  vêtemens  ;  mais  un  de 
plus  ou  de  moins  n'avait  rien  qui  pût  l'étonner.  Il  emplit  sa 
blouse  de  cerises  et,  se  laissant  glisser  avecprécaution,  il  contempla 
sa  récolte  d'un  air  rêveur;  puis,  prenant  sa  course  comme  un  lièvre 
qui  rejoint  son  gîte,  il  s'élança  cà  travers  les  escaliers  et  bondit, 
tout  essoufflé,  au  milieu  de  la  chambre,  où  Lucy,  à  genoux  devant 
une  bergère  en  velours  d'Utrecht  jaune,  faisait  à  sa  majestueuse 
poupée,  qui  y  était  installée,  une  visite  de  cérémonie  :  «  Où  trou- 
vez-vous vos  odeurs,  marquise?  disait-elle  en  minaudant;  c'est 
enivrant.  »  Et  prenant  une  voix  de  tête  :  «  Mon  Dieu,  ma  chère, 
le  baron  Corbinet  les  choisit  pour  moi  ;  c'est  un  si  galant  homme.  » 
Elle  sursauta  au  bruit  de  la  porte,  enfoncée  plutôt  qu'ouverte 
par  son  cousin,  qui  maintenant  demeurait  interdit,  cloué  sur  place 
par  l'air  effrayé  de  la  fillette. 

—  C'est  moi,  dit-il  enfin  d'une  voix  rauque...  Voulez-vous  des 
cerises?  —  Et  il  lui  en  tendit  une  poignée;  puis, s'apercevant que  sa 
main  était  terreuse  et  égratignée,  il  oflrit  sa  blouse.  La  blouse  va- 
lait les  mains,  mais  Lucy  ne  voyait  que  les  cerises,  noires  à  force 
d'être  mûres,  craquelées  par  le  soleil,  becquetées  par  les  moineaux 
friands  et  pleines  de  savoureuses  promesses...  Elle  s'approcha, 
souriante,  goûta  les  fruits  avec  de  petites  mines  fort  satisfaites  : 

—  Oh!  qu'elles  sont  bonnes!  mangez  aussi,  vous?..  Et  elle  lui 
en  mit  une  dans  la  bouche  très  gentiment. 

—  C'est  moi  cpii  les  ai  cueilhes,  s'écria  fièrement  le  jeune 
garçon. 

—  Ah!  dit  tranquillement  Lucy...  Vous  auriez  dû  en  cueillir 
davantage,  alors. 

—  C'est  qu'il  n'y  en  a  pas  beaucoup...  et  puis,  c'est  très  diffi- 
cile... L'arbre  est  haut...  haut  comme  un  clocher,  et  les  branches 
sont  très  cassantes...  j'ai  manqué  dix  fois  me  rompre  le  cou,  mais 
je  ne  me  suis  pas  fait  de  mal,  pourtant. 

Ce  disant,  il  se  rappela  tout  à  coup  l'accroc  fait  à  sa  culotte,  il 
devint  pourpre  et  tira  énergiquement  sa  blouse  du  côté  inquiétant  ; 
par  bonheur,  Manette  n'avait  pas  épargné  l'étoffe  dans  la  blouse, 
et  Lucy  ne  s'aperçut  de  rien.  Elle  n'avait  pas  paru  très  émue 
des  périls  courus  par  son  cousin  ni  de  la  grandeur  de  ses  mérites, 
et  avait  continué  à  manger  les  fruits  jusqu'au  dernier. 

—  Elles  sont  bonnes,  les  cerises  de  Bretagne,  dit-elle  avec  un 
sourire  qui  valait  un  remercîment. 

—  Tout  est  bon  en  Bretagne,  repartit  Herbert. 

Puis,  ils  restèrent  l'un  devant  l'autre,   se  regardant  sans  rien 


838  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dii'e,  l'un  se  demandant  s'il  fallait  rester  ou  partir,  l'autre,  avec 
son  instinct  précoce  de  petite  femme  du  monde,  songeant  qu'elle 
devait  laire  les  honneurs  de  son  appartement.  Mais  que  dire  à  ce 
sauvage  garçon  ?  Elle  se  sentait  gagnée  par  un  fou  rire  en  le  regar- 
dant. Il  était  en  plein  travail  de  croissance,  grand,  dégingandé, 
avec  des  pieds  et  des  mains  énormes  qui  semblaient  prendre  une 
avance  disproportionnée  sur  les  autres  parties  de  son  corps,  les 
épaules  robustes,  la  tête  forte,  un  front  large  et  obstiné,  des  sour- 
cils épais  au-dessus  de  ses  yeux  noirs,  perçans  et  singulièrement 
expressifs,  le  nez  un  ;  la  peau,  délicate  et  blanche  dans  les  parties 
qui  n'étaient  pas  brûlées  par  le  hâle,  laissait  voir  les  ch'cuits 
bleuâtres  des  veines;  les  lignes  brisées  et  mobiles  donnaient  à 
cette  figure  une  expression  inquiétante,  tantôt  dure,  tantôt  infini- 
ment séduisante.  Tel  qu'il  était,  ses  traits  se  gravaient  et  n'étaient 
pas  aisément  oubliés.  Il  subissait  avec  un  malaise  inexprimable 
l'examen  des  yeux  moqueurs  de  Lucy  et  ne  se  trompait  pas  sur 
l'expression  de  la  petite  moue  doucement  impertinente  de  ses 
lèvres  roses  ;  par  une  miraculeuse  clairvoyance  de  vanité  souf-l 
frante,  il  devinait  la  succession  rapide,  accablante  des  impressions'? 
de  sa  cousine  et  sentait  monter  en  lui  une  mauvaise  humeur  dej 
dépit. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça?  dit-il  brusquement  ;  une  poupée. , 
Vous  jouez  donc  encore  à  la  poupée,  à  votre  âge? 

La  diversion  fut  habile.  Lucy  se  sentit  piquée. 

—  Ça?.,  c'est  la  marquise  de  Vertpintade,..  une  personne  di 
meilleur  monde.  Savez-vous  qu'elle  parle,  qu'elle  chante  et  danse| 
bien  mieux  que  moi? 

Elle  avait  pris  entre  ses  doigts  la  taille  de  M""^  de  Vertpintade  et 
lui  posait  une  foule  de  questions  auxquelles  celle-ci  répondait  altère 
nativement  :  «  Oui,  oui,  oui,  n  ou  «  non,  non,  non,  »  d'une  voix 
grêle  et  criarde  qui  tenait  à  la  fois  du  cri  d'oiseau  et  du  glapisse- 
ment, puis  elle  dansa  et  finit  par  chanter  un  grand  air  du  Trovalore 
en  secouant  la  tête  avec  de  petits  mouvemens  spasmodiques  ;  à  la 
fin,  elle  la  tournait  brusquement  de  droite  à  gauche,  s'arrêtait  et 
demem'ait  immobile. 

Herbert,  très  amusé,  un  peu  ébahi,  avait  suivi  tous  les  exercices 
avec  une  curiosité  qu'il  s'efforçait  de  dissimuler  sous  un  air  de  con- 
descendance et  de  supériorité. 

—  C'est  drôle,  répéta-t-il  encore...  Mais  je  saurai  bien  trou- 
ver la  mécanique...  II  avait  attrapé  M""®  de  Vertpintade  et  fouil- 
lait déjà  outrageusement  à  travers  ses  falbalas,  quand  Lucy,  indi- 
gnée, s'élança  sur  lui  et  la  lui  arracha  vivement. 

—  Bon!  si  je  la  retrouve,  votre  marquise  de  Pretentaille...  je 
lui  apprendrai  une  danse  de  ma  façon.,. 


FAUSSE    ROUTE.  839 

Cependant,  Herbert  ayant  reçu  la  défense  formelle  de  toucher  aux 
jouets  de  Lucyni  d'entrer  dans  sa  chambre,  M™®  de  Yertpintade  put 
exercer  en  paix  ses  talens  divers. 

M.  Danvillers  avait  quitté  le  Garmel  pour  accompagner  sa  femme 
à  des  eaux  en  Allemagne. 

Les  deux  enfans,  vite  familiarisés,  commencèrent  une  douce  vie 
à  deux.  Que  de  belles  heures  passées  ensemble  dans  le  grand  jar- 
din ou  parmi  les  greniers  pleins  de  surprises  et  de  terreurs!  Lucy 
acceptait  docilement  tous  les  jeux  inventés  par  son  cousin  et  pous- 
sait le  dévoûment  jusqu'à  porter  le  harnais  à  grelots  et  à  s'enfouir 
des  heures  entières  dans  les  terriers  aménagés  pour  représenter 
des  grottes,  où  l'on  grignotait  de  compagnie  des  fruits  verts  et  des 
racines  pour  imiter  Robinson  ou  les  naufragés  au  Spitzberg.  Que 
de  cavalcades  aussi,  dans  le  dédale  des  chemins  bocages,  à  travers 
la  campagne  bretonne,  Herbert  chevauchant  fièrement  son  poney  et 
Lucy,  plus  timide,  sur  un  âne  de  bon  caractère,  recruté  spéciale- 
ment pour  elle!  Le  matin,  aux  heures  graves,  ils  lisaient  et  travail- 
laient ensemble  et,  sans  le  savoir,  ils  étaient  parfaitement  heu- 
reux. Cette  félicité,  pas  plus  que  toute  autre,  ne  devait  durer.  Un 
jour  que  Lucy  était  allée  avec  sa  grand'tante  rendre  une  visite 
dans  un  château  voisin,  Herbert,  qui  n'aimait  point  les  visites, 
avait  obtenu  de  rester  au  logis.  Mais  sa  cousine  n'eut  pas  tourné 
le  dos  depuis  vingt  minutes,  qu'il  s'ennuya  à  rendre  l'âme.  Son 
grand-père  était,  comme  à  son  ordinaire,  renfermé  dans  la  biblio- 
thèque où  il  élaborait  dans  le  recueillement  une  séiie  de  poèmes 
indiens,  destinés  à  vivre  et  mourir  dans  la  poussière  tombale  des 
choses  inédiles.  Herbert,  après  avoir  essayé  successivement  tous 
les  jeux  qu'il  aimait  autrefois  et  qui  maintenant  lui  semblaient  insi- 
pides sans  le  concours  de  sa  douce  petite  compagne,  se  trouva 
mené,  par  le  hasard  de  sa  flânerie,  dans  le  verger  ombreux,  sous 
les  grands  cerisiers,  et  là,  sur  l'herbe,  étendu  le  nez  en  l'air,  il  de- 
meura songeur  à  contempler  dans  une  flottante  et  boudeuse  rêve- 
rie le  bleu  vif  du  ciel  à  travers  les  légères  découpures  des  feuilles 
mouvantes.  H  n'était  point  un  grand  clerc  et  ne  se  rendait 
guère  compte  de  la  poésie  immanente  des  choses  qui  le  pénétrait 
comme  un  subtil  bien-être,  ni  des  ébauches  de  sensations  neuves 
qui  venaient  tour  à  tour  gonfler  et  alanguir  son  être.  11  restait  là, 
disputé  entre  un  besoin  d'acti\ité  presque  douloureux  et  un  éner- 
vement,  une  paresse  molle  qui  le  clouait  au  sol.  Le  souvenir  de 
l'arrivée  de  Lucy  lui  revenait  à  la  mémoire  et  en  même  temps 
mille  détails  qui  l'amusaient  et  le  faisaient  sourire.  Instinctive- 
ment, il  tourna  la  tête  vers  la  maison,  et  voyant  la  fenêtre  de  Lucy 
ouverte,  cela  lui  fit  plaisir  :  cette  fenêtre  ouverte  annonçait  le 
retour  prochain.  Il  avait  en  ce  moment  le  cœur  plein  de  tendi'esse 


840  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  elle,  d'une  tendresse  mal  débrouillée,  il  est  vrai,  et  qui  res- 
semblait à  do  la  mauvaise  liumcui-  :  «  Comme  la  journée  est 
longue!..  Qu'est-ce  qu'elle  peut  faire...  ainsi  à  bavarder?..  A-t-on 
l'idée  de  rester  si  longtemps?..  » 

Et  il  étira  les  bras,  soupira  plusieurs  fois,  se  tourna,  se  retourna, 
finalement  il  se  leva,  sans  savoir  pourquoi,  et  grimpa  dans  le  plus 
prochain  cerisier,  d'où  son  regard  plongeait  jusqu'au  fond  de  la 
chambre  de  Lucy  ;  un  chapeau  de  jardin  était  jeté  sur  le  lit  et  par 
terre  deux  petits  souliers  à  boufïettes  reposaient  fraternellement  ; 
sur  une  table,  un  livre  ouvert  et  posé  de  travers  attestait  le  départ 
précipité  delà  Useuse.  Tous  ces  menus  détails  l'amusaient,  le  rap- 
prochaient de  Lucy  en  quelque  sorte,  et  il  continuait  son  examen, 
quand  ses  regards  fascinés  s'arrêtèrent  sur  la  bergère  en  velours 
d'Utrecht  jaune  où  se  prélassait,  éblouissante,  dans  un  costume  de 
velours  nacarat,  la  blonde  marquise  de  Vertpintade.  Un  bras  à 
demi  plié  soutenant  un  éventail  de  plume,  dont  l'ombre  balancée 
par  un  souffle  de  vent  lui  donnait  une  apparence  de  vie,  on  eût 
dit  qu'elle  provoquait  Herbert  de  sa  prunelle  fixe  et  bleue. 

—  Ah!  vous  voilà,  vous,  la  belle!..  Marquise  du  diable!..  Si 
j'allais  vous  faire  une  visite?.,  hein? 

S'il  hésita,  ce  ne  fut  pas  longtemps  ;  si  sa  conscience  parla,  ce 
ne  fut  que  faiblement;  le  désir  instantané  fut  instantanément  obéi. 
En  moins  d'une  minute,  il  eut  dégringolé  de  l'arbre,  et  gravi  la 
treille  qui  tapissait  le  rez-de-chaussée  ;  une  dernière  enjambée  le 
mit  face  à  face  avec  M"""  de  Vertpintade  qui  continuait  de  se  cou- 
vrir pudiquement  de  son  éventail  et  dont  les  yeux  semblaient  à 
présent  contempler  fixement  la  pointe  de  ses  souliers,  débordant 
sous  les  ruches  de  dentelle. 

Un  instant  troublé,  Herbert  reprit  vite  son  aplomb.  Plongeant 
hardiment  la  main  dans  le  fouillis  des  jupes  et  des  broderies,  non 
sans  un  secret  battement  de  cœur,  il  eut  bientôt  l'inexprimable 
joie  de  sentir  sous  son  doigt  un  ressort  et  de  voir  sa  belle  victime 
lever  et  abaisser  ses  bras  avec  grâce,  tourner  la  tête  d'un  air  mutin 
et  valser  enfin  à  miracle  sur  le  parquet.  Pour  la  mieux  voir  il  s'était 
jeté  à  plat  et  se  roulait  d'allégresse. 

—  Bravo!..  Hip!  hip  !..  hurrahl..  Plus  vite,  plus  fort! 

Et  il  fredonnait  des  «  tra  la  la  »  vainqueurs,  quand  une  douce 
voix  en  bas  le  fit  bondir  sur  ses  pieds,  rouge  et  pâle  tour  à  tour... 
Il  attrapa  brutalement  la  danseuse  et  la  jeta  sur  le  fauteuil. 

—  Herbert,  criait  Lucy  au  bas  de  l'escalier;  où  êtes-vous,  mon 
petit  cousin? 

Fuir  était  aisé,  mais  comment  expliquer  l'état  inexprimable  de 
M""®  de  Vertpintade?  Les  pieds,  allégés  du  poids  du  corps,  se  dé- 
menaient frénétiquement,  accompagnés  par  un  râle  semblable  au 


FAUSSE    EOUTE.  841 

grincement  d'un  tourne-broche.  Herbert  saisit  les  jambes,  s'eflbr- 
çant  de  les  comprimer  dans  ses  mains  rageuses  ;  mais,  au  moment 
où  il  croyait  réussir,  un  léger  grincement,  comme  un  rire  diabo- 
lique, se  fit  entendre  et  une  voix  de  crécelle  entonna  l'air  du  Tro- 
vatore.  Alors,  les  dents  serrées,  l'œil  mauvais,  il  jeta  au  hasard 
ses  mains,  tordant,  serrant,  froissant  le  petit  corps  mécaniquement 
infernal  ;  la  marquise  chantait  toujours  sans  se  presser  ni  faire  grâce 
d'un  soupir,  et  Lucy,  au  bout  du  corridor,  appelait  de  nouveau  : 

—  Herbert?..  Où  donc  êtes-vous?.. 

Une  rage,  une  fureur  le  secoua  des  pieds  à  la  tête,  il  vit  rouge... 
Ses  poings  crispés  pesèrent  sur  la  poitrine  de  la  marquise,.,  plus 
fort,.,  encore  plus  fort!..  Un  craquement,.,  un  gémissement  !..  La 
tête  vira  de  droite  à  gauche  et  d'un  coup  brusque  alla  s'enfouir  dans 
les  coussins  de  la  bergère,  n'offrant  aux  regards  terrifiés  d'Herbert 
qu'un  cliignon  frisé.. .  M'"^  de  Vertpintade  avait  le  cou  tordu... 

Lucy  venait  de  paraître...  Elle  cria  d'effroi  à  la  vue  de  son 
cousin,  pâle,  hérissé,  farouche.  Saisie  d'un  pressentiment,  elle 
courut  à  sa  poupée. 

—  Méchant  ! . .  Méchant  Herbert  ! 

—  Elle  ne  voulait  pas  se  taire. 

—  Laissez-moi,.,  allez-vous-en...  Ne  me  touchez  pas  avec  vos 
mains  d'assassin... 

Les  pleurs  de  Lucy  avaient  attiré  M™^  de  Précy.  Herbert^  semonce 
d'importance,  fut  puni  et  privé  de  son  poney,  que  l'on  renvoya  sur- 
le-champ  à  la  ferme.  Seul  dans  sa  chambre,  où  on  l'avait  envoyé 
avec  un  morceau  de  pain  sec,  il  se  livra  sans  témoins  à  toute  la 
violence  de  sa  mauvaise  humem*.  L'humiliation  d'être  puni  devant 
Lucy, la  rage  de  l'être  à  cause  d'ehe,  étouffaient  tout  repentir.  Rien 
ne  le  rendait  mauvais  comme  le  sentiment  de  ses  torts.  Il  maugréa 
furieusement  contre  sa  grand'mère,  son  grand-père  et  Lucy  : 

—  Est-ce  juste  de  me  priver  de  mon  poney  parce  que  sa  poupée 
est  cassée?..  Comme  si  je  l'avais  fait  exprès  !..  J'étais  plus  heureux 
avant  qu'elle  fût  venue,  cette  Lucy...  Maintenant,  on  l'aime  mieux 
que  moi,.,  on  me  sacrifie. 

A  mesure  que  le  jour  baissait,  la  mélancohe  le  gagna.  Accoudé 
à  la  fenêtre,  il  regardait  d'un  œil  morne  s'allumer  dans  le  ciel 
assombri  la  multitude  tremblante  des  étoiles,  et  les  derniers  gron- 
demens  de  la  colère,  la  suprême  révolte  de  l'orgueil,  s'éteignaient 
dans  l'ombre  qui  s'épaississait  autour  de  lui.  Le  regret  pénétrait 
dans  son  âme,  mais  surtout  l'étonnement,  un  étonnement  pénible, 
inquiet.  Gomme  ce  désir  d'entrer  chez  Lucy  lui  était  venu  tout  à 
coup,.,  si  vite  obéi!  Cette  poupée  broyée  dans  un  accès  de  fu- 
reur sauvage!  Il  en  était  honteux,  terrifié;  c'avait  été  comme  un 
grand  flot  rouge  qui  s'était  abattu  sur  sa  tête,  à  la  voix  de  Lucy, 


8A2  REVUE    DES    DKUX    MONDES. 

et  ses  bras,  ses  mains,  tout  son  être  avaient  agi  sans  lui,  malgré 
lui;  à  ce  momcnt-Ià,  s'il  avait  tenu  une  créature  vivante,  il  l'au- 
rait aussi  bien  écrasée,  de  premier  mouvement,  sans  pouvoir  se 
retenir.  Il  n'avait  pas  pourtant  le  cœur  cruel  ;  jamais  il  n'avait  fait 
du  mal  volontaiiement,  pas  même  à  une  mouche,  ni  jeté  une  mau- 
vaise pierre  à  un  chat,  ni  frappé  brutalement  son  poney...  Et  pour- 
tant!.. Les  paroles  de  Lucy  lui  revenaient  :  «  iNe  me  touchez  pas 
avec  vos  mains  d'assassin.  »  11  les  regardait,  ses  mains  d'adoles- 
cent, longues  avec  des  articulations  fortes  ;  sous  la  clarté  blanche 
d'un  rayon  de  lune,  elles  lui  paraissaient  d'une  pâleur  sinistre,  il 
les  observait  avec  défiance  comme  des  ennemies  attachées  à  son 
sort,  capables  de  l'entrahier  à  un  mauvais  coup.  D'où  lui  venait 
cette  méchanceté  cachée  en  ses  membres,  en  sa  chair  et  en  son 
sang,  qui  agissait  contre  sa  volonté?  Tous  ceux  qui  l'entouraient 
étaient  si  bons!..  Quelque  ancêtre, peut-être?  Son  grand-père  ne 
lui  avait-il  pas  dit  qu'on  hérite  des  vices  et  des  vertus  aussi  bien 
que  du  tempérament  de  ses  aïeux? 

Il  se  souvenait  que  son  bisaïeul,  le  père  de  sa  grand'mère,  avait 
fait  la  guerre  avec  les  chouans  ;  plus  d'une  fois,  il  avait  frémi 
d'enthousiasme  et  d'horreur  au  récit  de  ses  exploits,  de  cette  mêlée 
sanglante  de  combats,  d'embuscades,  de  massacres  et  de  repré- 
sailles. Était-ce  cet  héroïque  et  farouche  partisan,  la  source  loin- 
taine d'où  coulait  dans  ses  veines  ce  ferment  de  violence?  Il  s'ar- 
rêtait à  ces  pensées,  un  peu  confuses,  avec  une  certaine  complaisance 
et  aussi  de  l'effroi:  ressembler  en  quelque  chose  à  un  héros,  même 
s'il  est  un  peu  barbare,  ne  laisse  pas  que  d'être  flatteur  pour  un 
pauvre  garçon  humihé,  qu'on  a  envoyé  coucher  sans  souper. 

11  se  mit  au  lit  et  ne  tarda  pas,  de  fatigue  et  d'ennui,  à  s'en- 
dormir. 

Lucy,  de  son  côté,  s'était  couchée  le  cœur  gonflé  de  soupirs. 
La  perte  de  sa  poupée  l'affligeait  moins  que  le  chagrin  de  son  cou- 
sin; comme  toutes  les  âmes  tendres,  elle  était  prompte  à  s'accu- 
ser :  «  Si  je  n'avais  pas  pleuré  si  fort,  pensait-elle,  on  n'aurait  lien 
su  et  Herbert  ne  serait  pas  puni.  » 

Dès  qu'elle  le  rencontra  le  lendemain,  elle  s'empressa  de  lui 
tendre  la  main  avec  un  bon  petit  sourire  suppliant  et  généreux. . . 
Mais,  à  la  clarté  du  grand  jour,  toutes  les  chauves- souris  du  re- 
pentir et  du  remords  s'étaient  envolées;  l'orgueil  blessé,  le  souve- 
nu- de  l'humiliation  subie,  tenaient  Herbert  encore  dur  et  raidi.  Aux 
avances  de  sa  petite  cousine,  il  répondit  par  une  moue  hautaine  et 
croisa  les  bras  derrière  le  dos,  sans  trouver  un  mot  à  lui  tUre... 
Étonnée,  froissée,  la  fillette,  les  yeux  humides,  le  regarda  s'éloigner 
et  ne  chercha  pas  à  le  retenir;  de  ce  jour,  un  grand  divorce  se  fît 
entre  eux. 


FAUSSE    ROUTE.  8^3 

Ce  fut  avec  une  satisfaction  à  peu  près  égale  que  les  deux  en- 
fans  virent  approcher  le  jour  de  la  séparation.  Les  parens  de  Lucy 
la  réclamaient  et  son  grand-oncle  allait  la  reconduire  à  Paris. 

Le  matin  du  départ,  tandis  que  les  bagages  ficelés  s'entassaient 
dans  le  corridor,  que  Manette  bourrait  de  fruits  et  de  gâteaux  le 
panier  de  Lucy  et  que  celle-ci  allait,  courait  affairée,  jetant  un  adieu 
à  tous  les  coins  de  la  vieille  maison,  Herbert,  qui  la  voyait  passer 
et  repasser  devant  lui  avec  un  air  d'indifiérence  glacée,  eut  le  sen- 
timent d'avoir  manqué  l'occasion  d'être  heureux.  Une  contraction 
pénible  lui  étreignait  la  poitrine  ;  il  avait  envie  de  pleurer  quand, 
par  delà  la  tête  agitée  de  Lucy,  il  entrevoyait  le  vide  morne  qui 
allait  suivre  son  départ. 

—  Vous  êtes  contente,  vous,  dit-il  amèrement...  Vous  retour- 
nez à  Paris...  cela  vous  fait  plaisir. 

—  Oh!  oui...  Je  vais  revoir  ma  chère  maman  et  mon  papa... 

—  Vous  êtes  surtout  contente  de  vous  en  aller...  Avouez-le...  Ce 
n'est  pas  assez  beau  pour  vous,  ici.  —  Elle  le  regarda  du  coin  de  l'œil. 

-^  Je  ne  tiens  pas  à  ce  qui  est  beau,.,  pourvu  qu'on  m'aime... 

—  Et  vous  croyez  alors  qu'on  ne  vous  aime  pas  chez  nous? 

—  Je  sais  que  mon  grand-oncle  et  ma  grand'tante  m'aiment 
beaucoup...  ils  sont  si  bons!  Aussi,  moi,.,  je  les  chéris,  répondit- 
elle  en  appuyant  sur  le  dernier  mot  avec  intention. 

—  Etvous  trouvez  que  je  ne  suis  pas  bon,  ...et  vous  me  détestez?,. 
Elle  eut  un  indéfinissable  sourire,  sans  répondre. 

—  Eh  bien!  ça  m'est  égal,  s'écria-t-il  en  tapant  du  pied...  Quand 
vous  serez  partie,  on  me  rendra  mon  poney  et...  Il  s'arrêta  de- 
vant le  reproche  étonné  des  yeux  de  Lucy... 

—  Alors,  reprit-il  confus,.,  on  vous  donnera  une  autre  poupée. 
Comme  ça,  tout  sera  réparé... 

—  Non,  non,  s'écria-t-elle  vivement.  Je  ne  pourrais  pas  en  aimer 
une  autre. 

Ils  restèrent  quelques  instans,  muets,  embarrassés.  On  les  appe- 
lait :  —  Allons  !  mes  enfans,  il  faut  vous  dire  adieu.  Il  est  temps 
de  partir...  Herbert,  embrasse  ta  cousine,.,  et  Adte,  en  voiture, bien 
vite,  Lucy.  » 

Herbert  s'avança  gauchement,  frotta  sa  joue  hâlée  contre  la  petite 
joue  satinée  de  sa  cousine. 

—  Adieu,  Herbert. 

—  Adieu,  Lucy  ;  —  amusez-vous  bien  dans  votre  Paris. 
Et  ce  fut  tout. 

II. 

Cette  brève  apparition  de  Lucy,  d'une  créature  jeune  comme  lui, 
agitée  de  la  même  sève  noùce,  de  peines  et  de  joies  à  sa  portée, 


Shk  REVUE    DES    DEUX    MOADES. 

laissa  des  traces  durables  dans  l'esprit  d'Herbert.  Quand  elle  fut 
partie,  l'ennui  le  rendit  rêveur;  malgré  le  besoin  d'agitation  presque 
turbulente  qui  le  portait  à  se  dépenser,  souvent  avec  excès,  dans 
les  exercices  physiques,  il  avait  des  accès  de  langueur,  pendant 
lesquels  son  imagination  battait  la  campagne  ;  toute  son  activité 
alors  se  portait  au  dedans  et  courait  bride  abattue  dans  des  che- 
mins illimités  et  bizarres.  Après  ces  jours  d'exception  où  il  avait 
goûté  la  joie  d'être  deux,  son  existence  solitah-e  entre  des  vieil- 
lards qui  ne  pouvaient  supporter  le  mouvement  et  le  bruit  de  ca- 
marades de  son  âge,  lui  parut  pesante  et  vide.  Dès  qu'il  était  oisif, 
ses  pensées  le  reportaient  vers  Lucy,  avec  un  mélange  de  regret, 
d'humiliation  et  de  colère.  Les  circonstances  qui  les  avaient  brouillés 
surtout  l'occupaient.  Il  lui  en  était  resté  un  ressentiment  et  comme 
un  efïroi  de  ce  fond  obscur  qui  était  en  lui,  d'où  pouvaient  jaillir  à 
rimproviste  des  fureurs  et  des  forces  qu'il  ne  soupçonnait  pas.  Et 
comme, sous  des  dehors  actifs  et  vigoureux,  une  certaine  mollesse 
d'âme  lui  rendait  haïssable  toute  lutte  intérieure,  tout  effort,  toute 
contrainte,  par  suite  toute  responsabilité  morale,  il  s'accommodait 
volontiers  de  l'idée  d'une  transmission,  par  héritage,  de  tout  ce 
qui  était  mauvais  en  lui.  Les  conversations  de  son  grand-père 
n'avaient  pas  peu  contribué  à  cette  espèce  de  désarmement  moral 
qui  le  livrait  sans  grande  défense  à  toutes  les  impulsions  de  sa  na- 
ture. M.  de  Précy  aimait  à  philosopher  et  se  tenait  au  courant  de 
tous  les  systèmes  nouveaux.  Comme  il  était  le  plus  digne  homme 
du  monde,  le  plus  doux,  et  le  plus  respectueux  des  consciences,  il 
se  serait  bien  gardé  de  battre  en  brèche  de  parti-pris  les  croyances 
religieuses  de  son  petit-fils  ;  il  s'était  juré  de  respecter  dans  cette 
jeune  âme  la  volonté  pieuse  de  ceux  qui  étaient  morts  dans  la  foi 
de  leur  baptême,  laissant  en  ses  mains  le  dépôt  sacré  de  leur  unique 
enfant.  Il  avait  coutume  de  dire  de  la  religion  qu'elle  a  des  solutions 
qui  sont  fort  belles  et  qui  ne  se  discutent  pas;  moyennant  quoi,  il 
se  croyait  en  règle  avec  sa  conscience,  et  ne  se  faisait  aucun  scru- 
pule d'exposer  à  son  petit-fils,  en  réponse  à  ses  incessantes  ques- 
tions, les  divers  systèmes  inventés  par  les  hommes  pour  expliquer 
le  monde  et  la  chaîne  des  phénomènes,  se  gardant,  du  reste,  de 
prendre  parti  ni  de  marquer  une  préférence.  Par  cette  impartialité, 
il  se  flattait  d'amener  peu  à  peu  cet  enfant  d'une  intelligence 
précoce  et  curieuse  à  se  former  librement  une  opinion  person- 
nelle sur  les  grandes  questions  qui  intéressent  l'humanité...  Il 
s'émerveillait  naïvement  de  le  voir  si  intéressé  par  des  questions 
au-dessus  de  son  âge  et  ne  se  doutait  guère  de  l'éclectisme  ingénu 
ou  effronté  avec  lequel  Herbert  s'emparait  sans  façon  des  argumens 
à  sa  convenance,  et  les  appliquait  à  son  usage,  au  détriment  des 
grands  problèmes.  Il  ne  se  rendait  pas  compte  qu'il  y  a  dans  la 


FAUSSE    ROUTE.  845 

jeunesse  une  logique  dure,  prompte  à  tii-er  de  chaque  principe  des 
conclusions  hâtives,  selon  la  tendance  ou  la  passion  du  moment. 
Aussi  fut-il  stupéfait  le  jour  où  Herbert  s'enhardit  à  lui  dire  : 

—  Si  l'hérédité  est  fatale,  grand-père,  et  que  l'on  ait  parmi  ses 
ancêtres  un  criminel,  que  faire  pour  ne  pas  lui  ressembler?..  Sup- 
posez que  l'on  sente  en  soi  la  passion...  du  vol,  par  exemple?.. 

—  Eh  bien!  mon  garçon,  on  lutte,.,  on  se  débat,.,  on  fait  appel 
à  son  énergie...  à  la  raison... 

—  Mais  si  la  raison  démontre  que  l'on  a  tout  intérêt  à  prendre 
le  bien  d'autrui,..  au  lieu  de  travailler?..  Le  plus  sage  ne  serait- 
il  pas  tout  simplement  de  s'exercer  à  voler  avec  adresse,  pour  ne 
pas  se  faire  pincer?.. 

—  Es-tu  fou?..  Et  l'honneur,  morbleu!  N'est-ce  rien  que  l'hon- 
neur?.. Et  la  conscience?.. 

—  Mais,  pourtant,  reprit  obstinément  le  jeune  garçon,  si  l'hon- 
neur et  la  conscience  n'ont  pas  suffi  à  préserver  l'aïeul?..  Comment 
espérer  qu'ils  puissent  sauver  l'enfant?..  Il  ne  resterait  alors  qu'à 
se  brûler  la  cervelle? 

]y{me  (jg  Précy,  —  qui  assistait  à  l'entretien  et  écoutait  avec  quel- 
que plaisir  les  objections  de  Herbert,  contre  des  idées  qu'elle  ré- 
prouvait, jeta  un  cri  d'horreur  :  —  Le  suicide  est  un  crime,  mon 
enfant;  nous  devons  compte  à  Dieu  de  la  vie  qu'il  nous  a 
donnée... 

—  S'il  nous  l'a  donnée,  elle  nous  appartient,  grand'mère. 

—  Tu  déraisonnes!  s'écria  M.  de  Précy  impatienté...  La  vie  doit 
être  avant  tout  une  œuvre  de  bonne  foi  et  de  bon  sens...  On  ne  la 
dirige  pas  à  coups  de  sophismes  ou  de  syllogismes  obtus... 

Cependant  cette  conversation  et  quelques  autres  du  même  genre 
inquiétèrent  M.  de  Précy  sur  le  système  d'éducation  qu'il  avait  suivi. 
H  s'aperçut  que  Herbert  tournait  à  la  subtilité  et  devenait  ergoteur. 
Son  caractère  aussi  s'altérait;  sa  belle  humeur,  son  entrain,  fai- 
saient place  à  des  accès  de  sombre  mécontentement,  pendant  les- 
quels il  restait  des  heures  entières  inactif,  silencieux,  sans  goût 
pour  le  plaisir  aussi  bien  que  pour  le  travail.  A  mesure  que  le 
temps  passait,  ces  symptômes  s'accusaient  de  plus  en  plus,  cette 
inquiétante  mobilité,  cette  fâcheuse  transformation  d'un  caractère 
naturellement  ouvert  et  gai  affectaient  ses  grands  parens.  Il  lui 
arrivait  maintenant  de  leur  tenir  tête  dans  la  discussion  avec  une 
opiniâtreté  et  une  véhémence  qui  ne  supportaient  pas  la  contra- 
diction. Sa  grand'mère,  qu'il  adorait  pourtant,  il  ne  l'épargnait  plus 
et  la  chagrinait  par  ses  doutes  ironiques  sur  les  questions  de  foi  ou 
sa  légèreté  impertinente  sur  les  choses  et  les  personnes  religieuses; 
il  n'avait  pas  rompu  pourtant  avec  les  pieuses  habitudes  de  son  en- 
fance; il  continuait  à  accompagner  sa  grand'mère  à  la  messe  le 


866  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dimanche  et  accomplissait  ses  deToirs  religieux  ;  dans  sa  vie  uni- 
formément innocente,  il  ne  s'était  pas  trouvé  encore  de  pierre 
d'achoppement  pour  faire  tomber  des  chaînes  si  légères  et  qui  le 
gênaient  si  peu.  Il  se  vengeait  pourtant  de  sa  docilité  par  la  façon 
ennuyée,  le  dandinement  méprisant  avec  lequel  il  marchait  près 
de  sa  grand'mère  en  se  rendant  à  l'église,  la  tête  dans  les  épaules 
et  la  ligure  maussade;  il  s'en  vengeait  au  retour  par  des  épi- 
grammes  sur  le  sermon,  sur  les  tics  du  curé. 

M.  et  M""'  de  Précy  ne  pouvaient  s'aveugler  sur  ces  symptômes 
de  protestation  et  de  demi-révolte  :  —  C'est  une  crise,  disait  le 
grand-père.  —  C'est  l'âge  ingrat,  disait  la  grand'mère.  —  Bien  in- 
grat, en  effet,  puisqu'il  affligeait  ceux  qui  l'aimaient  uniquement. 

Ni  l'un  ni  l'autre  ne  se  rendait  compte  exactement  de  ce  que 
souffrait  ce  garçon  de  seize  ans,  aux  prises  avec  les  troubles  in- 
quiets d'une  adolescence  presque  claustrale,  dont  les  ardeurs  mal 
éclaù'ées  se  prenaient,  faute  d'objet  défini,  à  des  problèmes  écra- 
sans,  oii  il  se  jetait  avec  une  légèreté  hautaine,  et  cette  ignorance 
mal  débrouillée  qui  parle  de  tout  et  ne  doute  de  rien.  M™"  de  Précy 
ne  pouvait  imaginer  qu'un  enfant  si  tendrement  adoré  put  être 
malheureux  sans  cause;  M.  de  Précy,  toujours  égaré  dans  l'abs- 
trait, n'était  guère  observateur,  et  trop  loin  de  sa  propre  jeunesse 
pom'  s'en  souvenir.  Il  leur  fallut  du  temps  avant  d'arriver  à  se  per- 
suader que  la  solitude  avec  eux  et  près  d'eux  était  mauvaise  pour 
Herbert,  que  la  société  de  deux  vieillards  créait  à  ce  jeune  esprit  une 
atmosphère  factice  où  se  développait  le  cerveau  au  détriment  des 
autres  facultés,  que  la  jeunesse  a  besoin  de  la  jeunesse,  et  cpe 
l'absence  d'amis,  de  camarades  de  son  âge  exaspérait  en  lui  cette 
manie  raisonnante  et  cette  fâcheuse  tendance  à  trancher  sur  tout 
sans  prendre  parti  pour  rien. 

Après  bien  des  hésitations  et  des  débats,  avec  bien  des  regrets 
et  de  tendres  craintes,  on  décida  de  l'envoyer  achever  ses  études 
à  Paris. 

Il  touchait  à  ses  dix-sept  ans  lorsqu'il  entra  au  collège  Stanislas 
pour  iaire  sa  rhétorique. 

Il  arrivait  assez  intimidé,  gauche,  embarrassé  de  sa  longue  per- 
sonne un  peu  osseuse  et  disproportionnée  par  une  trop  rapide 
croissance,  mais  grisé  d'avance  de  tout  ce  qu'il  allait  voir  et  ap- 
prendre, de  ces  formes  de  vie  toutes  nouvelles  qui  feraient  de  lui 
un  homme.  Son  départ  avait  déchiré  le  cœur  de  sa  pauvre  grand'- 
mère; lui-même  avait  pleuré  en  la  quittant,  mais  il  av^ait  trouvé  à 
ces  larmes  pourtant  une  volupté  un  peu  amère  qui  le  grandissait  à 
ses  yeux;  il  lui  semblait  naturel  que  le  premier  pas  vers  les  joies 
viriles  de  l'indépendance  fût  une  souffrance.  Le  voyage,  l'incerti- 
tude de  ce  qui  l'attendait  à  l'arrivée,  l'avaient  bientôt  distrait. 


FAUSSE   ROUTE.  847 

■11  allait  retrouver  à  Paris  la  famille  Danvillers,  et  la  pensée  de 
Lucy  jetait  à  travers  tous  les  mirages  qui  chatoyaient  devant  son 
imagination  un  désir  mêlé  d'appréhension.  Peut-être  l'appréhen- 
sion dominait-elle,  car  ce  fut  avec  un  allégement  véritable  qu'il 
apprit,  à  son  arrivée,  que  Lucy  avait  quitté  Paris  pour  passer 
l'hiver  à  Menton,  auprès  de  sa  mère.  M.  Danvillers  seul  lit  les  hon- 
neurs de  Paris  à  son  neveu. 

Ses  premiers  mois  furent  un  peu  empoisonnés  par  l'apprentis- 
sage pénible  de  l'internat,  de  la  vie  en  commun  et  subordonnée  et 
par  le  sentiment  plus  pénible  encore  de  son  infériorité  à  beaucoup 
d'égards.  Il  n'avait  pas  besoin  des  railleries  de  ses  camarades  pour 
s'apercevoir  de  l'inélégance  de  ses  vêtemens,  de  la  rusticité  de  ses 
mains,  de  la  lourde  m'  dégingandée  de  sa  démarche.  Comme  il  était 
mal  endurant,  quelque  justes  que  lui  parussent  les  épigrammes, 
il  ne  manqua  pas  d'y  répondre  par  des  bourrades  si  pesantes  que 
bientôt  les  rieurs  cessèrent  de  rire.  Ces  sarcasmes,  du  reste,  ne 
lurent  pas  perdus;  l'amour-propre  stimulant  la  clairvoyance,  Her- 
bert ne  tarda  pas  à  devenir  irréprochable  aux  yeux  des  plus  ma- 
lins. La  transformation  morale  ne  fut  pas  moins  prompte  ;  au  con- 
tact de  cette  jeunesse  agitée  et  vivace,  toutes  les  fumées  d'abstrac- 
tions nuageuses  se  dissipèrent;  avec  la  plasticité  de  sa  nature,  il 
se  façonna  aux  habitudes  nouvelles  de  son  milieu  et  se  dégagea, 
comme  un  papillon  de  sa  clu'ysalide,  de  ces  spéculations  moroses 
qui  avaient  assombri  ses  dernières  années  au  Carmel... 

Le  jour  de  printemps  où  il  se  présenta  rue  Tronchet,  pour  sa- 
luer le  retour  de  sa  tante  et  de  sa  cousine,  rien  en  lui  ne  rappelait 
le  garçon  fruste  et  sauvage  débarqué  de  Bretagne  quelques  mois 
auparavant.  Il  s'était  préparé  à  l'entrevue,  il  est  vrai,  et  avait  mé- 
ticuleusement  soigné  le  décor;  une  lingerie  hne  atténuait  la  rai- 
deur de  l'uniforme,  que  faisait  valoir  une  taille  haute  et  mince;  il 
ne  portait-  plus  la  tête  dans  les  épaules,  se  présentait  et  marchait 
avec  une  simplicité  aisée  ;  ses  mains  très  blanches  avaient  les  ongles 
scrupuleusement  taillés,  —  trop  taillés  même,  et  son  mouchoir 
exhalait  une  odeur  fine  et  discrète,  dont  la  nouveauté  aristocra- 
tique lui  avait  été  révélée  par  son  ami  le  jeune  duc  de  Roche- 
Landry. 

—  ilon  Dieu!  que  tu  es  grand!  s'écria 'M™^ Danvillers,  une  toute 
petite  et  maigrelette  personne  à  l'air  très  languissant;  ton  oncle 
m'avait  bien  dit  que  tu  ressemblais  à  un  màt  de  cocagne.  Baisse-toi 
un  peu,  que  je  t'embrasse...  Et  ta  cousine?.,  tu  ne  lui  dis 
rien  I . . 

—  Lucy  !..  je  ne  la  voyais  pas. 

—  Ehe  est  assez  grande  pourtant,  elle  aussi  ! 

—  C'est  pour  cela...  je  cherchais  à  hauteur  de  table,  dit  Herbert 


8/|8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

souriant  devant  la  grande  et  svelte  jeune  fille,  dont  les  yeux  couleur 
d'iris  plongeaient  dans  les  siens,  avec  un  ctonnement  naïf.  —  Oh! 
Lucy,..  que  vous  êtes  devenue  une  belle  demoiselle! 

—  Ne  vous  déplaise,  répondit-elle  avec  une  petite  révérence. 

—  Il  me  plaît  beaucoup,.,  je  vous  l'assure...  Ils  s'étaient  assis 
l'un  près  de  l'autre,  à  côté  de  M™®  Danvillers.  —  Moi,  qui  m'imagi- 
nais vous  retrouver  avec  les  mêmes  robes  courtes,  les  mêmes  bas  à 
jour  dans  les  mêmes  petits  souliers... 

—  Et  jouant  à  la  poupée,  peut-être? 

—  Hélas  ! . .  vous  y  pensez  donc  encore,  à  cette  maudite  poupée?. . 
Vous  me  gardez  rancune  ? 

—  Oh!.,  je  m'étais  promis  autrefois  de  venger  ma  pauvre  mar- 
quise... Mais  la  haine  et.  la  vengeance  sont  des  sentimens  bien 
fatigans  pour  une  pauvre  jeune  fille...  Et  puis,  vous  êtes  mainte- 
nant un  si  imposant  personnage  ! . . 

—  Voilà  que  vous  vous  moquez  encore  de  moi... 

—  Je  n'oserais,.,  vraiment...  Je  me  souviens  de  ce  tour  de  main 
terrible  !..  Et  la  moqueuse  fille  fit  le  geste  expressif  de  tordre  vio- 
lemment. 

—  Fi!  fi!..  Lucy,  tu  n'es  pas  généreuse,  dit  sa  mère. 

—  Merci,  ma  tante,  défendez-moi...  Cette  histoire  de  poupée  a 
été  le  cauchemar  de  ma  jeunesse,  elle  a  empoisonné  le  seul  temps 
heureux  de  ma  vie,  et  m'a  rendu  le  genre  humain  odieux...  La 
moitié,  du  moins!..  Groiriez-vous,  ma  tante,  que  je  ne  puis  voir 
une  femme  avec  des  cheveux  blonds  sans  un  frisson  d'horreur? 

—  Gomme  vous  devez  souffrir,  mon  pauvre  Herbert!  car  la 
mode  est  aux  blondes,  et  celles  qui  ne  le  sont  pas  le  deviennent. 

—  Gertainement,  je  souffre...  Par  bonheur,  vous  avez  bruni, 
vous!..  Je  n'aurais  pas  pu  m'habituer  à  vos  cheveux  d'autrefois... 

—  J'en  serais  inconsolable,  mon  cousin... 

—  Je  me  les  rappelle  si  bien,  ces  grandes  ondes  moirées,  si 
soyeuses  et  si  fraîches,  qui  couvraient  vos  épaules...  J'avais  tant 
de  plaisir,  quand  on  ne  me  voyait  pas,  à  y  plonger  mes  mains... 

—  Quel  faiseur  de  contes  vous  êtes,  Herbert!..  Vous  vous  amu- 
siez à  me  tirer  les  cheveux,  par  mahce  et  par  taquinerie,  voilà  la 
vérité  ! 

—  Je  les  tirais  pour  cacher  le  plaisir  que  je  trouvais  à  les  tenir 
dans  mes  doigts...  J'aimais  mieux  paraître  méchant  que  nigaud... 

—  Et  maintenant,  tu  es  assez  grand  pour  n'être  plus  ni  l'un  ni 
l'autre, j'espère, dit  M'"''  Danvillers,  que  ce  babil  fatiguait...  Lucy,  va 
demander  à  ton  père  de  vous  mener  au  bois  ;..  il  fait  si  beau! 

—  Oui,  mère.  Elle  s'élança,  non  sans  jeter  un  dernier  trait  à 
son  cousin  :  —  Il  y  aura  des  blondes,  je  vous  en  préviens,.,  beau- 
coup de  blondes... 


FAUSSE    ROUTE.  849 

—  Je  ne  regarderai  que  vous,  ma  cousine. 

Le  soir,  quand  il  rentra  au  collège,  Herbert  avait  l'âme  extrême- 
ment joyeuse  et  se  faisait  in  peilo  un  résumé  agréable  de  cette 
première  entrevue  :  d'abord,  Lucy  était  charmante,  un  peu  mo- 
queuse, mais  d'une  grâce  si  engageante  et  de  manières  si  simples, 
si  ouvertes!..  Il  ne  s'était  senti  nullement  embarrassé,  et  s'il  en 
rendait  grâces  à  Lucy,  il  se  savait  plus  de  gré  encore  à  lui-même, 
ce  qui  est  la  meilleure  condition  pour  trouver  la  vie  belle  et  le 
monde  bien  fait. 

II  se  coucha  dans  un  attendrissement  de  bonheur.  Unejperspec- 
tive  infinie  de  jours  enchantés  s'ouvrait  devant  lui,  illuminée  par 
le  regard  bleu  de  sa  cousine.  Il  ne  prévoyait  pas  que  rien  pût 
troubler  cette  félicité;  et  en  effet,  pendant  deux  ans,  sauf  les  mois 
d'hiver  que  Lucy  passait  dans  le  Midi  avec  sa  mère,  il  la  vit  à  peu 
près  toutes  les  semaines,  rapportant  de  chaque  journée  passée  près 
d'elle  une  i^Tesse  de  juvénile  et  enthousiaste  tendresse.  Il  faisait 
des  vers  pour  ehe;  pour  elle,  il  copiait  les  passages  de  ses  livres 
favoris  ;  toutes  les  héroïnes  des  romans  qu'il  lisait  avaient  son 
visage,  et  il  lui  arrivait  d'inventer  mille  aventures  extraordinaires 
où  il  jouait  un  rôle  sous  ses  yeux,  toujours  à  sa  propre  gloire  na- 
turellement. Les  prétextes  les  plus  invraisemblables  lui  étaient 
bons  pour  obtenir  des  sorties  supplémentaires;  il  n'hésita  pas 
même  à  feindre  d'être  malade,  et  supporta  héroïquement  la  diète  et 
le  régime  de  l'infirmerie  pour  se  donner  l'incomparable  douceur  de 
la  voir  entrer  avec  sa  mère,  l'air  agité  et  inquiet.  Joies  puériles, 
innocentes  tromperies  du  premier  amom-,  Herbert  n'ignora  rien  de 
ces  secrètes  délices,  et  ce  fut  avec  une  émotion,  douloureuse  à 
force  d'être  profonde,  qu'au  moment  de  partir  pour  la  Bretagne, 
après  les  triomphes  du  concours  général  et  du  baccalauréat,  il  lui 
dit  d'un  air  de  plaisanterie  : 

—  Savez-vous,  petite  Lucy,  que  je  vais  être  bien  malheureux 
loin  de  vous?  Que  vais-je  devenir?  Si  je  n'avais  pas  l'espérance  de 
vous  revoir  bientôt,  j'irais  me  jeter  à  la  Seine. 

—  Il  fait  si  chaud,  et  vous  nagez  si  bien. 

—  Avec  une  pierre  au  cou,  ma  cousine,.,  pour  en  finir. 

—  En  finir?..  Ne  finit  pasquiveut,  mon  petitcousin.  Jecrois,  moi, 
que  c'est  un  commencement  qu'on  trouve. . .  tout  au  fond  de  la  Seine. . . 

Un  petit  rire  dédaigneux  crispa  le  coin  de  la  lèvre  d'Herbert  : 

—  Peuh!..  Vous  crovez  ca,  vous?..  Personne  n'est  encore  revenu 
de  si  loin...  En  tout  cas,  tout  vaut  mieux  que  de  vous  perdre. 

—  Ne  nous  attendrissons  pas,  je  vous  en  prie...  Que  voulez- 
vous?  On  part,  on  se  retrouve.  Gela  fait  deux  plaisirs.  La  vie  est 
très  amusante. 

TOME  xciv.  —  1889.  5/i 


850  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


III. 


L'hiver  suivant,  Lucy  était  à  Menton,  Herbert  à  Saint-Gyr,  l'ima- 
gination hantée  de  vagues  et  naissans  désirs,  heureux  de  cette  vie 
active  où  se  dépensait  l'ardeur  robuste  et  saine  de  la  vingtième 
année.  C'était  un  joyeux  compagnon,  toujours  prêt  pour  le  plaisir, 
pour  les  folles  chevauchées,  les  courses  à  travers  les  bois,  les 
échappées  v^ers  Paris;  toujours  la  main  ouverte,  prêt  à  donner, 
prompt  à  obliger,  hardi,  presque  téméraire,  il  n'était  point  de 
bonnes  parties  sans  lui.  Ce  diable  à  quatre,  cependant,  témoignait 
un  singulier  éloignement  pour  les  femmes,  et  cela  divertissait  fort 
ses  camarades  ;  c'était  là  un  texte  d'habituelles  plaisanteries  aux- 
quelles il  se  prêtait  de  bonne  grâce;  il  y  trouvait  son  compte  et  se 
complaisait  dans  cette  attitnde  farouche  qui  lui  donnait  une  origi- 
nalité assez  rare  et  laissait  soupçonner,  sans  qu'il  le  dît,  le  mys- 
tère de  quelque  grande  passion  qui  l'élevait  au-dessus  des  tenta- 
tions vulgaires.  En  réalité,  une  timidité  pleine  d'orgueil  y  contribuait 
presque  autant  que  la  pure  image  de  Lucy,  et  souvent  il  lui  arri- 
vait d'envier  en  secret  les  plaisirs  frelatés  et  les  heureuses  audaces 
de  ses  amis;  il  les  observait,  sous  un  air  de  néghgence,  écoutait 
leurs  propos,  étudiait  la  stratégie  de  leurs  faciles  conquêtes.  Peut- 
être,  s'il  eût  bien  voulu  approfondir,  aurait-il  découvert  aussi,  tout 
au  fond  de  ses  résistances  et  de  ses  mépris,  et  non  sans  confusion, 
quelques  scrupules  attardés  dans  son  cœur  encore  tout  imprégné 
de  l'honnête  candeur  et  des  pieuses  croyances  de  sa  première  jeu- 
nesse... C'étaient  là  des  faiblesses  qu'il  ne  s'avouait  pas,  qu'il  n'eût 
avouées  à  personne,  —  sauf  peut-être  à  sa  petite  cousine,  dont  le 
profond  regard  était  si  pur  qu'on  ne  pouvait  rougir  devant  elle  de 
ses  bons  sentimens;  —  on  était,  honteux,  au  contraire,  de  n'en 
avoir  pas  d'angéliques  et  de  sublimes  pour  se  sentir  plus  voisin  de 
son  âme.  a  Quand  donc  reviendra-t-elle?  »  pensait-il  en  soupirant. 

Mais  elle  ne  revenait  pas.  x\près  Menton,  M^^Danvillers,  toujours 
languissante,  s'était  transportée  à  Montreux,  où  elle  allait  rester 
tout  le  printemps; 

On  touchait  au  mois  de  juin,  et  quelques  camarades  d'Herbert 
avaient  organisé  une  partie  champêtre. 

—  Je  te  préviens  qu'il  y  aura  des  dames,  avait  dit  le  jeune 
Raoul  de  La  Pioohe-Landrv. 

Il  avait  ri. 

Au  rendez-vous  on  se  trouva  douze,  six  joyeux  compagnons  et 
autant  de  demoiselles  très  gaies. 

—  Mesdemoiselles,  s'écria  le  duc  de  La  Roche-Landry,  une  édu- 


FAUSSE   ROLTE.  851 

cation  à  faire...  Qui  se  dévoue?.,  il  s'agit  d'apprivoiser  un  bipède 
d'une  espèce  originale. 

—  Eh!  Caviar,  c'est  ton  affaire...  Cela  te  rappellera  tes  débuts 
chez  Bidel. 

Celle  qui  répondait  à  ce  nom  de  haut  goût  s'avança  le  nez  en 
l'air,  la  poitrine  en  avant,  avec  cette  cambrure  particulière  de  la 
taille  que  donne  l'habitude  de  talons  exagérés. 

—  J'ai  vu  des  animaux  plus  terribles,  dit-elle. 

Et  elle  coula  hardiment  la  main  sur  le  bras  d'Herbert,  qui  le  lui 
offrit  alors  avec  une  courtoisie  si  correcte  qu'elle  en  tut  un  instant 
embarrassée... 

On  s'achemina,  le  long  des  sentiers  bordés  de  jardins  et  de 
maisonnettes,  vers  le  cabaret  où  le  déjeuner  était  préparé.  Her- 
bert, ayant  à  son  bras  Caviar,  marchait  d'un  pas  digne,  expliquant 
à  sa  compagne,  en  un  langage  choisi,  les  beautés  de  la  nature,  ou 
lui  récitant  des  vers  nobles,  absolument  comme  s'il  eût  été  chargé 
de  distraire  une  archiduchesse...  Elle  avait  beau  couper  ses  tirades 
par  des  calembredaines,  il  ne  se  déridait  pas;  et,  sans  se  départir 
de  la  plus  cérémonieuse  politesse,  reprenait,  sans  se  troubler,  la 
phrase  au  point  où  elle  l'avait  interrompue.  Les  autres  groupes, 
très  folâtres,  ne  leur  épargnaient  pas  les  brocards  et  les  lazzis. 

Elle  répliquait  avec  des  mots  crus,  dans  son  dépit  qu'elle  ne 
voulait  pas  laisser  paraître. 

—  Allons  ! . .  passe  la  main  !  Tu  n'es  pas  de  force  ! 

Mais  elle  s'obstinait,  se  jurait  de  prendre  sa  revanche  avant  la 
fin  de  la  journée... 

On  déjeuna  gaîment,  longuement,  avec  des  provisions  comman- 
dées d'avance  où  le  vin  de  Champagne  n'avait  pas  été  oublié.  On 
porta  .des  toasts  :  «  A  l'amour!..  —  A  la  jeunesse!..  —  Au  prin- 
temps!.. —  A  la  vertu!  »  cria  quelqu'un.  Herbert  s'inclina  modes- 
tement, saluant  à  la  ronde. 

Ce  fut  le  signal  du  départ.  Caviar,  les  yeux  un  peu  allumés, 
était  venue  reprendre  résolument  le  bras  d'Herbert,  de  plus  en  plus 
respectueux.  On  3e  dirigea  vers  les  bois;  on  dégringola  des  pentes 
escarpées  et  ombreuses  et  l'on  se  trouva  bientôt  sur  les  bords  d'un 
vaste  étang  :  un  bruit  de  rires  et  de  violons  attira  la  bande  tapa- 
geuse du  côté  où  une  noce  s'ébattait  et  dansait  sur  une  large  chaus- 
sée, au  bord  de  l'eau,  se  livrant  aux  délices  d'un  bal  champêtre 
improvisé.  Au  son  du  même  violon,  les  jeunes  Saint-Cyriens  ■  se 
mirent  en  branle  avec  un  entrain,  un  brio,  une  folie,  qui  excitèrent 
l'admiration  du  cortège  nuptial.  On  applaudit  les  nouveaux  venus; 
bientôt  l'entente  cordiale  fut  absolue. et  les  deux  sociétés  fusion- 
nèrent. 

Herbert,  appuyé  contre  un  arbre,  regardait  tournoyer  ces  cou- 


852  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pies  enragés,  bondissans,  dont  les  ombres,  se  reflétant  dans  l'eau 
sombre,  formaient  des  taches  noires,  mouvantes  et  confuses  ;  on 
eût  dit  une  mêlée  d'êtres  fantastiques  s'agitant,  la  tête  en  bas, 
dans^ies  profondeurs  de  l'étang...  Sous  l'excitation  de  la  prome- 
nade, de  la  gatté,  des  fumées  légères  du  vin  de  Champagne,  il  sen- 
tait dans  ses  veines  courir  brûlante  et  rapide  une  fièvre,  une  inten- 
sité de  vie  qu'il  n'avait  jamais  connue  ;  il  y  avait  en  lui  un  afflux 
subit  de  forces  inoccupées  qui  lui  causaient  un  malaise  de  désir 
vague,  sans  objet,  sans  but...  Ce  n'était  pas  impunément  qu'il 
avait  vécu  tout  le  jour  parmi  ces  jeunes  gens  et  ces  fdles,  grisés 
de  liberté  et  de  plaisir,  qu'il  avait  respiré  ces  tièdes  et  troublans 
arômes  de  sève  nouvelle  et  subi  les  conseils  pervers  du  soleil  prin- 
tanier  ;  ce  n'était  pas  impunément,  malgré  sa  fière  attitude,  qu'il 
avait  senti  sur  son  bras  la  molle  pression  de  la  main  de  Caviar,  et 
dans  ses  yeux  l'appel  tentateur  du  regard.  Il  avait  été  près  de 
fléchir  plus  d'une  fois,  et  c'était  par  une  sorte  de  gageure  d'amour- 
propre  qu'il  s'était  maintenu  dans  son  rôle  de  jeune  sage  un  peu 
dédaigneux  et  farouche...  Cependant  Caviar  ne  dansait  pas;  elle 
aussi  avait  sa  secrète  gageure.  Elle  s'était  approchée  de  lui,  et 
brusquement,  lui  jetant  son  bras  sur  l'épaule  : 

—  Valsons,  dit-elle;.,  il  me  faut  ma  part  de  plaisir,  à  moi  aussi. 
Il  la  repoussa  faiblement  : 

—  Je  ne  sais  pas  danser. 

—  Tu  mens,  soldat,  s'écria-t-elle  aitdacieusement  en  lui  collant 
un  baiser  sur  les  lèvres. 

Un  chaud  frisson  ébranla  les  nerfs  d'Herbert;  d'un  geste  irré- 
fléchi il  saisit  la  taille  cambrée  de  la  jeune  fille,  s'avança  dans  le 
cercle  des  danseurs.  Ce  fut  une  clameur  qui  fit  hurler  tous  les 
échos  :  ((  Bravo,  Caviar!  Gloire  à  Caviar!  »  Il  restait  hésitant, 
étourdi,  avec  un  trouble  singulier  dans  la  tête;  la  noce  échevelée, 
ses  camarades  et  leurs  compagnes  formaient  autour  de  lui  une 
chaîne  vivante,  tourbillonnante,  dont  les  anneaux  se  resserraient 
et  s'éloignaient  tour  à  tour.  «  Valsons  !  »  répétait  tout  bas  Caviar, 
appuyée- sur  son  épaule  avec  une  langueur  triomphante;  et,  se 
dressant  sur  la  pointe  de  ses  mules  Louis  XV,  elle  approchait  son 
visage  du  sien,  cherchant  encore  à  rencontrer  ses  lèvres,  a  II  val- 
sera,., ne  valsera  pas,..  »  chantaient  les  autres  sur  le  rythme  de  la 
valse...  Et  lui,  gagné  par  cette  frénésie,  tenté  par  cette  coupe  de 
plaisir  qui  effleurait  ses  lèvres,  à  la  fois  pris  de  rage  contre  lui- 
même  et  d'une  flamme  de  désir,  il  enleva  d'un  coup  la  grande 
Caviar  et  se  lança  dans  le  tourbillon  ;  elle  s'abandonnait  glorieuse 
et  folle  :  «  Plus  vite,.,  plus  vite,  »  disait-elle  au  violoneux,  qui 
précipitait  la  mesure  déjà  haletante.  Herbert  valsait  avec  emporte- 
ment, avec  délire  ;  il  éprouvait  un  indicible  bien-être  à  dépenser  le 


FAUSSE    ROUTE.  853 

surcroît  de  vie  qu'il  sentait  bouillonner  en  lui  sous  la  triple  ivresse 
du  plaisir,  du  vin  et  de  la  jeunesse...  Le  violon, échappant  au  bras 
lassé  de  l'artiste,  avait  passé  aux  mains  d'un  amateur  sans  inter- 
rompre la  danse  ;  Caviar,  essoufflée,  commençait  à  s'appesantir  : 
«  Arrêtons-nous...  Assez!  »  lui  dit-elle,  mais  il  ne  l'entendit  pas, 
et  la  rapprochant  d'un  geste  nerveux,  il  l'entraîna  plus  vite 
dans  le  cercle  poudreux  où,  piquée  d'émulation,  toute  la  noce 
venait  de  rentrer  avec  un  grand  tumulte.  Caviar,  raidie,  ap- 
puya ses  mains  sur  la  poitrine  d'Herbert  et  essaya  de  se  déga- 
ger, il  ne  s'en  aperçut  seulement  pas  ;  sa  jeunesse  intacte,  vigou- 
reuse, subissait  un  de  ces  paroxysmes  qui  rendent  insensible 
et  décuplent  les  énergies...  Le  bruit  des  rires,  des  chants,  mêlés 
aux  sons  aigus  du  violon,  versait  une  contagion  de  folie  sur  la 
noce  tout  entière,  qui  roulait  dans  une  farandole  formidable.  Caviar 
réunit  ses  forces,  et,  avec  un  cri  d'angoisse,  essaya  d'échapper  à 
l'étreinte  d'Herbert;  il  ne  se  possédait  plus,  et  machinalement  la 
retint...  Un  choc  sourd  et  le  jaillissement  d'une  lourde  vague  gla- 
cée sur  la  ronde  folle  l'arrêta  subitement  :  Herbert  et  sa  com- 
pagne venaient  de  disparaître  au  fond  de  l'étang. 

Comment  la  chose  s'était  faite,  nul  ne  pouvait  le  dire,  nul 
ne  le  sut  jamais,  pas  même  les  héros  de  l'aventure.  Herbert, 
subitement  dégrisé,  avait  gagné  le  bord  en  deux  brasses,  et  s'ef- 
forçait de  repêcher  sa  compagne,  à  demi  inanimée.  On  les  aida 
tous  les  deux  ;  on  entraîna  la  malheureuse  fille,  ruisselante  et  cla- 
quant des  dents,  dans  une  hutte  forestière,  heureusement  voisine, 
où  les  dames  de  la  noce  et  les  amies  de  la  suppliciée  la  débarras- 
sèrent de  ses  vêtemens  mouillés  et  l'entortillèrent  tant  bien  que 
mal  dans  des  jupons,  des  mouchoirs,  dont  elles  se  dépouillèrent 
charitablement,  et  comme,  par  bonheur,  ni  le  chapeau,  ni  le  man- 
telet  n'avaient  participé  à  l'immersion,  on  parvint  à  composer  un 
costume  un  peu  grotesque,  mais  suffisant.  Quant  à  Herbert,  dès 
qu'il  se  fut  assuré  qu'il  ne  résulterait  rien  de  fâcheux  pour  Caviar, 
il  prit  ses  jambes  à  son  cou  vers  le  prochain  village,  marquant  son 
passage  par  une  longue  traînée  d'eau;  il  eut  le  temps,  néanmoins, 
d'entendre  la  voix  pleureuse  de  l'infortunée  Caviar,  se  lamentant 
sur  la  perte  de  sa  fraîche  toilette  d'été.  Tout  en  gravissant  seul  et 
au  trot  les  pentes  escarpées  qu'il  avait  descendues  en  si  nombreuse 
compagnie  peu  d'heures  auparavant,  il  faisait  de  vains  efforts  pour 
se  rappeler  ce  qui  était  arrivé  :  il  ne  se  souvenait  que  d'un  tumulte 
étourdissant  autour  de  lui,  en  lui,  dans  sa  tête,  dans  ses  artères, 
tandis  qu'il  tenait  une  grande  fille  rousse  entre  ses  bras;  il  se  sou- 
venait qu'elle  s'était  débattue,  qu'il  avait  résisté,  et  ils  s'étaient 
trouvés  tous  les  deux  au  fond  de  l'eau.  «  Je  suis  ensorcelé,  se 
disait-il;  il  s'en  est  fallu  de  rien  que  j'aie  noyé  cette  fille.  Dieu  sait 


S5/j  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pourquoi?..  Décidément,  femme  ou  poupée,  je  n'y  peux  toucher 
sans  qu'il  m'arrive  malheur.»  Il  aurait  pu  ajouter  :  a  A  elles  aussi.  » 
Mais  il  n'en  fit  pas  la  reflexion. 

A  l'auherge  où  il  avait  déjeuné  le  matin,  on  lui  prêta  des  A'ête- 
mens  pendant  que  l'on  séchait  tant  bien  que  mal  son  uniforme,  en 
sorte  que,  le  soir,  il  put  rentrer  à  l'école,  tout  humide  encore,  mais 
avec  une  apparence  à  peu  près  convenable.  Quand  il  s'éveilla  le 
lendemain  ,   l'aube  blanchissait  à  peine.  Il  se  dressa  avec  la  sen- 
sation indéterminée  et  lancinante  d'un  désagrément  inévitable  : 
«  Qu'est-ce  donc'/..  Ah!  cette  fille!..  »  Il  avait  encore  dans  l'oicillc 
le  gémissement   de   la  grande  Caviar  pleurant  sur  l'irréparable 
désastre  de  son  costume;  il  fallait  de  toute  nécessité  lui  offrir  un 
dédommagement,  et  cette  idée  lui  était  infiniment  désagréable  ;  il 
n'était  pas  fort  riche,  et  sa  bourse  était  généralement  assez  plate. 
Cependant,  il  tenait  en  réserve  une  petite  somme,  un  trésor  amassé 
laborieusement  (treize  louis),  qui  attendaient  d'être  quinze  pour  se 
transformer  en  un  étroit  porte-bonheur  pour  Lucy  ;  il  comptait  bien, 
par  de  prodigieuses  combinaisons  financières,  compléter  la  somme 
fatidique  avant  le  retour  de  sa  cousine,  et  voilà  que  d'un  seul  coup 
tout    lui  échappait  :  c'était  la  ruine  absolue,  car,   pensait-il  dans 
son  inexpérience,   si  un  mince  cercle  d'or  avec  quelques  perles 
coûte  quinze  louis,  il  n'en  faut  pas  moins  pour  acheter  une  robe 
mauve   tendre  avec  des  fanfreluches,  des  rubans  et  des  ruches, 
sans  compter  les  gants  et  les  bottines.  Il  se  leva,  na^Té,  et  ce  fut 
pour  s'entendre  condamner  à  quinze  jours  d'arrêt,  une   de   ses 
épaulettes  de  laine  rouge,  arrachée  par  les  doigts  crispés  de  Caviar, 
étant  restée  au  fond  de  l'étang.  Comme  on  n'a  jamais  fini  avec  la 
mauvaise  chance,  Herbert  lut  pris,  le  soir  même,  d'une  fièvTe  vio- 
lente ;  le  médecin  l'env'oyaà  l'infirmerie  avec  un  commencement  de 
fluxion  de  poitrme. 

Ce  fut  là  que  le  pauvre  garçon  apprit  que  ses  treize  louis 
d'or  avaient  été  rerais  par  un  obhgeant  intermédiaire  à  M^'^  Ca- 
viar, que  cette  jeune  personne  se  portait  à  ravir,  qu'elle  lui  par- 
donnait sa  mésaventure,  le  glorifiait  pour  sa  libéralité  et  n'atten- 
dait qu'une  nouvelle  occasion  de  lui  exprimer  ses  sentimens  : 
—  «  Qu'elle  aille  au  diable!  »  tel  fut  le  souhait  charitable, 
après  lequel  Herbert  se  retourna  vers  la  ruelle  et  enfonça  sa  tête 
brûlante  dans  les  oreillers  avec  l'espoir  d'y  trouver  le  sommeil  et 
l'oubli.  Mais  le  sommeil  agité  de  fièvre  et  coupé  par  la  toux,  loin 
de  lui  apporter  de  l'apaisement,  ne  faisait  que  le  harceler  de  songes 
effravans  et  désolés  où  des  têtes  grimaçantes,  innombrables,  tantôt 
d'une  petitesse  imperceptible,  tantôt  de  dimensions  gigantesques, 
tournoyaient  dans  une  ronde  formidable  dont  la  rapidité  vertigi- 
neuse lui  faisait  perdre  la  respiration.  Il  passa  plusieurs  jours  dans 


FAUSSE    ROUTE.  855 

ees  cauchemars  délirans.  Le  matin  du  neuvième  jour,  il  se  trouva 
un  peu  restauré  ;  il  faisait  au  dehors  un  grand  soleil  d'été  :  par  la 
fenêtre  ouverte,  un  vent  léger  soulevait  le  rideau  de  percale  blanche 
étendu  qui  se  gonflait  comme  une  voile  et  dont  les  battemens  sou- 
ples ralraîchissaient  l'atmosphère.  Une  odeur  de  réséda  arrivait 
de  cette  fenêtre,  dont  le  rebord  servait  à  la  sœur  de  jardin  sus- 
pendu; dans  les  arbres,  les  moineaux  pépiaient  bruyamment.  Une 
lumière  molle  flottait  autour  d'flerbert. 

C'est  dans  ce  demi-jour  blanc  qu'il  vit  apparaître  doucement 
Lucy.  Une  gaze  de  couleur  sombre,  roulée  au tom*  de  sa  petite  toque 
de  voyage,  entourait  son  visage  ;  mais  sous  le  léger  réseau,  il  sen- 
tait la  douceur  caressante,  un  peu  inquiète,  de  son  regard.  11  ten- 
dit les  bras  avec  un  cri  de  joie  :  «  Lucy!  »  Elle  lui  prit  les  mains, 
qu'elle  ramena  sous  son  drap  :  «  JNous  étions  si  tourmentés  de  vous 
savoir  malade...  Maman  m'a  permis  de  venir...  » 

—  Seule,  vous  êtes  seule? 

—  Non  pas...  Ma  gouvernante  m'accompagne,  une  vénérable 
personne  qui  sort  avec  moi  depuis  que  ma  pauvre  petite  mère  est 
trop  soulTrante...  Elle  cause  là-bas,  avec  la  sœur...  Cher  Herbert, 
comme  vous  voilà  fait!..  Quelles  joues  maigres  et  que  vos  yeux 
sont  creux  ! 

—  J"ai  failli  mourir  sans  vous  revoir! 

—  Quelle  idée!  Mourir...  Un  grand  gaillard  tel  que  vous...  Mais 
comment  cela  est-il  venu,  cette  maladie?  Quelque  imprudence,  je 
suis  sûre?  Vous  êtes  si  fou,  mon  petit  cousin. 

—  Ne  me  grondez  pas...  11  y  a  une  fatalité  diabolique  dans  mon 
affaire,  je  vous  assure,  Lucy. 

Elle  s'était  assise  près  de  lui  :  —  Contez-moi  cela,  disait-elle  ; 
souriant,  tandis  qu'il  lui  faisait  le  récit,  expurgé,  bien  entendu,  de 
son  aventure,  aussi  clairement  que  le  permettait  la  lucidité  un  peu 
trouble  encore  de  sa  tête  affaiblie.    ■ 

—  Ainsi  donc^   reprenait  Lucy,  vous  avez  couru  dans  les  bois 
avec  vos  camarades  comme  de  grands  écerveléset,  près  de  l'étang 
vous  avez  rencontré  unenoce.On  vous  a  invités  à  danser,.,  une  dame 
a  valsé  avec  vous.  Quelle  dame,  s'il  vous  plaît?  Jeune,  jolie? 

—  L'ai-je  seulement  regardée  !..  Puisque  je  vous  dis,  Lucy,  que 
nous  avons  coulé  dans  l'eau... 

—  Comme  ça?  tout  de  suite!..  Sauf  votre  respect,  mon  petit 
cousin,  j'imagine  que  vous  étiez  un  peu  gris... 

—  Je  le  présume  aussi,  Lucy...  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  triste, 
c'est  que  je  ne  pourrai  pas  vous  ofïru-  le  petit  bracelet  que  vous 
aviez  trouvé  si  joli  chez  Mellerio...  Vous  savez?..  Cette  sotte  his- 
toire a  vidé  mon  escarcelle... 


856  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Que  vous  êtes  bon  de  vous  être  souvenu  de  ce  petit  bijou!.. 
Moi,  je  l'avais  oublié... 

—  J'aurais  eu  tant  de  plaisir  à  l'attacher  moi-même,  là. — Et  pre- 
nant la  main  de  Lucy,  il  y  appuya  ses  lèvres  arides  et  couvrit  de 
baisers  son  bras  à  l'endroit  où  finissait  le  gant. 

r—  Eh  bien  !  le  bracelet  y  est,  dit-elle  toute  rougissante  en  reti- 
rant sa  main.  Seulement,  Herbert,  personne  ne  le  verra  que  moi. 
Causons  sérieusement,  mon  ami.  Savez-vous  que  nous  allons  repar- 
tir bientôt  et  que  je  vais  être  de  longs,  longs  mois  sans  revenir  à 
Paris?  Les  Pyrénées,  puis  le  Midi,.,  c'est  un  exil  ! 

—  Et  moi,  j'entrerai  au  régiment,  et  savez-vous  ce  que  je  ferai, 
Lucy?..  J'irai  vous  chercher  là  où  vous  serez,  et  je  vous  épouserai, 
et  vous  serez  ma  femme,  ma  chère  petite  femme  adorée,  et  nous 
serons  heureux,  oh!  heureux! 

Il  s'était  dressé  avec  un  tel  élan  qu'elle  en  fut  effrayée  :  — 
Comme  vous  y  allez,.,  à  la  hussarde!.,  dit-elle  en  souriant.  Et 
ma  mère?..  Ma  pauvre  maman  si  malade,  si  faible!  elle  ne  peut  se 
passer  de  moi...  Oh!  Herbert,  que  j'ai  peur  de  l'avenir...  11  me 
semble  par  instans  qu'il  n'y  a  devant  moi  qu'une  longue,  longue 
allée  de  cyprès,  et  je  ferme  les  yeux  pour  ne  pas  voir  ce  qui  est  au 
bout.  —  Et  la  charmante  fille,  cachant  son  visage  dans  ses  mains, 
fondit  en  larmes. 

—  Lucy,  ma  chère  Lucy,  pourquoi  ces  tristes  pensées?..  Votre 
mère  reviendra  guérie...  Ne  pleurez  pas...  si  vous  ne  voulez  me 
voir  éclater  en  sanglots  avec  vous,.,  ce  sera  un  déluge...  Mon  Dieu! 
que  voulez-vous  que  je  fasse?..  Voulez-vous  que  j'aille  faire  un  pè- 
lerinage à  Jérusalem,  à  Rome,  n'importe  où,  pieds  nus,  ou  sur 
la;tête?.. 

—  Ou  à  la  nage,.,  entre  deux  eaux,  cela  vous  réussit  si  bien, 
dit  Lucy,  souriant  à  travers  ses  larmes. 

—  Je  vous  aime  tant,  Lucy  !..  je  ferais  tout  ce  que  vous  voudriez. . . 

—  Même  une  prière? 

—  Dix,  si  vous  voulez,.,  cent,  tant  que  cela  vous  fera  plaisir... 
Pourtant,  je  crains  bien  de  n'avoir  guère  de  crédit  là-haut,  pas  plus 
que  chez  mon  banquier.  Je  n'ai  de  crédit  nulle  part,  moi!.. 

—  Bon,  essayez  toujours...  Ce  n'est  pas  bien  difficile  de  dire  tous 
les  jours  :  «  Mon  Dieu!  faites  que  Lucy  soit  heureuse!  » 

—  Oui,  mais  avec  moi,  par  exemple;.,  je  ferai  mes  conditions!.. 

—  Méchant  égoïste! 

—  Tant  que  vous  voudrez,  Lucy,  mais  je  me  connais  :  je  crève- 
rais de  rage,  si  je  pensais  que  vous  pussiez  être  heureuse  sans  moi. . . 

—  Quel  abominable  cousin  vous  faites,  mon  petit  Herbert  !. .  Et 
vous  m'écrirez,  monsieur? 


I 


FAUSSE    ROUTE.  857 

—  Touslesjours,sicelane  vousennuie  pas...  Quand  partez-vous? 

—  Au  premier  jour,.,  je  ne  sais...  Mon  père  est  en  route  déjà 
pour  préparer  les  logemens,  et  nous  attendons  le  signal... 

—  Je  vous  reverrai? 

—  Peut-être...  dépêchez-vous  de  guérir... 

—  Oh!  Lucy,  me  quitterez-vous  aussi  froidement?  ne  sommes- 
nous  pas  fiancés? 

—  C'est  du  roman,  cela,.,  mon  ami... 

—  Laissez-moi  baiser  votre  main... 

—  Bien  tranquillement,  alors...  Allons!  assez,  Herbert,  il  ne  faut 
pas  scandaliser  la  chère  sœur. . .  Adieu  ! 

Et  Lucy  s'éloigna,  après  un  dernier  sourire  à  son  cousin,  qui, 
le  cœur  gros  et  brûlant  de  tendresse,  d'adoration  et  de  regret,  la 
regardait  tristement  s'éloigner. 

Quelques  jours  plus  tard,  libéré,  guéri,  il  courait  à  Paris;  mais 
il  trouva  la  maison  de  son  oncle  fermée.  Tous  étaient  partis,  et  le 
pauvre  garçon  sentit  s'envoler  en  fumée  toutes  les  joies  de  la  con- 
valescence. 

IV. 

A  la  fin  de  l'été,  Herbert  quitta  Saint-Cyr  et  entra  à  Saumur, 
après  de  courtes  vacances  passées  près  de  ses  chers  vieux  parens, 
au  Carmel. 

Il  ne  revit  pas  Lucy.  Klle  était  retournée,  dès  les  premiers  froids, 
à  Menton  avec  sa  mère,  qui  s'affaiblissait  et  disputait  à  grand'peine 
une  ombre  d'existence  aux  perfides  langueurs  d'une  maladie  de 
poitrine.  Herbert  et  sa  cousine  se  consolaient  par  une  correspon- 
dance assidue. 

Herbert,  du  reste,  ne  s'ennuyait  pas  ;  il  s'était  fait,  sans  peine, 
des  amis  à  l'école  ;  on  y  est  fort  libre.  Les  environs  de  Saumur  sont 
peuplés  de  châteaux  hospitaliers  qui  offrent  aux  jeunes  officiers  des 
distractions  variées.  Herbert  y  faisait  son  apprentissage  de  la  vie 
mondaine  et  il  y  prenait  goût.  La  nouveauté  donnait  de  l'attrait  à 
ces  plaisirs  et  le  tenait  éloigné  des  liaisons  vénales  et  meurtrières 
où  allait  s'échouer  comme  en  une  vase  malsaine  l'ardeur  novice  de 
plus  d'un  de  ses  camarades.  11  avait  des  heures  noires  pourtant,  où 
l'activité  de  la  vie  militaire,  les  prouesses  du  manège  et  les  mari- 
vaudages de  salon  lui  semblaient  une  maigre  subsistance  pour  ses 
appétits  de  vingt-deux  ans.  N'y  avait-il  pas  duperie  à  laisser  ses 
jours  de  printanière  effervescence  s'écouler  en  agitations  vaines, 
en  efforts  jetés  dans  le  vide?  Il  avait  de  sourdes  impatiences,  des 
étincelles  de  colère  sans  objet  qui  secouaient  ses  nerfs,  les  tenaient 
tous  vibrans  et  tendus,  puis  subitement  le  laissaient  languissant  et 
lassé,  avec  de  lâches  et  molles  pensées  de  mort  qui  venaient  par 


858  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

instans  surprendre  sa  vitalité  robuste  et  dont  il  berçait  son  ennui. 
Dans  ces  momens-là.  il  lui  arriv^ait  d'éciire  à  sa  cousine  des  lettres 
d'une  mélancolie  amère,  presque  menaçante,  qui  lui  perçaient  1 
cœur  de  tristesse  sans  qu'elle  y  pût  rien  comprendre. 

Un  matin  de  décembre,  il  était  assis  à  la  porte  d'un  café,  au  mi- 
lieu d'un  groupe  d'officiers,  et  fmnait  silencieusement  de  minces 
cigarettes,  morose  et  frissonnant  sous  les  avares  rayons  d'un  clair 
soleil  d'hiver.  D'un  regard  machinal,  il  scrutait  de  l'autre  côté  de 
la  rue  les  fenêtres  bien  closes  des  maisons,  derrière  lesquelles  se 
dérobaient  les  mystères  banals  de  la  \ie  provinciale,  tantôt  il  sui- 
vait d'un  sourire  méprisant  les  lourds  talons  des  bourgeois,  em- 
ployés ou  commerçans,  courant  à  leurs  affaires,  ou  le  cabas  des 
ménagères  en  quête  du  déjeuner  de  famille.  Tout  lui  semblait  vul- 
gaire, écœurant  de  monotonie  et  d'insignifiance  plate  ;  comme  au- 
trefois, en  Bretagne,  dans  la  transition  agitée  de  l'adolescence,  il 
recommençait  à  souffrir  par  accès  de  malaises  indéfinis ,  d'aigres 
et  inexplicables  déplaisirs  ;  il  était  déséquilibré  et  tournait  à  la  mi- 
santhropie. La  gaîté  de  ses  amis  même  lui  était  importune  ce 
jour-là,  et  je  ne  sais  quelle  liistoire  de  garnison  qui  les  laisait 
pâmer  de  rh*e  lui  causait  un  agacement  qu'il  avait  peine  à  ca- 
cher. 

Un  bruit  lourd,  cadencé,  comme  d'un  escadron  au  galop  et  le 
€hoc  de  sabots  ferrés  sur  la  terre  durcie  par  la  gelée,  fit  lever 
toutes  les  têtes,  et  avant  qu'on  pût  se  rendre  compte,  au  bout  de 
la  rue,  dans  un  tourbillon  de  poussière,  déboucha  un  groupe  de 
cavaliers  lancés  à  fond  de  train...  A  leur  tête,  une  femme  mince  et 
droite  sur  son  cheval  blanc  d'écume  les  devançait...  Cette  course, 
bride  abattue,  dans  une  rue  populeuse,  était  une  chose  si  folle,  si 
extravagante,  que,  d'un  même  mouvement,  tous  les  jeunes  gens 
s'étaient  levés.  En  un  instant,  fenêtres  et  portes  furent  garnies  de 
curieux  ;  des  enfans  qui  jouaient  au  milieu  de  la  chaussée  s'enfuirent 
comme  une  volée  de  perdrix,  sauf  un  pourtant,  gamin  de  sept  à  huit 
ans,  qui,  affolé,  trébucha  et  roula  sur  le  sol  presque  sous  les  pieds 
de  l'imprudente  amazone.  Un  cri  de  terreur  jaillit  de  toutes  les  poi- 
trines; mais,  elle,  enlevant  son  cheval  avec  une  audace  et  un  sang- 
froid  inouïs,  francliit  sans  l'eflleiu'er  l'enfant  glacé  d'effroi  ;  ses  com- 
pagnons, un  peu  en  aiTÏère,  s'étaient  jetés  de  côté  et  l'incident 
n'avait  pas  ralenti  leur  allure.  La  dame  seulement  avait  tourné  la 
tête  légèrement  en  arrière  :  —  Rien,  n'est-ce  pas?  aucun  mal?.. 
AU  right!..  Go  a  head! 

Ils  étaient  déjà  loin,  disparus  dans  le  tourbillon  de  poussière 
grise  et  sèche  que  soulevaient  les  pieds  des  chevaux  en  y  semant 
des  étincelles... 

C'est  à  peine  si  Herbert  avait  pu  voir  au  passage,  débordant  le 


FAUSSE    ROUTE.  859 

voile  serré  de  l'amazone,  une  longue  mèche  blonde  que  le  vent 
tortillait  et  qui  flamboyait  au  soleil...  Tous  restaient  encore  le  cou 
tendu,  cherchant  du  regard  les  cavaliers  qu'on  ne  voyait  déjà  plus, 

—  C'est  le  diable?  dit  Herbert  avec  un  sourire. 

—  C'est  du  moins  la  plus  belle  de  ses  filles,  répondit  le  lieute- 
nant Paul  d'Outreys,  la  fulgurante  et  merveilleuse  Lilia  de  Monté- 
vant.  Messieurs,  réjouissons-nous  !  La  saison  des  plaisirs  commence  : 
bals,  festins,  comédies,  chasses,  branle-bas  général.  L'arrivée  des 
dames  de  Montévant  au  Plessis-Mallet  est  le  signal. 

—  Vous  connaissez  ces  dames?  Il  y  en  a  donc  plusieurs? 

—  La  mère  et  la  fdle;  je  leur  fus  présenté  l'an  dernier,  et  j'eus- 
même  l'honneui"  inappréciable  de  danser  avec  la  belle  Lilia  une  de 
ces  valses  qui  font  époque  dans  la  \ie  d'un  lieutenant.  Mais  du 
diable  si  elle  se  souvient  de  moi  !  Tant  d'autres  ont  dû  passer  de- 
puis. 

—  Le  Plessis-Mallet?..  N'est-ce  pas  les  de  Ghintrey  qui  habi- 
tent là? 

—  Précisément  ;  ils  Tont  fait  restaurer  magnifiquement  et  y  mè- 
nent grande  vie  depuis  que  M"^^  de  Ghintrey,  née  Mctoh-e  Ghampi- 
gneul,  a  hérité  du  père  Ghampigneul  plusieurs  millions  récoltés 
dans  le  sucre  de  betterave.  On  a  rencontré  les  dames  de  Montévant 
à  je  ne  sais  quelles  eaux;  comme  elles  sont  élégantes  et  belles,  fort 
à  la  mode  à  Paris  et  dans  plusieurs  autres  capitales,  on  les  a  invi- 
tées au  Plessis  et  l'on  ne  peut  plus  se  passer  d'elles. 

—  D'où  sortent-elles?..  Quelle  famille? 

—  Elles  sont  de  l'Auvergne,  je  crois;  je  me  suis  laissé  dire  que 
le  ^ieux  baron  de  Montévant  continue  d'y  vivre  seul,  dans  sa  tour, 
comme  un  loup,  tandis  que  ces  dames  promènent  leur  beauté  triom- 
phale à  travers  le  monde. 

—  0  joies  saintes  de  la  famille  !  Douceur  du  foyer  domestique  ! 
soupira  ironiquement  un  des  jeunes  gens. 

—  Quel  imbécile,  ce  Montévant!  grogna  le  gros  major  Davelou,qui> 
s'était  approché  et  semblait  prendre  intérêt  à  la  conversation...  Si 
j'étais  le  maître  de  ces  deux  princesses,  c'est  moi  qui  leur  appren- 
drais à  garder  la  maison,.,  et  à  soigner  mes  rhumatismes... 

—  Pas  dégoûté,  le  major  !.. 

—  Enfin,  je  vous  le  demande,  à  quoi  sert  d'avoir  une  femme  et 
une  fille?... 

—  Une  fille?..  Hum!  hum?..  D'aucuns  pensent  que  la  belle  Lilia 
ne  tient  du  Montévant  que  le  nom... 

—  Ah  !  diable  ! 

Paul  d'Outreys,  flatté  de  l'attention  avec  laquelle  on  l'écoutait,, 
prit  un  air  d'importance. 

—  Tout  le  monde  sait  que  la  baronne  de  Montévant  s'appela  ja- 


860  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

dis  Sacha  Miiowiesky, qu'elle  dansa  à  l'Opéra,  et  monta  aux  étoiles. 
--  Ah!  bah!.. 

—  Ni  plus,  ni  moins... 

—  Une  Russe  !.. 

—  Russe,..  Polonaise,  Slave!..  D'autres  assurent  que  BatignoUes 
fut  son  berceau,  et  qu'elle  y  vécut  sous  je  ne  sais  quel  nom  vul- 
gaire jusqu'au  jour  où  elle  entra  dans  le  corps  de  ballet.  Elle  y 
jeta  feu  et  flammes,  fut  engagée  à  Pètersbourg,  à  Vienne,  partout... 
Gela  dura  quelques  années;  on  ne  parlait  que  d'elle,  et  la  renom- 
mée sonnait  toutes  ses  trompettes  en  son  honneur  à  tous  les  coins 
du  monde...  Un  beau  jour,  elle  disparut;  silence  complet...  Le 
bruit  courut  sourdement  qu'elle  s'était  mariée,  convertie,  qu'elle 
était  devenue  une  mère  de  l'église  et  des  pauvres,  et  l'on  n'en 
parla  plus...  Puis,  subitement,  il  y  a  deux  ou  trois  ans,  elle  a  reparu, 
toujours  belle  et  escortée  de  cette  ravissante  Lilia,  qui  est  sa  fdle. 

—  Et  Montévant  ? 

—  Eh  bien!  il  avait,  paraît-il,  épousé  la  mère,.,  avec  toutes  ses 
conséquences...  On  assure  qu'il  a  adopté  l'enfant... 

—  Fort  bien!..  Mais  le  vrai  père?.. 

—  Mystère,  mon  cher!  mystère  impénétrable  et  grandiose!..  De 
vagues  rumeurs  circulent...  Des  noms  de  princes,  d'arcliiducs, 
flottent  autour  de  ce  berceau...  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  le  baron 
de  Montévant  est  pauvre  et  que  l'on  a  fort  chétivement  vécu  au 
fond  de  l'Auvergne  jusqu'au  moment  où  la  mère  et  la  fdle  sont 
descendues  de  leur  montagne  comme  de  l'Olympe,  éblouissantes 
d'élégance  et  de  luxe,  belles  à  miracle,  chacune  selon  sa  saison. 

—  Le  luxe  coûte  cher,  pourtant. 

—  Il  y  a  tant  de  façons  de  se  procurer  de  l'argent,  quand  on 
est  belle,  ricana  le  major... 

—  Eh  bien!.,  non,  mon  cher;  ces  façons-là  ne  sont  pas  à  l'usage 
de  ces  dames...  Voilà  le  plus  merveilleux...  Une  vie  en  l'air,  ta- 
pageuse, mais  correcte  ;  point  d'intrigues!  point  d'amans!.. 

—  Allons  donc  !..  Sait-on  jamais  ce  qui  se  passe? 

—  C'est  comme  je  vous  le  dis  :  point  d'amans.  Personne  n'ignore, 
du  reste,  que  les  danseuses  ont  une  spécialité  pour  les  vertus  con- 
jugales... 

—  Après  tout,  que  nous  importe?  conclut  Herbert;  nous  ne  leur 
demandons  que  d'être  belles...  Le  reste  regarde  le  baron,  et  s'il 
est  content,  là-bas,  dans  sa  tanière,  nous  serions  difficiles  de  ne 
l'être  pas  aussi... 

Le  major  hocha  la  tête  d'un  air  de  doute  : 

—  IS'empêche,  dit-il,  qu'il  y  a  là  quelque  chose  de  louche...  Une 
fortune  diablement  suspecte... 

—  On  assure,  reprit  d'Outreys...  je  ne  garantis  rien,.,  que  c'est 


FAUSSE    ROUTE.  861 

un  legs  in  extremis  du  père  inconnu...  une  dot  laissée  par  testa- 
ment à  l'enfant  de  l'amour  et  du  hasard...  Quoi  qu'il  en  soit,  elles 
sont  charmantes...  La  mère,  un  peu  bénisseuse,  la  bouche  en  cœur, 
les  bras  en  rond,.,  bonne  femme,  du  reste;  elle  excelle  à  panser 
les  blessures  faites  par  la  belle  Lilia,..  très  coquette,  celle-là...  Une 
ft-anche  et  damnée  coquette. 

—  Elle  se  tient  crânement  à  cheval,  reprit  [Herbert.  Quelle 
allure!..  Quelle  maestria!..  Et  pas  de  sensiblerie;  j'aime  cela. 
Avez-vous  vu  comme  elle  a  penché  légèrement  la  tête  sur  l'épaule 
gauche  après  avoir  enjambé  le  gamin?  Une  autre  se  serait  pâmée, 
aurait  eu  des  crises  de  nerfs,  jeté  les  hauts  cris,  que  sais-je?.. 
Elle,  rien  du  tout  :  «Pas  de  mal?  Hein?..  En  avant!  »  Elle  me 
plaît,  cette  fille-là  ! 

—  Eh  bien!  mon  petit,  tu  es  un  homme  perdu;  à  ta  place,  je 
prendi'ais  le  train  et  ne  remettrais  pas  les  pieds  à  Saumur,  tant  qu'elle 
y  sera. 

Herbert  se  mit  à  rire  : 

—  Je  ne  la  crains  pas,  ni  elle  ni  personne;  j'ai  une  amulette.  — ■ 
Et  il  pensa  à  Lucy. 

—  Alors,  mon  cher,  prends  garde  de  ne  pas  l'oublier,  ton  amu- 
lette, la  prochaine  fois  que  tu  te  trouveras  sur  le  chemin  de  Lilia. 

Naturellement,  Herbert  ne  rêva  plus  que  de  rencontrer  cette 
belle  créature  dont  parlaient  les  légendes,  et  fut  ravi  d'apprendre 
qu'elle  assisterait  au  prochain  bal  de  la  sous-préfecture. 

La  beauté  deAF^  de  Montévant  n'avait  pas  l'éclat  olympien,  l'em- 
phase, auxquels  il  s'attendait;  elle  surprenait  par  un  air  d'extrême 
jeunesse,  la  rondeur  presque  enfantine  du  visage  ;  les  traits  étaient 
d'une  délicatesse  et  d'une  précision  rares  ;  son  teint,  d'un  co- 
loris suave,  sans  pâleur,  ne  rougissait  jamais.  La  première  impres- 
sion était  déhcieuse  ;  le  regard  se  trouvait  caressé  par  l'harmonie 
de  la  personne  svelte  et  fine,  de  la  démarche  juvénile,  de  la  toilette 
même  qui  ne  ressemblait  à  aucune  autre,  sans  qu'on  put  dire  en 
quoi  elle  différait  ;  dans  tout  l'ensemble,  un  air  gracieux  de  reine 
qui  s'ignore.  Si  on  l'observait  mieux,  l'impression  se  modifiait  sans 
cesser  d'être  enchanteresse  ;  mais  on  était  alors  frappé  de  la  coupe 
singulièrement  ferme  du  front  et  du  nez  ;  les  sourcils  s'allongeaient 
en  ligne  droite  sur  des  yeux  d'un  noir  brillant,  trop  brillant  même, 
malgré  le  voile  palpitant  des  longs  cils,  comme  si  le  cristallin  eût 
été  taillé  à  facettes  ;  et  sous  la  mollesse  des  attitudes,  certains  mou- 
vemens  rapides  et  nets  faisaient  songer  à  la  vive  détente  d'un  res- 
sort d'acier.  Une  expression  inquiétante,  toujours  nouvelle,  retenait 
l'attention  sur  cette  beauté  d'un  charme  d'autant  plus  invincible 
qu'il  ne  s'imposait  pas  par  grands  coups  d'éclat  et  pénétrait  insen- 
siblement, comme  une  ivresse  versée  goutte  à  goutte.  Certaines 


862  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

femmes  frappaient  davantage  au  premier  abord;  quand  on  l'avait 
ref;ardée,  on  ne  voyait  plus  qu'elle. 

Herbert  de  Précy  en  fit  l'expérience;  après  l'avoir  observée  au 
premier  moment  avec  une  curiosité  sans  bienveillance  et  le  secret 
désir  de  ne'  pas  entrer  dans  le'  chœur  innombrable  de  ceux  qui 
chantaient  ses  louanges,  il  reconnut  avec  quelque  dépit  qu'il  faisait 
cortège  comme  les  autres^  qu'il  suivait  M"®  de  Monté vant  dans 
chacune  de  ses  évolutions  lorsqu'elle  dansait,  dans  chacun  des 
mouvemens  légers  de  sa  tête  ou  de  ses  yeux,  lorsqu'elle  causait 
avec  les  nombreux  courtisans  de  sa  beauté.  11  s'était  promis  de 
protester  contre  Tengouement  général  en  se  tenant  à  l'écart  :  il  va 
sans  dire  que  cette  résolution  ne  tint  pas  cinq  minutes  et  qu'il  sui- 
vit le  flot  avec  une  docilité  servile,  se  donnant  pour  excuse  que  sa 
modeste  protestation  avait  trop  de  chances  de  passer  inaperçue  et 
deviendrait  un  sacrifice  inutile...  Insensible- aux  muets  appels  de 
quelques  jeunes  femmes  et  jeunes  filles  à  qui  il  avait,  en  d'autres 
temps, =;témoigné  de  l'empressement,  il  se  fit  présenter  par  son  ami 
P-aul  d'Outreys  à  la  triomphante  Lilia  de  Montévant. 

L'accueil  fut  des  plus  gracieux  : 

—  DCi  Précy-Plantagenet,  dit-elle;  un  beau  nom!.,  presque 
royal. —  Et,  avec  un  sourireenchanteur,  elle  l'inscrivit  sur  son  éven- 
tail, à  la  suite  d'une  longue  kyrielle  de  pretendans  plus  ou  moins 
titrés.  Ce  fut,  du  reste,  tout  le  succès  d'Herbert,  ce  soir-là,  car  la  vafse 
promise  n'arriva^pas,  et  comme,  tout  absorbé  par  l'espoir  de  cette 
valse,  il  ne  s'était  pas  muni  d'une  danseuse  pour  le  cotillon,  il  prit 
le  parti  de  se  retirer,  assez  mécontent  de  lui-même  et  de  sa  soirée. 
H  traversatlanguissamment  les  salons  presque  déserts,  car  les  der- 
niers survivans  du  bal  s'étaient  groupés  dans  la  galerie  où  le  co- 
tillon nouait  et  dénouait  ses  écharpes  et  ses  guirlandes,  et  demandant 
le  secret  de  ses  mécomptes  aux  grandes  glaces  où  il  voyait  se  re- 
fléter: une  figure  médiocrement  avenante  ce  soir-làj  il  quitta  le 
bal  avec  la  persuasion  que  la  danse  est  un  passe-temps  indigne  d'un 
sous-lieutenant  de  vingt-trois  anS; 

IL  treuvachez  lui  une  longue  lettre  deLucy  ;  sa  mère  allait  mieux; 
elle.espéraii  revenir  bientôt  à  Paris,  où  elle  le  reverrait  certaine- 
ment^ et.  elle  terminait  en  demandant  si  l'on  n'aurait  pas  à  l'école, 
pour  Noël,  quelque  congé  qui  permit  de  venir  à  ;  toute  vapeur  conn 
templerlajmer  bleue  de  Menton. 

— Bonne  petite  Lucy,  comme  elle  pense  à  tout!  Certainement,» 
j'aurai.Ie  temps  d'aller  vous  voir.  Chérie,  va! 

Aussitôt,  il  écrivit  six  grandes  pages  où  il  annonçait  sa  visite 
prochaine^  racontait  sa  vie  militaire,  son:  travail,  ses -plaisirs  ;  il 
y  esquissa. aussi  un  portrait  de  cette  brillante  Lilia  de  Montévant 
qui  faisait  tourner  toutes  les  têtes  comme  des  mouhns   à  vent, 


FA.CSSE   r.OUTE.  863 

excepté  la  sienne,  et  qui  était  certainement  jolie,  mais  d'une  co- 
quetterie, d'une  extravagance,  d'une  impertinence!..  II  s'aperçut 
que  cela  tombait  dans  la  litanie  et  qu'il  lui  restait  k  peine  assez  de 
place  pour  baiser  les  chères  petites  mains  de  sa  cousine. 

S'il  l'avait  pu,  il  aurait  pris  le  premier  train  pour  aller  s'age- 
nouiller au  coin  de  sa  chaise.  Mais  quinze  jours  le  séparaient  de 
Noël  et  il  arriva  plusieurs  choses  fort  particulières  pendant  ces 
deux  semaines  :  d'abord  un  bal  chez  le  receveur  général  d'Angers, 
où  il  revit  M"®  de  Montévant,  qui  le  salua  du  plus  gracieux  sou- 
rire et  le  présenta  aussitôt  à  sa  mère,  avec  un  empressement  dont 
il  ne  fut  pas  dupe. 

Herbert,  alléché  et  déconvenu,  dût  se  contenter  de  l'aflabilité  en- 
veloppante et  intarissable  de  M'"*'  de  Montévant,  qui  ne  lui  ménagea 
pas  les  exclamations  flatteuses  ;  c'était  une  monnaie  dont  elle  était 
prodigue  et  que  plusieurs  acceptaient  avec  reconnaissance.  Herbert 
eut  l'agréable-  stu'prise  de  s'apercevoir  qu'il  faisait  des  envieux,  ce 
qui  le  consola  un  peu,  car  à  défaut  du  bonheur,  une  certaine  vanité 
en  nous  fait  qu'on  se  contente  parfois  de  l'apparence. 

Quelques  jours  plus  tard,  à  une  représentation  extraordinaire  au 
théâtre,  il  fit  la  rencontre  d'un  de  ses  .anciens  camarades  de  Sta- 
nislas, Guy  des  Alleux,  qui  le  présentaà  sa  tante' M""*^  de  Chintrey, 
la  glorieuse  propriétaire  du  i  Plessis-Ma-llet..  Elle  trônait  dans  une 
loge  d'avant-scène  entre  les  deux  belles  étrangères.  La  comtesse 
de  Chintrey,  née  Victoire  Champigneul,  était  entichée  follement 
de  noblesse,  de  titres  et  de  privilèges,  comme  il  arrive  souvent 
aux  petites  bourgeoises  introduites  à  coups  de  millions  dans 
l'aristocratie.  Au  seul  nom  de  Précy-Plantagenet,  elle  lut  con- 
quise; et,  sans  même  prendre  le  temps  de  regarder  le  jeune  offi- 
cier, elle  l'invita  sur-le-champ  à  venir  passer  les  fêtes  de  Noël  au 
Plessis,  où  elle  se  flattait,  dit-elle,  que  ses  hôtes  n'auraient  pas  le 
temps  de  s'ennuyer. 

Herbert  s'incUnait  déjà,  tout  rayonnant  d'orgueil  et  de  plaisir, 
quand  un  éclair  de  pensée  lui  remit  en  mémoire  sa  promesse  d'aller 
à  Menton. 

Il  changea  donc  la  note  du  remerciment,  et  ce  fut  avec  un  re- 
gret et  un  déplaisir  réels  qu'il  déclina  l'invitation;  pom*  la  pre- 
mière fois,  il  se  dit  que  les  exigences  de  famille  étaient  lourdes 
parfois,  que  le  voyage  de  Saumur  aux  Alpes-Maritimes  était  dérai- 
sonnablement long,  pour  une  si  courte  visite,  et, que  l'affection  des 
petites  cousines  n'allait  pas  sans  quelque  tyrannie.  Et  comme  il  ne 
put  cacher  ni  l'invitation  de  M"^®  de  Chintrey,  ni  le  sacrifice  qu'il  en 
faisait  aux  désirs  d'une  parente  malade  (un  instinct  délicat  l'empê- 
chant de  parler  de  Lucy  en  cette  circonstance),  ses  camarades,  loin  de 


86 /l  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'admirer,  le  trouvèrent  iort  sot,  ce  qui  ne  diminua  pas  sa  mauvaise 
humeur. 

Herbert  de  Précy  partit,  fort  balancé  entre  le  regret  des  plaisirs 
qu'il  laissait  en  arrière  et  la  joie  très  sincère  de  revoir  sa  cou- 
sine. Elle  l'attendait  à  la  gare  avec,  —  sur  son  jeune  visage  rou- 
gissant et  dans  ses  grands  yeux  plus  bleus  que  les  flots  bleus  de 
la  Méditerranée,  —  une  émotion  si  vive,  qu'il  sentit  de  douces 
larmes  monter  de  son  cœur  à  se  voir  ainsi  aimé.  Il  la  prit  dans  ses 
bras  et  l'embrassa  sans  demander  la  permission  à  sa  tante,  qui 
attendait  dans  une  voiture,  à  quelques  pas. 

Les  premières  heures  furent  délicieuses  ;  ils  ne  tarissaient  pas 
de  récits,  de  confidences,  de  regards  doucement  emmêlés  ;  ils  cou- 
l'aient  partout,  buvant  le  soleil,  enivrés,  portés  par  je  ne  sais  quelles 
ailes  invisibles  du  rivage  blond  où  mourait,  balancé  dans  une  molle 
caresse,  le  flot  irisé,  jusqu'aux  bois  de  pins  étages  sur  les  collines, 
heures  bénies,  heures  rapides  où  la  vie  semble  un  instant  tenir  ce 
qu'elle  a  promis  !.. 

Mais  le  soir,  quand  la  malade  lassée  se  lut  retirée  dans  sa  chambre, 
dont  la  porte  restait  ouverte,  quand  les  deux  jeunes  gens  se  trou- 
vèrent dans  l'étroit  salon  de  l'hôtel  meublé,  éclairé  par  une  lampe 
médiocre,  quand  toutes  les  splendeurs  de  la  mer  et  du  ciel  eurent 
disparu  derrière  les  volets  clos,  que  le  murmure  rythmé  des  vagues 
et  le  soupir  du  vent  dans  les  pins  firent  place  au  gémissement 
plaintif  qui  s'exhalait  de  la  chambre  voisine  ;  et  qu'il  fallut  parler 
bas,  sans  remuer,  de  peur  de  troubler  le  silence,  je  ne  sais  quel 
démon  jeta  dans  l'esprit  d'Herbert  le  souvenir  du  Plessis-Mallet, 
des  jeux,  du  bal  et  de  la  belle  Lilia  ;  il  devint  subitement  sombre. 
Les  journées  n'étaient  pas  gaies  à  Menton  décidément,  et  Lucy  ne 
semblait  pas  se  douter  des  sacrifices  qu'il  lui  avait  faits  ;  elle  s'aper- 
çut qu'il  s'était  rembruni,  l'interrogea,  et,  bien  qu'il  se  fût  juré  de 
n'en  rien  dire,  il  finit  par  laisser  deviner  la  vérité  :  Lucy  fut  tou- 
chée du  sacrifice,  malgré  qu'elle  ne  comprit  pas  trop  qu'il  pût  lui 
coûter,  et  elle  le  remercia  avec  effusion.  Plus  elle  le  remerciait,  plus 
elle  le  pénétrait  de  l'idée  qu'il  avait  fait  une  chose  admirable, 
dont  elle  ne  saurait  êtrelassez  reconnaissante,  et  plus  il  demeurait 
morose.  Cette  soirée,  si  tendrement  attendue,  laissa  dans  le  cœur 
de  la  pauvre  Lucy  un  étonnement  et  comme  une  menace  ;  ce  fut 
le  premier  avertissement  de  la  destinée. 

Le  lendemain,  c'était  Noël.  Quand  il  était  près  de  Lucy,  malgré 
les  contradictions  de  sa  libre  pensée,  Herbert,  fidèle  aux  coutumes 
de  sa  jeunesse,  trouvait  une  douceur  attendrie  à  conduire  sa  cou- 
sine à  l'église,  à  la  regarder  prier,  à  prier  lui-même  de  cette 
prière  sans  paroles  et  sans  formules  qui  monte  vers  le  Dieu  caché 


FAUSSE    ROUTE.  865 

du  fond  des  cœurs  les  plus  desséchés  ou  les  plus  hautains  à  cer- 
taines heures,  prière  mêlée  de  doutes,  de  désirs,  de  tristesse, 
d'amertume  ou  d'espérance.  Ce  matin-là,  son  esprit  n'était  pas  en- 
core rasséréné,  et  il  commença  par  refuser,  sous  quelque  prétexte 
maussade,  de  l'accompagner  à  la  messe;  puis,  il  se  repentit,  cou- 
rut sur  ses  pas  et  la  rejoignit  à  la  porte  de  l'église,  en  lui  souriant 
comme  pour  demander  pardon;  elle  pardonna,  en  elîet,  sur-le- 
champ,  avec  joie,  mais  le  coup  avait  porté.  Cependant  la  douceur 
de  cette  àme  charmante  de  Lucy,  la  toute-puissance  du  premier 
amour,  agissaient  sur  l'esprit  d'Herbert,  et  quand  les  trois  jours  de 
la  permission  furent  écoulés,  ce  fut  avec  une  singulière  émotion  de 
tendresse  contenue  et  de  tremblans  espoirs  qu'il  quitta  sa  cousine. 
Il  tenait  sa  main,  dans  cette  salle  de  la  gare  où  elle  était  venue 
l'attendre  à  son  arrivée,  il  ne  pouvait  se  séparer  d'elle,  ni  détacher 
son  regard  de  ses  yeux  profonds,  voilés  de  pleurs  contenus.  Des 
gens  allaient  et  venaient  autour  d'eux  sans  les  troubler  ;  ils  se  par- 
laient à  peine,  mais  ils  s'aimaient;  et  dans  ces  courtes  minutes  dis- 
putées au  départ,  à  l'absence  prochaine,  leurs  cœurs  se  touchaient 
dans  le  frémissement  de  leurs  doigts  enlacés  : 

—  Ma  Lucy  ! . .  Nous  trouvera-ton  bientôt  assez  sages  pour  nous 
laisser  être  heureux?.,  disait  Herbert  à  demi-voix.  N'est-ce  pas  dm- 
de  se  quitter,  de  vivre  si  loin,  si  loin...  Ma  chère  Lucy! 

—  Nous  sommes  si  jeunes  encore,..  Herbert;  je  n'ai  pas  dix- 
huit  ans  ;  vous,  à  peine  vingt-trois.  Et  pms  vous  voyez  combien  ma 
mère  est  malade  encore...  La  vie  vous  semblerait  triste,  je  le 
crains...  près  de  sa  chaise  longue...  Et  comment  l'abandonner?., 

—  Mais  alors,.,  s'écria  Herbert  aATC  une  involontaire  brusquerie; 
il  allait  dire  :  «  Faut-il  donc  attendre  qu'elle  meure  pour  être  heu- 
reux?» mais  il  s'arrêta. . .  Quand  guérira-t-elle?demanda-t-il  tristement. 

—  Elle  guérira,.,  je  l'espère...  oh!  oui,  bientôt, j'en  suis  sûre... 
Le  médecin  assure  qu'elle  va  mieux...  Et  puis,  est-ce  qu'on  est 
jamais  tout  à  fait  séparés,  quand  on  s'aime  ? 

Herbert  hocha  la  tête  :  —  La  présence  réelle  a  ses  avantages, 
petite  cousine...  Je  suis  meilleur  quand  vous  êtes  là;  je  ne  sais 
ce  qu'il  y  a  en  vous,  qui  m'apaise  et  m'ensorcelle...  Il  me  semble 
que  je  ne  pourrai  jamais  faire  une  sottise,  ni  garder  une  mauvaise 
pensée  quand  vous  êtes  près  de  moi;  vos  yeux,.,  vos  chers  yeux, 
couleur  du  ciel,  ont  le  don  d'exorcisme...  En  vérité,  Lucy! 

Sa  voix  tremblait  légèrement  ;  un  cri  strident  de  la  vapeur  dis- 
joignit les  mains  après  une  dernière  et  forte  étreinte;  Herbert 
s'élança  dans  le  train  qui  déjà  partait,  tandis  que  Lucy  regardait, 
toute  pâle  et  navrée,  la  place  où  son  cousin  venait  de  disparaître 
comme  par  un  coup  de  magie. 

TOME  xciv.  —  1889.  53 


866  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


^A:Sanmllr,  un  billet  attendait  Herbert  sur  sa  table;  M""*  de  Ghin- 
trey  l'invitait  à  passer  au  Plessis  la  journée  du  dimanche  suivant  ; 
il  s'en  réjouit  d'autant  plus  que  les  autres  officiers,  ceux  du  moins 
qui  avaient  pris  part  aux  fêtes  de  Noël,  ne  tarissaient  pas  en  récits 
sur  ce  château  merveilleux  où  le  jour  et  la  nuit  étaient  employés 
en  divertissemens  et  en  cavalcades.  Et  le  nom  de  Lilia  qui  reve- 
nait sans  fin  donnait  à  Herbert  une  fièvre  d'impatience  et  de  curio- 
sité. 

—  Et  le  sénateur  du  Nord?  —  il  désignait  ainsi  un  grand  jeune 
homme  blond  et  correct  que  M"®  de  Montévant  semblait  favoriser 
d'une  attention  spéciale;  toujours  insipide  et  inévitable,  le  séna- 
teur, hein? 

—  Distancé,  mon  cher,.,  passé  de  droite  à  gauche,  de  la  filleà 
la  mère,  qui  verse  sur  ses  blessures  la  tisane  édulcorante  de  sa 
mansuétude  infinie. 

—  Et  qui  donc  tient  la  place  ? 

—  Un  prince  moldave,  Michel  Stritzia,  ou  quelque  chose  d'ap- 
prochant... 

—  L'Europe  y  passera...  Nous  touchons  déjà  à  l'Asie  avec  ce 
Stritzia...  D'où  tombe-t-il,  celui-là? 

—  On  l'a  rencontré  à  Cauterets.  Un  prince  !  Tu  penses  que 
M""®  de  Ghintrey  n'a  pas  négligé  la  chance  d'avoir  un  prince  à 
offrira  son  monde...  Un  prince  inédit,.,  un  prince  à  elle,  déniché, 
patronné,  présenté  par  elle.  Il  est  venu  à  Noël,  a  vu  Lilia,  a  su 
plaire  et  ne  la  quitte  plus...  G'est  un  blocus. 

—  En  attendant  qu'il  en  vienne  un  autre...  A  qui  le  tour,  main- 
tenant ? 

Quand,  le  dimanche  suivant,  Herbert,  escorté  de  son  ami  d'Ou- 
treys,  arriva  au  Plessis-Mallet,  on  dirigea  les  nouveaux-venus  vers 
un  coin  du  parc  où  toute  la  société  réunie  s'occupait  à  une  partie 
de  crocket.  Le  temps  clair  et  froid  favorisait  ce  genre  d'exercice  ; 
et,  tandis  que  les  nouveaux  arrivans  contournaient  une  large  pe- 
louse plantée  de  massifs  à  l'anglaise,  ils  entendaient  dans  l'air  lim- 
pide le  choc  sec  des  maillets  sur  les  billes  et  les  voix  animées  des 
combattans  ;  bientôt,  dans  une  clairière,  apparurent  le  théâtre  du 
combat  et  les  groupes  mouvansdes  deux  troupes  rivales.  Quelques 
hommes  graves  et  des  dames  âgées,  encapuchonnées  de  fourrures, 
assistaient  à  la  lutte.  Rien  de  plus  joli  que  ce  mélange  d'uniformes 
et  de  costumes  brillans  de  fantaisie  sous  les  rayons  du  gai  soleil, 
parmi  les  arbres  dépouillés  et  la  sombre  verduj-e  des  sapins.  Tout 
à  côté,  l'eau  glacée  d'un  étang,  rayée  par  les  mille  arabesques  des 


I 


FAUSSE   ROUTE.  867 

patins,  luisait  avec  des  reflets  bleuâtres;  et,  dominant  les  ébats  de 
la  jeunesse  tapageuse,  les  hautes  tours  rondes  du  château,  coiflees 
en  poudrières,  rigides  et  noires  dans  les  fossés  pleins  d'eau,  sem- 
blaient de  vieux  guerriers  casques  se  dressant  du  fond  des  âges 
pour  contempler  les  jeux  frivoles  de  leurs  descendans  dégénérés. 

Le  spectacle  était  charmant;  Teffet  en  fut  troublé,  pour 
Herbert,  par  les  fastidieuses  présentations  auxquelles  le  sou- 
mit M™^  de  Chintrey  et  l'inexprimable  agacement  de  l'entendre 
répéter  son  titre  et  son  nom  avec  une  emphase  qui  les  lui  ren- 
dait odieux  :  u  Le  comte  de  Précy-Plantagenet  !  »  Et,  plus  bas: 
«  De  la  grande  famille  d'Angleterre...  »  —  «  Un  Plantagenet  !.. 
Mais,- oui  !..  d'Angleterre,.,  descendant  des  anciens  rois  d'Angle- 
terre. »  Il  essaya  de  protester  contre  cette  royale  descendance,  qui 
n'était  rien  moins  que  certaine,  et  dont  sa  famille  ne  se  targuait 
aucunement;  mais  elle  n'écoutait  pas,  et,  souriant  d'un  air  fin  : 
«  Très  modeste...  Si  simple  !..  un  Plantagenet  !  »  Et  elle  continuait 
de  le  promener  triomphalement  :  «  De  la  famille  royale  d'Angle- 
terre,., tout  bonnement!..  Mais,  oui,  un  descendant  de  rois!  Per- 
mettez-moi, chère  amie,  de  vous  le  présenter...  Mon  cher  mar- 
quis,., voici  le  comte  de  Précy-Plantagenet,..  »  jusqu'à  ce  que 
Herbert,  exaspéré,  et  pris  d'une  envie  secrète  de  l'étrangler  avec 
ses  mines- enfantines  et  sa  frisure  rousse,  réussit  à  se  dégager  et 
se  réfugia  près  de  M™®  de  Montévant,  à  laquelle  il  s'attacha  comme 
un  naufragé  à  une  bouée  de  sauvetage... 

Cependant  la  partie  de  crocket  avait  pris  fin  ;  Lilia  et  le  prince 
Michel  Stritzia  avaient  mené  la  victoire  et  triomphaient  l'un  par 
l'autre,  se  rejetant  gaîment  tout  le  mérite  du  succès;  On  tirait  au 
sort  les  combattanspour  la  partie  suivante.  Lilia  était  délicieuse 
dans  un  costume  de  velours  bleu  sombre  et  de  loutre.  H  y  avait 
dans  toute  sa  personne  une  harmonie,  un  rythme  d'une  infinie 
séduction,  avec  un  imprévu,  une  soudaineté  qui  déconcertaient  et 
tenaient  en  haleine.  Quelque  chose  qu'elle  fît,  soit  qu'elle  se  tînt 
à  l'écart,  un  peu  sauvage  et  altière,  soit  qu'elle  se  mêlât,  au  con- 
traire, avec  animation  aux  jeux  ou  à  la  conversation,  partout  où 
elle  était  on  ne  voyait  qu'elle;  sans  qu'elle  parût  même  y  prendre 
garde,  elle  devenait  un  centre  de  servile  attraction.  Ce  jour-là, 
elle  ne  semblait  occupée  que  du  prince  Michel,  qui,  pour  la  seconde 
fois,  se  trouvait  son  partenaire.  Le  hasard  avait  rangé  Herbert  dans 
le  camp  adverse;  bien  à  contre-cœur,  il  était  le  champion  de  M'^^de 
Chintrey,  dont  les  petits  bras  courts  et  dodus,  engourdis  par  des 
emmanchures  trop  étroites^  avaient  fort  à  faire  pour  lutter  contre 
la  souple  désinvolture  de  l'élégante  Lilia.  Cependant,  les  deux 
partis  se  trouvaient  à  peu  près  d'égale  force,  et  peu  à  peu  les 


888  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

amours-propres  s'excitant,  on  engagea  des  paris,  et  l'issue  du  tour- 
noi devint  chose  d'importance. 

Cette  fois,  la  fortune  favorisa  Herbert;  ce  fut  lui  qui,  par  une 
série  de  coups  hardis  et  habiles,  décida  le  succès.  Il  y  eut  en  son 
honneur  un  hurrah  formidable  des  vainqueurs.  Lilia  jeta  son 
maillet  avec  un  geste  de  dépit  très  fringant  :  «  Voilà  qui  s'appelle 
jouer,  dit-elle,  à  la  bonne  heure!..  Ce  n'est  pas  comme  le  prince 
Michel,  qui  ne  se  remue  pas  plus  que  l'obélisque...  Notre  défaite 
est  son  œuvre...  Une  autre  fois,  je  me  mettrai  dans  le  parti  de 
M.  de  Précv...  J'aime  les  victorieux,  moi!  »  Elle  s'avança  vers 
Herbert  : 

—  Parfait!  Admirable,  monsieur!..  Et  quel  coup  d'oeil!..  Un 
vrai  coup  d'oeil  de  grand  capitaine,.,  presque  du  génie! 

On  rentrait,  et  elle  continua  de  marcher  près  d'Herbert  de  son 
pas  élastique  et  rythmé.  Ce  qu'ils  disaient?  Des  riens!  Mais  ces 
riens  semblaient  au  jeune  officier  d'autant  plus  agréables  qu'ils 
étaient  assaisonnés  de  rebuffades  au  malheureux  Michel,  qui  les 
suivait  l'oreille  basse  et  l'aù*  tout  déconfit.  Cela  dura  toute  la  soh-ée, 
qui  parut  courte  à  Herbert. 

—  Quel  regret  de  s'en  aller!  dit-il,  quand  approcha  le  moment 
du  départ;  j'aurais  voulu  que  ce  soir  ne  finît  pas. 

—  Tout  finit,  répondit  philosopliiquement  la  belle  Lilia. 

—  Par  bonheur,  il  nous  reste  en  perspective  une  série  de  réu- 
nions et  de  bals  où  vous  viendrez,  n'est-ce  pas? 

—  J'en  doute...  Nous  partons  prochainement. 

—  Déjà?.. 

—  Comment,  déjà?..  Mais  il  y  a  tout  à  l'heure  un  long  mois  que 
nous  sommes  ici  ;  vous  figurez-vous  que  nous  allons  prendre  racine 
au  pied  de  ces  vieilles  tours?..  Il  me  semble  déjà  sentir  la  mousse 
pousser  sur  ma  tête  et  des  lézardes  se  faire  dans  tout  l'édifice. 

—  Il  vous  sied  de  plaisanter,  à  vous  qui  emporterez  en  par- 
tant... 

—  Le  soleil,  n'est-ce  pas?..  Eh!  sans  doute,.,  on  me  l'a  déjà  dit 
en  franco-moldave..  Que  voulez-vous?..  Les  raisins  ne  mûriront 
plus  en  mon  absence... 

—  Ce  que  vous  emporterez,  mademoiselle,  c'est  l'intérêt  de 
chaque  journée,  l'attente,  le  désh*  d'une  rencontre,.,  la  poésie  du 
rêve  qui  vous  suit  au  passage... 

—  Eh!  mon  Dieu,  le  rêve  me  suivra  de  plus  loin,  voilà  tout,.,  la 
poésie  n'en  sera  que  plus  aérienne...  Il  faut  que  tout  finisse,  mon 
cher  monsieur  de  Précy,  le  bon  et  le  mauvais,  ce  qui  plaît  et  ce 
qui  ennuie.  On  arrive  pour  repartir;  on  part... 

—  Pour  revenir,  j'espère? 


FAUSSE    ROUTE.  869 

—  Peut-être  oui,  peut-être  non  !. .  N'est-ce  pas  l'incertitude  qui 
fait  le  prix  de  l'avenir?  Qui  voudrait  d'une  vie  connue  d'avance? 
Le  peu  qu'on  en  pressent  est  déjà  bien  assez  triste  ! 

Herbert  se  souvint  qu'un  jour  Lucy  lui  avait  dit  :  «  On  part, 
on  revient,  cela  fait  deux  plaisirs;  la  vie  est  très  amusante.  » 
Il  fut  frappé  d'entendre ,  tout  au  contraire  d'elle,  la  belle  et 
triomphante  Lilia,  tout  enivrée  de  plaisirs  et  d'hommages,  parler  du 
mal  de  vivre.  D'où  lui  venaient  cette  mélancoHe,  cette  défiance?.. 
D'où  venait  à  Lucy  sa  sérénité?..  Où  donc  était  la  source  de  son 
contentement  intérieur,  tandis  que  sa  jeunesse  patiente  s'exhalait 
au  pied  d'une  chaise  longue  dans  l'atmosphère  étoufiée  d'une  ma- 
lade? Renoncement  ou  illusion? 

Lilia  remarqua  son  silence  :  —  Vous  dormez  ?  dit-elle  en  riant  ;  ù 
poésie  du  rêve,  voilà  de  tes  coups! 

—  Je  me  demandais  où  peut  donc  être  le  bonheur,  si  vous  ne 
l'avez  pas. 

—  Le  bonheur?..  Un  mot!..  Un  de  ces  mots  dangereux,  dont  on 
boit  l'ivresse,  comme  on  boit  le  hachich  ou  l'opium,  et  qui  nous 
inoculent  le  mortel  dégoût  de  la  vie  vraie,  des  réalités  basses,  mé- 
diocres et  journalières...  On  ne  saura  jamais  tout  le  mal  commis 
par  ces  deux  perfides  syllabes...  Je  voudrais  qu'il  fût  défendu  de 
parler  de  bonheur,  quand  personne  ne  peut  ni  le  donner  ni  même 
le  concevoir... 

—  Quoi?..  Déjà  désabusée?..  Si  nulle  espérance,  nulle  illusion 
ne  vous  attirent  ailleurs,  pourquoi  nous  quitter?  Qu'allez-vous 
chercher  loin  de  nous?.. 

—  Mais  précisément  le  moyen  de  me  passer  de  bonheur  :  des 
apparences  qui  trompent  un  instant,  des  dissipations  qui  agitent, 
le  mouvement,  le  bruit,  le  changement  de  décors,  la  nouveauté 
des  personnages,  la  comédie  humaine  et  l'occasion  d'y  jouer  un 
rôle  le  moins  mauvais  possible... 

—  Rien  de  plus?..  Naturellement,  vous  ne  croyez  pas  à  l'amour. 
Elle  se  leva  en  souriant;  et,  avec  une  révérence  : 

—  Ceci,  monsieur,  n'est  pas  de  ma  compétence  ;  repassez  dans 
dix  ans.  Peut-être  alors  pourrai-je  vous  répondre? 

—  Et  d'ici  là... 

Avant  qu'il  pût  achever.  M""®  de  Chintrey  précipita  entre  eux  ses 
épaules   rondelettes   avec  le  trémoussement  affairé  qui  lui  était 

habituel. 

—  Chère  belle,  on  veut  absolument  que  je  chante...  Vous  savez 
si^cela  m'est  désagréable?..  Mais  je  n'aime  pas  à  me  faire  prier... 
Et  si  vous  voulez  m'accompagner... 

—  Que  chantez-vous  ?  demanda  Lilia,  médiocrement  empressée 
à  se  rendre  à  son  désir... 


870  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Celte  vieille  romance  que  vous  aimez,  le  Temps  et  V Amour!.. 

—  Ah!  oui,.,  charmant  et  instructif...  «  L'amour  fait  passer  le 
temps,.,  le  temps  fait  passer  l'amour.  »  Cela  est  si  bon  à  savoir... 

Cependant,  M°^^  de  Montévant  ne  parlait  plus  de  départ,  et  le  mois 
de  janvier  allait  finir.  Dans  le  public,  on  chuchotait  des  bruits  de 
mariage.  Chacun  s'attendait  à  voir  Lélia  devenir  prochainement 
princesse  Stritzia.  Herbert,  convaincu  qu'une  fois  mariée,  elle  ne 
lui  accorderait  ni  plus  ni  moins  de  faveur,  était  parfaitement  rési- 
gné à  l'événement. 

Un  jour  qu'il  arrivait  pour  dîner  au  Plessis,  il  s'étonna  de  ne  pas 
voir  Michel  ;  il  en  fit  la  remarque.  Lilia  leva  la  tête,  comme  pour 
chercher  en  l'air  quelque  souvenir  perdu  :  —  Le  prince?  dit-elle, 
Michel  Stritzia.  Ehl  mais,.,  il  est  parti...  Ne  le  saviez-vous  pas? 

—  Tant  mieux,  pensait  Herbert,  on  n'entendi'a  plus  parler  de  ce 
Valaque  et  nous  jouirons  tranquillement  des  dernières  fêtes  de  la 
saison. 

Le  lendemain,  commeil  sortait,  il  rencontra  d'Outreys,  qui, l'air 
fort  ému,  l'aborda  un  journal  à  la  main  : 

—  Tu  sais  la  nouvelle?..  Michel  Stritzia  s'est  tiré  un  coup  de 
revolver,  hier,  au.  Café  Anglais.  11  n'est  pas  mort,  mais  n'en  vaut 
guère  mieux.  Désespoir  d'amour,  dit  le  journal. 

—  Ah!  cette  Lilia! 

—  Oui...  elle  a  réussi  à  lui  faire  perdre  la  tête, et  puis,  un  beau 
jour,  elle  l'a  flanqué  à  la  porte.  Dieu  sait  pourquoi! 

—  Tout  de  même,  elle  doit  être  singulièrement  remuée,  la  pauvre 
fille...  L'amour  jusqu'au  suicide,  cela  ne  se  voit  pas  tous  les- 
jours. 

Diverses  raisons  s'opposèrent  pendant  quelque  temps  à  ce  que- 
Herbert  retournât  au  Plessis  ;  le  jour  où  il  s'y  présenta,  M""^  de 
Montévant  et  sa  fille  se  trouvaient  seules,  leurs  hôtes  ayant  été 
obligés  de  s'absenter  pour  la  journée.  Il  fut  reçu  dans  le  hall  entre- 
deux paravens  où  Lilia  et  sa  mère- se  tenaient  frileusement  blotties. 

—  Ah  !  le  voilà,  dit  Liha  en  l'apercevant;  bonjour!  Entrez  dans 
notre  bastille  et  rendez  compte  de  votre  conduite...  Pourquoi  ne 
vous  a-t-on  pas  vu  depuis  un  siècle  ? 

Herbert  donna  quelques  excuses,  le  travail,  la  manœuvre...  Elle 
l'interrompit  avec  umpeu  d'impatience  :  —  Dites  donc  la  vérité... 
C'est  mie  chose  étrange  que  les  hommes  ne  puissent  jamais  dire 
la  vérité  vraie.  Vous  n'êtes  pas  venu  à  cause  de  cette  sotte  his- 
toire... Sans  rien  savoir,  vous  avez  pris  parti  pour  le  prince  Stritzia 
et  vous  avez  marqué  votre  indignation  en  nous  privant  de  vos  pré- 
cieuses visites... 

—  Quelle  idée!..  Je  n'ai  aucun  droit  de  me  faire  juge  en  cette 
circonstance. 


FAUSSE    ROUTE.  871 

—  Comme  si  l'on  attendait  d'avoir  des  droits  pour  se  faire  juge 
et  lancer  des  verdicts!..  Ayez  donc  le  courage  de  votre  opinion... 

—  Vous  le  voulez?..  Eh  bien!  peut-être  est-il  vrai  que  cotte 
affaire  m'a  fait  songer...  Et  mmc  enidimini  gentesl  Comme  on  dit 
au  sermon...  En  voyant  tomber  les  grands  de  la  terre,  les  simples 
sous-lieutenans  font  des  réflexions... 

Al™*  de  ^lontévant  prit  la  parole  :  —  Je  vous  assure,  mon  cher 
monsieur  de  Précy,  que  Lilia  n'a  rien  à  se  reprocher...  C'est  une 
chose  bien  pénible...  très  pénible,  vraiment!..  Mais  elle  a  agi 
comme  elle  le  devait...  avec  noblesse...  car,  voyez-vous,  c'est  une 
àme  d'élite...  ma  pauvre  enfant! 

—  Bon  !  voilà  maman  lancée,  dit  Lilia,  qui  semblait  suj>- 
porteravec  peine  les  louanges  de  sa  mère.  Vous  en  avez  pour  long- 
temps de  la  liste  de  mes  perfections,  je  vous  en  préviens. 

—  C'est  qu'il  est  cruel  vraiment,  reprit  avec  une  solennité  crois- 
sante M"^  de  Montévant,  et  je  souffre  de  voir  cette  innocente  en- 
fant blâmée,  calomniée  peut-être  quand  tous  les  torts  sont  au 
prince...  Pauvre  Michel!.,  je  ne  lui  en  veux  pas  ;  non,  je  lui  par- 
donne, car  l'amour  l'a  égaré...  Vous  l'avez  vu?..  Vous  savez  comme 
il  était  près  d'elle...  On  peut  dire  que  c'était  l'image  du  parfait 
amant,.,  soumis,  tendre,  attentif. .. 

—  Seulement,  s'écria  hnpétueusement  Lilia  que  les  phrases  filan- 
dreuses de  l'ex-danseuse  mettaient  au  supplice,  ce  parfait  amant 
n'avait  qu'un  tort  :  celui  d'être  déjà  marié... 

—  Marié?.. 

—  Oui,  monsieur...  une  femme  et  une  demi-douzaine  d'enfans; 
voilà  ce  qu'il  est  venu  nous  conter  un  maiin  bien  simplement  en 
m'offrant  de  divorcer...  Il  paraît  que  ça  se  fait  dans  son  pays,  ces 
choses-là...  ^le  voyez-vous  détrônant  cette  fidèle  épouse  et  faisant 
du  coup  six  orphelins!  Je  l'ai  rais  à  la  porte,  et,  si  j'avais  eu  la 
force,  je  l'aurais  jeté  par  la  fenêtre...  Il  serait,  à  l'heure  qu'il  est, 
au  fond  des  fossés,  au  lieu  de  faire  du  mélodrame  sur  le  boulevard 
avec  un  pistolet  de  carton  :  «  Le  drame  du  Café  Anghiis  I  »  Il  ne 
lui  a  manqué  que  de  livrer  mon  nom  aux  journaux. 

—  Tu  es  impitoyable!.,  il  t'aimait  réellement... 

—  Et  quand  cela  serait?..  Que  pensez- vous  de  cela,  monsieur  de 
Précy?  Me  blâœez-vous  d'avoh- renvoyé  ce  patriarche  à  sa  tribu?.. 

—  Vous  l'aimiez?  demanda  Herbert  bruscpiement. 

—  Qui?  Michel  Stritzia?..  Je  ne  sais,  en  vérité...  11  ne  me  déplai- 
sait pas  et  peut-être  aurais-je  pu,  à  la  longue...  Mais  que  sais-je  de 
tout  cela?  Rien  que  la  chanson  de  l'autre  soir  :  «  L'amour  fait  pas- 
ser le  temps,  le  temps  fait  passer  l'amour,  »  c'est  la  grâce  que  je 
lui  souhaite,  à  Michel. —  Elle  se  laissa  ghsser  sur  le  tapis  et  appuya 
sa  tête  sur  les  genoux  de  sa  mère  ;  un  ravon  de  soleil  couchant, 


872  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rouge  à  travers  les  fines  arabesques  du  givre ,  glissait  par  les 
vitraux  et  mettait  comme  un  nimbe  sanglant  autour  de  son  front, 
sur  ses  cheveux...  M'^''  de  Montévant,  d'une  voix  grasse,  roucou- 
lante, émettait  des  banalités.  Elle  allait,  elle  allait;  personne  ne  son- 
geait à  l'interrompre  :  —  Quoi  de  plus  divin  que  l'amour,  l'amour 
pur?..  L'honneur?.,  la  vertu  ?  qu'y  a-t-il  de  plus  grand?  Mais  on  ne 
songe  qu'au  plaisir...  Je  ne  parle  pas  des  hommes  comme  vous, 
mon  cher  monsieur  de  Précy.  Vous  n'êtes  pas,  j'en  suis  sûre,  de  ces 
jeunes  gens  dissipés. . .  qui  s'abandonnent  à  leurs  passions  efïrénées. . . 

—  Je  n'en  suis  pas, madame...  répondait  gravement  Herbert,  qui 
regardait  le  rouge  rayon  glisser  sur  la  joue  et  gagner  l'oreille  de 
Lilia,  une  petite  oreille  délicatement  ciselée,  enfouie  à  demi  dans  la 
forêt  incandescente  de  son  épaisse  chevelure... 

—  Non,  vous  n'en  êtes  pas,.,  je  le  sais...  J'ai  le  don  de  lire  les 
physionomies;  il  y-  a  dans  la  vôtre  une  noblesse,  une  droiture,  dans 
tout  l'ensemble... 

—  Le  malheur!  s'écria  Lilia,  coupant  sans  façon  les  périodes 
arrondies  de  sa  mère,.,  c'est  qu'il  faudra  recommencer... 

—  Recommencer?..  Quoi  donc,  mon  ange? 

—  Oui,  reprit-elle  en  se  levant  d'un  souple  mouvement  et  étirant 
ses  bras  avec  un  geste  de  fatigue  et  d'ennui  ;  il  faudra  que  je  me 
marie... 

—  Est-ce  un  si  grand  malheur?  demanda  Herbert  en  riant. 

—  Heur  ou  malheur,  cela  sera;  c'est  inévitable...  Et  le  moyen 
de  vivre  tranquille  lorsqu'on  n'est  pas  sûre  du  lendemain... 

—  Vous  parlez  du  mariage  comme  d'un  cataclysme... 

—  Elle  parle  comme  une  enfant,  monsieur  de  Précy,..  une  enfant 
innocente  qui  ne  sait  rien  de  la  vie,  du  mariage... 

—  J'en  sais  assez  pour  craindre  de  te  quitter,  de  prendre  un 
maître, . .  un  inconnu , . .  un  idiot  peut-être, . .  un  brutal. . .  ou  un  jaloux. . . 

—  Vous  imaginez-vous  que  nous  soyons  tous  des  monstres? 
Alors,  pourquoi  vous  marier?  H  n'y  a  pas  de  service  obligatoire 
pour  les  dames... 

—  Et  le  ridicule?  L'aspect  lamentable  d'une  vieille  fille  soUtai- 
rement  desséchée?..  Non,  non,.,  il  faut  subir  le  sort  commun  et  se 
jeter  un  beau  jour,  que  cela  plaise  ou  non,  au  hasard  de  l'abîme. 
Tout  au  plus  peut-on  choisir  son  heure  et  la  couleur  du  paysage... 
Quanta  l'abîme,  il  est  de  sa  nature  insondable  et  terrible. —  Elle  riait. 

M"^^  de  Montévant  s'elïbrçait  de  convaincre  le  jeune  homme  que 
sa  fille  plaisantait;  qu'elle  avait  le  cœur  le  plus  tendre,  le  plus  sen- 
sible; qu'il  suffisait  avec  elle  de  savoir  s'y  prendre. 

—  Qui  le  saura  jamais?  pensait  Herbert. 

M™^  de  Ghintrey  venait  de  rentrer,  empanachée  à  son  ordinaire  et 
roulant  ses  épaules  rondes  d'un  air  empressé.  —  Bonnes  nouvelles. 


FAUSSE    ROUTE.  873 

chères  belles,.,  bonjour,  mon  cher  comte...  Chasse  au  renard, 
jeudi;  concert,  dimanche  et  bai  costumé  la  semaine  prochaine... 
Est-ce  assez  pour  vous  retenir?..  Vous  resterez,  n'est-ce  pas?..  Et 
baissant  la  voix  d'un  ton  de  mystère  :  il  le  faut,  c'est  sérieux! 

—  Sérieux?.,  quoi  donc?  demandait  M""^  de  Montévant  alléchée. 

—  Ne  cherche  pas ,  dit  Lilia  ;  un  nouveau  prétendant ,  je  le 
jure,  un  parti  superbe,  n'est-ce  pas,  chère  madame?..  Ils  sont  tou- 
jours superbes,  les  partis  qu'on  propose... 

—  Ne  riez  pas,  moqueuse  :  vous  m'en  direz  des  nouvelles,., 
grande  fortune,  immense  fortune,  et... 

—  Quand  je  vous  le  disais!  reprit-elle  avec  un  sourire  presque 
triste...  Toujours  recommencer,.,  une  fois,  deux  fois,.,  cent  fois,., 
jusqu'à  ce  qu'enfin  on  saute,.,  de  guerre  lasse,  les  yeux  fermés... 
Allons  nous  habiller,  mère...  cette  fois,  du  moins,  ce  sera  pour 
l'amour  de  l'art...  Il  n'y  a  pas  ici  de  prétendans  à  fasciner... 

Elle  sortit  non  sans  avoir  enveloppé  Herbert  d'un  long  regard 
indéfinissable... 

Qu'y  avait-il  au  fond  de  ses  noires  prunelles?..  Le  savait- 
elle  elle-même,  cette  froide  et  troublante  fille?..  Était-elle  com- 
plice des  désirs,  des  espoirs,  des  ivresses  qui  s'allumaient  à  la 
flamme  cachée  sous  ses  longues  paupières?  Avaient-ils  seuls  en 
eux-mêmes  leur  poison,  ces  yeux  charmans,  et  le  secret  de  cet  émoi 
subtil  et  délicieux  qu'ils  portaient  au  plus  vif  du  cœur?  C'est  à  quoi 
songeait  Herbert,  tandis  qu'il  courait  à  toute  bride  vers  Saumur, 
sur  la  route  sonore,  rasée  par  la  bise  d'hiver;  il  était  joyeux,  son 
cœur  battait,  le  sang  courait  plus  vif  dans  ses  veines;  toutes  ses 
pensées  flottaient  autour  de  Lilia,  et  tout  en  elle,  ce  soir-là,  lui 
plaisait,  son  sourire  inquiétant  comme  aussi  bien  son  âme  plus 
inquiétante  encore?  Avait-elle  même  une  âme?  Qu'importait?  Telle 
elle  était,  telle  elle  devait  être.  Demande-t-on  à  la  fleur  d'expliquer  sa 
beauté,  son  parfum  et  la  fête  exquise  qu'elle  ofl're  au  regard?  Au- 
tour de  lui,  secoués  par  le  vent,  les  squelettes  dépouillés  des  arbres 
qui  bordaient  le  chemin  le  saluaient  de  leurs  bois  heurtés  avec  un 
craquement  sec  comme  d'un  applaudissement  moqueur.  Un  ciel 
gris  sans  étoiles,  où  la  lune  pâle  semblait  prête  à  s'évanouir  dans  un 
voile  de  vapeurs  qui  se  formaient  lentement;  ses  rayons  défaillans, 
épars  sur  la  route,  donnaient  au  moindre  buisson  des  airs  de 
spectre.  Et  le  jeune  cavalier  promenait  allègrement  sur  ce  pay- 
sage funèbre  la  belle  humeur  de  sa  pensée  hantée  d'une  douce 
vision.  Il  excitait  son  cheval,  le  flattait  de  la  voix  et  de  la  main; 
il  se  sentait  fort,  invulnérable,  et  trouvait  la  vie  belle... 

Plusieurs  lettres  l'attendaient  dans  sa  chambre;  sur  la  première, 
il  reconnut  l'écriture  de  Lucy.  Pour  la  première  fois,  il  tarda  à  l'ou- 
vrir; pour  la  première  fois,  après  l'avoir  lue,  il  la  reposa  sur  la  table 


874  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  un  geste  lassé,  et^  se  renversant,  la  tête  snr  le  dossier  du  fau- 
teuil, il  demeura  le  nez  en  l'air,  l'œil  vague,  le  sourcil  froncé 
avec  une  mine  assombrie.  Toute  son  allégresse  et  son  entrain 
avaient  disparu.  Que  contenait  donc  la  lettre  de  Lucy?  Était-elle 
moins  délicieusement  tendre?  Annonçait-elle  quelque  nouvelle 
imprévue,  desagréable?..  Mon  Dieu!  non;  elle  était  telle  qu'il  l'at- 
tendait :  l'exacte  peinture  d'une  àme  patiente  et  fidèle,  qui,  dou- 
cement héroïque ,  traverse  ,  sans  défaillance  ni  murmure ,  les 
incidens  monotones,  les  alternatives  énervantes  d'espoirs  déçus 
et  d'appréhensions  croissantes  qui  accompagnent  les  lentes  ma- 
ladies :  c'était  la  tragédie  journalière  d'une  vie  vouée  à  mille 
soucis,  liée  de  mille  chahies  lourdes  et  mesquines.  Au  sortir  du 
Piessis-Mallet  et  de  l'ivresse  légère  qu'il  y  avait  puisée ,  Herbert 
avait  été  pris  d'un  découragement  subit,  d'un  insurmontable  dé- 
goût en  respirant  l'arôme  amer  de  sacrihce  et  d'âpre  devoir  qui 
s'exhalait  de  cette  lettre...  Il  ressentait  quelque  chose  de  ce  que 
doit  éprouver  un  cavaher  qui  a  pris  de  l'élan  pour  une  joyeuse 
chevauchée  et  de  brillans  obstacles,  et  qui  se  trouve  brusquement 
désarçonné,  revenu  de  toute  aventure  et  de  toute  fête  et  à  pied, 
avec  une  longue  route  ouverte  devant  lui...  L'avenir  se  déroulait 
à  ses  yeux  en  ternes  perspectives,  uniformes  comme  un  intermi- 
nable marécage.  Sans  avoir  le  courage  de  la  relire,  il  prit  la  lettre 
de  Lucy  pour  la  ranger  avec  les  précédentes;  elle  en  cachait  une 
autre  dont  la  suscription  était  de  la  main  de  son  grand-père...  A 
peine  y  eut-il  jeté  les  yeux  qu'il  poussa  un  cri...  Sa  grand'mère 
était  mourante  et  demandait  à  le  voù*...  Dès  le  lendemain,  il  partait 
pour  la  Bretagne... 

VL 

Quand  l'omnibus  qui  l'amenait  du  chemin  de  fer  s'arrêta  de- 
vant le  Carmel,  au  bruit  de  la  lourde  porte  criant  sur  ses  gonds 
rouilles  et  de  la  sonnette  qu'elle  ébranlait,  la  vieille  Manette  accou- 
rut au-devant  de  lui,  les  yeux  rouges  de  larmes  et  l'introduisit  près 
de  M™®  de  Précy  ;  elle  vivait  encoi'e,  et  son  petit-fils,  navré  de  dou- 
leur, put  la  serrer  dans  ses  bras,  baiser  ses  pauvres  cheveux  blancs, 
tout  humides  des  sueurs  de  l'agonie;  il  se  sentit  reconnu,  béni, 
remercié,  aimé...  Oh!  aimé!.,  qui  jamais  le  chérirait  ainsi,  avec  ce 
désintéressement,  ce  doux  orgueil  de  mère,  cette  ferveur  de  pieuse 
tendresse,  dont  il  lisait  l'immortelle  espérance  dans  ses  yeux  déjà 
voilés?  ^1 

Il  la   pleura   avec    des    larmes    d'enfant,    ces    larmes    torren-  || 

tueuses  qui  bondissent  en  sanglots  des  jeunes  cœurs,  nouveaux  ^\| 

élus  de  la  douleur.  Pendant  la  veillée  funèbre,  aux  côtés  de  son 


FAUSSE    ROUTT.  875 

grand-père  qu'on  n'avait  pu  arracher  du  chevet  de  sa  vieille  amie, 
il  lut  par  amour  pour  elle,  par  respect  pour  sa  chère  âme  vénérée, 
les  prières  qu'il  avait  entendu  souvent  ses  lèvres  prononcer  ;  du 
psautier  au  cuir  lustré  par  l'usage,  de  ces  feuillets  usés,  ses  yeux 
se  reportaient  sur  le  proiil  affiné,  creusé  de  la  morte,  dont  la  pâleur 
jaune  tranchait  avec  le  blanc  mat  du  linge  qui  ren\eloppait,  et  de 
profondes,  d'enfantines  tendresses  gémissaient  en  lui  pour  celle  qui 
ne  répondait  plus.  Où  était-elle  maintenant?  Si  près  et  si  loin  de  ce 
qu'elle  avait  aimé  !  Sa  pensée  cherchait  à  la  suivre  dans  les  condi- 
tions incompréhensibles  de  son  état  nouveau,  épouvantée  du  grand 
silence,  de  l'abîme  sourd  qui  le  séparait  de  ce  tendre  cœur  tou- 
jours ouvert  à  sa  voix. 

11  revenait  au  livre  où  sont  écrites  les  mystérieuses  paroles 
de  la  vie  éternelle,  et  s'efforçait  de  rentrer  humblement  dans  les 
sentimens  et  la  foi  de  son  enfance  ;  l'impossible,  en  ce  moment 
pour  lui,  c'était  le  néant.  Ses  yeux  se  portaient  sur  son  grand- 
père  assoupi  solis  la  double  congestion  du  chagrin  et  de  l'in- 
domptable fatigue  qui  succède  à  l'inutile  effort  d'une  lutte  im- 
puissante; avec  un  attendrissement  de  pitié,  il  contemplait  ce  front 
chauve  encadré  de  chaque  côté  par  une  touffe  de  cheveux  blancs 
frisés,  et  lourdement  abattu  sur  la  poitrine  que  secouait  par  instans 
un  soupir  convulsif  ;  aucune  larme  pourtant  n'était  tombée  de  ses 
yeux  rougis,  brûlés  par  un  feu  intérieur.  Sur  le  front  blanc, 
comme  sur  un  ivoire  poli,  oscillait  la  lueur  tremblante  des  cierges  ; 
au  dehors ,  un  vent  froid ,  sifflant ,  fouettait  la  vieille  maison ,  en 
secouait  les  volets.  Herbert  reconnaissait  tous  ces  bruits  familiers 
à  son  enfance,  le  grincement  de  la  girouette,  le  trot  menu  d'un  rat 
dans  le  grenier,  le  son  balancé  de  l'horloge  ;  chaque  objet  lui  était 
un  souvenir  ;  de  chaque  meuble  il  aimait  les  formes  surannées,  il 
connaissait  l'usure  de  l'éîofle  et  jusqu'aux  plus  imperceptibles  cas- 
sures; sur  la  pente  des  jours  d'autrefois,  son  esprit,  accablé,  glis- 
sait peu  à  peu  loin  de  la  couche  funèbre  :  c'était  sa  grand'mère 
qu'il  cherchait  et  retrouvait  dans  le  passé,  c'était  elle,  et  c'étaient 
aussi  près  d'elle  d'autres  figures  mêlées  aux  souvenirs  des  loin- 
taines années. 

Parmi  les  plus  chères,  apparaissait  Lucy,  la  Lucy  d'autrefois 
avec  sa  robe  brodée,  ses  petits  souliers  à  boufîettes  et  ses  che- 
veux qui  ressemblaient  à  de  la  moire,  N'était-ce  pas  elle  dont 
la  figure  enfantine  et  la  grâce  exquise  avaient  introduit  une  pre- 
mière notion  d'idéal,  de  poésie  dans  son  existence  un  peu  rustique, 
dans  son  âme  fruste  et  orgueilleuse?  Depuis  sa  courte  apparition 
au  Garmel,  l'horizon  s'était  élargi  devant  lui,  et,  d'instinct,  son 
intelligence,  ses  pensées,  ses  rêves  s'étaient  orientés  vers  elle;  les 
yeux  d'un  bleu  d'iris,  si  candides  et  profonds,  avaient  illuminé  sa 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

route,  et,  maintenant,  du  fond  de  son  deuil  et  de  son  premier  cha- 
grin, il  se  tournait  vers  elle,  vers  sa  jeune  tendresse,  pour  être 
consolé...  Insensiblement,  sans  qu'il  s'en  doutât,  des  pensées 
d'amour  le  berçaient,  s'épanouissaient  timidement,  recueillies  et 
chastes,  près  de  ce  lit  mortuaire  :  c'était  la  muette  bénédiction  de 
la  grand'mère...  Pas  une  fois  l'image  profane  des  dames  de  Mon- 
tévant  ne  s'offrit  à  son  esprit;  la  mort,  visible  et  présente,  avait 
chassé  le  souvenir  de  Lilia. 

  la  pointe  de  l'aube,  M.  Danvillers  arriva.  Quand,  peu  de 
jours  plus  tard,  Herbert  et  lui  quittèrent  le  Carmel,  ils  laissaient 
le  comte  de  Précy  très  calme,  sinon  consolé;  il  avait  repris 
ses  occupations  coutumières,  recommandé  à  son  petit-fds  la  lec- 
ture de  certains  chapitres  de  Haeckel,  dont  l'audace  le  ravissait;  il 
lui  avait  même  lu  des  fragmens  d'un  poème  qu'il  avait  entrepris 
sur  les  métamorphoses  du  globe,  où  quelques  beaux  vers  égarés 
parmi  des  descriptions  à  la  façon  de  Delille,  d'un  style  vieillot  et 
froid,  traduisaient  tant  bien  que  mal  ses  velléités  naturalistes.  Ce 
ne  fut  pas  sans  une  compassion  un  peu  dédaigneuse  qu'Herbert  fit 
cette  remarque  que  le  combat  pour  la  vie  absorbe  si  puissamment 
la  force  déclinante  des  vieillards,  qu'il  les  rend  presque  insen- 
sibles. Et  pourtant,  il  était  à  peine  de  retour  à  Saumur,  qu'une  dé- 
pêche lui  apprenait  la  mort  subite  de  son  grand-père,  enlevé  par 
un  coup  d'apoplexie.  Les  larmes  que  les  paupières  arides  n'avaient 
pas  versées  étaient  retombées  sur  le  cœur  du  vieillard  et  l'avaient 
étouflé.  Chose  étrange  I  le  libre-penseur,  le  matérialiste,  était  mort 
dans  l'église,  alors  qu'il  revenait  du  cimetière,  à  la  nuit  tombante; 
le  sacristain  l'avait  aperçu,  courbé  sur  un  banc,  le  genou  fléchi, 
prêt  à  tomber;  il  n'avait  eu  que  le  temps  de  l'étendre  sur  les 
dalles,  où  il  avait  rendu  le  dernier  soupir  dans  les  bras  du  curé, 
son  ami  de  longtemps. 

Herbert  dut  reprendre  une  seconde  fois  le  chemin  de  la  Bre- 
tagne ;  il  s'y  trouva  seul  cette  fois.  M.  Danvillers  venait  de  partir 
pour  Menton,  d'où  il  allait  ramener  sa  femme  et  sa  fille. 

Herbert  demeura  plus  longtemps  qu'il  n'eût  voulu  au  Carmel, 
retenu  par  des  formalités  d'affaires  et  dans  une  mélancolie  nou- 
velle pour  lui.  Il  ne  connaissait  pas  la  solitude,  et  il  en  ressentit 
une  impression  profonde.  Dans  la  maison  désertée  par  ceux  qu'il 
aimait,  le  vide  semblait  se  matérialiser  et  devenir  en  quelque  sorte 
palpable  ;  il  y  avait  des  instans  où  il  était  tenté  de  le  repousser  de 
la  main.  Il  en  eût  été  accablé  si  la  forte  vitalité  de  la  jeunesse  n'eût 
réagi  puissamment.  On  n'est  jamais  tout  à  fait  malheureux  quand 
on  n'a  pas  épuisé  toutes  les  promesses  de  l'avenir,  toutes  les  illu- 
sions de  l'amour.  Le  printemps  éclatait  au  dehors  et  poudrait  d'une 
jonchée   de  fleurs  les  arbres  décrépits;  des  souffles  tendres  fris- 


ai 


FAUSSE    ROUTE.  877 

sonnaient  dans  l'air,  et  sous  la  floraison  neigeuse  des  cerisiers, 
parmi  les  chants  d'oiseaux,  les  nids  qui  s'édifiaient  de  toutes  parts, 
le  jeune  homme  sentait  son  cœur  frémir  d'impatience  ;  avec  une 
sorte  d'irritation  de  désir,  il  se  demandait  s'il  lui  faudrait  vivre 
longtemps  encore  exclu  des  ivresses  printanières. 


VII. 


Herbert,  en  quittant  Saumur,  avait  obtenu  un  congé  de  \ingt 
jours,  et  quinze  déjà  étaient  écoulés  avant  que  son  notaire,  un  lent, 
circonspect  et  honnête  notaire,  eût  fini  de  lui  demander  des  signa- 
tures et  de  lui  lire  des  actes  en  un  jargon  légal  qui  le  rendait  fou. 
Les  choses  étaient  simples  pourtant;  il  était  seul  héritier  de  la  pe- 
tite fortune  de  ses  grands-parens,  qui,  réunie  à  ce  qu'il  possédait 
déjà,  lui  constituait  environ  dix-huit  ou  vingt  mille  livres  de  rente. 
Dès  qu'il  le  put,  il  partit  pour  Paris,  où  la  famille  Danvillers  se  trou- 
vait pour  un  peu  de  temps  réunie.  Il  avait  hâte  de  revoir  Lucy  ;  il 
désirait  et  redoutait  à  la  fois  de  la  trouver  changée  comme  il  était 
changé  lui-même,  car  il  sentait  en  lui  une  transformation;  la  sub- 
tile et  capiteuse  volupté  qu'il  a^ait  respirée  autour  de  Lilia  avait 
laissé  dans  son  imagination  un  trouble  qui  se  mêlait  à  tous  ses 
sentimens.  Il  lui  venait  des  appréiiensions  de  trouver  sa  cousine 
trop  paisible,  trop  pure,  trop  loin  de  l'amour  tel  qu'il  l'avait  entrevu. 

Dès  qu'il  la  vit,  il  fut  rassuré  ;  elle  était  demeurée  la  même 
pourtant  ;  mais,  au  prix  de  sa  vie,  il  n'aurait  pas  souhaité  qu'elle 
changeât  d'un  cheveu.  En  touchant  sa  petite  main  loyale  et  frémis- 
sante, il  avait  senti  qu'elle  était  sienne  toujours;  quelque  modifié 
que  fût  son  cœur,  Lucy  le  devinait,  le  comprenait  :  elle  avait  au 
plus  haut  point  ces  clartés  intérieures  que  possèdent  les  âmes 
aimantes.  Près  d'elle,  il  sentait  une  sécurité,  un  contentement  dé- 
Ucieux.  Cette  plénitude  de  joie  se  soutint  deux  jours  ;  débordant 
d'allégresse  exquise,  incapable  de  se  contraindre,  il  ne  put  se 
tenir  d'avouer  son  amour  et  ses  espérances  à  son  oncle.  M.  Dan- 
villers était  préparé  à  cet  aveu  ;  il  avait  vu  grandir  et  approuvé 
l'attachement  mutuel  des  deux  jeunes  gens  ;  leur  mariage  eût  com- 
blé ses  vœux.  Seule,  la  santé  de  sa  femme  y  apportait  un  obstacle 
momentané.  Il  fallait  attendre;  les  soins  de  Lucy  étaient  impérieu- 
sement nécessaires  à  M™''  Danvillers,  qui,  dans  son  état  de  fai- 
blesse'et  d'énervante  langueur,  n'aurait  pu  supporter  d'être  sépa- 
rée de  sa  fille.  Ils  étaient  d'ailleurs,  Herbert  et  Lucy,  l'un  et  l'autre 
si  jeunes  î 

—  C'est  parce  que  je  suis  jeune  que  je  suis  impatient,  mon 
cher  oncle.  Souvenez-vous  de  votre  jeunesse... 


878  REVUE    DES    DEUX    MO.'sDES. 

Un  faible  sourire  éclaira  l'austùre  visage  du  magistrat  : 

—  Ma  jeunesse  ne  ressemblait  en  rien  à  la  tienne;  j'étais  chef 
de  famille  à  quatorze  ans,  avec  une  mère  veuve  et  cinq  frères  et 
sœurs  en  bas  âge...  Je  n'ai  connu  de  la  jeunesse  que  le  regret  de 
l'avoir  perdue...  1 

Peu  touché  de  cette  comparaison,  Herbert  insista;  la  santé  de  ^ 

jyjme  Danvillcrs  était  moins  gravement  menacée  qu'on  ne  le  préten- 
dait; elle  était  entrée  dans  un  état  chronique  qui,  sans  laisser  pré- 
voir une  issue  fatale,  ne  permettait  pas  cependant  d'espérer  une 
guérison  prochaine;  c'était  donc  un  atermoiement  indéterminé, 
décourageant,  que  l'on  exigeait... 

—  I^ucy  sait-elle  la  démarche  que  tu  fais  en  ce  moment  ? 

—  Non,.,  elle  sait  que  je  l'aime,  mais  elle  ignore  ma  tentative 
près  de  vous. 

—  Eh  bien  !  je  la  fais  juge  dans  sa  propre  cause  ;  qu'elle  décide 
elle-même. 

—  Hélas!  je  ne  puis,  répondit-elle,  quand  Herbert,  palpitant 
d'espérance,  vint  fau*e  appel  à  son  cœur...  Vous  vous  abusez  sur 
l'état  de  ma  pauvre  mère,  sans  cela  vous  ne  me  demanderiez  pas 
de  la  quitter  en  ce  moment...  H  lui  faut  s'exiler  chaque  hiver,  loin 
de  mon  père,  qui  ne  peut  la  suivre...  Elle  est  habituée  à  mes 
soins...  Que  deviendrait-elle  sans  moi?..  Ayez  de  la  patience,  mon 
ami,  mon  bon  Herbert... 

Il  restait  assombri,  la  lèvre  amère. 

—  J'admire  toutes  les  bonnes  raisons  que  vous  avez  de  me  re- 
pousser... Il  serait  plus  sincère  d'avouer  que  je  ne  suis  rien  à  vos 
yeux;  mon  bonheur  et  ma  peine  ne  vous  intéressent  guère,  et  je 
ne  compte  dans  votre  vie  qu'après  tontes  vos  autres  affections,., 
vous,  mon  unique  tendresse,  mon  espoir,  ma  vertu,  mon  courage... 
Vous  verrez  que,  loin  de  vous,  je  ne  ferai  que  des  sottises...  Ce 
sera  votre  faute,.,  je  deviendrai  un  mauvais  sujet  comme  les  au- 
tres... Vous  serez  bien  avancée... 

—  Moi  aussi  j'attends,  murmura  Lucy  timidement. 

—  Vous  attendez  si  patiemment,.,  cela  vous  coûte  si  peu... 
Vous  ne  savez  pas  ee  que  c'est  que  le  cœur  d'un  homme  jeune, 
dévoré  de  désirs,  d'impatience,  de  rage...  Vous  êtes  une  bonne 
petite  fille  bien  sage,  qui  raisonne  et  classe  méthodiquement  ses 
sentimens  selon  les  préceptes  de  la  prudence  et  de  la  raison...  Je 
suis  bien  fou  de  vous  aimer!.. 

—  Ingrat  !.. 

—  Ingrat?.,  parce  que  je  suis  malheureux?..  Que  ne  puis-je 
prendre  les  choses  avec  votre  gracieuse  indifférence!..  Je  vous 
dirais  :  attendons  tant  qu'il  vous  plaira,  ma  jolie  cousine...  je  ne 
suis  pas  pressé.  Et  j'irais  me  divertir  avec  les  camarades,  tout  tran- 


FAUSSE    ROUTE.  879 

quillemcnt...  Si  encore  vous  fixiez  une  date,.,   six  mois,.,  un  an 
même  ! 

—  Je  craindrais  de  tous  tromper,  Herbert,.,  et  de  vous  sembler 
fausse  ensuite... 

—  Alors,  c'est  l'indéterminé,  l'infini  !..  l'équivalent  d'un  refuS;.. 
mieux  vaudrait  le  dire  franchement.  —  Elle  l'écoutait  navrée.  —  Si 
vous  m'aimiez,  reprenait-il,.,  si  seulement  vous  pouviez  comprendre' 
combien  je  vous  aime  I 

Les  reproches  alors  se  fondaient  en  tendresses,  et  pendant  quel- 
ques instans,  ils  goûtaient  de  nouveau  l'incomparable  délice  des 
jeunes  amours  devant  qui  restent  ouverts,  par  delà  tous  nuages  et 
tous  obstacles,  les  grands  chemins  de  l'avenir... 

C'est  ainsi  qu'ils  se  quittèrent,  passionnément,  douloureusement. 

YIII. 

M.  de  Précy  retourna  à  Saumur  très  morose;  le  chagrin  chez  lui, 
quand  il  provenait  d'un  désir  contrarié,  tournait  aisément  à  Tai- 
greur;  comme  Lucy  était  au  fond  de  toutes  ses  pensées,  elle 
devint  l'objet  de  ses  colères.  Au  fond,  il  l'adorait  pour  sa  résis- 
tance, pour  cette  douce  et  patiente  immolaiion  d'elle-même  à  un 
pieux  devoir,  mais  il  lui  pardonnait  difticilement  de  l'entraîner  lui- 
même  dans  son  sacrifice.  —  La  vertu  est  une  belle  chose,  pensait-il 
amèrement;  avec  tout  cela,  la  jeunesse  passe. —  Ses  lettres  se  res- 
sentaient de  l'état  changeant  de  son  âme  ;  l'impression  du  soir  était 
rarement  celle  du  matin  ;  souvent,  il  dtchù-ait  la  page  commencée, 
tantôt  trop  dure,  tantôt  trop  résignée  à  son  gré...  Il  arrivait  alors 
que  la  correspondance  se  ralentissait,  ou  bien,  les  lett3*es  retou- 
chées, refroidies,  calculées  ne  reflétaient  rien  de  son  cœur.  Cet  état 
de  marasme  rejaillissait  sur  tout  ;  la  vie  militaire  ne  lui  plaisait  plus 
autant,  ses  camarades  lui  semblaient  bruyans  et  monotones;  les 
grossiers  plaisirs  des  sens  le  tentaient,  et  bien  qu'un  dégoût  le^ re- 
tint encore,  le  malaise  de  sa  robuste  jeunesse  comprimée,  l'absence 
de  tout  appui  moral,  les  exemples  qu'il  avait  sous  les  yeux,  tout 
contribuait  à  ruiner  la  forteresse  intérieure  où  s'était  réfugiée  jusqu'à 
cette  heure  l'honnête  fierté  de  son  cœur. 

Il  n'avait  pas  revu  les  dames  de  Montévant  ;  elles  avaient  quitté 
l'Anjou  ;  il  avait  reçu  de  la  mère,  à  l'occasion  de  son  double  deuil, 
quelques  phrases  d'une  sentimentalité  pompeuse  et  banale.  Lilia 
n'avait  pas  donné  signe  de  vie,  et  Herbert  n'en  avait  ressenti  ni, sur- 
prise ni  peine. 

A  la  vérité,  il  n'avait  guère  pensé  à  elle  pendant  ces  longues  se- 
maines troublées  de  voyages,  de  deuils  et  d'amour  et  de  projets. 
Maintenant  qu'il  s'ennuyait  et  tombait  en  langueur,  le  souvenir  de 


880  REVUE    DES    DEUX    MOA DE<. 

Lilia  lui  revenait,  dans  ces  lieux  remplis  d'elle,  où  chaque  coin  de 
pays,  chaque  heure  de  la  journée,  rappelaient  un  plaisir,  une  ren- 
contre, où  son  nom  sur  les  lèvres  de  tous  marquait  la  trace  de  son 
brillant  passage.  Elle  lui  apparaissait  poétisée  par  l'éloignement, 
divinement  parée  et  jolie,  comme  dans  une  apothéose,  au  milieu 
de  sa  cour  prosternée  et  idolâtre.  Il  la  regrettait;  il  regrettait  en 
elle  le  drame  de  chaque  journée,  la  péripétie  imprévue,.,  une 
énigme,  dont  le  mot  changeait  à  toute  heure,  un  stimulant  suprême 
pour  l'amour-propre  toujours  en  éveil  près  de  cette  singulière  fille, 
dont  les  qualités  et  les  défauts  étaient  si  industrieusement  emmêlés 
qu'on  ne  savait  où  commençait  le  mal,  où  finissait  le  bien.  C'était 
un  travail  de  l'observer,  un  autre,  d'analyser  ce  qu'on  avait  entrevu, 
et  chaque  jour  le  travail  était  à  refaire,  car  le  lendemain,  presque 
inévitablement,  donnait  un  démenti  à  la  veille.  Comment  s'ennuyer 
près  d'elle?  De  quel  secours  elle  lui  eût  été  pour  l'aider  à  passer 
ce  long  été  insignifiant  et  morose!.. 

Il  coula  pourtant,  heure  par  heure,  jour  par  jour,  sans  hâte  ni 
retard,  cet  été  impartial,  célébré  par  les  uns,  maudit  par  les 
autres. 

A  l'automne,  Herbert  fut  nommé  lieutenant  au  12®  régiment  de 
dragons,  en  garnison  à  Chartres.  Avant  de  s'y  rendre,  il  alla  em- 
brasser sa  tante  et  sa  cousine,  qui  partaient  pour  Madère.  Les 
deux  jours  qu'il  passa  près  d'elles  furent  attristés  par  des  plaintes,  des 
récriminations,  moins  encore  exprimées  que  ressenties  et  qui  pou- 
vaient se  résumer  en  ces  trois  mots  :  «  Si  Lucy  m'aimait.  »  —  «  Si 
Lucy  voulait,  »  et  que  son  front  soucieux  et  le  sourire  ironique 
traduisaient  mieux  que  des  paroles.  Il  venait  de  les  quitter  encore 
tout  \ibrant  des  adieux  et  des  larmes  de  Lucy,  et  s'en  retournait 
fiévreux  le  long  du  quai  de  la  gare,  lorsqu'il  aperçut  devant  lui, 
en  costume  de  voyage,  M""®  de  Montévant  et  sa  fille.  Un  homme 
grand,  maigre,  d'un  visage  hautain  et  fatigué,  les  escortait.  Her- 
bert vit  qu'il  était  reconnu  et,  malgré  son  désir  d'être  seul  en  ce  mo- 
ment, il  s'avança  pour  les  saluer.  —  Ah!  monsieur  de  Précy,  s'écria 
la  voix  claire  de  Lilia;  bonjour! 

—  Cher  monsieur  de  Précy,  nous  avons  appris  avec  chagrin,., 
beaucoup  de  chagrin,.,  je  vous  assure!  le  double  malheur... 

—  Et  que  faites-vous  ici?  reprit  Lilia,  coupant  à  son  ordinaire, 
sans  le  moindre  respect,  les  périodes  maternelles. 

Herbert  répondit  qu'il  était  venu  faire  ses  adieux  à  des  parens 
qui  partaient... 

—  Des  parens?..  Il  vous  reste  donc  encore  de  la  famille?..  Alors, 
vous  n'êtes  pas  si  orphelin  que  nous  pensions...  Connaissez-vous 
lord  Mac-Leau?..  Milord,  le  comte  de  Précy-PIantagenet. 

Les  lourdes  paupières  tombantes  de  lord  Mac-Lean  s'abaissèrent 


FAUSSE    ROUTE.  881 

dans  un  acquiescement  dédaigneux,  comme  s'il  consentait  par  pure 
condescendance  à  l'existence  du  jeune  officier.  Celui-ci  salua  avec 
raideur  et  tourna  les  talons.  Lilia  lit  quelques  pas  à  ses  côtés,  aban- 
donnant le  noble  lord  aux  bons  soins  de  M™®  de  Montévant. 

—  Ainsi,  vous  voilà  dragon!  C'est  joli,  le  casque...  Et  Chartres?.. 
On  y  fait  des  pâtés  d'alouettes,  il  me  semble  ?. .  C'est  une  ressom*ce. . . 
Et  puis,  ce  n'est  pas  loin  de  Paris;  on  vous  verra  cet  hiver? 

—  Puisque  vous  partez?.. 

—  Nous  reviendrons. 

—  Vous  emmenez  ce  lord,.,  une  nouvelle  victime,  n'est-ce 
pas? 

—  Justement;.,  il  ne  vous  plaît  pas,  ce  bon  Tristan? 

—  Je  le  trouve  abominable...  Il  vous  gâtera  le  paysage... 

—  Au  contraire...  j'ai  du  goût  pour  les  glaciers...  Alors,  c'est 
convenu?  rue  de  Monceau,  cet  hiver,  de  cinq  à  sept,  tous  les  jours. 

Elle  lui  tendit  la  main  et  serra  la  sienne  très  tort,  à  l'anglaise. 

—  Au  revoir!..  Amusez-vous  bien  dans  votre  pâté  de  Chartres. 

—  Je  penserai  à  vous. 

—  Je  ne  vous  le  conseille  pas...  Penser  aux  absens,  c'est  perdre 
son  temps  ;..  ce  n'est  pas  le  moyen  de  trouver  le  bonheur... 

—  Où  donc,  alors?..  Dites-le-moi  bien  vite  pendant  que  la  cloche 
sonne... 

—  Dans  les  alouettes...  Vous  verrez,  les  petits  plaisirs  qu'on  tient 
valent  mieux  que  les  plus  belles  chimères... 

Elle  s'élança  dans  le  wagon,  puis  se  pencha  en  riant  à  la  por- 
tière et  fit  de  la  main  un  signe  amical  ;  elle  cachait  à  dessein  la  noble 
figure  insolemment  froide  de  lord  Mac-Lean,  qui  se  tenait  debout 
derrière  elle. 

Les  premières  semaines  à  Chartres  passèrent  sans  trop  de  peine  ; 
la  nouveauté  des  lieux,  des  personnes,  les  visites  officielles,  le  ser- 
vice, occupèrent  le  temps  et  l'attention  du  nouveau  lieutenant  ;  puis 
il  commença  à  sentir  l'ennui  et  le  malaise  d'une  situation  indécise. 
Son  avenir  était  à  la  fois  fixé  et  vague,  il  restait  en  suspens;  Her- 
bert ne  se  sentait  plus  Ubre;  la  certitude  et  l'imprévu  lui  manquaient 
également.  Cette  ambiguïté  lui  était  insupportable.  11  pensait  sans 
cesse  à  Lucy,  mais  avec  découragement  et  fatigue.  Son  image  lui  ap- 
paraissait comme  pâle  et  diminuée  dans  un  lointain  de  nuages,  ombre 
qui  toujours  se  dérobait  quand  il  croyait  la  saisir.  Et  ils  auraient 
pu  être  si  heureux,  si  elle  avait  su  vouloir!  C'était  une  âme  douce 
et  tendre,  une  créature  charmante,  mais  elle  aimait  trop  faiblement 
et  le  berçait  de  mois  espoirs,  de  caressantes  paroles,  et  elle  ajournait 
sans  scrupule  son  bonheur  au  temps  où  elle  n'aurait  plus  per- 
sonne à  lui  préférer.  Ces  pensées  chagrines  se  trahissaient  dans  ses 
TOME  xav.  —  1889.  56 


882  REVUE   DES   DEKX   MONDES. 

lettres  ;  il  avait  rougi  d'abord  d'en  laisser  soupçonner  une  partie^ 
puis,  la  douceur  de  Lucy  l'encourageant,  il  renchérissait  mainte- 
nant de  dureté  dans  l'expression  de  son  mécontentement. 

Dans  ses  fréquens  voyages  à  Paris,  il  voyait  souvent  M.  Danvillers, 
et  il  y  eut  entre  eux  plus  d'un  choc  sensible.  Les  plaintes  un  peu 
amères,  les  allusions  d'Herbert  lui  attirèrent  cjuelrjues  vives  répli- 
ques. Il  en  résulta  un  refroidissement  réciproque  des  relations 
sous  la  courtoisie  des  apparences. 

Lucy  avait  une  sensibilité  trop  fine  pour  ne  pas  souffrir  de  ces 
froissemens,  pour  en  méconnaître  la  cause;  le  caractère  impé- 
rieux et  impatient  de  son  cousin  s'irritait  de  cette  sorte  d'impasse 
où  ils  se  trouvaient  engagés  ;  elle  s'empressa  avec  une  simpli- 
cité généreuse  de  lui  rendre  toute  liberté  sans  lui  permettre  pour- 
tant de  douter  un  seul  instant  de  son  cœur  :  —  «  Je  crois  que 
nous  sommes  trop  jeunes,  —  trop  séparés  par  la  vie  pour  des 
vœux  éternels,  lui  écrivait-elle.  Je  vous  aime  tendrement,  mon 
cher  Herbert,  et  je  prétends  que  vous  m'en  sachiez  beaucoup  de  gré, 
car  je  ne  m'y  trouve  point  en  conscience  obligée.  Gardez,  je  vous 
prie,  la  même  indépendance,  afin  que  nous  ayons  le  droit  d'être 
fiers  l'un  de  l'autre  si  nous  nous  retrouvons  uu  jour  également 
fidèles  à  notre  tendresse  d'enfant.  Si,  au  contraire,  nos  destinées 
devaient  être  séparées,  sachez,  mon  cousin,  que  rien  ne  pourra  m'em- 
pêcher  de  vous  aimer,  et  de  faire  des  vœux  pour  votre  bonheur.  » 

Comme  elle  l'avait  finement  pressenti,  l'humeur  ombrageuse 
d'Herbert  fut  apaisée  par  cette  liberté  qui  lui  était  affirmée,  et  il 
se  sentit  d'autant  plus  attaché  à  Lucy,  qu'il  s'y  trouvait  moins  con- 
traint :  toute  chaîne,  même  la  plus  chère,  semblait  lourde  à  cet 
esprit  inquiet. 

A  partir  de  ce  moment  pourtant,  les  lettres  de  Lucy  devinrent  à 
son  insu  plus  circonspectes;  la  sécurité,  l'heureuse  confiance  du 
passé,  lui  manquaient.  Seule,  en  un  pays  étranger,  près  d'une  ma- 
lade, à  qui  elle  cachait  soigneusement  ses  soucis,  aux  prises  avec 
le  tourment  de  l'exil  et  d'une  lutte  vaine  contre  un  mal  qui  s'éter- 
nisait sans  laisser  d'espérance,  dévorée  d'inquiétudes,  elle  perdait 
courage.  Sans  douter  d'Herbert,  elle  osait  à  peine  lui  parler  de 
l'avenir,  de  peur  de  le  lier  par  sa  confiance  même.  De  son  côté,  il 
sentait  cette  contrainte,  où  il  voyait  un  blâme  indirect,  une  façon 
de  lui  faire  comprendre  qu'il  avait  démérité...  Il  y  répondait  avec 
raideur  en  termes  mesurés  et  froids  qui  lui  coûtaient  beaucoup 
et  qui  perçaient  de  tristesse  le  cœur  aimant  de  Lucy.  Ce  malen- 
tendu, en  se  prolongeant,  les  rendait  l'un  comme  l'autre  infini- 
ment malheureux. 

*** 

{La  deuxième  partie  au  prochain  n°./ 


LA 


POLITIQUE   DE  ROBESPIERRE 


I*. 

Lorsqu'au  mois  de  septembre  1793  la  Convention  mit  la  Ter- 
reur à  l'ordre  du  jour,  elle  décréta  du  même  coup  que  Robes- 
pierre serait  dictateur.  Il  était  l'homme  de  ce  régime,  ou  plutôt  il 
était  la  Terreur  même  personnifiée  dans  son  équivoque  :  le  gouver- 
nement de  la  peur  par  la  peur, —  et  dans  son  absurdité  :  l'idée  qu'en 
exterminant  un  certain  nombre  de  Français  on  transformerait  les 
autres  en  Spartiates  selon  l'imagination  de  Plutarque,  ou  en  Gene- 
vois selon  les  abstractions  de  Rousseau.  Danton  avait  réclamé  la 
dictature  du  comité  de  salut  public;  les  montagnards  organi- 
sèrent cette  dictature  après  qu'ils  se  lurent  assurés  que  Danton  en 
serait  exclu.  Ils  l'avaient  nommé,  le  25  juillet,  président  de  l'as- 
semblée. Cette  élection  constata  la  ruine  de  son  crédit.  Il  eut 
161  voix  sur  186  votans  :  les  chiffres  les  plus  faillies  qu'un  prési- 
dent eût  encore  réunis.  Son  rôle  était  fini.  Tout  ce  qui  l'avait 
perdu  :  son  empirisme,  le  décousu  de  sa  \ie,  ses  reviremens  sou- 
dains, l'exubérance  de  sa  parole,  le  prestige  même  de  son  au- 
dace, le  ton  de  commandement,  ce  fond  d'homme  d'État  qui  se 

'  (1)  J'ai  employé  pour  cette  étude  les  ouvrages  g-énéraux  de  Louis  Blanc,  de  Quinet, 
de  M.  Taine;  les  monographies  de  MM.  Hamel  sur  Robespierre;  Robinet  sur  le  Pro- 
cès des  Dantonistes ;  d'Héricault  sur  la  Révolution  de  thermidor;  de  MaricI  sur  Fau- 
ché ;  oilonel  iang  sur  Bonaparte  ;  Frédéric  Masson  sur  !e  Département  des  affaires 
étrangères;  les  papiers  trouvés  chez  Robespierre,  les  correspondances  de  Barthélémy, 
publiées  par  M.  Kaulek;  celles  des  envoyés  de  Venise,  publiées  par  Romanin  ;  les 
Mémoires  de  Thibaudeau,  de  Miot,  de  Ségur;  les  documens  manuscrits  des  Affaires 
étrangères  et  des  Archives  nationales. 


884  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

découvrait  jusque  dans  ses  discours  les  plus  véhémens  et  annon- 
çait, dans  le  tribun,  le  gouvernant  et  le  maître,  tout  cela,  par  con- 
traste, fit  ressortii-  peu  à  peu  et  éclaira  comme  de  reflet  la  figure 
terne  et  le  personnage  étriqué  de  Robespierre.  Robespierre  se 
présentait  comme  un  philosophe  ennemi  des  grands,  méconnu  des 
heureux  et  des  riches,  à  l'aise  et  à  sa  place  seulement  parmi  les 
petites  gens,  inquiet  des  forts,  rogue  avec  les  hautains,  empressé 
près  des  humbles,  toujours  préoccupé  de  leur  bonheur,  austère, 
sentimental,  sans  gaîté,  par-dessus  tout  probe,  sobre,  chaste, 
économe,  incorruptible,  ce  qui  lui  élevait  un  piédestal  de  vertu 
dans  un  siècle  de  libertinage  cynique  et  de  vénalité.  Il  est  le 
zélateur  de  cette  égalité  jalouse  qui,  sous  prétexte  de  niveler 
le  monde,  l'avilit  devant  soi.  Mais  ce  moi  haineux  et  haïssable, 
dont  il  fait  son  dieu,  il  le  dissimule  dans  une  sorte  d'effusion  de 
son  âme  en  celle  du  peuple.  Sincère  d'ailleurs  en  ce  sophisme 
de  sa  mission,  il  se  croit  appelé  à  régénérer  le  monde.  11  porte 
le  secret  du  salut  de  l'humanité.  Il  le  révélera  quand  l'heure 
sera  venue  ;  il  agit  avec  la  certitude  qu'il  le  possède.  Il  a,  dans 
sa  pensée,  un  fond  de  mystère  qui  attire  les  imaginations  ;  dans 
sa  parole,  un  fond  de  dogme  qui  subjugue  les  esprits;  dans  sa 
conduite,  une  logique  qui  les  enchaîne.  La  clarté  est  funeste  dans 
les  révolutions  :  elle  ne  montre  que  des  abîmes  et  des  chemins 
périlleux;  Danton  était  trop  clair  et  trop  définitif.  Il  montrait  trop 
de  hâte  d'achever  la  révolution  ;  il  laissait  trop  peu  de  champ  aux 
utopistes  et  aux  brouillons. 

«  Vous  demandez,  s'écriait  Jean-Jacques,  s'il  existait  un  com- 
plot. Oui,  sans  doute,  il  en  existe  un,  et  tel  qu'il  n'y  en  eut  jamais 
et  qu'il  n'y  en  aura  jamais  de  semblable.  »  C'est  le  complot  de  la 
nature  des  choses  contre  l'utopie.  C'est  ce  complot-là  qui  empê- 
chait l'ordre  de  sortir  du  règne  des  anarchistes  et  le  bonheur  du 
genre  humain  du  règne  des  révolutionnaires.  Robespierre  le  dé- 
nonçait incessamment.  La  délation  était  tout  son  génie;  mais  ce 
génie  était  précisément  celui  qu'il  fallait  pour  devenir  prophète  au 
club  des  jacobins.  Robespierre  rejetait  sur  les  ennemis  de  la  secte 
l'impuissance  qui  était  le  fait  des  sectaires  eux-mêmes.  Leur  vanité, 
leurs  chimères,  leurs  haines,  tout  incitait  les  sectaires  à  le  croire. 
Chacun  d'eux  s'exaltait  et  se  divinisait  en  lui.  Son  prestige  se  sou- 
tenait du  préjugé  de  tous.  Robespierre  s'insinuait  avec  cette  four- 
berie consommée  que  les  plus  fameux  imposteurs  ont  mêlée  au 
fanatisme.  Il  se  proposait  au  peuple  comme  le  dictateur  fidèle  de 
ses  volontés.  Avançant  ainsi  devant  la  foule,  précédant  l'arche  et 
semblant  conduire  le  cortège,  il  donnait  à  ceux  qui  le  poussaient 
l'illusion  d'une  marche  rigide,  droit  devant  lui,  parce  qu'il  mar- 
chait droit  devant  eux.  A  l'inverse  de  ces  généraux  d'armée  qui 


LA    POLITIQUE    DE    ROBESPIERRE.  885 

s'attribuent  rhonneur  d'une  victoire  remportée  par  leurs  soldats 
et  se  vantent  d'avoir  disposé  des  actions  dont  ils  ne  sont  que  les 
témoins,  Robespierre  transformait  son  avènement  même  en  un  sacri- 
fice perpétuel  de  sa  personne  à  la  cause  populaire. 

11  menait  le  club  des  jacobins,  maîtrisait  la  Convention  et  gou- 
vernait le  comité  de  salut  public;  mais  il  n'agissait  que  pour  fana- 
tiser, et  il  ne  régnait  que  par  la  guillotine.  C'est  toute  la  Terreur, 
et  c'est  aussi  toute  l'œuvre  de  Robespierre.   La  Convention  et  le 
comité  de  salut  public  firent,  en  même  temps,  autre  chose  :  la 
Convention  décréta  et  le  comité  organisa  la  défense  nationale  ;  mais 
Robespierre  n'y  fut  pour  rien,  et  la  Terreur  n'y  intervint  que.  pour 
la  paralyser.  Le  comité  de  salut  public  était,  dans  son  intérieur,  un 
conseil  fort  discordant.  Il  se  composait  de  douze  hommes,  tous  pas- 
sionnés, mais  de  passions  diverses,  dont  l'omnipotence  commune  ne 
fit  qu'attiser  les  rivalités  et  aiguiser  les  dissidences.  D'un  côté,  les 
fanatiques,  les  Irinmvin,  comme  on  les  nomme,  qui  ont  le  départe- 
ment de  la  Terreur.  Robespierre,  avec  ses  deux  séides  :  Couthon, 
qui  est  son  audace,  et  Saint-Just,  qui  est  sa  pensée.  Derrière  eux,  les 
épiant,  les  éperonnant,  leur  souillant  la  mort,  les  hommes  de  sang, 
Billaud-Varennes  et  Collot-d'Herbois.  Puis,  pour  compléter  le  groupe 
des  terroristes.  Prieur  de  la  Marne,  leur  émissaire  ;  Hèrault-Sé- 
chelles,  leur  complice;  Baivre,  leur  coryphée;  ces  deux-là  prêts  à 
tout  :  Hérault,  pour  qu"on  le  laisse  vivre  ;   Barère,  pour  qu'on  le 
laisse  déclamer  :  intelligence  servile,  plume  prostituée,  parole  es- 
clave, conscience  vide,  œil  sans  regard,  bouche  toujours  souriante 
au  mensonge.  Ils  forment  la  majorité,  mais  c'est  en  dehors  d'eux 
que  s'opère  la  vraie  besogne  d'État.  Tout  l'État  est  dans  les  ar- 
mées; c'est  le  groupe  des  hommes  de  la  guerre  qui  fait  l'efficace  du 
comité  :  Robert  Lindet,  né  administrateur  ;  Prieur  de  la  Gôte-d'Or, 
officier  du  génie;  Jean-Bon-Saint-André,  ci-devant  pasteur  au  dé- 
sert, fait  pour  l'action.  Au  milieu  d'eux,  représentant  dans  la  révo- 
lution la  race  des  grands  serviteurs  de  l'État,  comme  Robespierre 
y  représente  celle  des  sophistes  funestes,  Carnot. 

Son  entrée  au  comité,  qui  sauva  les  affaires  et  sauva  le  comité 
même  de  l'exécration  de  l'histoire,  se  fit  par  une  sorte  d'inconsé- 
quence forcée  des  terroristes.  On  était  au  milieu  d'août,  pressé 
par  la  défaite,  étourdi  par  le  désordre  même  des  eftorts  de  la  dé- 
fense. 11  fallait  un  homme  pour  la  guerre,  car  la  guerre  ne  s'or- 
donne point  avec  des  phrases,  et  les  décrets  n'y  sauraient  suffire. 
Les  terroristes  redoutaient  les  militaires  :  ils  en  peuplaient  les  pri- 
sons, ils  condamnaient  les  généraux  vaincus  et  suspectaient  les  vain- 
queurs. Mais  ils  craignaient  davantage  Pitt  et  les  émigrés.  La  peur, 
qui  décidait  de  tout,  décida  du  choix  de  Carnot,  et  ce  fut  Barère  qui 
le  proposa.  Ce  Figaro  sanguinaire  ne  croyait  point  à  ses  gascon- 


886  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nades.  Carnot  et  Prieur  de  la  Côte-d'Or  furent   adjoints  au  comité 
le  Ik  août.   Carnot  était  pur  et  eftacé;  il  paraissait  modeste;  il 
n'avait  pas   l'allure  militaire.   La  Convention   l'accepta  sans  mé- 
fiance. Robespierre  le  subit.  Carnot  considérait  que  la  révolution 
ne  pouA'ait  pas  reculer  sans  s'anéantir.  Son  idéal  républicain  lui 
voilait  les  horreurs  de  la  république.  Dans  le  péril  national,    il 
n'envisagea  que  les  nécessités  de  la  délense.  il  se  renferma  dans 
son  rôle,  se  fit  une  sorte  de  stoïcisme  d'État  et  s'imposa,  comme 
un  devoir  de  sa  charge,  cette  capitulation  de  son  humanité  :  lais- 
sant les  terroristes  guillotiner,  pourvoi  qu'ils  le  laissassent  défendre 
la  France.  Robespierre  et  Carnot  vécurent  ainsi  près  d'une  année 
côte  à  côte,  s'exécrant  davantage,  Robespierre  à  mesure  que  Carnot 
rendait  plus  de  services;  Carnot,  à  mesure  que  Robespierre  com- 
mettait plus  de  crimes.  «  Je  m'étais  mis,  rapporte  Carnot,  en  posi- 
tion de  l'appeler  tyran  toutes  les  fois  que  je  lui  parlais.  »  —  «  Ta 
tête,  lui  répondit  un  jour  RobespieiTe,  tombera  au  premier  revers 
de  nos  armées!  —  Si  je  pouvais  seulement,  avouait-il  à  un  de  ses 
confidens,  arriver  à  comprendre  quelque  chose  à  ces  maudites 
alïaires  militaires,  afm  d'être  en  état  de  me  débarrasser  de  cet 
homme  insupportable  !  » 

Ils  ne  faisaient  guère  que  se  coudoyer  et  ne  travaillaient  en- 
semble que  dans   les  formalités.  Le  comité,  ayant  réduit  les  mi- 
nistres à  l'emploi  de  commis  aux  écritures,  fut  très  vite  débordé 
paj-  les  affaires.  Le  travail  se  divisa  par  la  force  des  choses,  et  se 
divisa  de  plus  en  plus  par  le  jeu  même  de  l'institution  et  par 
l'opposition    des    caractères.  Chacun    y  trouva  son    compte,   les 
uns  pour   leurs  passions,  les  autres  pour  leur   conscience.   Les 
triumvirs  s'attribuèrent  la  haute  politique  révolutionnaire,  les  grands 
décrets  de  proscription  et  de  massacres  :  c'est  de  leur  officine  que 
partirent    les   mesures    chimériques  ou  atroces,    improvisées  au 
jour  le  jour,  sous  le  coup  de  la  colère  ou  de  l'eflroi,  sous  les  sug- 
gestions de  la  jalousie  ou  dans  le  délire  de  la  fièvre.  Robespierre, 
dans  les  grandes  occasions,   Barère  dans  les  communes,   expo- 
saient ces  propositions  à  la  tribune,  les  rattachant,  après  coup, 
à   de  vagues  théories  de  nivellement  humanitaire,   et  masquant 
de  prétextes  hypocrites  l'arbitraire   de  leur  tyrannie.   Billaud  et 
Collot   suivaient  la  correspondance   terroriste    des   départemens. 
Hérault,  par  calcul,  Prieur  de  la  Marne,   par  aptitude,   se  char- 
geaient volontiers  des  missions  à  l'intérieur.  Jean-Bon  prit  la  ma- 
rine; Lindet  et  Prieur  de  la  Côte-d'Or,  les  approvisionnemens  ; 
Carnot,  l'organisation  et  les  mouvemens  des  armées.  Ils  eurent  des 
bureaux  sous  leurs  ordres  pour  la  levée  et  le  rassemblement  des 
troupes  de  terre,  pour  la  flotte,  pour  les  manufactures  d'armes, 
pour  les  subsistances  militaires  et  les  munitions. 


LA    POLITIQUE    DE    ROBESPIERRE.  887 

Le  comité  se  réunissait,  surtout  dans  les  premiers  mois,  le  matin 
k  huit  heures,  et  délibérait,  lorsqu'il  y  avait  lieu,  sur  les  affaires 
générales.  Les  commissaires  se  rendaient  ensuite  dans  leurs  bu- 
reaux, leurs  sections,  comme  on  disait,  pour  y  travailler.  Vers  une 
heure,  ils  allaient  à  la  Convention.  Les  séances  étaient  courtes. 
Vers  sept  heures,  les  commissaires  revenaient  à  leurs  sections,  et, 
dans  la  nuit,  ils  se  rassemblaient  en  comité  pour  expédier  les  réso- 
lutions à  prendre  en  commun.  Ces  réunions  de\1nrent  vite  insigni- 
fiantes, puis  elles  devinrent  rares.  En  réalité,  il  y  eut  dans  le 
comité  deiLx  conseils  qui  siégeaient  et  agissaient  chacun  de  son 
côté  :  les  terroristes  évitant  de  se  compromettre  dans  les  aiïaires 
de  la  guerre,  les  militaires  répugnant  à  se  souiller  dans  les  affaires 
de  la  Terreur.  Comme  il  fallait  cependant  conserver  une  apparence 
de  délibération,  on  décida  que,  pour  la  validité  d'un  ordre,  trois 
signatures  suffiraient:  sur  ces  trois  signatures,  la  première,  celle 
du  commissaire  spécial,  était  seule  effective;  les  autres  n'étaient, 
la  plupart  du  temps,  que  des  visas.  «  Chacun,  rapporte  Garnot,  expé- 
diait lui-même  ou  faisait  expédier  dans  ses  bureaux  les  affaires  qui 
étaient  attribuées  à  sa  compétence  et  les  apportait  à  la  signature 
ordinairement  vers  les  deux  ou  trois  heures  du  matin.  » 

IL 

Il  restait  un  ministre  des  affaires  étrangères,  Deforgues,  qui  ne 
faisait  rien,  sinon  supplier  le  comité  de  lui  donner  des  ordres.  Le 
comité  avait  d'autres  objets  entête.  Barère,que  l'on  avait  placé  dans 
la  section  des  relations  extérieures,  n'y  comprenait  rien;  Hérault, 
qui  y  avait  été  appelé  du  temps  de  Danton  et  que  l'on  y  avait  laissé, 
ne  songeait  qu'à  éviter,  par  son  inaction  même,  la  suspicion  de  dan- 
tonisme  et  de  diplomatie,  suspicion  déjà  dangereuse  et  bientôt  mor- 
telle. Dans  le  fait,  il  n'y  avait  plus  de  négociations.  Robespierre 
édicta  qu'en  principe  il  n'y  en  devait  plus  avoir.  Il  fit  prendre,  le 
16  septembre  1793,  un  arrêté  posant  «  des  bases  provisoires  diplo- 
matiques »  :  Pendant  la  durée  de  la  guerre,  la  république  n'aura  de 
relations  suivies  qu'avec  les  États-Unis  d'Amérique  et  les  cantons 
suisses;  partout  ailleurs  que  dans  ces  confédérations  répubhcaines, 
elle  n'emp'oiera  que  des  agens  secrets,  des  secrétaires  de  légation 
et  des  chargés  d'affaires.  Ces  envoyés  n'emporteront  point  d'instruc- 
tions écrites.  Cette  disposition  était  inspirée  par  l'aventure  dexAIaret 
et  de  Sémonville,  que  la  cour  de  Vienne  avait  fait  enlever  pour  s'em- 
parer de  leurs  papiers  et  pour  découvrir  les  plans  de  la  republique. 
Rien  de  plus  aisé,  d'ailleurs,  à  un  gouvernement  sans  vues  et  sans 
amis  que  de  s'en  tenir  à  ces  «  bases  diplomatiques  »  de  Robespierre. 
L'arrêté  du  16  septembre  était  un  aveu  emphatique  d'impuissance. 


888  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  même  jour,  tous  les  ci-devant  nobles  qui  pouvaient  se  trouver 
encore  dans  les  emplois  diplomatiques  ou  consulaires  furent  révo- 
qués. Les  agens  firent  leurs  preuves  de  ci-devant  roture,  mais  ils 
n'en  furent  ni  mieux  instruits,  ni  mieux  payés.  Leurs  traitemens, 
rongés  par  le  discrédit  des  assignats,  ne  leur  parvenaient  que  très 
irrégulièrement.  Depuis  que  Danton  n'était  plus  aux  affaires,  ils  ne 
recevaient  plus  de  directions.  Leur  correspondance,  à  partir  du  mois 
de  juillet  1793,  est  une  continuelle  doléance  sur  ces  deux  articles, 
celui  des  ordres  et  celui  de  l'argent.  A  Constantinople,  Descorches. 
que  tout  le  monde  accusait  de  corrompre  le  Divan,  se  voyait  ré- 
duit à  emprunter  aux  Turcs.  Des  frégates  irançaises  de  la  station 
du  Levant,  étant  en  détresse,  s'adressèrent  à  lui  :  «  Sans  moyens 
pour  moi-même,  rapport c-t-il,  quel  extrême  embarras  !  Nulle  res- 
source possible  dans  le  commerce.  Je  confiai  ma  peine  au  reis- 
effendi,  et  aussitôt  le  grand  seigneur  ordonna  qu'on  me  délivrât 
les  fonds  dont  j'avais  besoin.  Deux  fois  il  m'a  rendu  le  même  ser- 
vice. » 

Le  4  octobre,  Deforgues  sollicita  une  décision  sur  les  aflaires 
de  son  département  «  dont  la  marche  se  trouve  arrêtée  depuis 
quelque  temps.  »  Le  comité  eut  alors  une  velléité  d'action  diplo- 
matique. Il  songea  à  organiser  les  émissaires  secrets  dont  l'arrêté 
du  16  septembre  avait  décidé  l'expédition.  L'objet  de  ces  émis- 
saires devait  être  de  renseigner  le  comité  sur  les  dissensions  dos 
coalisés  et  de  préparer  à  la  république  les  moyens  d'en  profiter. 
Deforgues  en  écrivit,  le  25  octobre,  à  Barthélémy,  qui,  dans  son 
ambassade  de  Suisse,  était  le  véritable  ministre  du  dehors  de  la 
république  :  «  Si,  disait-il,  on  faisait  entrevoir  à  telle  puissance  la 
possibilité  de  la  dédommager  de  ses  pertes,  à  telle  autre  celle  de 
s'agrandir  aux  dépens  de  l'un  de  ses  alliés,  il  est  vraisemblable 
qu'on  parviendrait  bientôt  à  les  désunir.  »  Cette  dépêche  montre 
qu'il  y  avait  encore  des  gens  prêts  à  sacrifier  les  principes  aux 
intérêts,  à  s'approprier  l'ancienne  intrigue  diplomatique  et  à  faire 
marché  de  peuples  et  de  territoires  pour  transiger  avec  les  rois. 
Ces  transactions  étaient  dans  les  nécessités  de  la  politique,  mais 
elles  n'étaient  point  dans  le  Contrat  social,  et  si  on  les  accorde 
aisément  avec  les  desseins  de  Danton,  on  ne  saurait  les  accom- 
moder aux  dogmes  de  Robespierre.  Toujours  est-il  qu'il  n'y  fut 
point  donné  de  suite.  Barthélémy  répondit  qu'il  n'avait  reçu 
aucune  insinuation  pacifique,  qu'il  n'entretenait  «  aucune  corres- 
pondance »  avec  les  pays  ennemis,  que  toute  correspondance 
même  lui  semblait,  pour  le  moment,  impraticable,  à  cause  de 
«  l'inquisition  »  que  les  gouvernemens  exerçaient  «  sur  tous  les 
mouvemens  des  patriotes,  des  étrangers,  des  voyageurs  et  parti- 
culièrement sur  les  communications  épistolaires.  » 


LA    POLITIQUE    DE    ROBESPIERRE.  889 

Sous  l'empire  des  mêmes  pensées  qui  avaient  lait  éciire  à  Bar- 
thélémy, le  comité  arrêta,  le  11  octobre,  qu'un  crédit  de  h  mil- 
lions serait  ouvert  à  Descorclies  u  pour  aplanir  les  difficultés  »  à 
Constantinople  et  persuader  les  Turcs  de  déclarer  la  guerre  à  l'Au- 
ti-iche.  Descorches  fut  avisé,  les  23  et  25  octobre,  que  si  ces  quatre 
millions  ne  suffisaient  pas,  il  pouvait  s'engager  à  de  plus  grands 
sacrifices.  Cette  dépèche  partit  trop  tard.  Le  Divan  avait  appris 
la  chute  de  Toulon,  et  l'ambassadeur  russe,  Koutousof,  qui  fit 
son  entrée  à  Constantinople  vers  la  fin  de  septembre,  parvint 
vite,  par  ses  présens  et  par  ses  menaces,  à  <(  faire  évaporer  les 
fumées  qui  étaient  montées  à  la  tète  des  Turcs.  »  Les  4  millions, 
d'ailleurs,  n'arrivèrent  pas  :  d  Au  point  où  en  sont  les  esprits, 
écrivait  Descorches,  le  6  janvier  179/i,  la  solution  du  problème  est. 
je  crois,  dans  les  événemens.  Que  Toulon  soit  repris,  comme  nous 
nous  en  flattons  dès  à  présent,  qu'une  flotte  de  la  république  nous 
rouvre  la  Méditerranée,  et  nous  ferons  ici  ce  que  nous  voudrons.  » 
Les  démarches  de  Descorches  ne  furent  cependant  pas  perdues. 
Elles  fournirent  à  la  grande  Catherine  un  prétexte  pour  refuser 
d'envoyer  des  Russes  sur  le  Rhin  :  a  Je  ne  puis,  écrivait-elle  en 
janvier  179i,  car  j'ai  à  attendre  à  tout  moment  d'avoir  affaire  aux 
Turcs,  Descorches  prêche  la  guerre  avec  les  deux  cours  impériales 
à  la  fois.  Or  de  ce  salmigondis,  il  résulte  que  je  dois  être  sur  mes 
gardes  et  ne  saurais  faire  marcher  mes  troupes  dans  des  pays 
lointains  en  grand  nombre.  » 

Cette  annonce  de  II  millions  à  Descorches  épuisa  toutes  les  res- 
sources diplomatiques  du  comité  de  Robespierre.  Le  comité  de  Dan- 
ton avait  approuvé,  le  16  mai,  un  projet  de  traité  de  neutralité 
armée  et  d'alliance  éventuelle  avec  la  Suède,  Ce  traité  promettait 
aux  Suédois,  en  cas  de  guerre  commune,  un  subside  de  18  mil- 
lions tournois  par  an,  Staël  avait  envoyé  le  traité  à  Stockholm,  puis 
il  était  parti  lui-même  pour  la  Suisse  après  la  révolution  du  2  juin, 
11  réclama  la  ratification  de  son  traité  et  ne  parvint  pas  à  l'obtenir. 
La  republique  était  trop  à  court  d'argent  pour  payer  des  subsides. 
Le  comité  se  contenta  de  recommander  aux  Suédois  et  aux  Danois 
la  détense  de  leur  propre  neutralité,  c'est-à-dire  de  leur  indépen- 
dance et  de  leurs  intérêts.  Il  régla,  avec  ces  deux  nations,  les  rap- 
ports, bien  réduits,  du  commerce  français,  Grouvelle  résidait  offi- 
cieusement à  Copenhague  et  trouvait  dans  le  ministre  Bernstorff 
un  homme  disposé  à  procurer,  le  moment  venu,  la  paix  générale. 
Mais  il  ne  savait  que  répondre  aux  insinuations  qu'il  recevait, 
n'ayant,  disait-il,  sur  les  plans  de  la  république  que  «  des  pré- 
somptions très  bornées.  »  Il  demanda  qu'on  féclairàt.  Deforgues 
lui  écrivit,  le  23  novembre,  qu'en  attendant  «  qu'un  plan  général 
fût  définitivement  adopté,  »  il  s'en  référait  à  ses  lettres  antérieures. 


890  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Les  patriotes  polonais  s'agitaient  et  conspiraient  une  prise  d'armes 
contre  la  Russie.  Ils  avaient  des  émissaires  à  Paris;  un  agent  répu- 
blicain, intelligent  et  informé,  Pai-andier,  les  observait  et  correspon- 
dait avec  eux.  Ils  sollicitaient  un  subside  de  12  millions.  Parandier 
appuyait  leur  demande:  a  Une  révolution  en  Pologne,  disait-il,  se- 
conderait la  politique  française,»  retiendrait  les  Russes  dans  le  Nord, 
y  attirerait  les  Prussiens,  inquiéterait  les  Autrichiens.  Une  Pologne 
indépendante  entrait  dans  le  système  de  la  France,  qui  devait  être  de 
s'environner, au-delà  du  Rhin,  ((  d'une  ceintui'ede  républiques  fédé- 
ratives.  »  Rien  ne  fit  :  «  Les  affaires  de  Pologne,  considérées  isolé- 
ment, paraissaient  alors  si  désespérées,  écrit  un  témoin  ;  la  position 
des  réfugiés  polonais,  quoiqu'avec  une  meilleure  cause,  paraissait 
si  semblable  à  celle  de  nos  émigrés,  et  nos  moyens  d'influence 
directs  étaient  si  précaires  et  si  faibles,  que  le  ministre  ne  crut 
pas,  pour  le  moment,  devoir  flatter  des  espérances  qu'il  eût  été 
peut-être  impossible  de  réaliser.  » 

Cacault,  toléré  à  Florence,  en  expédiait  une  correspondance  bien 
nourrie  ;  mais  peut-être,  disait-on  au  ministère,  vaudrait-il  mieux 
que  Florence  et  Gênes  fussent  ennemies,  «  car  c'est  par  là  qu'il  fau- 
dra pénétrer  tôt  ou  tard  pour  venger  les  injures  multiples  de  l'évêque 
de  Rome.  «  A  Venise,  Noël,  exclu  comme  étranger  de  la  société  des 
membres  du  sénat,  et  proscrit,  comme  Français,  de  celle  du  corps 
diplomatique,  n'avait  de  communication  avec  personne  et  se  voyait 
condamné  à  une  existence  «  obscure  et  humiliante.  »  Soulavie  ne 
faisait  à  Genève  que  des  sottises.  Genêt,  qui  en  fit  davantage  aux 
États-Unis,  fut  rappelé  le  16  octobre  :  «  Nos  rapports  avec  les 
puissances  étrangères,  écrivait  Deforgues,  sont  ceux  d'une  place 
assiégée.  » 

Tel  était  le  vide  des  affaires.  Robespierre ,  qui  en  avait,  après 
coup,  formulé  le  principe,  jugea  opportun  d'en  développer  la  théo- 
rie. Il  lui  importait  de  se  poser  en  homme  d'État.  Il  voulait  prouver 
à  la  France  que  le  génie  politique  de  la  révolution  n'était  pas  mort 
avec  Rrissot  et  ne  s'était  pas  efîiacé  avec  Danton.  11  prétendait  sur- 
prendre l'Europe  en  prouvant  que  l'homme  le  plus  inaccessible  à 
la  corruption  des  cours  était,  en  même  temps,  le  juge  le  plus  per- 
spicace de  leur  duplicité.  Il  fit  rassembler  des  notes  par  les  commis 
des  affaires  étrangères  et  rédigea  de  la  sorte  un  grand  discours, 
qu'il  lut  à  la  Convention,  le  27  brumaire-17  novembre  1793.  Il  loua 
les  petits  États  neutres,  la  petite  bourgeoisie  européenne.  Cette  tradi- 
tion de  la  politique  royale  s'accommodait  de  soi-même  à  son  tempéra- 
ment. Il  rassm'a  les  Suisses,  caressa  les  Américains,  dénonça  l'ambi- 
tion artificieuse  de  Catherine  et  montra  aux  puissances  secondaires 
le  danger  que  lem'  ferait  courir  la  chute  de  la  France.  Toute  cette 
partie, très  classique  d'ailleurs,  était  écrite  de  l'enci-e  des  bureaux  : 


I 


LA    POLITIQUE    DE    ROBESPIERRE.  891 

«  Supposons  la  France  anéantie  ou  (i«jnieaibi'ée,  le  monde  politique 
s'écroule.  Otez  cet  allié  puissant  et  nécessaire  qui  garantissait  l'indé- 
pendance des  médiocres  États  contre  les  grands  despotes,  l'Europe 
entière  est  asser\de  ;  les  petits  princes  germaniques,  les  villes  répu- 
tées libres  de  l'Allemagne  sont  engloutis  par  les  maisons  rivales  d'Au- 
triche et  de  Brandebourg,  le  Turc  est  repoussé  au-delà  du  Bosphore, 
Venise  perd  ses  richesses,  son  commerce  et  sa  considération ,..  Gênes 
est  eflacée...  »  Robespierre  soulignait  l'éloge  du  Turc,  «  l'utile  et 
fidèle  allié  de  la  France.  »  Le  maître,  en  effet,  avait  écrit  :  «  Ne  vous 
appuyez  avec  confiance  ni  sur  vos  alliés,  ni  sur  vos  voisins.  Vous  n'en 
avez  qu'un  seul  sur  lequel  vous  puissiez  compter,  c'est  le  Grand 
Seigneur  (1)...  »  La  conclusion  était  qu'il  fallait  consolider  le  gou- 
vernement républicain,  et,  le  18  novembre,  Robespierre  fit  décréter 
que,  «  terrible  envers  ses  ennemis,  généreuse  avec  ses  alliés,  juste 
envers  tous  les  peuples,  »  la  répubhque  exécuterait  fidèlement  et 
s'efforcerait  de  resserrer  encore  les  traités  qui  la  liaient  à  la  Suisse 
et  aux  Etats-Unis,  et  qu'elle  ferait  respecter  par  ses  citoyens  le  ter- 
ritoire des  nations  alliées  et  neutres.  Le  comité  se  conforma  à  ce  dé- 
cret dans  ses  relations  avec  la  Suisse  €t  avec  les  États-Unis.  Pour  le 
reste,  le  discours  de  Robespierre  n'était  qu'une  dissertation  morte. 
Rien  de  ce  qui  suivit  n'autorise  à  croire  que  Robespierre  ait  songé  à 
pactiser  avec  l'Europe,  à  traiter  de  la  paix  sur  le  pied  du  statu  quo 
mite,  à  cesser  de  faire  aux  États  une  guerre  de  prosélytisme  ;  qu'il 
ait  pensé  à  ériger  la  France  républicaine  en  tutrice  de  l'équilibre 
européen  ;  qu'il  ait  entendu  renoncer  aux  conquêtes  même  révolu- 
tionnaires, en  un  mot,  qu'il  se  soit  approprié  la  politique  que  Danton 
avait  fait  consacrer  pai-  le  décret  du  13  a\TiL  On  sait  peu  de  chose 
de  l'histoire  de  la  révolution  et  l'on  y  comprend  moins  encore  si 
l'on  s'en  tient  à  la  lettre  des  harangues  de  tribune,  des  affiches 
et  des  manifestes.  Il  faut  considérer  les  actes.  Ceux  du  gouver- 
nement de  l'an  ii  conduisaient  à  la  guerre  à  outrance  et  au  boule- 
versement de  toute  l'Europe.  Robespierre  avait  l'esprit  trop  court 
pour  apercevoir  que  le  plan  de  conquête  qu'il  attribuait  aux  mo- 
narchies, b  république  allait  l'accomplir  au  profit  de  la  France. 
Il  n'avait  de  la  logique  que  les  formules  ;  les  lignes  de  sa  pensée 
étaient  comme  celles  des  géomètres  qui  ne  sont  ni  larges  ni  pro- 
fondes et  qui  ne  paraissent  aller  si  loin  que  parce  qu'elles  ne  mè- 
nent à  rien.  Robespierre  songeait  si  pou  à  négocier  et  à  suspendre, 
sauf  en  Suisse  et  aux  États-Unis,  la  guerre  de  prosélytisme,  que, 
trois  semaines  après  cette  dissertation  de  chancellerie,  il  prononça, 
le  15  frimaire-5  décembre,  une  diatribe  contre  tous  les  monarques. 
Cet  ouvrage-là  était  bien  de  son  cru.  «  Les  rois  sont  le  chef-d'œuvre 

(1)  Rousseau,  Du  Gouvernement  de  la  Px)lognr,  ch.  xv. 


89*2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  la  corruption  humaine...  L'arrêt  de  mort  des  tyrans  dormait 
oublié  dans  les  cœurs  abattus  des  timides  mortels,  nous  l'avons  mis 
à  exéctition.  »  La  Convention  avait  voté  l'impression  et  la  traduction 
du  discours  du  17  novembre  qui  réprouvait  la  propagande  et  invitait 
l'Europe  à  la  paix;  elle  vota  l'impression  et  la  traduction  du  dis- 
cours du  5  décembre,  qui  ne  laissait  aux  rois,  sans  distinction  de 
grands  ou  de  petits,  que  le  choix  de  la  victoire  ou  de  la  guillotine. 
Les  considérations  de  Robespierre  sur  l'équilibre  européen  n'avaient 
pas  plus  de  valeur  pacifique  que  ses  homélies  humanitaii'es  n'en 
avaient  de  philanthropique. 

Deforgues  continua  de  dresser  des  plans  de  négociation  et  de 
soUiciter  des  ordi-es.  Ses  desseins,  comme  il  le  reconnaissait,  étaient 
empreints  du  machiavélisme  le  plus  pur;  mais,  disait-il,  il  convient 
de  parler  aux  «  monstres  qui  gouvernent  l'Europe...  un  langage 
qu'ils  puissent  entendre.  »  11  proposait  d'entamer  des  alTaires  avec 
tout  le  monde  à  la  fois  et  de  tromper  tout  le  monde,  à  l'exception  de 
la  Prusse  ;  encore  faudrait-il  battre  cette  puissance  pour  l'obliger  à 
traiter.  On  leurrerait  l'Autriche  en  lui  offrant  la  Bavière;  l'Angle- 
terre, en  lui  offrant  les  Antilles  ;  la  Sardaigne,  en  lui  offrant  le  Mila- 
nais. Le  projet  se  résumait  en  ces  propositions  :  Angleterre  et  Au- 
triche à  exterminer,  Bourbons  d'Espagne  à  renverser.  Hollande  à 
ruiner,  Prusse  à  vaincre,  Russie  à  observer;  Portugal,  Itahe,  Alle- 
magne, à  intimider  et  à  contenir;  Suède,  Danemark,  États-Unis, 
Gènes,  Venise,  Genève,  Suisse,  Porte  ottomane,  à  liguer  et  à  réunir, 
au  moins  dans  la  neutralité.  C'était  l'appropriation  aux  circonstances 
du  plan  que  les  bureaux  des  affaires  étrangères  ne  cessaient  de 
préconiser  depuis  le  commencement  de  la  révolution,  dont  Dumou- 
riez  avait  tâché  de  former  un  système  et  que  Danton  s'était  assi- 
milé. Deforgues  en  fit  un  exposé  le  2  décembre  1793;  il  le  renou- 
vela en  termes  plus  pressans,  le  24  janvier  1794,  mais  sans  plus 
de  succès. 

«  A  Dieu  ne  plaise,  écrivait  le  11  novembre  celui  des  membres 
du  comité  qui  passait  pour  le  plus  enclin  à  la  diplomatie,  Hérault, 
à  Dieu  ne  plaise  que  nous  pensions  à  entamer  aucune  négociation 
avec  des  despotes  stupides  et  féroces  qui  ne  doivent  recevoir  de 
nous  que  la  mort  pour  toute  transaction;  mais,  au  moins,  nous 
pouvons  désirer  d'être  mieux  instruits  que  nous  ne  l'avons  été  jus- 
qu'à présent.  »  (]arnot  le  réclamait  avec  insistance  pour  ses  opéra- 
tions militaires.  Le  comité  revint  aux  agens  secrets,  qtii  étaient  la 
seule  combinaison  praticable.  Barthélémy  fut  chargé  d'organiser  ce 
service  de  renseignemcns  et  d'en  rassembler  tous  les  fils.  11  y  réussit, 
non  sans  de  grands  efforts,  dans  l'iiiverde  1793-1794,  grâce  ati  zèle 
et  aux  connaissances  militaires  de  son  secrétaù'e.  Bâcher,  à  l'activité 
de  ses  correspondans  de  Suisse,  de  Rivalz,  en  particuUer.  II  y  eut 


LA    POLITI(^)UE    DE    ROBESPIERRE.  893 

trois  agens  en  Angleterre.  Un  ancien  diplomate,  d'un  esprit  ouvert, 
Gaillard,  écrivait  d'Altona.  Leurs  rapports,  joints  à  ceux  de  Grou- 
velle,  à  Copenhague,  et  de  Parandier,  à  Leipzig,  complétaient,  sur 
les  aiïaires  d'Allemagne  et  de  Pologne,  un  ensemble  d'informations 
qui  permit  bientôt  à  Garnot  de  suivre  et  même  de  pressentir  les 
grands  mouvemens  des  coalisés. 

Mais  ces  observateurs,  gens  circonspects  par  tempérament  et  par 
profession,  ne  répondaient  nullement  à  l'esprit  de  l'arrêté  de  sep- 
tembre. Ils  renseignaient,  ils  n'agissaient  pas.  Deforgues  eut  l'ordi'e 
d'élaborer  un  plan  plus  vaste,  plus  révolutionnaire,  plus  conforme 
enfin,  sinon  au  discours  du  17  novembre,  au  moins  à  l'ensemble 
de  la  politique  de  Robespierre.  «  Les  agens  au  dehors,  dit  un  mé- 
moire présenté  au  comité,  ne  doivent  pas  espérer  grand  fruit  do 
leur  mission,  du  moins  quant  à  présent  ;  en  ne  peut  compter  qu'ils 
nous  feront  des  amis.  Les  peuples  ont  le  manteau  du  despotisme 
sur  les  yeux,  et  les  événemens  actuels  ne  sont  pas  faits  pour  le 
faire  tomber.  Mais  s'ils  ne  nous  font  pas  de  bien,  il  faut  qu'ils  s'oc- 
cupent de  faire  du  mal  à  nos  ennemis.  »  Des  missions  qui  mêlaient 
l'espionnage,  le  prosélytisme,  l'embauchage,  la  sédition,  furent  con- 
fiées, en  conséquence,  à  une  troupe  d'émissaires,  triés  sur  le  volet, 
parmi  les  plus  déterminés  propagandistes  des  clubs.  Ils  étaient 
quarante-cinq  à  la  fin  de  décembre.  Leur  nombre  s'éleva  jusqu'à 
cent  vingt  dans  le  cours  de  l'hiver.  Leur  correspondance  est 
énorme,  mais  elle  est  consacrée  presque  exclusivement  à  la  surveil- 
lance intérieure  et  à  la  propagande  terroriste.  Un  très  petit  nombre 
de  ces  agens  parvint  à  passer  les  frontières.  Gelles  d'Espagne  leur  de- 
meurèrent infranchissables.  Plusieurs  se  répandirent  en  Allemagne: 
cinq  ou  six  seulement  ont  laissé  des  lettres.  Une  trentaine  parti- 
rent pour  des  destinations  inconnues  et  n'écrivirent  jamais.  Les 
dépenses  secrètes  d'octobre  1793  à  mai  179/i  ne  s'élèvent  d'ailleurs 
qu'à  500,000  livres  en  assignats,  et  cette  somme  fut  employée 
surtout  à  fomenter  des  agitations  en  France.  Au  fond,  rien  de  suivi, 
rien  de  conjerté,  rien  d'efficace  en  ces  velléités  de  révolution  cos- 
mopoUtc. 

III. 

Cependant  l'essentiel,  la  défense  nationale,  s'accomplissait,  entre 
les  mains  de  Garnot  et  de  ses  collaborateurs,  par  l'effort  naturel 
de  la  nation  française.  «  La  volonté  générale  est  toujours  droite  et 
tend  toujours  à  l'utilité  publique,  »  avait  écrit  Rousseau.  C'était 
l'axiome  fondamental  de  sa  cite  uiopique.  «  Voulez-vous,  ajoutait-il, 
que  la  volonté  générale  soit  accomplie,  faites  que  toutes  les  volontés 


894  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

particulières  s'y  rapportent,  et  œmmc  la  vertu  n'est  que  la  confor- 
mité de  la  volonté  particulière  à  la  générale ,  pour  dire  la  même 
chose  en  en  mot,  faites  régner  la  vertu  (1).  »  La  vertu,  c'est  moi! 
pensait  Roljespierre.  Il  en  concluait  que  la  volonté  générale  voulait 
son  règne.  Gomme  la  France  s'y  montrait  rebelle,  il  tuait  pour  que 
la  peur  contraignît  les  Français  à  vouloir  la  vertu.  Or  il  y  avait  bien 
réellement  dans  le  pays,  cette  année-là,  une  volonté  générale  des  j  1 

Français,  la  plus  déclarée,  la  plus  constante,  la  plus  salutaire  qu'eût  "' 

jamais  manifestée  mie  nation,  et  elle  n'errait  point.  Mais  elle  n'était 
point  que  les  terroristes  régnassent  en  écorchant  et  en  déformant 
la  France.  Elle  était  que  la  France  fût  indépendante,  que  les  enne- 
mis fussent  chassés  hors  des  frontières,  que  les  émigrés  ne  ren- 
iassent point  avec  l'ancien  régime,  que  les  droits  de  rhomme  préva- 
lussent, que  la  république  triomphât,  que  la  révolution  fût  garantie. 
Tout  cela  ne  se  pouvait  obtenir  que  par  la  guerre  ;  c'est  pourquoi 
il  suffit  d'appeler  à  la  direction  de  la  guerre  un  agent  intelligent  et 
probe  de  l'État  pour  que  la  nation  s'ordonnât  en  armées  disciplinées 
et  vaillantes.  La  Terreur  opérait  simultanément  avec  la  défense; 
mais  elle  opérait  un  autre  ouvrage. 

Au  mois  de  janvier  ll'èh,  le  territoire  de  la  France  était  délivré^ 
l'armée  vendéenne  écrasée,  les  séditions  royalistes  étouflees,  les 
insurrections  fédéralistes  anéanties,  Louis  XVI  et  Marie-Antoinette 
n'existaient  plus,  les  frères  de  Louis  XVI  étaient  reniés  ou  aban- 
donnés de  l'Europe,  les  émigrés  dispersés  ou  enrégimentés  en 
mercenaires,  la  France  les  exécrait,  l'Europe  les  délaissait.  La  na- 
tion française  entière  était  en  armes  ;  les  troupes  s'exerçaient  rapi- 
dement sous  des  chefs  consacrés  par  la  victoire.  Hoche,  Jourdan, 
Pichegru,  Marceau,  Klébea*.  Bonaparte  venaient  de  surgir.  Le  temps 
des  épreuves  était  passé,  rapporte  Soult  :  les  armées  étaient  mûres 
pour  l'oflensive,  et  elles  s'y  disposaient.  La  coalition,  un  instant 
formidable,  vacillait  de  nouveau  et  se  lézardait.  L'Espagne  insi- 
nuait la  paix  en  Danemark,  la  Prusse  et  la  Hollande  l'insinuaient  en 
Suisse,  les  petits  états  d'Allemagne  l'insinuaient  partout.  —  Le  roi 
de  Prusse  est  las  de  la  guerre,  répétait  Bernstorlï  à  Grouvelle  :  si 
on  lui  avait  promis  de  ne  point  passer  lePihin,  il  se  serait  retiré; 
il  borne  son  rôle  à  défendre  l'empire.  Bernstorfï  offrait  d'appuyer 
toutes  les  démarches  qui  seraient  faites  en  vue  de  la  paix.  11  ne  le 
proposait,  disait-il,  qu'à  bon  escient,  et  après  s'être  assuré  que  la 
pensée  de  la  paix  générale  a  était  devenue,  non  une  shnple  hypo- 
thèse, mais  une  mesure  susceptible  de  quelque  effet,  du  moment 
qu'elle  ne  paraîtrait  pas  devoir  être  repoussée  par  la  France.  » 

(1)  Contrat  social,  liv.  ii.  rh.  m.  —  Discours  sur  l'économie  politique. 


LA    POLITIQUE    DE    ROBESPIERRE.  895 

Les  cours  voyaient  le  pouvoir  se  concentrer  en  France.  Jugeant 
ce  gouvernement  à  la  portée  de  ses  coups,  elles  le  jugeaient  très 
puissant.  Les  causes  profondes  de  la  défense  nationale  de  la  France 
leur  échappaient  ;  elles  ne  savaient  rien  comprendre  c{ue  par  l'ac- 
tion de  Tinti-igue  ou  par  celle  du  génie  ;  il  leur  lallait  un  protago- 
niste. Elles  attendaient  depuis  près  de  deux  ans  le  dictateur  qui, 
selon  tous  les  précédens,  devait  mettre  fin  à  la  révolution  en  usur- 
pant la  république.  Dès  qu'elles  vii'ent  Robespierre  sortir  de  la 
foule  des  démagogues,  elles  l'isolèrent  aussitôt,  rabaissèrent  tout 
autom*  de  lui  et  le  grandii-ent  démesurément,  empressées  de  l'aire 
rentrer  cette  révolution  inexplicable  dans  les  explications  coutu- 
mières  de  l'iiistoii'e,  et  comme  soulagées  d'apercevoir  un  homme. 
Les  assimilations  historiques,  depuis  les  révolutions  de  Romejus- 
-qu'à  celle  d'Angleterre,  la  plus  récente  et  la  mieux  connue,  entre- 
tenaient ce  travail  de  fantasmagorie.  Tout  le  monde  en  Europe  avait 
lu  Y  Essai  sur  les  mœurs.  Princes,  diplomates,  généraux,  ministres 
avaient,  en  apprenant  le  français,  récité  ou  bégayé  au  moins  l'orai- 
son funèbre  de  la  reine  d'Angleterre.  Ils  étaient  prévenus,  et  c'est 
le  fantôme  de  Cromwell  devant  les  yeux,  qu'ils  considéraient 
l'image  vague  et  incertaine  de  Robespierre  que  leur  présentaient 
leurs  gazettes.  Tout  leur  semblait  ti-ahir  en  lui  «  le  fanatique  et  le 
fourbe  »  de  Voltaire,  «  l'hypocrite  raffiné  »  de  Bossuet  ;  ils  y  ajou- 
tèrent la  profondeur  y  l'audace ,  la  politique.  Dans  ses  discours, 
même  les  plus  creux,  et  jusque  dans  ses  injures  aux  rois,  ils  dé- 
couvru-ent  cet  «  appât  de  la  liberté  »  qui  sert  à  prendre  les  multi- 
tudes, ces  «  mille  personnages  divers,  »  ce  docteur  et  ce  prophète, 
qui  servent  à  les  condmi'e  ;  ils  attribuèrent  de  la  subtilité  à  ses  actes 
les  plus  atroces  et  ils  y  reconnurent  les  moyens,  encore  mystérieux, 
do  quelque  grande  entreprise  que  la  fin  justifierait.  C'était  leur  mo- 
rale, elle  ne  les  oiïusquait  pomt  chez  autrui,  même  sous  cette  figure. 
«  Toutes  les  nations,  avait  dit  Voltaire,  courtisèrent  à  l'envi  le  pro- 
tecteur. ))  Les  cours  attendaient  seulement,  pour  courtiser  Robes- 
pierre, qu'il  daignât  se  révéler. 

Si  la  Terreur  n'était  qu'un  moyen  de  salut  public,  il  fallait  cpi'elle 
cessât  alors.  Miiis  la  Terreur  n'avait  pas  d'autre  motif  que  d'établir 
et  de  soutenir  la  suprématie  des  terroristes  ;  elle  devint  plus  féroce 
à  mesure  qu'elle  parut  plus  inutile.  Tous  les  ennemis  delà  répu- 
blique étaient  biisés  ;  il  restait  encore  des  factions  dans  la  répu- 
bUque  ;  c'est  contre  ces  facdons  que  se  tourna  Robespierre,  croyant 
n'avoir  plus  qu'elles  à  redouter.  11  y  avait  les  hébertistes,  liiérophantes 
cyniques  du  culte  crapuleux  de  la  nature,  qui  prétendaient  pousser 
jusqu'à  son  terme  la  souveraineté  du  ?noi  :  ils  étaient  la  logique 
vivante  de  la  Commune,  et  ils  se  proposaient  d'accomplir  la  révo- 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lution  Cl)  la  débauchant  dans  une  grande  orgie.  11  y  avait  les  dé- 
mocrates autoritaires,  les  politiques  et  les  pitoyables,  ceux  qui, 
avec  Danton,  jugeaient  que  l'on  avait  assez  versé  de  sang,  que 
l'œuATe  de  terreur  était  achevée,  que  le  temps  était  venu  d'arrêter 
la  révolution  et  d'organiser  la  république.  Le  puritain  propret,  en 
Robespierre,  abhorrait  Hébert,  Chaumette  et  les  mystères  de  leur 
Raison  lascive  ;  le  rhéteur,  rampant  sur  les  mots  vides ,  détestait 
et  redoutait  la  sève,  la  force  d'action,  l'invention  pratique,  l'esprit 
d'État ,  l'extraordinaire  puissance  d'assimilation  que  manifestait 
Danton.  Hébertistes  et  dantonistes  le  menaçaient  ;  il  résolut  de  les 
perdre  les  uns  par  les  autres. 

Ce  dessein  voulait  que  la  guerre  continuât,  car  la  guerre  seule, 
avec  ses  périls,  ses  crises,  son  accompagnement  sourd  de  complots, 
pouvait  légitimer  le  gouvernement  révolutionnaire.  C'est  pour- 
quoi, le  22  janvier  179i,  Barère,  annonçant  la  libération  complète 
de  la  frontière  de  l'est,  ajouta  :  «  Dans  les  guerres  ordinaires, 
après  de  pareils  succès,  on  eût  obtenu  la  paix.  Les  guerres  des  rois 
n'étaient  que  des  tournois  ensanglantés.  Mais  dans  la  guerre  de  la 
liberté,  il  n'est  qu'un  moyen,  c'est  d'exterminer  les  despotes... 
Qui  donc  ose  parler  de  paix?  Les  aristocrates,  les  modérantins, 
les  riches,  les  conspirateurs,  les  prétendus  patriotes...  Il  faut  la 
paix  aux  monarchies,  il  faut  l'énergie  guerrière  aux  républiques.  » 
Le  13  mars.  Saint- Just  dénonça  à  la  vengeance  du  peuple  deux 
factions,  soudoyées  par  l'étranger,  qui  convoitaient  la  république, 
l'une  pour  la  bouleverser,  l'autre  pour  la  corrompre.  La  Conven- 
tion déclara  tous  les  factieux  traîtres  à  la  patrie.  Le  24  mars,  Hé- 
bert et  ses  séides  furent  exécutés;  le  5  avril,  Danton  et  ses  amis 
les  suivirent  sur  l'échafaud. 

Durant  ces  opérations,  la  politique  chômait.  Deforgues  minutait 
des  dépêches  que  le  comité  ne  lisait  point.  11  obtint,  à  grand'peine, 
vers  la  fin  de  janvier,  l'autorisation  de  répondre  aux  demandes 
réitérées  d'instructions  que  lui  adressait  Grouvelle,  au  sujet  des 
ouvertures  secrètes  du  ministre  espagnol  à  Copenhague.  La  ré- 
ponse, qui  est  du  1"  février  l79/i,  fut  que  les  insinuations  de 
l'Espagne  ne  semblaient  pas  sérieuses  et  que  le  temps  des  négo- 
ciations n'était  pas  arrive.  Staël  vint  à  Copenhague,  il  y  conclut 
avec  le  Danemark  un  traité  de  neutralité  armée.  C'était  le  premier 
chapitre  d'une  ligue  des  neutres.  Un  des  secrétaires  de  Staël  ap- 
porta le  traité  à  Paris,  annonça  que  la  Suède  armait  S  vaisseaux  et 
'i  frégates,  et  rappela  que  la  république  avait  promis  des  subsides. 
On  ne  l'écouta  point.  A  Constantinople,  Descorches  attendait  tou- 
jours ses  quatre  millions,  et  ne  recevait  pas  même  de  dépêches.  Cet 
envoyé,  dit  un  mémoire  de  1795,  «  était  à  peu  près  oublié  et  aban- 


LA    l'OLlTlOUl'    DE    ROBKSl'IKRRE.  897 

donné  par  le  gouyernemenl.  Les  intrigues  de  nos  ennemis  le  ser- 
raient de  toutes  parts  ;  il  était  dénué  absolument  de  moyens  pécu- 
niaires. »  Pendant  les  mois  de  mars,  avril,  mai,  l'agent  des  patriotes 
polonais  à  Paris,  Barss,  multiplia  ses  démarches,  et  remit  notes  sur 
notes,  soutenu,  de  loin,  par  les  rapports  de  Parandier,  et  de  près  par 
Reinhard  qui,  rentré  dans  les  bureaux,  y  suivait  la  correspondance 
de  Pologne.  Les  Polonais  avaient  d'abord  demandé  12  millions.  Le 
28  avril,  Reinhard  écrivit  au  comité  quune  somme  de  500,000  livres 
leur  serait  infiniment  secourable.  Le  comité  en  délibéra  et  voici  sa 
réponse  :  «  Point  de  fonds  à  envoyer.  Des  républicains  armés  dis- 
posent de  toutes  les  richesses  du  pays.  On  peut  entendre  l'agent 
polonais,  mais  on  n'a  rien  à  traiter  avec  lui...  on  peut  écouter 
sans  rien  promettre...  » 

Dans  ces  conditions,  un  ministre  des  affaires  étrangères  devenait 
superflu.  Le  l^' avril,  le  comité  fit  décréter  qu'il  n'y  en  aurait  plus  ; 
le  2,  il  fit  arrêter  Deforgues,  suspect  de  dantonisme;  le  9,  il  insti- 
tua un  commissaire  des  relations  extérieures,  simple  expédition- 
naire. Robespierre  présenta,  pour  cet  emploi,  un  petit  avocat 
de  Lons-le-Saunier,  Buchot,  ignorant,  stupide  et  de  manières 
ignobles.  La  diplomatie  était  nulle,  cet  homme  de  rien  se  trou- 
vait à  sa  place.  Cependant  la  révolution  polonaise  allait  éclater. 
Tous  les  nœuds  de  la  guerre  et  de  la  politique  se  formaient  en  Po- 
logne. Reinhard  revint  à  la  charge.  11  fit  décider,  à  la  fin  de  mai. 
que  trois  agens  secrets  seraient  envoyés  en  Pologne  pour  s'assu- 
rer des  sentimens  de  Kosciuszko.  Avant  de  soutenu*  cet  allié,  le  plus 
utile  de  tous  et  le  plus  désintéressé,  le  comité  voulait  savoir  s'il 
était  pur  et  s'il  pensait  correctement  sur  le  contrat  social.  Reinhard 
insinua  que,  quelles  que  fussent  leurs  opinions,  les  Polonais  «  se  bat  - 
talent  de  bonne  foi  contre  leurs  ennemis  qui  étaient  aussi  les 
nôtres.  »  Il  proposa  de  leur  envoyer  300,000  livres,  et  de  leur 
servir  un  subside  de  l/iO,000  livres  pendant  quatre  mois  :  «  On 
nous  fait  déjà,  disait-il,  l'honneur  de  nous  accuser  "avoir  prodigué 
des  minions  pour  faire  naître  cette  révolution.  En  sacrifiant  un 
seul  million,  peut-être,  nous  la  sauverions.  »  Les  émissaires  ne 
partirent  point,  et  l'affaire  resta  en  suspens  jusqu'au  13  juillet.  Ce 
jour-là,  Barss  eut  enfin  une  audience  du  comité,  mais  il  n'en  rap- 
porta pas  même  des  encouragemens.  «  La  France,  lui  répondit-on, 
ne  fera  pas  sortir  la  moindre  parcelle  d'or,  elle  ne  risquera  pas  la 
vie  d'un  seul  homme  pour  consolider  la  révolution  de  Pologne,  si 
elle  tend  à  un  gouvernement  aristocratique  ou  royal,  ou  à  un 
changement  de  la  dynastie  régnante,  ou  à  celui  d'une  mauvaise 
forme  de  gouvernement  en  une  autre  forme  plus  mauvaise  encore.  »> 

Quant  à  la  grande  expédition  des  agens  secrets,  il  n'en  subsis- 
TOME  xav.  —  1889.  57 


898  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tait  plus,  dans  l'été  de  i79!i,  que  viaigt  et  un  émissaires,  la  plu- 
part dans  le  dénùment  et  dans  l'inaction.  Leurs  traitemens  étaient 
portés  en  compte  pour  123,000  livres  ;  mais  les  agens  ne  touchaient 
que  des  acomptes,  à  force  de  doléances  ;  presque  tous  se  plai- 
gnaient d'être  aux  abois.  Les  quatre  principaux,  Rivalz  à  Bàle, 
Probst  à  Nuremberg,  Schweitzer  dans  les  Grisons,  Venet  à  Lau- 
sanne correspondaient  avec  Barlhélemy.  Leurs  renseignemens 
étaient  aussitôt  résumés  et  appropriés  pour  les  opérations  mili- 
taires. En  politique,  faute  d'instructions  et  faute  de  relations, 
ils  ne  faisaient  rien.  Il  y  avait  à  Londres  un  agent,  Duckelt,  qui 
publia  des  lettres  de  Juni'us  recUwhm  à  la  fm  de  1794.  Il  au- 
rait pu  servir  utilement.  Mais,  dit  une  note  de  l'an  iv  :  ((  Le  gou- 
vernement d'alors  ne  stimula  en  aucune  manière  le  zèle,  le  courage 
et  le  dévoûment  de  D...  Il  fut,  comme  tant  d'autres  agens,  aban- 
donné à  lui-même,  sans  direction.  »  En  dehors  de  ces  cinq  corres- 
pondans,  sur  les  seize  autres,  cinq  n'écrivaient  plus,  le  plus  intel- 
ligent, le  Grec  Stamaty,.  se  déclarait  réduit  à  rimpuissance,  trois 
avaient  disparu,  un  fut  rappelé,  deiut  s'occupaient  d'histoire  na- 
turelle, deux,  Chépy  et  Dalgas,  faisaient  de  la  police  à  l'intérieur  ou 
aux  armées.  «  Ces  divers  agens,  dit  un  rapport  de  l'automne  de 
179A  sur  l'ensemble  des  missions  secrètes,  sont  partis  sans  une 
instruction.  Le  comité  ne  fait  jamais  aucune  réponse  à  leurs  let- 
tres... ))  «  Les  cartons  du  comité  de  salut  public,  section  politique, 
étaient  remplis  de  pièces  et  de  rapports  auxquels  on  ne  songeait 
même  pas  à  répondre.  »  «  Nos  tyrans,  dit  un  autre  rapport,  étaient 
bien  plus  occupés  des  moyens  d'appesantir  sur  nous  leur  joug 
de  fer  que  d'opérer  au  Nord  et  au  Midi  une  diversion  qui  eût  pu 
nous  être  avantageuse.  » 

Il  convient  de  taire  une  exception  qui  est  significative.  Le  comité 
de  Robespierre  ne  paraît  s'être  attaché  qu'à  une  de  ces  diversions  : 
elle  consistait  à  conquérir  l'Italie  et  à  mettre  en  coupe  réglée  les 
richesses  de  ce  pays.  Ce  projet,  qui  s'est  accompli  en  1796,  a  été 
souvent  signalé  comme  une  déviation  du  pur  génie  de  la  révolu- 
tion, due  à  l'influence,  toute  corse,  de  Bonaparte.  Il  est  contempo- 
rain de  la  guerre  même  de  la  révolution  et  il  est  sorti,  tout  mûr, 
des  cartons  des  affaires  étrangères.  Bonaparte  le  reprit  à  son 
compte  ;  il  en  immortalisa  le  dessein  par  ses  proclamations,  et 
l'exécution  par  ses  victoires.  Kellermann,  Cacault,  Tilly  l'avaient 
mainte  fois  suggéré.  Gaillard  écrivciit,  le  1^'  avril  1794  :  «  L'ItaUe 
ne  peut  procurer  de  grands  avantages,  hic  et  mine,  qu'à  une  ar- 
mée conquérante.  Elle  est  abondante  et  riche  en  moyens  bruts, 
dont  le  conquérant  tirerait  dès  l'instant  bon  parti.  Que  nos  armées 
entrent  vite,  si  elles  doivent  passer  les  Alpes.  Il  s'agit  d'une  belle 
contrée  au  premier  occupant.  Les  peuples  voient  que  la  coalition 


II 


LA    POLITIQUE    DE    ROBESPIEKRE.  899 

ne  tend  qu'à  les  vexer,  à  les  opprimer  indignement.  11  faut  rompre 
ses  mesures.  L'on  nous  en  saura  obligation.  »  Le  comité  étudia  ces 
projets,  Robespierre  s'y  intéressa.  Les  opérations  devaient  com- 
mencer par  Gènes.  «  Ce  gouvernement,  écrivait  Robespierre  le 
16  juin,  ne  peut  nous  être  favorable  que  par  la  crainte.  Il  faut 
donc,  loin  de  chercher  à  le  flatter  ou  à  le  gagner,  exiger  de  lui  des 
marques  éclatantes  d'estime  pour  la  répubhque  et  pour  ses  ar- 
mées. »  €e  fut  l'objet  d'une  mission  spéciale  que  Robespierre  le 
jeune  et  le  représentant  Ricord  confièrent  à  Bonaparte.  11  la  rem- 
pht  du  15  au  21  juillet.  Le  bruit  de  ces  projets  se  répandit  en  Ita- 
lie. Les  agens  h-ançais  le  semèrent  eux-mêmes,  insinuant  qu'ils 
répandaient  l'or  à  profusion  afin  de  disposer  les  esprits  à  la  con- 
quête. Venise  trembla  et  envoya  un  émissaire  à  Paris  pour  scruter 
les  intentions  du  comité.  Cet  agent,  un  Suisse,  nommé  Guissen- 
dorfer,  fut  reçu,  au  comité,  par  Robespierre  et  par  Couthon  :  «  Ils 
considèrent,  rapporte-t-il,  l'Italie  comme  un  objet  de  premier  in- 
térêt; ils  se  flattent  d'y  trouver  des  moyens  de  subsistance  par 
l'agriculture,  des  richesses  par  la  spoliation  de  l'aristocratie,  et  ils 
comptent  que  cette  diversion  obligera  les  puissances  à  diminuer 
leurs  troupes  dans  les  Flandi'es  et  sur  le  Rhin...  Venise  ne  sera 
pas  attaquée  directement,  mais  leur  projet  pai'aît  être  d'y  susciter 
des  troubles  qui  leur  fourniront  un  prétexte  pour  y  intervenir...  « 
C'est  déjà  la  politique  de  17ir*7,  et  en  même  temps  qu'elle  s'esquisse, 
paraît  l'homme  qui  doit  l'accomplir.  Mais  ce  n'est  qu'un  intermède 
dans  l'histoire  du  comité  de  l'an  ii.  Robespierre  avait  des  soucis 
plus  instans  oii  il  s'absorba. 

IV. 

Hébert  est  mort  ;  Danton  est  mort  ;  la  commune  est  acquise  ;  la 
Conventiori  est  subjuguée  ;  Robespierre  a  coupé  toutes  les  têtes 
qui  dépassaient  son  niveau;  il  a  tout  dévasté,  consterné,  écrasé 
autour  de  la  «  sainte  montagne.  »  Cependant  il  ne  se  sent  ni  plus 
sûr  de  lui-même  ni  plus  en  sûreté  dans  sa  place.  Il  n'a  plus  à 
ses  côtés  que  ses  séides  :  il  commence  à  les  craindre.  C'est  qu'il 
voit  poindre  parmi  eux  ces  rivalités  et  ces  dissidences  qu'il  a  pré- 
tendu proscrire  partout  et  à  jamais.  Ce  ne  sont  plus,  à  la  vérité, 
les  factions  des  girondins  ou  des  dantonistes;  ce  sont  des  factions 
plus  élémentaires,  plus  ù-réductibles  aussi,  toutes  de  personnes, 
d'intérêts,  de  jalousie,  où  les  idées  n'entrent  pour  rien,  même 
après  coup  et  dans  les  discours.  Robespierre  voudrait  un  cortège 
d'élus,  il  n"a  qu'une  escorte  de  complices.  Il  soupçonne,  il  discerne 
en  eux  les  fermens  des  «  vices  »  et  de  la  «  perfidie  »  de  ses  en- 
nemis vaincus.  Il  constate  avec  effroi  que  la  brigue,  la  corruption, 


900  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'athéisme  n'ont  point  disparu  du  monde  avec  Brissot,  avec  Dan- 
ton, avec  Chaumette.  Tallien  semble  même  plus  exécrable  qu'Hé- 
rault :  il  est  plus  grossier  et  plus  résolu.  L'intrigue  et  l'incrédulité 
cynique  de  Fouché  sont  un  danger  de  toutes  les  heures.  Si  Carrier 
poussait  la  perversité  jusqu'à  tourner  contre  la  Montagne  son  gé- 
nie de  destruction?  La  bassesse  même  de  Barère  ne  semble  point 
une  garantie,  étant  scélérate  et  fourbe,  de  sa  nature.  Les  fantômes 
qui  obsèdent  Fimagination  de  Robespierre  se  multiplient  autoui*  de 
lui.  Plus  il  grandit  au  milieu  des  hommes,  plus  il  se  sent  envi- 
ronné de  persécutions  et  investi  de  complots.  11  ne  peut  être  ras- 
suré que  s'il  est  seul,  et  l'isolement  le  remplit  d'horreur.  Il  se  juge 
poussé  fatalement  à  la  dictature,  et  il  craint  d'y  parvenir.  11  ne 
s'est  élevé  qu'en  s'hurailiant  devant  la  foule,  en  promettant  l'âge 
d'or,  en  dénonçant  les  scélérats  qui  en  empêchent  le  règne.  S'il 
s'avance  sur  le  sommet,  il  se  découvrira  et  se  livrera  lui-même  à 
l'envie  et  au  soupçon.  11  continuera  donc  à  tout  niveler,  exaltant  les 
petits,  avilissant  les  orgueilleux.  Il  cherchera  son  refuge  inacces- 
sible aux  attaques,  non  dans  la  majesté  d'un  pouvoir  imité  de  celui 
des  rois,  mais  dans  l'humilité  cauteleuse  du  moine  qui,  du  fond 
de  sa  cellule,  blotti  sous  son  froc,  commande  dans  les  génuflexions 
et,  d'un  mot  prononcé  tout  bas,  se  fait  obéir  jusqu'aux  extré- 
mités de  la  terre.  Une  puissance  si  formidable  que  tous  s'y  plient, 
une  personne  si  petite  qu'aucun  ne  la  jalouse  :  voihà  son  objet. 
La  foi  seule  obtient  cette  obéissance,  la  religion  seule  donne  ce 
prestige.  Robespierre  incline  ainsi  à  la  réforme  religieuse  par  les 
mêmes  combinaisons  de  peur,  de  calcul  et  d'utopie  qui  l'avaient 
conduit  à  la  Terreur. 

Il  commença  par  réduire  l'orgueil  des  militaires,  qui  grandissait 
avec  leurs  victoires.  Hoche  s'était  permis  quelque  liberté  de  lan- 
gage et  d'allure  :  il  fut  arrêté  le  12  avril.  La  politique,  dit  Billaud- 
Varennes  quelques  jours  après,  sera  fondée  sur  la  justice.  «  La 
justii'e  est  dans  le  supplice  de  Manlius,  qui  invoque  en  vain  trente 
victoires  eflacées  par  ses  trahisons.  Quand  on  a  douze  armées  sous 
la  tente,  ce  n'est  pas  seulement  la  défection  qu'on  doit  craindre  et 
prévenir;  l'influence  militaire  et  l'ambition  d'un  chef  entreprenant, 
qui  sort  tout  à  coup  de  la  ligne,  sont  également  à  redouter.  »  Cet 
avertissement  donné  aux  armées,  Robespierre  s'occupa  d'intéresser 
les  prolétaires  à  la  cité  de  ses  rêves.  Il  nuiltiplia  les  mesures  desti- 
nées à  procurer  l'égalité  des  biens,  à  diminuer  les  grandes  fortunes, 
à  subvenir  aux  besoins  des  indigens,  à  rendre  uniforme  l'éducation 
de  tous  les  Français.  Saint-Just  fut  le  principal  artisan  de  cette 
tâche,  distillant  en  dogmes  sociaux  ses  amplifications  d'écolier  et 
ses  songes  creux  de  fanatique. 

Cependant  Robespierre  méditait  le  Contrat  sociul,  au  hvre  iv  : 


LA    POLITIQUE    DE    ROBESPIERRE.  901 

Des  moyens,  d'ti/fennir  la  confit  i  tut  ion  de  l'état,  chapitres  vu  et  viii, 
De  la  renuire  et  De  la  religion  civile.  Ce  livre  ne  l'avait  jamais 
trompé  :  «  Il  y  a  une  profession  de  foi  purement  civile  dont  il  ap- 
partient au  souverain  de  fixer  les  articles...  Sans  pouvoir  obliger 
personne  à  les  croire,  il  peut  bannir  de  l'état  quiconque  ne  les  croit 
pas...  Les  dogmes  de  la  religion  civile  doivent  être  simples... 
L'existence  de  la  divinité  puissante,  intelligente,  bienfaisante,  pré- 
voyante et  pourvoyante,  la  vie  à  venir,  le  bonheur  des  justes,  le 
châtiment  des  méchans,  la  sainteté  du  contrat  social  et  des  lois; 
voilà  les  dogmes  positifs.  »  La  convention  décréterait  cette  reli- 
gion, les  citoyens  la  pratiqueraient,  les  méchans  seraient  confon- 
dus. La  vertu  étant  à  l'ordre  du  jour  de  la  république,  le  grand  pon- 
tife, chef  de  l'état  et  maître  des  cœurs,  serait,  en  toute  simplicité 
d'âme  et  en  toute  innocence  de  vie,  le  censeur  des  mœurs,  l'in- 
quisiteur des  vices,  le  dispensateur  de  la  justice  et  l'apôtre  de  la 
vérité.  A  cette  hauteur,  l'incorruptible  deviendrait  enfin  Tinvul- 
nérable. 

Le  18  floréal,  —  7  mai  179/i,  Robespierre,  — fit  porter  ce  décret  : 
«  Le  peuple  français  reconnaît  l'existence  de  l'Être  suprême  et  de 
l'immortalité  de  l'âme.  »  Voilà  le  dogme.  L'inquisition  suivit.  Le 
8  mai,  Couthon  proposa  et  la  Convention  adopta  une  loi  de  police 
générale  qui  plaçait  toute  la  surveillance  de  l'état  entre  les  mains 
du  comité  de  salut  public.  Ces  législateurs  grossiers  et  infatués 
croyaient  renouveler  la  face  du  monde,  et  ne  faisaient  en  réalité 
que  rejeter  une  société  très  raffinée  et  très  civilisée  dans  les  or- 
nières primitives  de  l'humanité.  Pour  s'emparer  du  pouvoir,  ils 
avaient  eu  recours  au  moyen  élémentaire  des  chefs  de  peuplades 
sauvages  :  la  peur.  Pour  consacrer  et  soutenir  ce  pouvoir,  ils 
montaient  à  l'échelon  supérieur  des  peuples  barbares  :  le  gouver- 
nement théocratique. 

La  Convention  ratifiait  tout.  Elle  avait  traversé,  en  quelques 
mois,  toutes  les  époques  du  sénat  de  Rome.  Elle  semblait,  comme 
ce  sénat,  n'avoir  fait  «  évanouir  tant  de  rois  que  pour  tomber  elle- 
même  dans  le  honteux  esclavage  de  quelques-uns  de  ses  plus  in- 
dignes citoyens,  et  s'exterminer  par  ses  propres  arrêts  (1).  »  Les 
séances  étaient  précipitées  et  comme  éteintes.  Tous  les  députés  qui 
y  trouvaient  quelque  prétexte  se  réfugiaient  dans  les  bureaux  des 
comités  d'alïaires.  Ils  s'y  claquemuraient,  fermant  les  yeux  et  les 
oreilles  aux  mouvemens  de  l'assemblée,  et  n'en  sortaient  que 
pour  porter,  comme  subrepticement,  un  rapport  à  la  tribune.  En 
toute  matière  politique,  la  convention  attendait  les  injonctions 
du  comité.    Les  triumvirs  arrivaient,  précédés  d'une  poignée  de 

(I)  Grandeur  et  décadence  des  Romains,  cli.  xv. 


902  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

courtisans,  leurs  affranchis,  délateurs  et  spadassins  parlemen- 
taires. Cliaque  député  cherchait  anxieusement  à  lire  sur  leurs 
visages  ((  s'ils  apportaient  un  décret  de  proscription  ou  la  nou- 
velle d'une  victoire.  »  On  avait  peui-,  dit  un  régicide.  «  On  ob- 
servait ses  démarches,  ses  gestes,  son  silence  même.  La  foule 
affluait  sur  la  montagne.  Le  côté  droit  était  désert,  le  centre  rem- 
pli et  silencieux.  11  y  avait  des  timides  qui  erraient  de  place  en 
place,  d'autres  qui,  n'osant  en  occuper  aucune,  s'esquivaient  au 
moment  du  vote.  »  C'étaient  les  séances  solennelles;  habituelle- 
ment, la  salle  demeurait  presque  vide.  Le  5  avril,  Amar  avait  été 
élu  président  par  161  voix  sur  206  votans  ;  le  26  mai,  Prieur  de 
la  Côte-d'Or  le  fut  par  94  voix,  sur  117  présens. 

Robespierre  reçut  toutes  les  adulations  que  la  bassesse  peut  sug- 
gérer. Elles  ne  parurent  jamais  le  rassasier,  parce  que  jamais  il 
n'y  en  eut  assez  pour  apaiser  ses  soupçons.  Si  grande  que  fût 
la  lâcheté  de  ses  collègues  devant  lui,  la  peur  qu'il  avait  d'eux  la 
dépassait  encore.  Et  cependant,  il  vint  un  jour  où  cette  peur,  son 
inspiratrice  vigilante  et  sa  conseillère  infaillible  jusqu'alors,  se 
laissa  surprendre  par  l'excès  de  la  flatterie  et  de  la  servihté.  Cet 
inquisiteur  austère,  toujours  en  scrupule  sur  lui-même  et  sobre 
de  gloire,  se  laissa  tenter,  se  débaucha  pour  ainsi  dire  et 
éprouva  comme  un  étourdissement  de  vanité.  La  Convention  avait, 
sur  son  désir,  décrété  qu'utie  fête  solennelle  serait  célébrée  le 
20  prairial,  —  8  juin,  —  en  l'honneur  de  l'Être  suprême  et  de  l'im- 
mortalité de  l'âme.  Le  président  de  l'assemblée  devait  y  pai*aître 
dans  l'appareil  de  grand  pontife.  Le  h  juin,  Robespierre  se  porta 
candidat  à  la  présidence.  La  Convention  donna  dans  son  plein.  Les 
bureaux  et  les  couloirs  se  aidèrent.  Tous  les  députés  qui  se  trou- 
vaient à  Paris  vinrent  confesser  leur  foi.  Il  y  eut  A 85  votans, 
chiffre  qui  n'avait  pas  été  atteint  depuis  la  condamnation  de 
Louis  XYI,  et  Robespierre  fut  élu  par  485  voix,  chiffre  qu'aucun 
président  n'avait  encore  obtenu.  S'il  avait  été  le  prolond  politique 
que  l'on  supposait,  il  se  serait  fait,  dans  ce  triomphe,  plus  humble 
encore,  se  prosternant  devant  l'Etre  suprême,  qui  avait  tout  or- 
donné, et  se  perdant  dans  la  foule  du  peuple  souverain,  image  hu- 
maine de  ce  Lieu  et  instrmnent  de  sa  pro^ddence.  Mais  il  ne  sut 
point  se  garder  du  vertige. 

Le  8  juin,  le  ciel  était  radieux.  Une  foule  parée,  empressée, 
joyeuse,  encombrait  les  places  où  devait  passer  le  cortège.  Pour  la 
masse  du  peuple,  c'était  une  journée  de  plaisir;  pour  tous  ceux  que 
la  Terreur  menaçait,  une  journée  de  répit.  Paris,  mis  au  régime  de 
Sparte,  se  reti'ouvait  soi-même  et  se  montrait  heureux,  ne  fût-ce 
que  de  vivre.  Une  estrade  avait  été  dressée  pour  les  convention- 
nels, devant  les  Tuileries.  Robespierre,   en  habit   bleu,  poudi'é, 


LA    POLITIQUE    DE   ROBESPIERRE.  903 

portant,  ainsi  que  ses  collègues,  mais  avec  plus  d'éclat,  uu  bou- 
quet d'épis  de  blé,  de  fleurs  ei  de  fruits,  monta  sur  une  tribune 
qui  occupait  le  centre  de  l'estrade.  Des  chœurs  de  musiciens  étaient 
disposés  alentour.  Au  milieu  de  lem-s  chants,  Robespierre  célébra 
le  Dieu  qu'il  avait  donné  à  la  révolution.  Puis,  les  Conventionnels, 
au  son  des  orchestres,  descendirent  dans  le  jardin  et  delilèrent  de- 
vant le  peuple.  Le  peuple  acclama  la  Convention,  l'orateur,  la  fête 
surtout.  Robespierre  marchait  le  premier,  un  peu  en  avant  de  ses 
collègues.  Les  acclamations  l'enivrèrent.  Il  vit  ses  ennemis  conster- 
nés, la  répubhque  à  ses  pieds,  la  vertu  encensée  dans  sa  personne. 
Il  s'oublia  un  instant,  et  cet  instant  de  détaillance  anéantit  l'ouvrage 
de  trois  aimées  d'astuce  et  de  contention  morale.  La  distance  entre 
lui  et  les  conventionnels  s'accrut  insensiblement  de  quelques  pas. 
Ces  quelques  pas  le  perdirent.  A  le  voir  ainsi  dresser  sa  tête  grêle 
et  jouer  le  maître  devant  la  foule,  les  montagnards  sentirent  que 
c'en  était  fait  d'eux  s'ils  ne  le  détruisaient  pas.  Chacun  d'eux,  en 
son  for  intérieur,  médita  de  se  défaire  de  lui. 

C'étaient  les  plus  acharnés  suppôts  de  la  Terreur;  mais  c'était  la 
fatalité  de  la  Terreur  que,  inventée  pour  assurer  le  règne  des  mon- 
tagnards, elle  ne  pouvait  se  terminer  que  par  leur  anéantissement. 
Ils  avaient  prévalu,  comme  leurs  pareils  prévalent  finalement  dans 
toutes  les  démagogies,  parce  qu'ils  n'apportaient  dans  la  lutte  qu'un 
fanatisme  personnel,  dh-ect,  shnple,  forcenés  seulement  pour  leur 
propre  compte,  frappant  droit  devant  eux  et  chacun  pour  soi- 
même.  Le  cynisme  de  leur  langage,  le  réahsme  de  leure  concep- 
tions, la  lubricité  de  la  vie  de  plusiem-s,  les  rendaient  abominables 
à  Robespierre  :  ils  lui  profanaient  sa  Terreur,  et  il  ne  se  trompait 
pas  en  pensant  que  sa  vertu  était  un  anathème  vivant  à  leur  cor- 
ruption. Ils  l'exécraient  parce  qu'il  usurpait  leur  révolution,  c'est- 
à-dire  la  liouveraine  licence  de  leurs  instincts  et  de  leurs  haines, 
pour  y  substituer  une  disciphne  d'abstinence  cagote,  une  extermi- 
nation sacerdotale  et  pmitaine;  parce  qu'il  restaurait  toutes  les  an- 
ciennes chaînes  et  les  plus  insupportables  de  toutes,  Dieu,  la  con- 
science, l'immortalité  de  l'àme  ;  parce  qu'enfui  il  \isait  à  instituer 
à  son  profit  quelque  chose  de  plus  odieux  pour  eux  que  la  dicta- 
ture d'un  tyran,  le  pontificat  d'un  censeur.  Voilà  ce  que  les  Fou- 
ché,  les  Tallien,  les  Cohot,  les  Barère,  les  Bourdon,  les  Lecointre, 
discernaient  clairement  dans  la  fête  de  l'Être  suprême,  et  ils  com- 
prirent qu'ils  n'avaient  pas  de  temps  à  perdre  s'ils  voulaient  pré- 
venir les  coups.  Robespierre  les  en  aveitit.  «  Demain,  dit-il,  repre- 
nant nos  travaux,  nous  frapperons  avec  une  nouvelle  ardeur  les 
ennemis  de  la  patrie.  »  Et,  en  effet,  le  22  prairial  —10  juin,—  Cou- 
thon  présenta  la  loi  définitive  de  Terrem-,  qui  complétait  toutes  les 


90Zi  REVUK    DES    DEUX    MONDES. 

précédentes  et  mettait  la  France  entière  à  la  discrétion  des  trium- 
virs. 

Le  tribunal  révolutionnaire,  dit-il,  est  paralysé  par  la  lenteur 
des  procédures  :  plus  de  formes,  plus  de  prouves  ni  de  témoins  ni 
même  d'aveux  :  l'évidence  suffira,  et  le  juge  jugera  de  cette  évi- 
dence. «  Le  délai  pour  punir  les  ennemis  de  la  patrie  ne  doit 
être  que  celui  de  les  reconnaître  ;  il  s'agit  moins  de  les  punir  que 
de  les  anéantir.  »  La  patrie,  ajouta  Couthon,  n'a  pas  seulement 
pour  ennemis  ceux  qui  conspirent  avec  les  étrangers  et  les  rebelles. 
Les  plus  criminels  sont  ceux  qui  cherchent  u  à  dépraver  les  mœurs 
et  à  corrompre  la  conscience  publique.  »  Tout  citoyen  est  tenu  de 
les  dénoncer.  Le  comité  de  salut  public  peut  les  traduire  tous  et 
dh'ectement  devant  le  tribunal  révolutionnaire.  Cette  disposition 
visait  les  montagnards.  Elle  fut  votée  cependant;  mais,  le  lende- 
main, Merhn  la  fit  abroger.  Robespierre  était  absent.  11  revint,  le 
12  juin,  s'indigna  et  menaça  avec  des  mots  terribles  de  sectaire  : 
«  Il  no  peut  y  avoir  que  deux  partis  dans  la  Convention,  les  bons 
et  les  méchans.  »  Bourdon  eut  l'imprudence  de  protester  :  u  Je  ne 
suis  point  un  scélérat  !  »  —  «Je  n'ai  pas  nommé  Bourdon,  répliqua 
Robespierre;  malheur  à  qui  se  nomme  lui-même!..  Tallien  est  un 
de  ceux  qui  parlent  sans  cesse  avec  effroi  et  publiquement  de  la 
guillotine  comme  d'une  chose  qui  le  regarde.  »  Merlin  déclara  que 
son  cœur  était  pur.  La  Convention  fit  amende  honorable,  et  rétablit 
l'article  qui  la  livrait. 

Robespierre  a  atteint  son  but  :  il  est  omnipotent.  L'heure  est  venue 
de  dévoiler  son  secret.  Ces  occasions  durent  peu.  C'est  à  les  saisir 
que  se  jugent  les  hommes  d'État.  Mais  Robespierre  n'a  pas  de  se- 
cret. 11  continue  de  tuer,  immolant  indistinctement  royalistes,  ré- 
publicains, chrétiens,  athées,  maîtres,  serviteurs,  bourgeois,  paysans, 
riches,  pauvres,  des  pauvres  surtout  parce  que  à  tuer  au  hasard, 
dans  la  foule,  on  en  tue  toujours  davantage  ;  envoyant  tout  à  son 
autodafé,  le  juil,  le  sorcier,  l'hérétique,  le  musulman,  l'incrédule, 
le  superstitieux,  le  savant,  l'insensé  et  jusqu'aux  misérables  qui  se 
cachent  et  se  taisent,  suspects,  en  se  cachant,  dépenser  à  mal,  et,  s'ils, 
se  taisent,  de  ne  point  dénoncer  le  criuie.  Robespierre  a  pu,  par 
instans,  s'eflrayer  de  son  ouvrage,  s'effrayer  surtout  de  n'en  point 
découvrir  le  terme  et  de  se  voir  voué  indéfiniment  à  Tolfice  de 
bourreau.  11  a  pu,  dans  l'horreur  de  cet  office,  se  payer  de  l'illusion 
qu'en  tuant  davantage  et  avec  plus  de  méthode,  il  arriverait  à 
n'avoir  plus  besoin  de  tuer.  Mais  ce  jour  ne  viendrait  que  quand 
tous  les  vicieux  et  tous  les  dissidens  étant  exterminés,  l'unité  de 
parti,  l'unité  de  foi,  l'unité  de  cœur  existeraient  en  France.  L'aber- 
ration même  de  ce  projet  que  lui  prêtent  ses  apologistes  montre 


LA    POLITIQUE    DE   ROBESPIERRE.  905 

l'impossibilité  où  il  était  de  finir  la  Terreur.  Il  ne  pouvait  s'ar- 
rêter, parce  que,  s'arrêtant,  il  avait  à  redouter  la  vengeance  de 
ceux  qu'il  avait  épouvantés.  Quant  à  jouer  le  grand  jeu,  à  la  Sylla, 
et  à  soutenir  par  la  modération  une  dictature  captée  par  la  vio- 
lence, il  en  était  incapable.  Danton,  qui  était  l'audace  même  de  la 
révolution,  l'avait  rêvé  et  n'en  avait  pas  trouvé  l'occasion;  Robes- 
pierre, qui  en  avait  l'occasion,  n'en  possédait  pas  l'audace.  Le  fait 
est  quà  partir  du  vote  de  la  loi  de  prairial  les  exécutions  redou- 
blèrent. La  seule  maxime  d'État  qui  ressorte  du  galimatias  sinistre 
des  harangues  de  ce  temps  est  cette  phrase  de  Barère  :  «  Que  les 
ennemis  périssent,  il  n'y  a  que  les  morts  qui  ne  reviennent  pas.  » 
C'est  pourquoi  Barère  et  ses  complices  ne  voulaient  pas  mourir. 
Leur  tour  approchait.  La  délation  montait  autour  d'eux,  et  en  eux- 
mêmes  rangoisse  de  l'échafaud.  Ils  éprouvaient  ces  aiïres  de  la 
guillotine  dont  ils  avaient  tourmenté  leurs  ennemis,  ils  connais- 
saient les  insomnies  effarées,  les  tremblemens,  la  nuit,  au  moindre 
bruit  de  pas  dans  la  rue,  et,  le  lendemain,  devant  le  maître, 
cette  anxiété,  la  plus  étoulïante  de  toutes,  de  paraître  avoir  eu 
peur.  Us  n'avaient  ni  l'enthousiasme  sombre  des  girondins,  ni 
le  fatalisme  de  Danton,  ni  cette  exaltation  qui  grandit  leur 
propre  chute  aux  yeux  de  tant  de  victimes  et  leur  fit  considérer 
dans  la  catastrophe  de  leur  existence  la  nécessité  d'une  destinée 
supérieure  qu'ils  accomplissaient.  Barère  et  ses  complices  avaient 
horreur  de  mourir,  trouvant  la  vie  bonne  et  ne  se  souciant  de  rien 
hors  de  la  jouissance  de  vivre.  Voilà  tout  le  fond  du  complot 
qui  se  forma  sourdement  contre  Robespierre  dans  le  mois  de  mes- 
sidor. Chacun  de  ceux  qui  se  sentaient  menacés  par  lui  souhaitait 
qu'il  pérît,  espérant  que  d'autres  le  tueraient  et  n'osant  point 
encore  travailler  directement  à  sa  perte.  Puis,  personne  ne  pa- 
raissant y  travailler,  la  peur  les  harcela  tellement  qu'elle  leur  fit 
une  sorte  de  courage.  Quelques-uns,  les  plus  compromis,  s'abor- 
dèrent au  passage,  insinuant  des  allusions.  Ils  se  devinèrent  plutôt 
qu'ils  ne  se  firent  comprendre,  et  la  trame  se  noua  peu  à  peu  dans 
l'obscurité  et  dans  les  tâtonnemens. 

V. 

Les  premiers  nœuds  se  firent  dans  le  comité  même  de  salut 
public,  entre  Barère,  Collot  et  Billaud-Varennes  ;  ces  terroristes  ne 
se  trouvaient  de  sauvegarde  ni  dans  leurs  talens,nidans  leur  vertu, 
ni  dans  leur  dévoûment,  auquel  ils  croyaient  encore  moins  qu'à 
tout  le  reste.  La  vanité,  chez  eux,  aiguillonnait  la  peur.  Ils  étaient 
las  d'entendre  célébrer  le  génie  de  Robespierre  ;  ils  l'avaient  me- 


906  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

suré,  et  ils  s'irritaient  d'être  ravalés  au  rôle  de  commis,  sinon  de 
valets  du  dictateur.  Ils  savaient  que,  le  moment  de  l'action  venu, 
ils  trouveraient,  pour  le  renverser,  un  appui  dans  leurs  col- 
lègues de  la  section  de  la  guerre;  mais  ils  savaient  aussi  qu'ils 
étaient  méprisés  de  ces  collègues  et  que  Carnot  ne  lerait  rien  pour 
substituer  leur  tyrannie  à  celle  des  triumvirs.  Ils  rencontrèrent 
plus  de  dispositions  dans  le  comité  de  sûreté  générale.  Ce  comité 
de  haute  police  avait  passé  longtemps  pour  le  cénacle,  par  excel- 
lence, des  purs  montagnards.  Mais  Robespierre  tirant  à  lui  toute 
la  police,  le  comité  de  sûreté  générale  se  vit  annulé  dans  la  Ter- 
reur, et  par  suite  compromis.  Cependant  les  dissidens  redoutaient 
encore  trop  les  trium^ars  et  ne  se  jugeaient  pas  assez  sûrs  les 
uns  des  autres  pour  hasarder  l'attaque.  Ils  craignaient  le  courage 
froid  de  Saint-Just,  la  férocité  de  Couthon,  et  ils  comprenaient  que 
rien  ne  serait  fait  s'ils  ne  frappaient,  du  même  coup,  les  trois  as- 
sociés. Ils  attendirent  l'occasion.  Il  se  forma  entre  eux  moins  une 
conjuration  proprement  dite  qu'une  tendance  commune  à  profiter 
des  circonstances.  Robespierre  les  soupçonnait;  il  essaya  de  les 
prévenir. 

Il  n'avait  qu'une  tactique,  qui  lui  avait  toujours  réussi.  Il  l'employa 
contre  eux.  Le  13  messidor  —  1"  juillet,  —  il  porta  au  club  des 
jacobins  une  longue  délation  contre  les  corrompus,  les  indulgens, 
les  forcenés,  les  indociles.  L'insinuation  de  toute  la  harangue  fut 
que  le  salut  de  l'État  exigeait  l'épm-ation  des  comités.  Il  précisa 
davantage  le  11  juillet.  Barère,  ce  jour-là,  présidait  le  club.  On 
raconte  que,  rentrant  chez  lui,  consterné,  il  dit  à  Vilate,  qui  l'avait 
sui^i  :  «  Je  suis  saoul  des  hommes  !  n  Puis  il  ajouta  :  «  Ce  Robespierre 
est  insatiable  !  »  Barère  lui  abandonnait  Cambon  et  la  «  clique  dan- 
toniste  ;  »  mais  sa  propre  «  clique,»  Duval,  Audouin,  Bourdon,  Vilate, 
lui-même,  Barère,  enfin,  voilà  ce  qu'il  n'admettait  pas.  «  Il  est 
impossible  d'y  consentir.  »  Le  bruit  courut  que  les  listes  de  pro- 
scription étaient  préparées.  Il  en  circula  des  copies.  Soixante  dé- 
putés n'osaient  plus  coucher  chez  eux.  Les  suspects  se  rappro- 
chèrent, mais  ils  ne  s'ouvrirent  les  uns  aux  autres  que  pour 
reconnaître  l'horreur  de  leur  situation.  Si  Robespierre  l'emportait 
encore,  il  les  anéantissait;  s'ils  renversaient  Robespierre,  la  Con- 
vention reprenait  sa  liberté  et  détruisait  les  comités.  Ils  se  por- 
tèrent du  côté  où  les  risques  semblaient  le  plus  éloignés  et  ils 
essayèrent,  en  attirant  la  Convention  dans  leur  entreprise,  de  se 
prémunir  contre  l'eiïet  de  leur  propre  victoire.  Ils  obéissaient  à  la 
nécessité  de  leur  salut,  la  seule  loi  qu'ils  eussent  jamais  suivie. 
Cette  nécessité  les  avait  poussés  jusqu'alors  à  rechercher  l'alliance 
des  plus  violens  révolutionnah-es  ;  elle  les  entraîna  désormais  à  sol- 


LA    POLITIQUE    DE    ROBESPIERRE.  907 

liciter  le  concoure  des  conventionnels  les  plus  modérés.  Cet  évé- 
nement procédait  de  tout  le  passé  des  factions  dans  la  Convention  ;  il 
en  changea  tout  l'avenir.  C'est  ici,  en  effet,  que  commencent  le 
grand  remous  et  le  reflux  de  la  révolution.  C'est  dans  ces  confins 
obscurs  et  dans  ces  souteri'ains  des  comités  que  s'opèrent  les  sou- 
lèvemens  sourds  du  terrain  qui  vont  modifier  l'équilibre  des  eaux 
et  détourner  le  courant  A-ers  une  pente  nouvelle  :  le  courant  ne  la 
remontera  pas. 

«  Cette  espèce  de  gens,  «  disait  Lamoignon  à  Retz,  à  propos  des 
modérés  de  leur  temps,  «  ne  peut  rien  dans  les  commencemens 
des  troubles  ;  elle  peut  tout  dans  les  fins.  »  Ceux  qu'on  appelait  les 
députés  de  la  plaine  ou  le  marais  de  la  Convention  attendaient,  en 
se  courbant,  que  la  tempête  fût  passée  :  leur  seule  politique  était 
d'y  survivre.  Tous  les  terroristes  leur  paraissaient  également 
odieux;  les  factions  qui  se  formaient  dans  les  comités  leur  sem- 
blaient également  tyranniques  ;  la  honte  et  le  péril  étaient  les 
mêmes  à  obéir  aux  unes  ou  aux  autres.  Les  modérés  ne  songeaient 
qu'à  se  faire  oubher  de  toutes.  Toutes  se  trouvèrent  amenées,  en 
même  temps,  à  les  rassurer  et  à  les  ménager.  Robespierre,  dont 
leur  soumission  flattait  l'orgueil,  s'imaginait  qu'en  les  épargnant 
il  les  tiendrait  toujours  subjugués.  Il  leur  fit  entendre  que,  les  sa- 
chant honnêtes  au  fond  et  enclins  à  la  vertu,  il  avait,  par  égard 
pour  eux,  laissé  ^âvre  les  soixante-treize  députés  de  la  gironde 
incarcérés  depuis  un  an.  Ils  l'écoutèrent  ;  ils  écoutèrent  aussi  les 
dissidens  des  comités,  mais  ils  y  mirent  plus  de  précaution.  Ils 
jugeaient  Robespierre  moins  fourbe,  moins  dangereux  aussi  à  en- 
tendre parce  qu'il  tenait  le  pouvoir,  plus  redoutable  à  combattre 
parce  qu'il  avait  jusqu'alors  vaincu  tous  ses  ennemis.  Ils  conti- 
nuèrent de  le  flatter  sur  l'article  où  ils  le  pouvaient  flatter  sans  se 
compromettre  et  sans  se  déshonorer  :  son  Être  suprême.  Le  30  juin, 
un  des  hommes  les  plus  droits  de  la  plaine,  qui  montra  dans  la 
suite  du  talent  et  du  courage,  Boissy  d'Anglas,  publia  un  Esaai 
sur  lef;  fêtes  nationales.  Il  y  vanta  la  «  morale  bienfaisante  et  saine» 
du  discours  de  prairial;  il  compara  l'orateur  à  «  Oi-phée  ensei- 
gnant aux  hommes  les  principes  de  la  civilisation  et  de  la  morale.  » 
Les  modérés  faisaient  acte  d'orthodoxie  et  se  mettaient  en  règle 
avec  le  saint-office.  Ils  s'en  tinrent  là,  ayant  lieu  de  craindre 
qu'après  les  avoir  entraînés  à  des  engagemens  téméraires,  les 
factions  rivales  ne  fissent  la  paix  à  leurs  dépens.  La  prudence 
leur  commandait  la  neutralité.  En  cas  de  bataille,  ils  jugeraient 
des  coups,  ils  se  réserveraient  le  rôle  d'arbitres  du  combat  et  se 
porteraient,  si  leur  intérêt  les  y  poussait,  du  côté  du  plus  fort. 

La  question  était  donc  de  savoir  lesquels,  d'entre  les  terro- 
ristes, auraient  le  plus  de  peur  des  autres.  Robespieire  évitait  de 


908  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

donner  de  sa  personne,  dans  les  extrémités.  Il  mettait  son  art  à 
conduire  ses  ennemis  vers  l'abîme  et  à  les  y  faire  tomber  par  l'eflei 
de  leur  propre  vertige.  Il  attendait  aussi  les  événemens.  On  n'a 
jamais  vu  de  crise  historique  moins  concertée  et  moins  dirigée  que 
celle-là.  L'entreprise  des  individus  n'y  eut  presque  point  de  part  ; 
l'impulsion  générale  décida  de  tout,  a  Je  suis  incapable  de  prescrire 
au  peuple  les  moyens  de  se  sauver,  avait  dit  récemment  Robes- 
pierre (1).  Cela  n'est  pas  donné  à  un  seul  homme.  »  Il  avait  dénoncé 
les  «  scélérats  ;  »  il  compta  que  les  «  scélérats  »  se  trahiraient 
eux-mêmes.  Les  violons,  la  commune  et  Ilanriot  se  chargeraient 
alors  de  l'action.  Le  coup  de  main  exécuté  et  les  scélérats  sous 
le  verrou,  Robespierre  reparaîtrait  comme  l'instrument  de  la  vin- 
dicte publique  et  le  régulateur  de  la  nouvelle  révolution  dont  il 
aurait  été  le  prophète.  C'est  ainsi  qu'il  avait  agi  au  10  août,  au 
2  septembre,  au  31  mai,  au  2  juin,  dans  toutes  les  journées,  sauf 
dans  celles  du  procès  de  Louis  XVI,  parce  que,  le  roi  étant  captif 
et  la  monarchie  renversée,  il  n'y  avait  aucun  péi'il  à  réclamer  le  ré- 
gicide :  le  péril  était  seulement  à  le  refuser. 

Pendant  tout  le  mois  de  messidor,  19  juin  —  18  juillet  llQh, 
Robespierre  affecta  de  ne  se  point  montrer  à  la  Convention.  Il  ne 
vint  au  comité  que  par  intervalles,  pour  le  détail  des  affaires 
de  police,  les  seules  qui  l'intéressassent.  Il  rejetait  ainsi  sur  ses 
amis,  Saint-Just  et  Couthon,  et  sur  ses  adversaires,  Barère,  CoUot, 
Billaud,  la  responsabilité  de  l'événement  qu'il  machinait  en  des- 
sous. La  Terreur  croissait  en  atrocité;  mais  Robespierre  n'exécu- 
tait point  les  décrets  qu'il  avait  dictés.  11  se  disait  que  les  mo- 
dérés et  le  public  feraient  la  différence  entre  lui,  tout  à  son  Dieu, 
tout  à  la  vertu,  tout  à  l'avenir  de  la  république,  et  les  ultra- 
révolutionnaires, qui  poussaient  tout  à  l'excès,  qui  frappaient 
sans  doctrine  et  qu'il  avait  d'ailleurs  dénoncés,  comme  aussi 
funestes  que  les  «  vicieux,  les  riches,  les  bourgeois,  d'où 
"siennent  tous  les  dangers  intérieurs  (2).  »  Il  s'établit  aux  Jaco- 
bins ;  c'est  de  ce  club  qu'il  avait  porté  tous  ses  grands  coups.  II 
opéra  contre  les  montagnards  dissidens  comme  il  avait  opéré  contre 
la  gironde  et  contre  Danton.  Sur  ses  instigations,  le  club  décida 
d'exiger  l'épuration  des  comités.  Robespierre  se  dit  que  la  plaine 
la  volerait,  parce  que  la  plaine  obéissait  toujours  aux  injonctions 
de  la  foule  armée,  et  qu'elle  n'aurait  ni  scrupule  ni  peine  à  sacri- 
fier des  forcenés.  Ces  forcenés  abattus,  Robespierre  resterait  seul, 
debout,  devant  la  plaine  :  n'ayant  plus  à  trembler  que  devant  lui, 
les  modérés  deviendraient  entre  ses  mains  un  instrument  d'État  aussi 


(l)  Aux  Jacobinr,  7  prairial  (23  mai  179i) 

("2)  Discours  aux  Jacobins,  12  et  21  messidor  (20  juin,  9  juillet  1794). 


LA    POUTIOUE    DE    ROBESPIERRE.  909 

docile  qiio  la  planche  aux  assignats  :  il  n'aurait  plus  qu'à  étendre 
la  main  pour  iaire  de  la  vertu,  comme  on  disait  de  la  monnaie,  en 
tournant  la  mécanique. 

Le  7  thermidor,  —  25  juillet,  —  une  députation  des  Jacobins  se 
présenta  à  la  barre  de  la  Convention  ;  elle  déclara  que  les  patriotes 
étaient  opprimés  et  demanda  que  l'assemblée  fît  trembler  les  traî- 
tres et  rassurât  les  gens  de  bien.  Robespierre  spéculait  sur  l'elïare- 
ment  de  ses  ennemis;  il  attendait  d'eux  quelque  éclat  d'indigna- 
tion à  la  Vergniaud,  quelque  énorme  témérité  à  la  Danton,  aveux 
qui  les  livreraient.  Il  comptait  sans  la  consternation  qiiil  avait  ré- 
pandue lui-même  et  sans  la  fourbe  de  son  élève,  devenu  dès  lors 
son  maître  en  astuce  terroriste,  parce  qu'il  avait,  avec  moins  d'ar- 
rière-pensées d'ambition  et  sans  aucune  prétention  pontificale,  un 
sentiment  très  clair  de  sa  peur  et  de  sa  lâcheté.  Barère  répondit 
aux  délègues  jacobins  par  une  apologie  de  Robespierre.  11  le  défendit 
contre  les  calomniateurs  qui  l'accusaient  de  préparer  un  nouveau 
31  mai  ;  il  assura  que  l'union  la  plus  parfaite  régnait  entre  les  comi- 
tés et  que  le  péril  serait  aisément  conjuré  «  par  la  démarcation  des 
hommes  purs  et  des  fripons,  par  une  meilleure  justice,  par  l'accé- 
lération du  jugement  des  détenus  et  la  punition  prompte  des  contre- 
révolutionnaires.  »  La  Convention  vota  l'impression  de  ce  discours, 
et  les  modérés  se  félicitèrent  de  leur  prudence. 

Robespierre  s'y  méprit  et  se  crut  le  maître.  11  jugea  le  moment 
venu  de  revenir  à  la  Convention  et  de  frapper  le  dernier  coup.  Il 
avait  eu  le  temps  de  polir  sa  harangue  :  il  y  mit  tout  son  talent  : 
une  rhétorique  puérile,  et  toute  sa  pensée,  un  anathème  :  a  Je 
ne  connais,  dit-il  le  8  thermidor,  que  deux  partis  :  celui  des  bons 
et  celui  des  mauvais  citoyens.  Quel  est  le  remède?  Punir  les  traî- 
tres, renouveler  les  bureaux  du  comité  de  sîireté  générale,  épurer 
le  comité  de  salut  public  lui-même,  constituer  l'unité  du  gouver- 
nement sous  l'autorité  suprême  de  la  convention  nationale.  »  Puis, 
s'adressant  à  la  plaine  :  «  Le  patriotisme  n'est  point  une  affaire  de 
parti,  mais  une  afïaire  de  cœur...  Je  sens  que  partout  où  l'on 
rencontre  un  homme  de  bien,  en  quelque  lieu  qu'il  soit  assis,  il 
faut  lui  tendre  la  main  et  le  serrer  sur  son  cœur.  »  Il  plaçait  ainsi 
les  bons  à  sa  droite;  il  montra  les  méchans  à  la  gauche,  mais  il 
les  montra  du  haut  de  l'autel,  en  pontife  dépositaire  de  la  foi  : 
«  Non,  Chaumette,  non.  Louché,  la  mort  n'est  pas  un  sommeil 
éternel.  Citoyens,  effacez  des  tombeaux  cette  maxime  impie  qui 
jette  un  crêpe  funèbre  sur  la  nature  et  qui  insulte  à  la  mort  ; 
gravez-y  plutôt  celle-ci  :  la  mort  est  le  commencement  de  l'im- 
mortalité. »  Chaumette  était  guillotiné;  quant  à  Fouché  et  à  ses 
pareils,  ils  se  souciaient  fort  peu  de  l'immortalité,  et  l'échafaud 
que  Robespierre  leur  destinait  leur  semblait  l'insulte  la  plus  impie 


^10  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  la  nature.  Ils  ne  se  trompèrent  point  sur  la  portée  de  l'aver^ 
tissement  qui  leur  venait  de  la  tribune.  La  Convention  avait  écouté 
le  discours  «  dans  le  silence  et  la  stupeur.  »  Elle  en  vota  docile- 
ment l'impression.  Couthon  proposa  l'envoi  à  toutes  les  communes, 
et  l'assemblée  vota  encore.  Cependant,  les  victimes  désignées  se 
débattaient,  ne  voyant  plus  de  retraite  :  «  Avant  d'être  deshonoré, 
je  parlerai  à  la  France,  »  déclare  Gambon.  Billaud-Varennes  de- 
mande que  le  discours  soit  d'abord  renvoyé  aux  comités  incrimi- 
nés afin  qu'ils  expliquent  leur  conduite.  Panis  rapporte  qu'un 
jacobin  lui  a  dit  :  «  Je  vous  connais,  vous  êtes  de  la  première 
fournée.  »  Vadier  s'écrie  :  «  Il  est  temps  de  dire  la  vérité  tout  en- 
tière :  un  seul  homme  paralysait  la  volonté  de  la  Convention  natio- 
nale ;  cet  homme,  c'est  celui  qui  vient  de  faire  le  discours,  c'est 
Robespierre.  »  —  «  Quoi!  réplique  Robespierre,  on  enverrait  mon 
discom's  à  l'examen  des  membres  que  j'accuse.»  —  «  Nommez  ceux 
que  vous  accusez  !  »  répond  Chariier.  On  crie  :  a  Nommez-les  ! 
Nommez-les!  »  Robespierre  hésite,  déconcerté  :  «  Je  déclare  que 
je  ne  prends  aucune  part  à  ce  qu'on  pourra  décider  pour  empê- 
cher l'impression  de  mon  discours.  »  Il  craint,  en  nommant  les 
gens,  de  coaliser  contre  lui  ceux  qu'il  nommera.  En  ne  nommant 
personne,  il  les  menace  tous  et  les  réunit  contre  lui.  Sur  la  motion 
de  Bréard,  le  décret  d'envoi  du  discours  aux  communes  est  rap- 
porté. Robespierre  prépare  sa  revanche.  Il  se  rend  aux  Jacobins, 
où  on  l'acclame.  Les  hommes  à  poigne,  Payan,  Coffmhal,  offrent  d'en- 
lever les  comités  qui  ne  sont  pas  gardés.  Robespierre  refuse,  répu- 
gnant à  ordonner  les  actes  qui  compromettent  sans  retour,  tenant  à 
son  prestige  de  juste  méconnu,  comptant  encore  regagner  la  partie 
et  tout  changer  par  un  discours.  Son  indécision  naturelle,  son  amour- 
propre  de  rhéteur,  sa  foi  en  sa  vertu,  son  incapacité  d'agir,  sa  cau- 
tèle,  le  détournent  des  mesures  mêmes  de  précaution  :  il  y  voit  un 
danger,  et  craint  de  donner  prise  à  ses  accusateurs. 

VL 

Le  9  thermidor,  —  27  juillet,  —  vers  midi,  la  salle  de  la  Conven- 
tion se  rempht  peu  à  peu.  On  voit  sortir  de  leurs  bureaux  des  dé- 
putés qui  ne  paraissaient  plus  aux  séances.  Ils  se  rassemblent  sur 
les  bancs  du  centre.  Saint-Just  dénonce  un  complot  ourdi  pour  dé- 
truire le  gouvernement  réA^olutionnaire,  proscrire  une  partie  de  la 
Convention  et  dominer  l'autre  par  la  terreur.  Tallien  et  Billaud  l'in- 
terrompent. Leurs  amis  les  soutiennent.  Saint-Just  quitte  la  tribune. 
Alors  Billaud  retourne  l'accusation  contre  Robespierre.  On  applau- 
dit. La  Convention  se  déclare  en  permanence  jusqu'à  ce  que  la 
lumière  soit  faite.  Robespierre  veut  parler;  les  montagnards,  en- 


LA    POLITIQUE    DE    ROBESPIERRE.  911 

hardis,  hurlent:  «  A  bas  le  tyran!  «  L'un  des  plus  discrédités,  et 
Tun  des  plus  compromis  parmi  u  les  scélérats  et  les  fripons  »,  dé- 
noncés par  Saint-Just,  Tallien,  qui  sent  encore  sa  tête  sur  ses 
épaules,  mais  sait  bien  que,  s'il  ne  la  joue  pas  en  ce  moment,  il 
la  perdra  le  lendemain  à  coup  sûr,  monte  à  la  tribune  :  «  Les 
conspirateurs  sont  démasqués.  J'ai  m  hier  la  séance  des  Jacobins; 
j'ai  YU  former  l'armée  du  nouyeau  Cromwell  ;  je  me  suis  armé 
d'un  poignard  pour  lui  percer  le  sein,  si  la  Convention  nationale 
n'avait  pas  le  courage  de  le  décréter  d'accusation.  »  Hanriot,  chef 
de  la  garde  nationale,  Dumas,  président  du  tribunal  révolutionnaire 
et  d'autres  suppôts  connus  de  Robespierre  sont  décrétés  d'accusa- 
tion. Il  est  environ  une  heure  et  demie. 

Robespierre  est  forcé  dans  ses  retranchemens.  Cependant  il  a 
affronté  d'autres  assauts  de  tiibune  et  de  plus  redoutables  assail- 
lans.  Il  lui  a  suffi  de  parler  pour  que  Vergniaud  fût  perdu  et  que 
Danton  s'écroulât.  11  occupe  la  tribune.  Mais  les  temps  sont  changés. 
Robespierre  a  découvert  le  vide  de  son  système.  11  se  fait  autour 
de  lui  un  recul  instinctif.  Les  clameurs  des  montagnards  reten- 
tissent de  plus  en  plus  profondément  dans  la  plaine;  le  remous 
gagne  ces  régions  molles  et  jusque-là  inertes.  C'étaient  les  mi- 
norités qui  décidaient  auparavant  dans  tous  les  votes  :  la  masse 
s'abstenait.  Robespierre  voit  s'agiter  devant  lui  une  majorité  lormi- 
dable  qui  va  se  lever  d'un  instant  à  l'autre  et  tout  emporter.  Il  se 
trouble.  Ses  ennemis  cependant  craignent  encore  son  sophisme. 
S'il  parle,  il  peut  les  laire  proscrire  :  il  ne  parlera  pas.  Ils  ont, 
pour  l'en  empêcher,  un  moyen  brutal,  mais  efficace,  celui  que  l'on 
a  employé  pour  étouffer  la  voix  de  Louis  XVI  sur  l'échafaud,  le 
bruit.  Ils  vocffèrent,  ils  tapent,  ils  piétinent.  Le  président,  Collot, 
aussi  menacé  au  moins  que  Tallien,  préside  en  complice.  Il  sonne 
avec  irénésie.  Saint-Just,  impassible  en  apparence,  assiste  à  cette 
rébellion  des  élémens  révolutionnaires,  stupéfait  comme  un  thau- 
maturge qu'un  phénomène  imprévu  de  la  nature  dérouterait  dans 
ses  prestiges.  Robespierre  se  débat  et  s'épuise  en  efforts;  hue  par 
la  montagne,  il  se  tourne  vers  la  plaine.  Ces  députés  ont  attendu 
l'événement  pour  prendre  parti.  L'événement  est  venu.  Robespien-e 
leur  semble  écrasé.  Us  le  condamnent.  De  guerre  lasse,  n'ayant 
plus  de  voix  ni  de  souffle,  Robespierre  se  résigne.  Collot  met  aux 
voix  la  mise  en  accusation  des  deux  Robespierre,  de  Couthon  et  de 
Saint-Just.  Les  triumvirs  avaient  dressé  l'assemblée  aux  votes  una- 
nimes ;  elle  vote,  à  l'unanimité,  leur  proscription.  Vers  cinq  hem-es 
et  demie,  la  séance  est  suspendue. 

Cependant  Hanriot,  dont  la  tète  aussi  est  en  jeu,  se  rappelle 
qu'au  2  juin  il  a  fait  reculer  la  Convention  tout  entière  avec  un 
seul  commandement  de  :  «  Canonniers,  à  vos  pièces  !  »  Il  se  lance 


912  REVUE    DES    DEUX    MOi>iDES. 

à  cheval,  dans  les  rues,  appelant  le  peuple  aux  armes.  Vers  cinq 
heures,  une  troupe,  qu'on  évalue  à  plus  d'un  millier  d'hommes, 
se  rassemble,  sur  la  place  de  l'IIotel  de  Ville,  avec  quarante  canons. 
Les  comités  de  salut  public  et  de  sûreté  générale,  prévenus  de  ces 
mouvemens,  interdisent  de  battre  le  rappel  et  font  défendre  aux 
chefs  de  légion  d'obéir  aux  ordres  d'Hanriot.  Celui-ci  courait  encore 
les  rues,  suivi  d'un  seul  aide  de  camp.  Six  gendarmes  le  rencon- 
trent, le  prennent,  le  garrottent  et  l'amènent  au  comité  de  sûreté 
générale.  La  commune  s'est  réunie.  Elle  lance  une  proclamation  : 
«  Peuple,  lève-toi  !  ne  perdons  pas  le  fruit  du  10  août  et  du 
31  mai!  »  Elle  apprend  l'arrestation  d'Hanriot  et  charge  Goffmhal 
de  le  délivrer.  Les  sectionnaires  armés  sont  plus  nombreux.  Gof- 
fmhal les  emmène,  suivi  des  canonniers  et  de  vingt  pièces.  II  marche 
sur  les  Tuileries,  occupe  la  place  du  Carrousel,  fait  braquer  les 
canons  sur  la  salle  des  séances  et  monte  lui-même  au  comité  de 
sûreté  générale.  Il  y  trouve  Hanriot,  le  délivre  et  le  présente  aux 
canonniers  qui  l'acclament. 

Personne  ne  gardait  la  Convention.  La  plupart  des  députés 
s'étaient  dispersés.  Ceux  qui  étaient  restés  suivent  avec  épouvante 
les  progrès  de  l'insurrection.  Ils  se  croient  perdus.  Hanriot,  en 
effet,  peut  les  prendre  d'un  coup.  Il  y  songe;  mais  ses  canonniers, 
le  noyau  de  sa  troupe,  voyant  leur  chef  libre,  ne  comprennent  plus 
pourquoi  ils  devraient  se  battre.  Le  mystère  de  ce  palais,  où  siège 
le  souverain,  les  intimide  malgré  eux.  Tel  est  l'esprit  de  ces  temps 
où  les  paroles  ont  suscité  tant  de  prodiges  et  suggéré  tant  de 
crimes.  Les  grandes  images  républicaines  gardaient  encore,  dans  les 
imaginations  populaires,  toute  leur  puissance.  Les  mêmes  hommes 
qui  auraient  pris  ou  tué,  sans  scrupule,  chaque  conventionnel  indi- 
viduellement, dénoncé  comme  traître  à  la  patrie  et  proscrit  par  la 
loi,  hésitent  et  s'arrêtent  devant  la  majesté  de  cette  loi  même,  de 
l'assemblée  qui  la  fait,  de  cette  république  pour  laquelle  tout  s'ac- 
complit. Le  2  juin,  ils  ont  réduit  la  Convention  à  capituler,  mais  ils 
l'ont  fait  pour  obtenir  le  décret  de  proscription  des  girondins.  Comme 
la  foule  qui  avait  ramené  Louis  XVI  à  Paris  en  octobre  1789  et  en 
juin  1791 ,  ces  révolutionnaires  faisaient  acte  de  foi  au  souverain 
en  le  violentant.  C'est  le  secret  du  2  juin;  c'est  aussi  le  secret  du 
9  thermidor.  Hanriot  vit  ses  hommes  indécis.  Il  alla  chercher  des 
ordres  où  il  pouvait  en  recevoir,  et  fit  faire  volte-face  à  sa  troupe, 
vers  l'Hôtel  de  Ville.  Les  députés,  en  rentrant,  vers  sept  heures, 
dans  la  salle  des  séances,  apprirent  le  péril  auquel  la  Convention 
venait  d'échapper.  Ce  péril  n'était  que  différé. 

Robespierre  avait  été  conduit  à  la  prison  du  Luxembourg.  Le 
geôlier  refusa  de  le  recevoir  sans  un  ordre  de  la  commune.  Diri- 
geant ses  gardiens  qui  semblaient  lui  faire  escorte,  Robespierre  se 


LA    POLITIQUE    DE    ROBESPIERRE.  913 

fit  conduire  aux  bureaux  de  la  police,  sur  le  quai  des  Orfèvres.  Il 
lui  suffisait  d'avoir  échappé  à  l'écrou  du  Luxembourg  ;  il  ne  tenait 
pas  à  être  libre,  à  l'être  surtout  au  milieu  de  la  commune.  11  lui 
convenait  de  conserver  son  rôle  de  victime.  Si  quelque  coup  de 
force  se  tentait  pour  sa  déli\Tance,  il  entendait  en  laisser  les  risques 
à  ses  partisans  pour  en  exploiter  ensuite  les  avantages  avec  d'au- 
tant plus  d'âpreté  que  sa  vertu  en  aurait  été  moins  ternie.  A  cette 
heure  suprême  de  sa  carrière,  il  subtilisait  encore  et  raffinait  sur 
les  ménagemens  de  sa  réputation  et  de  sa  vie.  Il  ne  trouvait  en 
lui-même  d'autres  ressources  que  les  équivoques.  Il  lui  parut  que 
la  police  formait  un  milieu  entre  la  Convention  et  la  commune,  et 
que  ce  serait  la  place  convenable  pour  y  attendre,  en  sûreté,  les 
suites  de  la  journée.  Il  y  arriva  vers  huit  heures.  La  commune,  ce- 
pendant, s'occupait  de  le  sauver,  surtout  de  se  défendre  elle-même. 
Elle  nomma  un  comité  d'action  de  neuf  membres,  enjoignit  à  tous 
les  agents  municipaux  de  n'obéir  qu'à  ce  comité  et  envoya  ColFmhal 
délivrer  Robespierre.  Coffmhal  l'enleva,  en  quelque  sorte,  et  le 
força  à  venir  prendre  le  commandement  des  hommes  qui  se  dispo- 
saient à  se  battre  pour  sa  cause.  A  l'Hôtel  de  Ville,  Robespierre 
retrouva  son  frère,  Couthon,  Saint-Just.  Il  n'avait  plus  à  faire 
qu'acte  de  présence  et  effort  d'attitude.  Ses  complices  se  chargeaient 
de  déployer  l'énergie  qui  lui  manquait. 

Les  conventionnels  apprirent  très  vite  ces  événemens.  Ils  se 
jugent  condamnés  s'ils  attendent  l'attaque.  Ils  protestent,  ils 
jurent,  dans  la  confusion,  de  mourir  à  leur  poste.  Tandis  que 
le  chœur,  qui  remplit  la  scène,  développe  ces  intermèdes  de  tra- 
gédie, les  meneurs  des  comités  avisent  à  l'action.  Ils  proposent  et 
font  décréter  la  mise  hors  la  loi  des  deux  Robespierre,  de  Couthon, 
de  Saint-Just,  du  maire  de  Paris,  des  membres  de  la  commune.  Ils 
expédient,  dans  les  sections,  des  commissaires  pour  y  porter  ce 
décret,  l'expliquer  et  appeler  la  garde  nationale  à  la  défense  de 
l'assemblée.  Ils  nomment  Barras  commandant  en  chef  de  la  force 
armée  de  Paris.  C'est  un  ancien  officier  qui  poursuit  dans  la  révo- 
lution une  carrière  d'aventures  commencée  sous  l'ancien  régûne. 
Bien  né,  de  formes  polies,  l'esprit  résolu,  la  main  rude,  homme  de 
coups  de  bourse  et  de  coups  d'État,  bon  à  enlever  un  prince,  à 
mettre  à  sac  un  couvent,  à  conquérir  une  colonie,  à  écraser  une 
émeute,  à  disperser  une  assemblée,  selon  l'intérêt  du  moment.  11 
recrute  une  poignée  de  montagnards  déterminés,  comme  lui,  à 
jouer  à  fond  la  partie.  Ces  commissaires  se  répandent  dans  les  sec- 
tions. Ils  ne  se  mettent  point  en  frais  d'imagination  ni  d'éloquence, 
ils  accusent  tout  crûment  Robespierre  de  royalisme.  Si  monstrueuse 
TOME  xciv.  —  1889.  58 


{)ill  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

que  soit  l'accusation,  elle  porte.  Les  Parisiens  s'étaient  habitués  à 
croire  les  délateurs  par  cela  même  qu'ils  dénonçaient,  et  à  obéir  à 
quiconque  commandait  au  nom  du  peuple  souverain.  D'ailleurs,  ils- 
avaient  assez  de  Robespierre  qui  promettait  tout,  qui  ne  donnait 
rien,  qui  épouvantait  les  gens  paisibles  et  dérangeait  les  divertisse- 
luens  des  autres.  Ce  qui  venait  de  se  passer  dans  la  Convention, 
entre  la  montagne  et  la  plaine,  allait  se  répéter  dans  Paris.  La  terrible 
formule  :  hors  la  loi!  imposait  auxplus  grossiers.  Robespierre  l'avait 
environnée  d'une  sorte  d'horreur  sacrée  qui  tenait  de  la  république 
des  Romains  et  de  l'inquisition  des  Espagnols.  Les  sections  avaient 
suivi  la  commune,  parce  que  la  commune  possédait  la  force,  et  Ro- 
bcyspierre  parce  qu'il  personnifiait  la  Convention.  Les  commissaires 
dissipèrent  l'équivoque.  Les  sections  virent  d'un  côté  la  Convention 
et  de  l'autre  la  commune  :  elles  se  prononcèrent  pour  la  Conven- 
tion qui  représentait  le  peuple,  la  répubhque,  la  loi,  c'est-à-dire 
tout  ce  qui  demeurait,  dans  les  esprits,  des  idées  de  souveraineté 
et  de  gouvernement. 

A  deux  heures  du  matin,  la  Convention  disposait  d'une  force  ar- 
mée supérieure  à  celle  de  la  commune  ;  mais  elle  pouvait  surtout 
Yaincre  la  commune  parce  que  cette  force  qu'elle  lui  opposait  n'était 
point  une  force  contre-révolutionnaire  :  c'était  la  révolution  même 
en  armes,  réagissant  sur  elle-même  pour  se  sauver  de  ses  propres 
excès.  La  Convention  prend  l'offensive.  Rarras  et  Bourdon  marchent 
sur  l'hôtel  de  ville  et  dispersent  les  bandes  attroupées  sur  la  place. 
Habituées  à  tout  voir  céder  devant  leur  attaque,  ces  bandes  tour- 
billonnèrent dès  qu'elles  se  virent  assaillies  par  une  troupe  résolue. 
Traqués  dans  l'hôtel  de  ville,  Robespierre  le  jeune,  Couthon,  Saint- 
Just  se  débattaient  dans  l'étoiinement  et  l'impuissance;  Maximihen 
Robespierre,  comme  figé  en  lui-même,  paralysait  par  son  incertitude 
ce  qui  subsistait  d'entreprise  chez  les  siens..  Il  n'avait  eu  qu'une 
pohiique  :  faire  peur,  toujours  plus  peur,  afin  de  vivre;  il  avait 
tant  fait  peur  qu'à  la  fin  on  allait  le  tuer.  Il  ne  comprenait  pas. 
Tout  à  coup,  un  gendarme  du  nom  de  Méda  pénètre  dans  la  salle 
du  conseil,  un  pistolet  à  la  mahi.  Il  reconnaît  Robespierre  affaissé 
dans  un  fauteuil,  la  tête  reposant  sur  la  main  gauche.  Il  marche 
sur  lui,  tire  et  lui  brise  la  mâchoire.  Les  assaillans  envahissaient 
partout.  Il  y  eut  comme  un  vertige  de  mort.  Lebas  se  brûle  la 
cervelle.  Robespierre  le  jeune  se  jette  par  la  fenêtre.  Les  autres 
sont  pris.  Maximilien  Robespierre,  frappé  à  mort,  défiguré  par  sa 
blessure,  son  habit  bleu  de  l'Être  suprême  dechu'é  en  lambeaux,, 
souille  de  sang  et  de  poussière ,  est  porté  au  comité  de  sûreté 
générale.  On  l'y  laisse  sans  secours  jusqu'au  matin.  Un  cliirur- 
gien  le  panse  alors,  afin  qu'il  puisse  paraître  au  tribunal  et  figurer 


LA    POLITIQUE    DE    ROEESI'IKRRE.  915 

SQi"  l'échafaud.  Aux  difïérentes  stations  où  l'on  le  traîne,  la  popu- 
lace, qu'il  avait  encensée,  menace  de  l'écharper.  Elle  l'invective  de 
ces  noms  de  sire!  et  de  roi!  dont  il  a  fait  les  pires  des  injures. 
Toutes  les  ignominies  que  douze  mois  d'anarchie  terroriste,  l'habi- 
tude du  sang,  la  familiarité  des  supplices,  l'opprobre  jeté  sur  les 
vaincus,  avaient  enseignées  à  la  foule  parisienne,  Uobespierre  les 
éprouva.  Il  subit  cette  loi  d'égalité  dont  il  s'était  armé  pour 
s'élever  au  sommet  de  l'État  et  faire  de  son  personnage  d'em- 
prunt quelque  chose  de  plus  formidable  que  Richelieu  et  Calvin 
réunis.  Il  ne  montra  ni  de  remords  de  ses  actes  ni  de  désillusion 
de  ses  idées.  Il  supporta  cette  agonie,  qui  dura  quinze  heures,  avec 
le  stoïcisme  de  la  vertu  méconnue  par  les  hommes  et  victime  de 
l'adversité  des  choses.  Si  l'on  considère  qu'il  était  né  doux,  sen- 
sible et  pusillanime,  que  l'ambitieux  et  le  machiavéliste  n'étaient 
•chez  lui  que  les  dehors  d'un  utopiste,  fanatique  de  sa  chimère, 
•et  d'un  hypocondriaque  obsédé  des  hallucinations  de  la  mort,  on 
juge  qu'il  a  dû  eflroyablement  souiïrir. 

On  vit,  à  la  rapidité  et  à  la  profondeur  de  sa  chute,  à  la  grossiè- 
reté des  hommes  qui  le  renversèrent,  à  l'écroulement  subit  et  irré- 
médiable de  son  système,  de  quel  poids  il  pesait  sur  la  France  et 
combien  cependant  il  était  peu  de  chose  dans  la  république.  Aussi 
longtemps  qu'il  s'enveloppa  de  soupçons  et  qu'il  se  lit  pour  ainsi 
dire,  un  rempart  de  ses  ennemis,  il  put  dissimuler  le  néant 
-de  son  âme;  mais  quand  il  eut  tout  abattu  devant  lui,  qu'il  se 
présenta  seul  devant  le  peuple,  et  que  l'heure  vint  de  révéler 
son  secret,  il  demeura  banal  et  s'échappa  encore  en  délations.  On  le 
fit  taii'e  :  il  resta  consterné.  Il  lui  avait  suffi  de  triompher  pour  perdre 
son  prestige.  Quelqu'un  le  frappa  du  pied  et  il  tomba.  Le  peuple 
s'était  admiré  en  sa  personne;  il  le  renia  lorsqu'il  vit  en  lui  ce 
qu'il  méprise  le  plus,  un  rhéteur  sans  souille,  un  visionnaire  effaré, 
un  prophète  confondu,  un  tyran  écrasé.  Robespierre  avait  telle- 
ment identifié  la  Terreur  avec  sa  personne  que,  lui  abattu,  la  Ter- 
reur s'évanouit  d'elle-même.  Elle  avait  perdu  son  masque,  et  avec 
son  masque,  sa  raison  d'être. 


Albeut  Sorel. 


FEMMES    SLAVES 


IIP. 

ZARKA    (la  dalmatie). 


Là-haut,  sur  le  plateau  montagneux  dalmate,  non  loin  de  la 
frontière  du  Monténégro,  se  trouvent,  depuis  des  siècles,  deux  vil- 
lages qui  sont  aussi  près  que  loin  l'un  de  l'autre.  Près,  parce  qu'ils 
ne  sont  séparés  que  par  un  profond  ra"\in,  de  sorte  que  les  chau- 
mières de  Bratinje  et  de  Mladoska  sont  construites,  vis-à-vis  les 
unes  des  autres,  à  peine  à  la  distance  d'un  coup  de  fusil.  Loin, 
parce  qu'aucun  pont  ne  traverse  ce  sombre  ravin,  et  que,  pour  se 
rendre  d'un  village  à  l'autre,  par  la  route  qui  serpente  sur  les 
flancs  de  la  montagne,  il  faut  au  moins  deux  heures. 

Là,  où  l'on  n'aperçoit  que  des  rochers  stériles,  s'étendait  autre- 
fois une  superbe  forêt  qui  foiu-nit  pendant  longtemps  à  la  fière  ré- 
publique de  Venise  des  mâts  pour  ses  navires. 

Aujourd'hui,  le  soleil  darde  ses  rayons  brûlans  sur  toute  l'éten- 
due de  ces  rochers  escarpés  que  n'ombrage  aucun  arbre,  où  ne 
végètent  que  des  herbes  chétives,  alternant  avec  des  mousses  jau- 
nâtres. Avec  leurs  murs  noircis  par  le  temps,  les  deux  villages 
sont  comme  des  oasis  dans  le  désert  pierreux  où,  en  été,  semble 
régner  le  simoun,  en  hiver  le  vent  polaire  glacial. 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  juin. 


FI-M-MES    SLAVES.  917 

Au  pied  de  ces  rochers,  s'étend  un  autre  désert,  mais,  celui-là, 
brillant,  étincelant,  murmurant,  plein  de  vie  et  de  mouvement, 
c'est  l'Adriatique  azurée. 

La  principale  l'amille  de  Bratinje  était  celle  des  Valentak.  A  Mla- 
doska,  les  Dragalitsch  étaient  considérés  comme  les  chefs  du  ])etit 
village.  Une  vieille,  très  vieille  haine  existait  entre  les  deux  familles 
depuis  la  domination  des  Vénitiens.  Cette  haine  s'était  montrée 
très  ardente  sous  la  souveraineté  des  Français,  du  temps  de  Napo- 
léon I".  A  plusieurs  reprises,  la  ^endetta,  cette  loi  sacrée  des 
montagnards  dalmates,  avait  fait  des  victimes  parmi  ces  popula- 
tions ennemies.  Depuis  lors,  grondait  une  sourde  rancune,  qui  se 
serait  plus  dune  fois  manifestée  par  des  actes  sanglans,  sans  la  vi- 
gilance des  gendarmes  autrichiens. 

Ln  jour  d'été,  il  arriva  qu"Anaclète  Dragalitsch,  menant  paître 
son  troupeau,  accompagné  de  son  fils  Spalatine,  fut  obligé  d'aller 
loin,  bien  loin,  jusqu'au  Mont-du-Roi,  avant  de  trouver  un  peu  de 
verdure.  Là,  se  trouvait  déjà  Chytran  Valentak. 

Pendant  quelque  temps,  les  chèvres  et  les  agneaux  des  deux  en- 
nemis continuèrent  de  paître  séparés,  les  uns  des  autres,  comme 
s'ils  eussent  partagé  les  sentimens  de  leurs  maîtres.  Mais,  tout  à 
coup,  deux  béliers  puissans  s'étant  rencontrés,  ils  se  heurtèrent 
l'un  contre  l'autre,  et  leur  lutte  furieuse  amena  une  dispute  entre 
les  deux  hommes. 

Tous  deux  étaient  de  vrais  Dalmates,  c'est-à-dire  deux  géants 
maieres  et  musculeux.  La  tête  chauve  de  Chvtran  était  remar- 
quable  pai'  deux  yeux  sombres,  aux  regards  perçans,  enfoncés 
sous  des  sourcils  touffus,  tandis  qu'Anaclète  était  reconnaissable  à 
distance  par  les  boucles  blanches  de  sa  chevelure,  et  sa  moustache 
pendante,  noire  comme  des  ailes  de  corbeau. 

Pour  combattre,  ces  rudes  pasteurs,  espèce  de  chevaliers  vêtus 
de  toile  grossière,  méprisaient  les  armes  vulgaires  ;  ils  ne  luttaient 
ni  à  coups  de  poing  ni  à  coups  de  couteau.  Après  s'être  provoqués 
par  quelques  apostrophes  pleines  de  fureur,  ils  ôtèrent  brusque- 
ment, comme  à  un  signal  donné,  leurs  manteaux  velus  et  tirèrent 
leurs  handjars  de  lem-  ceinture.  Puis,  ils  se  ruèrent  l'un  sur 
l'autre  en  poussant  une  sorte  de  cri  de  guerre. 

Au  moment  où  la  lutte  s'engageait,  Spalatine,  le  fils  de  Draga- 
litsch, était  éloigné  de  son  père  d'environ  deux  cents  pas;  il  se  mit 
à  courir,  mais,  quand  il  arriva,  Anaclète  était  étendu  sur  le  sol, 
râlant.  Chytran  avait  disparu. 

Trois  jours  après  ce  duel,  tous  les  parens  des  Dragalitsch  étaient 
réunis  dans  la  maison  mortuaire,  et  lorsqu'ils  l'eurent  enterré 
avec  toute  la  solennité  usitée,  Spalatine,  gravement,  dignement, 
prit  possession  du  titre  de  chef  de  famille.  11  faut  dh-e  que,  désor- 


918  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mais,  toute  sa  famille  se  composait  de  lui  et  de  sa  sœur  Zarka,  qui, 
d'un  couvent  de  Raguse,  où  elle  était  élevée  par  des  nonnes,  ac- 
courut pour  assister  aux  funérailles  de  son  père. 

—  Mais  qui  vengera  la  mort  du  père?  denianda-t-elle  au  mo- 
ment de  monter  dans  la  barque  qui  devait  la  reconduire  à  Ra- 
guse. 

—  Qui?  répliqua  sourdement  Spalatine  d'un  air  menaçant,  tu  le 
sauras  bientôt;  bientôt,  tu  entendras  parler  de  moi. 

En  elî'et,  un  soir,  que  Chytran  Valentak,  au  milieu  du  brouillard 
argenté  de  la  lune,  longeait,  le  fusil  sur  l'épaule,  le  bord  du  ravin 
qui  séparait  les  deux  villages,  dans  l'intention  de  tirer  la  zibeline, 
il  s'entendit  tout  à  coup  s'appeler  de  l'autre  bord. 

—  Qui  m'appelle  ? 

—  C'est  moi,  Spalatine. 

Chytran  comprit  de  quoi  il  s'agissait.  —  Je  t'attends!  cria-t-il. 

—  As-tu  ton  fusil  ? 

—  Oui. 

—  Penses-tu  que  la  balle  arriverait  jusqu'ici? 

—  Tu  aurais  tort  d'en  douter. 

—  Alors,  si  tu  veux,  nous  compterons  jusqu'à  trois,  et  nous 
tirerons  en  même  temps. 

Spalatine  s'avança  jusqu'à  l'extrême  bord  du  gouffre,  et  mit  en 
joue.  Chytran  en  fit  autant  de  son  côté,  et  compta  :  un,  deux,  trois. 
Les  deux  coups  n'en  firent  qu'un  :  Spalatine ^et  Chytran  étaient  tou- 
jours debout,  mais,  soudain,  celui-ci  invoqua  la  sainte  Vierge, 
chancela  et  tomba,  la  figure  en  avant,  au  fond  du  ra^dn. 

Dans  la  même  nuit,  Spalatine  s'enfuit  du  village.  Les  gendarmes 
et  les  douaniers  le  cherchèrent  longtemps  en  vain,  mais  en  re- 
vanche, Lazar  Valentak,  le  fils  de  Chytran,  finit  par  le  découvrir 
dans  une  des  cavernes  de  la  montagne,  où  Aida,  sa  fiancée,  hu 
portait,  de  temps  à  autre,  des  vivres  et  des  munitions. 

Spalatine  n'essaya  pas  de  fuir.  Il  craignait  la  prison,  mais  il  était 
prêt  à  recommencer  la  lutte  avec  ses  ennemis  mortels.  Avec  beau- 
coup de  sang-froid  et  de  courtoisie,  les  deux  jeunes  gens  choisirent 
le  champ  de  bataille,  divisant  entre  eux  le  soleil  et  le  vent,  et 
s'avancèrent  l'un  sur  l'autre,  le  handjar  à  la  main. 

Le  combat  fut  long,  et  tellement  acharné  que  leur  sang  cou- 
lait de  plusieurs  blessures,  et  que  les  forces  commençaient  à  leur 
manquer.  Enfin,  Spalatine  tomba  frappé  à  mort.  Faisant  ensuite  un 
dernier  effort,  Lazar  Valentak  se  traîna  jusqu'à  la  frontière  monté- 
négrine, qui  se  trouvait  à  une  centaine  de  pas  du  lieu  du  combat,  la 
franchit,  et  s'affaissa,  en  perdant  connaissance,  sur  le  sol  étranger. 
Il  fut  trouvé  dans  cet  état  par  un  chasseur  qui,  avec  l'aide  d'une 
bergère,  le  porta  dans  le  village  monténégrin  le  plus  proche. 


FEMMES    SLAVES.  919 

Zarka  vint  aux  funérailles  de  son  frère,  puis  elle  retourna  à  Ra- 
guse  pour  faire  ses  adieux  définitifs  au  couvent.  Quand  elle  revint 
à  Mladoska  pour  entrer  en  possession  de  la  maison  abandonnée,  il 
n'existait  plus,  des  deux  familles  ennemies,  que  Lazar  Yalentak  et 
elle. 

Personne  ne  parlait  à  Zarka  du  devoir  traditionnel  qui  semblait 
lui  incomber  de  venger  la  mort  de  son  frère,  car  elle  n'était  qu'une 
femme,  et  les  montagnards  à  moitié  sauvages  des  bords  de  l'Adria- 
tique, ne  considérant  la  femme  que  comme  une  sorte  de  bête  de 
somme,  ne  peuvent  la  croii'e  capable  de  sentimens  belliqueux  et 
chevaleresques. 

On  ne  lui  parlait  pas  de  la  vendetta,  mais  on  la  traitait  comme 
une  paria  couverte  d'ignominie,  malgré  son  innocence.  Ses  voisins 
l'évitaient,  ses  parens  même  s'éloignaient  d'elle.  Elle  vivait  ainsi 
abandonnée  dans  sa  cabane,  comme  une  maudite,  seule  avec  ses 
chèvres  et  ses  agneaux  qu'elle  menait  paître,  loin  du  village,  dans 
des  lieux  où  elle  espérait  ne  rencontrer  personne. 

Souvent,  elle  se  tenait  assise  sur  un  bloc  de  pien-e,  couvert  de 
lichen,  ayant  devant  elle,  presque  à  ses  pieds,  la  mer  bleue  et  cha- 
toyante, promenant  ses  regards  dans  le  lointain,  à  travers  cette 
humide  solitude  où  passaient  des  voiles  blanches  et  d'où  s'élevait, 
de  temps  à  autre,  la  colonne  de  fumée  de  quelque  bateau  à  vapeur. 
Alors,  il  lui  arrivait  parfois  de  maudire  l'heure  de  sa  naissance  et 
d'accuser  le  Créateur  de  l'avoir  placée,  dans  ce  monde  grossier  et 
cruel,  sous  la  forme  d'une  femme  faible,  impuissante  et  méprisée. 
Heureusement,  elle  avait  une  foi  si  touchante  et  si  profonde  qu'elle 
se  relevait  vite  de  ces  défaillances  et  se  mettait  à  prier  Dieu  de  lui 
donner  la  force  nécessaire  pour  supporter  son  sort  avec  résignation. 

Un  jour,  elle  rencontra  une  bergère  de  Bratinje  :  —  Est-ce  que 
Lazar  Valentak  est  chez  lui?  demanda-t-elle. 

—  \on. 

—  Tu  le  connais  ? 

—  Si  je  le  connais! 

—  Quel  au"  a-t-il  ? 

—  Si,  un  jour,  tu  rencontres  un  jeune  honnne  à  la  ^ue  de  qui 
ton  cœur  commence  à  battre  avec  précipitation,  ce  sera  Lazar. 

Zarka  se  mit  à  réfléchir,  (c  11  se  cache,  »  pensa-t-elle. 

—  On  dit  qu'il  s'est  enfui  en  Italie  et  qu'il  s'est  enrôlé  comme 
soldat,  dit  la  bergère. 

Zarka  poussa  un  gros  soupir. 

Quelques  jours  plus  tard,  dans  une  de  ses  pérégrinations,  elle  se 
trouva  sur  le  territoire  monténégrin.  Là,  dans  un  bois  de  sapins, 
elle  vit  tout  à  coup  un  jeune  chasseur  s'approcher  d'elle.  Tous  deux 


920  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

s'arrêtèrent  surpris  et  se  regardèrent  quelques  instans  avec  une 
sorte  d'admiration. 

Dans  son  costume  monténégrin,  avec  sa  chaussure  fixée  par  des 
courroies,  son  pantalon  large,  sa  jaquette  courte  et  garnie  de  bran- 
debourgs, sa  casquette  ronde,  plate,  ornée  de  plumes  de  paon,  le 
handjar  et  les  pistolets  à  la  ceinture,  un  fusil  incrusté  d'argent  au 
bras,  il  apparut  à  la  jeune  fille  comme  un  héros  des  épopées  slaves 
méridionales. 

Quant  à  Zarka,  sa  beauté  était  de  nature  à  charmer  des  regards 
plus  expérimentés  que  ceux  du  beau  montagnard.  Avec  son  cos- 
tume moitié  slave,  moitié  turc,  ses  petites  bottes  rouges,  son  court 
jupon  bleu,  sa  petite  jaquette  brodée  d'or  et  garnie  de  fourrure, 
s'arrétant  à  la  ceinture,  et  son  petit  fez,  elle  eût  été  capable  de  se 
faire,  d'esclave  du  sultan,  sa  toute-puissante  souveraine,  comme 
jadis  la  belle  Paisse  Anastasia  Listoska. 

Son  cœur  se  mit  à  battre  plus  vivement  dès  que  son  regard  se 
rencontra  avec  le  regard  ardent  du  bel  inconnu.  Elle  se  demanda, 
toute  troublée,  si  ce  n'était  pas  Lazar. 

—  Qui  es-tu?  s'écria-t-elle,  d'un  ton  qui  semblait  contenir  une 
menace. 

—  Vak  Marjewitsch  est  mon  nom,  et  j'habite  le  village,  ici  tout 
près,  où  s'élève  la  maison  de  mon  père. 

—  Tu  es  donc  Monténégrin  ? 

—  Certainement;   ne  sommes-nous  pas   en  pays  monténégrin? 
Zarka  baissa  la  tête  en  pâlissant  et  comme  saisie  d'une  terreur 

subite. 

—  Qu'as-tu  donc,  ô  charmante  fille? 

—  Rien,.,  rien. 

De  nouveau  elle  leva  ses  yeux  sur  lui,  mais  en  rougissant  cette 
fois.  Puis  elle  se  disposa  à  s'éloigner  en  murmurant  :  «  Adieu! 
que  Dieu  te  protège  !  » 

—  Nous  ne  devons  pas  nous  séparer  ainsi,  dit  le  jeune  homme, 
surtout  sans  que  tu  m'aies  appris  ton  nom  et  celui  de  ton  père. 

—  Je  suis  Zarka,  la  fille  de  Dragalitsch  de  Mladoska. 

Si  elle  n'avait  pas  baissé  les  yeux  en  parlant,  elle  aurait  pu  voir 
pâlir  l'inconnu  en  entendant  le  nom  qu'elle  venait  de  prononcer. 

—  Tu  es  belle,  Zarka!  s'écria-t-il  en  reprenant  presque  aussitôt 
son  sang-froid,  tu  es  belle  comme  l'aube  d'un  beau  jour,  comme  la 
rose  à  peine  éclose,  comme  la  lune  dans  sa  robe  nuptiale  argentée! 
Aussi,  je  t'aime  déjà,  et  je  ne  te  laisserai  pas  partir  ainsi. 

—  Pourquoi?  que  me  veux-tu?  demanda-t-elle  en  tressaillant. 

—  Je  veux  te  prendre  pour  femme. 
Elle  secoua  tristement  la  tète. 


fEMMES    SLAVE».  921 

—  Pourquoi  ne  voudrais-tu  pas  de  moi?  fit-il  en  enlaçant  de  son 
bras  \igoureux  la  taille  svelte  de  Zarka,  est-ce  que  je  te  déplais? 
te  sens-tu  incapable  de  m'aimer? 

Elle  leva  sur  lui  ses  beaux  yeux  remplis  de  larmes,  et,  de  sa  jolie 
tête,  fit  signe  que  non, 

—  Alors,  tu  veux  bien  m'aimer? 

—  Oui,  car  je  t'aime  déjà. 

-  —  Pourquoi  donc  ne  veux-tu  pas  être  ma  femme? 

—  Ce  n'est,  de  ma  part,  ni  mépris,  ni  dédain  ;  je  n'ai  aucun  motif 
de  te  mépriser,  et  quelle  est  la  jeune  fille  qui  serait  assez  aveugle 
pour  te  dédaigner?  Ne  m'oblige  pas  à  te  dire  mon  secret;  il  ne  pèse 
déjà  que  trop  sur  mon  cœur. 

—  Est-ce  que  tu  ne  portes  pas  un  nom  honorable? 

—  Hélas  !  je  n'ai  rien  fait  pour  ternir  ce  nom.  Je  suis  une  inno- 
cente victime  de  la  folie  des  hommes. 

—  Eh  bien!  répUqua  l'inconnu  avec  hauteur,  laisse-moi  le  soin 
de  réparer  le  mal  que  l'on  t'a  fait,  je  saurai,  moi,  te  faire  respecter, 
toi  et  ton  nom,  et  tu  pourras  relever  fièrement  la  tête.  Adieu!  bien- 
tôt tu  auras  de  mes  nouvelles. 

—  Adieu!  répondit-elle. 

Elle  fixa  sur  lui  un  regard  ardent,  puis,  de  ses  mains  hàlées,  elle 
le  saisit  par  les  boucles  noires  de  sa  chevelure,  non  avec  la  dou- 
ceur et  les  transports  attendris  d'une  amante  civiUsée,  mais  avec 
l'emportement  et  la  fureur  d'une  belle  bête  fauve  de  la  souple  race 
des  féhns  quand  elle  s'élance  sur  sa  proie.  Elle  pressa  ses  lèvres 
brûlantes  sur  celles  du  jeune  homme  et  s'enfuit. 

—  Zarka!  cria-t-il  en  courant  après  elle. 

—  Que  me  veux- tu? 

—  Donne-moi  la  bague  que  tu  portes  à  ton  doigt. 

Elle  s'arrêta  et  revint  jusqu'à  lui.  11  retira  lui-même  la  bague 
d'argent  qu'elle  portait,  et  la  remplaça  par  une  autre  en  or. 

—  Maintenant,  tu  es  ma  fiancée,  lui  mm*mura-t-il  doucement  à 
l'oreille. 

Elle  lui  envoya  un  dernier  regard  plein  de  reconnaissance  et 
d'ardente  tendresse,  et  ils  se  séparèrent. 

La  première  fois  qu'elle  le  rencontra  de  nouveau,  il  venait  de 
tuer  un  aigle.  Ils  allèrent  s'asseoir  côte  à  côte  sur  une  pente 
douce,  à  l'ombre  d'un  gros  pin  qui  s'élevait  solitaire  sur  la  hau- 
teur, étreignant  de  ses  puissantes  racines  les  rochers  éternels,  et 
baignant  ses  branches  d'un  vert  sombre  dans  la  lumière  dorée  du 
soleil.  I.e  jeune  chasseur  tenait  la  bergère  entre  ses  bras,  lui  mur- 
murant à  l'oreille  de  douces  paroles  d'amour,  tandis  que  le  trou- 
peau paissait  paisiblement  autour  d'eux. 


922  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ils  étaient  devenus  pensifs.  Tout  à  coup,  Zarka  leva  la  tête  ;  sa 
figure  avait  pris  un  air  sévère ,   son  regard  était  devenu  sombre. 

—  Il  faut,  mon  bien-aimé,  dit-elle,  que  tu  me  promettes  une 
chose. 

—  Tout  ce  que  ton  cœur  voudra. 

—  Eh  bien  !  je  veux  que,  pour  cadeau  de  noces,  tu  m'apportes 
la  tête  de  Lazar  Valentak. 

0  —  Tu  l'auras,  dit  le  jeune  homme  avec  un  sourire  ;  il  ne  tiendra 
même  qu'à  toi  de  la  voir  se  prosterner  à  tes  pieds,  car  Lazar  Va- 
lentak,.. c'est  moi. 

A  cet  aveu  inattendu,  Zarka  se  détacha  bruscfuement  des  bras 
qui  l'enlaçaient  et  bondit  sur  ses  pieds.  —  Toi!  Lazar?  Tu  m'as 
donc  menti? 

—  Oui,  je  t'ai  menti  ;  oui,  je  me  suis  présenté  à  toi  sous  un  nom 
étranger,  parce  que,  dès  que  je  t'ai  vue,  je  t'ai  aimée.  Est-ce 
qu'entre  nous  il  n'a  pas  coulé  assez  de  sang  des  deux  côtés?  Désor- 
mais, nous  devons  vivre  en  paix.  C'est  Dieu  qui  le  veut! 

—  Jamais!  s'écria  Zarka,  pâle  et  tremblante.  Le  sang  de  mon 
frère  est  encore  sur  tes  mains.  La  mort  seule  pourrait  nous  récon- 
cilier. 

—  Tu  sais  bien,  Zarka,  ma  bien-aimée,  que  rien  ne  t'oblige  à 
continuer  la  vendetta. 

—  Pourtant,  je  te  tuerai  si  tu  ne  me  tues  pas  avant. 

—  Tu  me  hais  donc  bien? 

■■ —  Non,  Lazar,  je  t'aime,  répondit  tristement  Zarka;  mais,  entre 
nous  se  dressent  les  ombres  de  tous  ceux  qui  ont  péri  victimes  de 
la  vieille  haine.  Nous  ne  serions  jamais  heureux. 

Lazar  inclina  la  tête  :  —  Tu  as  raison,  dit-il.  Il  réfléchit  un  instant. 

—  Alors,  tue-moi,  ajouta-t-il  en  se  redressant. 

: —  Soit,  je  vais  te  tuer!  fit-elle  en  s'elïorçant  d'être  énergique. 
Lazar  prit  son  pistolet  à  sa  ceinture  et  le  lui  tendit.  Elle  visa  la 
poitrine  de  son  fiancé,  puis  laissa  tomber  sa  main.  —  Je  ne  peux 
pas  !  dit-elle  à  moitié  défaillante. 

—  Alors,  mourons  ensemble!  s'écria  Lazar,  le  veux-tu? 

—  Oui,  je  le  veux! 

Lazar  la  prit  dans  ses  bras,  appuya  une  dernière  fois  ses  lèvres 
sur  celles  de  la  malheureuse  jeune  fdle  et  lui  enfonça  son  handjar 
dans  le  sein  :  —  Tire  mahitenant  sur  moi,  lui  dit-il  en  la  couchant 
doucement  par  terre  et  en  dirigeant  vers  lui  le  canon  du  pistolet 
qu'elle  n'avait  pas  abandonné.  Un  coup  retentit,  plusieurs  fois  répété 
par  l'écho  le  long  de  la  montagne  et  Lazar  tomba  foudroyé  à  côté 
de  Zarka.  La  jeune  fille  laissa  aller  sa  tête  déjà  toute  pâle  sur  la 
poitrine  de  son  fiancé,  qu'elle  inonda  de  sang  chaud  et  pourpre,  et 
mourut. 


FEMMES    SLAVES.  923 

IV. 
LA    PÉNITENTE   (petite-russie/. 


C'était  jour  de  grande  foire  au  chef-lieu  du  district.  La  vaste 
place  était  couverte  de  baraques  lormant  des  avenues  et  des  rues, 
comme  une  seconde  ville,  pleine  de  vie,  de  mouvement  et  de  bruit. 
Des  milliers  de  gens  circulaient  sous  le  ciel  bleu,  par  le  soleil  doré 
d'une  belle  et  fi-oide  journée  d'automne.  Les  paysans  petits-rus- 
siens  étaient  venus  avec  leurs  chariots  attelés  de  trois  chevaux, 
suivis  d'un  poulain,  la  cloche  au  cou.  Parmi  les  pelisses  en  peau 
de  mouton  blanche  et  les  foulards  multicolores  des  paysannes,  on 
apercevait  les  caftans  noù*s  des  Juifs,  les  figures  rusées  des  Amné- 
niens,  les  sérieux  Karaïtes  aux  longues  barbes,  et  les  Menonites 
avec  leurs  cheveux  blonds. 

Des  gentilshommes  polonais,  vêtus  de  redingotes  à  brande- 
bourgs, traversaient  lentement  la  foule  dans  leurs  voitures.  Çà  et  là 
de  grandes  dames  en  toilettes  élégantes,  de  leur  siège,  souriaient 
et  coquetaient. 

Ici  on  marchandait  des  chevaux  fins  et  fougueux,  là  des  bœufs 
magnifiques,  de  race  hongroise,  aux  cornes  en  forme  de  lyre.  Des 
paysannes  admiraient  des  bijoux  en  faux  corail,  des  perles  de 
verre,  des  foulards  aux  teintes  voyantes,  des  bottes  en  maroquin,, 
de  toutes  couleurs,  pendant  que  les  enfans  mordaient  à  belles 
dents  dans  le  pain  d'épice,  et  que  les  hommes  se  régalaient  d'eau- 
de-vie. 

Ceux  qui  manquaient  d'argent  s'acquittaient  avec  des  produits 
agricoles.  Il  s'établissait  une  sorte  d'échange,  comme  chez  les  trap- 
peurs américains  ou  dans  les  bazars  de  l'Asie. 

Des  paysannes  payaient  un  petit  pot  de  fard  ou  un  peigne  avec 
quelques  mesures  de  blé  ou  un  certain  nombre  de  peaux  de  brebis. 

Au  son  de  la  grosse  caisse,  des  écoliers,  des  servantes  et  des 
soldats  s'élançaient  sur  les  chevaux,  les  cygnes  et  les  cerfs  de  bois, 
et  tournaient  tous  dans  un  tourbillon  vertigineux.  Non  loin  de  là 
criaient  des  perroquets,  devant  la  tente  d'une  ménagerie  à  l'aspect 
misérable,  et  deux  athlètes,  tout  transis  dans  leure  maillots  par- 
semés de  paillettes  d'or,  exécutaient  des  tours  variés. 

Des  Juifs  et  des  Tziganes  faisaient  entendre  leurs  mélodies  sau- 
vages auxquelles  se  mêlait  le  bruit  assourdissant  des  trompettes 
et  des  tambours  d'enlant,  des  flûtes  et  des  petits  violons. 

Au  milieu  de  cette  foule  et  de  ce  vacarme  se  promenait  paisible- 
ment un  jeune  homme  habillé   en  bourgeois.  C'était  un   étudiant 


924  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nommé  Roman  Dorochcnko,  qui  était  venu   passer  quelques  jours 
de  vacances  chez  ses  parens,  de  braves  provinciaux. 

11  avait  le  vrai  type  cosaque  :  grand,  élancé,  nerveux,  les  che- 
veux blonds  coupés  ras,  il  portait  haut  sa  jolie  tête  aux  traits  sé- 
vères et  réguliers,  et  ses  yeux  au  regard  hardi  lui  donnaient  un 
air  fier  et  provocant.  Il  n'achetait  rien,  n'avait  rien  à  vendre,  et  ne 
prêtait  pas  plus  d'attention  aux  tigres  et  aux  jongleurs  qu'aux  jo- 
lies femmes  dans  leurs  toilettes  parisiennes  et  aux  filles  du  village 
avec  leurs  lourdes  tresses. 

11  marchait  au  milieu  de  tout  ce  monde,  comme  parmi  les  arbres 
morts  d'une  sombre  forêt  de  sapins,  et  paraissait  absorbé  dans  ses 
pensées. 

Soudain  un  grand  mouvement  se  produisit  dans  la  foule  com- 
pacte. 11  se  fit  un  silence  que  troublait  seul  le  cri  perçant  des  aras; 
tout  le  monde  s'écarta  avec  une  sorte  de  respect  et  un  léger  fré- 
missement. 

Une  apparition  étrange,  mystérieuse  et  surhumaine  traversa 
lentement  la  large  voie  que  formait  cette  multitude  d'hommes. 
C'était  une  jeune  femme  d'une  beauté  énigmatique,  diabolique  et 
angélique  à  la  fois.  Elle  était  grande  et  forte  ;  son  vêtement  simple 
et  de  couleur  sombre,  retenu  à  la  taille  par  une  corde  grossière, 
laissait  voir  son  cou,  sa  nuque  et  ses  bras  magnifiques  brûlés  par 
le  soleil.  Elle  marchait  pieds  nus,  et  la  tête  nue.  Ses  cheveux  opu- 
lens,  d'un  blond  rougeàtre,  tombaient  dénoués  jusqu'il  ses  hanches. 
Sa  belle  tête,  aux  yeux  candides,  était  courbée  profondément  et  son 
dos  ployait  presque  sous  le  poids  d'une  grande  croix,  grossière- 
ment charpentée.  Pourtant  elle  était  aussi  fière  dans  son  abaisse- 
ment, que  touchante  dans  son  mépris  du  monde.  Tous  la  regar- 
daient surpris  ;  quelques-uns  faisaient  le  signe  de  la  croix,  mais 
personne  n'osait  lui  adresser  la  parole. 

Ce  ne  fut  qu'à  l'extrémité  de  la  ville,  arrivée  aux  dernières  mai- 
sons, qu'une  voix  humaine  résonna  pour  la  première  fois  à  son 
oreille. 

Sur  les  marches  d'une  petite  maison,  nouvellement  blanchie,  une 
femme  jeune  et  jolie  se  tenait  debout,  un  petit  bonnet  sur  la  tête, 
se  prélassant  avec  complaisance  dans  sa  kazabaïka  garnie  de  four- 
rure. Le  poing  sur  la  hanche,  dans  tout  l'orgueil  de  sa  vertu 
cruelle,  elle  lui  jeta  un  regard  moqueur  et  s'écria:  «  Ah!  voyez 
la  pécheresse,  elle  a  flétri  sa  jeunesse  dans  la  débauche,  et  main- 
tenant qu'elle  ne  peut  plus  séduire  personne,  elle  veut  se  réconci- 
lier avec  Dieu.  C'est  la  flagellation  qu'il  te  faudrait,  Madeleine  re- 
pentante, et  si  je  t'avais  sous  la  main,  je  t'aiderais  bien  à  apaiser 
le  ciel.  » 

La  pénitente  leva  la  tête  et  sourit.  C'était  comme  un  remercî- 


FE\DIES    SLAVES.  925 

ment  muet,  et  ce  sourire,  empreint  d'une  pieuse  satisfaction,  la 
transfigura.  Elle  s'arrêta,  laissa  tomber  lentement  sa  croix  à  terre, 
et,  se  rapprochant  de  la  jeune  femme,  se  jeta  à  genoux  devant 
elle. 

—  Que  me  veux-tu  ?  demanda  celle-ci. 

—  Je  suis  prête,  répondit  l'étrangère,  laissant  glisser  son  lourd 
vêtement  de  ses  belles  épaules  aux  chairs  rosées,  flagelle-moi. 

La  jeune  femme  cacha  ses  mains  dans  les  manches  doublées  de 
fourrure  de  sa  kazabaïka  et  se  tut. 

—  Je  t'en  supplie,  frappe-moi  ! 

La  fière  vertu  restait  toujours  muette  et  ne  bougeait  pas. 

—  Si  tu  ne  veux  pas  me  flageller,  continua  la  pécheresse,  foule- 
moi  aux  pieds,  car  je  le  mérite. 

Elle  se  jeta  sur  les  marches  devant  son  juge,  baissant  la  tête,  la 
nuque  inondée  de  sa  chevelure  sauvage. 

La  jeune  femme,  les  dents  serrées^  la  frappa  à  deux  reprises  du 
bout  de  son  petit  pied  dédaigneux.  D'un  mouvement  spontané  la 
pénitente,  de  ses  deux  mains,  s'empara  de  ce  pied,  chaussé  d'une 
pantoufle  brodée  d'or,  et  le  pressa  contre  ses  lèvres. 

—  Merci,  murmura-t-ellc,  tu  m'as  fait  du  bien. 

Elle  se  leva,  remit  sa  lourde  croix  sur  son  épaule  ;  puis,  triste 
et  humble,  continua  son  pèlerinage. 

La  jeune  femme,  devant  la  maisonnette  blanche,  couverte  de 
vignes  grimpantes  dorées  par  le  soleil,  la  suivit  d'un  regard 
étonné  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  disparu  dans  un  nuage  de  poussière 
soulevé  par  le  phaéton  d'un  riche  juif. 

Derrière  la  ville,  la  route  montait  et  se  perdait  sur  la  hauteur,  à 
travers  une  grande  et  épaisse  forêt.  Là,  dans  un  fourré,  caché 
derrière  un  mur  noir  de  petits  sapins,  la  pénitente  s'était  assise  sur 
un  tronc  d'arbre,  la  tête  appuyée  sur  ses  deux  mains.  La  croix 
reposait  dans  l'herbe  devant  elle. 

Elle  fut  tirée  brusquement  de  son  anéantissement  et  parut  se 
réveiller  d'un  rêve  lourd  et  oppressant.  Des  pas  précipités  se  rap- 
prochaient, craquant  sur  les  brindilles  de  sapin  dont  le  sol  était 
jonché.  L'instant  d'après,  l'étudiant  qui  l'avait  suivie,  écartant  les 
branches,  parut  à  ses  yeux. 

L'étrangère  tressaillit. 

—  Ne  crains  rien,  dit  le  jeune  homme,  je  ne  suis  pas  ici  pour 
me  moquer  de  toi  ou  te  juger.  Tu  me  fais  pitié  et  je  ne  puis  te 
laisser  partir,  comme  les  autres,  sans  chercher  à  te  venir  en  aide 
ou  à  t'être  de  quelque  secours.  Que  puis-je  faire  pour  toi?  Dis-le- 
moi,  et  je  le  ferai  de  grand  cœur. 

La  pénitente  secoua  la  tête. 


9*26  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Tu  parais  bien  lasse;  tes  forces  sont  épuisées,  reprit-il.  Tu 
ne  peux  continuer  cette  nuit  ton  pèlerinage,  chargée  de  ton  lourd 
iardeau.  Viens,  je  veux  t'emmener  dans  la  maison  de  mon  père. 

—  Je  te  remercie,  mais  je  la  profanerais,  répondit-elle  douce- 
ment. 

—  Alors  en  quoi  puis-je  te  soulager? 

—  Tu  es  bon,  répondit-elle,  fixant  sur  lui  le  regard  profond  de' 
ses  yeux  bleus  d'enfant. 

—  Dis-moi  ce  que  je  pourrais  te  donner. 

—  De  l'eau,  une  gorgée  seulement.  J'ai  marché  tout  le  jour,, 
je  meurs  de  soif,  et  n'ai  plus  la  force  d'aller  à  la  recherche  d'un 
puits. 

Roman  descendit  à  grandes  enjambées  la  pente  au  bas  de  laquelle- 
coulait  une  source  limpide,  et  remplissant  son  bonnet  d'eau,  il  la 
porta  à  la  pauvre  pécheresse,  qui  la  huma  à  pleines  gorgées.  — 
Que  Dieu  te  récompense,  dit-elle,  —  puis  elle  retomba  dans  son 
anéantissement.  Roman  se  coucha  dans  l'herbe  à  ses  pieds  et  la 
contempla. 

Tout  d'un  coup,  elle  tourna  la  tète  vers  lui. 

—  Ne  me  regarde  pas,  s'écria-t-elle,  j'ai  été  une  cause  de  péril 
pour  plus  d'un.  Je  pourrais  te  rendre  malheureux  comme  les  au- 
tres. Ne  me  regarde  pas,  va-t'en,  va-t'en! 

—  Non,  je  reste. 

—  Je  t'avertis  une  dernière  fois. 

—  Oh!  moi,  je  n'ai  pas  peur. 

—  Que  me  veux-tu  donc?  demanda-t-elle.  Je  suis  une  grande 
pécheresse.  Ma  vie  est  vouée  à  la  pénitence  ;  si  tu  me  connaissais 
comme  Dieu  me  connaît,  tu  me  cracherais  au  visage,  et  tu  me  re- 
pousserais loin  de  toi. 

—  Tu  ne  saurais  être  mauvaise  avec  ces  yeux-là. 

—  Je  l'ai  été  pourtant. 

—  Tu  es  malheureuse. 

—  Malheureuse!  oh!  oui,  bien  malheureuse!  mais  j'ai  été  mau- 
vaise, vicieuse  et  cruelle,  et  maintenant,  je  suis  une  réprouvée,  les~ 
hommes  me  fuient  comme  la  peste,  et  ils  ont  raison. 

—  Non,  ils  ont  tort. 

—  Mais  que  sais-tu  donc  de  moi?  dit  la  belle  pécheresse  avec  m\ 
sourire  amer  et  douloureux.  Ah!  si  je  voulais  parler. 

—  Parle  donc. 

Après  un  moment  d'hésitation,  elle  dit  : 

—  Soit!  —  Je  suis  la  fille  d'honnêtes  gens.  Mon  père  était 
garde-barrière  dans  un  village,  près  de  Koloméa.  Mais  moi,  j'eus 
toujours  le  désir  de  monter  plus  haut. 

Déjà,  tout  enfant,  quand  j'écoutais  les  contes  de  iée  que  nous 


FEMircS    SLAVES.  927 

racontait  ma  mère,  je  rêvais  au  bonheur  crôtre  une  tsarine  ou 
quelque  belle  sultane. 

J'avais  seize  ans,  c'était  par  un  jour  d'hiver  froid  et  lumi- 
neux. Une  file  joyeuse  de  traîneaux  passa  devant  moi,  au'  son 
d'une  musique  entraînante  ;  des  chevaux  fougueux  emportaient  df; 
jolies  femmes  enveloppées  de  fourrures  et  accompagnées  de 
galans  cavaliers.  Je  les  suivis  des  yeux  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent 
disparu  dans  le  lointain,  se  dessinant  à  l'horizon  comme  une  volée 
de  corbeaux  noirs,  et  je  me  demandai  :  pourquoi  ne  peux-tu  aussi 
glisser  tes  bras  blancs  dans  de  molles  fourrures  et  t'étendre  non- 
•chalamment  dans  un  traîneau  doré?  Dieu  ne  t'a-t-il  pas  créée' aussi 
belle  que  les  autres? 

Par  une  tiède  nuit  d'été,  je  me  baignais  dans  l'et.ang  voisin, 
caché  au  milieu  de  la  forêt.  La  pleine  lune  paraissait  à  travers  les 
rameaux  et  me  montrait  mon  image  se  reflétant  dans  l'eau.  Je  me 
trouvai  belle,  et  folle  de  vanité,  je  couwis  de  baisers  mes  bras  et 
mes  épaules. 

Quelques  jours  après,  je  cherchais  des  fraises  dans  la  forêt.  Vn 
jeune  couple  s'avança  vers  moi.  L'homme  était  grand  et  beau,  la 
femme  jeune,  charmante  et  richement  vêtue.  Je  savais  qu'elle  était 
la  femme  d'un  autre,  et,  pourtant,  ils  s'embrassaient  en  secret  dans 
da  forêt.  J'étais  debout,  cachée  parmi  les  broussailles,  et  je  retenais 
mon  souffle. 

Oh!  comme  ils  s'embrassaient!  C'en  était  trop,  j'étoufïais.  le 
poussai  un  cri  de  biche  blessée  et  m'enfuis  en  courant.         — 

La  nuit  même,  je  quittai  secrètement  la  maison  paternelle. 

J'arrivai  dans  la  capitale  ;  Là,  au  milieu  de  ce  tourbillon  briilant, 
je  me  sentais  dans  mon  véritable  élément.  Je  voyais  la  fortune 
devant  moi,  mais  ne  pouvais  encore  l'atteindre.  Un  jour,  je  me 
trouvai  dans  la  rue,  sans  argent,  tourmentée  par  la  faim  et  gre- 
lottant de  froid.  Je  m'arrêtai  devant  les  vitrines  illuminées,  der- 
rière lesquelles  j'apercevais  des  bouteilles  de  Champagne  et -des 
pâtés  appétissans  qui  excitaient  ma  convoitise;  je  me  vis  entou- 
rée de  femmes  élégantes,  enveloppées  douillettement  dans  leurs 
grandes  peUsses. 

La  nuit  commençait  à  tomber,  et  je  n'avais  pas  de  lit.  Je  me  mis 
à  sangloter. 

Au  même  moment,  une  vieille  femme,  à  l'air  digne,  s'approcha 
-de  moi  ;  elle  m'emmena  avec  elle,  me  fit  bien  manger  et  boire.  J'eus 
enfin  la  volupté  de  glisser  mes  bras  nus  dans  les  larges  manches 
d'une  molle  fourrure. 

Cette  femme  me  donna  tout,  et  je  lui  vendis  en  échange  mon 
corps  et  mon  âme.  Je  me  sentis  lieureuse  jusqu'au  jour  où  je  lus 


9'28  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

blessée  la  première  fois  parraiguillon  du  mépris.  Tout  mon  orgueil 
se  révolta.  Je  devins  mauvaise  et  méchante;  j'étais  avide  de  sang: 
je  me  vengeai  sur  les  hommes  qui  m'humiliaient  et  sur  les  femmes 
qui  me  fuyaient  comme  une  réprouvée.  Je  savourais  toutes  les  jouis- 
sances du  mal  avec  une  sorte  de  volupté.  Je  devins  un  démon  pour 
ceux  qui  me  désiraient  et  une  brute  pour  ceux  qui  m'aimaient. 

Je  triomphais  quand  je  pouvais  fouler  aux  pieds  un  homme  fol- 
lement amoureux  de  moi,  et  je  le  maltraitais  comme  un  chien. 
Pourtant,  Dieu  m'a  cherchée  et  m'a  frappée  au  milieu  de  ma  honte 
dorée. 

Je  tombai  malade  :  un  verre  de  Champagne  glacé,  bu  après  une 
danse  folle,  me  mit  entre  la  vie  et  la  mort.  Étendue  sur  ma  couche, 
abandonnée,  trahie  et  pillée  par  tous,  je  luttai  pendant  de  longs 
jours  contre  la  sinistre  visiteuse.  Une  sœur  de  charité  me  soigna 
avec  un  amour  tout  chrétien. 

Elle  sauva  mon  corps  et  mon  àme.  ' 

Dès  que  je  fus  rétablie,  je  vendis  tout  ce  qui  me  restait  de  mon 
ancien  luxe  et  en  distribuai  l'argent  aux  pauvres.  Je  pris  cette  croix 
sur  mon  épaule  et  j'essaie,  en  faisant  mon  pèlerinage  à  travers  le 
monde,  d'obtenir  le  pardon  de  Dieu.  Me  sera-t-il  accordé  ?  Je 
ne  sais. 

Longtemps  elle  se  tut,  le  jeune  homme  restait  immobile  à  ses 
côtés  : 

—  Mais  toi,  reprit-elle  enfin,  tu  me  connais  maintenant,  tu  vas 
me  mépriser.  Méprise-moi,  c'est  mieux  ainsi,  poursuis  ton  chemin 
et  laisse-moi  continuer  le  mien. 

Elle  se  leva  et  essaya  de  reprendre  son  lourd  fardeau,  mais  ses 
membres  fatigués  s'y  refusèrent. 

A  ce  moment.  Roman  se  leva  et  prit  la  lourde  croix  : 

—  Que  fais-tu?  s'écria-t-elle^,effrayée. 

—  J'irai  avec  toi. 

—  Tu  voudrais?.. 

—  Oui,  je  le  veux... 

—  Tu  voudrais...  porter  cette  croix  si  lourde  ? 

—  Oui,  pour  toi. 

—  Et  pourquoi? 

—  Parce  que  je  t'aime  ! 


Sacher-Masoch. 


A  TRAVERS  L'EXPOSITION 


LES    ARTS     LIBÉRAUX.     —     L'HISTOIRE     DU    TRAVAIL, 


Dans  le  palais  des  machines,  nous  avons  vu  le  travail  moderne 
à  l'apogée  de  sa  puissance  ;  le  directeur  de  ce  travail,  l'homme, 
nous  est  apparu  maître  de  la  force  par  la  science,  maître  du  monde 
par  la  force.  Le  palais  des  Arts  libéraux,  où  notre  promenade  nous 
conduit  aujourd'hui,  nous  montre  l'histoire  du  travail  depuis  ses 
premiers  rudimens,  les  essais  timides  et  gauches  des  inventions 
mécaniques,  leurs  perfectionnemens  successifs.  Ces  galeries  nous 
racontent  l'histoire  de  l'homme,  depuis  ses  obscm*es  origines,  et 
comment  il  est  lentement  monté  à  la  haute  condition  qui  lui  était 
promise,  de  la  caverne  où  le  troglodyte  taillait  ses  silex  jusqu'au 
Collège  de  France  et  au  Conservatoire  des  Arts  et  Métiers. 

A  l'entrée,  un  grand  Bouddha  de  bois  doré  nous  accueille.  11 
est  bien  placé  là,  le  dieu  lointain,  à  la  lèvre  indulgente  et  mysté- 
rieuse, à  l'œil  sagace  et  désabusé.  11  nous  prémunit  contre  l'orgueil 
et  aussi  contre  les  vaines  apparences  ;  il  enseigne  que  les  certi- 
tudes absolues  sont  rares,  que  le  savoir  a  ses  engouemens,  ses 
modes  changeantes,  et  qu'il  les  faut  accepter  avec  un  esprit  de 
doute  bienveillant.  Sous  le   dôme  des  machines,  nous  avions  af- 

(Ij  Voyez  la  Bévue  du  l"  et  15  juillet  et  du  1'^''  août. 

TOME  xciv.  —  1889.  59 


930  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

faire  aux  seules  sciences  irréfutables,  à  celles  qui  prouvent  cha- 
cune de  leurs  affirmations  par  une  application  triomphante;  ici,  nous 
serons  parfois  induits  en  tentation  par  des  sciences  plus  conjectu- 
rales. Voici,  derrière  le  Bouddha,  un  vaste  charnier  de  crânes,  de 
squelettes,  d'écorchés  anatomiques  :  c'est  la  section  d'anthropologie 
et  d'ethnogi-aphie,  la  préface  de  l'histoire  humaine.  Un  gorille  ouvre 
paternellement  la  série  des  temps.  Pour  le  visiteur  non  initié,  des 
étiquettes  permettent  seules  de  distinguer,  entre  les  squelettes  et 
les  cerveaux  intentionnellement  rapprochés,  ceux  qui  appartiennent 
aux  pithécoïdes  et  ceux  que  les  tableaux  explicatifs  décorent  de  ce 
nom  :  «  Homo  indmtrio^uîi,  premier  sous-ordre  des  primates.  » 
Voilà  un  titre  flatteur  :  est-il  suffisamment  distinctif?  Nous  devons 
le  croire,  puisqu'il  satisfait  tout  ce  qu'il  y  a  de  gens  habiles  dans 
la  connaissance  des  vieux  os.  Pourtant,  ne  vous  semble-t-il  pas 
que  l'abeille,  le  castor  et  d'autres  bêtes  pourraient  nous  le  disputer? 
Ne  les  appelle-t-on  pas  communément  des  animaux  industrieux? 

Sur  ces  tableaux  et  dans  ces  vitrines,  rien  n'affirme  expressé- 
ment la  parenté  de  l'homme  et  du  singe  ;  tout  est  disposé  pour 
nous  la  persuader.  La  chose  est  possible,  vraisemblable,  si  l'on 
veut  ;  qu'on  en  fournisse  une  preuve,  et  notre  sentiment  filial  en 
suspens  sera  heureux  de  retrouver  un  père.  Nous  ne  comprenons 
déjà  plus  le  premier  émoi  des  bonnes  âmes  qui  se  révoltèrent 
contre  cette  filiation.  Sans  entrer  dans  les  subtilités  de  détail, 
toutes  les  théories  sur  la  création  peuvent  être  ramenées  à  deux 
hypothèses  :  l'opération  immédiate,  d'un  coup  de  baguette,  qui 
satisfaisait  l'imagination  de  nos  aïeux,  qui  n'est  plus  recevable  de- 
puis que  nous  connaissons  mieux  l'histoire  physique  de  notre  globe 
et  de  ses  voisins  ;  l'opération  lente,  conforme  aux  lois  générales  de 
l'évolution,  accomplie  par  l'intermédiaire  des  causes  secondes.  L'une 
et  l'autre  réservent  la  place  d'un  créateur;  la  deuxième  explication 
recule  son  intervention,  mais  elle  s'accorde  mieux  avec  ce  que  nous 
pouvons  concevoir  de  la  puissance  et  de  la  sagesse  infinies  ;  elle 
exige  une  interprétation  des  textes  sacrés  dans  leurs  parties  sym- 
boliques,  elle  n'implique  aucune  contradiction  formelle  de  ces 
textes.  Depuis  le  grand  essor  des  sciences  de  la  nature  ,  nous 
voyons  se  reproduire  de  nos  jours  le  malentendu  qui  troubla  les 
esprits  routiniers  quand  les  télescopes  agrandirent  l'univers  et  dé- 
couvrirent l'ordonnance  véritable  de  ses  parties  :  —  «  Voilà  des 
certitudes  qui  ruinent  vos  croyances,  »  disaient  les  Ubertins  aux 
dévots.  —  «  Donc  vos  certitudes  sont  fausses,  »  répliquaient  les 
dévots.  On  écrivit  de  gros  livres  pour  et  contre,  on  s'injuria,  on 
se  brûla.  Quelques  années  passèrent  :  tout  s'était  tassé.  Les  deux 
ordres  de  vérités  qui  semblaient  inconciliables  aux  contemporains 


A    TKAVERS    l'eXPOSIIION.  931 

de   Galilée  s'accordaient  sans  eiïort  dans  l'entendement  des  con- 
temporains de  Leibniz. 

Revenons  à  nos  crânes.  En  voici  des  boisseaux,  de  tous  les  siè- 
cles,  de  toutes  les  races,  de  tous  les  pays.  Que  la  science  est 
donc  une  belle  chose,   et  qu'on  est  infirme  sans  ses  lumières! 
Évidemment,  ceux  qui  savent  découvrent  une  infinité   d'indices 
sur  ces  fronts  blanchis  d'où  la  pensée  s'est  envolée;  ils  y  lisent 
les  caractères  spécifiques  des  cervelles  qui  remplirent  ces  boites, 
leurs  perfectionnemens  graduels  dans  le  temps,  depuis  l'homme 
quaternaire  jusqu'à  celui  de  la  troisième  répubhque,  dans  l'espace, 
depuis  le  Boschiman  jusqu'au  Parisien,  dans  l'intelligence,  depuis 
l'idiot  jusqu'au  génie,  dans  la  vertu,  depuis  l'assassin  CoUignon 
jusqu'à  M.   de  Montyon.   Pour  moi,  qui  n'en   sais  pas  beaucoup 
plus  long  que  le  fossoyeur  d'Hamlet,  et  qui  ferais  mal  la  dilîerence 
du  crâne  de  Yorick  à  celui  d'Alexandre,  je  ne  vois  rien.  L'igno- 
rance fait  naître  des  doutes  injurieux.  On  me  montre  des  crânes 
classés  en  série  d'après  leur  provenance;  j'ai  toujours  envie  de 
demander  la  contre-épreuve,  l'indication  de  la  provenance  sur  des 
pièces  que  j'aurais  choisies.  Je  demeure  rêveur  devant  une  armoire 
pleine  de  «  crânes  belges,  »  depuis  la  plus  haute  antiquité  jusqu'à 
nos  jours  ;  si  quelque  main  malicieuse  secouait  une  nuit  cette  ar- 
moire, après  avoir  effacé  les  numéros  d'ordre,  tomberait-on  d'ac- 
cord le   lendemain  pour  remettre  à   leurs   places   respectives  le 
chasseur  de  la  forêt  nervienne  et  l'habitant  actuel  de  la  Montagne- 
aux-Herbes?   Le   calcul  des  probabilités  nous  invite  à  parier  que 
oui,  mais  pas  trop  cher.  Les  affirmations  des  personnes  les  plus 
doctes  achèvent  de  me  troubler.  Un  savant  allemand  a  dessiné  là 
l'homme  de  Néanderthal  tel  qu'il  se  le  représente  d'après  un  crâne 
fameux  :  poilu,  prognathe,  le  front  fuyant.  Cette  esquisse  donne  un 
type  intermédiaire  entre  un  beau  chimpanzé  et  un  vilain  homme. 
Le  savant  allemand  devait  avoir  de  bonnes  raisons,  j'y  voudi-ais 
crou-e  :  mais  d'autres  me  dissuadent.  M.  Godron  a  pubhe  un  dessin 
reproduisant  la  tête  de  saint  Mansuy,  évêque  de  Toul  ;  ce  saint  exa- 
gère  les  traits  les  plus   saillans   de  l'homme  de  Xéanderthal  ;  et 
M.  Yogt  a  cité  l'exemple  d'un  de  ses  amis,  médecin  distingué,  qui 
se  trouve  dans  le  même  cas.  Un  autre  spécimen  célèbre  de  l'homme 
quaternaire  est  le  vieillard  de  Cro-Magnon  ;  or  :\L  Broca  a  trouve 
que  la  capacité  crânienne  de  ce  lointain  ancêtre  est  notablement 
supérieure  à  celle  d'un  Parisien  du  xix«  siècle.  Où  est  le  progrès, 
alors?  Peut-être  sur  ce  tableau,  où  l'on  a  comparé  les  moyennes  de 
trois  séries  ainsi  qualifiées  :  Parisiens  quelconques,  —  assassins,— 
hommes  distingues.  La  moyenne  de  la  dernière  catégorie  est  sen- 
siblement supérieure  aux  deux  autres,  mais  il  est  triste  de  penser 
que  les  Parisiens  quelconques  dilfèrenl  à  peine  des  assassins  par 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  fraction  infinitésimale.  Chose  plus  triste  encore,  un  autre  ta- 
bleau, dressé  par  M.  Duvernoy,  m'enseigne  que  le  rapport  du  cer- 
veau au  reste  du  corps  est  de  1  :  /i 8  chez  le  gibbon,  de  1 :  30  chez 
l'homme,  de  1  :  14  chez  le  serin;  d'où  il  suivrait  que  cet  oiseau 
nous  passe  de  beaucoup  en  intelligence  relative,  nous  tous  les  pri- 
mates. 

Les  transes  de  l'esprit  redoublent  devant  la  vitrine  italienne 
d'anthropologie  criminelle.  On  sait  que  les  physiologistes  d'outre- 
monts,  à  la  suite  de  M.  le  professeur  Lombroso,  ont  poussé  leurs 
recherches  de  ce  côté.  Quand  on  regarde  la  devanture  d'un  libraire 
de  Rome  ou  de  Florence,  on  est  frappé  de  voir  que  la  majeure 
partie  des  publications  nouvelles,  depuis  quelques  années,  se  rap- 
portent à  cet  ordre  d'études.  Il  semble  que  l'idéal  inavoué,  dans 
le  pays  d'où  nous  vint  la  science  du  droit,  soit  de  remplacer  les 
codes  par  quelques  appareils  d'anthropométrie.  Ces  messieurs 
nous  'ont  envoyé  une  riche  collection  de  moulages  pris  sur  des 
tètes  de  condamnés.  Ici  encore,  le  manque  d'habitude  égare  mon 
jugement.  Cette  cire  verte,  qui  joue  le  bronze  antique,  je  l'aurais 
acceptée  pour  une  belle  tête  consulaire  exhumée  du  forum  ;  elle  me 
rappelle  l'orateur  du  Capitule.  Erreur,  c'est  l'assassin  La  Gala. 
A  côté  de  ce  meurtrier,  un  iitupratore ;  je  ne  puis  m'empêcher  de 
lui  trouver  le  front  d'un  penseur,  l'air  noble  et  méditatif.  D'autres 
masques  sont  plus  ingrats  ;  n'oubliez  pas  qu'ils  ont  été  moulés  sur 
des  gens  qui  n'avaient  aucune  raison  de  sourire.  On  entend  fréquem- 
ment cette  exclamation  dans  la  foule  qui  circule  devant  les  vitrines  : 
<(  Ils  ne  sont  pas  comme  tout  le  monde  !  »  Sans  doute  ;  mais  plus  que 
jamais  je  demande  la  contre-épreuve.  Que  l'on  mêle  à  ces  têtes  de 
coquins  quelques  têtes  de  grands  hommes,  prises  en  un  moment 
de  souci  et  la  barbe  mal  faite,  vous  entendrez  sûrement  la  même 
remarque  de  la  foule  :  «  Ils  ne  sont  pas  comme  tout  le  monde.  » 
J'oubliais,  il  est  vrai,  que  cette  contusion  ne  dérangerait  pas  les 
théories  des  aliénistes  subalpins,  au  contraire.  —  Que  d'embarras 
dans  ces  études  !  On  a  placé  là-haut  le  crâne  de  Charlotte  Corday  ; 
nous  serions  peines  d'apprendre  qu'il  a  quelque  conformité  avec 
celui  du  cocher  Collignon,  et  cependant  il  y  aurait  des  raisons 
pour  que  cela  soit,  si  la  prédisposition  au  meurtre  se  reconnaît  à 
des  signes  certains.  Il  arrive  parfois  qu'un  détenu  occupe  ses  loi- 
sirs à  graver  au  trait  des  bonshommes  sur  le  pot  à  l'eau  de  la  pri- 
son; M.  Lombroso  expose  ces  cruches  sous  la  rubrique:  «  Céra- 
mique criminelle.  »  Ces  dessins  expriment,  paraît-il,  tout  le  vice 
des  artistes  qui  les  ont  tracés. 

On  ne  s'arracherait  jamais  d'une  section  où  l'on  apprend  tant 
de  choses.  Des  cartes  teintées  nous  montrent  la  France  divisée  en 
deux  régions,  d'après  la  couleur  des  cheveux  :  la  zone  brune  et  la 


A    TRAVERS    l'eXPOSITION.  933 

zone  blonde  sont  sensiblement  égales.  Même  partage  équitable  entre 
les  yeux  bleus  et  les  yeux  noirs.  D'une  collection  de  cristallins  en 
émail,  donnant  la  coloration  de  l'iris  chez  les  difïérentes  races,  il 
semble  ressortir  que  les  plus  beaux  yeux  se  trouveraient  chez  les 
Lapons.  On  est  tenté  de  réclamer  en  faveur  d'une  race  éteinte,  les 
Aztèques,  pour  peu  qu'on  ait  examiné,  dans  le  pavillon  de  la  répu- 
blique bolivienne,  une  sébile  pleine  d'yeux  fossiles,  translucides, 
d'un  or  pâle  de  topaze.  La  rêverie  s'y  arrête  longtemps,  eiïrayée  et 
retenue  devant  ces  reliques  où  la  lumière  réveille  des  images  mys- 
térieuses. Quel  joaillier  pourrait  offrir  à  une  reine  un  collier  qui 
valût  ces  diamans  humains?  Diamans  morts,  qui  recevaient  la 
splendeur  du  monde  et  la  transformaient  en  idées,  longtemps  avant 
que  le  pied  d'un  Européen  ne  se  fût  posé  sur  la  terre  améri- 
caine. Jls  ont  admiré  les  soleils  du  Pacidque,  ils  ont  jeté  comme  les 
autres  leurs  feux  d'amour;  peut-être  une  image  dernière  demeure 
et  continue  de  vivre,  invisible  pour  nous,  au  fond  de  chacun 
d'eux,  si  toutefois  le  poète  dit  vrai  : 

Bleus  ou  noiis,  tous  aimés,  tous  beaux, 
Ouverts  à  quelque  immense  aurore, 
De  l'autre  côte  des  tombeaux 
Les  yeux  qu'on  ferme  voient  encore. 

D'autres  yeux  voient  en  dedans,  qui  ne  se  sont  jamais  ouverts.  Si 
\  ous  entrez  dans  ce  palais  par  la  travée  des  asiles  et  des  écoles 
professionnelles,  arrêtez-vous  à  l'atelier  de  brosserie  des  jeunes 
aveugles.  Quelques-uns  des  pensionnaires  s'y  livrent  à  leurs  tra- 
vaux délicats.  Je  ne  sais  rien  de  plus  expressif  et  de  plus  attachant 
que  ces  figures  recueillies.  Chez  nous,  le  rayon  de  la  physionomie 
humaine  se  concentre  tout  entier  dans  le  regard  ;  chez  eux,  il  est 
diffus,  répandu  sur  tous  les  traits  ;  chaque  muscle  de  leur  face 
exprime  l'attention  intérieure,  avec  quelque  chose  d'infiniment 
doux,  d'infiniment  pur.  A  qui  les  dévisage,  ces  figures  communi- 
quent la  sensation  de  repos  qu'on  éprouve  en  rentrant  dans  une 
chambre  obscure,  après  avoir  cheminé  par  les  rues  un  jour  d'été. 

Continuons  devant  nous,  suivons  le  primate  à  travers  ses  méta- 
morphoses. On  a  figuré  ses  premières  peines  avec  ses  premières 
acquisitions  dans  une  sorte  de  musée  Grévin  de  la  paléonto- 
logie. Près  de  la  souche  creuse  ou  de  la  grotte  qui  hnu'  sert 
d'abri,  des  couples  rougeâtres,  vêtus  de  peaux  de  bêtes,  tail- 
lent le  silex,  coulent  le  bronze,  tournent  les  vases  d'argile.  Ces 
ouvriers  essaient  leurs  premiers  pas  sur  la  longue  route  qui  les 
conduira  à  la  galerie  des  machines.  Autour  de  ce  noyau  de  l'huma- 
nité primitive,  les  maîtres  de  nos  écoles  d'archéologie  ont  prêté 
leur  savoir  à  l'arrangement  de  tableaux  plus  complexes,  emprun- 


93^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tés  aux  grandes  civilisations  antiques  :  le  potiei-  dWthènes  et  son 
confrère  des  Gaules,  l'architecte  cluildéen,  le  roi  d'Assur  dans  ui» 
char  fidèlement  reconstitué  par  M.  Heuzey,  les  fileuses  de  lin  égvip- 
tiennes,  les  émailleurs  et  les  imprimeui-s  de  la  Chine,  partis  les 
p]-emiers  et  restés  en  chemin.  L'empereur  Fouh-Hi,  qui  peignait 
des  sentences  sages  il  y  a  cinq  mille  ans,  est  un  écrivain  tout  à 
fait  vénérable  sous  son  manteau  de  feuillages.  A  côté  de  ces  jeux 
de  la  science,  il  faut  signaler  deux  œuvres  d'un  intérêt  particulier, 
qui  honorent  grandement  l'érudition  française  :  la  restitution  du 
Parthénon,  par  M.  Cliipiez,  et  dans  la  salle  des  missions,  à  l'étage 
supérieur,  celle  de  l'Apadanâ  d'Artaxerxès,  par  M.  Dieulafoy. 

On  avance,  on  franchit  les  siècles  par  sauts  un  peu  brusques,  on 
an-ive  au  grand  Art,  don  d"Hermès  Trismégiste.  L'alchmiiste  Maïer. 
penché  sur  ses  foimieaux,  purifie  dans  une  cornue  la  médecine 
universelle  pour  tous  les  métaux  imparfaits.  Sur  les  murs,  des 
signes  cabahstiques  lui  concilient  les  planètes  ;  on  y  voit  le  ser- 
pent Ouroboros  et  des  formules  empruntées  à  la  chrysopée  de  Gléo- 
pâtre  la  Savante.  La  table  ploie  sous  l'énorme  livre,  le  Theatrum 
chemicum,  auquel  ce  philosophe  va  ajouter  de  précieux  commen- 
taires, les  Cantilènes  intellectuelles  du  phénix  ressuscité.  Ne  mé- 
prisez pas  le  souffleur  Maïer;  de  sa  cave,  nous  passons  directe- 
ment dans  le  laboratoire  de  Lavoisier,  réalité  sortant  d'un  rêve. 
Voici  Tmiprimerie  plantinienne  ;  la  célèbre  maison  d'Anvers  a  prêté 
la  presse  de  son  fondateur,  humble  aïeule  de  cette  machine  Mari- 
noni  dont  nous  regardions  l'autre  jour  l'effrayante  mouture.  D'au- 
tres atehers,  au  rez-de-chaussée,  et  une  suite  de  vitrines  sur  les 
terrasses  centrales,  déroulent  sous  les  yeux  du  visiteur  l'histoire 
de  quelques  arts  libéraux,  dessin,  gravure,  reliure,  orfèvrerie, 
céramique,  verrerie. 

L'affiche-réclame  a  sa  place  dans  ce  musée.  Le  père  de  Mon- 
taigne demandait  déjà  qu'il  y  eût  un  lieu  où  celui  qui  avait 
des  perles  à  vendre  pût  en  prévenir  le  pubhc.  Si  j'en  juge  par 
le  plus  ancien  spécimen  de  la  collection  exposée,  l'idée  de  Mon- 
taigne ne  trouva  sa  forme  qu'au  commencement  du  xviii®  siècle. 
Jusqu'aux  dernières  années  de  Louis  XIV,  nous  dit  M.  Maindron 
dans  son  curieux  livre,  les  Affiches  illustrées,  le  monopole  de  ces 
publications  était  réservé  aux  libraires  et  aux  comédiens.  En  1715, 
un  sieur  Marins,  marchand  de  parapluies,  placarda  sur  les  murs  de 
Paris  l'annonce  de  sa  marchandise.  Quand  on  réfléchit  aux  plus 
récentes  transformations  de  nos  mœurs  commerciales  et  de  nos 
mœurs  pohtiques,  on  se  demande  si  l'initiative  du  marchand  de 
parapluies  ne  fut  pas  aussi  grosse  de  conséquences  que  l'invention 
de  la  poudre  à  canon;  l'une  et  l'autre  ont  changé  les  procédés 
usités  jadis  pour  conquérir  le  monde.  L'histoire  de  Timagerie  po- 


A    TRAVERS    l'exPOSITION.  935 

pulaire  est  à  peine  esquissée,  juste  assez  poui-  faire  naître  un  re- 
gret. J'aimerais  retrouver  ici  les  classiques  d'Ëpinal,  les  naïves 
légendes  de  Geneviève  de  Brabant  et  du  roi  Dagobert,  que  les 
joueurs  d'orgue  colportaient  dans  les  campagnes,  au  temps  de 
mon  enfance  ;  je  voudrais  savoir  si  ces  enluminures  me  donneraient 
encore,  pour  un  sou,  de  plus  ^^ves  joies  et  de  plus  longues  pen- 
sées que  YAfigelus  n'en  donne  à  ses  possesseurs,  pour  600,000 
francs.  Je  crains  que  l'écarlate  et  l'azur  n'aient  pâli  sur  les  man- 
teaux de  la  dame  et  du  roi;  je  crains  que  tout  n'ait  pâli.  Après 
l'affiche,  l'imagerie  aurait  pu  nous  montrer  comment  le  courant 
utilitaire  s'est  emparé  de  l'amusement  du  peuple  pour  attiser  les 
convoitises,  pour  exploiter  les  passions.  On  ne  colorie  plus  à  Épi- 
nal  ces  contes  merveilleux  qui  ne  servaient  à  rien  ;  mais  il  y  a  dans 
Paris  une  grande  usine  qui  tire  le  bonheur  public  sur  quatre  cli- 
chés et  en  répand  les  épreuves  à  des  millions  d'exemplaires  ;  dans 
les  compartimens  symétriques  des  quatre  images,  le  même  indus- 
triel grave  avec  la  même  conviction  les  bienfaits  de  la  monarchie, 
les  bienfaits  de  l'empire,  les  bienfaits  de  la  république,  les  bien- 
faits futurs  du  général.  Âvez-vous  quelquefois  songé  à  ce  que  doit 
être  l'état  d'esprit  de  cet  imagier  éclectique,  de  ce  Wanvick  de  la 
lithographie  qui  tient  boutique  d'espérances  pour  tous,  qui  fabrique 
pour  ses  cliens  antagonistes,  à  ^ingt  francs  le  mille,  des  promesses 
et  des  accusations  pareilles?  Si  l'illusion  féconde  habitait  dans  son 
sein,  je  serais  surpris. 

Nous  entrons  dans  une  division  nouvelle.  Qu'est-ce  encore  que 
tous  ces  bustes,  et  cet  aliéné  de  cù'e?  Les  sujets  de  M.  Lombroso, 
qui  nous  poursuivent?  On  se  rassure  en  reconnaissant  le  rire  de 
M™®  Samary,  le  sourire  de  M"^  Bartet.  Pour  la  statuette  de  cire, 
dans  la  cage  de  verre  au  centre  de  la  salle,  c'est  Hamlet  qui  a  posé 
complaisamment,  sous  les  traits  de  M.  Mounet-Sully.  VHo^no  in- 
dusfrioms,  fatigué  de  ses  longs  travaux,  se  repose  k  la  Comédie- 
Française  et  à  l'Académie  nationale  de  musique.  Tout  célèbre  ici  les 
grandeurs  de  ces  deux  institutions  d'état;  elles  occupent,  dans 
l'histoire  des  arts  libéraux,  un  espace  proportionnel  à  la  place  que 
le  théâtre  a  prise  dans  notre  vie  sociale.  Les  visiteurs  se  nomment, 
avec  une  joie  communicative,  s'ils  sont  de  Paris,  avec  un  rien  de 
fierté,  s'ils  sont  de  la  province,  les  sociétaires  de  la  Comédie  dont 
les  portraits  et  les  bustes  embellissent  ces  panneaux.  C'est  un  sen- 
timent assez  étrange,  et  qui  mériterait  l'étude  du  moraliste,  cette 
satisfaction  affectueuse  de  la  foule,  quand  elle  reconnaît  les  traits 
d'un  acteur  favori.  Le  physiologiste  n'y  verra  peut-être  qu'une 
habitude  réflexe  de  nos  muscles  faciaux,  accoutumés  à  marquer 
des  impressions  hilares  chaque  fois  que  cet  acteur  entre  en  scène. 
Mais  on  constate  le  même  contentement  chez  ceux  qui  découvrent 


936  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

M.  Muubanl,  lequel  n'a  jamais  éveillé  que  des  impressions  majes- 
tueuses. Je  croirais  plutôt  que  la  foule  reporte  en  entier  sur  ces 
personnages  publics  les  sentimens  désormais  sans  emploi  qu'elle 
témoignait  jadis  aux  grands,  aux  rois.  «  Cet  eiïet  a  son  origine  dans 
la  coutume,  »  disait  Pascal  ;  et  il  ajoutait  sur  le  prestige  des  rois, 
des  grands,  sur  la  force  et  sur  la  grimace,  des  choses  trop  libres 
pour  qu'on  se  permette  de  les  appliquer  aux  acteurs. 

La  section  suivante  est  consacrée  à  l'histoire  des  moyens  de  trans- 
port. Encore  une  idée  originale  des  organisateurs  de  cette  exposi- 
tion. L'histoire  du  travail  nous  fait  assister  à  la  lutte  de  l'homme 
contre  la  matière;  l'histoire  du  transporta  sa  lutte  contre  l'espace; 
elle  nous  donne  le  raccourci  du  mouvement  ambulatoire  qui  l'em- 
porte sur  le  globe,  depuis  son  premier  pas  au  sommet  de  quelque 
plateau  d'Asie,  si  c'est   de   là  qu'il  est  parti,  jusqu'à  ses  courses 
actuelles  sur  les  voies  rapides  qui  sillonnent  la  planète.  Au  rez-de- 
chaussée,  dans  les  quatre  divisions  principales  :  voie  de  terre,  voie 
de  fer,  voie  fluviale,  voie  maritime,  on  a  groupé  les  modèles  des 
ouvrages  d'art  exécutés  pour  les  besoins  de  la  voirie  et  de  la  navi- 
gation, chez  les  anciens  et  chez  les  modernes;  on  a  réuni  dans  ce 
petit  emplacement  quelques  véhicules  historiques.  L'Angleterre  a 
envoyé  la  première  locomotive  de  Stephenson  et  le  wagon  où  voya- 
geait Wellington.  Sur  la  terrasse,  des  gravures  et  des  photographies 
racontent  les  progrès  de   la  locomotion,  du  chariot  des  pasteurs 
nomades  jusqu'à  nos  trains-éclairs.  11  n'est  presque  pas  un  de  ces 
chars  et  de  ces  attelages  dont  on  ne  retrouverait  le  type  en  un  coin 
de  l'Asie  ou  de  l'Afrique.  Sans  aller  si  loin,  les  bourgeois  de  Ceauvais 
se  font  encore  tirer  à  bras  d'hommes  dans  des  vinaigrettes,  cent  ans 
après  la  déclaration  des  droits.  Chaque  époque  révèle  son  carac- 
tère dans  son  roulage.  Les  photographies  prises  sur  des  manuscrits 
du  moyen  âge  composent  une  série  très  amusante  ;  vous  y  verrez 
le  pape  et  l'empereur  faisant  route  de  compagnie  dans  un  équipage 
tout  pareil  à  nos  voitures  de  blanchisseuses.  Plus  réjouissantes  en- 
core sont  les  lithographies  de  1830,  représentant  les  cabriolets  et 
les  mylords  des  héros  de  Balzac,  la  cour  de  Laffite  et  Caillard,  les 
écossaises  et  les  favorites  d'où  est  issu  notre  omnibus  démocra- 
tique. Le  dernier  terme  de  cette  progression,  en  attendant  mieux, 
est  le  chemin  de  fer  à  glissières  qu'on  essayait  l'autre  semaine  sur 
l'esplanade   des  Invalides  et  qui  promet  de  nous  porter  en  quatre 
heures  à  Marseille.  Quand  je  dis  le  dernier  terme,  c'est  selon  qu'on 
l'entend  ;  d'autres  réserveraient  cette  qualification  à  des  voilures 
plus  lentes,  qui    ont   aussi    leur    histoire  dans    la   collection,    et 
que  vous    avez   chance    de    rencontrer    en    ressortant    le    matin 
de  l'Exposition.   Elles  s'en  reviennent    à   vide  de  Montparnasse, 
avec  cet  air  de  bon  débarras,  ce  je  ne  sais  quoi  de  guilleret  qui 


A  tra^t:rs  l'exposttiox.  937 

émoustille  le  char,  les  chevaux  empanachés,  le  cocher  à  la  livrée 
noire,  quand  ils  trottent  au  soleil,  heureux  de  vivre,  soulagés 
d'avoir  gagné  leur  argent  en  désencombrant  la  terre  d'un  fardeau 
inutile.  C'est  pour  monter  là  dedans  que  l'humanité  se  remue  et 
se  hâte  si  fort,  par  tous  les  moyens  de  locomotion  que  nous  venons 
de  passer  en  revue. 

La  partie  la  plus  curieuse  et  la  plus  complète  de  cette  exhibition 
a  trait  à  la  découverte  des  aérostats.  Les  documens  réunis  ici  nous 
donnent  bien  l'impression  de  la  secousse  violente  ressentie  par 
l'imagination  de  nos  pères,  quand  ils  virent  l'homme  s'élever  dans 
les  au-s.  Pour  peu  qu'on  se  rappelle  l'attente  vague  des  esprits  à 
cette  époque,  l'espérance  diffuse,  sans  objet  précis,  qui  agitait  les 
cœurs  comme  une  approche  d'aurore,  on  estimera  que  ce  prodige 
dut  contribuer  pour  beaucoup  à  l'exaltation  générale,  et  qu'il  le  faut 
compter  parmi  les  stimulans  du  mouvement  révolutionnaire,  au 
même  titre  pour  le  moins  que  la  première  représentation  du  Ma- 
riage de  Figaro.  Ne  présageait-il  pas  que  toutes  les  lois  du  monde 
allaient  changer,  que  rien  ne  serait  désormais  impossible  à  l'homme 
sensible  et  vertueux?  Pendant  quelques  années,  tout  est  aux  bal- 
lons, les  arts,  l'industrie,  les  modes,  les  jeux,  les  caricatures  ;  on 
en  met  partout,  sur  les  pendules,  les  éventails,  les  assiettes,  les 
coidures  ;  Clodion  leur  emprunte  le  motif  de  groupes  ra\issans.  Le 
meilleur  témoin  de  l'émoi  public  est  encore  l'avis  paternel  que  le 
gouvernement  fit  insérer  en  tète  de  la  Gazette  de  France  du  mardi 
2  septembre  1783  :  «  On  a  fait  une  découverte  dont  le  gouverne- 
ment juge  convenable  de  donner  connaissance,  afin  de  prévenir  les 
terreurs  qu'elle  pourrait  occasionner  parmi  le  peuple...  (Suit  la 
description  de  la  montgolfière.)  Chacun  de  ceux  qui  découvri- 
raient dans  le  Ciel  de  pareils  globes,  qui  présentent  l'aspect  de  la 
Lune  obscurcie,  doit  donc  être  prévenu  que,  loin  d'être  un  phéno- 
mène effrayant,  ce  n'est  qu'une  machine  toujours  composée  de 
taffetas,  ou  de  toile  légère  revêtue  de  papier,  qui  ne  peut  causer 
aucun  mal,  et  dont  il  est  à  présumer  qu'on  fera  quelque  jour  des 
applications  utiles  aux  besoins  de  la  société.  »  En  dépit  de  l'admo- 
nition royale,  on  vit  peut-être  alors  le  spectacle  auquel  j'assistai  il 
y  a  quelques  années,  dans  une  campagne  de  la  Petite-Russie.  Une 
montgolfière,  lancée  en  plein  jour,  était  allée  s'abattre  dans  les 
prairies  où  des  bergers  gardaient  leurs  troupeaux.  Ces  enfans 
s'avancèrent  tranquillement  vers  le  météore;  ils  quittèrent  leurs 
chapeaux,  se  prosternèrent,  firent  le  signe  de  la  croix  et  se  mirent 
à  prier.  Ils  ne  marquaient  aucune  terreur;  ils  agissaient  comme 
on  doit  faire  quand  on  est  favorisé  d'un  miracle  ;  ces  cœurs  sim- 
ples montraient  clairement  que  le  miracle  est  pour  eux  une  mani- 
festation normale,  toujours  attendue. 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dans  la  dernière  section,  —  la  logique  voudrait  qu'elle  fût  une 
des  premières,  —  nous  retrouvons  le  travail  aux  prises  avec  la 
terre,  la  pierre,  le  bois,  les  métaux.  L'examen  des  appareils  scien- 
tili({ues  et  des  outils  industriels,  jusqu'à  une  époque  récente,  fait 
ressortir  l'une  des  transformations  les  plus  profondes  qu'ait  jamais 
subies  l'esprit  humain  :  l'abolition  rapide  et  radicale  du  sens  esthé- 
tique, tel  qu'on  l'entendait  autrefois.  Nos  pères,  fidèles  à  une 
tradition  vieille  comme  l'homme,  ne  fabriquaient  pas  un  seul  pro- 
duit qui  n'eîit  quelques  vestiges  d'ornementation  ;  engins  de  tra- 
vail ou  instiumens  de  mathématiques,  armes  et  meubles,  boise- 
ries et  ferrm'es,  tout,  jusqu'aux  plus  vulgaires  objets  d'usage  do- 
mestique, tout  ce  qui  est  ancien  ici  revêt  une  forme  capricieuse, 
souvent  charmante,  et  comporte  des  lantaisies  surajoutées  pour 
flatter  les  yeux.  Depuis  le  commencement  de  notre  siècle,  l'orne- 
mentation se  fait  plus  maigre,  plus  rare;  on  arrive  à  nos  années; 
elle  tombe  brusquement,  presque  partout.  Quelques  industries 
de  pur  luxe  la  maintiennent  dans  les  choses  superflues,  desti- 
nées au  petit  nombre  ;  mais  elle  disparait  de  tous  les  objets  de 
première  nécessité  et  de  commun  usage.  Quand  le  goût  artistique 
essaie  de  la  ressusciter,  il  est  stérile,  parce  que  son  effort 
factice  va  conti'e  une  loi  générale.  Et  il  ne  s'agit  pas  ici  d'une  de 
ces  oscillations  historiques  qui  ramènent  et  remportent  certains 
besoins  ;  c'est  la  première  fois  que  ce  phénomène  se  produit  de- 
puis l'origine  des  sociétés.  On  peut  l'expliquer  par  la  valeur  crois- 
sante du  travail  et  de  son  coefficient,  le  temps  ;  nous  faisons  simple 
pour  faire  davantage  et  plus  vite  ;  la  force  employée  à  produire  est 
consommée  tout  entière  en  utilité,  on  n'en  peut  plus  rien  distraire 
pour  l'amusement.  Mais  cette  explication  ne  suffit  pas.  Notre  œil  a 
changé.  Là  où  celui  de  nos  devanciers  exigeait  les  couleurs  vives 
et  le  dessin  imaginé,  le  nôtre  réclame  les  teintes  neutres,  les  lignes 
di'oites,  les  surfaces  polies,  en  un  mot  l'étroite  convenance  entre 
la  forme  et  l'emploi,  sans  rien  de  plus.  C'est  l'élimination  pro- 
gressive de  l'instinct  du  sauvage,  de  l'instinct  de  l'enfant,  qui  était 
devenu  en  s'épurant  le  goût  du  beau,  mais  qui  n'en  procédait 
pas  moins  de  ce  principe  :  la  recherche  du  jouet  et  de  la  parure 
avant  celle  de  l'utilité.  Le  sens  plastique  s'est  cantonné  dans  le  do- 
mahie  restreint  de  quelques  arts  ;  partout  ailleurs,  il  est  remplacé 
par  le  sens  rationnel.  Ce  dernier  nous  façonne  un  monde  plus  sé- 
vère, plus  triste  aux  yeux,  mais  imposant  pour  le  regard  intérieur,, 
harmonique  pour  la  pensée  abstraite.  L'ancien  était  beau  comme 
un  décor  agréable  ;  le  nouveau  n'a  que  la  beauté  d'un  théorème 
de  géométrie. 

Cette  dernière  section  prend  fin  avec  les  premiers  essais  du  da- 
guerréotype, de  la  photographie,  du  télégraphe.  L'iûstoire  rétros— 


A     IRAVERS    l'exposition.  039 

pcctiye  du  travail  est  achevée;  il  va  subir  de  nouvelles  transfor- 
mations et  continuer  ses  destinées  dans  le  palais  des  machines. 
Avec  la  chaîne  de  noms  glorieux  qui  se  déroulait  en  lettres  d'or 
sur  les  frises,  depuis  l'entrée  de  la  galerie,  le  cycle  des  grandes 
inventions  se  ferme.  L'inventeur,  au  sens  héroïque  du  mot,  est 
uno  figure  du  passé;  nous  avons  peu  de  chances  de  la  revoir 
€hez  nous.  Dans  l'état  actuel  des  sciences,  leurs  bienfaits  ultérieurs 
ne  seront  que  les  applications  de  principes  déjà  connus  ;  les  routes 
sont  étudiées  dans  toutes  les  directions,  les  points  à  explorer  dé- 
terminés d'avance  par  la  théorie.  L'imprévu,  le  hasard  de  la  trou- 
vaille, n'ont  plus  guère  de  place  dans  le  rayon  de  nos  écoles  et  de 
nos  sociétés  savantes.  Pour  retrouver  l'inventeur,  il  faut  le  cher- 
■cher  dans  les  milieux  anciens  du  monde  actuel,  dans  les  groupes 
humains  que  notre  civilisation  n'a  qu'imparfaitement  pénétrés.  Là, 
cette  variété  originale  de  Yhomo  indnstriosus  fleurit  encore.  Je 
veux  vous  en  présenter  un,  sans  sortir  de  ce  palais.  Parmi  tant 
d'àmes  lointaines,  différentes  des  nôtres,  que  l'Exposition  a  mises 
€n  branle  et  attirées  dans  notre  sphère  do  travail,  je  n'en  ai  pas 
rencontré  une  plus  intéressante. 

A  l'extrémité  de  la  travée  latérale  qui  relie  le  palais  des  Arts  libé- 
raux à  celui  des  industries  diverses,  un  emplacement  est  réservé 
à  l'industrie  rurale  du  peuple  russe,  à  ces  manufactures  primi- 
tives dont  la  tradition  se  perpétue  dans  les  villages  du  Dnieper  et 
<lu  Volga.  Ces  jours  derniers,  j'avisai  là  un  petit  éventaire  qui 
porte  cette  enseigne  :  Kosdrof-Alniasof^  inventeur-mécanicien  : 
Otnak,  Sibérie.  —  Sur  l'établi  s'entassent  des  modèles  en  carton, 
•en  liège,  en  fd  de  fer;  manèges,  moulins,  moteurs  hydrauliques, 
■débarcadères  flottans,  filtres,  fours  de  campagne,  sentiers  de 
chaîne  pour  les  marais,  que  sais-je  encore?  vingt  autres  mécani- 
ques, appropriées  aux  besoins  particulit^rs  du  pays  des  vastes 
•eaux.  Kosticof-Almasof,  le  mécanicien  sdinoontc/ikû,  comme  ils 
disent  (littéralement  :  autodidacte,  qui  s'est  instruit  tout  seul), 
était  assis  au  milieu  de  ses  œuvres  :  un  homme  dans  la  force  de 
l'âge,  aux  traits  réguliers  et  intelligens,  avec  une  pensée  en  tra- 
vail sous  la  face  calme  du  paysan  russe.  Je  lui  demandai  son  his- 
toire; son  regard  s'anima,  les  paroles  se  pressèrent  sur  ses  lèvres, 
sonnant  la  joie  et  la  confiance  de  l'enfant  abandonné  qui  entend 
une  voix.  Je  traduis  son  récit;  j'ai  le  regret  de  l'abréger,  je  n'y 
ajoute  pas  un  mot  : 

«  Je  suis  natif  d'Omsk,  en  Sibérie.  Depuis  l'enfance,  j'ai  travaillé 
là  dans  les  fabriques  pour  gagner  mon  pain.  J'ai  toujours  été  en- 
traîné vers  la  mécanique;  je  regardais  les  machines,  et  je  combi- 
nais des  modifications,  des  perfectionnemens;  à  mes  momens  de 


9Ù0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

liberté,  je  construisais  de  petites  machines  en  manière  de  jouets. 
Je  n'avais  qu'un  désir,  trouver  les  moyens  de  m'instruire  quelque 
part  et  d'essayer  mes  inventions.  J'entendis  qu'on  faisait  une  expo- 
sition à  Ekatérinenbourg,  dans  l'Oural,  et  l'idée  me  vint  de  m'y 
rendre.  Mais  comment  arriver  jusque-là?  Je  résolus  démettre  en 
gage  mon  isba  ;  vous  savez,  maintenant,  on  donne  de  l'argent  sur 
les  maisons,  dans  les  banques.  Je  touchai  80  roubles;  c'était  trop 
peu  :  j'arrachai  les  pieux  de  la  palissade,  je  les  vendis  aux  voi- 
sins. Je  laissai  une  partie  de  l'argent  à  ma  mère  et  à  mes  sœurs, 
et  je  partis,  emportant  mes  modèles.  Le  général-gouverneur  eut 
connaissance  de  moi,  il  me  montra  des  bontés;  on  m'amena  à  Eka- 
térinenbourg et  j'y  reçus  un  brevet.  Quelque  chose  me  poussait  à 
continuer  plus  loin,  dans  le  monde  de  Dieu.  Je  parvins  à  Kazan  ; 
j'y  rencontrai  une  dame,  une  bonne  âme,  qui  me  conduisit  à  Khar- 
kof.  Mon  bonheur  voulut  que  là  aussi  il  y  eût  une  exposition  ;  je 
reçus  un  second  brevet.  Un  acteur  des  théâtres,  André  Bourlak, 
s'intéressa  à  moi  et  me  mena  à  Moscou,  me  disant  que  là  je  pour- 
rais apprendre.  A  Moscou,  je  fis  la  connaissance  d'un  marchand;  il 
me  donna  quelques  avis  et  me  mit  en  rapport  avec  un  certain  Amé- 
ricain. Celui-là  regarda  attentivement  mes  modèles,  il  voulait  en 
prendre  plusieurs,  il  me  proposa  cent  roubles.  Cette  affaire  ne  me 
paraissait  pas  pure;  j'en  écrivis  à  André  Bourlak,  qui  avait  rejoint 
son  théâtre,  à  Pétersbourg;  il  me  repondit  de  laisser  là  l'Améri- 
cain et  m'envoya  un  peu  d'argent,  en  me  conseillant  de  venir  à 
Pétersbourg.  De  bonnes  gens  m'adressèrent  au  quartier  impérial, 
à  une  personne  très  importante,  le  général  Richter.  Il  a  parlé  de 
moi  à  Sa  Majesté  elle-même!  On  me  fit  recevoir  dans  les  usines  de 
l'état  ;  je  restai  quelques  mois  dans  celle  de  la  marine,  à  Crons- 
tadt,  puis  dans  une  autre.  Je  regardais,  j'apprenais  ;  je  vis  bien 
que  plusieurs  de  mes  inventions  étaient  déjà  inventées,  et  qu'on 
iaisait  beaucoup  mieux;  mais  je  perfectionnais  les  autres,  qui  sont 
bonnes.  Un  an  se  passa;  on  commença  à  parler  autour  de  moi  de 
1  exposition  de  Paris  ;  je  n'avais  plus  qu'une  idée,  y  aller.  Par  bon- 
heur notre  général-gouverneur  de  Sibérie  arriva  à  Pétersbourg  ;  il 
fut  si  bienveillant  pour  moi,  il  m'ouvrit  un  nouveau  crédit,  et  sur 
sa  demande  on  m'amena  à  Paris.  Ici,  quand  j'ai  visité  la  galerie 
des  machines,  j'ai  bien  vu  ce  que  c'était  !  Je  voudrais  y  étudier, 
et  puis,  si  c'est  possible,  étudier  aussi  en  Angleterre  ;  mais  pas 
trop  longtemps  :  je  veux  retourner  dans  ma  Sibérie.  Jusque-là,  ce 
ne  sera  pas  facile  de  vivre.  Le  commissaire  de  la  section,  Andréef, 
m'a  aidé;  il  est  mort  l'autre  semaine, il  est  dans  le  royaume  céleste. 
Je  ne  connais  plus  personne,  je  n'entends  pas  la  langue;  le  plus 
triste,  c'est  que  le  jury  a  passé  une  première  lois  devant  mes  ma- 


A    TRAVERS    l'eXPOSII  lON.  9/il 

chines  sans  s'arrêter.  Une  famille  m'avait  pris  en  pension,  elle  va 
partir.  Mais  ce  n'est  rien  ;  l'argent  viendra,  quand  je  vendrai  mes 
machines;  sûrement,  elles  se  vendront.  » 

Et  il  se  mit  à  me  les  expliquer  avec  feu,  ses  machines.  J'ignore 
ce  qu'elles  valent,  peut-être  rien  pour  nous;   je  sais  seulement 
qu'en  Russie  il  iaut   accommoder  les  instrumens  de  travail  aux 
lieux  et  aux  hommes  ;  dans  les  régions  reculées  ou  l'eau  et  le  vent 
seront  longtemps  les  seuls  moteurs  économiques,  j'ai  vu  des  appa- 
reils très  primitifs,  à  la  foie  simples  et  ingénieux,  rendre  plus  de 
services  que  nos  engins  délicats.  —  Tandis  qu'Almasof  poursuivait 
ses  explications,  je  le  regardais  avec  un  serrement  de  cœur.  Faute 
de  connaître  les  premiers  principes,  voilà  un  homme  qui  a  dépensé 
de  grands  efforts  d'intelligence  pour  rouvrir  à  lui  seul  le  sillon 
déjà  creusé  par  l'élite  de  l'humanité,  pour  réinventer  l'ABC  de  la 
science,  comme  l'enfant  de  génie  qui  retrouvait  les  propositions 
d'Euclide.  De  deux  choses  l'une  :   ou  ce  pauvre  garçon  n'a  refait 
que  du  "vieux  neuf,  et  c'est  le  naufrage  certain  ;  ou  il  y  a  quelque 
chose  de  pratique  dans  son  bagage,  et  c'est  encore  le  naufrage 
probable.    «  L'Américain  »  de  Moscou  se  trouvera  partout,  dans 
toutes  les   nationalités,  pour  exploiter  cette  brebis  désignée  à  la 
tonte.  Le  paysan  d'Omsk  ne  soupçonne  pas  la  férocité  de  la  ba- 
taille, la  lourdeur  des  poids  à  soulever  pour  réussir  dans  ce  monde 
supérieur  qui  l'attirait  ;  fasciné  par  le  rayonnement  de  notre  Paris, 
il  nous  est  arrivé  de  si  loin,  d'aventure  en  aventure,  portant  vers 
nous  son  petit  espoir  tenace,  comptant  sur  les  bonnes  dames  et 
les  braves  acteurs  qui  ramassent  en  route  les  délaissés.  Le  voilà 
perdu  dans  notre  tourbillon,  seul,  quasi-muet.  Quelle  que  soit  la 
valeur  de  ses  travaux,  l'homme  est  de  la  race  droite  et  forte.  Si  ces 
lignes  passent  sous  les  yeux  de  quelques-uns,  parmi  nos  ingénieurs 
et  nos  savans,  je  les  supplie  de  jeter  un  regard  sur  l'éventaire 
d'Almasof  et  de  prendre  la  mesure  de  ses  aptitudes;  l'inventeur 
sibérien    leur  rappellera  les  précurseurs   qui   ont  préparé   leurs 
triomphes  actuels,  qui  cherchaient,  devinaient,  croyaient  ainsi,  il 
n'y  a  pas  si  longtemps;  en  souvenir  de  ces  ancêtres,  ils  voudront 
tendre  la  main  à  ce  frère  attardé. 

11  m'a  retenu,  et  le  palais  des  Arts  libéraux  contient  encore  tant 
de  choses  dont  j'aurais  dii  parler!  Elles  attendront  :  une  àme,  c'est 
plus  précieux  que  les  choses.  On  me  pardonnera  de  passer  rapide- 
ment devant  l'exposition  pénitentiaire  du  ministère  de  l'intérieur, 
qui  développe  sur  le  pourtour  du  rez-de-chaussee  ses  collections 
de  chaussons  de  hsière.  Pourtant,  les  plus  industrieux  des  hommes, 
ce  sont  encore  les  détenus.  On  nous  exhibe  leurs  travaux  de  fan- 
taisie, leiu-s  chels-d'œuvre  en  mie  de  pain,  en  plumes,  en  brins  de 


"9/12  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

salsepareille;  l'un  d'eux,  ayant  patiemment  colligé  ces  brins,  est 
parvenu  à  tresser  une  très  belle  corde  d'évasion  avec  ce  dépuratif. 
Ils  font  même  des  vers  :  voici  plusieurs  cantates  composées  pour 
le  1/4  juillet  par  les  pensionnaires  de  Gaillon,  On  en  reçoit  parfois 
de  pires,  et  qui  n'ont  pas  l'excuse  de  la  maison  centrale.  Le  public 
se  porte  vers  la  section  rétrospective  :  des  fers,  des  brodequins, 
des  chevalels,  des  gravures  lamentables,  le  supplice  de  Galas, 
l'écartèlement  de  Damiens,  bref  toutes  les  abominations  de  l'an- 
cien régime  jusqu'en  1789;  à  partir  de  cette  date,  l'homme  de- 
vient doux  comme  un  agneau.  Sur  deux  socles  opposés,  avec  ces 
mentions  en  grosses  lettres  :  Autrefois.,  aujourd'hui ^  —  deux 
condamnés  de  cire;  celui  d'autrefois,  en  haillons,  hâve,  hirsute, 
ferré  aux  chevilles  sur  sa  botte  de  paille,  menace  du  poing  la  so- 
ciété ;  celui  d'aujourd'hui,  angélique,  rasé  de  frais,  bien  vêtu,  lit 
un  bon  livre,  en  s'appuyant  sur  sa  pioche,  dans  un  parterre  de 
gazon  et  de  fleurs.  Il  y  a  des  fleurs  à  ses  pieds.  Qui  donc  parlait  du 
grand  nombre  des  récidivistes  ?  Voilà  une  concurrence  redoutable 
pour  les  pauvres  industriels  qui  montrent  les  horreurs  de  l'inquisi- 
tion à  la  foire  de  Neuilly. 

Montons  dans  les  salles  du  premier  étage  :  c'est  le  quartier- 
général  de  l'enseignement  à  tous  les  degrés,  primaire,  secondaire, 
supérieur.  Ses  trophées  commençaient  déjà  au  rez-de-chaussée  ;  ils 
débordent  sur  les  pavillons  de  la  Ville  de  Paris,  et  un  peu  partout. 
La  pédagogie  expose  avec  orgueil  ses  écoles  de  tout  ordre,  les  bi- 
bUothèques  populaires,  les  laboratoires,  les  méthodes  nouvelles, 
'es  nouveaux  lycées  de  garçons,  de  fdîes,  les  tableaux  comparés  où 
les  vieilles  taches  noires  de  l'ignorance  s'éclaircissent  rapidement, 
depuis  quelques  années.  Tout  nous  parle  des  sacrifices  consentis 
pour  donnera  tous  la  plus  grande  somme  d'instruction  possible: 
et  l'esprit  rencontre  ici  les  plus  cruels  problèmes  qui  puissent 
l'assaillir.  —  A-t-on  bien  fait?  Oui,  nous  dit  un  commandement 
intérieur  plus  fort  que  tous  les  raisonnemens.  —  A-t-on  fait  du 
bien?  C'est  une  autre  question,  insoluble,  parce  qu'elle  est  mal 
posée.  Écartons  la  phraséologie  de  boniment  électoral  ;  l'expérience 
personnelle  et  l'observation  s'accordent  pour  nous  démontrer  que 
l'instruction,  —je  ne  dis  pas  la  science,  apanage  de  quelques  rares 
élus,  —  ne  rend  l'homme  ni  plus  moral,  ni  plus  heureux  ;  elle 
augmente  l'intensité  générale  de  la  vie,  et  c'est  tout.  Gonsuhez  vos 
tables  de  criminalité,  vos  tables  de  suicides.  Il  faut  donner  l'in- 
struction comme  il  faut  donner  du  pain,  sans  plus  d'illusion  sur 
l'effet  vertueux  de  ce  don.  Le  pain  restaure  nos  forces  pour  le 
bien  ou  pour  le  mal,  indifféremment.  Ainsi  de  l'aliment  intellec- 
tuel. Suivant  la  nature  de  celui  qui  le  reçoit,  l'usage  qu'il  en  fera. 


A  TBAVEas  l'£xpositio\.  943- 

le  milieu  que  vous  lui  préparez,  cet  aliment  décuplera  ses  forces, 
pour  le  bien  ou  pour  le  mal.  En  d'autres  termes,  vous  avez  sur- 
chargé les  deux  plateaux  de  la  balance,  celui  du  bien  et  ctîlui  du 
mal  ;  vous  n'avez  rien  changé  à  leur  équilibre,  qui  reste  constant. 
Pour  ce  qui  est  du  bonheur,  si  ce  mot  a  un  sens,  l'instruction  ne 
saurait  le  procurer,  puisqu'elle  sert  notre  instinct  d'inquiétude 
contre  notre  instinct  de  repos  ;  elle  ne  peut  être  une  condition 
de  bonheur,  puisqu'elle  accroît  la  concurrence  vitale,  l'effort  pé- 
nible des  mieux  doués,  l'élimination  des  plus  faillies  ;  mais  comme 
elle  hausse  par  là  les  moyennes  de  l'effort,  elle  est  une  condition 
de  grandeur.  En  la  répandant,  on  reste  dans  le  plan  naturel,  dans 
le  plan  providentiel,  qui  est  d'élever  les  indi\idus  et  les  sociétés 
par  plus  de  labeur,  pour  ne  pas  dire  plus  de  souffrance.  Si  vous 
disiez  la  vérité  aux  hommes,  vous  leur  parleriez  ainsi  :  «  Je  t'en- 
voie à  l'école  comme  au  régiment,  pour  y  apprendre  l'exercice  en 
vue  d'une  bataille  d'autant  plus  acharnée  que  tu  le  sauras  mieux 
et  que  vous  serez  plus  nombreux  à  le  savoir;  d'une  bataille  qui  a 
pour  fm  dernière  de  grandir  la  collectivité  au  prix  de  ton  repos, 
de  ton  bien-être,  et  parfois  de  ta  vie,  à  toi  individu.  »  Vous  abusez 
les  hommes  en  leur  présentant  l'instruction  comme  une  panacée  à 
lem's  maiLx.  Mais  je  reconnais  qu'en  les  abusant  pour  les  élever,. 
TOUS  rentrez  encore  dans  le  plan  naturel,  dans  la  sublime  duperie 
instigatrice  de  la  vie  terrestre.  Voilà  pourquoi  j'applaudis  à  tout  ce 
que  vous  me  montrez  ici,  par  des  raisons  qui  ne  sont  point  habi- 
tuellement les  vôtres,  et  avec  cette  réserve  que  vous  aurez  fait  un 
travail  de  dément,  si  ayant  labouré  le  champ  vous  n'y  semez  pas 
de  bonnes  graines,  si  vous  en  semez  de  vénéneuses. 

A  ce  même  étage,  dans  la  galerie  en  retour,  toute  la  librairie, 
tous  les  éditeurs,  tous  les  livres  ;  à  la  suite,  toute  la  photographie, 
cet  art  envahissant,  toutes  les  figures  connues  et  inconnues.  —  Il 
y  a  trop  de  choses  dans  ce  palais  :  l'histoire  de  l'homme,  toutes  les 
connaissances,  tous  les  arts,  et  des  idées  embusquées  derrière 
chaque  objet...  Le  grand  Bouddha  lui-même  prend  un  air  de  las- 
situde ,  et  cependant  il  semble  dire  :  tout  n'est  pas  ici.  —  Sortons, 
allons  respirer. 

Sur  le  seuil,  une  musique  m'appelle  ;  elle  part  du  cabaret  rou- 
main. Je  reconnais  ces  hommes  aux  vestes  blanches  souta- 
chées  de  hsérés  nou-s,  ces  yeux  languissans  dans  des  visages 
énergiques,  ces  physionomies  qu'on  voit  peintes  sous  la  tiare  et  le 
manteau  des  hospodars,  aux  murs  des  vieilles  maisons  moldaves. 
Quand  ils  veulent  bien  jouer  des  mélodies  nationales,  au  lieu  des 
valses  italiennes,  leur  orchestre  rencontre  des  sonorités  étranges, 
dans  l'accord  des  violons,  de  la  guitare  et  de  la  flûte  de  Pan.  Alors, 
ces  cordes  et  ces  roseaux  contiennent  tous  lesdéhres  de  la  passion. 


944  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

toutes  les  larmes  qu'a  jamais  bues  la  terre  ;  il  passe  là  des  notes 
qui  mettent  à  nu  toutes  les  places  meurtries  du  cœur.  Elles  le  rem- 
portent en  arrière,  bien  loin,  par-delà  les  années  abolies;  dans  un 
cabaret  semblable  où  jouaient  ces  mêmes  Lautars,  à  Ferestréou. 
C'est  tout  près  de  Bucharest;  alentour,  l'immense  plaine  en  juillet 
n'est  qu'une  seule  gerbe  de  blé.  On  allait  à  Ferestréou  au  soleil 
couchant,  qui  traînait  ses  flammes  sur  les  vagues  rousses  de  cette 
mer  d'épis;  jusqu'aux  premières  étoiles,  les  Lautars  raclaient  leurs 
arpèges  et  jetaient  leurs  chansons  insensées;  elles  fuyaient  sur  les 
blés  à  la  forte  odeur  comme  des  cris  de  bêtes  blessées,  faisant  lever 
de  la  nuit  les  rêves  où  l'on  voit  tout;  mais  alors,  ces  rêves  se  levaient 
en  avant,  dans  l'ilUmité  du  désir  et  de  l'espérance,  ils  appelaient; 
maintenant,  il  faut  retourner  la  tête  pour  les  distinguer  encore, 
loin,   derrière...   Le  Bouddha  avait  raison,  tout  n'est  pas  là-haut, 
sur  les  bancs  de  la  classe  où  le  pédagogue  prétend  donner  la  science 
intégrale.  Les  hommes  lui  échappent  pour  demander  à  des  Bohé- 
miens ce  que  le  magister  ne  sait  pas  exprimer.  Tous  les  hommes  : 
écoutez  monter  ces  musiques  diverses  de  chaque  point  de  l'Expo- 
sition, de  partout  où  sont  campés  les  représentans  de  quelque  peu- 
plade ;  réveillez  les  vieux  airs  qui  dorment  dans  les  épinettes  et  les 
clavecins  de  ces  collections,  dans  la  boutique  du  luthier  gothique, 
et  jusque  dans   le  bois   de   cette  harpe  exliumée  d'un  tombeau 
d'Egypte,  où  elle  gardait  les  soupirs  iumiémoriaux  du  Nil.  De  tou- 
jours, de  partout,  l'unanime  concert  s'élève,  couvrant  le  bruit  des 
machines  et  des  métiers.  Gomme   tout  ce  que  nous  voyons  ici,  il 
nous  fait  mesurer  les  innombrables  échelons  de  l'ascension  humaine, 
depuis  l'extrême  barbarie  jusqu'à  l'extrême  raffinement,  depuis  le 
Canaque  et  le  Malais  qui  h-appent  sur  des  pots  de  fer  devant  leurs 
paillotes,  jusqu'au  dôme  central  où  M.  AVidor  joue  une  fugue  de 
Bach  sur  le  grand  orgue  Cavaillé  ;  mais  enfantine  ou  savante,  avec 
ses  moyens  inégaux  d'expression,  c'est  la  langue  universelle,  fra- 
ternelle, le  fond  de  la  méditation  du  Bouddha,  la  voix  qui  dit  à  tous 
les  mêmes  choses,  les  seules  nécessaires,  qui  évoque  pour  chacun 
de  nous  son  rêve  de  Ferestréou,  ce  rêve  qu'on  a  trouvé  dans  le 
berceau,  qu'on  emporte  à  la  tombe,  et  dont  on  attend  la  réaUsation 
au-delà. 

En  attendant,  debout.  L'heure  n'est  pas  au  rêve.  Les  idées,  les 
obsédantes  idées  nous  rappellent  dans  ces  galeries.  Elles  gîtent  là 
comme  le  charbon  dans  le  puits  de  mine,  sollicitant  le  mineur  d'al- 
ler extraire  de  ces  ténèbres  de  quoi  faire  un  peu  plus  de  lumière. 
Rentrons  dans  les  galeries,  pour  y  chercher  les  matériaux  qui  éclai- 
reront notre  prochain  entretien. 

Eugène-Melchior  DE  Vogué. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  août. 

Si  ce  n'était  le  lendemain  avec  son  inconnu,  avec  ses  réveils,  il  y 
aurait  plaisir  à  voir  comment,  dans  ce  pays  aux  impressions  chan- 
geantes, dans  cette  ville  qui  s'appelle  la  ville-lumière,  on  oublie  la 
politique,  les  élections,  le  Centenaire,  la  haute-cour  et  le  reste,  pour 
recevoir  les  têtes  couronnées  sous  la  république. 

Paris,  il  est  vrai,  n'a  point  eu  jusqu'ici  la  fortune  de  compter  parmi 
ses  hôtes  les  rois  de  l'Occident,  qui  sont  occupés  ailleurs,  qui  passent 
des  revues  de  leurs  armées  et  de  leurs  flottes  pour  le  bien  de  la  paix. 
11  a  vu  tout  au  plus  quelques  princes  de  l'Europe,  en  vacances,  qui  ont 
passé  sans  bruit.  En  revanche,  il  a  reçu  les  rois  de  l'Orient  :  le  souve- 
rain de  la  Grèce,  le  shah  de  Perse,  des  princes  de  l'Annam,  —  et  même 
un  roi  nègre,  qui  n'a  pas  eu  le  temps  d'étudier  les  droits  de  l'homme. 
Le  shah  de  Perse,  une  vieille  connaissance  des  dernières  expositions, 
a  eu  entre  tous,  depuis  quelques  jours,  le  privilège  d'être  le  héros  du 
moment,   l'hôte  bienvenu  et  fêté.  M.  le  président  de  la  république, 
M.  le  président  du  conseil,  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères,  la 
population  elle-même,  rivalisant  de  bon  accueil,  ont  mis  tout  leur  zèle 
à  faire  honneur  au  roi  des  rois.  On  lui  a  offert  tout  ce  qu'il  pouvait 
désirer,    peut-être  même  plus  qu'il  ne   désirait,  des  banquets,  des 
galas,  une  représentation  à  l'Opéra,    une  promenade  à  Versailles,  le 
spectacle  toujours  nouveau  de  l'Exposition,  avec  les  musiques  jouant 
l'hymne  persan.  Il  s'est  montré  constellé  de  diamans,  il  a  distribué 
des  décorations  au  monde  officiel,  de  l'argent  aux  exposans,  des  com- 
plimens  à  ceux  qui  se  contentent  de  peu.  Il  a  eu  tous  les  succès, —  il  a 
éclipsé  le  roi  Dinah-Salifou!  Paris  s'arrangerait  visiblement  de  rece- 
voir des  princes,  fût-ce  des  princes  orientaux;  il  s'en  arrangerait  peut- 
être  mieux  que  des  célébrations  subreptices  et  suspectes  de  l'anniver- 
saire du  10  août,  que  le  conseil  municipal  se  permet  sous  le  regard 
complaisant  et  paternel  des  ministres,  trop  occupés,  sans  doute,  à  fêter 
lOME  xav.  —  1889.  60 


9/i6  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  shah.  Malheureusement  tout  a  une  fin,  les  galas  comme  tout  le  reste. 
Les  rois  d'Orient  sont  partis,  Dinah-Salifou  lui-même  est  parti, —  et  les 
illustres  visiteurs  de  la  tour  Eiffel  ne  sont  pas  à  la  frontière  que  déjà  on 
est  ressaisi  par  la  politique.  On  est  à  peine  sorti  des  élections  des  con- 
seils-généraux qu'il  faut  songer  et  se  préparer  aux  élections  de  la  pro- 
chaine chambre.  On  se  retrouve  surtout  en  présence  de  ce  procès  qui 
se  déroule  depuis  quelques  jours  au  Luxembourg,  qui  n'a  rien  des 
mille  et  une  nuits  persanes,  qui  semble  résumer  et  concentrer  nos 
incohérences,  nos  faiblesses,  nos  corruptions,  nos  misères,  notre 
désorganisation  morale  et  politique  depuis  quelques  années. 

Le  voilà  ouvert,  en  effet,  même  déjà  à  peu  près  clos,  cet  étrange 
procès  qui  s'instruit  depuis  quelques  mois,  où  celui  qui  fut  le  général 
Boulanger,  captant  les  multitudes,  est  accusé  d'attentat  contre  les  insti- 
tutions, de  complot  contre  la  sûreté  de  l'état,  de  détournement  des 
deniers  publics  dans  ses  fonctions  de  ministre  de  la  guerre.  Les  com- 
plices ne  comptent  pas  ;  c'est  M.  Boulanger  qui  seul  est  l'accusé,  qui 
est  mis  en  cause  dans  ses  actes,  dans  ses  ambitions,  dans  ses  intrigues, 
dans  son  rôle  de  conspirateur  ou  d'agitateur.  A  dire  vrai,  tout  n'est  pas 
clair,  il  y  a  bien  des  points  obscurs  et  délicats  dans  cette  triste  affaire, 
dans  la  manière  dont  elle  a  été  engagée  et  conduite  jusque  devant  cette 
haute-cour  qui  en  décide  à  l'heure  qu'il  est.  On  a  beau  s'en  défendre, 
on  s'est  un  peu  trop  exposé  à  confondre  la  justice  et  la  politique,  à  pa- 
raître charger  le  sénat  de  l'exécution  sommaire  d'un  personnage  dont  on 
ne  savait  comment  se  défaire.  Il  a  pu  aussi  sans  contredit  s'élever  des 
doutes  sur  la  qualification  des  actes  incriminés,  sur  les  juridictions,  sur 
la  compétence  du  sénat,  —  et  des  hommes  sérieux,  comme  il  y  en  a  au 
Luxembourg,  ont  pu  manifester  ces  doutes,  même  décliner  au  dernier 
moment  le  mandat  de  juges,  sans  être  suspects  de  faiblesse  pour  un 
accusé  peu  intéressant.  De  plus,  le  réquisitoire  même  que  vient  de 
prononcer  M.  le  procureur-général  Quesnay  de  Beaurepaire  et  qui  n'a 
pas  duré  moins  de  trois  jours,  ce  réquisitoire  est  visiblement  une  œuvre 
passionnée  et  diffuse  qui  abuse  par  trop  des  interprétations  violentes, 
des  indiscrétions  inutiles,  et  des  divulgations  scandaleuses.  Oui,  sans 
doute,  il  y  a  de  la  passion,  des  impatiences  d'adversaires,  des  irrégu- 
larités dans  ce  procès,  dans  ces  dialogues  entre  un  ministère  public, 
qui  s'affranchit  des  usages  du  jugement  par  contumace  pour  parler  trois 
jours,  et  un  accusé  qui  envoie  de  l'exil  ses  défenses,  mêlées  d'outrages, 
sous  la  forme  de  manifestes  au  peuple  français.  C'est  possible.  Le  fond 
n'existe  pas  moins.  Rien  ne  manque  pour  faire  de  cet  étrange  procès 
un  des  épisodes  les  plus  curieux,  les  plus  instructifs  et  les  plus  édifians 
d'un  temps  fertile  en  versatilités  et  en  fortunes  de  faction. 

Qu'il  y  ait  attentat  ou  qu'il  n'y  ait  point  attentat,  qu'il  y  ait  complot 
et  concussion  ou  qu'il  n'y  en  ait  pas,  qu'on  fasse  la  part  de  la  passion, 
des  exagérations,  de  l'abus  des  petits  papiers,  il  en  reste  toujours  as- 


ftËVUÈ.    —   CHRONIQUE.  947 

sez  pour  dissiper  le  mirage  de  cette  vaine  et  périlleuse  popularité  qui 
a  retenti  depuis  quelques  années.  Ce  qui  se  dégage  avec  assez  de 
clarté  et  de  précision  du  fatras  des  révélations  et  des  contradictions 
suffit  à  réduire  le  personnage  à  ses  vraies  proportions,  celles  d'un  am- 
bitieux assez  vulgaire,  d'un  agitateur  sans  scrupule  et  sans  frein.  11  est 
certain  que  du  jour  oii  il  a  entrevu  la  chance  d'un  rôle  public,  M.  Bou- 
langer a  eu  cette  force  d'une  idée  fixe  que  lui  attribue  M.  le  procureur- 
général  de  Beaurepaire,  et,  à  défaut  d'autre  mobile,  il  a  eu  la  passion 
du  pouvoir  et  de  ses  avantages.  Il  atout  subordonné  à  son  ambition  et 
à  la  fortune  qu'il  rêvait.  On  peut  le  suivre  pas  à  pas  dans  sa  carrière, 
déjà  en  Tunisie  comme  au  ministère,  briguant  à  tout  prix  la  popula- 
rité, tour  à  tour  obséquieux  avec  ceux  dont  il  a  besoin  et  oublieux  de 
ceux  dont  il  ne  peut  plus  se  servir,  abaissant  sa  dignité  de  soldat  aux 
plus  vulgaires  dissimulations,  aux  plus  inavouables  manœuvres.  Il 
marche  entouré  de  gens  tarés,  repris  de  justice  ou  autres,  de  person- 
nages suspects  qu'il  croit  dérober  à  la  police  et  que  la  police  lui  reprend 
bientôt,  flattant  les  radicaux  pour  s'en  faire  un  appui,  payant  les  jour- 
naux et  les  brochures  qui  chantent  ses  louanges,  faisant  diffamer  ceux 
de  ses  collègues  de  l'armée  en  qui  il  pressent  des  rivaux,  essayant  de 
briser  ceux  en  qui  il  voit  des  obstacles.  C'est  assurément  un  personnage 
curieux,  à  peu  près  dénué  du  plus  simple  sens  moral  et  se  croyant  tout 
permis,  mêlant  la  ruse  à  la  forfanterie,  le  calcul  à  une  apparente  cor- 
dialité, les  plaisirs  équivoques  aux  intrigues  de  l'ambition, — ^etau  bout 
du  compte,  vivant  on  ne  sait  de  quoi,  en  prétendant  entretenu  par  des 
complices  qui  spéculent  sur  sa  fortune  ou  par  des  dupes  qui  croient 
servir  un  intérêt  politique.  Rien  de  plus  vrai  :  l'histoire  est  complète 
et  instructive,  le  portrait  est  saisissant,  l'homme  est  moralement  juge. 
11  reste  cependant  toujours  un  problème.  Comment  cette  fortune  s'est- 
elle  élevée  ?  Comment  un  homme  qui  n'avait  pour  lui  ni  un  passé  plus 
brillant  que  d'autres,  ni  l'éclat  du  talent,  ni  l'autorité  des  services, 
a-t-il  pu  arriver  à  être  une  sorte  de  puissance  menac^ante  pour  les  pou- 
voirs publics,  pour  la  paix  publique  ?  Après  tout,  M.  Boulanger  ne  s'est  pas 
fait  tout  seul,  et  M.  le  procureur-général  Quesnay  de  Beaurepaire  ne  s'est 
point  aperçu  qu'en  faisant  l'histoire  d'un  homme,  il  faisait  involontaire- 
ment l'histoire  des  dernières  années  ;  il  rendait  plus  sensible  l'état  moral 
et  politique  oii  un  phénomène  aussi  extraordinaire  a  pu  se  produire. 

C'est  là  précisément  ce  qu'il  y  a  de  grave,  en  dehors  de  tout  ce  que 
les  juges  peuvent  décider.  Évidemment,  si  M.  Boulanger  a  pu  devenir 
un  personnage  à  la  popularité  malfaisante,  c'est  qu'il  a  trouvé  toutes 
les  complicités  de  partis,  c'est  que  le  terrain  lui  a  été  préparé.  On 
affecte  sans  doute  de  s'excuser,  on  croit  se  dégager  de  toute  responsa- 
bilité en  prétendant  aujourd'hui  qu'on  ne  le  connaissait  pas,  qu'on  ne 
pouvait  pas  soupçonner  ce  qu'il  méditait,  ce  qu'il  allait  devenir.  On  en 
savait,  ûu  dans  tous  les  cas  on  ne  tardait  pas  à  en  savoir  assez  pour 


9!i8 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


ne  pas  se  méprendre  longtemps,  et  la  raison  qu'on  ne  dit  pas,  c'est 
qu'on  croyait  trouver  en  lui  un  instrument  merveilleux,  le  général  ré- 
publicain, le  ministre  des  réformes  radicales  qui  allait  épurer  l'armée 
et  mettre  le  sac  au  dos  des  curés!  On  lui  passait  tout  pour  son  radica- 
lisme. Nous  avons  entendu  raconter  qu'un  homme  aussi  intelligent  que 
sérieux,  qui  avait  vu  le  remuant  soldat  à  l'œuvre,  s'était  fait  un  devoir, 
lorsqu'il  en  était  temps  encore,  d'éclairer  le  président  de  la  république 
qui  était  alors  à  l'Elysée,  et  le  président  de  la  république  lui  aurait  ré- 
pondu que  jamais,  tant  qu'il  serait  aux  affaires,  il  ne  laisserait  M.  Bou- 
langer entrer  au  ministère  de  la  guerre.  Trois  mois  après,  M.  Grévy 
acceptait  ou  subissait  M.  Boulanger,  qui  lui  était  imposé  comme  chef  de 
larmée  par  les  radicaux.  On  savait  bien  pourtant  que,  comme  comman- 
dant de  la  Tunisie,  il  avait  risqué  de  compromettre  le  protectorat  par 
ses  façons  de  petit  Bonaparte,  et  que  plus  tard  revenu  à  Paris,  établi  à 
l'hôtel  du  Louvre,  il  affectait  déjà  une  sorte  de  suprématie  sur  l'armée, 
cherchant  à  attirer  généraux  et  officiers  :  on  n'en  tenait  compte.  —  On 
savait  bien,  on  devait  savoir,  lorsqu'il  était  au  ministère  de  la  guerre, 
qu'il  se  livrait  à  toutes  les  intrigues,  qu'il  allait  un  jour  jusqu'à  prétendre 
écrire  de  son  chef  à  l'empereur  de  Russie,  qu'il  employait  les  fonds  se- 
crets à  distribuer  ses  portraits,  ses  apologies,  —  et  on  ne  faisait  rien  ! 
On  savait  bien  qu'il  manquait  audacieusement  à  la  vérité  en  désavouant 
les  lettres  qu'il  avait  écrites  à  M.  le  duc  d'Aumale,  —  et  on  ne  faisait 
rien,  on  trouvait  que  c'était  un  bon  tour!  On  savait  bien,  lorsqu'il  dut 
quitter  le  ministère  de  la  guerre,  qu'il  avait  tout  compromis, —  et  cepen- 
dant, même  à  ce  moment,  quelques-uns  des  hommes  qui  étaient  hier, 
qui  sont  encore  aujourd'hui  ministres,  refusaient  le  pouvoir  si  on  ne  leur 
laissait  pas  M.  Boulanger  comme  collègue.  On  savait  bien  que,  mi- 
nistre ou  général,  il  n'était  qu'un  soldat  indiscipliné,  un  agitateur 
intéressé,  —  et  on  lui  donnait  encore  le  commandement  d'un  corps 
d'armée. 

On  ne  faisait  rien,  ou  ce  qu'on  essayait,  on  le  faisait  gauchement, 
tardivement.  Ce  n'est  que  lorsque  l'ambitieux  émancipé,  enivré  de  sa 
popularité  par  l'élection  parisienne  du  27  janvier,  a  eu  complètement 
levé  le  masque,  qu'on  s'est  réveillé  dans  une  sorte  d'effarement.  Et 
alors  on  a  repris  toute  cette  histoire,  qui,  en  étant  l'accusation  d'un 
homme,  est  aussi  l'aveu  des  entraînemens  et  des  défaillances  des  par- 
tis. On  n'a  pas  craint  de  déchirer  les  voiles,  nous  en  convenons.  On  a 
tout  dit,  peut-être  même  plus  qu'on  ne  devait,  particulièrement  pour 
d'utiles  services  d'informations  secrètes  qui  n'ajoutent  rien  au  procès 
et  qu'on  n'a  pas  besoin  de  livrer  aux  malignités  extérieures.  On  a  dé- 
ployé d'une  main  assez  brutale  devant  le  pays  cet  écœurant  spectacle 
de  manœuvres  suspectes,  d'intrigues  vulgaires,  de  menées  ambitieuses, 
de  dilapidations,  d'actes  d'indiscipline  qui,  après  tout,  ne  sont  devenus 
possibles  que  parce  qu  [L  ont  été  encourages  ou  tolérés,  parce  qu'il  n'y 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  O/jO 

a  pas  eu,  depuis  quelques  années,  des  gouvernemens  pour  les  préve- 
nir ou  les  réprimer. 

Le  mal  est  fait  aujourd'hui,  dira-t-on,  il  n'y  a  plus  qu'à  le  réparer, 
en  commenc^ant  par  mettre  hors  de  combat  celui  qui  a  troublé  la  paix 
publique.  Soit,  c'est  l'affaire  de  la  haute-cour.  Qu'on  prenne  bien 
garde,  cependant,  que  ceci  n'est  peut-être  pas  un  accident  fortuit  et 
éphémère,  qu'en  peu  de  temps  c'est  la  seconde  explosion  d'anarchie 
politique  et  morale  qui  se  produit.  Il  y  a  deux  ans  à  peine,  c'était  un 
autre  procès,  l'affaire  Wilson,  qui  dévoilait  de  honteux  trafics,  des 
simonies,  des  marchés  de  faveurs  publiques,  auxquels  le  palais  même 
du  chef  de  l'état  prêtait  un  asile,  et  dont  tous  les  complices  ne  sont 
peut-être  pas  encore  connus.  Aujourd'hui  c'est  l'affaire  Boulanger  qui, 
avec  d'autres  nuances,  sous  une  autre  forme,  révèle  des  troubles  pro- 
fonds, et  le  premier  mouvement  du  pays  est  de  voir  dans  ces  explo- 
sions périodiques,  dans  ces  accès  de  corruption  publique  le  résultat 
naturel  d'une  désorganisation  croissante  de  toutes  les  forces  morales 
et  administratives.  L'affaire  Boulanger  n'est  qu'un  symptôme.  L'homme 
peut  disparaître,  il  peut  du  moins  être  singulièrement  diminué  par  une 
condamnation.  Ce  sera,  si  l'on  veut,  un  danger  du  moment  écarté  : 
qu'en  sera-t-il  de  plus,  si  la  situation  reste  la  même,  si  les  républi- 
cains, pour  guérir  le  mal,  n'ont  pas  d'autre  secret  que  de  s'obstiner 
dans  leurs  abus  de  domination,  dans  les  passions  de  parti  et  de  secte 
qui  ont  créé  le  danger?  Au  fond,  c'est  de  cela  qu'il  s'agit,  et  ce  serait 
une  étrange  méprise  de  croire  que  le  pays  n'attend  qu'une  condamnation, 
qui  est  déjà  d'ailleurs  un  fait  accompli,  pour  se  sentir  rassuré,  désin- 
téressé dans  ses  griefs  et  ses  mécontentemens,  sous  le  bienheureux 
régime  de  la  concentration  républicaine  qu'on  lui  promet  encore.  Si 
les  récentes  élections  des  conseils-généraux,  que  M.  le  ministre  de  l'in- 
térieur Constans  arrange  à  sa  manière,  ont  un  sens,  elles  prouvent  au 
contraire  que,  sans  s'inquiéter  de  M.  Boulanger  et  de  sa  fortune,  le  pays 
reste  ce  qu'il  est,  que  le  mouvement  instinctif  de  défense  conservatrice 
qui  s'est  ravivé  depuis  quatre  ou  cinq  ans  persiste  partout  plus  que 
jamais.  Elles  signifient  que  la  France,  sans  appeler  des  révolutions 
nouvelles,  demande  avant  tout  une  politique  de  modération  et  de  pré- 
voyance telle  qu'elle  n'en  soit  pas  toujours  à  se  débattre  entre  la  menace 
des  désorganisations  radicales  et  la  menace  des  aventures  césariennes. 

A  voir  comment  tout  marche  en  Europe,  dans  les  autres  pays  comme 
en  France,  on  pourrait  se  proposer  un  problème  étrange  et  piquant. 
Si  la  paix,  que  tout  le  monde  affecte  de  désirer,  semble  souvent  si  pré- 
caire, si  tout  ce  qui  touche  aux  affaires  générales,  aux  rapports 
des  peuples  et  des  gouvernemens  est  l'objet  de  tant  de  commen- 
taires à  perte  de  vue,  de  tant  de  préoccupations  et  de  contradic- 
tions, quel  est  le  secret  de  cette  perpétuelle  tension  des  choses  ?  Par 
qui  la  paix  serait-elle  donc  réellement  et  positivement  menacée  ?  as- 


950  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sûrement  ce  n'est  point  en  France,  dans  la  France  d'aujourd'hui,  qu'il 
y  a  des  projets  de  prochaines  entreprises  extérieures,  des  prémédita- 
tions guerrières.  La  France  n'y  songe  guère;  elle  est  partagée  entre  des 
affaires  intérieures  qui  lui  restent  à  régler  par  ses  élections,  qui  ne 
laissent  pas  d'être  difficiles,  et  l'entraînement  presque  naïf  avec  lequel 
elle  se  livre  à  tous  les  attraits  d'une  exposition  devenue  le  rendez-vous 
du  monde,  l'occasion  de  fêtes  indéfinies.  Non,  ce  n'est  pas  de  la  France 
que  soufflent  les  mauvais  vents.  D'un  autre  côté,  cependant,  il  est  cer- 
tain qu'il  y  a  des  états,  des  gouvernemens  qui  font  comme  si  la  paix 
était  menacée,  sauf  à  accuser  les  autres  de  ce  qu'ils  font  eux-mêmes. 
Il  y  a  des  pays  où  les  journaux  passent  leur  vie  à  agiter  l'opinion  par 
les  bruits  qu'ils  répandent,  par  leurs  polémiques  irritantes.  On  ne  veut 
que  se  défendre,  sauvegarder  la  paix,  c'est  convenu,  c'est  depuis  long- 
temps le  mot  d'ordre  !  C'est  pour  le  bien  de  la  paix  qu'on  multiplie  les 
précautions  soupçonneuses  aux  frontières,  qu'on  arme  avec  précipita- 
tion les  côtes  comme  si  la  guerre  était  sur  le  point  d'éclater,  comme  si 
on  allait  être  attaqué  ;  c'est  pour  la  paix  qu'on  signe  des  traités  mili- 
taires préparant  les  plans  de  campagne,  qu'on  s'essaie  à  nouer  l'al- 
liance de  toutes  les  forces,  à  entraîner  les  peuples  les  plus  étrangers 
aux  querelles  continentales  dans  des  coalitions  menaçantes!  En  sorte 
que  les  grands  protecteurs  de  la  paix  sont  précisément  ceux  qui  con- 
tribuent le  plus  à  émouvoir  l'opinion,  àcréer  le  danger  par  leurs  agita- 
tions et  leurs  combinaisons.  Le  meilleur  préservatif  contre  ce  travail 
continu  et  dangereux,  c'est  de  le  connaître,  de  le  suivre  avec  sang- 
froid  et  de  ne  s'en  préoccuper  que  dans  la  mesure  de  prévoyance  né- 
cessaire. Pour  l'instant,  on  n'en  est  pas  encore  heureusement  aux 
extrémités,  et  une  fois  de  plus,  pour  cet  été,  tout  semble  devoir  se 
passer  en  voyages  plus  ou  moins  retentissans,  en  visites  entre  souverains. 
La  France  a  ses  fêtes  de  l'Exposition,  qui  sont  le  gage  ou  le  signe  le 
plus  évident  des  goûts  pacifiques  auxquels  elle  ne  renoncerait  que  si 
elle  était  défiée,  si  on  la  poussait  à  bout;  les  souverains  ont  leurs  en- 
trevues, leurs  représentations  et  font  leurs  voyages  d'agrément  ou  de 
cérémonie  qui  piquent  toujours  la  curiosité  et  ont  leur  intérêt.  L'empe- 
reur Guillaume,  avec  son  impatience  de  jeunesse,  est  visiblement  de 
ceux  qui  ne  se  plaisent  pas  longtemps  au  repos  dans  un  palais,  qui 
aiment  le  bruit,  le  mouvement  et  l'ostentation.  11  y  a  quelques  jours  il 
était  pour  sa  santé  sur  les  côtes  de  la  Norvège,  respirant  l'air  de  la  mer. 
A  l'heure  qu'il  est,  il  est  à  Berlin,  recevant  l'empereur  François-Joseph 
qui  lui  rend  sa  visite,  qui,  à  défaut  de  galas  de  cour  peu  faits  pour  son 
deuil  de  père,  ne  peut  éviter  de  voir  défiler  devant  lui  les  régimens 
allemands  et  a  l'occasion,  peut-être  peu  désirée,  d'achever  sa  réconci- 
liation avec  les  vainqueurs  de  Kœniggrœtz.  Dans  l'intervalle  le  jeune  et 
impétueux  empereur  d'Allemagne  a  fait  définitivement  son  voyage  en 
Angleterre  ;  il  est  arrivé  escorté  par  son  escadre  dans  les  eaux  britan- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  051 

niques  pour  faire  sa  visite  à  sa  grand'mère,  la  reine  Victoria,  à  Os- 
borne.  A  dire  vrai,  l'empereur  Guillaume  a  mis  le  temps  à  décider  son 
voyage,  à  aller  dans  la  famille  de  sa  mère,  l'infortunée  veuve  de 
l'éphémère  empereur  Frédéric  III.  Il  a  commencé  par  visiter  toutes  les 
cours  de  l'Europe.  II  est  allé  à  Peterhof,où  il  a  peut-être  trouvé  plus  de 
politesse  que  de  sympathie.  Il  est  aîlé  à  Vienne,  où  sa  jeune  présomp- 
tion n'a  peut-être  pas  toujours  respecté  le  sentiment  autrichien.  11  est 
allé  à  Rome  presque  en  empereur  suzerain  et  il  y  a  trouvé  tous  les 
hommages.  II  est  allé  partout,  chez  ses  alliés  comme  dans  les  petites 
cours  d'Allemagne.  Il  n'était  pas  pressé,  on  le  sent,  d'aller  en  Angle- 
terre. Il  y  avait  vraisemblablement  des  souvenirs  descènes  de  famille, 
des  froissemens  intimes,  auxquels  il  fallait  laisser  le  temps  de  s'effacer 
ou  de  s'apaiser,  et  encore  le  jeune  empereur  n'est-il  allé  à  Osborne 
qu'en  visiteur  privé,  en  évitant  d'aller  à  Londres,  de  rechercher  les  ré- 
ceptions officielles;  mais  les  premiers  momens  passés,  et  à  part  le 
caractère  relativement  privé  de  la  visite  de  l'empereur,  il  est  clair  que 
rien  n'a  été  négligé  pour  faire  honneur  à  un  des  plus  puissans  souve- 
rains de  l'Europe,  petit-fils  de  la  reine.  On  lui  a  offert  le  spectacle  d'une 
revue  de  la  flotte,  du  déploiement  de  la  puissance  navale  de  l'Angle- 
terre dans  les  eaux  de  Spithead.  On  lui  a  procuré  le  plaisir  de  voir 
défiler  les  soldats  anglais  à  Aldershot.  Le  prince  de  Galles  lui-même  a 
fait  des  frais  pour,  son  neveu  impérial.  Guillaume  II  a  reçu  le  titre  d'ami- 
ral honoraire  de  la  marine  britannique,  et,  à  son  tour,  pour  bien  faire 
les  choses,  il  a  donné  à  sa  grand'mère,  la  reine  Victoria,  le  titre 
peut-être  un  peu  imprévu  de  colonel  d'un  régiment  de  dragons  de  la 
garde  prussienne.  Bref,  on  s'était  peut-être  abordé  avec  un  peu  d'em- 
barras, avec  les  souvenirs  des  drames  de  famille  de  l'an  dernier;  on  a 
fini  par  des  effusions  officielles  au  départ,  par  tous  les  témoignages 
extérieurs  de  la  cordialité.  Voilà  qui  est  au  mieux  ! 

Après  cela  n'y  a-t-il  rien  de  plus?  Cette  visite  de  famille  n'aurait-elle 
point  aussi  quelque  portée  politique  et  n'y  aurait-il  pas  eu  dans  l'île  de 
Wight  quelque  négociation  mystérieuse  entre  lord  Salisbury,  qui  était 
auprès  de  la  reine,  et  le  comte  Herbert  de  Bismarck,  qui  était  du  voyage, 
qui  accompagnait  son  jeune  souverain?  Les  journaux  allemands,  qui 
voient  tout  en  grand  et  qui  ne  peuvent  pas  supposer  que  l'empereur 
se  dérange  pour  rien,  n'ont  pas  manqué  de  donner  d'avance  au  voyage 
de  Guillaume  II  la  signification  d'un  événement  des  plus  importans.  Il 
y  a  des  journaux  anglais  qui,  eux  aussi,  se  sont  plu  à  voir  dans  la  pré- 
sence de  l'empereur  d'Allemagne  à  Osborne  le  signe  d'un  rapprochement 
politique.  Peu  s'en  est  fallu  que  l'Angleterre  ne  fût  représentée  dès  ce 
moment  comme  disposée  à  entrer  par  des  engagemens  précis  et  décisifs 
dans  la  triple  alliance.  On  a  parlé  de  la  coopération  éventuelle  de  la 
puissante  armée  allemande  et  de  la  puissante  flotte  anglaise.  Guil- 
laume II  lui-même  a  prononcé  quelques  paroles  qui  ont  pu  prêter  à  plus 


952  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'une  interprétation.  Peut-être  s'est-on  un  peu  laissé  aller  à  une  illu- 
sion, à  une  réminiscence  des  grandes  coalitions  d'autrefois.  On  n'en  c;st 
pas  là  vraisemblablement.  Rien  n'indique  que  l'Angleterre  veuille  se 
lier  par  des  traités  en  vue  d'événemens  inconnus,  et  surtout  que  le  peuple 
anglais  fût  disposé  à  se  prêter  à  cette  politique.  Que  lord  Salisbury  et  le 
comte  Herbert  de  Bismarck  aient  pu  s'entretenir  des  affaires  du  jour, 
de  Zanzibar,  où  Anglais  et  Allemands  ne  sont  pas  toujours  d'accord,  de 
l'insurrection  Cretoise,  qui  vient  d'être  l'objet  d'une  note  du  gouverne- 
ment hellénique,  des  Balkans  ou  de  l'Egypte,  c'est  possible.,  c'est  même 
assez  probable.  Ils  ont  pu  échanger  leurs  vues,  même  se  promettre  un 
certain  accord,  — toujours,  bien  entendu,  pour  le  maintien  de  la  paix; 
au-delà,  selon  toute  apparence,  l'Angleterre  ne  s'est  engagée  à  rien,  — 
à  rien  de  positif.  Quel  avantage  aurait-elle  à  entrer  dans  des  combi- 
naisons continentales,  à  prendre  parti  dès  ce  moment  ?  Elle  est  bien 
plus  puissante  en  gardant  sa  liberté  d'action  qu'en  se  liant  par  des 
traités.  Elle  est  toujours  sûre,  —  si  elle  le  veut,  —  d'avoir  des  alliés 
dans  les  questions  qui  touchent  à  sa  politique  et  à  ses  intérêts,  sans 
se  laisser  entraîner  prématurément  et  hors  de  propos  dans  des  coali- 
tions dont  d'autres  recueilleraient  les  bénéfices. 

C'est  assez  pour  l'Angleterre  de  rester  libre  et  disponible  pour  garder 
son  influence,  de  suivre  ses  affaires.  Elle  en  a  partout  dans  le  monde. 
Lord  Salisbury,  dans  un  banquet  récent  de  Mansion-House  ou  dans 
les  séances  du  parlement,  a  paru  jusqu'ici  suffisamment  rassuré 
sur  le  maintien  de  la  paix  générale  ;  il  n'a  parlé  que  de  deux  affaires 
qui  pourraient  à  des  degrés  divers  préoccuper  l'Europe,  dont  l'une  au 
moins  a  un  intérêt  direct  et  personnel  pour  l'Angleterre.  La  première 
de  ces  affaires  est  cette  insurrection  Cretoise  qui  se  prolonge,  qui  s'ag- 
grave même.  Jusqu'ici  cette  insurrection  avait  gardé  un  caractère  tout 
local,  selon  le  mot  de  lord  Salisbury.  La  Porte  semblait  partagée,  comme 
elle  l'est  souvent,  entre  le  système  des  concessions  et  les  répressior.s 
décousues,  inefficaces.  La  Grèce  évitait  de  se  compromettre  et  restait 
dans  une  habile  neutralité.  Depuis  quelques  jours,  les  événemens  ont 
marché.  La  Porte  s'est  décidée  à  envoyer  des  forces  et  un  nouveau 
gouverneur,  Chakir-Pacha,  avec  des  pouvoirs  extraordinaires  pour  en 
finir  avec  le  mouvement  crétois.  La  Grèce,  de  son  côté,  a  cru  devoir 
adresser  une  note  à  toutes  les  puissances  pour  appeler  leur  attention 
sur  les  affaires  de  l'île  insurgée.  C'est  ici  que  la  question  se  com- 
plique. La  Grèce  a-t-elle  agi  spontanément,  a-t-elle  obéi  à  quelque  insti- 
gation secrète  en  s'adressant  à  tous  les  cabinets  de  l'Europe?  Comment 
et  sous  quelle  forme  les  puissances  pourraient-elles  intervenir,  et  quelle 
solution  pourraient-elles  proposer?  Lord  Salisbury  s'était  déjà  hâté  de 
décliner  toute  idée  d'accepter  pour  l'Angleterre  le  protectorat  de  la 
Crète,  et  la  communication  du  cabinet  hellénique  paraît  avoir  été  reçue 
avec  une  réserve  peu  encourageante  à  Londres.  Si  lord  Salisbury  et  le 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  953 

comte  Herbert  de  Bismarck  se  sont  entretenus  des  affaires  de  l'île  de 
Crète,  à  laquelle  l'Allemagne  s'intéresse  par  suite  du  prochain  mariage 
d'une  jeune  sœur  de  l'empereur  Guillaume  avec  le  prince  héritier  de  la 
couronne  de  Grèce,  il  est  peu  probable  qu'ils  se  soient  entendus  sur 
une  solution  qui  aurait,  dans  tous  les  cas,  à  obtenir  l'assentiment 
des  autres  puissances,  sans  parler  de  la  Porte  elle-même. 

L'Angleterre,  d'après  le  langage  de  lord  Salisbury,  semblerait  assez 
peu  disposée  à  précipiter  les  choses  de  ce  côté,  d'autant  qu'elle  a  une 
affaire  qui  l'intéresse  beaucoup  plus  :  celle  de  l'Egypte.  L'Angleterre 
n'est  point  évidemment  pressée  de  quitter  les  bords  du  Nil,  de  faire 
honneur  à  ses  engagemens,  qu'elle  a  eu  d'ailleurs  l'art  de  subordon- 
ner à  la  sécurité  intérieure  de  l'Egypte.  Elle  ne  manque  jamais  de  pré- 
textes pour  prolonger  son  occupation,  et  elle  vient  d'être  servie  une 
fois  de  plus  selon  ses  vœux  par  un  événement  heureux  pour  ses  armes 
comme  pour  sa  politique.  Les  bandes  soudanaises  du  mahdi,  de  celui 
qui  a  succédé  à  l'ancien  mahdi,  se  sont  agitées  depuis  quelque  temps 
et  ont  menacé  de  déborder  sur  la  Basse-Egypte.  Le  général  anglais 
Grenfell  a  marché  sur  elles  et  leur  a  infligé  un  échec  sanglant;  il  les 
a  décimées  et  dispersées,  c'est  ce  qu'on  appelle  la  bataille  de  Toski. 
L'incident  ne  pouvait  venir  plus  à  propos,  au  moment  où  la  question 
de  la  durée  de  l'occupation  semblait  renaître,  et  lord  Salisbury  s'est 
hâté  d'en  conclure  que  l'heure  n'était  pas  venue  de  se  retirer  des  bords 
du  Nil,  de  laisser  l'Egypte  sans  défense.  11  ne  renie  pas,  il  le  disait  hier 
encore  dans  la  chambre  des  lords,  les  engagemens  qu'a  pris  l'Angle- 
terre, il  en  réserve  l'exécution  pour  un  avenir  indéterminé.  C'est  la 
moralité  de  la  bataille  de  Toski!  La  question  est  encore  une  fois 
ajournée  sans  être  résolue. 

Ce  n'est  plus  guère  la  saison  des  parlemens.  A  l'exception  de  l'An- 
gleterre où  la  session  se  prolonge  encore,  presque  tous  les  pays  ont  vu 
déjà  assemblées  et  ministres  fuir  devant  l'été  peu  propice  aux  luttes 
et  aux  agitations  parlementaires.  L'Espagne  à  son  tour,  comme  d'autres 
pays,  a  retrouvé  depuis  quelques  jours  un  calme  momentané,  le  calme 
de  la  saison.  Avec  la  séparation  des  chambres,  les  scènes  tumultueuses 
du  congrès  ont  cessé.  La  reine  régente,  accompagnée  du  petit  roi,  de 
la  cour,  du  président  du  conseil,  du  ministre  des  affaires  étrangères, 
a  pris  le  chemin  des  côtes  basques,  de  Saint-Sébastien,  où  elle  va  tous 
les  ans  chercher  le  repos  et  l'air  salubre  de  la  mer.  Les  hommes  poli- 
tiques sont  partis  pour  leurs  provinces  ou  pour  Biarritz  et  rendront 
visite  à  l'Exposition  parisienne.  La  paix  règne  à  Madrid  à  demi  dépeu- 
plé. C'est  fort  heureux  pour  l'Espagne,  pour  le  ministère  de  M.  Sagasta. 
Il  était  temps  que  l'été  vînt  mettre  fin  au  combat  en  dispersant  les 
combaitans,  que  la  saison  fît  ce  miracle  d'en  finir,  ne  fût-ce  que  pour 
quelque  temps,  avec  les  querelles  de  partis,  avec  les  discours,  les  inci- 
dens"  et  les  crises  toujours  possibles.  On  aura  du  moins  au-delà  des 


954  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Pyrénées  quelques  mois  de  trêve  qui  ne  laissent  pas  d'avoir  été  ache- 
tés par  bien  des  efforts  de  tactique  de  la  part  du  ministère. 

Le  fait  est  que  le  ministère  de  la  reine  Christine  n'est  pas  arrivé  sans 
peine  à  se  donner  quelque  temps  de  répit,  et  que  cette  dernière  ses- 
sion qui  vient  de  finir  n'aura  été  qu'une  série  de  débats  violens  et  irri- 
tans.  Le  chef  du  cabinet,  M.  Sagasta,  avait  cru,  il  est  vrai,  se  tirer  d'em- 
barras par  un  subterfuge  qui  lui  permettait  de  se  délivrer  d'un  prési- 
dent du  congrès,  M.  Martos,  devenu  pour  lui  un  adversaire  gênant  et 
dangereux.  Il  avait  clos  brusquement  la  session  régulière  pour  ouvrir 
presque  aussitôt  une  session  nouvelle,  et  en  créant  ainsi  la  nécessité 
de  l'élection  d'un  nouveau  président,  il  s'était  donné  le  moyen  d'élimi- 
ner M.  Martos.  C'était  un  acte  d'autorité  passablement  hasardeux  et 
une  manière  assez  sommaire  de  se  débarrasser  d'un  adversaire  mena- 
çant. En  réalité,  le  président  du  conseil  en  a  été  pour  sa  tactique,  cela 
n'a  servi  à  rien.  Cette  session  nouvelle,  ouverte  sous  la  présidence  de 
M.  Alonso  Martinez,  n'a  duré  que  trente-quatre  jours,  et  elle  n'a  pas 
été  moins  tourmentée,  moins  stérile  que  la  première.  Le  ministère  n'a 
pu  faire  voter,  même  avec  sa  majorité  docile,  ni  le  budget,  ni  le  suf- 
frage universel,  gage  de  son  alliance  avec  le  parti  démocratique,  ni 
les  autres  réformes  qu'il  a  mises  dans  son  programme  plus  ou  moins 
libéral,  et  il  n'a  pu  échapper  aux  interpellations,  aux  assauts  réitérés 
d'une  opposition  implacable.   Le  lendemain  comme  la  veille,  M.  Sa- 
gasta a  retrouvé  devant  lui  une  coalition  menaçante,  composée  de 
conservateurs,  de  libéraux  dissidens,  de  protectionnistes,  de  tous  les 
mécontens,  de  tous  les  adversaires  d'opinions  ou  d'intérêts.  Il  a  eu  à 
soutenir  le  choc  du  président  évincé,  M.  Martos,  qui  ne  lui  a  pas  mé- 
nagé les  traits  acérés,  les  coups  meurtriers,    du  chef  du  parti  con- 
servateur, M.  Canovas  del  Castillo  qui,  même  dans  ses  sévérités,  a  su 
garder  la  mesure  d'un  homme  d'état  destiné  peut-être  à  recueillir  avant 
peu  le  pouvoir.  Il  a  rencontré  sur  son  chemin  et  le  général  Lopez  Do- 
minguez,  et  le  général  Cassola,  et  M.  Romero  Robledo,  et  M.  Gamazo, 
le  défenseur  des  intérêts  agricoles.  Ce  n'est  pas  qu'entre  tous  ces 
hommes  du  parlement  il  y  ait  un  accord  complet  d'opinions.  Ils  sont 
divisés,  c'est  certain;  ils  ne  le  sont  guère  plus  que  le  ministère  lui- 
même,  et  il  y  a  de  plus  ceci  de  caractéristique  :  tous  ces  chefs  d'oppo- 
sition qui  poursuivent  sans  trêve  le  ministère  sont  des  hommes  d'es- 
prit ou  d'éloquence;  le  président  du  conseil  a  une  faiblesse  qu'il  dé- 
guise à  peine  sous  ses  habiletés  de  tacticien  :  il  est  seul  sur  la  brèche, 
il  est  plutôt  compromis  que  secondé  par  ses  collègues. 

Aujourd'hui,  si  le  président  du  conseil,  tenu  en  échec  dans  une  posi- 
tion dililcile,  toujours  contestée,  n'a  pu  rien  faire,  il  a  du  moins  réussi 
à  vivre,  à  se  mettre  en  sûreté  pour  quelque  temps  par  le  congé  donné 
aux  chambres.  M.  Sagasta,  qui  est  un  habile  homme,  a  la  ressource  de 
recourir,  dans  l'intervalle,  à  son  invariable  expédient,  de  renouveler  en. 


REVUK.    —    niROMOUE.  955 

core  une  fois  son  ministère,  d'essayer  de  diviser  ses  adversaires,  d'at- 
ténuer certaines  Iiostilités.  Il  a  trois  mois  devant  lui  pour  ce  travail;  mais 
les  procédés  de  gouvernement  de  M,  Sagasta  commencent  un  peu  à 
s'user,  et  les  chefs  d'opposition  qui  le  menacent  ne  semblent  pas  dis- 
posés à  désarmer;  ils  paraissent,  au  contraire,  tout  en  prenant  le  repos 
et  les  plaisirs  de  la  saison ,  attendre  le  moment  de  recommencer  la  lutte. 
Les  ministres  sont  à  Saint-Sébastien,  les  chefs  de  l'opposition  sont  à 
Biarritz  :  ils  se  retrouveront  à  la  session  prochaine.  Et  comme  s'il  n'y 
avait  pas  eu  assez  de  difficultés  dans  cette  un  d'une  session  laborieuse 
et  troublée,  le  ministre  des  affaires  étrangères,  le  marquis  de  la  Vega 
y  Armijo,  a  cru  devoir  jeter  dans  les  conflits  des  partis  une  affaire  aussi 
bizarre  qu'imprévue.  Il  a  entrepris  de  mettre  en  jugement,  après  l'avoir 
frappé  d'une  révocation  assez  brutale,  un  homme  qui  a  longtemps  servi 
son  pays  dans  la  carrière  diplomatique,  qui  a  été  pendant  quatorze  ans 
ambassadeur  à  Berlin,  le  comte  de  Benbmar.  Pourquoi  le  comte  de  Be- 
nomar  est-il  poursuivi?  Il  est  accusé  d'avoir  communiqué,  il  y  a  quelques 
années,  à  M.  Canovas  del  Castillo,  qui  venait  de  quitter  la  présidence 
du  conseil,  un  mémoire  ou  exposé  de  l'état  des  relations  de  l'Espagne 
avec  l'Allemagne  pendant  son  ambassade.  Ce  n'était  pas  même  une  in- 
discrétion sensible,  puisque  la  communication  s'adressait  à  un  homme 
qui  venait  de  diriger  pendant  des  années  la  politique  de  son  pays,  qui 
connaissait  tous  les  secrets  de  la  diplomatie  espagnole.  M.  de  Benomar 
est  de  plus  accusé  d'avoir  tenté  une  sorte  de  rébellion  en  essayant  de 
se  maintenir  dans  son  ambassade  lorsqu'il  était  déjà  rappelé.  Au  fond, 
il  a  été  révoqué  parce  qu'on  avait  besoin  de  sa  place,  et  il  est  pour- 
suivi aujourd'hui  parce  qu'on  a  besoin  de  justifier  sa  révocation. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  c'est  que  M.  de  Benomar,  au  moment  de 
son  rappel,  a  été  l'objet  d'attentions  presque  affectées  de  la  part  du  chan- 
celier de  Berlin  et  de  l'empereur  lui-même,  comme  si  l'un  et  l'autre 
avaient  voulu  le  dédommager  d'une  disgrâce  imméritée.  C'est  peut-être 
ce  qui  a  contribué  à  irriter  encore  plus  le  ministre  des  affaires  étrangères 
de  Madrid.  Le  fait  est  que,  dans  ces  sévérités  et  ces  poursuites  exercées 
par  ressentiment  à  l'égard  d'un  diplomate  qui  a  déjà  une  longue  car- 
rière, il  n'y  a,  d'après  toutes  les  apparences,  rien  de  sérieux.  Il  n'y  a 
qu'une  maladresse  du  ministre  des  affaires  étrangères,  qui  a  voulu 
faire  un  acte  d'autorité.  Le  président  du  conseil,  M.  Sagasta,  qui  a  déjà 
assez  de  difficultés,  se  serait  probablement  bien  passé  de  celte  mau- 
vaise affaire,  qui  peut  être  pour  lui  un  embarras  de  plus  le  jour  où  les 
cortès  se  rouvriront  à  Madrid. 


CH.    DE    MAZADE. 


956  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


La  liquidation  de  fin  juillet  a  confirmé  la  reprise  que  venait  de  pro- 
voquer le  résultat  des  élections  pour  les  conseils-généraux.  Les  cours 
de  nos  rentes  se  sont  relevés,  et  le  reste  de  la  cote  a  suivi.  Le  3  pour 
100  a  été  compensé  à  8/t.55  avec  un  report  moyen  de  0  fr,  15,  inférieur 
de  près  de  Ofr.  10  à  celui  du  mois  précédent.  La  prorogation  desengage- 
mens  a  été  facilitée  par  l'abondance  des  disponibilités  à  Londres  et  à 
Berlin,  Au  surplus,  les  positions  à  la  hausse  avaient  été  notablement 
allégées  en  juillet,  et  il  s'était  même  formé  sur  nos  fonds  publics  un 
découvert  dont  les  rachats  n'ont  pas  été  étrangers  au  mouvement,  sur- 
tout dans  les  deux  journées  qui  ont  suivi  la  liquidation. 

En  effet,  la  rente  française  s'est  élevée  de  près  de  0  fr.  50  immédia- 
tement après  la  liquidation,  reprenant  le  cours  de  85  francs,  perdu  il  y 
a  quelques  semaines.  L'Amortissable  et  le  k  1/2  ont  suivi  et  quelques- 
uns  des  fonds  étrangers  se  sont  associés  à  cette  marche  en  avant. 

La  place  a  été  quelque  peu  surprise  par  cette  poussée  vigoureuse, 
que  la  situation  politique  et  même  le  caractère  satisfaisant  de  la  liqui- 
dation ne  suffisaient  pas  à  expliquer.  La  direction  du  marché  a  paru 
ressaisie  par  des  mains  assez  puissantes  pour  tenir  la  cote  à  un  niveau 
déterminé  si  un  intérêt  politique  venait  à  l'exiger.  Depuis  le  3  courant, 
le  cours  de  S5  francs  a  été  conservé  sur  le  3  pour  100  à  travers  d'insi- 
gnifiantes oscillations.  Il  pourrait  avoir  été  choisi  comme  un  bon  ter- 
rain d'attente  jusqu'au  jugement  de  la  haute-cour  ou  jusqu'aux  élec- 
tions générales.  11  ne  faut  pas  perdre  de  vue  d'ailleurs  qu'un  coupon 
trimestriel  de  0  fr.  75  sera  mis  prochainement  en  paiement,  ce  qui  ra- 
mène le  cours  dés  à  présent  à  8/;. 25. 

A  Londres,  en  dépit  de  l'extrême  abondance  des  disponibilités  sur 
le  marché  libre,  la  période  des  embarras  monétaires  s'est  rouverte 
pour  la  Banque  d'Angleterre,  dont  l'encaisse  métallique  a  commencé 
à  subir  les  assauts  habituels  à  cette  époque  de  l'année.  Le  jeudi  8,  le 
taux  de  l'escompte  a  dû  être  relevé  de  2  1/2  à  3  pour  100.  L'influence 
a  été  à  peu  près  nulle  sur  notre  marché. 

Les  fonds  russes  ont  profité  de  l'amélioration  générale  des  disposi- 
tions. Les  demandes  restent  actives  au  comptant  et  à  terme.  On  cote 
le  1880  à  90.40,  le  1889  à  93,  les  consolidés  à  90  fr.,  en  reprise  les 
uns  et  les  autres  d'environ  une  demi-unité. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  957 

Calme  complet  sur  le  k  pour  100  hongrois  à  8k  3/8.  Depuis  le  12  cou- 
rant figure  à  notre  cote  officielle  le  k  1/2  pour  100  or  hongrois  18S9, 
garanti  par  les  chemins  de  fer  de  l'État  et  émis  au  printemps  dernier 
pour  un  capital  de  182  millions  de  florins  ou  Zj55  millions  de  francs, 
jouissance  courante  1"  août  1889.  Les  valeurs  de  chemins  de  fer 
austro-hongroises  ont  été  assez  bien  tenues  :  les  Autrichiens  en  hausse 
d'une  dizaine  de  francs;  les  Lombards  immobiles  à  255. 

Les  désordres  qui  se  sont  produits  en  Crète  vont  obliger  le  gouver- 
nement turc  à  faire  des  dépenses  assez  considérables  d'armement. 
Les  fonds  ottomans,  malgré  cette  perspective,  se  sont  assez  bien  tenus 
et  ont  même  légèrement  progressé. 

L'obligation  unifiée  d'Egypte  n'a  pas  profité  de  la  victoire,  si  pom- 
peusement célébrée  en  Angleterre,  du  général  Grenfell  sur  quelques 
milliers  de  derviches  afi'amés.  Les  fonds  helléniques  sont  fermes,  la 
Grèce  ne  paraissant  point  disposée  à  fomenter  l'insurrection  Cretoise. 

L'Extérieure  a  été  portée  à  73  1/2,  sur  la  confirmation  des  pourpar- 
lers engagés  entre  la  Banque  d'Espagne  et  le  groupe  financier  de  la 
Banque  de  Paris,  relativement  à  un  prêt  de  50  millions  à  consentir  à 
l'établissement  de  Madrid  sur  nantissement  de  rente  k  pour  100  amor- 
tissable. Déjà  à  la  fin  de  juillet  cette  même  nouvelle  avait  produit  un 
relèvement  de  l'Extérieure  de  72  aux  environs  de  73. 

L'Italien  a  de  nouveau  baissé,  après  une  reprise  éphémère  à  93.30. 
Nous  le  laissons  à  92.75.  Cette  faiblesse  n'est  pas  due  principalement 
à  l'incident  de  frontière  signalé  il  y  a  quelques  jours  par  le  télégraphe 
et  qui  est  sans  importance.  Mais  la  situation  financière  du  royaume  ne 
fait  qu'empirer,  et  les  portefeuilles  français  continuent  à  se  débarrasser 
de  la  vente  italienne  qui  s'y  était  jadis  accumulée.  A  Rome,  toutes  les 
valeurs  locales  sont  en  réaction  depuis  le  commencement  du  mois,  no- 
tamment la  Banque  romaine,  l'Immobilière,  la  Banque  générale,  les 
Eaux  Marcia,  le  Gaz,  etc.  A  Turin,  la  crise  immobilière  s'accentue. 

Le  gouvernement  de  Rome  s'est  efforcé  de  faire  croire  que  la  baisse 
du  h-ok  pour  100  d'Italie  était  due  à  des  rumeurs  mal  fondées  qui  au- 
raient été  répandues  à  Paris,  par  exemple  au  bruit  que  le  ministre  du 
trésor  aurait  jeté  sur  le  marché  français  la  rente  restée  à  sa  disposi- 
tion par  suite  de  l'abolition  de  la  caisse  des  pensions.  Ce  sont  là  des 
explications  qui  ne  peuvent  tromper  personne.  On  ne  sait  que  trop  que 
M.  Crispi,  par  sa  politique  antifrançaise,  a  jeté  son  pays  dans  une 
perturbation  profonde  oia  son  ancienne  prospérité  financière  risque  de 
sombrer.  Si  le  marché  allemand,  qui  porte  tout  le  fardeau  des  derniers 
emprunts  indirects  de  l'Italie,  ne  soutenait  avec  ténacité  les  cours  de 
la  rente,  le  prix  de  93  serait  depuis  longtemps  déjà  perdu. 

Les  fonds  argentins  sont  fermes,  en  dépit  de  la  cote  de  l'agio,  Ik 
pour  100,  et  de  l'aggravation  de  la  crise  monétaire  à  Buenos-Ayres. 


958  REVÛË   DES   DEUX   MONDES. 

Les  valeurs  ont  en  général  monté  depuis  la  fin  de  juillet,  quelques- 
unes  même  dans  des  proportions  importantes. 

Le  Suez  n'a  guère  varié  aux  environs  de  2,270.  Les  recettes  des  der- 
nières décades  ont  été  un  peu  moins  satisfaisantes  et  l'augmentation 
depuis  le  1"  janvier  1889  sur  la  période  correspondante  de  1888  n'est 
plus  que  de  1,430,000  francs.  Le  Panama  est  abandonné  à  ko  francs, 
et  le  Corinthe  est  tombé  à  80  francs,  sur  la  nouvelle  de  la  cessation 
complète  des  travaux  par  les  entrepreneurs. 

Les  Voitures  et  les  Omnibus  ont  enfin  obtenu  l'amélioration  que  la 
baisse  du  mois  dernier  permettait  de  prévoir.  La  plus-value  est  de 
25  francs  pour  les  premières  à  770  comme  pour  la  seconde  valeur  à 
1,270.  La  Transatlantique  est  immobile  à  570. 

Les  valeurs  de  cuivre  ont  assez  vivement  repris  :  le  Rio-Tinto  de  275 
à  287.50,  le  Tharsis  de  88.75  à  95.  On  donne  comme  raison  de  ce  mou- 
vement un  retour  offensif  d'anciens  acheteurs  contre  les  baissiers 
jusque-là  victorieux,  une  légère  hausse  dans  les  prix  du  cuivre  à  li2 
et  43  livres  sterling,  la  diminution  lente,  mais  progressive  du  stock, 
le  succès  des  négociations  engagées  entre  les  liquidateurs  du  Comp- 
toir d'escompte  et  le  représentant  des  mines  américaines.  Une  com- 
binaison nouvelle,  en  dehors  de  laquelle  serait  tenue  la  Compagnie  de 
Tharsis,  a  été  adoptée  en  principe  vendredi  dernier. 

Le  Gaz  s'est  élevé  de  1,355  à  1,380.  La  Banque  de  France  est  en 
hausse  de  80  francs  à  3,880  ;  les  bénéfices  hebdomadaires  restent  ce- 
pendant peu  élevés.  Le  Crédit  foncier  a  repris  de  10  francs  à  1,275 
après  1,285.  Dans  la  séance  du  7  août,  12,706,000  francs  de  prêts  nou- 
veaux ont  été  autorisés  par  le  Conseil  d'administration. 

La  Banque  de  Paris  gagne  15  francs  à  733;  le  Crédit  lyonnais,  7.50  à 
682.50;  le  Crédit  mobilier,  10  francs  à  /j07.50.  Peu  d'affaires  sur  les 
autres  titres.  Société  générale.  Banque  maritime.  Banque  internatio- 
nale, Dépôts,  Crédit  industriel.  Les  liquidateurs  de  la  Banque  franco- 
égyptienne  ont  décidé  la  répartition  d'un  dividende  de  60  francs  par 
action  sur  l'actif  excédant  le  capital  social  déjà  remboursé. 

Le  Comptoir  d'escompte  a  baissé  à  75  francs,  le  Comptoir  national 
s'est  tenu  à  525  francs. 

Lu  plus-value  des  recettes  de  nos  grandes  compagnies  de  chemins 
de  fer  pendant  la  dernière  semaine,  dont  les  résultats  aient  été  publiés, 
s'élève  à  2,360,000  francs,  ce  qui  porte  à  21  millions  le  total  de  l'aug- 
mentation depuis  le  commencement  de  l'année.  Le  Nord  a  monté  de 
25  francs  à  1,730;  le  Lyon,  de  20  francs  à  1,335;  l'Orléans,  de  30  à 
1,365  francs.  Le  Nord  de  l'Espagne,  par  suite  de  la  continuation  de 
fortes  recettes,  s'est  tenu  à  395,  le  Saragosse  a  gagné  6.25  à  292.50. 

Le  cl  recteur-gerant  :  C.  Buloz. 


TABLE    DES    MATIÈRES 


DD 


OUATRE-VINGT-OUATOKZIÉME    VOLUME 


TROISIÈME    PÉRIODE.     —    LLV    ANNEE. 


ÏDILLET.    —   AODT. 


Livraison    du    1"    Juillet. 

L'Illision  de  Florestan,  deuxième  partie,  par  M.  Henry  RABUSSON 5 

Étides  d'histoire  religieuse.  —  Le  Traité  Du  Mantea^i,  de  Tertuluen,  par 

M.  Gaston  BOISSIER,  de  l'Académie  française 50 

La  Jeunesse  de   Richelieu  (1585-1614).  —  I.  —   Origines  et   Éducation,  par 

M.  Gabriel  HANOTAUX,  député 80 

Thaïs,  conte  philosophique.  —  I.  —  Le  Lotus,  par  M.  Anatole  FRANCE.  .  .  111 
L'Académie  des  Beaux-Arts  depuis  la  fondation  de  l'Institut.  —  I.  —  Ori- 
gines, par  M.  le  vicomte  Henri  DELABORDE,  de  l'Institut  de  France.  .  .  135 

Un  Royaume  disparu.  —  La  Birmanie,  par  M.  Edmond  PLAUCHUT 160 

A  Travers   l'Exposition.  —   I.  —  Les   Portes,  la  Tour,  par   iVI.  le  vicomte 

Eugène-Melchior  de  VOGUÉ;  de  l'Académie  française 186 

Un  Radical  anglais  d'autrefois.  —  William  Cobbett,  par  M.  G.  VALBERT.  .  202 
Revue  ltitéraire.  —  A  Propos  do  Disciple,  db  M.  Paul  Bourget,  par  M.  F. 

BRUNETIÈRE 214 

Chronique  de  la  qcinz.une,  histoire  poutique  et  littéraire 227 

m0uvehe?tt  fi.nanuër  de  la  quinzaine 238 

Livraison    du    15    Juillet. 

L'Illusion  de  Florestan,  dernière  partie,  par  M.  Henry  RAPUS.SO.N 241 

La  France,  l'Italie  ei  la  Triple  alliance 277 

Thaisj  conte  philosophique.  —  IL  —  Le  Papyrus,  par  M.  Anatole  FRANCE.  319 


960  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'Académie  des  Beaux-Arts  depuis  la  fondation  de  l'Institut.  —  II.  —  La 
Classe  de  la  littérature   et  des  beaux-arts  au  temps  du  directoire,  par 

M.  le  vicomte  Henri  DELABOKDE,   de  l'Institut  de  France 372 

Un  Poète  anglais.  —  John  Keats,  par  M.  Joseph  TEXTE 402 

A  Travers  l'Exposition.  —  II.  —  L'Architecture,  les  Feux  et  les  Eaux,  le 
Globe,  par  M.  le  vicomte  Eugène-Melchior  de  VOGUÉ,  de  l'Académie  fran- 
çaise       440 

Revue  musicale.  —  Théâtre  de  l'Opéra,  la  Tetnpéle,  de  M.  Ambroise  Thomas, 
LA   Saison  italienne,  la  Musique   a    l'Exposition,    par  M.   Camille    BEL- 

LAIGUE 456 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 465 

Mouvement  flnancier  de  la  quinzaine 477 

Livraison   du  1"  Août. 

Simple  récit 481 

Etudes   d'histoire  religieuse.  —  De   la  Modernité   des   prophètes,   première 

partie,  par  M.  Ernest  HAVET,  de  l'Institut  de  France 516 

La  Jeunesse  de  Richelieu  (1585-1614).  —  II.  —  L'Évéque  de  Luçon,  le  Député 

aux  États  de  1614,  par  M.  Gabriel  HANOTAUX,  député 566 

Thaïs,  conte  philosophique.  —  III.  —  L'Euphorbe,  par  M.  Anatole  FRANCE.  606 
La  Transformation  du  gouvernement  local  aux  États-Unis,  par  M.  Emile  de 

LAVELEYE 638 

A  Propos  d'un  livre  sur  la  France  du  centenaire,  par  M.  G.  VALBERT.  .  .  .  660 
Poésie.  —  Le  Dernier  des  Maourys,  par   M.  LECONTE   DE  LISLE,  de  l'Aca- 
démie française 687 

A  Travers  l'Exposition.  —  III.  —  Le  Palais  de  la  force,  par  M.  le  vicomte 

Eugène-Melchior  de  VOGUÉ,  de  l'Académie  française 692 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 707 

Mouvement  financier  de  la  quinzaine 718. 

Livrzdson    du   15   Août. 

Examen   de  conscience   philosophique,  par  M.  Ernest  RENAN,  de  l'Académie 

française 721 

L'Académie  des  Beaux-Arts  depuis  la  fondation  de  l'Institut.  —  lU.  —  La 
Classe    des   beaux-arts    sous    le    consulat   et    sous    l'empire,  par   M.  le 

vicomte  Henri  DELABORDE,  de  l'Institut  de  France 738 

La  Stratégie  navale 767 

Études   d'histoire   religieuse.   —  De  la   Modernité   des    prophètes,    dernière 

partie,  par  M.  Ernest  HAVET,  de  l'Institut  de  France 799 

Fausse  route,  pi-emière  partie 831 

La  Politique  de  Robespierre,  par  M.  Albert  SOREL 883 

Femmes  slaves.  —  II.  —  Zarka,  la  pénitente,  par  M.  L.  de  SACHER-MASOCH.  916 
A  Travers  l'Exposition.  —  IV.  —  Les  Arts  libéraux,  l'Histoire  du  travail, 

par  M.  le  vicomte  Eugène-Melchior  de  VOGUÉ,  de  l'Académie  française.  .  929 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire %  .  .  •  91-5 

Mouvement  financier  de  la  quinzaine i  .  .  «  t 


t>ari8.  —  Uaisoa  Quantin,  7,  rue  Saint-BeuoiU 


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